Delphine
The Project Gutenberg eBook of Delphine
Title: Delphine
Author: Madame de Staël
Release date: April 1, 2005 [eBook #7812]
Most recently updated: March 24, 2015
Language: French
Credits: Produced by Carlo Traverso, Charles Franks, and the Online Distributed Proofreading team. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr
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DELPHINE,
PAR
MME LA BARONNE DE STAËL;
ÉDITION REVUE ET CORRIGÉE,
TERMINÉE PAR UN NOUVEAU DÉNOUEMENT, ET PRÉCÉDÉE DE RÉFLEXIONS SUR LE BUT MORAL DE L'OUVRAGE.
Un homme doit savoir braver l'opinion, une femme s'y soumettre.
Mélanges, de Mme Necker.
A PARIS, A STRASBOURG et à LONDRES, même Maison de commerce.
1820.
AVERTISSEMENT
DE L'AUTEUR,
POUR CETTE NOUVELLE ÉDITION.
Il y a plusieurs changemens dans cette édition, mais le plus important de tous, c'est la conclusion, qui est entièrement nouvelle. Je me suis rendue aux observations qui m'ont été faites sur le dénoûment qui existoit d'abord. On m'a dit qu'il rappeloit les événemens de la révolution, au milieu d'une situation tout idéale. On m'a dit que ce dénoûment n'étoit pas l'effet immédiat des caractères, et qu'il ôtoit au roman de Delphine le mérite qu'il a peut-être de ne contenir que des circonstances amenées par les sentimens, et qui ne peuvent être considérées comme l'effet du hasard. Ces réflexions m'ont convaincue; et quoiqu'il ne soit pas dans les usages de l'amour-propre de faire une si grande concession à la critique, Delphine est réimprimée dans cette édition avec un dénoûment entièrement nouveau, et je prie les écrivains anglois et allemands qui ont bien voulu traduire ce roman dans leur langue, d'adopter, pour la traduction, le changement que j'ai fait dans l'original.
Cependant, comme je crois que l'ancien dénoûment de Delphine avoit un avantage, celui de retracer avec quelque force les circonstances déchirantes qui accompagnent la mort de ceux qu'on fait périr pour des opinions politiques, j'ai conservé ce morceau dans une anecdote nouvelle intitulée Charles et Pauline [Cette nouvelle ne s'est point trouvée dans les manuscrits de ma mère; et j'ai même tout lieu de croire qu'elle n'a jamais été achevée. (Note de l'Éditeur.)], qui se trouve aussi dans cette édition; enfin j'y ai de plus ajouté quelques réflexions sur le but moral de Delphine.
QUELQUES RÉFLEXIONS SUR LE BUT MORAL DE DELPHINE.
Ce n'est point une apologie de Delphine que je veux écrire, il faut qu'un livre se défende lui-même: on est souvent injuste pour les personnes, on ne l'est jamais à la longue pour les ouvrages. La calomnie défigure à son gré les opinions et les sentimens qui composent l'existence privée d'une femme, et peut ainsi remplir d'amertume une vie sans défense; mais les écrits étant aussi publics que les critiques dont ils deviennent l'objet, le combat est moins inégal; et je crois fermement que ni la bienveillance ni la haine n'ont jamais fait le sort d'un ouvrage: le cercle de la faveur ou de la défaveur est si petit, en comparaison de l'imposante impartialité du temps et de la justice éclairée des hommes livrés à leurs impressions naturelles! Mais il m'a semblé qu'en montrant le but que je m'étois proposé dans Delphine, je pourrois présenter quelques réflexions utiles sur la véritable moralité des actions humaines et les jugemens que la société porte sur ces actions. Cette espérance m'a déterminée à traiter ce sujet.
C'est une question intéressante à se proposer que de savoir pourquoi la société en général est infiniment plus sévère pour les fautes qui tiennent à une trop grande indépendance de caractère, à des qualités trop peu mesurées, à une âme trop susceptible d'enthousiasme, que pour les torts de personnalité, de sécheresse et de dissimulation. Puisque la société est ainsi, il faut en chercher la cause; et sans se perdre en déclamations contre l'injustice des hommes, examiner par quelle association d'idées ils sont conduits à un tel résultat. Chaque individu pris séparément vous dira qu'il aime infiniment mieux rencontrer un caractère tel que celui de Delphine, sensible, imprudent, inconsidéré, qu'un caractère égoïste, habile et froid; et cependant la société ménagera l'un, et poursuivra l'autre sans pitié. La raison de ce contraste entre les opinions de chacun et de tous, c'est, je crois, que chaque homme en particulier trouve de l'avantage dans ses rapports avec ceux qui ont, si je puis m'exprimer ainsi, des torts généreux, une bonté sans calcul, une franchise imprévoyante; mais la société réunie prend un esprit de corps, un désir de se maintenir telle qu'elle est, une personnalité collective enfin, et ce sentiment la porte à préférer les caractères égoïstes et durs dans leurs relations intimes, lorsqu'ils respectent extérieurement les convenances reçues, aux caractères plus intéressans en eux-mêmes, quand ils s'affranchissent trop souvent du joug que l'opinion veut imposer. Une morale parfaite s'accorde avec tous les genres d'intérêts que peuvent avoir les individus et la société, parce que la morale dans sa pureté est tellement en harmonie avec la nature de l'homme, que les puissans comme les foibles, les particuliers comme les corps, les esprits médiocres comme les esprits supérieurs l'approuvent et la respectent. Il n'en est pas de même des qualités naturelles; elles ont beaucoup moins de régularité que les vertus, et quand elles ne sont pas guidées par des principes très-austères, elles causent plus d'ombrage à la foule des gens médiocres, que des défauts négatifs, préservateurs de soi-même, mais qui ne troublent point cette législation des convenances à l'abri de laquelle se reposent les préjugés et les amours-propres. On a dit que l'hypocrisie étoit un hommage rendu à la vertu; la société prend cet hommage pour elle, et, comme toutes les autorités, elle juge les actions des hommes seulement dans leurs rapports avec son intérêt. Il y a aussi dans les caractères d'une franchise remarquable, tels que celui de Delphine, dans ces caractères qui n'admettent ni prétextes ni détours pour les témoignages et l'expression des sentimens nobles et tendres, une puissance singulièrement importune à la plupart des hommes. Plusieurs essayent de traduire par une vertu ce que leur intérêt leur inspire, et mutuellement on se passe tous ces sophismes, espérant bien tromper à son tour, pour récompense de s'être laissé tromper; mais quand il arrive au milieu de ce paisible et doucereux accord un caractère inconsidérément vrai, il semble que ce qu'on appelle la civilisation en soit troublée et qu'il n'y ait plus de sûreté pour personne, si toutes les actions reprennent leur nom, et toutes les paroles leur sens. Enfin la supériorité de l'esprit et de l'âme suffit à elle seule pour alarmer la société. La société est constituée pour l'intérêt de la majorité, c'est-à-dire des gens médiocres: lorsque des personnes extraordinaires se présentent, elle ne sait pas trop si elle doit en attendre du bien ou du mal; et cette inquiétude la porte nécessairement à les juger avec rigueur. Ces vérités générales s'appliquent aux femmes d'une manière bien plus forte encore: il est convenu qu'elles doivent respecter toutes les barrières, porter tous les genres de joug; et comme il y auroit de l'inconvénient pour le bonheur de la société en général à ce que le plus grand nombre des femmes eût des sentimens passionnés ou même des lumières très-étendues, il n'est pas étonnant qu'à cet égard la société redoute tout ce qui fait exception, même dans le sens le plus favorable.
Le caractère de Delphine, les malheurs qui résultent pour elle de ce caractère prouvent précisément ce que je viens de développer. Je n'ai jamais voulu présenter Delphine comme un modèle à suivre; mon épigraphe prouve que je blâme et Léonce et Delphine, mais je pense qu'il étoit utile et sévèrement moral de montrer comment avec un esprit supérieur on fait plus de fautes que la médiocrité même, si l'on n'a pas une raison aussi puissante que son esprit; et comment avec un coeur généreux et sensible, l'on se livre à beaucoup d'erreurs, si l'on ne se soumet pas à toute la rigidité de la morale. Il faut un gouvernail d'autant plus fort qu'il y a plus de vent dans les voiles. On demandoit à Richardson pourquoi il avoit rendu Clarisse si malheureuse: C'est, répondit-il, parce que je n'ai jamais pu lui pardonner d'avoir quitté la maison de son père. Je pourrois aussi dire avec vérité que je n'ai pas dans mon roman pardonné à Delphine de s'être livrée à son sentiment pour un homme marié, quoique ce sentiment soit resté pur. Je ne lui ai pas pardonné les imprudences que l'entraînement de son caractère lui a fait commettre, et j'ai présenté tous ses revers comme en étant la suite immédiate.
Mais la moralité de ce roman ne se borne point à l'exemple de Delphine: j'ai voulu montrer aussi ce qui peut être condamnable dans la rigueur que la société exerce contre elle; et, quoique je vienne de développer avec impartialité les motifs de cette rigueur, je crois que dans les grandes villes surtout les jugemens que l'on porte sur les actions et les caractères n'ont pas pour base les véritables principes de la moralité. La première des vertus, la plus touchante des qualités, c'est la bonté; il me semble que nous avons un tel besoin de la pitié les uns des autres, que ce que nous devons craindre avant tout, ce sont les êtres qui peuvent se résoudre à faire du mal, ou même ceux qui ne sont pas impatiens de soulager la peine, dès qu'ils en ont le pouvoir. Or pour condamner une action, pour plaindre, approuver ou blâmer un caractère, il me semble qu'il faudroit toujours se demander quel rapport a cette action ou ce caractère avec le principe de tout bien, la bonté. Je sais qu'une personne imprudente peut faire du mal sans le vouloir, mais il est si facile de la ramener, mais on est si certain de son repentir et de son besoin de réparer, qu'il est impossible d'assimiler ce genre de tort à la moindre action réfléchie qui auroit pour but d'affliger qui que ce fût. Il me semble que toutes les pages de Delphine rendent à la bonté le culte qui lui est dû, et sous ce rapport encore il me semble que cet ouvrage est utile; car après une longue révolution, les coeurs se sont singulièrement endurcis, et cependant jamais on n'eut plus besoin de cette sympathie pour la douleur qui est le véritable lien des êtres mortels entre eux.
Il est si vrai que la première qualité des hommes est la bonté, que dans les grandes crises de la destinée, lorsque le malheur fait taire et l'amour-propre et l'envie, ce qu'on cherche d'abord c'est la touchante qualité qui apaise les fureurs de l'homme et conserve dans son coeur quelques rayons de la miséricorde éternelle. Qui n'a pas éprouvé, dans les temps orageux où nous avons vécu, que notre premier regard jeté sur un homme puissant étoit pour démêler dans sa physionomie une expression de bonté? et parmi des juges silencieux, une sorte de douceur dans les traits ou d'attendrissement dans les regards nous désignoit d'avance notre semblable. Ce que tous les hommes éprouvent dans le malheur, les âmes tendres le sentent habituellement; il n'est point pour elles de prospérités qui les rendent invulnérables, et dans les momens les plus heureux de leur vie elles savent combien aisément la pitié pourroit leur devenir nécessaire.
C'est donc dans la bonté et la générosité, dans ces deux qualités qui se tiennent par les plus nobles liens et dont chacune est le complément de l'autre, que consiste la véritable moralité des actions humaines, savoir résister aux forts et protéger les foibles: Parcere subjectis et debellare superbos. Ces anciens mots renferment tout ce qu'il y a de divin dans le coeur de l'homme. Que mon fils soit bon et fier, peuvent dire les mères, et l'indulgence du ciel couvrira le reste! mais l'indulgence des hommes n'est pas si facile à obtenir, et quelquefois la puissance de la société lutte contre les meilleurs mouvemens naturels. Souvent un homme est méconnu pour ses qualités même; plus souvent une femme est perdue par un sentiment d'autant plus vrai qu'elle étoit moins maîtresse de le cacher, d'autant plus généreux qu'elle y sacrifioit tous les intérêts de sa vie; et celle qui, assise en paix au milieu de son cercle, se sera permis d'accuser le malheur, verra sa considération augmentée par l'impitoyable preuve de sévérité qu'elle aura nonchalamment donnée. Ce sont ces bizarres contrastes des jugemens de l'opinion que le roman de Delphine est destiné à faire ressortir; il dit aux femmes: ne vous fiez pas à vos qualités, à vos agrémens; si vous ne respectez pas l'opinion, elle vous écrasera. Il dit à la société: ménagez davantage la supériorité de l'esprit et de l'âme; vous ne savez pas le mal que vous faites et l'injustice que vous commettez, quand vous vous laissez aller à votre haine contre cette supériorité, parce qu'elle ne se soumet pas à toutes vos lois; vos punitions sont bien disproportionnées avec la faute, vous brisez des coeurs, vous renversez des destinées qui auroient fait l'ornement, du monde; vous êtes mille fois plus coupable à la source du bien et du mal, que ceux que vous condamnez.
Il y a parmi les personnes qui vivent dans l'obscurité beaucoup de vertus souvent bien supérieures à toutes celles qu'accompagne l'éclat; mais il y a aussi une espèce de gens médiocres qui sont le vrai fléau des esprits remarquables et des âmes imprudentes et généreuses: ils tendent leurs fils imperceptibles pour enlacer tout ce qui prend un vol élevé; ils s'arment de leurs petites plaisanteries, de leurs insinuations qu'ils croient fines, de leur ironie qu'ils croient de bon goût, pour rabattre l'enthousiasme de tous les sentimens nobles; la morale elle-même perd dans leurs discours son caractère de générosité et d'indulgence; elle n'est qu'un moyen de blâmer amèrement les inconvéniens de quelques qualités, mais ne sert plus à exciter dans le coeur aucun genre d'émulation pour ce qui est bien. Ah! qu'il n'en est pas ainsi des personnes parfaitement vertueuses et sévères pour elles seules! quel repos l'on goûte auprès d'elles, lors même qu'elles vous blâment! On se sent corrigé par la main qui vous soutiendra; on sait que si l'on n'est pas d'accord en tout, on s'entend du moins par ce qui constitue véritablement une bonne et généreuse nature, et je ne craindrois pas de dire à ces âmes privilégiées que Delphine leur est inférieure, mais qu'elle vaut souvent mieux que le reste du monde.
On a écrit qu'il n'étoit pas vraisemblable que Delphine pût résister à l'amour de Léonce, en se livrant autant qu'elle le fait à un sentiment condamnable. Je pense sans doute, et Delphine même le répète plusieurs fois, que sa conduite ne doit point être imitée, et c'est parce qu'elle a donné cet exemple qu'il faut qu'elle soit punie; mais je crois cependant qu'il y a dans le caractère de Delphine un sentiment qui doit la préserver, ce sont les sacrifices même qu'elle a faits pour celui qu'elle aime. Il est doux de dédaigner tous les avantages de la vie, en respectant sa propre fierté, de se compromettre aux yeux du monde sans cesser de mériter l'estime de son amant, de le suivre, s'il le falloit, dans les prisons, dans les déserts, d'immoler tout à lui, hors ce qu'on croit la vertu, et de lui montrer dans le même moment que l'univers n'est rien auprès de l'amour, mais que la délicatesse triomphe encore de cet amour qui avoit triomphé de tout le reste. Ce sont des sentimens exaltés, romanesques, et qu'une morale plus sévère doit réprimer; ce sont des sentimens pour lesquels il est juste de souffrir, mais pour lesquels aussi il est juste d'être plainte; et les romans qui peignent la vie ne doivent pas présenter des caractères parfaits, mais des caractères qui montrent clairement ce qu'il y a de bon et de blâmable dans les actions humaines, et quelles sont les conséquences naturelles de ces actions.
Lé caractère de Matilde sert à faire ressortir les torts de Delphine, sans cependant détruire l'intérêt qu'elle doit inspirer; et sous ce rapport encore, je crois ce roman moral. Matilde n'a point de grâce dans l'esprit ni dans les manières; son caractère est sec et sa religion superstitieuse; mais par cela seulement que sa conduite est vertueuse et ses sentimens légitimes, elle l'emporte dans plusieurs occasions sur une personne beaucoup plus distinguée et beaucoup plus aimable qu'elle. Si j'avois fait de Matilde une femme charmante et de Delphine une femme haïssable, la morale n'a voit rien à gagner à la préférence qu'auroit méritée Matilde; car l'on auroit pu se dire avec raison qu'il n'est pas de règle générale que toutes les épouses soient charmantes et toutes les maîtresses haïssables: mais si une femme dépourvue d'agrément balance l'intérêt qu'on ressent pour Delphine, par la simple autorité du devoir et de la vertu, je crois le résultat de ce tableau très-moral. Si j'avois supposé des vices à Matilde, j'aurois avili ses droits; si je lui avois donné beaucoup de charmes, je prêtois à la vertu une force étrangère à elle: mais lorsque Matilde, avec des défauts et point de séduction, trouve un appui si puissant dans la seule arme de l'honnêteté, et que Delphine, malgré toutes ses qualités et tous ses charmes, se sent humiliée en présence de Matilde, est-il possible de mieux montrer la souveraine puissance de la morale?
Ce n'est pas tout encore: si j'avois placé la scène dans un des pays où les moeurs domestiques sont le plus en honneur, l'exemple auroit eu moins de force; mais c'est au milieu de Paris, dans la classe de la société où la grâce avoit tant d'empire, que Delphine est impitoyablement condamnée. La plus amère punition d'une âme délicate qui a commis une faute, c'est la rigueur exercée contre elle par les personnes les plus immorales elles-mêmes. Ceux qui ont abjuré tous les principes trouvent de la protection parmi leurs semblables. Il y a entre ces sortes de gens un langage qui les aide à se reconnoître; mais les caractères naturellement vertueux, lors qu'ils dévient de la route qu'ils s'étoient tracée, sont l'objet d'un déchaînement universel, et leurs ennemis les plus ardens sont ceux que leurs vertus mêmes avoient humiliés.
Les malheureux succès de l'immoralité, dont il existe quelques exemples, ne se rencontrent presque jamais parmi les femmes. La puissance de la société donne tant de ressources aux hommes, les intérêts compliqués dont ils se mêlent leur offrent tant de détours, qu'il en est quelques-uns qui ont su échapper à la punition de leurs vices; mais les femmes sont mises, par l'ordre social, dans la noble impossibilité de se soustraire aux malheurs causés par les torts. Il me semble que le roman de Delphine développe de plusieurs manières cette utile vérité.
Il étoit nécessaire au but moral que je m'étois proposé que le caractère de Léonce fût, à beaucoup d'égards, en contraste avec celui de Delphine; car si, comme elle, il avoit été indépendant de l'opinion, comment auroit-elle senti les inconvéniens de son propre caractère? Elle ne pouvoit être punie que dans le coeur de celui qu'elle aimoit: n'est-ce pas là qu'il falloit la frapper? Au milieu de toutes les injustices, de tous les revers, si l'affection de l'objet qui nous est cher restoit profonde, sensible, enthousiaste, par quel malheur seroit-on atteint! mais ne falloit-il pas montrer que l'amour ne règne presque jamais seul dans le coeur des hommes, et que leur affection s'altère quand on la met souvent aux prises avec des circonstances défavorables. Sans doute c'est à un homme qu'il appartient de braver la calomnie et de protéger contre elle la femme qu'il aime; mais c'est précisément parce qu'il a la responsabilité d'une autre destinée, qu'il s'inquiète davantage de tout ce qui peut la compromettre. Il ne faut à une femme, pour être heureuse, que la certitude d'être parfaitement aimée. L'homme qui fait le sort, la gloire et le bonheur des objets qui l'entourent, s'occupe nécessairement de tout ce qui peut influer sur leur avenir.
Des personnes dont je considère beaucoup les jugemens, parce qu'ils sont fondés sur des motifs respectables, ont trouvé que dans la peinture du caractère de Léonce j'avois l'air de trop honorer une grande erreur des institutions sociales, le duel. Sans chercher à discuter ce qu'il ne me convient pas d'approfondir, je dirai que voulant représenter Léonce comme craintif devant l'opinion, il falloit nécessairement qu'un autre genre d'audace relevât son caractère, et qu'une hardiesse, même imprudente, servît à lui faire pardonner une timidité quelquefois misérable; d'ailleurs, il est utile d'apprendre aux femmes qu'en bravant les convenances elles ne se compromettent pas seules, et que l'homme qui les aime, s'il attache du prix à l'opinion, cherchera, même inconsidérément, tous les moyens de se venger des attaques dirigées contre leur réputation. Je suis loin, cependant, d'approuver le caractère de Léonce en entier; puisqu'il est destiné à faire le malheur de Delphine, il doit nécessairement avoir do grands torts; mais je crois que Léonce, tel que je l'ai peint, pouvoit être vivement aimé. Un caractère plus analogue à celui de Delphine auroit sans doute mieux convenu pour former une union bien assortie, mais il y a quelque chose d'orageux dans les passions, qui s'accroît par les inquiétudes mêmes que devoit exciter Léonce.
Un homme susceptible, ombrageux, et cependant doué d'une âme forte et courageuse, un homme dont le caractère vous présente à la fois un appui contre les autres, et un danger pour votre propre bonheur, s'empare vivement de l'imagination des femmes. Les hommes aiment à éprouver pour les femmes la douce émotion qu'inspire la foiblesse et la douceur; les femmes veulent admirer et presque redouter cet être protecteur qui doit soutenir leurs pas tremblans. La chevalerie nous a représenté les hommes aux pieds des femmes, obéissant à leurs ordres, se prosternant devant elles; ce sont des formes brillantes dont il faut conserver toute la grâce; mais il est peut-être vrai qu'il n'y a point de passion dans le coeur des femmes, si elles n'éprouvent pas pour l'objet de leur amour une admiration, un respect qui n'est pas exempt de crainte, et des sentimens de déférence qui vont presque jusqu'à la soumission. Or, il me semble que les défauts mêmes de Léonce sont de nature à produire ce genre d'impression. Malheureusement les causes qui inspirent l'amour ne sont en aucune manière des garanties de bonheur: il y a dans ce sentiment des illusions toutes magiques, des peines qui redoublent l'affection, des torts qui n'éclairent point sur les défauts de ce qu'on aime. Tant que la surprise n'a point cessé, tant que le charme n'a point disparu, tant que l'objet de ce sentiment est resté pour vous un être surnaturel, l'âme agitée n'est point capable de juger ce qui lui conviendroit à la longue, ce qui pourroit lui donner une destinée, un repos tranquille et durable. Je ne dis point qu'un sentiment si tumultueux rende heureux ceux qui l'éprouvent, mais je crois que quand il existe véritablement, tels sont ses caractères, et qu'un homme semblable à Léonce est singulièrement fait pour inspirer cette passion, et pour rendre malheureuse celle qui s'y livre.
Les femmes règnent en souveraines dans les commencemens de l'amour, et l'on ne peut pas exagérer, même dans les romans, tout ce que la passion inspire à l'homme qui craint de n'être pas aimé; mais quand la tendresse d'une femme est obtenue, si le lien sacré du mariage ne donne pas aux sentimens un nouveau caractère, ne fait pas succéder à la passion toutes les affections profondes et douces qui naissent de l'intimité, il est certain que le coeur qui se refroidit le premier, c'est celui des hommes; il ne leur est pas donné, comme à nous, d avoir avant tout besoin d'être aimé: leur sort est trop indépendant, leur existence trop forte, leur avenir trop certain, pour qu'ils éprouvent cette terreur secrète de l'isolement, qui poursuit sans cesse les femmes dont la destinée est la plus brillante.
L'amour de Delphine est plus parfait que celui de Léonce; cela doit être, puisqu'elle aime et qu'elle est femme. Il n'est pas vrai que les hommes soient trompeurs et perfides, comme le disent les vieilles romances; mais il est vrai que si Delphine avoit refusé de rompre ses voeux, Léonce l'en auroit plus aimée. Le changement qui s'opère clans le coeur de son amant, au moment où elle est prête à lui faire un si grand sacrifice, est, ce me semble, le plus triste, mais le plus moral des exemples. La mystérieuse alliance des biens et des maux de la vie est ainsi conçue: il ne suffit pas d'être sensible, bonne, généreuse; il faut savoir triompher des affections les plus tendres; il faut pouvoir exister par soi-même. La Providence, sans doute, a voulu que nous fussions capables d'efforts. Les meilleurs mouvemens de l'âme, quand on s'y livre entièrement, sont la source de beaucoup de peines. La raison de cette triste vérité ne nous est pas connue; mais on doit en conclure, cependant, qu'il existe un mérite supérieur à la bonté même: c'est la force guidée par la vertu. L'empire sur son propre coeur est plus saint, plus religieux que les qualités naturelles les plus aimables. Les pauvres humains n'ont pas mérité sur cette terre le bonheur qu'ils auroient goûté, s'il eût suffi de s'abandonner à une âme douce et tendre, pour recueillir tous les plaisirs du sentiment et toutes les jouissances de la morale.
Il étoit utile, je le crois, de fixer la réflexion sur une combinaison nouvelle, sur l'effet que produiroit au milieu du monde une personne comme Delphine, civilisée par ses agrémens, mais presque sauvage par ses qualités. Rien de si facile, rien de si commun que de montrer les malheurs attachés à la dépravation du coeur; mais c'est une morale d'un ordre plus relevé que celle qui s'adresse aux âmes honnêtes elles-mêmes, pour leur apprendre le secret de leurs peines et de leurs fautes. Il y a une misanthropie pleine d'humeur, qui n'est que le résultat des revers de l'amour-propre; mais comme les hommes ne sont jamais ni aussi méchans qu'on le dit, ni aussi bons qu'on l'espère, il faut tâcher de connoître d'avance la route qu'ils prendront pour nuire de quelque manière à tout ce qui s'écarte de la ligne commune, et s'accuser soi-même autant que les autres, non à cause des qualités distinguées qui attirent l'envie, mais à cause des torts qui lui donnent les moyens de vous attaquer. Enfin, je le crois, il existe dans le monde une classe de personnes qui souffrent et jouissent uniquement par les affections du coeur, et dont l'existence tout intérieure est à peine comprise par le commun des hommes; je crois que Delphine doit être utile à ces sortes de personnes, surtout si elles joignent à de la sensibilité l'imagination active et douloureuse qui multiplie les regrets sur le passé et les craintes pour l'avenir. On ne sait pas assez quelle funeste réunion c'est, pour le bonheur, qu'être doué d'un esprit qui juge, et d'un coeur qui souffre par les vérités que l'esprit lui découvre. I1 faut un livre pour ce genre de mal, et je crois que Delphine peut être ce livre. La plupart des ouvrages ne traitent que des sentimens convenus, ne représentent qu'une sorte de vie extérieure, que les actions et les pensées qu'on doit montrer, que des caractères rangés, pour ainsi dire, par classes, les bons et les mauvais, les foibles et les forts; mais le coeur humain est un continuel mélange de tant de sentimens divers, que c'est presque au hasard que l'on donne et des consolations et des conseils, parce qu'on ne connoît jamais parfaitement ni les motifs secrets, ni les peines cachées; aussi la plupart des êtres distingués ont-ils fini par vivre loin du monde, fatigués qu'ils étoient de la banalité des jugemens, des observations et des avis qu'on leur donnoit en échange de leurs idées naturelles et de leurs impressions profondes.
La plaisanterie, qui de nos jours a perdu de sa grâce sans avoir perdu de ses inconvéniens, s'attaque maintenant à tous les sentimens forts et vrais, qu'on est convenu de dénigrer sous le nom de mélancolie, de philosophie, d'enthousiasme; que sais-je, l'une des formules reçues, l'une des modes littéraires du moment. Autrefois on étoit si délicat sur le bon goût des manières et des écrits qu'il suffisoit à l'amusement de plaisanter sur le ridicule des formes vulgaires ou des expressions communes; à présent qu'à cet égard tout est confondu, la plaisanterie est dirigée contre le sentiment et la pensée même: il semble qu'il n'y ait qu'une chose à faire de la vie, c'est de se livrer au genre de jouissances que la fortune peut donner, et de consacrer les facultés de son esprit aux moyens d'acquérir cette fortune. On appelle rêverie tout le reste, et l'on voudrait créer un bon ton nouveau, qui pût donner un air provincial aux affections profondes et aux idées généreuses.
Il y a pourtant dans la société des personnes, et ce ne sont pas les moins aimables, qui réunissent beaucoup de gaîté dans l'esprit à beaucoup de mélancolie dans le coeur, et dont la plaisanterie a d'autant plus de grâce que leur caractère a plus de délicatesse. Dès qu'on est dans le monde, ce n'est guère que par la gaîté qu'on peut s'entendre et se plaire; la tristesse d'ailleurs est le secret de l'âme, et ce seroit une sorte de profanation que de le confier aux indifférens: mais ceux qui se moquent si agréablement de l'imagination mélancolique, des pensées sombres que notre sort nous inspire, habitent-ils une autre terre que la nôtre? Ne sont-ils point séparés des objets de leur affection, n'ont-ils jamais cessé d'être aimés, n'ont-ils pas enfin quelque idée confuse que la maladie, la vieillesse ou la mort pourra troubler un jour leur joyeuse insouciance?
Comment réfléchir dans la solitude sans découvrir que tous les sentimens profonds ont une teinte de tristesse, et que l'homme ne peut s'élever au-dessus de l'existence physique, sans éprouver que le monde moral est incomplet, et que plus l'on développe son esprit et son âme, plus l'on sent les bornes de sa destinée? Les passions religieuses, les passions ambitieuses sont toutes nées du besoin de remplir le vide de la vie.
Je ne sais si l'on peut en conclure que les hommes devroient aspirer à la dégradation; c'est une question inutile à traiter, puisqu'il n'est pas probable que tous s'accordent à chercher le bonheur dans cette route; mais je ne crois pas que depuis le commencement du monde, on puisse citer un être distingué qui n'ait trouvé la vie inférieure à ses désirs et à ses sentimens. Tibulle, Horace, Voltaire, les poètes les plus cités pour leur philosophie voluptueuse ou légère, rappellent la mort au milieu de leurs plus riantes pensées, et jamais l'esprit et le coeur n'ont réfléchi sans trouver au fond de tout une pensée mélancolique.
L'amour, cette affection qui règne seule pendant qu'elle règne, réveille souvent dans notre âme des idées rêveuses et tristes; on se retrace alors les peines inséparables de la vie humaine, mais sans en éprouver ni crainte ni douleur; et tel est l'enchantement d'aimer que lorsque Tibulle souhaite de tenir en expirant la main de sa maîtresse, il ne voit plus dans la mort, dans cette pensée si redoutable pour l'homme isolé, qu'un dernier regard plein de tendresse, une expression d'amour plus touchante et plus sacrée.
Voilà, dira-t-on, quel est le vrai danger de votre roman; vous n'y vantez que la jeunesse et l'amour; vous ne peignez pas la vie sous ses rapports sérieux et nécessaires; vous dégoûtez de l'existence grave et froide que la nature destine à la moitié des êtres et à la moitié de la vie. Je répondrai d'abord que ce reproche doit s'adresser aux romans en général, plus qu'à celui de Delphine en particulier; les ouvrages dramatiques, quels qu'ils soient, cherchent dans le coeur les sentimens dont l'intérêt est le plus vif et le plus général; mais il me semble que madame de Cerlebe, mademoiselle d'Albémar, la famille des aveugles, tous les personnages enfin qui ne faisant pas le sujet principal du roman n'expriment pas le sentiment qui en est le noeud, peignent avec chaleur les plaisirs des sentimens qui conviennent à tous les âges. Je concevrois fort bien comment, au milieu de moeurs très-austères, on trouveroit dangereuses toutes les peintures de l'amour, quelque pures et quelque délicates qu'elles fussent; mais il me semble que dans notre pays et dans notre siècle, ce n'est pas l'amour qui corrompt la morale, mais le mépris de tous les principes causé par le mépris de tous les sentimens.
Puisqu'il est vrai que l'amour existe dans le coeur, tout ce qui tend à l'élever et à l'ennoblir contribue à la dignité de la nature humaine: les mariages les plus heureux, même dans la vieillesse, sont ceux qui de souvenirs en souvenirs retentissent jusqu'à l'amour. On n'a jamais dit l'amitié filiale, l'amitié maternelle: on a voulu que le mot le plus tendre fût consacré au plus tendre des sentimens; l'amour de l'humanité, l'amour de Dieu, toutes les affections fortes, semblent avoir entre elles une analogie qui fait choisir le même terme pour les exprimer toutes: la puissance d'aimer est la source de tout ce que les hommes ont fait de noble, de pur et de désintéressé sur cette terre. Je crois donc que les ouvrages qui développent cette puissance avec délicatesse et sensibilité, font toujours plus de bien que de mal: presque tous les vices humains supposent de la dureté dans l'âme. Les hommes les plus courageux sont souvent ceux qui sont le plus aisément attendris; le récit des actions vraiment touchantes, vraiment généreuses, fait venir une larme dans les yeux de celui que la mort ne sauroit épouvanter. Il y a dans l'enthousiasme pour tout ce qui est noble et bon quelque chose de si délicieux, qu'on ne peut s'empêcher de prendre ces impressions pour le présage d'une autre vie; et si notre âme n'est pas capable de les éprouver sans quelque mélange de sentimens terrestres, peut-être est-il permis de se servir de l'amour même, pour exciter dans le coeur cette énergie de sentiment qui doit le rendre capable un jour d'affections plus pures et plus durables.
Divers motifs m'ont engagée à changer le dénoûment de Delphine; mais comme je n'ai point fait ce changement pour céder à l'opinion de quelques personnes, qui ont prétendu que le suicide devoit être exclu des compositions dramatiques, il me semble qu'il convient de rappeler ici qu'un auteur n'exprime point son opinion particulière, en faisant agir ses personnages de telle ou telle manière. Athalide se tue, dans Bajazet, Hermione, dans Andromaque, etc.; et pour cela l'on n'a point dit que Racine approuvât le suicide. Quand Addison, l'un des plus respectables caractères qui aient existé, a fait la tragédie de Caton d'Utique, non-seulement il a cru qu'un tel sujet pouvoit être moral et beau, quoiqu'il se terminât par un suicide; mais de plus, il a fait précéder cette action d'un admirable monologue, qui contient peut-être les sentimens les plus religieux, les plus purs et les plus nobles qu'on ait jamais exprimés dans aucune langue. Delphine, élevée dans le christianisme, dit positivement qu'elle commet une grande faute en se tuant, et sa prière exprime, je crois, son repentir avec force. Il m'est impossible de comprendre ce qu'il y a d'immoral dans cette situation ainsi représentée.
Je ne sais dans quel écrit du dix-neuvième siècle on dit que le secret du parti philosophique, c'est le suicide. Il faut convenir que si une telle assertion étoit vraie, ce parti auroit choisi une singulière manière de se recruter. Je n'ai point prétendu, dans Delphine, discuter le suicide, cette grande question qui inspire tant de pitié à la fois pour la folie et pour la raison humaine; et je ne pense pas qu'on puisse trouver un argument pour ou contre le suicide, dans l'exemple d'une femme qui, suivant à l'échafaud l'objet de toute sa tendresse, n'a pas la force de supporter la vie sous le poids d'une telle douleur.
Il y a une sévérité de principes qui tient aux sentimens les meilleurs et les plus purs: l'enthousiasme des sacrifices, l'ardeur de se dévouer, l'amour de la perfection, inspirent cette sévérité, et ce sont souvent les âmes les plus tendres qui ont éprouvé le besoin de guider et d'exalter ainsi tout à la fois les pensées qui les agitoient; mais il existe un autre genre de sévérité, qui se montre souvent impitoyable pour la foiblesse et le malheur; celle-là n'est jamais, je crois, exempte d'hypocrisie. L'autorité de la religion est positive; mais l'influence de l'écrivain moraliste, quel que soit le sujet qu'il traite, appartient presque uniquement à la connoissance du coeur humain. L'austérité non motivée n'est que du despotisme, sans moyen de se faire obéir: il faut pénétrer dans les secrets de la douleur et reconnoître la puissance des passions, pour peindre avec force les peines amères qu'elles causent. Les triomphes que la raison a remportés sur le coeur ne sont pas tous de la même nature; il en est qui prouvent la foiblesse des sentimens qu'on a vaincus, plus que la force de la raison qui a obtenu la victoire. Il ne suffit donc pas d'établir la nécessité des sacrifices pour être vraiment utile aux caractères d'une sensibilité profonde; il faut leur montrer qu'on les comprend, avant d'essayer de les diriger; il faut avoir souffert, pour être écouté de ceux qui souffrent, et, comme Arie, avoir essayé le poignard sur son propre coeur, avant de déclarer qu'il ne fait point de mal.
Il me semble qu'en parlant de morale, les personnes vraies éprouvent une sorte de modestie, une sorte de crainte de se faire croire plus parfaites qu'elles ne sont, qui donne beaucoup de douceur à leur langage, et le rend ainsi plus persuasif. Les écrivains, comme les instituteurs, améliorent bien plus sûrement par ce qu'ils inspirent que par ce qu'ils enseignent. Les pensées délicates et pures, dans la vie comme dans les livres, animent chaque parole, se peignent dans chaque trait, sans qu'il soit pour cela nécessaire de les déclarer formellement, ni de les rédiger en maximes; et la moralité d'un ouvrage d'imagination consiste bien plus dans l'impression générale qu'on en reçoit, que dans les détails qu'on en retient.
FIN DES RÉFLEXIONS SUR LE BUT MORAL DU DELPHINE.
PRÉFACE
DE LA PREMIÈRE ÉDITION.
Les romans sont de tous les écrits littéraires ceux qui ont le plus de juges; il n'existe presque personne qui n'ait le droit de prononcer sur le mérite d'un roman; les lecteurs même les plus défians et les plus modestes sur leur esprit, ont raison de se confier à leurs impressions. C'est donc une des premières difficultés de ce genre que le succès populaire auquel il doit prétendre.
Une autre non moins grande, c'est qu'on a fait une telle quantité de romans médiocres, que le commun des hommes est tenté de croire que ces sortes de compositions sont les plus aisées de toutes, tandis que ce sont précisément les essais multipliés dans cette carrière qui ajoutent à sa difficulté; car dans ce genre comme dans tous les autres, les esprits un peu relevés craignent les routes battues, et c'est un obstacle à l'expression des sentimens vrais, que l'importun souvenir des écrits insipides qui nous ont tant parlé des affections du coeur. Enfin le genre en lui-même présente des difficultés effrayantes, et il suffit, pour s'en convaincre, de songer au petit nombre de romans placés dans le rang des ouvrages.
En effet, il faut une grande puissance d'imagination et de sensibilité pour s'identifier avec toutes les situations de la vie, et conserver ce naturel parfait, sans lequel il n'y a rien de grand, de beau, ni de durable. L'enchaînement des idées peut être soumis à des principes invariables dont il est toujours possible de donner une exacte analyse: mais les sentimens ne sont jamais que des inspirations plus ou moins heureuses, et ces inspirations ne sont accordées peut-être qu'aux âmes restées dignes de les éprouver. On citera, pour combattre cette opinion, quelques hommes d'un grand talent dont la conduite n'a point été morale; mais je crois fermement qu'en examinant leur histoire, on verra que si de fortes passions ont pu les entraîner, des remords profonds les ont cruellement punis; ce n'est pas assez pour que la vie soit estimable, mais c'est assez pour que le coeur n'ait point été dépravé.
On se sentiroit saisi d'une véritable terreur au milieu de la société, s'il n'existoit pas un langage que l'affectation ne peut imiter, et que l'esprit à lui seul ne sauroit découvrir. C'est surtout dans les romans que cette justesse de ton, si l'on peut s'exprimer ainsi, doit être particulièrement observée; sensibilité exagérée, fierté hors de place, prétention de vertu, toute cette nature de convention qui fatigue si souvent dans le monde, se retrouve dans les romans; et comme on pourroit dire, en observant tel ou tel homme, c'est par cette parole, par ce regard, par cet accent qu'il trahit à son insu les bornes de son esprit ou de son âme; de même dans les fictions, on pourroit montrer dans quelle situation l'auteur a manqué de sensibilité véritable, dans quel endroit le talent n'a pu suppléer au caractère, et quand l'esprit a vainement cherché ce que l'âme auroit saisi d'un seul jet.
Les événemens ne doivent être dans les romans que l'occasion de développer les passions du coeur humain; il faut conserver dans les événemens assez de vraisemblance pour que l'illusion ne soit point détruite; mais les romans qui excitent la curiosité seulement par l'invention des faits, ne captivent dans les hommes que cette imagination qui a fait dire que les yeux sont toujours enfans. Les romans que l'on ne cessera jamais d'admirer, Clarisse, Clémentine, Tom-Jones, la Nouvelle Héloïse, Werther, etc., ont pour but de révéler ou de retracer une foule de sentimens dont se compose, au fond de l'âme, le bonheur ou le malheur de l'existence; ces sentimens que l'on ne dit point, parce qu'ils se trouvent liés avec nos secrets ou avec nos foiblesses, et parce que les hommes passent leur vie avec les hommes, sans se confier jamais mutuellement ce qu'ils éprouvent.
L'histoire ne nous apprend que les grands traits manifestés par la force des circonstances, mais elle ne peut nous faire pénétrer dans les impressions intimes qui, en influant sur la volonté de quelques-uns, ont disposé du sort de tous. Les découvertes en ce genre sont inépuisables; il n'y a qu'une chose étonnante pour l'esprit humain, c'est lui-même.
The proper study of mankind is man.
Cherchons donc toutes les ressources du talent, tous les développemens de l'esprit, dans la connoissance approfondie des affections de l'âme, et n'estimons les romans que lorsqu'ils nous paraissent, pour ainsi dire, une sorte de confession, dérobée à ceux qui ont vécu, comme à ceux qui vivront.
Observer le coeur humain, c'est montrer à chaque pas l'influence de la morale sur la destinée: il n'y a qu'un secret dans la vie, c'est le bien ou le mal qu'on a fait; il se cache, ce secret, sous mille formes trompeuses: vous souffrez long-temps sans l'avoir mérité, vous prospérez long-temps par des moyens condamnables; mais tout à coup votre sort se décide, le mot de votre énigme se révèle, et ce mot, la conscience l'avoit dit bien avant que le destin l'eût répété. C'est ainsi que l'histoire de l'homme doit être représentée dans les romans; c'est ainsi que les fictions doivent nous expliquer, par nos vertus et nos sentimens, les mystères de notre sort.
Véritable fiction en effet, me dira-t-on, que celle qui seroit ainsi conçue! croyez-vous encore à la morale, à l'amour, à l'élévation de l'âme, enfin à toutes les illusions de ce genre? Et si l'on n'y croyoit pas, que mettroit-on à la place? La corruption et la vulgarité de quelques plaisirs, la sécheresse de l'âme, la bassesse et la perfidie de l'esprit; ce choix, hideux en lui-même, est rarement récompensé par le bonheur ou par le succès: mais quand l'un et l'autre en seroient le résultat momentané, ce hasard serviroit seulement à donner à l'homme vertueux un sentiment de fierté de plus. Si l'histoire avoit représenté les sentimens généreux comme toujours prospères, ils auraient cessé d'être généreux; les spéculateurs s'en seraient bientôt emparés, comme d'un moyen de faire route. Mais l'incertitude sur ce qui conduit aux splendeurs du monde, et la certitude sur ce qu'exige la morale, est une belle opposition, qui honore l'accomplissement du devoir et l'adversité librement préférée.
Je crois donc que les circonstances de la vie, passagères comme elles le sont, nous instruisent moins des vérités durables, que les fictions fondées sur ces vérités; et que les meilleures leçons de la délicatesse et de la fierté peuvent se trouver dans les romans, où les sentimens sont peints avec assez de naturel, pour que vous croyiez assister à la vie réelle, en les lisant.
Un style commun, un style ingénieux, sont également éloignés de ce naturel; l'ingénieux ne convient qu'aux affections de parure, à ces affections qu'on éprouve seulement pour les montrer; l'ingénieux enfin est une telle preuve de sang-froid, qu'il exclut la possibilité de toute émotion profonde. Les expressions communes sont aussi loin de la vérité que les expressions recherchées, parce que les expressions communes ne peignent jamais ce qui se passe réellement dans notre coeur; chaque homme a une manière de sentir particulière, qui lui inspireroit de l'originalité, s'il s'y livroit; le talent ne consiste peut-être que dans la mobilité qui transporte l'âme dans toutes les affections que l'imagination peut se représenter; le génie ne dira jamais mieux que la nature, mais il dira comme elle, dans des situations inventées, tandis que l'homme ordinaire ne sera inspiré que par la sienne propre. C'est ainsi que, dans tous les genres, la vérité est à la fois ce qu'il y a de plus difficile et de plus simple, de plus sublime et de plus naturel.
Il n'y a point eu dans la littérature des anciens ce que nous appelons des romans; la patrie absorboit alors toutes les âmes; et les femmes ne jouoient pas un assez grand rôle pour que l'on observât toutes les nuances de l'amour: chez les modernes, l'éclat des romans de chevalerie appartient beaucoup plus au merveilleux des aventures, qu'à la vérité et à la profondeur des sentimens. Madame de La Fayette est la première qui, dans la Princesse de Clèves, ait su réunir à la peinture de ces moeurs brillantes de la chevalerie, le langage touchant des affections passionnées. Mais les véritables chefs-d'oeuvre, en fait de romans, sont tous du dix-huitième siècle; ce sont les Anglois qui, les premiers, ont donné à ce genre de production un but véritablement moral; ils cherchent l'utilité dans tout, et leur disposition à cet égard est celle des peuples libres; ils ont besoin d'être instruits, plutôt qu'amusés, parce qu'ayant à faire un noble usage des facultés de leur esprit, ils aiment à les développer et non à les endormir.
Une autre nation, aussi distinguée par ses lumières que les Anglois le sont par leurs institutions, les Allemands ont des romans d'une vérité et d'une sensibilité profonde; mais on juge mal parmi nous les beautés de la littérature allemande, ou, pour mieux dire, le petit nombre de personnes éclairées qui la connoissent, ne se donne pas la peine de répondre à ceux qui ne la connoissent pas. Ce n'est que depuis Voltaire que l'on rend justice en France à l'admirable littérature des Anglois; il faudra de même qu'un homme de génie s'enrichisse une fois par la féconde originalité de quelques écrivains allemands, pour que les François soient persuadés qu'il y a des ouvrages en Allemagne où les idées sont approfondies, et les sentimens exprimés avec une énergie nouvelle.
Sans doute les auteurs actuels ont raison de rappeler sans cesse le respect que l'on doit aux chefs-d'oeuvre de la littérature françoise; c'est ainsi qu'on peut se former un goût, une critique sévère, je dirois impartiale, si de nos jours, en France, ce mot pouvoit avoir son application. Mais le grand défaut dont notre littérature est menacée maintenant, c'est la stérilité, la froideur et la monotonie: or l'étude des ouvrages parfaits et généralement connus que nous possédons, apprend bien ce qu'il faut éviter, mais n'inspire rien de neuf; tandis qu'en lisant les écrits d'une nation dont la manière de voir et de sentir diffère beaucoup de celle des François, l'esprit est excité par des combinaisons nouvelles, l'imagination est animée par les hardiesses même qu'elle condamne, autant que par celles qu'elle approuve; et l'on pourroit parvenir à adapter au goût françois, peut-être le plus pur de tous, des beautés originales qui donneraient à la litérature du dix-neuvième siècle un caractère qui lui seroit propre.
On ne peut qu'imiter les auteurs dont les ouvrages sont accomplis; et dans l'imitation, il n'y a jamais rien d'illustre: mais les écrivains dont le génie un peu bizarre n'a pas entièrement poli toutes les richesses qu'ils possèdent, peuvent être dérobés heureusement par des hommes de goût et de talent: l'or des mines peut servir à toutes les nations, l'or qui a reçu l'empreinte de la monnoie ne convient qu'à une seule. Ce n'est pas Phèdre qui a produit Zaïre, c'est Othello. Les Grecs eux-mêmes, dont Racine s'est pénétré, avoient laissé beaucoup à faire à son génie. Se seroit-il élevé aussi haut, s'il n'eût étudié que des ouvrages qui, comme les siens, désespérassent l'émulation, au lieu de l'animer en lui ouvrant de nouvelles routes?
Ce seroit donc, je le pense, un grand obstacle aux succès futurs des François dans la carrière littéraire, que ces préjugés nationaux qui les empêcheroient de rien étudier qu'eux-mêmes. Un plus grand obstacle encore seroit la mode qui proscrit les progrès de l'esprit humain, sous le nom de philosophie; la mode, ou je ne sais quelle opinion de parti, transportant les calculs du moment sur le terrain des siècles, et se servant de considérations passagères, pour assaillir les idées éternelles. L'esprit alors n'auroit plus véritablement aucun moyen de se développer; il se replieroit sans cesse sur le cercle fastidieux des mêmes pensées, des mêmes combinaisons, presque des mêmes phrases; dépouillé de l'avenir, il seroit condamné sans cesse à regarder en arrière, pour regretter d'abord, rétrograder ensuite, et sûrement il resteroit fort au-dessous des écrivains du dix-septième siècle, qui lui sont présentés pour modèle; car les écrivains de ce siècle, hommes d'un rare génie, fiers comme le vrai talent, aimoient et pressentoient les vérités que couvraient encore les nuages de leur temps.
L'amour de la liberté bouillonnait dans le vieux sang de Corneille; Fénelon donnoit dans son Télémaque des leçons sévères à Louis XIV; Bossuet traduisoit les grands de la terre devant le tribunal du ciel, dont il interprétoit les jugemens avec un noble courage; et Pascal, le plus hardi de tous, à travers les terreurs funestes qui ont troublé son imagination, en abrégeant sa vie, a jeté dans ses pensées détachées les germes de beaucoup d'idées que les écrivains qui l'ont suivi ont développés. Les grands hommes du siècle de Louis XIV remplissoient l'une des premières conditions du génie; ils étoient en avant des lumières de leur siècle, et nous, en revenant sur nos pas, égalerions-nous jamais ceux qui se sont élancés les premiers dans la carrière, et qui, s'ils renaissoient, partant d'un autre point, dépasseroient encore tous leurs nouveaux contemporains.
On a dit que ce qui avoit surtout contribué à la splendeur de la littérature du dix-septième siècle, c'étoient les opinions religieuses d'alors, et qu'aucun ouvrage d'imagination ne pouvoit être distingué sans les mêmes croyances. Un ouvrage, dont ses adversaires même doivent admirer l'imagination originale, extraordinaire, éclatante, le Génie du Christianisme, a fortement soutenu ce système littéraire. J'avois essayé de montrer quels étoient les heureux changemens que le christianisme avoit apportés dans la littérature; mais comme le christianisme date de dix-huit siècles, et nos chefs-d'oeuvre en littérature seulement de deux, je pensois que les progrès de l'esprit humain en général devoient être comptés pour quelque chose, dans l'examen des différences entre la littérature des anciens et celle des modernes.
Les grandes idées religieuses, l'existence de Dieu, l'immortalité de l'âme, et l'union de ces belles espérances avec la morale, sont tellement inséparables de tout sentiment élevé, de tout enthousiasme rêveur et tendre, qu'il me paroîtroit impossible qu'aucun roman, aucune tragédie, aucun ouvrage d'imagination enfin pût émouvoir sans leur secours; et, en ne considérant un moment ces pensées, d'un ordre bien plus sublime, que sous le rapport littéraire, je croirois que ce qu'on a appelé dans les divers genres d'écrits l'inspiration poétique, est presque toujours ce pressentiment du coeur, cet essor du génie qui transporte l'espérance au-delà des bornes de la destinée humaine; mais rien n'est plus contraire à l'imagination, comme à la pensée, que les dogmes de quelque secte que ce puisse être. La mythologie avoit des images, et non des dogmes; mais ce qu'il y a d'obscur, d'abstrait et de métaphysique dans les dogmes, s'oppose invinciblement, ce me semble, à ce qu'ils soient admis dans les ouvrages d'imagination.
La beauté de quelques ouvrages religieux tient aux idées qui sont entendues par tous les hommes, aux idées qui répondent à tous les coeurs, même à ceux des incrédules; car ils ne peuvent se refuser à des regrets, lors même qu'ils ne conçoivent pas encore des espérances: ce qu'il y a de grand enfin dans la religion, ce sont toutes les pensées inconnues, vagues, indéfinies, au-delà de notre raison, mais non en lutte avec elle.
On a voulu établir depuis quelque temps une sorte d'opposition entre la raison et l'imagination, et beaucoup de gens, qui ne peuvent pas avoir de l'imagination, commencent d'abord par manquer de raison, dans l'espoir que cette preuve de zèle leur sera toujours comptée. Il faut distinguer l'imagination qui peut être considérée comme l'une des plus belles facultés de l'esprit, et l'imagination dont tous les êtres souffrans et bornés sont susceptibles. L'une est un talent, l'autre une maladie; l'une devance quelquefois la raison, l'autre s'oppose toujours à ses progrès; on agit sur l'une par l'enthousiasme, sur l'autre par l'effroi: je conviens que quand on veut dominer les têtes foibles, il faut pouvoir leur inspirer des terreurs que la raison proscriroit; mais pour produire ce genre d'effet, les contes de revenans valent beaucoup mieux que les chefs-d'oeuvre littéraires.
L'imagination qui a fait le succès de tous ces chefs-d'oeuvre tient par des liens très-forts à la raison; elle inspire le besoin de s'élever au-delà des bornes de la réalité, mais elle ne permet de rien dire qui soit en contraste avec cette réalité même. Nous avons tous au fond de notre âme une idée confuse de ce qui est mieux, de ce qui est meilleur, de ce qui est plus grand que nous; c'est ce qu'on appelle, en tout genre, le beau idéal, c'est l'objet auquel aspirent toutes les âmes douées de quelque dignité naturelle; mais ce qui est contraire à nos connoissances, à nos idées positives, déplaît à l'imagination presque autant qu'à la raison même.
J'en vais prendre un exemple au hasard; je le tirerai de l'incohérence des images, il sera facile d'en faire l'application aux idées contradictoires. Quand Milton agrandit à nos yeux le vice et la vertu par les tableaux les plus frappans, nous l'admirons; il ajoute à nos pensées, il fortifie nos sentimens: mais lorsqu'il représente les anges tirant des coups de canon dans le ciel, il manque à la raison qu'exige la nature de son sujet; il s'écarte de la conséquence qui doit exister dans l'invention, comme dans la vérité, et la raison blessée refroidit l'imagination. Pourquoi blâmons-nous dans les romans, dans la poésie, dans les ouvrages dramatiques tout ce qui n'est pas en harmonie avec les proportions admises, avec les fictions accordées? c'est par le même instinct qui nous rend importun le désordre dans le raisonnement.
Il y a en nous une force morale qui tend toujours vers la vérité; en opposant l'une à l'autre toutes les facultés de l'homme, le sentiment, l'imagination, la raison, on établiroit au dedans de lui-même une division presque semblable à celle qui, en affoiblissant les empires, rend leur asservissement plus facile. Les facultés de l'homme doivent avoir toutes la même direction, et le succès de l'une ne peut jamais être aux dépens de l'autre; l'écrivain qui, dans l'ivresse de l'imagination, croit avoir subjugué la raison, la verra toujours reparoître comme son juge, non-seulement dans l'examen réfléchi, mais dans l'impression du moment, qui décide de l'enthousiasme.
Je ne sais si ces diverses réflexions font l'apologie ou la critique de la correspondance que je publie. Je ne l'aurois pas fait connoître, si elle ne m'avoit pas paru d'accord avec la manière de voir et de sentir que je viens de développer. Les lettres que j'ai recueillies ont été écrites dans le commencement de la révolution; j'ai mis du soin à retrancher de ces lettres, autant que la suite de l'histoire le permettoit, tout ce qui pouvoit avoir rapport aux événemens politiques de ce temps-là. Ce ménagement n'a point pour but, on le verra, de cacher des opinions dont je me crois permis d'être fière; mais je souhaiterois qu'on pût s'occuper uniquement des personnes qui ont écrit ces lettres; il me semble qu'on y trouve des sentimens qui devroient, pendant quelques momens du moins, n'inspirer que des idées douces.
Ce voeu, je le crains, ne sera point accompli; la plupart des jugemens littéraires que l'on publiera en France, ne seront, pendant long-temps encore, que des louanges de parti, ou des injures de calcul. Je pense donc que les écrivains qui, pour exprimer ce qu'ils croient bon et vrai, bravent ces jugemens connus d'avance, ont choisi leur public; ils s'adressent à la France silencieuse mais éclairée, à l'avenir plutôt qu'au présent; ils aspirent peut-être aussi, dans leur ambition, à l'opinion indépendante, au suffrage réfléchi des étrangers; mais ils se rappelleront sans doute ce conseil que Virgile donnoit au Dante, lorsqu'il traversoit avec lui le séjour des hommes médiocres, agités tant qu'ils avoient vécu par des passions haineuses:
Fama di loro il mondo esser non lassa,
Non ragioniam di lor; ma guarda e passa.
[Le monde n'a pas même conservé le souvenir de leur nom; ne nous arrêtons pas à en parler, mais jette un coup d'oeil sur eux, et passe.]
DELPHINE.
LETTRE PREMIÈRE.
Madame d'Albémar à Matilde de Vernon.
Bellerive, ce 12 avril 1790.
Je serai trop heureuse, ma chère cousine, si je puis contribuer à votre mariage avec M. de Mondoville; les liens du sang qui nous unissent me donnent le droit de vous servir, et je le réclame avec instance. Si je mourois, vous succéderiez naturellement à la moitié de ma fortune: me seroit-il refusé de disposer d'une portion de mes biens pendant ma vie, comme les lois en disposeraient après ma mort? A vingt et un ans, convenez qu'il seroit ridicule d'offrir mon héritage à vous qui en avez dix-huit! Je vous parle donc des droits de succession, seulement pour vous faire sentir que vous ne pouvez considérer le don de la terre d'Andelys comme un service embarrassant à recevoir, et dont votre délicatesse doive s'alarmer.
M. d'Albémar m'a comblée de tant de biens en mourant, que j'éprouverois le besoin d'y associer une personne de sa famille, quand cette personne, ma compagne depuis trois ans, ne seroit pas la fille de madame de Vernon, de la femme du monde dont l'esprit et les manières m'attachent et me captivent le plus. Vous savez que la soeur de mon mari, Louise d'Albémar, est mon amie intime; elle a confirmé avec joie les dons que M. d'Albémar m'avoit faits. Retirée dans un couvent à Montpellier, ses goûts sont plus que satisfaits par la fortune qu'elle possède; je suis donc libre, et parfaitement libre de vous assurer vingt mille livres de rente, et je le fais avec un sentiment de bonheur que vous ne voudrez pas me ravir.
En vous donnant la terre d'Andelys, il me restera encore cinquante mille livres de revenu; j'ai presque honte d'avoir l'air de la générosité quand je ne dérange en rien les habitudes de ma vie. Ce sont ces habitudes qui rendent la fortune nécessaire: dès que l'on n'est pas obligé d'éloigner de soi les inférieurs qui se reposent de leur sort sur notre bienveillance, ou d'exciter la pitié des supérieurs par un changement remarquable dans sa manière d'exister, l'on est à l'abri de toutes les peines que peut faire éprouver la diminution de la fortune. D'ailleurs, je ne crois pas que je me fixe à Paris; depuis près d'un an que j'y habite, je n'y ai pas formé une seule relation qui puisse me faire oublier les amis de mon enfance; ces véritables amis sont gravés dans mon coeur avec des traits si chers et si sacrés, que toutes les nouvelles connoissances que je fais laissent à peine des traces à côté de ces profonds souvenirs. Je n'aime ici que votre mère; sans elle je ne serois point venue à Paris, et je n'aspire qu'à la ramener en Languedoc avec moi; j'ai pris, depuis que j'existe, l'habitude d'être aimée, et les louanges qu'on veut bien m'accorder ici, laissent au fond de mon coeur un sentiment de froideur et d'indifférence, qu'aucune jouissance de l'amour-propre n'a pu changer entièrement: je crois donc que, malgré mon goût pour la société de Paris, je retirerai ma vie et mon coeur de ce tumulte, où l'on finit toujours par recevoir quelques blessures, qui vous font mal ensuite dans la retraite.
J'entre dans ces détails avec vous, ma chère cousine, pour que vous soyez bien convaincue que j'ai beaucoup plus de fortune qu'il n'en faut pour la vie que je veux mener. C'est à regret que je me condamne à rechercher tous les argumens imaginables pour vous faire accepter un don qui devroit s'offrir et se recevoir avec le même mouvement; mais les différences de caractère et d'opinions qui peuvent exister entre nous, m'ont fait craindre de rencontrer quelques obstacles aux projets que nous avons arrêtés votre mère et moi; j'ai donc voulu que vous sussiez tout ce qui peut vous tranquilliser sur un service auquel vous paroissiez attacher beaucoup trop d'importance; il n'entraîne point avec lui une reconnoissance qui doive vous imposer de la gêne; et si tout ce que je viens de vous dire ne suffit pas pour vous le prouver, je vous répéterai que mon amitié pour votre mère est si vive, si dévouée, qu'il vous suffiroit d'être sa fille pour que je fisse pour vous, quand même je ne vous connoîtrois pas, tout ce qui est en mon pouvoir. Mais c'est assez parler de ce service; assurément je ne vous en aurois pas entretenue si long-temps, si je n'avois aperçu que vous aviez une répugnance secrète pour la proposition que je vous faisois.
Il se peut aussi que vous soyez blessée des conditions que madame de Mondoville a mises à votre mariage avec son fils. N'oubliez pas cependant, ma chère Matilde, qu'elle ne vous a connue que pendant votre enfance, puisqu'elle n'a pas quitté l'Espagne depuis dix ans; et songez surtout que son fils ne vous a jamais vue. Madame de Mondoville aime votre mère, et désire s'allier avec votre famille; mais vous savez combien elle met d'importance à tout ce qui peut ajouter à la considération des siens; elle veut que sa belle-fille ait de la fortune, comme un moyen d'établir une distance de plus entre son fils et les autres hommes. Elle a de la générosité et de l'élévation, mais aussi de la hauteur et de l'orgueil; ses manières, dit-on, sont très-simples et son caractère très-arrogant. Née en Espagne, d'une famille attachée aux antiques moeurs de ce pays, elle a vécu long-temps en France avec son mari, et elle y a appris l'art de revêtir ses défauts de formes aimables qui subjuguent ceux qui l'entourent. Tout ce que l'on raconte de Léonce de Mondoville me persuade que vous serez parfaitement heureuse avec lui; mais je crois que madame de Mondoville, malgré les inconvéniens de son caractère, a beaucoup d'ascendant sur son fils. J'ai souvent remarqué que c'est par ses défauts que l'on gouverne ceux dont on est aimé: ils veulent les ménager, ils craignent de les irriter, ils finissent par s'y soumettre; tandis que les qualités dont le principal avantage est de rendre la vie facile, sont souvent oubliées, et ne donnent point de pouvoir sur les autres.
Ces diverses réflexions ne doivent en rien vous détourner du mariage le plus brillant et le plus avantageux; mais elles ont pour but de vous faire sentir la nécessité de remplir toutes les conditions que demande ou que désire madame de Mondoville. Il ne faut pas que vous entriez dans une telle famille avec une infériorité quelconque; il faut que madame de Mondoville soit convaincue qu'elle a fait pour son fils un mariage très-convenable, afin que tous les égards que vous aurez pour elle la flattent davantage encore. Plus vous serez indépendante par votre fortune, plus il vous sera doux d'être asservie par vos sentimens et vos devoirs.
Oubliez donc, ma chère Matilde, les petites altercations que nous avons eues quelquefois ensemble, et réunissons nos coeurs par les affections qui nous sont communes, par l'attachement que nous ressentons toutes les deux pour votre aimable mère.
DELPHINE D'ALBÉMAR.
LETTRE II.
Réponse de Matilde de Fernon à madame d'Albémar.
Paris, ce 14 avril 1790.
Puisque vous croyez, ma chère cousine, qu'il est de votre délicatesse de faire jouir les parens de M. d'Albémar d'une partie de la fortune qu'il vous a laissée, je consens, avec l'autorisation de ma mère, à la donation que vous me proposez, et je considère avec raison cette conduite de votre part, comme satisfaisant à beaucoup plus que l'équité, et vous donnant des droits à ma reconnoissance; je m'engage donc à tout ce que la religion et la vertu exigent d'une personne qui a contracté, de son libre aveu, l'obligation qui me lie à vous.
Ma mère désire que le service que vous me rendez reste secret entre nous; elle croit que la fierté de madame de Mondoville pourroit être blessée en apprenant que c'est par un bienfait que sa belle-fille est dotée; je vous dis ce que pense ma mère, mais je serai toujours prête à publier ce que vous faites pour moi, si vous le désirez. Dût la publicité de vos bienfaits m'humilier selon l'opinion du monde, elle me relèveroit à mes propres yeux: tel est l'esprit de la religion sainte que je professe.
Je sais que ce langage vous a paru quelquefois ridicule, et que malgré la douceur de votre caractère, douceur à laquelle je rends justice, vous n'avez pu me cacher que vous ne partagiez pas mes opinions sur tout ce qui tient à l'observance de la religion catholique. Je m'en afflige pour vous, ma chère cousine, et plus vous resserrez par votre excellente conduite les liens qui nous attachent l'une à l'autre, plus je voudrois qu'il me fût possible de vous convaincre que vous prenez une mauvaise route, soit pour votre bonheur intérieur, soit pour votre considération dans le monde.
Vos opinions en tout genre sont singulièrement indépendantes: vous vous croyez, et avec raison, un esprit très-remarquable; cependant, qu'est-ce que cet esprit, ma cousine, pour diriger sagement, non-seulement les hommes en général, mais les femmes en particulier? Vous êtes charmante, on vous le répète sans cesse; mais, combien vos succès ne vous font-il pas d'ennemis! Vous êtes jeune, vous aurez sans doute le désir de vous remarier: pensez-vous qu'un homme sage puisse être empressé de s'unir à une personne qui voit tout par ses propres lumières, soumet sa conduite à ses propres idées, et dédaigne souvent les maximes reçues? Je sais que vous avez une simplicité tout-à-fait aimable dans le caractère; que vous ne cherchez point à dominer, que vous n'avez de hardiesse ni dans les manières, ni dans les discours; mais, dans le fond, et vous en convenez vous-même, ce n'est point à la foi catholique, ce n'est point aux hommes respectables chargés de nous l'enseigner, que vous soumettez votre conduite, c'est à votre manière de sentir et de concevoir les idées religieuses.
Ma cousine, où en serions-nous, si toutes les femmes prenoient ainsi pour guide ce qu'elles appelleroient leurs lumières? Croyez-moi, ce n'est pas seulement par les fidèles qu'une telle indépendance est blâmée; les hommes qui sont le plus affranchis des vérités traitées de préjugés dans la langue actuelle, veulent que leurs femmes ne se dégagent d'aucun lien; ils sont bien aises qu'elles soient dévotes, et se croient plus sûrs ainsi qu'elles respecteront et leurs devoirs et jusqu'aux moindres nuances de ces devoirs.
Je ne fais rien pour l'opinion, vous le savez; j'ai de bonne foi les sentimens religieux que je professe; si mon caractère a quelquefois de la roideur, il a toujours de la vérité; mais si j'étois capable de concevoir l'hypocrisie, je crois tellement essentiel pour une femme de ménager en tout point l'opinion, que je lui conseilleras de ne rien braver en aucun genre, ni superstitions (pour me conformer à votre langage), ni convenances, quelque puériles qu'elles puissent être. Combien toutefois il vaut mieux n'avoir point à penser aux suffrages du monde, et se trouver disposée, par la religion même, à tous les sacrifices que l'opinion peut exiger de nous!
Si vous pouviez consentir à voir l'évêque de L. qui, malgré tous les maux que nous éprouvons depuis dix mois, est resté en France, je suis sûre qu'il prendroit de l'ascendant sur vous. Mon zèle est peut-être indiscret, la religion ne nous oblige point à nous mêler de la conduite des autres; mais la reconnoissance que je vais vous devoir m'inspire un nouveau désir de vous appeler au salut. Vous le dites vous-même, vous n'êtes pas heureuse: c'est un avertissement du ciel. Pourquoi n'êtes-vous pas heureuse? Vous êtes jeune, riche, jolie; vous avez un esprit dont la supériorité et le charme ne sont pas contestés; vous êtes bonne et généreuse: savez-vous ce qui vous afflige? c'est l'incertitude de votre croyance; et, s'il faut tout vous dire, c'est que vous sentez aussi que cette indépendance d'opinion et de conduite qui donne à votre conversation peut-être plus de grâce et de piquant, commence déjà à faire dire du mal de vous, et nuira sûrement tôt ou tard à votre existence dans le monde.
Ne prenez pas mal les avis que je vous donne; ils tiennent, je vous l'atteste, à mon attachement pour vous: vous savez que je ne suis point jalouse; vous m'avez rendu plusieurs fois cette justice, je ne prétends point aux succès du monde, je n'ai pas l'esprit qu'il faudroit pour les obtenir, et je me ferois scrupule de m'en occuper; je vous parle donc en conscience sans aucun autre motif que ceux qui doivent inspirer une âme chrétienne; j'aurois fait pour vous bien plus que vous ne faites pour moi, si j'avois pu vous engager à sacrifier vos opinions particulières, pour vous soumettre aux décisions de l'Église.
Adieu, ma chère cousine; je ne vous plais pas, je ne dois pas vous plaire; cependant vous êtes certaine, j'en suis sûre, que je ne manquerai jamais aux sentimens que vous méritez.
MATILDE DE VERNON.
LETTRE III.
Delphine à Matilde.
J'ai de la peine à contenir, ma cousine, le sentiment que votre lettre me fait éprouver; je devrois ne pas y céder, puisque j'attends de vous une marque précieuse d'amitié; mais il m'est impossible de ne pas m'expliquer une fois franchement avec vous; je veux mettre un terme aux insinuations continuelles que vous me faites sur mes opinions et sur mes goûts; vous estimez la vérité, vous savez l'entendre; j'espère donc que vous ne serez point blessée des expressions vives qui pourront m'échapper dans ma propre justification.
D'abord vous attribuez à la délicatesse le don que j'ai le bonheur de vous offrir, et c'est l'amitié seule qui en est la cause. S'il étoit vrai que je vous dusse de quelque manière une partie de ma fortune, parce que votre mère est parente de M. d'Albémar, j'aurois eu tort de la conserver jusqu'à présent; la délicatesse est pour les âmes élevées un devoir plus impérieux encore que la justice; elles s'inquiètent bien plus des actions qui dépendent d'elles seules, que de celles qui sont soumises à la puissance des lois; mais pouvez-vous ignorer quelle malheureuse prévention éloignoit M. d'Albémar de votre mère? C'est le seul sujet de discussion que nous ayons jamais eu ensemble; cette prévention étoit telle, que j'ai eu beaucoup de peine à éviter l'engagement qu'il vouloit me faire prendre de rompre entièrement avec elle; connoissant les dispositions de M. d'Albémar comme je le fais, si je puis me permettre de disposer de sa fortune en votre faveur, c'est parce qu'il m'a ordonné de la considérer comme appartenant à moi seule.
Mais pourquoi donc éprouvez-vous le besoin de diminuer le foible mérite du service que je veux vous rendre? Est-ce parce que vous êtes effrayée de tous les devoirs que vous croyez attachés à la reconnoissance? Pourquoi mettez vous tant d'importance à une action qui ne peut être comptée que comme l'expression de l'amitié que j'éprouve? Je n'ai qu'un but, je n'ai qu'un désir, c'est d'être aimée des personnes avec qui je vis; il faut que vous vous sentiez tout-à-fait incapable de m'accorder ce que je demande, puisque vous craignez tant de me rien devoir; mais, encore une fois, soyez tranquille; votre mère peut tout pour mon bonheur; son esprit plein de grâce, sa douceur et sa gaîté répandent tant de charmes sur ma vie! Quelquefois l'inégalité, la froideur de ses manières m'inquiètent; je voudrois qu'elle répondît sans cesse à la vivacité de mon attachement pour elle. Ne suis-je donc pas trop heureuse, si je trouve une occasion de lui inspirer un sentiment de plus pour moi! Ma cousine, je ne cherche point à me faire valoir auprès de vous, vous ne me devez rien; je serai mille fois récompensée de mon zèle pour vos intérêts, si votre mère me témoigne plus souvent cette amitié tendre qui calme et remplit mon coeur.
Maintenant passons aux reproches ou aux conseils que vous croyez nécessaire de m'adresser.
Je n'ai pas les mêmes opinions que vous; mais je ne pense pas, je vous l'avoue, que ma considération en souffre le moins du monde. Si je songeois à me remarier, j'ose croire que mon coeur est un assez noble présent pour n'être pas dédaigné par celui qui m'en paroîtroit digne; vous avez cru, dites-vous, démêler de la tristesse dans ma lettre, vous vous êtes trompée; je n'ai dans ce moment aucun sujet de peine: mais le bonheur même des âmes sensibles n'est jamais sans quelque mélange de mélancolie; et comment n'éprouverois-je pas cette disposition, moi qui ai perdu dans M. d'Albémar un ami si bon et si tendre! Il n'a pris le nom de mon époux, lorsque j'avois atteint ma seizième année, que pour m'assurer sa fortune; il mettoit dans ses relations avec moi tant de bonté protectrice et de galanterie délicate, que son sentiment pour moi réunissoit tout ce qu'il y a d'aimable dans les affections d'un père, et dans les soins d'un jeune homme. M. d'Albémar, uniquement occupé d'assurer le bonheur du reste de ma vie, dont son âge ne lui permettoit pas d'être le témoin, m'avoit inspiré cette confiance si douce à ressentir, cette confiance qui remet pour ainsi dire à un autre la responsabilité de notre sort, et nous dispense de nous inquiéter de nous-mêmes. Je le regretterai toujours, et les souvenirs de mon enfance et les premiers jours de ma jeunesse ne peuvent jamais cesser de m'attendrir; mais quel autre chagrin pourrois-je éprouver en ce moment? Qu'ai-je à redouter du monde? je n'y porte que des sentimens doux et bienveillans; si j'avois été dépourvue de toute espèce d'agrémens, peut-être n'aurois-je pu me défendre d'un peu d'aigreur contre les femmes assez heureuses pour plaire; mais je n'entends retentir autour de moi que des paroles flatteuses; ma position, me permet de rendre quelques services, et ne m'oblige jamais à en demander; je n'ai que des rapports de choix avec les personnes qui m'entourent; je ne recherche que celles que j'aime; je ne dis aucun mal des autres: pourquoi donc voudroit-on affliger une créature aussi inoffensive que moi, et dont l'esprit, s'il est vrai que l'éducation que j'ai reçue m'ait donné cet avantage, dont l'esprit, dis-je, n'a d'autre mobile que le désir d'être agréable à ceux que je vois?
Vous m'accusez de n'être pas aussi bonne catholique que vous, et de n'avoir pas assez de soumission pour les convenances arbitraires de la société. D'abord, loin de blâmer votre dévotion, ma chère cousine, n'en ai-je pas toujours parlé avec respect; je sais qu'elle est sincère, et quoiquelle n'ait pas encore entièrement adouci ce que vous avez peut-être de trop âpre dans le caractère, je crois qu'elle contribue à votre bonheur, et je ne me permettrai jamais de l'attaquer, ni par des raisonnemens ni par des plaisanteries; mais j'ai reçu une éducation tout-à-fait différente de la vôtre. Mon respectable époux, en revenant de la guerre d'Amérique, s'étoit retiré dans la solitude, et s'y livroit à l'examen de toutes les questions morales que la réflexion peut approfondir. Il croyoit eu Dieu, il espéroit l'immortalité de l'âme; et la vertu fondée sur la bonté, étoit son culte envers l'Être suprême. Orpheline dès mon enfance, je n'ai compris des idées religieuses que ce que M. d'Albémar m'en a enseigné; et comme il remplissoit tous les devoirs de la justice et de la générosité, j'ai cru que ses principes dévoient suffire à tous les coeurs.
M. d'Albémar connoissoit peu le monde, je commence à le croire; il n'examinoit jamais dans les actions que leur rapport avec ce qui est bien en soi, et ne songeoit point à l'impression que sa conduite pouvoit produire sur les autres. Si c'est être philosophe que penser ainsi, je vous avoue que je pourrais me croire des droits à ce titre, car je suis absolument à cet égard de l'opinion de M. d'Albémar; mais si vous entendiez par philosophie, la plus légère indifférence pour les vertus pures et délicates de notre sexe; si vous entendiez même par philosophie, la force qui rend inaccessible aux peines de la vie, certes je n'aurois mérité ni cette injure ni cette louange; et vous savez bien que je suis une femme, avec les qualités et les défauts que cette destinée foible et dépendante peut entraîner.
J'entre dans le monde avec un caractère bon et vrai, de l'esprit, de la jeunesse et de la fortune; pourquoi ces dons de la Providence ne me rendroient-ils pas heureuse? pourquoi me tourmenterois-je des opinions que je n'ai pas, des convenances que j'ignore? La morale et la religion du coeur ont servi d'appui à des hommes qui avoient à parcourir une carrière bien plus difficile que la mienne: ces guides me suffiront.
Quant à vous, ma chère cousine, souffrez que je vous le dise: vous aviez peut-être besoin d'une règle plus rigoureuse pour réprimer un caractère moins doux; mais ne pouvons-nous donc nous aimer malgré la différence de nos goûts et de nos opinions? Vous savez combien je considère vos vertus; ce sera pour moi un vif plaisir de contribuer à rendre votre destinée heureuse; mais laissez chacun en paix chercher au fond de son coeur le soutien qui convient le mieux à son caractère et à sa conscience; imitez votre mère, qui n'a jamais de discussion avec vous, quoique vos idées diffèrent souvent des siennes. Nous aimons toutes deux un Être bienfaisant, vers lequel nos âmes s'élèvent; c'est assez de ce rapport, c'est assez de ce lien qui réunit toutes les âmes sensibles dans une même pensée, la plus grande et la plus fraternelle de toutes.
Je retournerai dans deux jours à Paris; nous ne parlerons plus du sujet de nos lettres, et vous m'accorderez le bonheur de vous être utile, sans le troubler par des réflexions qui blessent toujours un peu, quelques efforts qu'on fasse sur soi-même pour ne pas s'en offenser. Je vous embrasse, ma chère cousine, et je vous assure qu'à la fin de ma lettre, je ne sens plus la moindre trace de la disposition pénible qui m'avoit inspiré les premières lignes.
DELPHINE D'ALBÉMAR.
LETTRE IV.
Delphine d'Albémar à madame de Vernon.
Bellerive, ce 16 avril 1790.
Ma chère tante, ma chère amie, pourquoi m'avez-vous mise en correspondance avec ma cousine sur un sujet qui ne devoit être traité qu'avec vous? Vous savez que Matilde et moi nous ne nous convenons pas toujours, et je m'entends si bien avec vous! Quand j'ai pu vous être utile, vous avez si noblement accepté le dévouement de mon coeur, vous l'avez récompensé par un sentiment qui me rend la vie si douce! Ne voulez-vous donc plus que ce soit à vous, à vous seule que je m'adresse?
Si cependant je vous avois déplu par ma réponse à Matilde, si vous ne me jugiez plus digne d'assurer le bonheur de votre fille! Mais non, vous connoissez la vivacité de mes premiers mouvemens; vous me les pardonnez, vous qui conservez toujours sur vous-même cet empire qui sert au bonheur de vos amis, plus encore qu'au vôtre. Je n'ai rien à redouter de votre caractère généreux et fier: il reçoit les services, comme il les rendroit, avec simplicité; cependant rassurez-moi avant que je vous revoie; je sais bien que vous n'aimez pas à écrire, mais il me faut un mot qui me dise que vous persistez dans la permission que vous m'avez accordée.
Je le répète encore, vous n'affligerez pas profondément votre amie; je serois la première personne du monde à qui vous auriez fait de la peine: si j'ai eu tort, c'est alors surtout que, prévoyant les reproches que je me ferois, vous ne voudrez pas que ce tort ait des suites amères; j'attends quelques ligues de vous, ma chère Sophie, avec une inquiétude que je n'avois point encore ressentie.
LETTRE V.
Madame de Vernon à Delphine.
Paris, ce 17 avril.
Vous êtes des enfans, Matilde et vous; ce n'est pas ainsi qu'il faut traiter des objets sérieux, nous en causerons ensemble; mais n'ayez jamais d'inquiétude, ma chère Delphine, quand ce que vous désirez dépend de moi.
SOPHIE DE VERNON.
LETTRE VI.
Delphine à mademoiselle d'Albémar.
Paris, ce 19
Une légère altercation qui s'étoit élevée entre Matilde et moi, il y a quelques jours, m'avoit assez inquiétée, ma chère soeur; je vous envoie la copie de nos lettres, pour que vous en soyez juge. Mais combien je voudrois que vous fussiez près de moi! Je cherche à me rappeler sans cesse ce que vous m'avez dit: il me sembloit autrefois que votre excellent frère, dans nos entretiens, m'avoit donné des règles de conduite qui devoient me guider dans toutes les situations de la vie; et maintenant je suis troublée par les inquiétudes qui me sont personnelles, comme si les idées générales que j'ai conçues ne suffisoient point pour m'éclairer sur les circonstances particulières. Néanmoins ma destinée est simple, et je n'éprouve et je n'éprouverai jamais, j'espère, aucun sentiment qui puisse l'agiter.
Madame de Vernon que vous n'aimez pas, quoiqu'elle vous aime; madame de Vernon est certainement la personne la plus spirituelle, la plus aimable, la plus éclairée dont je puisse me faire l'idée: cependant il m'est impossible de discuter avec elle jusques au fond de mes pensées et de mes sentimens. D'abord elle ne se plaît pas beaucoup dans les conversations prolongées; mais ce qui surtout abrège les développemens dans les entretiens avec elle, c'est que son esprit va toujours droit aux résultats, et semble dédaigner tout le reste. Ce n'est ni la moralité des actions, ni leur influence sur le bien-être de l'âme qu'elle a profondément étudié, mais les conséquences et les effets de ces actions; et, quoiqu'elle soit elle-même une personne douée des plus excellentes qualités, l'on diroit qu'elle compte pour tout le succès, et pour très-peu le principe de la conduite des hommes. Cette sorte d'esprit la rend un meilleur juge des événemens de la vie, que des peines secrètes; il me reste donc toujours dans le coeur quelques sentimens que je ne lui ai pas exprimés, quelques sentimens que je retiens comme inutiles à lui dire, et dont j'éprouve pourtant la puissance en moi-même. Il n'existe aucune borne à ma confiance en elle; mais, sans que j'y réfléchisse, je me trouve naturellement disposée à ne lui dire que ce qui peut l'intéresser; je renvoie toujours au lendemain pour lui parler des pensées qui m'occupent, mais qui n'ont point d'analogie avec sa manière de voir et de sentir: mon désir de lui plaire est mêlé d'une sorte d'inquiétude qui fixe mon attention sur les moyens de lui être agréable, et met dans mon amitié pour elle encore plus pour ainsi dire de coquetterie que de confiance.
Mon âme s'ouvriroit entièrement avec vous, ma chère Louise; vous l'avez formée, en me tenant lieu de mère; vous avez toujours été mon, amie; je conserve pour vous cette douce confiance du premier âge de la vie, de cet âge où l'on croit avoir tout fait pour ceux qu'on aime, en leur montrant ses sentimens, et en leur développant ses pensées.
Dites-moi donc, ma chère soeur, quel est cet obstacle qui s'oppose à ce que vous quittiez votre couvent pour vous établir à Paris avec moi? Vous m'avez fait un secret jusqu'à présent de vos motifs, supportez-vous l'idée qu'il existe un secret entre nous?
Je vous ai promis, en vous quittant, de vous écrire mon journal tous les soirs; vous vouliez, disiez-vous, veiller sur mes impressions. Oui, vous serez mon ange tutélaire, vous conserverez dans mon âme les vertus que vous avez su m'inspirer; mais ne serions-nous pas bien plus heureuses si nous étions réunies? et nos lettres peuvent-elles jamais suppléer à nos entretiens?
Après avoir reçu le billet de madame de Vernon, je partis le jour même pour l'aller voir; je quittai Bellerive à cinq heures du soir, et je fus chez elle à huit. Elle étoit dans son cabinet avec sa fille; à mon arrivée, elle fit signe à Matilde de s'éloigner; j'étois contente, et néanmoins embarrassée de me trouver seule avec elle: j'ai éprouvé souvent une sorte de gêne auprès de madame de Vernon, jusques à ce que la gaîté de son esprit m'ait fait oublier ce qu'il y a de réservé et de contenu dans ses manières: je ne sais si c'est un défaut en elle; mais ce défaut même sert à donner plus de prix aux témoignages de son affection.
—Hé bien! me dit-elle en souriant, Matilde a donc voulu vous convertir?—Je ne puis vous dire, ma chère tante, lui répondis-je, combien sa lettre m'a fait de peine; elle a provoqué ma réponse, et je m'en suis bientôt repentie: j'avois une frayeur mortelle de vous avoir déplu.—En vérité je l'ai à peine lue, reprit madame de Vernon; j'y ai reconnu votre bon coeur, votre mauvaise tête, tout ce qui fait de vous une personne charmante; je n'ai rien remarqué que cela: quant au fond de l'affaire, l'homme chargé de dresser le contrat y insérera les conditions que vous voulez bien offrir; mais il faut que vous permettiez qu'on mette dans l'article que c'est une donation faite en dédommagement de l'héritage de M. d'Albémar. Si madame de Mondoville croyoit que c'est par une simple générosité de votre part, que ma fille est dotée, son orgueil en souffriroit tellement qu'elle romproit le mariage.—J'éprouvai, je l'avoue, une sorte de répugnance pour cette proposition, et je voulois la combattre; mais madame de Vernon m'interrompit, et me dit: Madame de Mondoville ne sait pas combien on peut être fière d'être comblée des bienfaits d'une amie telle que vous: vous m'avez déjà retirée une fois de l'abîme où m'avoit jetée un négociant infidèle; vous allez maintenant marier ma fille, le seul objet de mes sollicitudes, et il faut que je condamne ma reconnoissance au silence le plus absolu: tel est le caractère de madame de Mondoville. Si vous exigiez que le service que vous me rendez fût connu, je serois forcée de le refuser, car il deviendroit inutile; mais il vous suffit, n'est-il pas vrai, ma chère Delphine, du sentiment que j'éprouve; de ce sentiment qui me permet de vous tout devoir, parce que mon coeur est certain de tout acquitter.—Ces derniers mots furent prononcés avec cette grâce enchanteresse qui n'appartient qu'à madame de Vernon; elle n'avoit pas l'air de douter de mon consentement; et lui en faire naître l'idée, c'étoit refroidir tous ses sentimens: elle s'y abandonne si rarement qu'on craint encore plus d'en troubler les témoignages; les motifs de ma répugnance étoient bien purs: mais j'avois une sorte de honte néanmoins d'insister pour que mon nom fût proclamé à côté du service que je rendois; et je fus irrésistiblement entraînée à céder aux désirs de madame de Vernon.
Je lui dis cependant:—J'ai quelque regret de me servir du nom de M. d'Albémar dans une circonstance si opposée à ses intentions; mais, s'il étoit témoin du culte que vous rendez à ses vertus, s'il vous entendoit parler de lui, comme vous en parlez avec moi, peut-être…… Sans doute, interrompit madame de Vernon; et ce mot finit la conversation sur ce sujet.
Un moment de silence s'ensuivit; mais, bientôt reprenant sa grâce et sa gaîté naturelles, madame de Vernon dit:—A propos, dois-je vous envoyer M. l'évêque de L., pour vous confesser à lui, comme Matilde vous le propose?—Je vous en conjure, lui répondis-je; dites-moi: donc, ma chère tante, pourquoi vous avez donné à Matilde une éducation presque superstitieuse, et qui a si peu de rapport avec l'étendue de votre esprit et l'indépendance de vos opinions. Elle redevint sérieuse un moment, et me dit:—Vous m'avez fait vingt fois cette question, je ne voulois pas y répondre; mais je vous dois tous les secrets de mon coeur.
Vous savez, continua-t-elle, tout ce que j'ai eu à souffrir de M. de Vernon, proche parent de votre mari; il étoit impossible de lui moins ressembler: sa fortune et ma pauvreté furent les seuls motifs qui décidèrent notre mariage: j'en fus long-temps très-malheureuse; à la fin cependant, je parvins à m'aguerrir contre les défauts de M. de Vernon; j'adoucis un peu sa rudesse: il existe une manière de prendre tous les caractères du monde, et les femmes doivent la trouver, si elles veulent vivre en paix sur cette terre où leur sort est entièrement dans la dépendance des hommes. Je n'avois pu néanmoins obtenir que ma fille me fût confiée, et son père la dirigeoit seul; il mourut qu'elle avoit onze ans; et pouvant alors m'occuper uniquement d'elle, je remarquai qu'elle avoit dans son caractère une singulière âpreté, s'assez peu de sensibilité, et un esprit plus opiniâtre qu'étendu: je reconnus bientôt que mes leçons ne suffisoient pas pour corriger de tels défauts: j'ai de l'indolence dans le caractère, inconvénient qui est le résultat naturel de l'habitude de la résignation; j'ai peu d'autorité dans ma manière de m'exprimer, quoique ma décision intérieure soit très-positive. Je mets d'ailleurs trop peu d'importance à la plupart des intérêts de la vie, pour avoir le sérieux nécessaire à l'enseignement. Je me jugeai comme je jugerois un autre; vous savez que cela m'est facile; et je résolus de confier à M. l'évêque de L. l'éducation de ma fille. Après y avoir bien réfléchi, je crus que la religion, et une religion positive, étoit le seul frein assez fort pour dompter le caractère de Matilde; ce caractère auroit pu contribuer utilement à l'avancement d'un homme; il présentoit l'idée d'une âme ferme et capable de servir d'appui; mais les femmes, devant toujours plier, ne peuvent trouver, dans les défauts et dans les qualités même d'un caractère fort, que des occasions de douleur. Mon projet a réussi: la religion, sans avoir entièrement changé le caractère de ma fille, lui a ôté ses inconvéniens les plus graves; et comme le sentiment du devoir se mêle à toutes ses résolutions, et presque à toutes ses paroles, on ne s'aperçoit plus des défauts qu'elle avoit naturellement, que par un peu de froideur et de sécheresse dans les relations de la vie, jamais par aucun tort réel. Son esprit est assez borné; mais comme elle respecte tous les préjugés, et se soumet à toutes les convenances, elle ne sera jamais exposée aux critiques du monde: sa beauté, qui est parfaite, ne lui fera courir aucun risque, car ses principes sont d'une inébranlable austérité. Elle est disposée aux plus grands sacrifices ainsi qu'aux plus petits; et la roideur de son caractère lui fait aimer la gêne comme un autre se plairoit dans l'abandon. C'eût été bien dommage, ma chère Delphine, qu'une personne aussi aimable, aussi spirituelle que vous, se fût imposée un joug qui l'eût privée de mille charmes; mais réfléchissez à ce qu'est ma fille, et vous verrez que le parti que j'ai pris étoit le seul qui pût la garantir de tous les malheurs que lui préparoit sa triste conformité avec son père. Je ne parlerois à personne, ma chère Delphine, avec la confiance que je viens de vous témoigner; mais je n'ai pas voulu que l'amie de mon coeur, celle qui veut assurer le bonheur de Matilde, ignorât plus long-temps les motifs qui m'ont déterminée dans la plus importante de mes résolutions, dans celle qui concerne l'éducation de ma fille.
Vous ne pouvez jamais parler sans convaincre, ma chère tante, lui répondis-je; mais vous-même cependant, ne pouviez-vous pas guider votre fille? vos opinions ne sont-elles pas en tout conformes à celles que la raison….—Oh! mes opinions, répondit-elle en souriant et m'interrompant, personne ne les connoît; et comme elles n'influent point sur mes sentimens, ma chère Delphine, vous n'avez pas besoin de les savoir.—En achevant ces mots, elle se leva, me prit par la main, et me conduisit dans le salon où plusieurs personnes étoient déjà rassemblées.
Elle entra, et leur fit des excuses avec cette grâce inimitable que vous-même lui reconnoissez. Quoiqu'elle ait au moins quarante ans, elle paroît encore charmante, même au milieu des jeunes femmes; sa pâleur, ses traits un peu abattus, rappellent la langueur de la maladie et non la décadence des années; sa manière de se mettre toujours négligée est d'accord avec cette impression. On se dit qu'elle seroit parfaitement jolie, si un jour elle se portoit mieux, si elle vouloit se parer comme les autres; ce jour n'arrive jamais, mais on y croit, et c'est assez pour que l'imagination ajoute encore à l'effet naturel de ses agrémens.
Dans un des coins de la chambre étoit madame du Marset. Vous ai-je dit que c'est une femme qui ne peut me supporter, quoique je n'aie jamais eu et ne veuille jamais avoir le moindre tort avec elle? Elle a pris, dès mon arrivée, parti contre la bienveillance qu'on m'a témoignée, et l'a considérée comme un affront qui lui seroit personnel. J'ai, pendant quelque temps, essayé de l'adoucir; mais quand j'ai vu qu'elle avoit contracté aux yeux du monde l'engagement de me détester, et que ne pouvant se faire une existence par ses amis, elle espéroit s'en faire une par ses haines, j'ai résolu de dédaigner ce qu'il y avoit de réel dans son aversion pour moi. Elle prétend, ne sachant trop de quoi m'accuser, que j'aime et que j'approuve beaucoup trop la révolution de France. Je la laisse dire, elle a cinquante ans et nulle bonté dans le caractère; c'est assez de chagrins pour lui permettre beaucoup d'humeur.
Derrière elle étoit M. de Fierville, son fidèle adorateur, malgré son âge avancé: il a plus d'esprit qu'elle et moins de caractère, ce qui fait qu'elle le domine entièrement; il se plaît quelquefois à causer avec moi: mais, comme par complaisance pour madame du Marset, il me critique souvent quand je n'y suis pas, il fait sans cesse des réserves dans les complimens qu'il m'adresse, pour se mettre, s'il est possible, un peu d'accord avec lui-même. Je le laisse s'agiter dans ses petits remords, parce que je n'aime de lui que son esprit, et qu'il ne peut m'empêcher d'en jouir quand il me parle.
Au milieu de la société, Matilde ne songe pas un instant à s'amuser; elle exerce toujours un devoir dans les actions les plus indifférentes de sa vie; elle se place constamment à côté des personnes les moins aimables, arrange les parties, prépare le thé, sonne pour qu'on entretienne le feu; enfin s'occupe d'un salon comme d'un ménage, sans donner un instant à l'entraînement de la conversation. On pourroit admirer ce besoin continuel de tout changer en devoir, s'il exigeoit d'elle le sacrifice de ses goûts; mais elle se plaît réellement dans cette existence toute méthodique, et blâme au fond de son coeur ceux qui ne l'imitent pas.
Madame de Vernon aime beaucoup à jouer; quoiqu'elle pût être très-distinguée dans la conversation, elle l'évite; on diroit qu'elle n'aime à développer ni ce qu'elle sent, ni ce qu'elle pense. Ce goût du jeu, et trop de prodigalité dans sa dépense, sont les seuls défauts que je lui connoisse.
Elle choisit pour sa partie hier au soir madame du Marset et M. de Fierville; je lui en fis quelques reproches tout bas, parce qu'elle m'avoit dit plusieurs fois assez de mal de tous les deux.—La critique ou la louange, me répondit-elle, sont un amusement de l'esprit; mais ménager les hommes est nécessaire pour vivre avec eux.—Estimer ou mépriser, repris-je avec chaleur, est un besoin de l'âme; c'est une leçon, c'est un exemple utile à donner.—Vous avez raison, me dit-elle avec précipitation, vous avez raison sous le rapport de la morale; ce que je vous disois ne faisoit allusion qu'aux intérêts du monde.—Elle me serra la main en s'éloignant, avec une expression parfaitement aimable.
Je restai à causer auprès de la cheminée avec plusieurs hommes dont la conversation, surtout dans ce moment, inspire le plus vif intérêt à tous les esprits capables de réflexion et d'enthousiasme. Je me reproche quelquefois de me livrer trop aux charmes de cette conversation si piquante; c'est peut-être blesser un peu les convenances, que se mêler ainsi aux entretiens les plus importans; mais, quand madame de Vernon et les dames de sa société sont établies au jeu, je me trouve presque seule avec Matilde qui ne dit pas un mot: et l'empressement que me témoignent les hommes distingués m'entraîne à les écouter et à leur répondre.
Cependant, peut-être est-il vrai que je me livre souvent avec trop de chaleur à l'esprit que je peux avoir; je ne sais pas résister assez aux succès que j'obtiens en société, et qui doivent quelquefois déplaire aux autres femmes. Combien j'aurois besoin d'un guide! Pourquoi suis-je seule ici! Je finis cette lettre, ma chère soeur, en vous répétant ma prière; venez près de moi, n'abandonnez pas votre Delphine dans un monde si nouveau pour elle; il m'inspire une sorte de crainte vague que ne peut dissiper le plaisir même que j'y trouve.
LETTRE VII.
Réponse de mademoiselle d'Albémar à Delphine,
Montpellier, 25 avril 1790.
Ma chère Delphine, je suis fâchée que vous vous montriez si généreuse envers ces Vernon; mon frère aimoit encore mieux la fille que la mère, quoique la mère ait beaucoup plus d'agrémens que la fille; il croyoit madame de Vernon fausse jusqu'à la perfidie. Pardon, si je me sers de ces mots; mais je ne sais pas comment dire leur équivalent, et je me confie en votre bonne amitié pour m'excuser. Mon frère pensoit que madame de Vernon dans le fond du coeur n'aimoit rien, ne croyoit à rien, ne s'embarrassoit de rien, et que sa seule idée étoit de réussir, elle et les siens, dans, tous les intérêts dont se compose la vie du monde, la fortune et la considération. Je sais bien qu'elle a supporté avec une douceur exemplaire le plus odieux des maris, et qu'elle n'a point eu d'amans, quoiqu'elle fût bien jolie. Il n'y a jamais eu un mot à dire contre elle; mais dussiez-vous me trouver injuste, je vous avouerai que c'est précisément cette conduite régulière, qui ne me paroît pas du tout s'accorder avec la légèreté de ses principes et l'insouciance de son caractère. Pourquoi s'est-elle pliée à tous les devoirs, même à tous les calculs, elle qui a l'air de n'attacher d'importance à aucun? Malgré les motifs qu'elle donne de l'éducation de sa fille, ne faut-il pas avoir bien peu de sensibilité, pour ne pas former soi-même, et selon son propre caractère, la personne qu'on aime le plus, pour ne lui donner rien de son âme, et se la rendre étrangère par les opinions qui exercent le plus d'influence sur toute notre manière d'être?
Il se peut que j'aie tort de juger si défavorablement une personne dont je ne connois aucune action blâmable; mais sa physionomie, tout agréable qu'elle est, suffiroit seule pour m'empêcher d'avoir la moindre confiance en elle. Je suis fermement convaincue que les sentimens habituels de l'âme laissent une trace très-remarquable sur le visage: grâce à cet avertissement de la nature, il n'y a point de dissimulation complète dans le monde. Je ne suis pas défiante vous le savez; mais je regarde, et si l'on peut me tromper sur les faits, je démêle assez bien les caractères; c'est tout ce qu'il faut pour ne jamais mal placer ses affections: que m'importe ce qu'il peut arriver de mes autres intérêts!
Pour vous, ma chère Delphine, vous vous laissez entraîner par le charme de l'esprit, et je crains bien que si vous livrez votre coeur à cette femme, elle ne le fasse cruellement souffrir; rendez-lui service, je ne suis pas difficile sur les qualités des personnes qu'on peut obliger; mais on confie à ceux qu'on aime ce qu'il y a de plus délicat dans le bonheur, et moi seule, ma chère Delphine, je vous aime assez pour ménager toujours votre sensibilité vive et profonde. C'est pour vous arracher à la séduction de cette femme, que je voudrois aller à Paris; mais je ne m'en sens pas la force, il m'est absolument impossible de vaincre la répugnance que j'éprouve à sortir de ma solitude.
Il faut bien vous avouer le motif de cette répugnance, je consens à vous l'écrire; mais je n'aurois jamais pu me résoudre à vous en parler, et je vous prie instamment de ne pas me répondre sur un sujet que je n'aime pas à traiter. Vous savez que j'ai l'extérieur du monde le moins agréable; ma taille est contrefaite, et ma figure n'a point de grâce; je n'ai jamais voulu me marier quoique ma fortune attirât beaucoup de prétendans; j'ai vécu presque toujours seule, et je serois un mauvais guide pour moi-même et pour les autres au milieu des passions de la vie; mais j'en sais assez pour avoir remarqué qu'une femme disgraciée de la nature est l'être le plus malheureux lorsqu'elle ne reste pas dans la retraite. La société est arrangée de manière que, pendant les vingt années de sa jeunesse, personne ne s'intéresse vivement à elle; on l'humilie à chaque instant sans le vouloir, et il n'est pas un seul des discours qui se tiennent devant elle, qui ne réveille dans son âme un sentiment douloureux.
J'aurois pu jouir, il est vrai, du bonheur d'avoir des enfans: mais que ne souffrirois-je pas, si j'avois transmis à ma fille les désavantages de ma figure! si je la voyois destinée comme moi à ne jamais connoître le bonheur suprême d'être le premier objet d'un homme sensible! Je ne le confie qu'à vous, ma chère Delphine; mais parce que je ne suis point faite pour inspirer de l'amour, il ne s'ensuit pas que mon coeur ne soit pas susceptible des affections les plus tendres; j'ai senti, presqu'au sortir de l'enfance, qu'avec ma figure, il étoit ridicule d'aimer. Imaginez-vous de quels sentimens amers j'ai dû m'abreuver; il étoit ridicule pour moi d'aimer, et jamais cependant la nature n'avoit formé un coeur à qui ce bonheur fût plus nécessaire.
Un homme dont les défauts extérieurs seroient très-marquans, pourroit encore conserver les espérances les plus propres à le rendre heureux. Plusieurs ont ennobli par des lauriers les disgrâces de la nature; mais les femmes n'ont d'existence que par l'amour; l'histoire de leur vie commence et finit avec l'amour: et comment pourroient-elles inspirer ce sentiment sans quelques agrémens qui puissent plaire aux yeux! La société fortifie à cet égard l'intention de la nature au lieu d'en modifier les effets, elle rejette de son sein la femme infortunée que l'amour et la maternité ne doivent point couronner. Que de peines dévorantes n'a-t-elle point à souffrir dans le secret de son coeur!
J'ai été romanesque, comme si je vous ressemblois, ma chère Delphine, mais j'ai néanmoins trop de fierté pour ne pas cacher à tous les regards le malheureux contraste de ma destinée et de mon caractère. Comment suis-je donc parvenue à supporter le cours des années qui m'étoient échues? Je me suis renfermée dans la retraite, rassemblant sur votre tête tous mes intérêts, tous mes voeux, tous mes sentimens; je me disois que j'aurois été vous, si la nature m'eût accordé vos grâces et vos charmes; et secondant de toute mon âme l'inclination de mon frère, je l'ai conjuré de vous laisser la portion de son bien qu'il me destinoit.
Qu'aurois-je fait de la richesse? j'en ai ce qu'il faut pour rendre heureux ce qui m'entoure, pour soulager l'infortune autour de moi; mais quel autre usage de l'argent pourrois-je imaginer qui n'eût ajouté au sentiment douloureux qui pèse sur mon âme? Aurois-je embelli ma maison pour moi, mes jardins pour moi? et jamais la reconnoissance d'un être chéri ne m'auroit récompensée de mes soins! Aurois-je réuni beaucoup de monde, pour entendre plus souvent parler de ce que les autres possèdent et de ce qui me manque? aurois-je voulu courir le risque des propositions de mariage qu'on pouvoit adresser à ma fortune, et me serois-je condamnée à supporter tous les détours qu'auroit pris l'intérêt avide pour endormir ma vanité et m'ôter jusqu'à l'estime de moi-même?
Non, non, Delphine, ma sage résignation vaut bien mieux. Il ne me restoit qu'un bonheur à espérer; je l'ai goûté, je vous ai adoptée pour ma fille, j'avois manqué la vie, j'ai voulu vous donner tous les moyens d'en jouir. Je serois sans doute bien heureuse d'être près de vous, de vous voir, de vous entendre; mais avec vous seroient les plaisirs et la société brillante qui doivent vous entourer. Mou coeur qui n'a point aimé, est encore trop jeune pour ne pas souffrir de son isolement, quand tous les objets que je verrois m'en renouvelleroient la pensée.
Les peines d'imagination dépendent presque entièrement des circonstances qui nous les retracent; elles s'effacent d'elles-mêmes, lorsque l'on ne voit ni n'entend rien qui en réveille le souvenir, mais leur puissance devient terrible et profonde quand l'esprit est forcé de combattre à chaque instant contre des impressions nouvelles. Il faut pouvoir détourner son attention d'une douleur importune et s'en distraire avec adresse, car il faut de l'adresse vis-à-vis de soi-même, pour ne pas trop souffrir. Je ne connois guère les autres, ma chère Delphine, mais assez bien moi; c'est le fruit de la solitude. Je suis parvenue avec assez d'efforts à me faire une existence qui me préserve des chagrins vifs; j'ai des occupations pour chaque heure, quoique rien ne remplisse mon existence entière; j'unis les jours aux jours, et cela fait un an, puis deux, puis la vie. Je n'ose changer de place, agiter mon sort ni mon âme; j'ai peur de perdre le résultat de mes réflexions et de troubler mes habitudes qui me sont encore plus nécessaires, parce qu'elles me dispensent de réflexions même, et font passer le temps sans que je m'en mêle.
Déjà cette lettre va déranger mon repos pour plusieurs jours; il ne faut pas me faire parler de moi, il ne faut presque pas que j'y pense; je vis en vous; laissez-moi vous suivre de mes voeux, vous aider de mes conseils, si j'en peux donner pour ce monde que j'ignore. Apprenez-moi successivement et régulièrement les événemens qui vous intéressent, je croirai presque avoir vécu dans votre histoire; je conserverai des souvenirs; je jouirai par vous des sentimens que je n'ai pu ni inspirer, ni connoître.
Savez-vous que je suis presque fâchée que vous avez fait le mariage de Matilde avec Léonce de Mondoville? j'entends-dire qu'il est si beau, si aimable et si fier, qu'il me sembloit digne de ma Delphine; mais je l'espère, elle trouvera celui qui doit la rendre heureuse: alors seulement, je serai vraiment tranquille. Quelque distinguée que vous soyez, que feriez-vous sans appui? vous exciteriez l'envie, et elle vous persécuteroit. Votre esprit, quelque supérieur qu'il soit, ne peut rien pour sa propre défense; la nature a voulu que tous les dons des femmes fussent destinés au bonheur des autres, et de peu d'usage pour elles-mêmes. Adieu, ma chère Delphine; je vous remercie de conserver l'habitude de votre enfance et de m'écrire tous les soirs ce qui vous a occupée pendant le jour: nous lirons ensemble dans votre âme, et peut-être qu'à deux nous aurons assez de force pour assurer votre bonheur.
LETTRE VIII.
Réponse de Delphine à mademoiselle d'Albémar.
Paris, 1er mai.
Pourquoi m'avez-vous interdit de vous répondre, ma chère soeur, sur les motifs qui vous éloignent de Paris? Votre lettre excite en moi tant de sentimens que j'aurois le besoin d'exprimer! Ah! j'irai bientôt vous rejoindre; j'irai passer toutes mes années près de vous: croyez-moi, cette vie de jeunesse et d'amour est moins heureuse que vous ne pensez. Je suis uniquement occupée depuis quelques jours du sort d'une de mes amies, madame d'Ervins; c'est sa beauté même et les sentimens qu'elle inspire qui sont la source de ses erreurs et de ses peines.
Vous savez que lorsque je vous quittai, il y a un an, je tombai dangereusement malade à Bordeaux; Madame d'Ervins, dont la terre étoit voisine de cette ville, étoit venue pendant l'absence de son mari y passer quelques jours; elle apprit mon nom, elle sut mon état, et vint avec une ineffable bonté s'établir chez moi pour me soigner: elle me veilla pendant quinze jours, et je suis convaincue que je lui dois la vie. Sa présence calmoit les agitations de mon sang, et quand je craignois de mourir, il me suffisoit de regarder son aimable figure, pour croire à de plus doux présages. Lorsque je commençai à me rétablir, je voulus connoître celle qui méritoit déjà toute mon amitié; j'appris que c'étoit une Italienne dont la famille habitoit Avignon; on l'avoit mariée à quatorze ans à M. d'Ervins, qui avoit vingt-cinq ans de plus qu'elle, et la retenoit depuis dix ans dans la plus triste terre du monde.
Thérèse d'Ervins est la beauté la plus séduisante que j'aie jamais rencontrée; une expression à la fois naïve et passionnée donne à toute sa personne je ne sais quelle volupté d'amour et d'innocence singulièrement aimable. Elle n'a point reçu d'instruction, mais ses manières sont nobles et son langage est pur; elle est dévote et superstitieuse comme les Italiennes, et n'a jamais réfléchi sérieusement sur la morale, quoiqu'elle se soit souvent occupée de la religion; mais elle est si parfaitement bonne et tendre qu'elle n'auroit manqué à aucun devoir, si elle avoit eu pour époux un homme digne d'être aimé. Les qualités naturelles suffisent pour être honnête lorsque l'on est heureux; mais quand le hasard et la société vous condamnent à lutter contre votre coeur, il faut des principes réfléchis pour se défendre de soi-même, et les caractères les plus aimables dans les relations habituelles de la vie, sont les plus exposés quand la vertu se trouve en combat avec la sensibilité.
Le visage et les manières de Thérèse sont si jeunes, qu'on a de la peine à croire qu'elle soit déjà la mère d'une fille de neuf ans; elle ne s'en sépare jamais; et la tendresse extrême qu'elle lui témoigne étonne cette pauvre petite, qui éprouve confusément le besoin de la protection, plutôt que celui d'un sentiment passionné. Son âme enfantine est surprise des vives émotions qu'elle excite, une affection raisonnable et des conseils utiles la toucheroient peut-être davantage.
Madame d'Ervins a vécu très-bien avec son mari pendant dix ans; la solitude et le défaut d'instruction ont prolongé son enfance, mais le monde étoit à craindre pour son repos, et je suis malheureusement la première cause du temps qu'elle a passé à Bordeaux et de l'occasion qui s'est offerte pour elle de connoître M. de Serbellane; c'est un Toscan, âgé de trente ans, qui avoit quitté l'Italie depuis trois mois, attiré en France par la révolution. Ami de la liberté, il vouloit se fixer dans le pays qui combattoit pour elle; il vint me voir parce qu'il existoit d'anciennes relations entre sa famille et la mienne: je partis peu de jours après; mais j'avois déjà des raisons de craindre qu'il n'eût fait une impression profonde sur le coeur de Thérèse. Depuis six mois, elle m'a souvent écrit qu'elle souffroit, qu'elle étoit malheureuse, mais sans m'expliquer le sujet de ses peines. M. de Serbellane est arrivé à Paris depuis quelques jours; il est venu me voir, et ne m'ayant point trouvée, il m'a envoyé une lettre de Thérèse qui contient son histoire.
M. de Serbellane a sauvé son mari et elle, un mois après mon départ, des dangers que leur avoit fait courir la haine des paysans contre M. d'Ervins. Le courage, le sang-froid, la fermeté que M. de Serbellane a montrés dans cette circonstance ont touché jusqu'à l'orgueilleuse vanité de M. d'Ervins; il l'a prié de demeurer chez lui, il y a passé six mois, et Thérèse pendant ce temps n'a pu résister à l'amour qu'elle ressentoit: les remords se sont bientôt emparés de son âme; sans rien ôter à la violence de sa passion, ils multiplioient ses dangers, ils exposoient son secret. Son amour et les reproches qu'elle se faisoit de cet amour compromettoient également sa destinée. M. de Serbellane a craint que M. d'Ervins ne s'aperçût du sentiment de sa femme, et que l'amour-propre même qui servoit à l'aveugler ne portât sa fureur au comble, s'il découvrait jamais la vérité. Thérèse elle-même a désiré que son amant s'éloignât; mais quand il a été parti, elle en a conçu une telle douleur, que d'un jour à l'autre il est à craindre qu'elle ne demande à son mari de la conduire à Paris.
Il faut que je vous fasse connoître M. de Serbellane pour que vous conceviez comment avec beaucoup de raison et même assez de calme dans ses affections, il a pu inspirer à Thérèse un sentiment si vif: d'abord je crois, en général, qu'un homme d'un caractère froid se fait aimer facilement d'une âme passionnée; il captive et soutient l'intérêt en vous faisant supposer un secret au-delà de ce qu'il exprime, et ce qui manque à son abandon peut, momentanément du moins, exciter davantage l'inquiétude et la sensibilité d'une femme; les liaisons ainsi fondées ne sont peut-être pas les plus heureuses et les plus durables, mais elles agitent davantage le coeur assez foible pour s'y livrer. Thérèse solitaire, exaltée et malheureuse, a été tellement entraînée par ses propres sentimens, qu'on ne peut accuser M. de Serbellane de l'avoir séduite. Il y a beaucoup de charme et de dignité dans sa contenance, son visage a l'expression des habitans du Midi, et ses manières vous feroient croire qu'il est Anglois. Le contraste de sa figure animée avec son accent calme et sa conduite toujours mesurée, a quelque chose de très-piquant. Son âme est forte et sérieuse; son défaut selon moi, c'est de ne jamais mettre complètement à l'aise ceux même qui lui sont chers; il est tellement maître de lui, qu'on trouve toujours une sorte d'inégalité dans les rapports qu'on entretient avec un homme qui n'a jamais dit à la fin du jour un seul mot involontaire. Il ne faut attribuer cette réserve à aucun sentiment de dissimulation ou de défiance, mais à l'habitude constante de se dominer lui-même et d'observer les autres.
Un grand fonds de bonté, une disposition secrète à la mélancolie rassurent ceux qui l'aiment, et donnent le besoin de mériter son estime. Des mots fins et délicats font entrevoir son caractère; il semble qu'il comprend, qu'il partage même tout bas la sensibilité des autres, et que dans le secret de son coeur, il répond à l'émotion qu'on lui exprime; mais tout ce qu'il éprouve en ce genre vous apparoît comme derrière un nuage, et l'imagination des personnes vives n'est jamais, avec lui, ni totalement découragée, ni entièrement satisfaite.
Un tel homme devoit nécessairement prendre un grand empire sur Thérèse; mais son sort n'en est pas plus heureux, car il se joint à toutes ses peines l'inquiétude continuelle de se perdre même dans l'estime de son amant. Tourmentée par les sentimens les plus opposés, par le remords d'avoir aimé, par la crainte de n'être pas assez aimée, ses lettres peignent une âme si agitée qu'on peut tout redouter de ces combats plus forts que son esprit et sa raison.
Je rencontrai M. de Serbellane chez madame de Vernon le soir du jour où j'avois reçu la lettre de Thérèse; je m'approchai de lui et je lui dis que je souhaitois de lui parler; il se leva pour me suivre dans le jardin avec son expression de calme accoutumée. Je lui appris, sans entrer dans aucun détail, que j'avois su par madame d'Ervins tout ce qui l'intéressoit, mais que je frémissois de son projet de venir à Paris.—Il est impossible, continuai-je, avec le caractère que vous connoissez à Thérèse, que son sentiment pour vous ne soit pas bientôt découvert par les observateurs oisifs et pénétrans de ce pays-ci. M. d'Ervins apprendra les torts de sa femme par de perfides plaisanteries, et la blessure d'amour-propre qu'il en recevra sera bien plus terrible. Écrivez donc à madame d'Ervins; c'est à vous à la détourner de son dessein.—Madame, répondit M. de Serbellane, si je lui écrivois de ne pas me rejoindre, elle ne verroit, dans cette conduite, que le refroidissement de ma tendresse pour elle, et la douleur que je lui causerois seroit la plus amère de toutes. Me convient-il, à moi qui suis coupable de l'avoir entraînée, de prendre maintenant le langage de l'amitié pour la diriger? je révolterois son âme, je la ferois souffrir, et ma conduite ne seroit pas véritablement délicate, car il n'y a de délicat que la parfaite bonté.—Mais, lui dis-je alors, vous montrez cependant dans toutes les circonstances une raison si forte….—J'en ai quelquefois, interrompit M. de Serbellane, lorsqu'il ne s'agit que de moi; mais je trouve une sorte de barbarie, dans la raison appliquée à la douleur d'un autre, et je ne m'en sers point dans une pareille situation.—Que ferez-vous cependant, lui dis-je, si madame d'Ervins vient dans ces lieux, si elle se perd, si son mari l'abandonne?—Je souhaite, madame, me répondit M. de Serbellane, que Thérèse ne vienne point à Paris. Je consentirois au douloureux sacrifice de ne plus la revoir, si son repos pouvoit en dépendre; mais si elle arrive ici et qu'elle se brouille avec son mari, je lui dévouerai ma vie; et en supposant que les lois de France me permettent le divorce, je l'épouserai.—Y pensez-vous? m'écriai-je, l'épouser! elle qui est catholique, dévote!—Je vous parle uniquement, reprit avec tranquillité M. de Serbellane, de ce que je suis prêt à faire pour elle, si son bonheur l'exige; mais il vaut mieux pour tous les deux que nos destinées restent dans l'ordre; et j'espère que vous la déciderez à ne pas venir.—Me permettrez-vous de le dire, monsieur? lui répondis-je; il y a dans votre conversation un singulier mélange d'exaltation et de froideur.—Vous vous persuadez un peu légèrement, madame, répliqua M. de Serbellane, que j'ai de la froideur dans le caractère; dès mon enfance la timidité et la fierté réunies m'ont donné l'habitude de réprimer les signes extérieurs de mon émotion. Sans vous occuper trop long-temps de moi, je vous dirai que j'ai fait, comme la plupart des jeunes gens de mon âge, beaucoup de fautes en entrant dans le monde; que ces fautes, par une combinaison de circonstances, ont eu des suites funestes, et qu'il m'est resté, de toutes les peines que j'ai éprouvées, assez de calme dans mes propres impressions, mais un profond respect pour la destinée des personnes qui de quelque manière dépendent de moi. Les passions impétueuses ont toujours pour but notre satisfaction personnelle, ces passions sont très-refroidies dans mon coeur; mais je ne suis point blasé sur mes devoirs, et je n'ai rien de mieux à faire de moi que d'épargner de la douleur à ceux qui m'aiment, maintenant que je ne peux plus avoir ni goût vif, ni volonté forte qui ait pour objet mon propre bonheur.—En achevant ces mots, une expression de mélancolie se peignit sur le visage de M. de Serbellane; j'éprouvai pour lui ce sentiment que fait naître en nous le malheur d'un homme distingué. Je lui pris moi-même la main comme à mon frère; il comprit ce que j'éprouvois, il m'en sut gré; mais son coeur se referma bientôt après; je crus même entrevoir qu'il redoutoit d'être entraîné à parler plus long-temps de lui, et je le suivis dans le salon où il remontoit de son propre mouvement. Depuis cette conversation je l'ai vu deux fois, il a toujours évité de s'entretenir seul avec moi, et il y a dans ses manières une froideur qui rend impossible l'intimité: cependant il me regarde avec plus d'intérêt, s'adresse à moi dans la conversation générale, et je croirois qu'il veut m'indiquer que la personne à qui il a ouvert son coeur, même une seule fois, sera toujours pour lui un être à part. Mais hélas! mon amie ne sera point heureuse, elle ne le sera point, et le remords et l'amour la déchireront eu même temps. Que je bénis le ciel des principes de morale que vous m'avez inspirés, et peut-être même aussi des sentimens qu'on pourroit appeler romanesques, mais qui, donnant une haute idée de soi-même et de l'amour, préservent des séductions du monde comme trop au-dessous des chimères que l'on auroit pu redouter!
Je consacrerai ma vie, je l'espère, à m'occuper du sort de mes amis, et je ferai ma destinée de leur bonheur. Je prends un grand intérêt au mariage de Matilde; j'y trouverois plus de plaisir encore, si elle répondoit vivement à mon amitié; mais toutes ses démarches sont calculées, toutes ses paroles préparées; je prévois sa réponse, je m'attends à sa visite; quoiqu'il n'y ait point de fausseté dans son caractère, il y a si peu d'abandon, qu'on sait avec elle la vie d'avance, comme si l'avenir étoit déjà du passé.
Ma chère Louise, je vous le repète, je veux retourner vers vous, puisque vous ne voulez pas venir à Paris; comment pourrois-je renoncer aux douceurs parfaites de notre intimité! Adieu.
LETTRE IX.
Madame de Vernon à M. de Clarimin, à sa terre près de Montpellier.
Paris, ce 2 mai.
Toujours des inquiétudes, mon cher Clarimin, sur la dette que j'ai contractée avec vous! Ne vous ai-je pas mandé plusieurs fois que les réclamations de madame de Mondoville sur la succession de M. de Vernon étoient arrangées par le mariage de son fils avec ma fille? Je constitue en dot à Matilde la terre d'Andelys, de vingt mille livres de rente. C'est beaucoup plus que la fortune de son père; je ne lui devrai donc aucun compte de ma tutelle. Je n'étois gênée que par ce compte et par les diverses sommes que je devois rembourser à madame de Mondoville sur la succession de M. de Vernon. Mais il sera convenu dans le contrat que ces dettes ne seront payées qu'après moi, et je me trouve ainsi dispensée de rendre à Matilde le bien de son père. Je puis donc vous garantir que vos soixante mille livres vous seront remises avant deux mois.
J'ajouterai, pour achever de vous rassurer, que je n'achète point la terre d'Andelys; c'est madame d'Albémar qui la donne à ma fille. J'avois cru jusqu'à présent cette confidence superflue: et je vous demande un profond secret. Madame d'Albémar est très riche: je ne pense pas manquer de délicatesse en acceptant d'elle un don qui, tout considérable qu'il paroît, n'est pas un tiers de la fortune qu'elle tient de son mari. Cette fortune, vous le savez, devoit nous revenir en grande partie. J'ai cru qu'il ne m'étoit pas interdit de profiter de la bienveillance de madame d'Albémar pour l'intérêt de ma fille et pour celui de mes créanciers; mais il est pourtant inutile que ce détail soit connu.
Votre homme d'affaires vous a alarmé en vous donnant comme une nouvelle certaine, que je voulois rembourser tout de suite à madame d'Albémar les quarante mille livres qu'elle m'a prêtées à Montpellier. Il n'en est rien, elle ne pense point à me les demander. Vous m'écririez vingt lettres sur votre dette, avant que madame d'Albémar me dît un mot de la sienne. Ceci soit dit sans vous fâcher, mon cher Clarimin. L'on ne pense pas à vingt ans comme à quarante, et si l'oubli de soi-même est un agrément dans une jeune personne, l'appréciation de nos intérêts est une chose très-naturelle à notre âge.
Madame d'Albémar, la plus jolie et la plus spirituelle femme qu'il y ait, ne s'imagine pas qu'elle doive soumettre sa conduite à aucun genre de calcul; c'est ce qui fait qu'elle peut se nuire beaucoup à elle-même, jamais aux autres. Elle voit tout, elle devine tout quand il s'agit de considérer les hommes et les idées sous un point de vue général; mais dans ses affaires et ses affections, c'est une personne toute de premier mouvement, et ne se servant jamais de son esprit pour éclairer ses sentimens, de peur peut-être qu'il se détruisît les illusions dont elle a besoin. Elle a reçu de son bizarre époux et d'une soeur contrefaite, une éducation à la fois toute philosophique et toute romanesque; mais que nous importe? elle n'en est que plus aimable; les gens calmes aiment assez à rencontrer ces caractères exaltés qui leur offrent toujours quelque prise. Remettez-vous-en donc à moi, mon cher Clarimin; laissez-moi terminer le mariage qui m'occupe, et qui m'est nécessaire pour satisfaire à vos justes prétentions; et voyez dans cette lettre, la plus longue, je crois, que j'aie écrite de ma vie, mon désir de vous ôter toute crainte, et la confiance d'une ancienne et bien fidèle amitié.
SOPHIE DE VERNON.
LETTRE X.
Delphine à mademoiselle d'Albémar.
Paris, ce 3 mai
J'ai passé hier, chez madame de Vernon, une soirée qui a singulièrement excité ma curiosité; je ne sais si vous en recevrez la même impression que moi. L'ambassadeur d'Espagne présenta hier à ma tante un vieux duc espagnol, M. de Mendoce, qui alloit remplir une place diplomatique en Allemagne; comme il venoit de Madrid, et qu'il étoit parent de madame de Mondoville, madame de Vernon lui fit des questions très-simples sur Léonce de Mondoville; il parut d'abord extrêmement embarrassé dans ses réponses. L'ambassadeur d'Espagne s'approchant de lui comme il parloit, il dit à très-haute voix que depuis six semaines il n'avoit point vu M. de Mondoville, et qu'il n'étoit pas retourné chez sa mère. L'affectation qu'il mit à s'exprimer ainsi me donna de l'inquiétude; et comme madame de Vernon la partageoit, je cherchai tous les moyens d'en savoir davantage. Je me mis à causer avec un Espagnol que j'avois déjà vu une ou deux fois, et que j'avois remarqué comme spirituel, éclairé, mais un peu frondeur. Je lui demandai s'il connoissoit le duc de Mendoce.—Fort peu, répondit-il; mais je sais seulement qu'il n'y a point d'homme dans toute la cour d'Espagne aussi pénétré de respect pour le pouvoir. C'est une véritable curiosité que de le voir saluer un ministre; ses épaules se plient, dès qu'il l'aperçoit, avec une promptitude et une activité tout-à-fait amusantes; et quand il se relève, il le regarde avec un air si obligeant, si affectueux, je dirois presque si attendri, que je ne doute pas qu'il n'ait vraiment aimé tous ceux qui ont eu du crédit à la cour d'Espagne depuis trente ans. Sa conservation n'est pas moins curieuse que ses démonstrations extérieures; il commence des phrases, pour que le ministre les finisse; il finit celles que le ministre a commencées; sur quelque sujet que le ministre parle, le duc de Mendoce l'accompagne d'un sourire gracieux, de petits mots approbateurs qui ressemblent à une basse continue, très-monotone pour ceux qui écoutent, mais probablement agréable à celui qui en est l'objet. Quand il peut trouver l'occasion de reprocher au ministre le peu de soin qu'il prend de sa santé, les excès de travail qu'il se permet, il faut voir quelle énergie il met dans ces vérités dangereuses; on croiroit, au ton de sa voix, qu'il s'expose à tout pour satisfaire sa conscience; et ce n'est qu'à la réflexion qu'on observe que, pour varier la flatterie fade, il essaie de la flatterie brusque sur laquelle on est moins blasé. Ce n'est pas un méchant homme; il préfère ne pas faire du mal, et ne s'y décide que pour son intérêt. Il a, si l'on peut le dire, l'innocence de la bassesse; il ne se doute pas qu'il y ait une autre morale, un autre honneur au monde que le succès auprès du pouvoir: il tient pour fou, je dirois presque pour malhonnête, quiconque ne se conduit pas comme lui. Si l'un de ses amis tombe dans la disgrâce, il cesse à l'instant tous ses rapports avec lui, sans aucune explication, comme une chose qui va de soi-même. Quand, par hasard, on lui demande s'il l'a vu, il répond: Vous sentez bien que dans les circonstances actuelles je n'ai pu… et s'interrompt en fronçant le sourcil, ce qui signifie toujours l'importance qu'il attache à la défaveur du maître. Mais si vous n'entendez pas cette mine, il prend un ton ferme et vous dit les serviles motifs de sa conduite, avec autant de confiance qu'en auroit un honnête homme, en vous déclarant qu'il a cessé de voir un ami qu'il n'estimoit plus. Il n'a pas de considération à la cour de Madrid; cependant il obtient toujours des missions importantes: car les gens en place sont bien arrivés à se moquer des flatteurs, mais non pas à leur préférer les hommes courageux; et les flatteurs parviennent à tout, non pas comme autrefois, en réussissant à tromper; mais en faisant preuve de souplesse, ce qui convient toujours à l'autorité.
Ce portrait que me confirmoient la physionomie et les manières de M. le duc de Mendoce, me rassura un peu sur l'embarras qu'il avoit témoigné en parlant de M. de Mondoville; mais je résolus cependant d'en savoir davantage; et après avoir remercié le spirituel Espagnol, j'allai me rejoindre à la société. Je retins le duc sous divers prétextes; et quand l'ambassadeur d'Espagne fut parti, et qu'il ne resta presque plus personne, madame de Vernon et moi nous prîmes le duc à part, et je lui demandai formellement s'il ne savoit rien de M. de Mondoville, qui pût intéresser les amis de sa mère. Il regarda de tous les côtés pour s'assurer mieux encore que son ambassadeur n'y étoit plus, et me dit:—Je vais vous parler naturellement, madame, puisque vous vous intéressez à Léonce; sa position est mauvaise, mais je ne la tiens pas pour désespérée, si l'on parvient à lui faire entendre raison; c'est un jeune homme de vingt-cinq ans, d'une figure charmante; vous ne connoissez rien ici qui en approche: spirituel, mais très-mauvaise tête; fou de ce qu'il appelle la réputation, l'opinion publique, et prêt à sacrifier pour cette opinion ou pour son ombre même, les intérêts les plus importans de la vie; voici ce qui est arrivé. Un des cousins de M. de Mondoville, très-bon et très-joli jeune homme, a fait sa cour, cet hiver, à mademoiselle de Sorane, la nièce de notre ministre actuel, Son Excellence M. le comte de Sorane. Il a su en très-peu de temps lui plaire et la séduire. Je dois vous avouer, puisque nous parlons ici confidentiellement, que mademoiselle de Sorane, âgée de vingt-cinq ans, et ayant perdu son père et sa mère de bonne heure, vivoit depuis plusieurs années dans le monde avec trop de liberté; l'on avoit soupçonné sa conduite, soit à tort, soit justement; mais enfin pour cette fois elle voulut se marier, et fit connoître clairement son intention à cet égard, et celle du ministre son oncle. Il n'y avoit pas à hésiter; Charles de Mondoville ne pouvoit pas faire un meilleur mariage: fortune, crédit, naissance, tout y étoit, et je sais positivement que lui-même en jugeoit ainsi; mais Léonce, qui exerce dans sa famille une autorité qui ne convient pas à son âge, Léonce qu'ils consultent tous comme l'oracle de l'honneur, déclara qu'il trouvoit indigne de son cousin d'épouser une femme qui avoit eu une conduite méprisable; et, ce qui est vraiment de la folie, il ajouta que c'étoit précisément parce qu'elle étoit la nièce d'un homme très-puissant qu'il falloit se garder de l'épouser.—Mon cousin, disoit-il, pourroit faire un mauvais mariage, s'il étoit bien clair que l'amour seul l'y entraînât; mais dès que l'on peut soupçonner qu'il y est forcé par une considération d'intérêt ou de crainte, je ne le reverrai jamais s'il y consent.—Le frère de mademoiselle de Sorane se battit avec le parent de M. de Mondoville, et fut grièvement blessé. Tout Madrid croyoit qu'à sa guérison le mariage se feroit: on répandoit que le ministre avoit déclaré qu'il enverroit le régiment de Charles de Mondoville dans les Indes-Occidentales, s'il n'épousoit pas mademoiselle de Sorane, qui étoit, disoit-on, singulièrement attachée à son futur époux; mais Léonce, par un entêtement que je m'abstiens de qualifier, dédaigna la menace du ministre, chercha toutes les occasions de faire savoir qu'il la bravoit, excita son cousin à rompre ouvertement avec la famille de mademoiselle de Sorane, dit, à qui voulut l'entendre, qu'il n'attendoit que la guérison du frère de mademoiselle de Sorane pour se battre avec lui, s'il vouloit bien lui donner la préférence sur son cousin. Les deux familles se sont brouillées, Charles de Mondoville a reçu l'ordre de partir pour les Indes; mademoiselle de Sorane a été au désespoir, tout-à-fait perdue de réputation, et pour comble de malheur enfin, Léonce a tellement déplu au roi, qu'il n'est plus retourné à la cour. Vous comprenez que depuis ce temps je ne l'ai pas revu; et comme je suis parti d'Espagne avant que le frère de mademoiselle de Sorane fût guéri, je ne sais pas les suites de cette affaire; mais je crains bien qu'elles ne soient très-sérieuses, et qu'elles ne fassent beaucoup de tort à Léonce.
L'Espagnol que j'avois interrogé sur le caractère du duc de Mendoce, s'approcha de nous dans ce moment; et entendant que l'on parloit de M. de Mondoville, il dit:—Je le connois, et je sais tous les détails de l'événement dont M. le duc vient de vous parler; permettez-moi d'y joindre quelques observations que je crois nécessaires. Léonce, il est vrai, s'est conduit, dans cette circonstance, avec beaucoup de hauteur, mais on n'a pu s'empêcher de l'admirer, précisément par les motifs qui aggravent ses torts dans l'opinion de M. le duc; le crédit de la famille de mademoiselle de Sorane étoit si grand, les menaces du ministre si publiques, et la conduite de mademoiselle de Sorane avoit été si mauvaise, qu'il étoit impossible qu'on n'accusât pas de foiblesse celui qui l'épouseroit. M. de Mondoville auroit peut-être dû laisser son cousin se décider seul; mais il l'a conseillé comme il auroit agi, il s'est mis en avant autant qu'il lui a été possible, pour détourner le danger sur lui-même, et peut-être ne sera-t-il que trop prouvé dans la suite, qu'il y est bien parvenu. Il a donné une partie de sa fortune à son cousin, pour le dédommager d'aller aux Indes; enfin sa conduite a montré qu'aucun genre de sacrifice personnel ne lui coûtoit, quand il s'agissoit de préserver de la moindre tache la réputation d'un homme qui portoit son nom. Le caractère de M. de Mondoville réunit, au plus haut degré, la fierté, le courage, l'intrépidité, tout ce qui peut enfin inspirer du respect; les jeunes gens de son âge ont, sans qu'il le veuille, et presque malgré lui, une grande déférence pour ses conseils; il y a dans son âme une force, une énergie, qui, tempérées par la bonté, inspirent pour lui la plus haute considération, et j'ai vu, plusieurs fois, qu'on se rangeoit quand il passoit, par un mouvement involontaire, dont ses amis rioient à la réflexion, mais qui les reprenoit à leur insu, comme toutes les impressions naturelles. Il est vrai néanmoins que Léonce de Mondoville porte peut-être jusqu'à l'exagération, le respect de l'opinion, et l'on pourroit désirer, pour son bonheur, qu'il sût s'en affranchir davantage; mais dans la circonstance dont M. le duc vient de parler, sa conduite lui a valu l'estime générale, et je pense que tous ceux qui l'aiment doivent en être fiers.
Le duc ne répliqua point au défenseur de Léonce; il ne lui étoit point utile de le combattre: et les hommes qui prennent leur intérêt pour guide de toute leur vie, ne mettent aucune chaleur ni aux opinions qu'ils soutiennent, ni à celles qu'on leur dispute: céder et se taire est tellement leur habitude, qu'ils la pratiquent avec leurs égaux, pour s'y préparer avec leurs supérieurs.
Il résulta pour moi, de toute cette discussion, une grande curiosité de connoître le caractère de Léonce. Son précepteur et son meilleur ami, celui qui lui a tenu lieu de père depuis dix ans, M. Barton, doit être ici demain; je croirai ce qu'il me dira de son élève. Mais n'est-ce pas déjà un trait honorable pour un jeune homme, que d'avoir conservé non-seulement de l'estime, mais de l'attachement et de la confiance pour l'homme qui a dû nécessairement contrarier ses défauts et même ses goûts? Tous les sentimens qui naissent de la reconnoissance ont un caractère religieux; ils élèvent l'âme qui les éprouve. Ah! combien je désire que madame de Vernon ait fait un bon choix! Le charme de sa vie intérieure dépendra nécessairement de l'époux de sa fille; Matilde elle-même ne sera jamais ni très-heureuse, ni très-malheureuse: il ne peut en être ainsi de madame de Vernon. Espérons que Léonce, si fier, si irritable, si généralement admiré, aura cette bonté sans laquelle il faut redouter une âme forte et un esprit supérieur, bien loin de désirer de s'en rapprocher.
LETTRE XI.
Delphine à mademoiselle d'Albémar.
Paris, ce 4 mai.
M. Barton est arrivé hier. En entrant dans le salon de madame de Vernon, j'ai deviné tout de suite que c'étoit lui. L'on jouoit et l'on causoit: il étoit seul au coin de la cheminée; Matilde, de l'autre côté, ne se permettoit pas de lui adresser la parole; il paroissoit embarrassé de sa contenance au milieu de tant de gens qui ne le connoissoient pas: la société de Paris est peut-être la société du monde où un étranger cause d'abord le plus de gêne; on est accoutumé à se comprendre si rapidement, à faire allusion à tant d'idées reçues, à tant d'usages ou de plaisanteries sous-entendues, que l'on craint d'être obligé de recourir à un commentaire pour chaque parole, dès qu'un homme nouveau est introduit dans le cercle. J'éprouvai de l'intérêt pour la situation embarrassante de M. Barton, et j'allai à lui sans hésiter: il me semble qu'on fait un bien réel à celui qu'on soulage des peines de ce genre, de quelque peu d'importance qu'elles soient en elles-mêmes.
M. Barton est un homme d'une physionomie respectable, vêtu de brun, coiffé sans poudre; son extérieur est imposant, on croit voir un Anglais ou un Américain, plutôt qu'un Français. N'avez-vous pas remarqué combien il est facile de reconnoître au premier coup-d'oeil le rang qu'un François occupe dans le monde? ses prétentions et ses inquiétudes le trahissent presque toujours, dès qu'il peut craindre d'être considéré comme inférieur; tandis que les Anglois et les Américains ont une dignité calme et habituelle, qui ne permet ni de les juger, ni de les classer légèrement. Je parlai d'abord à M. Barton de sujets indifférens; il me répondit avec politesse, mais brièvement; j'aperçus très-vite qu'il n'avoit point le désir de faire remarquer son esprit, et qu'on ne pouvoit pas l'intéresser par son amour-propre: je cédai donc à l'envie que j'avois de l'interroger sur M. de Mondoville, et son visage prit alors une expression nouvelle; je vis bien que depuis long-temps il ne s'animoit qu'à ce nom. Comme M. Barton me savoit proche parente de Matilde, il se livra presque de lui-même à me parler sur tous les détails qui concernoient Léonce; il m'apprit qu'il avoit passé son enfance alternativement en Espagne, la patrie de sa mère, et en France, celle de son père; qu'il parloit également bien les deux langues, et s'exprimoit toujours avec grâce et facilité. Je compris, dans la conversation, que madame de Mondoville avoit dans les manières une hauteur très-pénible à supporter, et que Léonce, adoucissant par une bonté attentive et délicate, ce qui pouvoit blesser son précepteur, lui avoit inspiré autant d'affection que d'enthousiasme. J'essayai de faire parler M. Barton sur ce qui nous avoit été dit par le duc de Mendoce; il évita de me répondre: je crus remarquer cependant qu'il étoit vrai qu'à travers toutes les rares qualités de Léonce, on pouvoit lui reprocher trop de véhémence dans le caractère, et surtout une crainte du blâme, portée si loin, qu'il ne lui suffisoit pas de son propre témoignage pour être heureux et tranquille; mais je le devinai plutôt que M. Barton ne me le dit. Il s'abandonnoit à louer l'esprit et l'âme de M. de Mondoville avec une conviction tout-à-fait persuasive, je me plus presque tout le soir à causer avec lui. Sa simplicité me faisoit remarquer dans les grâces un peu recherchées du cercle le plus brillant de Paris, une sorte de ridicule qui ne m'avoit point encore frappée. On s'habitue à ces grâces qui s'accordent assez bien avec l'élégance des grandes sociétés; mais, quand un caractère naturel se trouve au milieu d'elles, il fait ressortir, par le contraste, les plus légères nuances d'affectation.
Je causai presque tout le soir avec M. Barton; il parloit de M. de Mondoville avec tant de chaleur et d'intérêt, que j'étois captivée par le plaisir même que je lui faisois en l'écoutant; d'ailleurs, un homme simple et vrai parlant du sentiment qui l'a occupé toute sa vie, excite toujours l'attention d'une âme capable de l'entendre.
M. de Serbellane et M. de Fierville vinrent cependant auprès de moi me reprocher de n'être pas, selon ma coutume, ce qu'ils appellent brillante: je m'impatientai contre eux de leurs persécutions, et je m'en délivrai en rentrant chez moi de bonne heure.
Que la destinée de ma cousine sera belle, ma chère Louise, si Léonce est tel que M. Barton me l'a peint! Elle ne souffrira pas même du seul défaut qu'il soit possible de lui supposer, et que peut-être on exagère beaucoup. Matilde ne hasarde rien; elle ne s'expose jamais au blâme; elle conviendra donc parfaitement à Léonce: moi, je ne saurois pas… mais ce n'est pas de moi dont il s'agit, c'est de Matilde: elle sera bien plus heureuse que je ne puis jamais l'être. Adieu, ma chère Louise, je vous quitte; j'éprouve ce soir un sentiment vague de tristesse, que le jour dissipera sans doute. Encore une fois, adieu.
LETTRE XII.
Delphine à mademoiselle d'Albémar.
Paris, ce 8 mai.
Je suis mécontente de moi, ma chère Louise, et pour me punir, je me condamne à vous faire le récit d'un mouvement blâmable que j'ai à me reprocher. Il a été si passager, que je pourrois me le nier à moi-même; mais, pour conserver son coeur dans toute sa pureté, il ne faut pas repousser l'examen de soi; il faut triompher de la répugnance qu'on éprouve à s'avouer les mauvais sentimens qui se cachent long-temps au fond de notre coeur, avant d'en usurper l'empire.
Depuis quelques jours M. Barton me parloit sans cesse de Léonce; il me racontoit des traits de sa vie, qui le caractérisent comme la plus noble des créatures. Il m'avoit une fois montré un portrait de lui, que Matilde avoit refusé de voir, avec une exagération de pruderie qui n'étoit en vérité que ridicule; et ce portrait, je l'avoue, m'avoit frappé. Enfin M. Barton, se plaisant tous les jours plus avec moi, me laissa entrevoir, avant-hier, à la fin de notre conversation, qu'il ne croyoit pas le caractère de Matilde propre à rendre Léonce heureux, et que j'étois la seule femme qui lui eût paru digne de son élève. De quelques détours qu'il enveloppât cette insinuation, je l'entendis très-vite; elle m'émut profondément; je quittai M. Barton à l'instant même, et je revins chez moi inquiète de l'impression que j'en avois reçue. Il me suffit cependant d'un moment de réflexion pour rejeter loin de moi des sentimens confus, que je devois bannir dès que j'avois pu les reconnoître. Je résolus de ne plus m'entretenir en particulier avec M. Barton, et je crus que cette décision avoit fait entièrement disparoître l'image qui m'occupoit. Mais hier, au moment où j'arrivai chez madame de Vernon, M. Barton s'approcha de moi, et me dit: «Je viens de recevoir une lettre de M. de Mondoville, qui m'annonce son départ d'Espagne; ayez la bonté de la lire.» En achevant ces mots, il me tendit cette lettre. Quel prétexte pour la refuser? D'ailleurs ma curiosité précéda ma réflexion; mes yeux tombèrent sur les premières lignes de la lettre, et il me fut impossible de ne pas l'achever. En effet, ma chère Louise, jamais on n'a réuni dans un style si simple tant de charmes différens! de la noblesse et de la bonté, des expressions toujours naturelles, mais qui toutes appartenoient à une affection vraie, et à une idée originale; aucune de ces phrases usées, qui ne peignent rien que le vide de l'âme; de la mesure sans froideur, une confiance sérieuse, telle qu'elle peut exister entre un jeune homme et son instituteur; mille nuances qui semblent de peu de valeur, et qui caractérisent cependant les habitudes de la vie entière, et cette élévation de sentimens, la première des qualités, celle qui agit comme par magie sur les âmes de la même nature. Cette lettre étoit terminée par une phrase douce et mélancolique sur l'avenir qui l'attendoit, sur ce mariage décidé sans qu'il eût jamais vu Matilde: la volonté de sa mère, disoit-il, avoit pu seule le contraindre à s'y résigner. Je relus ce peu de mots plusieurs fois. Je crois que M. Barton le remarqua, car il me dit:—Madame, croyez-vous que la froideur de mademoiselle de Vernon puisse rendre heureux un homme d'une sensibilité si véritable?—Je ne sais ce que j'allois lui répondre, lorsque M. de Serbellane, se donnant à peine le temps de saluer madame de Vernon, me pria d'aller avec lui dans le jardin. Il y a tant de réserve et de calme dans les manières habituelles de M. de Serbellane, que je fus troublée par cet empressement inusité, comme s'il devoit annoncer un événement extraordinaire; et craignant quelque malheur pour Thérèse, je suivis son ami en quittant précipitamment M. Barton.—Elle arrive dans huit jours, me dit M. de Serbellane; vous n'avez plus le temps de lui écrire, il faut s'occuper uniquement d'écarter d'elle, s'il est possible, les dangers de cette démarche.—Ah! mon Dieu, que m'apprenez-vous? lui répondis-je. Comment! vous n'avez pu réussir….—J'en ai peut-être trop fait, interrompit-il, car je crois entrevoir que l'inquiétude qu'elle éprouve sur mes sentimens, est la principale cause de ce voyage. Je la rassurerai sur cette inquiétude, ajouta-t-il, car je lui suis dévoué pour ma vie; mais quand vous verrez M. d'Ervins, vous comprendrez combien je dois être effrayé. Le despotisme et la violence de son caractère me font tout craindre pour Thérèse, s'il découvre ses sentimens; et quoiqu'il ait peu d'esprit, son amour-propre est toujours si éveillé, que dans beaucoup de circonstances il peut lui tenir lieu de finesse et de sagacité.—M. de Serbellane continua cette conversation pendant quelque temps, et j'y mettois un intérêt si vif qu'elle se prolongea sans que j'y songeasse; enfin je la terminai en recommandant Thérèse à la protection de M. de Serbellane.—Oui, lui dis-je, je ne craindrai point de demander à celui même qui l'a entraînée, de devenir son guide et son frère dans cette situation difficile; Thérèse est plus passionnée que vous, elle vous aime plus que vous ne l'aimez; c'est donc à vous à la diriger; celui des deux qui ne peut vivre sans l'autre est l'être soumis et dominé. Thérèse n'a point ici de parens ni d'amis, veillez sur elle en défenseur généreux et tendre, réparez vos torts par ces vertus du coeur qui naissent toutes de la bonté.—Je m'animai en parlant ainsi, et je posai ma main sur le bras de M. de Serbellane; il la prit et l'approcha de ses lèvres avec un sentiment dont Thérèse seule étoit l'objet. M. Barton, dans ce moment, entroit dans l'allée où nous étions; en nous apercevant, il retourna très-promptement sur ses pas, comme pour nous laisser libres; je compris dans l'instant son idée, et je l'atteignis avant qu'il fût rentré dans le salon.—Pourquoi vous éloignez-vous de nous? lui dis-je avec assez de vivacité.—Par discrétion, madame; par discrétion, me répéta-t-il d'une manière un peu affectée.—Je le vois, repris-je vous croyez que j'aime M. de Serbellane.—Concevez-vous, ma chère Louise, que j'aie manqué de mesure au point de parler ainsi à un homme que je connoissois à peine? Mais j'avois eu trop d'émotion depuis une heure, et j'étois si agitée que mon trouble même me faisoit parler sans avoir le temps de réfléchir à ce que je disois,—Je ne crois rien, madame, me répondit M Barton; de quel droit….—Ah! que je déteste ces tournures, lui dis-je, avec une personne de mon caractère!—Mais permettez-moi, madame, de vous faire observer, interrompit M. Barton, que je n'ai pas l'honneur de vous connoître depuis long-temps.—C'est vrai; lui dis-je, cependant il me semble qu'il est bien facile de me juger en peu de momens; mais je vous le répète, je n'aime point M. de Serbellane, je ne l'aime point; s'il en étoit autrement, je vous le dirois.—Vous auriez tort, me répondit M, Barton; je n'ai pas encore mérité cette confiance.—Toujours plus déconcertée par sa raison, et cependant toujours plus inquiète de l'opinion qu'il pouvoit prendre de mes sentimens pour M. de Serbellane, une vivacité que je ne puis concevoir, que je ne puis me pardonner, me fit dire à M. Barton:—Ce n'est pas de moi, je vous jure, que M. de Serbellane est occupé.—Je n'achevai pas cette phrase toute insignifiante qu'elle étoit, je ne l'achevai pas, ma soeur, je vous l'atteste; elle ne pouvoit rien apprendre ni rien indiquer à M. Barton: néanmoins je fus saisie d'un remords véritable au premier mot qui m'échappa; je cherchai l'occasion de me retirer; et réfléchissant sur moi-même, je fus indignée du motif coupable qui m'avoit causé tant d'émotion.
Je craignois, je ne puis me le cacher, je craignois que M. Barton ne dît à Léonce que mes affections étoient engagées; je voulois donc que Léonce pût me préférer à ma cousine; c'est moi qui fais ce mariage; c'est moi qui suis liée par un sentiment presque aussi fort que la reconnoissance, par les services que j'ai rendus, les remercîmens que j'en ai recueillis, la récompense que j'en ai goûtée; mon amie se flatte du bonheur de sa fille, elle croit me le devoir, et ce seroit moi qui songerois à le lui ravir? Quel motif m'inspire cette pensée! un penchant de pure imagination, pour un homme que je n'ai jamais vu, qui peut-être me déplairoit si je le connoissois! Que seroit-ce donc si je l'aimois! Et néanmoins les sentimens de délicatesse les plus impérieux ne devroient-ils pas imposer silence même à un attachement véritable? Ne pensez pas cependant, ma chère Louise, autant de mal de moi que ce récit le mérite: n'avez-vous pas éprouvé vous-même qu'il existe quelquefois en nous des mouvemens passagers les plus contraires à notre nature? C'est pour expliquer ces contradictions du coeur humain, qu'on s'est servi de cette expression: ce sont des pensées du démon. Les bons sentimens prennent leur source au fond de notre coeur; les mauvais nous semblent venir de quelque influence étrangère, qui trouble l'ordre et l'ensemble de nos réflexions et de notre caractère. Je vous demande de fortifier mon coeur par vos conseils: la voix qui nous guida dans notre enfance se confond pour nous avec la voix du ciel.
LETTRE XIII.
Réponse de mademoiselle d'Albémar à Delphine.
Montpellier, ce 14 mai.
Non, ma chère enfant, je ne vous aurois point trouvée coupable de vous livrer à quelque intérêt pour Léonce, et s'il avoit été digne de vous, s'il vous avoit aimée, je n'aurois pas trop conçu pourquoi vous auriez sacrifié votre bonheur, non à la reconnoissance que vous devez, mais à celle que vous avez méritée. Quoi qu'il en soit, hélas! il n'est plus temps de faire ces réflexions: il n'est que trop vraisemblable qu'en ce moment, ce malheureux jeune homme n'existe plus pour personne! J'ai la triste mission de vous envoyer cette lettre. Il faut la montrer à M. Barton, et prévenir madame de Vernon et sa fille de la perte de leurs plus brillantes espérances. C'est le seul moment où j'aie éprouvé quelques bons sentimens pour madame de Vernon; mais il n'est pas nécessaire de me joindre à tout ce que vous lui témoignerez. Celle qui est aimée de vous, ma chère Delphine, ne manque jamais des consolations les plus tendres; et c'est vous que je plains quand vos amis sont malheureux.
Je ne doute pas que ce ne soit l'indigne frère de mademoiselle de
Sorane qui doive être accusé de ce crime abominable.
Baïonne, le 10 mai 1790.
Comme vous êtes parente de madame de Vernon, mademoiselle, vous avez sans doute son adresse à Paris, et vous ferez parvenir à un M. Barton, qui doit être chez elle à présent, la nouvelle du triste accident arrivé à son élève, qui n'a voulu dire qu'un seul mot, c'est qu'il désiroit voir son instituteur, actuellement à Paris chez madame de Vernon. Ce pauvre M. Léonce de Mondoville m'étoit recommandé par un négociant de Madrid, et je l'attendois hier au soir; mais je ne croyois pas qu'on me l'apportât dans ce triste état.
En traversant les Pyrénées, il a fait quelques pas à pied, laissant passer sa voiture devant lui avec son domestique; à la nuit tombante il a reçu deux coups de poignard près du coeur, par deux hommes qu'il connoît, à ce que j'ai pu comprendre d'après quelques mots qu'il a prononcés, mais qu'il n'a jamais voulu nommer. Son domestique ne le voyant point venir, est retourné sur ses pas, et l'a trouvé sans connoissance au milieu du chemin de la forêt: on a appelé des paysans, et avec leur secours, il a été apporté chez moi sans reprendre ses sens: on le croyoit mort. Cependant depuis une heure il a parlé, comme je l'ai dit, pour demander que son instituteur vînt en toute hâte auprès de lui, et qu'on se gardât bien d'informer sa mère de son état.
Le juge s'est transporté chez moi pour écrire sa déposition sur les assassins. Il a refusé de rien répondre, ce qui me paroît vraiment trop beau; mais du reste, il est impossible d'être plus intéressant: et c'est avec une vraie douleur, mademoiselle, que je me vois forcé de vous apprendre que les médecins ont déclaré ses blessures mortelles. Il est si beau, si jeune, si bon, que cela fait pleurer tout le monde; et ma pauvre famille en particulier s'en désole vivement. Ne perdez pas de temps, je vous prie, mademoiselle, pour faire venir son instituteur. Il arrivera trop tard; mais enfin il nous dira ce que nous avons à faire.
J'ai l'honneur d'être, avec respect, mademoiselle, votre très-humble et très-obéissant serviteur,
TÉLIN, négociant à Bayonne.
LETTRE XIV.
Delphine à mademoiselle d'Albémar.
Ce 19 mai.
Ah! ma chère soeur! quelle nouvelle vous m'apprenez! Je suis dans une angoisse inexprimable, craignant de perdre une minute pour avertir M. Barton, et frémissant de la douleur que je suis condamnée à lui causer. Il faut aussi prévenir madame de Vernon et Matilde. Combien je sens vivement leurs peines! Ma pauvre Sophie! le fils de son ami! l'époux de sa fille, et Matilde! Ah! que je me reproche d'avoir blâmé l'excès de sa dévotion! Elle ne sera peut-être jamais heureuse; si elle avoit livré son coeur à l'espérance d'être aimée, que deviendroit-elle à présent? Néanmoins, elle ne l'a jamais vu. Mais moi aussi, je ne l'ai jamais vu! et les larmes m'oppressent, et la force me manque pour remplir mon triste devoir! Allons, je m'y soumets, je sors: adieu. Ce soir je vous rendrai compte de cette cruelle journée.
Minuit.
M. Barton est parti depuis une heure, ma chère Louise. Excellent homme, qu'il est malheureux! Ah! que les peines de l'âge avancé portent un caractère déchirant! Hélas! la vieillesse elle-même est une douleur habituelle, dont l'amertume aigrit tous les chagrins que l'on éprouve.
J'ai été chez madame de Vernon à six heures; j'ai fait demander M. Barton à sa porte; il est venu à l'instant même avec un air d'empressement et de gaîté qui m'a fait bien mal: rien n'est plus touchant que l'ignorance d'un malheur déjà arrivé, et le calme qui se peint sur un visage qu'un seul mot va bouleverser. M. Barton monta dans ma voiture, et je donnai l'ordre de nous conduire loin de Paris; j'avois imaginé plusieurs moyens de lui annoncer cet affreux événement; mais il remarqua bientôt l'altération de mes traits, et me demanda avec sensibilité s'il m'étoit arrivé quelque malheur. L'intérêt même qu'il prenoit à moi l'éloignoit entièrement de l'idée que la peine dont il s'agissoit pût le concerner. J'hésitois encore sur ce que je lui dirois; mais enfin, je pensai qu'il n'y avoit point de préparation possible pour une telle douleur, et je lui remis la fatale lettre.
—Lisez, lui dis-je, avec courage, avec résignation, et sans oublier les amis qui vous restent, et que votre malheur attache à vous pour jamais.—A peine cet excellent homme eut-il vu le nom de Léonce, qu'il pâlit; il lut cette lettre deux fois, comme s'il ne pouvoit la croire. Enfin, il la laissa tomber, couvrit son visage de ses deux mains, et pleura amèrement sans dire un seul mot. Je versois des larmes à côté de lui, effrayée de son silence, attendant que ses premières paroles m'indiquassent dans quel sens il cherchoit des consolations. Je demandois au ciel la voix qui peut adoucir les blessures du coeur.—O Léonce! s'écria-t-il enfin, gloire de ma vie, seul intérêt d'un homme sans carrière, sans nom, sans destinée, étoit-ce à moi de vous survivre? que fait ce vieux sang dans mes veines, quand tout le vôtre a coulé? quelle fin de vie m'est réservée! Ah! madame, me dit-il, vous êtes jeune, belle, vous avez pitié d'un vieillard, mais vous ne pouvez pas vous faire une idée des dernières douleurs d'une existence sans avenir, sans espoir! vous ne le connoissiez pas, mon ami, mon noble ami, que des monstres ont assassiné. Pourquoi ne veut-il pas les nommer? je les connois, je les ferai connoître, ils ne vivront point après avoir fait périr ce que le ciel avoit formé de meilleur.—Alors il se rappeloit les traits les plus aimables de l'enfance et de la jeunesse de son élève; ce n'étoit plus le beau, le fier, le spirituel Léonce qu'il me peignoit: il ne se retraçoit plus les grâces et les talens qui devoient plaire dans le monde; il ne parloit que des qualités touchantes dont le souvenir s'unit, avec tant d'amertume, à l'idée d'une séparation éternelle.
J'étois agitée par une incertitude cruelle. Devois-je, en rappelant à M. Barton que Léonce le demandoit auprès de lui, fixer son imagination sur la possibilité de le revoir encore, et de contribuer peut-être à le guérir? M. Barton ne m'avoit pas dit un seul mot qui indiquât cette pensée; la craignoit-il? redoutoit-il une seconde douleur après un nouvel espoir? Ma chère Louise, avec quel tremblement l'on parle à un homme vraiment malheureux! Comme on a peur de ne pas deviner ce qu'il faut lui dire, et de toucher maladroitement aux peines d'un coeur déchiré!
Enfin, je dis à M. Barton qu'il devoit partir, et que peut-être il pouvoit encore se flatter de retrouver Léonce: ce dernier mot, dont j'attendois tant d'effet, n'en produisit aucun; il m'entendit tout de suite, mais sans se livrer à l'espoir que je lui offrois. A l'âge de M. Barton, le coeur n'est point mobile, les impressions ne se renouvellent pas vite, et le même sentiment oppresse sans aucun intervalle de soulagement.
Néanmoins, depuis cet instant, il ne parla plus que de son départ: il me demanda de retourner chez madame de Vernon; j'en donnai l'ordre. Je convins avec lui qu'il partiroit le soir même avec ma voiture, et que l'un de mes domestiques, plus jeune que le sien, courroit devant lui pour hâter son voyage. Il étoit un peu ranimé par l'occupation de ces détails: tant qu'il reste une action à faire pour l'être qui nous intéresse, les forces se soutiennent et le coeur ne succombe pas. Nous arrivâmes enfin chez ma tante: en songeant à la peine qu'elle alloit éprouver, j'étois saisie moi-même de la plus vive émotion; je laissai M. Barton entrer seul chez madame de Vernon, et je restai quelque minutes dans le salon pour reprendre mes sens: enfin, domptant cette foiblesse qui m'empêchoit de consoler mon amie, j'entrai chez elle: je la trouvai plus calme que je ne l'espérois. M. Barton gardoit le silence, Matilde se contenoit avec quelque effort; madame de Vernon vint à moi et m'embrassa: je voulus m'approcher de Matilde, je la vis rougir et pâlir; elle me serra la main amicalement, mais elle sortit de la chambre à l'instant même, se faisant un scrupule, je crois, d'éprouver ou de montrer aucune émotion vive.
Madame de Vernon me dit alors:—Imaginez que dans ce moment même je viens de recevoir une lettre de madame de Mondoville, pour m'apprendre son consentement au mariage, d'après les nouvelles propositions que je lui avois faites! Elle m'annonce en même temps le départ de son fils.—Je serrai une seconde fois madame de Vernon dans mes bras.—Enfin, me dit-elle avec le courage qui lui est propre, occupons-nous de hâter le départ de M. Barton, et soumettons-nous aux événemens.—Il n'y a rien à faire pour mon voyage, dit M. Barton, avec un accent qui exprimait, je crois, une humeur un peu injuste sur le calme apparent de madame de Vernon; madame d'Albémar a bien voulu pourvoir à tout, et je pars.—C'est très-bien, répliqua madame de Vernon, qui s'aperçut du mécontentement de M. Barton; et s'adressant à moi, elle me dit comme à demi-voix:—Quel zèle et quelle affection il témoigne à son élève!—Vous avez remarqué quelquefois que madame de Vernon avoit l'habitude de louer ainsi, comme par distraction et en parlant à un tiers; mais le malheureux Barton n'y donna pas la moindre attention; il étoit bien loin de penser à l'impression que sa douleur pourroit produire sur les autres. S'il lui étoit resté quelque présence d'esprit, c'eût été pour la cacher et non pour s'en parer.
Absorbé dans son inquiétude, il sortit sans dire un mot à madame de Vernon; je le suivis pour le conduire chez moi, où il devoit trouver tout ce qui lui étoit nécessaire pour sa route. Lorsque nous fûmes en voiture, il dit en se parlant à lui-même:—Mon cher Léonce, vos seuls amis, c'est votre malheureux instituteur; c'est aussi votre pauvre mère.—Et se retournant vers moi:—Oui, s'écria-t-il, j'irai nuit et jour pour le rejoindre, peut-être me dira-t-il encore un dernier adieu, et je resterai près de sa tombe pour soigner ses derniers restes, et mériter ainsi d'être enseveli près de lui.—En disant ces mots, cet infortuné vieillard se livroit à un nouvel accès de désespoir,—Madame, me dit-il alors, devant vous je pleure; tout à l'heure j'étois calme; votre bonté ne repoussera pas cette triste preuve de confiance, j'en suis sûr, vous ne la repousserez pas.
Nous arrivâmes chez moi, je pris toutes les précautions que je pus imaginer pour que le voyage de M. Barton fût le plus commode et le plus rapide possible; il fut touché de ces soins, et, prêt à monter en voiture, il me dit:—Madame, s'il vient en mon absence quelques lettres de Bayonne, je n'ose pas dire de Léonce, enfin aussi de Léonce même, ouvrez-les, vous verrez ce qu'il faut faire d'après ces lettres, et vous me l'écrirez à Bordeaux.—N'est-ce pas madame de Vernon, lui dis je, qui devroit….—Non, me répondit-il; madame, permettez-moi de vous répéter que je veux que ce soit vous; hélas! dans ce dernier moment, lorsqu'il n'est que trop probable que jamais je ne vous reverrai, qu'il me soit permis de vous dire une idée, peut-être insensée, que j'avois conçue pour mon malheureux élève. Je ne trouvois point que mademoiselle de Vernon pût lui convenir, et j'osois remarquer en vous tout ce qui s'accordoit le mieux avec son esprit et son âme.—J'allois lui répondre, mais il me serra la main avec une affection paternelle; cette affection me rappelle M. d'Albémar, et jamais je ne l'ai retrouvée sans émotion. Il me dit alors:—Ne vous offensez pas, madame, de cette hardiesse d'un vieillard qui chérit Léonce comme son fils, et que vos bontés ont profondément touché. Hélas! ces douces chimères sont remplacées par la mort! la mort! ah Dieu!—Il se précipita hors de ma chambre, et se jeta au fond de la voiture, dans un accablement qui redoubla ma pitié.
Restée seule, je pus me livrer enfin à la douleur que moi aussi j'éprouvois; je n'avois dû m'occuper que des peines des autres: mais celle que je ressentois n'étoit pas moins vive, quoique la destinée de ce malheureux jeune homme fût étrangère à la mienne. Ma tante et ma cousine le regrettent pour elles, pour le bonheur qu'il devoit leur procurer; moi, que le sort séparoit irrévocablement de lui, je pleure une âme si belle, un être si libéralement doué, périssant ainsi dans les premières années de sa vie. Oui, s'il meurt je lui vouerai un culte dans mon coeur; je croirai l'avoir aimé, l'avoir perdu, et je serai fidèle au souvenir que je garderai de lui; ce sera un sentiment doux, l'objet d'une mélancolie sans amertume. Je demanderai son portrait à M. Barton, et toujours je conserverai cette image comme celle d'un héros de roman dont le modèle n'existe plus. Déjà, depuis quelque temps, je perdois l'espoir de rencontrer celui qui posséderoit toutes les affections de mon coeur; j'en suis sûre maintenant, et cette certitude est tout ce qu'il faut pour vieillir en paix.
Mais peut-être que Léonce vivra; s'il vit, il sera l'époux de Matilde, et plus de chimères alors; mais aussi plus de regrets. Adieu, ma chère Louise; il est possible que dans peu je me réunisse à vous pour toujours.
LETTRE XV.
Delphine à mademoiselle d'Albémar.
Paris, ce 22 mai.
J'ai trouvé ce soir plus de charmes que jamais dans l'entretien de madame de Vernon, et cependant, pour la première fois, mon coeur lui a fait un véritable reproche. Quand je vous parle d'elle avec tant de franchise, ma chère Louise, je vous donne la plus grande marque possible de confiance; n'en concluez, je vous prie, rien de défavorable à mon amie. Je puis me tromper sur un tort que mille motifs doivent excuser; mais j'ai sûrement raison, quand je crois que les qualités les plus intimes de l'âme peuvent seules inspirer cette délicatesse parfaite dans les discours et dans les moindres paroles, qui rend la conversation de madame de Vernon si séduisante.
J'avois été douloureusement émue tout le jour; l'image de Léonce me poursuivoit, je n'avois pu fermer l'oeil sans le voir sanglant, blessé, prêt à mourir. Je me le représentois sous les traits les plus touchans, et ce tableau m'arrachoit sans cesse des larmes. J'allai vers huit heures du soir chez madame de Vernon; Matilde avoit passé tout le jour à l'église, et s'étoit couchée en revenant, sans avoir témoigné le moindre désir de s'entretenir avec sa mère; je trouvai donc Sophie seule et assez triste; je l'étois bien plus encore. Nous nous assîmes sur un banc de son jardin, d'abord sans parler; mais bientôt elle s'anima, et me fit passer une heure dans une situation d'âme beaucoup meilleure que je ne pouvois m'y attendre. La douceur, et, pour ainsi dire, la mollesse même de sa conversation, ont je ne sais quelle grâce qui suspendit ma peine. Elle suivoit mes impressions pour les adoucir, elle ne combattoit aucun de mes sentimens, mais elle savoit les modifier à mon insu; j'étois moins triste sans en savoir la cause; mais enfin auprès d'elle je l'étois moins.
Je dirigeai notre conversation sur ces grandes pensées vers lesquelles la mélancolie nous ramène invinciblement: l'incertitude de la destinée humaine, l'ambition de nos désirs, l'amertume de nos regrets, l'effroi de la mort, la fatigue de la vie, tout ce vague du coeur, enfin, dans lequel les âmes sensibles aiment tant à s'égarer, fut l'objet de notre entretien. Elle se plaisoit à m'entendre, et m'excitant à parler, elle mêloit des mots précis et justes à mes discours, et soutenoit et ranimoit mes pensées toutes les fois que j'en avois besoin. Lorsque j'arrivai chez elle, j'étois abattue et mécontente de mes sentimens sans vouloir me l'avouer. Je crois qu'elle devina tout ce qui m'occupoit, car elle me dit exactement ce que j'avois besoin d'entendre. Elle me releva par degrés dans ma propre estime; j'étois mieux avec moi-même, et je ne m'apercevois qu'à la réflexion, que c'étoit elle qui modifioit ainsi mes pensées les plus secrètes. Enfin, j'éprouvois au fond de l'âme un grand soulagement, et je sentois bien en même temps, qu'en m'éloignant de Sophie, le chagrin et l'inquiétude me ressaisiroient de nouveau.
Je m'écriai donc dans une sorte d'enthousiasme:—Ah! mon amie, ne me quittez pas, passons de longues heures à causer ensemble; je serai si mal quand vous ne me parlerez plus!—Comme je prononçois ces mots, un domestique entra, et dit à madame de Vernon que M. de Fierville demandoit à la voir, quoiqu'on lui eût déclaré à sa porte qu'elle ne recevoit personne.—Refusez-le, je vous en conjure, ma chère Sophie, dis-je avec instance.—Savez-vous, interrompit madame de Vernon, si le neveu de madame de Marset a gagné ou perdu ce grand procès dont dépendoit toute sa fortune?—Mon Dieu! interrompis-je, on m'a dit hier qu'il l'a voit gagné; ainsi, vous n'avez point à consoler M. de Fierville des chagrins de son amie; refusez-le.—Il faut que je le voie, dit alors madame de Vernon.—Et elle fit signe à son domestique de le faire monter. Je me sentis blessée, je l'avoue, et ma physionomie l'exprima. Madame de Vernon s'en aperçut, et me dit:—Ce n'est pas pour moi, c'est pour ma fille….—Quoi! m'écriai-je assez vivement, vous songez déjà à remplacer Léonce? Pauvre jeune homme! vous n'êtes pas long-temps regretté par l'amie de votre mère.—Je me reprochai ces paroles à l'instant même, car madame de Vernon rougit en les entendant; et comme elle me laissoit partir sans essayer de me retenir, je restai, quelques minutes après l'arrivée de M. de Fierville, la main appuyée sur la clef de la porte du salon, et tardant à l'ouvrir. Madame de Vernon enfin le remarqua; elle vint à moi, et sans me faire aucun reproche, elle insista beaucoup sur le prix qu'elle mettoit à l'union de sa fille avec Léonce, sur toutes les circonstances qui lui rendoient ce mariage mille fois préférable à tout autre: elle reprit par degrés sa grâce accoutumée, et je partis après l'avoir embrassée; mais je conservai cependant quelques nuages de ce qui venoit de se passer.
Concevez-vous ma folie, ma chère Louise? Ce qui m'a blessé peut-être si vivement, c'est un témoignage d'indifférence pour Léonce! Pourquoi vouloir que madame de Vernon le regrette profondément, qu'elle ne cherche point un autre époux pour sa fille? elle ne l'a jamais vu: cependant n'est-il pas vrai, ma chère Louise, que c'est se consoler trop tôt de la perte d'un jeune homme si distingué? Ah! s'il étoit possible qu'on le sauvât! ce seroit Matilde qui goûteroit le bonheur d'en être aimée, elle n'auroit pas souffert de son danger; il renaîtroit pour elle; le calme de son imagination et de son âme la préserve des peines les plus amères de la vie. Louise, votre Delphine ne lui ressemble pas.
LETTRE XVI.
Mademoiselle d'Albémar à Delphine.
Montpellier, 20 mai 1790.
Je me hâte de vous dire, ma chère Delphine, que M. de Mondoville est mieux; un chirurgien habile l'a soigné avec beaucoup de bonheur, et lorsque la perte de son sang a été arrêtée, il s'est trouvé très-vite hors de tout danger. Il auroit déjà repris sa route, si l'on ne craignoit que sa blessure ne se rouvrît en voyageant. Il a écrit à M. Barton une lettre que Télin m'a adressée, pour vous prier de la faire parvenir sûrement; je vous l'envoie.
Il faut que Léonce ait quelque chose de bien aimable, pour que ce vieux négociant de Bayonne, Télin, qui de sa vie n'a pensé qu'aux moyens de gagner de l'argent, écrive des lettres toutes remplies d'éloges sur les qualités généreuses de M. de Mondoville; en vérité, je crois qu'il a fait de Télin une mauvaise tête! Sérieusement, c'est un rare mérite que celui qui est vivement senti même par les hommes vulgaires, et je crois toujours plus aux qualités qui produisent de l'effet sur tout le monde, qu'à ces supériorités mystérieuses, qui ne sont reconnues que par des adeptes. Chère Delphine, il est très-vraisemblable à présent que vous allez voir M. de Mondoville; votre imagination est singulièrement préparée à recevoir une grande impression par sa présence: défendiez-vous de cette disposition, je vous en conjure, et rendez à votre esprit toute l'indépendance dont il a besoin pour bien juger.
LETTRE XVII.
Delphine à mademoiselle d'Albémar.
Paris, 25 mai.
La lettre de Léonce que vous m'envoyez, ma chère soeur, est extrêmement remarquable; comme M. Barton m'avoit demandé de l'ouvrir, je l'ai lue; depuis deux heures qu'elle est entre mes mains, elle a fait naître en moi une foule de pensées qui m'étoient nouvelles. Je vous ferai part de mes réflexions une autre fois; le seul mot que je sois pressée de vous dire, c'est que la lecture de cette lettre a tout-à-fait calmé les idées qui me troubloient, et que je n'ai plus à craindre le mauvais mouvement qui me faisoit envier le sort de ma cousine.
LETTRE XVIII
[Cette lettre est celle que mademoiselle d'Albémar a fait parvenir à
Delphine.].
Léonce à M. Barton.
Bayonne, 17 mai 1790.
Je crains, mon cher ami, que vous ne soyez déjà parti sur la nouvelle de mon accident, et lorsque vous aurez su que j'avois témoigné le désir de vous voir. J'aurois dû vous épargner la fatigue d'un tel voyage; mais vous pardonnerez à votre élève le besoin qu'il avoit de vous dire adieu au moment de mourir. Si vous êtes encore à Paris, attendez-moi; je serai en état de voyager sous peu de jours. On me défend de parler, de peur que mes blessures à la poitrine ne se rouvrent; j'ai du temps au moins pour vous écrire tout ce qui tient à l'événement, dont vous seul devez connoître le secret.
Je sais quel est le furieux qui a voulu m'assassiner et qui m'a attaqué, ayant pour second son domestique, sans me laisser aucun moyen de me défendre. Il m'a dit avec fureur, en me poignardant: Je venge ma soeur déshonorée. J'aurois nommé l'auteur de cette action infâme, si les motifs qui l'ont irrité contre moi ne méritoient une sorte d'indulgence: vous les savez, ces motifs, et vous devinez mon assassin.
Mon cousin, en se soumettant à mes conseils, les a suivis néanmoins de la manière du monde la plus foible et la plus inconséquente; il m'a prouvé qu'il ne faut jamais faire agir un homme dans un sens différent de son caractère. La nature place des remèdes à côté de tous les maux: l'homme foible ne hasarde rien; l'homme fort soutient tout ce qu'il avance; mais l'homme foible, conseillé par l'homme fort, marche, pour ainsi dire, par saccades, entreprend plus qu'il ne peut, se donne des défis à lui-même, exagère ce qu'il ne sait pas imiter, et tombe dans les fautes les plus disparates: il réunit les inconvéniens des caractères opposés, au lieu de concilier avec art leurs divers avantages.
Charles de Mondoville a laissé pénétrer à la famille de mademoiselle de Sorane qu'il suivoit mes avis presque malgré lui; c'est ainsi qu'il a dirigé sur moi toute leur haine. M. de Sorane a été obligé de faire faire un très-mauvais mariage à sa soeur, pour étouffer le plus promptement possible l'éclat de son aventure; la crainte de ce même éclat l'a empêché de se battre avec moi; il a regardé l'assassinat comme une vengeance plus obscure et plus certaine, et il avoit imaginé sans doute que si j'étois tué dans les montagnes des Pyrénées, on attribuerait ma mort à des voleurs françois ou espagnols, qui sont en assez grand nombre sur les frontières des deux pays.
Si je ne savois pas que M. de Sorane a été réellement très-malheureux de la honte de sa soeur, s'il n'avoit pas raison de m'accuser de la résistance de mon cousin à ses désirs, je livrerois son crime à la justice des lois. Mais, m'étant vu forcé, par un concours funeste de circonstances, à sacrifier la réputation de mademoiselle de Sorane à l'honneur de ma famille, j'ai cru devoir taire le nom d'un homme qui n'étoit devenu mon assassin que pour venger sa soeur. Sa haine contre moi étoit naturelle; le mal que je lui avois fait tenoit peut-être à un défaut de mon caractère: vous m'avez souvent dit que l'opinion avoit trop d'empire sur moi: s'il est vrai que M. de Sorane ait réellement à se plaindre de ma conduite, je lui dois le secret sur un crime que j'ai provoqué; je le lui ai gardé: il vous sera sacré comme à moi-même.
Mais je le prévois, mon cher Barton, tremblant encore du danger que j'ai couru, vous aurez une aimable colère contre votre élève, pour avoir exposé si légèrement cette vie dont vous et ma mère daignez avoir besoin. Cette pensée m'est venue, non sans quelques regrets, lorsque je me croyois près de mourir. Peut-être aurois-je pu laisser mon parent à lui-même, quoiqu'il fût de mon sang, quoiqu'il portât mon nom; mais, je vous le demande, à vous, qui avez bien plus de modération que moi dans votre manière de juger, et qui n'attachez pas autant d'importance à ce qu'on peut dire dans le monde: si je m'étois trouvé dans la même situation que Charles de Mondoville, n'auriez-vous pas été le premier à me détourner d'épouser une femme généralement mésestimée, quand même je l'aurois aimée?
Pendant les jours que je viens de passer entre la vie et la mort, j'ai réfléchi beaucoup à ce que vous m'avez constamment dit, sur la nécessité de ne soumettre sa conduite qu'au témoignage de sa conscience et de sa raison. Vous êtes chrétien et philosophe tout à la fois; vous vous confiez en Dieu, et vous comptez pour rien les injustices des hommes; j'ai peu de disposition, vous le savez, à aucun genre de croyance religieuse, et moins encore à la patience et à la résignation que la foi, dit-on, doit nous inspirer. Quoique j'aie reçu, grâce à vous, une éducation éclairée, cependant une sorte d'instinct militaire, des préjugés, si vous le voulez, mais les préjugés de mes aïeux, ceux qui conviennent si parfaitement à la fierté et à l'impétuosité de mon âme, sont les mobiles les plus puissans de toutes les actions de ma vie. Mon front se couvre de sueur quand je me figure un instant, que même à cent lieues de moi, un homme quelconque pourroit se permettre de prononcer mon nom ou celui des miens avec peu d'égards, et que je ne serois pas là pour m'en venger. La plupart des hommes, dites-vous, ne méritent pas qu'on attache le moindre prix à leurs discours. Leur haine peut n'être rien, mais leur insulte est toujours quelque chose; ils s'égalent à vous; ils font plus, ils se croient vos supérieurs quand ils vous calomnient; faut-il leur laisser goûter en paix cet insolent plaisir?
Avez-vous d'ailleurs réfléchi sur la rapidité avec laquelle un homme peut se déconsidérer sans retour? S'il est indifférent aux premiers mots qu'on hasarde sur lui, si sa délicatesse supporte le plus léger nuage, quel sentiment l'avertira que c'en est trop? D'abord de faux bruits circuleront, et ils s'établiront bientôt après comme vrais dans la tête de ceux qui ne le connoissent pas; alors il s'en irritera, mais trop tard. Quand il se hâteroit de chercher vingt occasions de duel, des traits de courage désordonnés rétabliront-ils la réputation de son caractère? Tous ces efforts, tous ces mouvemens présentent l'idée de l'agitation, et l'on ne respecte point celui qui s'agite: le calme seul est imposant. On ne peut reconquérir en un jour ce qui est l'ouvrage du temps, et néanmoins la colère ne vous permettant pas le repos, vous rend incapable de trouver ou d'attendre le remède à votre malheur. Je ne sais ce qui peut nous être réservé dans un autre monde; mais l'enfer de celui-ci pour un homme qui a de la fierté, c'est d'avoir à supporter la moindre altération de cette intacte renommée d'honneur et de délicatesse, le premier trésor de la vie.
J'ai cessé de combattre en moi ces sentimens, je les ai reconnus pour invincibles; toutefois s'ils pouvoient jamais se trouver en opposition avec la véritable morale, j'en triompherois, du moins je le crois, et c'est à vos leçons, mon cher maître, que je dois cet espoir; mais dans toutes les résolutions qui ne regardent que moi seul, j'aurois tort de vouloir lutter contre un défaut que je ne puis braver, qu'en sacrifiant tout mon bonheur. Il vaut mieux exposer mille fois sa vie que de faire souffrir son caractère.
J'ose croire que je ne rends pas malheureux ce qui m'entoure; pourquoi donc voudrois-je me tourmenter par des efforts peut-être inutiles, et sûrement très-douloureux? La considération que je veux obtenir dans le monde ne doit-elle pas servir à honorer tout ce qui m'aime? Un homme n'est-il pas le protecteur de sa mère, de sa soeur, et surtout de sa femme? Ne faut-il pas qu'il donne à la compagne de sa vie l'exemple de ce respect pour l'opinion qu'il doit à son tour exiger d'elle? Savez-vous pourquoi, jusqu'à présent, je me suis défendu contre l'amour, quoique je sentisse bien avec quelle violence il pourroit s'emparer de moi? C'est que j'ai craint d'aimer une femme qui ne fût point d'accord avec moi sur l'importance que j'attache à l'opinion, et dont le charme m'entraînât, quoique sa manière de penser me fît souffrir. J'ai peur d'être déchiré par deux puissances égales, un coeur sensible et passionné, un caractère fier et irritable.
Ma mère a peut-être raison, mon cher Barton, en me faisant épouser une personne qui n'exercera pas un grand empire sur moi, mais dont la conduite est dirigée par les principes les plus sévères. Cependant, hélas! je vais donc à vingt-cinq ans renoncer pour toujours à l'espoir de m'unir à la femme que j'aimerois, à celle qui combleroit le vide de mon coeur par toutes les délices d'une affection mutuelle! Non, la vie n'est pas cet enchantement que mon imagination à rêvé quelquefois, elle offre mille peines inévitables, mille périls à redouter, pour sa réputation, pour son repos, mille ennemis qui vous attendent; il faut marcher fermement et sévèrement dans cette triste route, et se garantir du blâme en renonçant au bonheur.
Après avoir lu cette lettre, serez-vous content de moi, mon cher maître? Songez cependant avec quelque plaisir que votre élève n'a pas une pensée secrète pour vous, et que vos conseils lui seront toujours nécessaires.
LÉONCE.
LETTRE XIX.
Delphine à mademoiselle d'Albémar.
Ce 27 mai.
J'ai relu plusieurs fois la lettre où Léonce peint son propre caractère avec la vérité la plus parfaite; vous n'avez pas conclu, je l'espère, de quelques lignes que je vous écrivis dans le premier moment, que mon estime pour M. de Mondoville fût le moins du monde altérée? Non assurément, rien de pareil n'est vrai; sa lettre à M. Barton indique au contraire des qualités rares, et une grande supériorité d'esprit; mais ce qui m'a frappée comme une lumière subite, c'est l'étonnant contraste de nos caractères.
Il soumet les actions les plus importantes de sa vie à l'opinion; moi, je pourrois à peine consentir à ce qu'elle influât sur ma décision dans les plus petites circonstances: les idées religieuses ne sont rien pour lui; cela doit être ainsi, puisque l'honneur du monde est tout. Quant à moi, vous le savez, grâce à l'heureuse éducation que vous et votre frère m'avez donnée, c'est de mon Dieu et de mon propre coeur que je fais dépendre ma conduite. Loin de chercher les suffrages du plus grand nombre, par les ménagemens nécessaires pour se les concilier, je serois presque tentée de croire que l'approbation des hommes flétrit un peu ce qu'il y a de plus pur dans la vertu, et que le plaisir qu'on pourroit prendre à cette approbation, finiroit par gâter les mouvemens simples et irréfléchis d'une bonne nature.
Sans doute, à travers l'irritabilité de Léonce sur tout ce qui tient à l'opinion, il est impossible de ne pas reconnoître en lui une âme vraiment sensible; néanmoins ne regrettez plus, ma soeur, ses engagemens avec Matilde; réjouissez-vous au contraire de ce qu'il ne sera jamais rien pour moi: les oppositions qui existent dans nos manières d'être, sont précisément celles qui rendroient profondément malheureux deux êtres qui s'aimeroient, sans les détacher l'un de l'autre.
Il me seroit impossible, quelle que fût ma résolution à cet égard, de veiller assez sur toutes mes actions pour qu'elles ne prêtassent point aux fausses interprétations de la société; et que ne souffrirois-je pas, si celui que j'aimerois ne supportoit pas sans douleur le mal que l'on pourroit dire de moi; si j'étois obligée de redouter les jugemens des indifférens, à cause de leur influence sur l'objet qui me seroit cher, de craindre toutes les calomnies parce qu'il souffriroit de toutes, et de me courber devant l'opinion, parce que j'aimerois un homme qui seroit son premier esclave!
Non, Léonce, ma chère Louise, ne convient pas à votre Delphine; ah! combien les sentimens de votre généreux frère, mon noble protecteur, répondoient mieux à mon coeur! il me répétoit souvent qu'une âme bien née n'avoit qu'un seul principe à observer dans le monde, faire toujours du bien aux autres et jamais de mal. Qu'importe à celle qui croit à la protection de l'Être suprême et vit en sa présence, à celle qui possède un caractère élevé, et jouit en elle-même du sentiment de la vertu, que lui importe, me disoit M. d'Albémar, les discours des hommes? elle obtient leur estime tôt ou tard, car c'est de la vérité que l'opinion publique relève en dernier ressort; mais il faut savoir mépriser toutes les agitations passagères que la calomnie, la sottise et l'envie excitent contre les êtres distingués. Il ajoutoit, j'en conviens, que cette indépendance, cette philosophie de principes convenoit peut-être mieux encore à un homme qu'à une femme; mais il croyoit aussi que les femmes, étant bien plus exposées que les hommes à se voir mal jugées, il falloit d'avarice fortifier leur âme contre ce malheur. La crainte de l'opinion rend tant de femmes dissimulées, que pour ne point exposer la sincérité de mon caractère, M. d'Albémar travailloit de tout son pouvoir à m'affranchir de ce joug. Il y a réussi; je ne redoute rien sur la terre que le reproche juste de mon coeur, ou le reproche injuste de mes amis: mais que l'opinion publique me recherche ou m'abandonne, elle ne pourra jamais rien sur ces jouissances de l'âme et de la pensée, qui m'occupent et m'absorbent tout entière. Je porte en moi-même un espoir consolateur, qui se renouvellera toujours, tant que je pourrai regarder le ciel, et sentir mon coeur battre pour la véritable gloire et la parfaite bonté.
Ce bonheur ou ce calme dont je jouis, que deviendroient-ils néanmoins, si par un renversement bizarre, c'étoit moi, foible femme, moi dont la destinée réclame; un soutien, qui savois mépriser l'opinion des homélies, tandis que l'être fort, celui qui doit me guider, celui qui doit me servir d'appui, auroit horreur du moindre blâme? Vainement je tâcherois, de me conformer à tous ses désirs; en adoptant une conduite qui ne me seroit point naturelle, je n'éviterois pas d'y commettre des fautes, et notre vie bientôt troublée auroit peut-être un jour une funeste fin.
Non, je ne veux point aimer Léonce; quand il seroit libre, je ne le voudrois point. J'ai eu besoin de me le répéter, de relire sa lettre, de détruire par de longues réflexions l'impression que m'avoit faite le danger qu'il vient de courir, mais j'y suis parvenue; mon âme s'est affermie, et je puis le voir maintenant avec le plus grand calme et la plus ferme résolution de ne considérer désormais en lui que l'époux de Matilde.
LETTRE XX.
Delphine à mademoiselle d'Albémar.
Ce 31 mai.
Que vous disois-je dans ma dernière lettre, ma chère Louise? il me semble que je vais le démentir; je l'ai vu, Léonce. Ah! je n'ai plus aucun souvenir de ce que je pensois contre lui: comment pouvois-je mettre tant d'importance à ce que j'appelois ses défauts? Pourquoi le juger sur une lettre? l'expression de son visage le fait bien mieux connaître.
J'avois reçu hier une lettre de M. Barton, qui m'annonçoit qu'il avoit rencontré M. de Mondoville à Bordeaux, et qu'ils revendent ensemble: j'allai chez madame de Vernon pour lui porter ces bonnes nouvelles; j'avois l'esprit tout-à-fait libre; la lettre de Léonce avoit changé mes idées sur lui: je ne sais pas pourquoi elle avoit produit cette impression; en y pensant bien aujourd'hui, je trouve que c'étoit absurde; mais enfin, Léonce n'étoit plus pour moi que le mari de Matilde, le gendre de mon amie, et j'entretins pendant deux heures madame de Vernon de tout ce qui pouvoit avoir rapport à ce mariage, avec un sentiment d'intérêt qui lui fit beaucoup de plaisir. Elle ne s'étoit pas doutée, je crois, des pensées qui m'avoient troublée pendant quelques jours: mais la conversation ne s'étoit point prolongée sur Léonce, parce que je la laissois tomber involontairement; tandis qu'hier, par je ne sais quelle sécurité, à la veille même du danger, j'étois inépuisable sur les motifs qui dévoient attacher madame de Vernon à ses projets pour sa fille. Je ne conçois pas encore d'où me venoit ce bizarre mouvement; je voulois prendre, je crois, des engagemens avec moi-même, car cette vivacité ne pouvoit pas être naturelle: elle plut à madame de Vernon, qui me pressa vivement de passer le lendemain le jour entier avec elle.
Après dîner l'on annonça tout à coup M. Barton: sa figure me parut triste; je craignis quelque événement funeste, et je l'interrogeai avec crainte.—M. de Mondoville, nous dit-il, est arrivé hier avec moi; mais en chemin sa blessure s'est rouverte, et je crains que le sang qu'il a perdu ne mette en danger sa vie: il est dans un état de foiblesse et d'abattement qui m'inquiète extrêmement; il a repris la fièvre depuis huit jours, et il est maintenant hors d'état non-seulement de sortir, mais même de se tenir debout. Il voudroit, dit M. Barton en se retournant vers madame de Vernon, vous remettre des lettres de sa mère; il prend la liberté de vous demander de venir le voir: il n'ose se flatter que mademoiselle de Vernon consente à vous accompagner; cependant il me semble qu'à présent que les articles sont signés par madame de Mondoville, il n'y auroit point d'inconvenance….—Matilde interrompit M, Barton, et lui dit en se levant, d'un ton de voix assez sec:—Je n'irai point, monsieur; je suis décidée à n'y point aller.
Madame de Vernon n'essaie jamais de lutter contre les volontés de sa fille si positivement exprimées; elle a dans le caractère une sorte de douceur et même d'indolence, qui lui fait craindre toute espèce de discussion; ce n'est jamais par un moyen de force, de quelque nature qu'il soit, qu'elle veut atteindre à son but. Sans répondre donc à Matilde, elle s'adressa à moi, et me dit:—Ma chère Delphine, ce sera vous qui m'accompagnerez, n'est-ce pas? nous irons avec M. Barton chez Léonce.—Je m'en défendis d'abord, quoique par un mouvement assez inexplicable j'éprouvasse tant d'humeur du refus de Matilde, qu'il m'étoit doux d'opposer mon empressement à sa pruderie. Madame de Vernon insista: elle s'inquiétoit de la sorte de timidité dont elle est quelquefois susceptible avec une personne nouvelle: elle craignoit ces premiers mouvemens dans lesquels Léonce pouvoit se livrer à l'attendrissement. J'ai toujours vu madame de Vernon redouter tout ce qui oblige à des témoignages extérieurs, lors même que son sentiment est véritable. On l'accuse de fausseté, et c'est cependant une personne tout-à-fait incapable d'affectation. Une réunion si singulière est-elle possible? je ne le crois pas.
Lorsque enfin je ne pus douter que madame de Vernon ne désirât vivement que j'allasse avec elle, j'y consentis. Cependant quand nous fûmes en voiture, je me rappelai la lettre de Léonce à M. Barton, et il me vint dans l'esprit qu'un homme si délicat sur tout ce qui tient aux convenances, trouveroit peut-être un peu léger qu'une femme de mon âge vînt le voir ainsi chez lui sans le connoître. Cette pensée me blessa et changea tellement ma disposition, que je montai l'escalier de Léonce avec assez d'humeur; mais au moment où nous entrâmes dans sa chambre, lorsque je le vis étendu sur un canapé, pâle, pouvant à peine soulever sa tête pour me saluer, et néanmoins semblable en cet état à la plus noble, à la plus touchante image de la mélancolie et de la douleur, j'éprouvai à l'instant une émotion très-vive.
La pitié me saisit en même temps que l'attrait: tous les sentimens de mon âme me parloient à la fois pour ce malheureux jeune homme. Sa taille élégante avoit du charme, malgré l'extrême foiblesse qui ne lui permettoit pas de se soutenir. Il n'y avoit pas un trait de son visage qui, dans son abattement même, n'eût une expression séduisante. Je restai quelques instans debout, derrière M. Barton et madame de Vernon. Léonce adressa quelques remercîmens aimables à ma tante avec un son de voix doux, et cependant encore assez ferme; sa manière d'accentuer donnoit aux paroles les plus simples, une expression nouvelle; mais à chaque mot qu'il disoit, sa pâleur sembloit augmenter, et par un mouvement involontaire, je retenois ma respiration quand il parloit, comme si j'avois pu soulager et diminuer ainsi ses efforts.
Nous nous assîmes; il me vit alors.—Est-ce mademoiselle de Vernon? dit-il à ma tante.—Non, répondit madame de Vernon: elle n'ose point encore venir vous voir; c'est ma nièce, madame d'Albémar.—Madame d'Albémar! reprit Léonce assez vivement, celle qui a bien voulu prêter sa voiture à M. Barton pour venir me chercher! celle qui a daigné s'intéresser à mon sort avant de me connoître! Je suis bien honteux, répéta-t-il en tâchant d'élever la voix, je suis bien honteux d'être si mal en état de lui témoigner ma reconnoissance!—J'allois lui répondre lorsqu'en finissant ces mots, sa tête retomba sur sa main; je fis un mouvement pour me lever et lui porter du secours; mais rougissant aussitôt de mon dessein, je me rassis, et je gardai le silence. Léonce se tut aussi pendant quelques minutes. Tant de douceur et de sensibilité se peignit alors sur son visage, que j'oubliai entièrement l'opinion que j'avois eue de lui, et qui pouvoit garantir mon coeur. Mon attendrissement devenoit à chaque instant plus difficile à cacher. Les yeux et les paupières noires de Léonce accablé par son mal, se baissoient malgré lui; mais quand il parvenoit à soulever son regard et qu'il le dirigeoit sur moi, il me sembloit qu'il falloit répondre à ce regard; qu'il sollicitait l'intérêt, qu'il expliquoit sa pensée; et je me sentois émue, comme s'il m'avoit long-temps parlé.
N'ayez pas honte pour moi, ma Louise, de cette impression subite et profonde; c'est la pitié qui la produisoit, j'en suis sûre: votre Delphine ne seroit pas ainsi, dès la première vue, accessible à l'amour; c'étoit la douleur, la toute-puissante douleur qui réveilloit en moi le plus fort, le plus rapide, le plus irrésistible des sentimens du coeur, la sympathie.
Léonce s'aperçut, je crois, de l'intérêt que je prenois à sa situation; quoique je n'eusse pas parlé, c'est moi qu'il rassura.—Ce n'est rien, dit-il, madame; la fatigue de la route a rouvert ma blessure, mais elle est maintenant refermée, et dans quelques jours je serai mieux.—Je voulus essayer de lui répondre; mais je craignis qu'en parlant ma voix ne fût trop altérée, et j'interrompis ma phrase sans la finir. Madame de Vernon lui demanda des nouvelles de madame de Mondoville, lui dit quelques mots aimables sur l'impatience qu'elle avoit de le voir. Il répondit à tout d'un ton abattu, mais avec grâce. Madame de Vernon, craignant de le fatiguer, se leva, lui prit la main affectueusement, et donna le bras à M. Barton pour sortir.
Je m'avançai après elle, voulant enfin prendre sur moi d'exprimer mon intérêt à M. de Mondoville. Il se leva pour me remercier avant que je pusse l'en empêcher, et voulut faire quelques pas pour me reconduire; mais un étourdissement très-effrayant le saisit tout à coup; il cherchoit à s'appuyer pour ne pas tomber: je lui offris mon bras involontairement, et sa tête se pencha sur mon épaule; je crus qu'il alloit expirer. Ah! ma Louise, qui n'auroit pas été troublé dans un tel moment!—Je perdis toute idée de moi-même et des autres; je m'écriai:—Ma tante, venez à son secours, regardez-le, il va mourir.—Et mon visage fut couvert de larmes. M. Barton se retourna précipitamment, soutint Léonce dans ses bras, et le reconduisit jusqu'au sopha. Léonce revint à lui; il ouvrit les yeux avant que j'eusse essuyé mes pleurs; et les regards les plus reconnoissans m'apprirent qu'il avoit remarqué mon émotion.
Je m'éloignai alors, et madame de Vernon me suivit: il faisoit nuit quand nous revînmes; elle ne put, je crois, s'apercevoir de la peine que j'avois à me remettre, et d'ailleurs n'étoit-il pas naturel que je fusse inquiète de l'état où j'avois vu Léonce? J'appris à la porte de madame de Vernon que M. de Serbellane étoit venu me demander deux fois, et je me servis de ce prétexte pour rentrer chez moi: je m'y suis renfermée pour vous écrire.
Après ce récit, ma chère Louise, vous tremblerez pour mon bonheur: cependant n'oubliez pas combien la pitié a eu de part à mon émotion. L'intérêt qu'inspire la souffrance trompe une âme sensible: il peut arriver de croire qu'on aime, lorsque seulement on plaint. Cependant je n'accompagnerai plus madame de Vernon chez M. de Mondoville; il connoîtra bientôt Matilde, il sera frappé de sa beauté, et je pourrai le voir alors avec les sentimens que me commandent la délicatesse et la raison.
Mon amie, ma chère Louise, je suis déjà plus calme; mais c'est un malheur que de l'avoir vu ainsi entouré de tout le prestige du danger et de la souffrance. Pourquoi le mari de Matilde ne s'est-il pas d'abord offert à moi au milieu de toutes les prospérités qui l'attendent? Qu'avoit-il à faire de ma pitié?