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Delphine

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LETTRE XLII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Paris, ce 31 novembre.

Madame de Vernon a été aujourd'hui véritablement sublime; plus son danger augmente, plus son âme s'élève. Ah! que ne peut-elle vivre encore! elle donneroit, j'en suis sûre, pendant le reste de sa vie, l'exemple de toutes les vertus. Sa fille, qui avoit passé la nuit à la veiller, est montée chez moi ce matin; elle m'a dit que sa mère étoit plus mal que le jour précédent, et qu'il ne restoit plus aucun espoir.—Il faut donc, ajouta-t-elle, il faut absolument que vous lui parliez de la nécessité d'accomplir ses devoirs de religion: je vous en conjure, ayez ce courage; il aura plus de mérite avec vos opinions qu'avec les miennes, et vous m'éviterez le plus cruel des malheurs, en sauvant ma pauvre mère de la perdition qui la menace. Mon confesseur est ici, c'est un prêtre d'une dévotion exemplaire; il prie pour nous dans ma chambre, et m'a déjà dit la messe pour obtenir du ciel que ma mère meure dans le sein de notre Église: cependant que peuvent ses prières, si ma mère n'y réunit pas les siennes! Ma chère cousine, persuadez-la! quelle que soit sa réponse, je lui parlerai, c'est mon devoir; mais si elle étoit bien préparée, si elle savoit qu'une personne aussi philosophe…. Je ne le dis pas pour vous offenser, vous le croyez bien; mais enfin, si elle savoit qu'une personne du monde, comme vous, est d'avis qu'elle doit se conformer aux devoirs de sa religion, peut-être qu'elle ne seroit pas retenue par le faux amour propre qui l'endurcit. Ma chère cousine, je vous en conjure….—Et elle me serroit les mains en me suppliant, avec une ardeur que je ne lui avois jamais connue. Je m'engageai de nouveau à parler à madame de Vernon; je pensois en effet qu'on devoit du respect aux cérémonies de la religion qu'on professe; et d'ailleurs les scrupules même les moins fondés des personnes qui nous aiment, méritent des égards; je demandai toutefois instamment à Matilde, de se conduire dans cette occasion avec beaucoup de douceur, de remplir ce qu'elle croyoit son devoir, mais de ne point tourmenter sa mère. Je descendis chez madame de Vernon, j'y trouvai madame de Lebensei. Madame de Mondoville, en la voyant, recula brusquement, et ne voulut point entrer. Madame de Lebensei me laissa seule avec madame de Vernon, en promettant de revenir le soir même passer la nuit auprès d'elle avec moi.—Eh bien! me dit madame de Vernon en me tendant la main quand nous fûmes seules, un mot de vous sur ma lettre, j'en ai besoin.—Sophie, lui répondis-je, je demande au ciel de vous rendre la vie, et je suis sûre de ramener votre coeur à tous les sentimens pour lesquels il étoit fait.—Ah! la vie, me dit-elle, il ne s'agit plus de cela; mais si votre amitié me reste, je me croirai moins coupable, et je mourrai tranquille.—Ah! sans doute, repris-je, elle vous reste, elle vous est rendue cette amitié si tendre; à la voix de ce qui nous fut cher, le souvenir du passé doit toujours renaître, rien ne peut l'anéantir; il se retire au fond de notre coeur, lors même qu'on croit l'avoir oublié: jugez ce que j'éprouve à présent que vous souffrez, que vous m'aimez, et que je vous vois prête à devenir ce que je vous croyois, ce que la nature avoit voulu que vous fussiez!—Douce personne! interrompit-elle, vos paroles me font du bien, et je meurs plus tranquillement que je ne l'ai mérité.

—Il me reste, lui dis-je, un pénible devoir à remplir auprès de vous; mais votre raison est si forte, que je ne crains point de vous présenter des idées qui pourroient effrayer toute autre femme. Votre fille désire avec ardeur que vous remplissiez les devoirs que la religion catholique prescrit aux personnes dangereusement malades; elle y attache le plus grand prix; il me semble que vous devez lui accorder cette satisfaction. D'ailleurs vous donnerez un bon exemple, en vous conformant, dans ce moment solennel, aux pratiques qui édifient les catholiques; le commun des hommes croit y voir une preuve de respect pour la morale et la Divinité.—Madame de Vernon réfléchit un moment, avant de me répondre; puis elle me dit:—Ma chère Delphine, je ne consentirai point à ce que vous me demandez; ce qui a souillé ma vie, c'est la dissimulation; je ne veux pas que le dernier acte de mon existence participe à ce caractère. J'ai toujours blâmé les cérémonies des catholiques auprès des mourans; elles ont quelque chose de sombre et de terrible, qui ne s'allie point avec l'idée que je me fais de la bonté de l'Être suprême. J'ai surtout une invincible répugnance pour ouvrir mon âme à un prêtre, peut-être même à toute autre personne qu'à vous; je sens qu'il me seroit impossible de parler avec confiance à un homme que je ne connois point, ni de recevoir aucune consolation de cette voix, jusqu'alors étrangère à mon coeur. Je crois que si l'on me contraignoit à voir un prêtre, je ne lui dirois pas une seule de mes pensées ni de mes actions secrètes; j'aurois l'air de me confesser, et je ne me confesserois sûrement pas; je me donnerois ainsi la fausse apparence de la foi que je n'aurois point. J'ai trop usé de la feinte; c'en est assez, je ne veux point interrompre la jouissance, hélas! trop nouvelle, que la sincérité me fait goûter, depuis que mon âme s'y est livrée. Ce n'est pas assurément que je repousse les idées religieuses; mon coeur les embrasse avec joie, et c'est en vous que j'espère, ma chère Delphine, pour me soutenir dans cette disposition; mais si je mêlois à ce que j'éprouve réellement des démonstrations forcées, je tarirois la source de l'émotion salutaire que vous avez fait naître en moi. Madame de Lebensei voulant me veiller cette nuit, ma fille choisira ce temps pour se reposer; restez avec moi, chère Delphine, consacrez ces momens, qui sont peut-être les derniers, à remplir mon âme de toutes les idées qui peuvent à la fois la fortifier et l'attendrir; mais ayez la bonté d'annoncer à ma fille mes refus; ils sont irrévocables.—Je connoissois le caractère positif de madame de Vernon; mon insistance eût été inutile; je lui promis donc ce qu'elle désiroit.—Suivez, ma chère Sophie, lui dis-je, suivez les impulsions de votre coeur; quand elles sont pures, elles élèvent toutes vers un Dieu qui se manifeste à nous, par chacun des bons mouvemens de notre âme.

—Je me suis occupée, ajouta madame de Vernon, de tous les intérêts qui pouvoient dépendre de moi; j'ai assuré autant qu'il m'étoit possible vos créances sur mon héritage; j'ai réglé avec le plus grand soin les intérêts de ma fille; enfin, et ce devoir étoit le plus impérieux de tous, j'ai écrit à Léonce une lettre qui contient dans les plus grands détails, l'histoire malheureuse des torts que j'ai eus envers vous deux. Cette lettre lui apprendra aussi les services que vous m'avez rendus; je lui dis positivement que c'est à votre générosité que ma fille doit la terre qu'elle lui a apportée en dot. Cette lettre sera remise par un de mes gens au courrier de l'ambassadeur d'Espagne, et dans huit jours vous serez justifiée auprès de Léonce. Je le renvoie à vous, pour savoir si j'ai mérité qu'il me pardonne. Je n'ai pu prendre sur moi de rien mettre dans cette lettre qui l'adoucît en ma faveur; ma fierté souffroit, je l'avoue, de faire des aveux si humilians à un homme qui ne m'a jamais aimée, et qui éprouvera sûrement, en lisant ma lettre, le dernier degré de l'indignation. Cette pensée, qui m'étoit toujours présente, m'a peut-être inspiré des expressions dont la sécheresse ne s'accorde pas avec ce que j'éprouve. Mais enfin, c'est à vous, à vous seule, que je pouvois confier mon repentir. Je n'ai pas dit à Léonce dans quel état de santé j'étois; ma mort le lui apprendra: je n'ai pu même me résoudre à lui recommander le bonheur de Matilde; une prière de moi ne peut que l'irriter: mais c'est entre vos mains, ma chère Delphine, que je remets le sort de ma fille. Je n'ai pas, assurément, le droit de donner des conseils à la vertu même; cependant, je vous en conjure, contentez-vous de reconquérir l'estime et l'admiration de Léonce, et ne rallumez pas un sentiment qui, j'en suis sûre, rendroit trois personnes très-malheureuses.—Nous irons ensemble, je l'espère, lui répondis-je, auprès de ma belle-soeur, comme nous en avions formé le projet, et je ne quitterai plus sa retraite.

—Nous irons! ce mot ne me convient plus; mais j'ose encore m'en flatter, s'écria madame de Vernon en joignant les mains avec ardeur, le ciel réparera le mal que j'ai fait, et vous donnera de nouveaux moyens de bonheur. Votre belle-soeur doit me haïr; adoucissez ce sentiment, afin qu'elle puisse, sans amertume, vous entendre quelquefois parler avec bonté de votre coupable amie.—Elle continua pendant assez long-temps encore à m'entretenir avec la même douceur, le même calme, et la même certitude de mourir. Il sembloit que cette conviction eût dégagé son esprit de toutes les fausses idées dont elle s'étoit fait un système. Ses qualités naturelles reparoissoient, elle se plaisoit dans les bons sentimens auxquels elle se livroit; et quoique la retrouver ainsi dût augmenter mes regrets, j'éprouvois une sorte de bien-être en revenant à l'estimer. Je jouissois de ce qu'elle me rendoit son image, et me permettoit de me souvenir d'elle, sans rougir de l'avoir si tendrement aimée. Quoiqu'il ne me restât plus l'espérance de la conserver, il m'étoit cependant très-pénible de l'entendre parler si long-temps, malgré la défense des médecins. Je la lui rappelai avec instance.—Quoi! me dit-elle, ne voyez vous pas qu'il me reste à peine vingt-quatre heures à vivre! il y a seulement trois jours, ma chère Delphine, que je suis contente de moi; laissez-moi donc vous communiquer toutes mes pensées, apprendre de vous si elles sont bonnes, si elles sont dignes de ce Dieu protecteur que vous prierez pour moi, avec cette voix angélique qui doit pénétrer jusqu'à lui; mais allez vous reposer, ajouta-t-elle; vous redescendrez dans quelques heures: j'entends madame de Lebensei qui revient; elle me plaît, elle a l'air de m'aimer: et ma fille, hélas! j'ai mérité ce que j'éprouve, jamais aucune confiance n'a existé entre nous. Adieu pour un moment, Delphine; mon cher enfant, adieu.—Elle me dit ces derniers mots avec le même accent, le même geste que dans sa grâce et dans sa santé parfaites. Cet éclair de vie, à travers les ombres de la mort, m'émut profondément, et je m'éloignai pour lui cacher mes pleurs.

En remontant chez moi, je trouvai Matilde qui m'attendoit: il fallut lui dire le refus de sa mère; elle en éprouva d'abord une douleur qui me toucha: mais bientôt, m'annonçant ce qu'elle appeloit son devoir, j'eus à combattre les projets les plus durs et les plus violens. Elle me répéta plusieurs fois qu'elle vouloit entrer chez sa mère, lui mener le prêtre quand il reviendroit, et la sauver enfin à tout prix. Elle accusoit madame de Lebensei de tout le mal, et se croyoit obligée de ne pas approcher du lit de sa mère mourante, tant qu'auprès de ce lit il y avoit une femme divorcée. Que sais-je! ses discours étoient un mélange de tout ce qu'un esprit borné et une superstition fanatique peuvent produire, dans une personne qui n'est pas méchante, mais dont le coeur n'est pas assez sensible pour l'emporter sur toutes ses erreurs. Ce ne sont point ses opinions seules qu'il faut en accuser: Thérèse en a de semblables; mais son caractère doux et tendre puise à la même source des sentimens tout-à-fait opposés.

J'essayai vainement, pendant une heure, toutes les armes de la raison, pour arriver jusqu'à la conviction de Matilde; on l'avoit munie d'une phrase contre tous les argumens possibles. Cette phrase ne répondoit à rien; mais elle suffisoit pour l'entretenir dans son opiniâtreté. Je n'aurois rien obtenu d'elle, si j'avois continué à chercher à la persuader; mais j'eus heureusement l'idée de lui proposer un délai de vingt-quatre heures; elle saisit cette offre, qui, peut-être, la tiroit de son embarras intérieur. Hélas! qui sait si Sophie sera en vie dans vingt-quatre heures! je ne la quitterai plus, de peur que Matilde, revenant à ses premières idées, ne la tourmentât pendant que je n'y serois pas.

Quoique je sois vivement occupée de l'état de madame de Vernon, je ne puis repousser une idée qui me revient sans cesse. Il y a sept jours aujourd'hui que Léonce attendoit ma justification, et qu'il ne l'a pas reçue; dans huit jours, il apprendra tout par la lettre de madame de Vernon; quelle impression recevra-t-il alors? quel sentiment éprouvera-t-il pour moi? Ah! je ne le saurai pas, je ne dois pas le savoir. Adieu, ma soeur; hélas! mon voyage ne sera pas long-temps retardé, et la pauvre Sophie aura cessé de vivre, avant même que M. de Mondoville ait pu répondre à sa lettre.

LETTRE XLIII.

Madame de Lebensei à mademoiselle d'Albémar.

Paris, ce 2 décembre.

Quelle cruelle scène, mademoiselle, je suis chargée de vous raconter! madame d'Albémar est dans son lit, avec une fièvre ardente, et j'ai moi-même à peine la force de remplir les devoirs que m'impose mon amitié pour vous et pour elle. Vous avez daigné, m'a-t-elle dit, vous souvenir de moi avec intérêt, et c'est peut-être à vous que je dois la bienveillance de cette créature parfaite: comment pourrai-je jamais reconnoître un tel service? quelle âme, quel caractère! et se peut-il que les plus funestes circonstances privent à jamais une telle femme de tout espoir de bonheur!

Madame de Vernon n'est plus; hier, à onze heures du matin, elle expira dans les bras de Delphine: une fatalité malheureuse a rendu ses derniers momens terribles. Je vais mettre, si je le peux, de la suite dans le récit de ces douze heures, dont je ne perdrai jamais le souvenir; pardonnez-moi mon trouble, si je ne parviens pas à le surmonter.

Avant-hier, à minuit, madame d'Albémar redescendit dans la chambre de madame de Vernon; elle la trouva sur une chaise longue, son oppression ne lui avoit pas permis de rester dans son lit; l'effrayante pâleur de son visage auroit fait douter de sa vie, si de temps en temps ses yeux ne s'étoient ranimés en regardant Delphine. Delphine chercha dans quelques moralistes, anciens et modernes, religieux et philosophes, ce qui étoit le plus propre à soutenir l'âme défaillante devant la terreur de la mort. La chambre étoit foiblement éclairée; madame d'Albémar se plaça à côté d'une lampe dont la lumière voilée répandoit sur son visage quelque chose de mystérieux. Elle s'animoit en lisant ces écrits, dans lesquels les âmes sensibles et les génies élevés ont déposé leurs pensées généreuses. Vous connoissez son enthousiasme pour tout ce qui est grand et noble: cette disposition habituelle étoit augmentée par le désir de faire une impression profonde sur le coeur de madame de Vernon; sa voix si touchante avoit quelque chose de solennel, souvent elle élevoit vers l'Être suprême des regards dignes de l'implorer; sa main prenoit le ciel à témoin de la vérité de ses paroles, et toute son attitude avoit une grâce et une majesté inexprimables.

Je ne sais où Delphine trouvoit ce qu'elle lisoit, ce qui peut-être lui étoit inspiré; mais jamais on n'environna la mort d'images et d'idées plus calmes, jamais on n'a su mieux réveiller au fond du coeur ces impressions sensibles et religieuses, qui font passer doucement des dernières lueurs de la vie aux pâles lueurs du tombeau.

Tout à coup, à quelque distance de la maison de madame de Vernon, une fenêtre s'ouvrit, et nous entendîmes une musique brillante, dont le son parvenoit jusqu'à nous: dans le silence de la nuit, à cette heure, ce devoit être une fête qui duroit encore. Madame de Vernon, maîtresse d'elle-même jusqu'alors, fondit en larmes à cette idée; la même émotion nous saisit, Delphine et moi, mais elle se remit la première, et prenant la main de madame de Vernon avec tendresse:—Oui, lui dit-elle, ma chère amie, à quelques pas de nous il y a des plaisirs, ici de la douleur; mais avant peu d'années, ceux qui se réjouissent pleureront, et l'âme, réconciliée avec son Dieu comme avec elle-même, dans ces temps-là, ne souffrira plus.—Madame de Vernon parut calmée par les paroles de Delphine, et presque au même instant tous les instrumens cessèrent.

Quel tableau cependant que celui dont j'étois témoin! un rapprochement singulièrement remarquable en augmentoit encore l'impression; je venois d'apprendre par madame de Vernon elle-même, qu'elle avoit les plus grands torts à se reprocher envers madame d'Albémar; et je réfléchissois sur l'enchaînement de circonstances qui donnoit à madame de Vernon, si accueillie, si recherchée dans le monde, pour unique appui, pour seule amie, la femme qu'elle avoit le plus cruellement offensée.

Quand madame de Vernon vouloit parler à Delphine de son repentir, elle repoussoit doucement cette conversation, l'entretenoit de son amitié pour elle, avec une sorte de mesure et de délicatesse qui écartoit le souvenir de la conduite de madame de Vernon, et ne rappeloit que ses qualités aimables. Delphine apportoit attentivement à son amie mourante les secours momentanés qui calmoient ses douleurs; elle la replaçoit doucement et mieux sur son sopha, elle l'interrogeoit sur ses souffrances avec les ménagemens les plus délicats, et, sans montrer ses craintes, elle laissoit voir toute sa pitié; enfin le génie de la bonté inspiroit Delphine, et sa figure, devenue plus enchanteresse encore par les mouvemens de son âme, donnoit une telle magie à toutes ses actions, que j'étois tentée de lui demander s'il ne s'opéroit point quelque miracle en elle; mais il n'y en avoit point d'autre que l'étonnante réunion de la sensibilité, de la grâce, de l'esprit et de la beauté!

Pauvre madame de Vernon! elle a du moins joui de quelques heures très-douces, et pendant cette nuit, j'ai vu sur son visage une expression plus calme et plus pure, que dans les momens les plus brillans de sa vie. J'espère encore que son âme n'a pas perdu tout le fruit du noble enthousiasme que Delphine avoit su lui inspirer. Enfin le jour commença, c'étoit un des plus sombres et des plus glacés de l'hiver; il neigeoit abondamment, et le froid intérieur qu'on ressentoit ajoutoit encore à tout ce que cette journée devoit avoir d'effroyable; je voyois que madame de Vernon s'affoiblissoit toujours plus, et que ses vomissemens de sang devenoient plus fréquens et plus douloureux. Je suis convaincue que quand même elle eût évité les cruelles épreuves qu'elle a souffertes, elle n'auroit pu vivre un jour de plus.

Le médecin arriva, et bientôt après madame de Mondoville; je dois lui rendre la justice que son visage étoit fort altéré, elle avoit l'air d'avoir beaucoup pleuré; madame de Vernon le remarqua et lui fit un accueil très-tendre. Le médecin, après avoir examiné l'état de madame de Vernon, qui ne l'interrogea même pas, sortit avec madame de Mondoville; il est probable qu'il lui annonça que sa mère n'avoit plus que quelques heures à vivre. Alors le confesseur de Matilde, qui n'a pas la modération et la bonté de quelques hommes de son état, décida l'aveugle personne dont il disposoit à le conduire chez sa mère, malgré le refus qu'elle avoit fait de le voir.

Au moment où nous vîmes Matilde entrer dans la chambre, accompagnée de son prêtre, nous tressaillîmes, madame d'Albémar et moi; mais il n'étoit plus temps de rien empêcher. Matilde, avec d'autant plus de véhémence qu'il lui en coûtoit peut-être davantage, dit à madame de Vernon:—Ma mère, si vous ne voulez pas me faire mourir de douleur, ne vous refusez pas aux secours qui peuvent seuls vous sauver des peines éternelles, je vous en conjure au nom de Dieu et de Jésus-Christ.—En achevant ces mots, elle se jeta à genoux devant sa mère.—Insensée! s'écria Delphine, pensez-vous servir l'Être souverainement bon, en causant à votre mère l'émotion la plus douloureuse?—Vous perdez ma mère, s'écria Matilde avec indignation, vous, Delphine, par vos ménagemens pusillanimes, vos incertitudes, et vos doutes; et vous, madame, dit-elle en se retournant vers moi, par l'intérêt que vous avez à écarter la religion qui vous condamne.—J'entendois ces paroles sans aucune espèce de colère, tant la situation de madame de Vernon et l'anxiété de Delphine m'occupoient: je remarquai seulement dans le visage de madame de Vernon une expression très-vive, et bientôt après, elle prit la parole avec une force extraordinaire dans son état.

—Ma fille, dit-elle à Matilde, je pardonne a votre zèle inconsidéré; je dois tout vous pardonner, car j'ai eu le tort de ne point vous élever moi-même; je n'ai point éclairé votre esprit, et les rapports intimes de la confiance n'ont point existé entre nous; j'ai soigné vos intérêts, mais je n'ai point cultivé vos sentimens, et j'en reçois la punition, puisque dans cet instant même la mort ne sauroit rapprocher nos coeurs: la mère et la fille ne peuvent s'entendre au moins une fois, en se disant un dernier adieu. Mais vous, monsieur, continua-t-elle en s'adressant au prêtre, qui jusqu'alors s'étoit tenu dans le fond de la chambre, les yeux baissés, l'air grave, et ne prononçant pas un seul mot; mais vous, monsieur, pourquoi vous servez-vous de votre ascendant sur une tête foible, pour l'exposer à un grand malheur, celui d'affliger une mère mourante? J'ai beaucoup de respect pour la religion; mon coeur est rempli d'amour pour un Dieu bienfaisant, et sa bonté me pénètre de l'espoir d'une autre vie; mais ce seroit mal me présenter au juge de toute vérité, que de trahir ma pensée, par des témoignages extérieurs qui ne sont point d'accord avec mes opinions; j'aime mieux me confesser à Dieu dans mon coeur, qu'à vous, monsieur, que je ne connois point, ou qu'à tout autre prêtre avec lequel je n'aurois point contracté des liens d'amitié ou de confiance; je suis plus sûre de la sincérité de mes regrets que de la franchise de mes aveux; nul homme ne peut m'apprendre si Dieu m'a pardonné, la voix de ma conscience m'en instruira mieux que vous. Laissez-moi donc mourir en paix, entourée de mes amis, de ceux avec qui j'ai vécu, et sur le bonheur desquels ma vie n'a que trop exercé d'influence; s'ils sont revenus à moi, s'ils ont été touchés de mon repentir, leurs prières imploreront la miséricorde divine en ma faveur, et leurs prières seront écoutées; je n'en veux point d'autres: cet ange, ajouta-t-elle en montrant Delphine, cet ange que j'ai offensé, intercédera pour moi auprès de l'Être suprême; retirez-vous maintenant, monsieur; votre ministère est fini, quand vous n'avez pas convaincu; si vous vouliez employer tout autre moyen pour parvenir à votre but, vous ne vous montreriez pas digne de la sainteté de votre mission.

—Dès que madame de Vernon eut fini de parler, le prêtre se mit à genoux, et, baisant la croix qu'il portoit sur sa poitrine, il dit avec un ton solennel, qui me parut dur et affecté:—Malheur à l'homme qui veut sonder les voies du Christ, et méconnoître son autorité! malheur à lui, s'il meurt dans l'impénitence finale!—Et faisant signe à Matilde de le suivre, ils s'éloignèrent tous les deux dans le plus profond silence.

Soit que madame de Mondoville voulût retenir le prêtre, pour le ramener auprès de sa mère, lorsqu'elle n'auroit plus la force de s'y opposer; soit qu'elle crût que le service divin qu'on feroit pour madame de Vernon, pendant qu'elle vivoit encore, seroit plus efficace; elle s'enferma dans son appartement pour dire des prières avec son confesseur, et quelques domestiques attachés aux mêmes opinions qu'elle: ainsi donc elle s'éloigna de sa mère dans ses derniers momens, et ne lui rendit point les soins qu'elle lui devoit. Un bizarre mélange de superstition, d'opiniâtreté, d'amour mal entendu du devoir, se combinoit dans son âme avec une véritable affection pour sa mère, mais une affection dont les preuves amères et cruelles faisoient souffrir toutes les deux. Quoi qu'il en soit, c'est à cette singulière absence de la chambre de madame de Vernon, que Matilde a dû de n'être pas témoin d'une scène qui l'auroit pour jamais privée du repos et du bonheur.

Lorsque madame de Mondoville et le confesseur furent éloignés, l'effort que madame de Vernon avoit fait, l'émotion qu'elle avoit éprouvée, lui causèrent un vomissement de sang si terrible, qu'elle perdit tout-à-fait connoissance dans les bras de madame d'Albémar. Nos soins la rappelèrent encore à la vie; mais Delphine, profondément effrayée de cet accident que nous avions cru le dernier, étoit à genoux devant la chaise longue de madame de Vernon, le visage penché sur ses deux mains pour essayer de les réchauffer; ses beaux cheveux blonds, s'étant détachés, tomboient en désordre…. Dans ce moment, j'entendis ouvrir deux portes avec une violence remarquable, dans une maison où les plus grandes précautions étoient prises contre le moindre bruit qui pût agiter madame de Vernon. Un pas précipité frappe mon oreille, je me lève, et je vois entrer Léonce une lettre à la main (c'étoit celle de madame de Vernon qui contenoit l'aveu de sa conduite). Il étoit tremblant de colère, pâle de froid, tout son extérieur annonçoit qu'il venoit de faire un long voyage: en effet, depuis sept jours et sept nuits, par les glaces de l'hiver, il étoit venu de Madrid sans s'arrêter un moment; il étoit entré dans la maison de madame de Vernon sans parler à personne, et comme enivré d'agitations et de souffrances physiques et morales.

Delphine tourna la tête, jeta un cri en voyant Léonce, étendit les bras vers lui sans savoir ce qu'elle faisoit; ce mouvement et l'altération des traits de Delphine achevèrent de déranger presque entièrement la raison de Léonce, et prenant vivement le bras de Delphine, comme pour l'entraîner:—Que faites-vous, s'écria-t-il en s'adressant à madame de Vernon (dont il ne pouvoit voir le visage, parce qu'un rideau à demi tiré devant sa chaise longue la cachoit), que faites-vous de cette pauvre infortunée? quelle nouvelle perfidie employez-vous contre elle? Cette lettre que vous m'avez adressée en Espagne, le courrier qui la portoit me l'a remise comme j'arrivois, comme je venois m'éclaircir enfin du doute affreux que le silence de Delphine et la lettre d'un ami faisoient peser sur moi: la voilà cette lettre, elle contient le récit de vos barbares mensonges. Je ne devois, disiez-vous, la recevoir qu'après le départ de Delphine; étoit-ce encore une ruse pour empêcher mon retour ici, pour faire tomber dans quelque piège, en mon absence, la malheureuse Delphine?—Léonce, dit madame d'Albémar, que vous êtes injuste et cruel! madame de Vernon est mourante, ne le savez-vous donc pas?— Mourante! répéta Léonce; non, je ne le crois pas; le feint-elle pour vous attendrir? vous laisserez-vous encore tromper par sa détestable adresse? Quoi, Delphine! vous m'aviez écrit que je devois en croire madame de Vernon, et elle s'est servie de cette preuve même de votre confiance pour me convaincre que vous aimiez M. de Serbellane, tandis que, victime généreuse, vous vous étiez sacrifiée à la réputation de madame d'Ervins! et vous, Delphine, et vous qui me jugiez instruit de la vérité, vous avez dû penser que j'étois le plus foible, le plus ingrat, le plus insensible des hommes; que je vous blâmois de vos vertus, que je vous abandonnois à cause de vos malheurs. J'ai des défauts; on s'en est servi pour donner quelque vraisemblance à la conduite la plus cruelle, envers l'être le plus aimable et le plus doux. Ce n'est pas tout encore; un obstacle de fortune me séparoit de Matilde; cet obstacle est levé par Delphine, l'exemple d'une générosité sans bornes, la victime d'une ingratitude sans pudeur. On me laisse ignorer ce service, on la punit de l'avoir rendu; tout est mystère autour de moi, je suis enlacé de mensonges, et quand j'apprends que je suis aimé, que je l'ai toujours été (dit-il avec un son de voix qui déchiroit le coeur), je suis lié, lié pour jamais! Je la vois, cet objet de mon amour, de mon éternel amour; elle tend les bras vers son malheureux ami; tout son visage porte l'empreinte de la douleur, et je ne puis rien pour elle! et je l'ai repoussée, quand elle se donnoit à moi, quand elle versoit peut-être des larmes amères sur ma perte! et c'est vous, répéta-t-il en interpellant madame de Vernon, c'est vous!…—

L'inexprimable angoisse de cette malheureuse femme me faisoit une pitié profonde; Delphine, qui en souffroit plus encore que moi, s'écria:—Léonce, arrêtez! arrêtez! un accident funeste l'a mise au bord de la tombe; si vous saviez, depuis ce temps, par combien de regrets touchans et sincères elle a tâché de réparer la faute que l'amour maternel l'avoit entraînée à commettre!—Elle sera bien punie, s'écria Léonce, si c'est sa fille qu'elle a voulu servir; elle se reprochera son malheur comme le mien. Rompez, femme perfide, dit-il à madame de Vernon, rompez le lien que vous avez tissu de faussetés; rendez-moi ce jour, le matin de ce jour où je n'avois pas entendu votre langage trompeur, où j'étois libre encore d'épouser Delphine, rendez-le-moi.—Oh Léonce! répondit madame de Vernon, ne me poursuivez pas jusque dans la mort, acceptez mon repentir.—Revenez à vous-même, interrompit Delphine en s'adressant à Léonce; voyez l'état de cette infortunée; pourriez-vous être inaccessible à la pitié?—Pour qui, de la pitié? reprit-il avec un égarement farouche, pour qui? pour elle? ah! s'il est vrai qu'elle se meure, faites que le ciel m'accorde de changer de sort avec elle; que je sois sur ce lit de douleur, regretté par Delphine, et qu'elle porte à ma place les liens de fer dont elle m'a chargé; qu'elle acquitte cette longue destinée de peines à laquelle sa dissimulation profonde m'a condamné.—Barbare! s'écria Delphine, que faut-il pour vous attendrir, pour obtenir de vous une parole douce qui console les derniers momens de la pauvre Sophie? Et moi donc aussi, n'ai-je pas souffert? depuis que j'ai perdu l'espoir d'être unie à vous, un jour s'est-il passé sans que j'aie détesté la vie? je vous demande au nom de mes pleurs….—Au nom de vos malheurs qu'elle a causés, interrompit Léonce, que me demandez-vous?

Delphine alloit répondre; madame de Vernon, se levant presque comme une ombre du fond du cercueil, et s'appuyant sur moi, fit signe à Delphine de la laisser parler. Comme elle s'avançoit soutenue de mon bras, elle sortit de l'enfoncement dans lequel étoit placée sa chaise longue; et le jour éclairant toute sa personne, Léonce fut frappé de son état, qu'il n'avoit pu juger encore: ce spectacle abattit tout à coup sa fureur; il soupira, baissa les yeux, et je vis, même avant que madame de Vernon se fût fait entendre, combien toute la disposition de son âme étoit changée.

—Delphine, dit alors madame de Vernon, ne demandez pas à Léonce un pardon qu'il ne peut m'accorder, puisque tout son coeur le désavoue; j'ai peut-être mérité le supplice qu'il me fait éprouver; vous aviez, chère Delphine, répandu trop de douceur sur la fin de ma vie, je n'étois pas assez punie; mais obtenez seulement qu'il me jure de ne pas faire le malheur de Matilde, que mes fautes soient ensevelies avec moi, que leurs suites funestes ne poursuivent pas ma mémoire; obtenez de lui qu'il cache à Matilde l'histoire de son mariage et de ses sentimens pour vous.—A qui voulez-vous, répondit Léonce, dont l'indignation avoit fait place au plus profond accablement, à qui voulez-vous que je promette du bonheur? hélas! je n'ai, je ne puis répandre autour de moi que de la douleur.—Si vous me refusez aussi cette prière, répondit madame de Vernon, ce sera trop de dureté pour moi, oui, trop en vérité.—Je la sentis défaillir entre mes bras, et je me hâtai de la replacer sur son sopha.

Delphine, animée par un mouvement généreux, qui l'élevoit au-dessus même de son amour pour Léonce, s'approcha de madame de Vernon, et lui dit avec une voix solennelle, avec un accent inspiré:—Oui, c'est trop, pauvre créature! et ce cruel, insensible à nos prières, n'est point auprès de toi l'interprète de la justice du ciel. Je te prends sous ma protection; s'il t'injurie, c'est moi qu'il offensera; s'il ne prononce pas à tes pieds les paroles qui font du bien à l'âme, c'est mon coeur qu'il aliénera: tu lui demandes de respecter le bonheur de ta fille, eh bien! je réponds, moi, de ce bonheur; il me sera sacré, je le jure à sa mère expirante; et si Léonce veut conserver mon estime, et ce souvenir d'amour qui nous est cher encore au milieu de nos regrets, s'il le veut, il ne troublera point le repos de Matilde, il n'altérera jamais le respect qu'elle doit à la mémoire de sa mère. Femme trop malheureuse! dont Léonce n'a point craint de déchirer le coeur, je me rends garant de l'accomplissement de vos souhaits, écoutez-moi de grâce, n'écoutez plus que moi seule.—Oui, dit madame de Vernon d'une voix à peine intelligible, je t'entends, Delphine, je te bénis; la bénédiction des morts est toujours sainte, reçois-la, viens près de moi….—Elle posa sa tête sur l'épaule de Delphine; Léonce, en voyant ce spectacle, tombe à genoux au pied du lit de madame de Vernon, et s'écrie:—Oui, je suis un misérable furieux; oui, Delphine est un ange; pardonnez-moi, pour qu'elle me pardonne, pardonnez-moi le mal que j'ai pu vous faire.—Entendez-vous, Sophie, dit madame d'Albémar à madame de Vernon, qui ne répondoit plus rien à Léonce; entendez-vous? son injustice est déjà passée, il revient à vous.—Oui, répondit Léonce, il revient à vous, et peut être il va mourir….—En effet, tant d'agitations, un voyage si long au milieu de l'hiver et sans aucun repos l'avoient jeté dans un tel état qu'il tomba sans connoissance devant nous.

Jugez de mon effroi, jugez de ce qu'éprouvoit Delphine! les mains déjà glacées de madame de Vernon retenoient les siennes; elle ne pouvoit s'en éloigner, et cependant elle voyoit devant elle Léonce étendu comme sans vie sur le plancher. Madame de Vernon, au milieu des convulsions de l'agonie, saisit encore une fois la main de Delphine avant que d'expirer. Delphine, dans un état impossible à dépeindre, soutenoit dans ses bras le corps de son amie, et me répétoit, les yeux fixés sur Léonce:—Madame de Lebensei, juste ciel! vit-il encore?… dites-le moi….—A mes cris madame de Mondoville arriva précipitamment; sa mère ne vivoit plus, et son mari, qu'elle croyoit en Espagne, étoit sans connoissance devant ses yeux: elle attribua son état au saisissement causé par la mort de sa mère, et profondément touchée de le voir ainsi, elle montra, pour le secourir, une présence d'esprit et une sensibilité qui pouvoient intéresser à elle.

On transporta Léonce dans une autre chambre; Delphine étoit restée pendant ce temps immobile, et dans l'égarement. Son amie, qui n'étoit plus, reposoit toujours sur son sein: elle m'interrogeoit des yeux sur ce que je pensois de l'état de Léonce; je l'assurai qu'il seroit bientôt rétabli, et que l'émotion et la fatigue avoient seules causé l'accident qu'il venoit d'éprouver. Madame de Mondoville rentra dans ce moment avec ses prêtres, et tout l'appareil de la mort; Delphine comprit alors que madame de Vernon avoit cessé de vivre, et plaçant doucement sur son lit cette femme à la fois intéressante et coupable, elle se mit à genoux devant elle, baisa sa main avec attendrissement et respect, et s'éloignant, elle se laissa ramener par moi, dans sa maison, sans rien dire.

Je l'ai fait mettre au lit parce qu'elle avoit une fièvre très-forte. Nous avons envoyé plusieurs fois savoir des nouvelles de Léonce: il est revenu de son évanouissement assez malade, mais sans danger. M. Barton qui, par un heureux hasard, étoit arrivé hier au soir, est venu pour voir Delphine ce matin; elle étoit si agitée, qu'il n'eût pas été prudent de la laisser s'entretenir avec lui. Il m'a dit seulement qu'ayant obtenu de madame d'Albémar de ne pas écrire à Léonce, de peur de l'irriter contre sa belle-mère, il avoit cru cependant devoir dire quelques mots, pour le calmer, dans une lettre qu'il lui avoit adressée; mais l'obscurité même de cette lettre et le silence de Delphine avoient jeté Léonce dans une si violente incertitude, qu'il étoit parti d'Espagne à l'instant même, se flattant d'arriver à Paris avant le départ de madame d'Albémar pour le Languedoc.

M. Barton ne m'a point caché qu'il étoit inquiet des résolutions de Léonce; il reçoit les soins de madame de Mondoville avec douceur, mais quand il est seul avec M. Barton, il paroît invariablement décidé à passer sa vie avec madame d'Albémar: sa passion pour elle est maintenant portée à un tel excès, qu'il semble imposssible de la contenir. M. Barton n'espère que dans le courage et la vertu de madame d'Albémar. Il croit qu'elle doit se refuser à revoir Léonce, et suivre son projet de retourner vers vous: c'est aussi la détermination de Delphine; je n'en puis douter, car je l'ai entendue répéter tout bas, quand elle se croyoit seule, non je ne dois pas le revoir, je l'aime trop, il m'aime aussi, non je ne le dois pas; il faut partir.

Cependant, que vont devenir Léonce et Delphine? avec leurs sentimens, et dans leur situation, comment vivre ni séparés ni réunis? mon mari est venu me rejoindre, il m'a rendu le courage qui m'abandonnoit. Il dit qu'il veut essayer d'offrir des consolations à madame d'Albémar; mais quel bien lui-même, le plus éclairé, le plus spirituel des hommes, quel bien peut-il lui faire? Votre parfaite amitié, mademoiselle, vous fera-t-elle découvrir des consolations que je cherche en vain? Je crois à l'énergie du caractère de madame d'Albémar, à la sévérité de ses principes; mais ce qui n'est, hélas! que trop certain, c'est qu'il n'existe aucune résolution qui puisse désormais concilier son bonheur et ses devoirs.

Agréez, mademoiselle, l'hommage de mes sentimens pour vous.

ÉLISE DE LEBENSEI.

FIN DU PREMIER VOLUME.

DELPHINE.

TROISIEME PARTIE.

LETTRE PREMIÈRE.

Léonce à Delphine.

Paris, ce 4 décembre 1790.

La perfidie des hommes nous a séparés, ma Delphine; que l'amour nous réunisse: effaçons le passé de notre souvenir; que nous font les circonstances extérieures dont nous sommes environnés? N'aperçois-tu pas tous les objets qui nous entourent comme à travers un nuage? Sens-tu leur réalité? Je ne crois à rien qu'à toi: je sais confusément qu'on m'a indignement trompé; que je l'ai reproché à une femme mourante; que sa fille se dit ma femme; je le sais: mais une seule image se détache de l'obscurité, de l'incertitude de mes souvenirs, c'est toi, Delphine: je te vois au pied de ce lit de mort, cherchant à contenir ma fureur, me regardant avec douceur, avec amour; je veux encore ce regard; seul, il peut calmer l'agitation brûlante qui m'empêche de reprendre des forces.

Mon excellent ami Barton n'a-t-il pas prétendu hier que ton intention étoit de partir, et de partir sans me voir! Je ne l'ai pas cru, mon amie: quel plaisir ton âme douce trouveroit-elle à me faire courir en insensé sur tes traces? Tu n'as pas l'idée, jamais tu ne peux l'avoir, que je me résigne à vivre sans toi! Non, parce que la plus atroce combinaison m'a empêché d'être ton époux, je ne consentirai point à te voir un jour, une heure de moins que si nous étions unis l'un à l'autre; nous le sommes, tout est mensonge dans mes autres liens, il n'y a de vrai que mon amour, que le tien; car tu m'aimes, Delphine! Je t'en conjure, dis-moi, le jour, le jour où j'ai formé cet hymen qui ne peut exister qu'aux yeux du monde, cet hymen dont tous les sermens sont nuls, puisqu'ils supposoient tous que tu avois cessé de m'aimer, n'étois-tu pas derrière une colonne, témoin de cette fatale cérémonie? Je crus alors que mon imagination seule avoit créé cette illusion; mais s'il est vrai que c'étoit toi-même que je voyois, comment ne t'es-tu pas jetée dans mes bras? Pourquoi n'as-tu pas redemandé ton amant à la face du ciel? Ah! j'aurois reconnu ta voix; ton accent eût suffi pour me convaincre de ton innocence; et, devant ce même autel, plaçant ta main sur mon coeur, c'est à toi que j'aurois juré l'amour que je ne ressentois que pour toi seule.

Mais qu'importe cette cérémonie! elle est vaine, puisque c'est à Matilde qu'elle m'a lié. Ce n'est pas Delphine, dont l'esprit supérieur s'affranchit à son gré de l'opinion du monde, ce n'est pas elle qui repoussera l'amour par un timide respect pour les jugemens des hommes. Ton véritable devoir, c'est de m'aimer; ne suis-je pas ton premier choix? Ne suis-je pas le seul être pour qui ton âme céleste ait senti cette affection durable et profonde, dont le sort de ta vie dépendra? Oh! mon amie, quoique personne ne puisse te voir sans t'admirer, moi seul je puis jouir avec délices de chacune de tes paroles; moi seul je ne perds pas le moindre de tes regards. Aime-moi, pour être adorée dans toutes les nuances de tes charmes. Aime-moi, pour être fière de toi-même; car je t'apprendrai tout ce que tu vaux. Je te découvrirai des vertus, des qualités, des séductions que tu possèdes sans le savoir.

Oh Delphine! les lois de la société ont été faites pour l'universalité des hommes; mais quand un amour sans exemple dévore le coeur, quand une perfidie presque aussi rare a séparé deux êtres qui s'étoient choisis, qui s'étoient aimés, qui s'étoient promis l'un à l'autre, penses-tu qu'aucune de ces lois, calculées pour les circonstances ordinaires de la vie, doive subjuger de tels sentimens? Si devant les tribunaux, je démontrois que c'est par l'artifice le plus infâme qu'on a extorqué mon consentement, ne décideroient-ils pas que mon mariage doit être cassé? Et parce que je n'ai que des preuves morales à alléguer, et parce que l'honneur du monde ne me permet pas de les donner, ne puis-je donc pas prononcer dans ma conscience le jugement que confirmeroient les lois, si je les interrogeois? Ne puis-je pas me déclarer libre au fond de mon coeur?

Hélas! je le sais, il m'est interdit de te donner mon nom, de me glorifier de mon amour en présence de toute la terre, de te défendre, de te protéger comme ton époux; il faut que tu renonces pour moi à l'existence que je ne puis te promettre dans le monde, et que tant d'autres mettroient à tes pieds. Mais, j'en suis sûr, tu me feras volontiers ce sacrifice, tu ne voudras pas punir un malheureux de l'indigne fausseté dont il a été la victime. Ah! s'il s'accusoit, l'infortuné, d'avoir cru trop facilement la calomnie, s'il se reprochoit sa conduite avec désespoir, s'il étoit prêt à détester son caractère, c'est alors surtout, c'est alors, Delphine, que tu sentirois le besoin de consoler cet ami, qui ne pourroit trouver aucun repos au fond de son coeur. Oui, je hais tour à tour les auteurs de mes maux et moi-même; mes amères pensées me promènent sans cesse de l'indignation contre la conduite des autres, à l'indignation contre mes propres fautes.

Je ne veux te rien cacher, Delphine; en te faisant connoître tous les sacrifices que je te demande, je n'effraierai point ton coeur généreux. Notre union, quels que soient mes soins pour honorer et respecter ce que j'adore, nuira plus à ta réputation qu'à la mienne. Cette crainte t'arrêteroit-elle? J'aurois moins le droit qu'un autre de la condamner; mais entends-moi, Delphine, que des motifs raisonnables ou puériles, nobles ou foibles, t'éloignent de moi, n'importe! je ne survivrai point à notre séparation. Maintenant que tu le sais, c'est à toi seule qu'il appartient de juger quelle est la puissance de ta volonté; a-t-elle assez de force pour te soutenir contre le regret de ma mort? Delphine, en es-tu certaine? prends garde, je ne le crois pas.

Si je t'avois rencontrée depuis que ma destinée est enchaînée à Matilde, j'aurois dû, j'aurois peut-être su résister à l'amour; mais t'avoir connue quand j'étois libre! avoir été l'objet de ton choix, et s'être lié à une autre! c'est un crime qui doit être puni; et je me prendrai pour victime, si tu attaches à ma faille des suites si funestes, que mon coeur soit à jamais dévoré par le repentir.

Quoi! mon bonheur me seroit ravi, non par la nécessité, non par le hasard, mais par une action volontaire, par une action irréparable! qu'ils vivent ceux qui peuvent soutenir ce mot, l'irréparable! Moi, je le crois sorti des enfers, il n'est pas de la langue des hommes; leur imagination ne peut le supporter; c'est l'éternité des peines qu'il annonce; il exprime à lui seul ses tourmens les plus cruels.

Les emportemens de mon caractère ne m'avoient jamais donné l'idée de la fureur qui s'empare de moi, quand je me dis que je pourrais te perdre, et te perdre par l'effet de mes propres résolutions, des sentimens auxquels je me suis livré, des mots que j'ai prononcés. Delphine, en exprimant cette crainte, qui me poursuit sans relâche, j'ai été obligé de m'interrompre; j'étois retombé dans l'accès de rage où tu m'as vu, lorsque j'accusois sans pitié madame de Vernon. Je me suis répété, pour me calmer, que tu ne braverois pas mon désespoir. Oh! ma Delphine, je te verrai, je te verrai sans cesse.

Demain, on m'assure que je serai en état de sortir, j'irai chez vous: votre porte pourroit-elle m'être refusée? Mais d'où vient cette terreur! ne connois-je pas ton coeur généreux, ton esprit éminemment doué de courage et d'indépendance! Quel motif pourroit t'empêcher d'avoir pitié d'un malheureux qui t'est cher, et qui ne peut plus vivre sans toi?

LETTRE II.

Réponse de Delphine à Léonce.

Quel motif pourrait m'empêcher de vous voir? Léonce, des sentimens personnels ou timides n'exercent aucun pouvoir sur moi. Dieu m'est témoin que, pour tous les intérêts réunis, je ne céderois pas une heure, une heure qu'il me seroit accordé de passer avec vous sans remords; mais ce qui me donne la force de dédaigner toutes les apparences, et de m'élever au-dessus de l'opinion publique elle-même, c'est la certitude que je n'ai rien fait de mal; je ne crains point les hommes, tant que ma conscience ne me reproche rien; ils me feroient trembler, si j'avois perdu cet appui.

Nous sommes bien malheureux: oh! Léonce, croyez-vous que je ne le sente pas? Tout sembloit d'accord il y a quelques mois, pour nous assurer la félicité la plus pure. J'étois libre, ma situation et ma fortune m'assuroient une parfaite indépendance; je vous ai vu, je vous ai aimé de toutes les facultés de mon âme, et le coup le plus fatal, celui que la plus légère circonstance, le moindre mot auroit pu détourner, nous a séparés pour toujours! Mon ami, ne vous reprochez point notre sort; c'est la destinée, la destinée seule, qui nous a perdus tous les deux.

Pensez-vous que je ne doive pas aussi m'accuser de mon malheur? Souvent je me révolte contre cette destinée irrévocable, je m'agite dans le passé comme s'il étoit encore de l'avenir; je me repens avec amertume de n'avoir pas été vous trouver, lorsque cent fois je l'ai voulu. Le désespoir me saisit, au souvenir de cette fierté, de cette crainte misérable, qui ont enchaîné mes actions, quand mon coeur m'inspirait l'abandon et le courage.

S'il vous est plus doux, Léonce, quand vous souffrez, de songer, à quelque heure que ce puisse être, que dans le même instant, Delphine, votre pauvre amie, accablée de ses peines, implore le ciel pour les supporter; le ciel qui, jusqu'alors, l'avoit toujours secourue, et qu'elle implore maintenant en vain: si cette idée tout à la fois cruelle et douce vous fait du bien, ah! vous pouvez vous y livrer! Mais que font nos douleurs à nos devoirs? La vertu, que nous adorions dans nos jours de prospérité, n'est-elle pas restée la même? Doit-elle avoir moins d'empire sur nous, parce que l'instant d'accomplir ce que nous admirions est arrivé?

Le sort n'a pas voulu que les plus pures jouissances de la morale et du sentiment nous fussent accordées. Peut-être, mon ami, la Providence nous a-t-elle jugés dignes de ce qu'il y a de plus noble au monde, le sacrifice de l'amour à la vertu. Peut-être…..hélas! j'ai besoin, pour me soutenir, de ranimer en moi tout ce qui peut exalter mon enthousiasme, et je sens avec douleur que pour toi, pour toi seul! ô Léonce, j'éprouve ces élans de l'âme que m'inspiroit jadis le culte généreux de la vertu.

Ce qui dépend encore de nous, c'est de commander à nos actions; notre bonheur n'est plus en notre puissance, remettons-en le soin au ciel; après beaucoup d'efforts, il nous donnera du moins le calme, oui, le calme à la fin! Quel avenir! de longues douleurs, et le repos des morts pour unique espoir; n'importe; il faut, Léonce, il faut ou désavouer les nobles principes dont nous étions si fiers, ou nous immoler nous-mêmes à ce qu'ils exigent de nous.

Vous apercevrez aisément dans cette lettre à quels combats je suis livrée. Si vous en concevez plus d'espoir, vous vous tromperez. Je sais que les devoirs que j'aimois n'ont plus de charmes à mes yeux, que l'amour a décoloré tous les autres sentimens de ma vie, que j'ai besoin de lutter à chaque instant contre les affections de mon coeur, qui m'entraînent toutes vers vous; je le sais, je consens à vous l'apprendre; mais c'est parce que je suis résolue à ne plus vous voir. Vous dirois-je le secret de ma foiblesse, si, déterminée au plus grand, au plus cruel, au plus courageux des sacrifices, je ne me croyais pas dispensée de tout autre effort?

Je suivrai le projet que j'avois formé avant votre retour d'Espagne; qu'y a-t-il de changé depuis ce retour? Je vous ai vu, et voilà ce qui me persuade que de nouveaux obstacles s'opposent à mon départ. Le plus grand des dangers, c'est de vous voir; c'est contre ce seul péril, ce seul bonheur, qu'il faut s'armer. Ne vous irritez pas de cette détermination, songez à ce qu'elle me coûte, ayez pitié de moi, que tout votre amour soit de la pitié!

Je m'essaie à roidir mon âme pour exécuter ma résolution; mais savez-vous quelle est ma vie, le savez-vous?…..Je ne me permets pas un instant de loisir, afin d'étourdir, s'il se peut, mon coeur. J'invente une multitude d'occupations inutiles, pour amortir sous leur poids l'activité de mes pensées; tantôt je me promène dans mon jardin avec rapidité, pour obtenir le sommeil par la fatigue; tantôt désespérant d'y parvenir, je prends de l'opium le soir, afin de m'endormir quelques heures. Je crains d'être seule avec la nuit, qui laisse toute sa puissance à la douleur, et n'affoiblit que la raison.

Je serois déjà partie, si vous ne m'aviez pas annoncé que vous me suivriez; je vous demande votre parole de ne pas exécuter ce projet. Quel éclat, qu'une telle démarche! Quel tort envers votre femme, dont le bonheur, à plusieurs titres, doit m'être toujours sacré! et que gagneriez-vous, si vous persistiez dans cette résolution insensée? Au milieu de la route, dans quelques lieux glacés par l'hiver, je vous reverrois encore, et je mourrois de douleur à vos pieds, si je ne me sentois pas la force de remplir mon devoir en vous quittant pour jamais.

Léonce, il y a dans la destinée des événemens dont jamais on ne se relève, et lutter contre leur pouvoir, c'est tomber plus bas encore dans l'abîme des douleurs. Méritons par nos vertus la protection d'un Dieu de bonté; nous ne pouvons plus rien faire pour nous qui nous réussisse; essayons d'une vie dévouée, d'une vie de sacrifices et de devoirs; elle a donné presque du bonheur à des âmes vertueuses. Regardez madame d'Ervins, victime de l'amour et du repentir, elle va s'enfermer pour jamais dans un couvent: elle a refusé la main de son amant, elle renonce à la félicité suprême, et cette félicité cependant n'auroit coûté de larmes à personne.

C'est moi qui résiste à vos prières, et c'est moi cependant qui emporterai dans mon coeur un sentiment que rien ne pourra détruire. Quand je me croyois dédaignée, insultée même par vous, je vous aimois, je cherchois à me trouver des torts pour excuser votre injustice. Ah! ne m'oubliez pas; y a-t-il un devoir qui vous commande de m'oublier? Quand il existeroit, ce devoir, qu'il soit désobéi. Si je me sentois une seconde fois abandonnée de votre affection, s'il falloit rentrer dans la ténébreuse solitude de la vie, je ne le supporterois plus.

Léonce, établissons entre nous quelques rapports qui nous soient à jamais chers. Tous les ans, le deux de décembre, le jour où vous avez cessé de me croire coupable, allez dans cette église où je vous ai vu, car je ne puis me résoudre à le nier, dans cette église où je vous ai vu donner votre main à Matilde. Pensez à moi dans ce lieu même, appuyez-vous sur la colonne derrière laquelle j'ai entendu le serment qui devoit causer ma douleur éternelle. Ah! pourquoi mes cris ne se sont-ils pas fait entendre! je n'aurois bravé que les hommes, et maintenant je braverois Dieu même, en me livrant à vous voir.

Léonce, jusqu'à ce jour je puis présenter une vie sans tache à l'Être suprême; si tu ne veux pas que je conserve ce trésor, prononce que j'ai assez vécu, j'en recevrai l'ordre de ta main avec joie. Quand je me sentirai prête à mourir, j'aurai encore un moment de bonheur qui vaut tout ce qui m'attend; je me permettrai de t'appeler auprès de moi, de te répéter que je t'aime; le veux-tu? dis-le moi. Va, ce désir ne seroit point cruel: ne te suffit-il pas que mon coeur, juge du tien, en fût reconnoissant?

Je me perds en vous écrivant, je ne suis plus maîtresse de moi-même; il faut encore que je m'interdise ce dernier plaisir. Adieu.

LETTRE III.

Léonce à Delphine.

Vous partiriez sans me voir! vous! La terre manqueroit sous mes pas, avant que je cessasse de vous suivre! avez-vous pu penser que vous échapperiez à mon amour? Il dompteroit tout, et vous-même. Respectez un sentiment passionné, Delphine, je vous le répète, respectez-le; vous ne savez pas; en le bravant, quels maux vous attireriez sur nos têtes.

J'ai été ce matin à votre porte; faible encore, je pouvois à peine me soutenir; on a refusé de me recevoir! j'ai fait quelques pas dans votre cour; vos gens ont persisté à m'interdire d'aller plus loin. Madame d'Artenas étoit chez vous, je n'ai pas voulu faire un éclat; j'ai levé les yeux vers votre appartement, j'ai cru voir derrière un rideau votre élégante figure; mais l'ombre même de vous a bientôt disparu, et votre femme de chambre est venue m'apporter votre lettre, en me priant, de votre part, de la lire, avant de demander à vous voir; j'ai obéi, je ne sais quel trouble que je me reproche a disposé de moi. Si vous alliez quitter votre demeure, si vous partiez à mon insu, si j'ignorois où vous êtes allée! Non, vous ne voulez pas condamner votre malheureux amant à vous demander en vain dans chaque lieu, croyant sans cesse vous voir eu sans cesse vous perdre, et se précipitant par de vains efforts vers votre image, comme dans ces songes funestes dont la douleur ne pourroit se prolonger sans donner la mort.

Delphine! vous qui n'avez jamais pu supporter le spectacle de la souffrance, est-ce donc moi seul que vous exceptez de votre bonté compatissante? parce que je vous aime, parce que vous m'aimez aussi, ma douleur n'est-elle rien? ne regardez-vous pas comme un devoir de la soulager? oh! qu'avois-je fait aux hommes, qu'avois-je fait à cette perfide qui m'a donné sa fille, quand je devois consacrer mon sort au vôtre? Et vous, qui me demandiez de pardonner, de quel droit le demandiez-vous, si vous êtes plus inflexible pour moi que vous ne l'avez été pour mes persécuteurs?

Vous refusez de m'entendre, et vous ne savez pas ce que j'ai besoin de vous dire; jamais, Delphine, jamais je n'ai pu te parler du fond du coeur, mille circonstances nous ont empêché de nous voir librement; s'il m'est accordé de t'entretenir une fois, une fois seulement, sans craindre d'être interrompu, sans compter les heures, je sens que je te persuaderai. Tu verras que rien de pareil à notre situation ne s'est encore rencontré; que nous nous sommes choisis, quand nous pouvions nous choisir, quand nous étions maîtres de disposer de nous-mêmes: il a fallu nous tromper pour nous désunir; notre âme n'a pris aucun engagement volontaire; devant ton Dieu, nous sommes libres: ô Delphine, toi qui respectes, toi qui fais aimer la Providence éternelle, crois-tu qu'elle m'ait donné les sentimens que j'éprouve, pour me condamner à les vaincre? quand la nature frémit à l'approche de la douleur, la nature avertit l'homme de l'éviter; son instinct seroit-il moins puissant dans les peines de l'âme? si la mienne se bouleverse par l'idée de te perdre, dois-je m'y résigner? Non, non, Delphine, je sais ce que les moralistes les plus sévères ont exigé de l'homme; mais lorsqu'une puissance inconnue met dans mon coeur le besoin dévorant de te revoir encore, cette puissance, de quelque nom que tu la nommes, défend impérieusement que je me sépare de toi.

Mon amie, je te le promets, dès que je t'aurai vue, c'est à toi que je m'en remettrai pour décider de notre sort; mais il faut que je t'exprime les sentimens qui m'oppressent. Le jour, la nuit, je te parle, et il me semble que je te montre dans mes sentimens, dans notre situation, des vérités que tu ignorois, et que seul je puis t'apprendre; je ne retrouve plus, quand je t'écris, ce que j'avois pensé: je ne puis aussi, je ne puis communiquer à mes lettres cet accent que le ciel nous a donné pour convaincre; et s'il est vrai cependant que si je te parlois, tu consentirois à passer tes jours avec moi, dans quel état ne me jetteriez-vous pas, Delphine, en me condamnant, sans m'avoir permis de plaider moi-même pour ma vie?

Vous êtes si forte contre mon malheur! vous devez vous croire certaine de me refuser, même après m'avoir écouté. Pourquoi donc ne pas me calmer un moment par ce vain essai, dont votre fermeté triomphera? Delphine, s'il falloit nous quitter, s'il le falloit, voudriez-vous me laisser un sentiment amer contre vous? ange de douceur, le voudriez-vous? Vous n'avez point refusé vos soins, vos consolations célestes à madame de Vernon, à celle qui nous avoit séparés; et moi, Delphine, et moi, me croyez-vous si loin de la mort, qu'au moins un adieu ne me soit pas dû?

Vous avez vu la violence de mon caractère, dans ce jour funeste où, sans vous, je me serois montré plus implacable encore. Songez quel est mon supplice, maintenant que je suis renfermé dans ma maison, avec une femme qui a pris ta place! O Delphine! je suis à cinquante pas de toi, et je ne puis néanmoins obtenir de te voir! J'envoie dix fois le jour pour m'assurer que vous n'avez point ordonné les préparatifs de votre départ; je tressaille comme un enfant à chaque bruit; je fais des plus simples événemens des présages; tout me semble annoncer que je ne te verrai plus. Tu parles de ta douleur, Delphine, ton âme douce n'a jamais éprouvé que des impressions qu'elle pouvoit dominer: mais la douleur d'un homme est âpre et violente; la force ne peut lutter long-temps sans triompher ou périr.

Comment as-tu la puissance de supporter l'état où je suis? de refuser un mot qui le feroit cesser comme par enchantement? je ne te reconnois pas, mon amie; tu permets à tes idées sur la vertu d'altérer ton caractère: prends garde, tu vas l'endurcir, tu vas perdre cette bonté parfaite, le véritable signe de ta nature divine; quand tu te seras rendue inflexible à ce que j'éprouve, quelle est donc la douleur qui jamais t'attendrira? c'est la sensibilité qui répand sur tes charmes une expression céleste; quel échange tu feras, si, en accomplissant ce que tu nommes des devoirs, tu dessèches ton âme, tu étouffes tous ces mouvemens involontaires, qui t'inspiroient tes vertus et ton amour!

Ne va point, par de vaines subtilités, distinguer en toi-même ta conscience de ton coeur; interroge-le ce coeur, repousse-t-il l'idée de me voir, comme il repousseroit une action vile ou cruelle? non, il t'entraîne vers moi; c'est ton Dieu, c'est la nature, c'est ton amant qui te parle, écoute une de ces puissances protectrices de ta destinée; écoute-les, car c'est au fond de ton âme qu'elles exercent leur empire; oublie tout ce qui n'est pas nous, nos âmes se suffisent, anéantissons l'univers dans notre pensée, et soyons heureux.

Heureux!—Sais-tu ce que j'appelle le bonheur? c'est une heure, une heure d'entretien avec toi, et tu me la refuserois! je me contiens, je te cache ce que j'éprouve à cette idée; ce n'est point en effrayant ton âme que je veux la toucher; que ta tendresse seule te fléchisse! Delphine, une heure! et tu pourras après….. si ton coeur conserve encore cette barbare volonté, oui, tu pourras après….. te séparer de moi.

LETTRE IV.

Réponse de Delphine à Léonce.

Si je vous revois, Léonce, jamais je n'aurai la force de me séparer de vous. Vous refuserois-je ce dernier entretien, le refuserois-je à mes voeux ardens, si je ne savois pas que vous revoir et partir est impossible! Que parlez-vous de vertu, d'inflexibilité? C'est vous qui devez plaindre ma foiblesse, et me laisser accomplir le sacrifice qui peut seul me répondre de moi. Quoi qu'il m'en coûte pour vous peindre ce que j'éprouve, il faut que vous connoissiez tout votre empire; vous prononcerez vous-même alors que j'ai dû quitter ma maison pour me dérober à vous.

Vous m'aviez écrit que vous viendriez chez moi ce matin, et j'avois eu la force d'ordonner qu'on ne vous reçût pas. J'avois passé une partie de la nuit à vous écrire, je voulois être seule tout le jour; j'avois besoin, quand je m'interdisois votre présence, de ne m'occuper que de vous. Madame d'Artenas se fit ouvrir ma porte d'autorité; mais je l'engageai, sous un prétexte, à lire dans mon cabinet un livre qui l'intéressoit, et je restai dans ma chambre, debout, derrière le rideau de ma fenêtre, les yeux fixés sur l'entrée de la maison, tenant à ma main la lettre que je vous avois écrite, et qui devoit, du moins je l'espérois, adoucir mon refus.

Je demeurai ainsi pendant près d'une heure, dans un état d'anxiété qui vous toucheroit peut-être, si vous pouviez cesser d'être irrité contre moi. Quand je n'entendois aucun bruit, je me confirmois dans la résolution que m'impose le devoir; mais, quand ma porte s'ouvroit, je sentois mon coeur défaillir, et le besoin de revoir encore celui que je dois quitter pour toujours, triomphoit alors de moi. Enfin vous paroissez, vous faites quelques pas vers l'homme qui devoit vous dire que je ne pouvois pas vous recevoir; votre marche se ressentoit encore de la foiblesse de la maladie, vos traits me parurent altérés; mais cependant, jamais, je vous l'avoue, jamais je n'ai trouvé dans votre visage, dans votre expression, un charme séducteur qui pénétrât plus avant dans mon âme.

Vous changeâtes de couleur au refus réitéré de mes gens; il me sembla que je vous voyois chanceler, et dans cet instant vous l'emportâtes sur toutes mes résolutions: je m'élançai hors de ma chambre pour courir à vous, pour me jeter peut-être à vos pieds, aux yeux de tous, et vous demander pardon d'avoir pu songer à me défendre de votre volonté; j'éprouvois comme un transport généreux, il me sembloit que j'allois me dévouer à la vertu, en me livrant à ma passion pour vous; j'étois enivrée de cette pitié d'amour, le plus irrésistible des mouvemens de l'âme; toute autre pensée avoit disparu.

Je rencontrai madame d'Artenas comme je descendois dans cet égarement:—Mon Dieu, qu'avez-vous? me dit-elle.—Cette question me fit rougir de moi-même.—Je vais envoyer une lettre, toi répondis-je;—et, soutenue par sa présence, et par des réflexions qu'un moment avoit fait renaître, je donnai l'ordre de vous porter ma lettre, et de vous demander de retourner chez vous pour la lire.

C'est alors que j'ai senti combien le péril de vous voir étoit plus grand encore que je ne le croyois! votre présence, dans aucun temps, n'avoit produit un tel effet sur moi; je tremblois, je pâlissois; si j'avois entendu votre voix, si vous m'aviez parlé, j'aurois perdu la force de me soutenir. L'apparition d'un être surnaturel, portant à la fois dans le coeur l'enchantement et la crainte, ne donneroit point encore l'idée de ce que j'éprouvai, quand vos yeux se levèrent vers ma fenêtre comme pour m'implorer, quand devant ma maison, depuis si long-temps solitaire, je vis celui que j'ai tant pleuré. Léonce, je l'ai quittée, cette maison que vous veniez de me rendre chère, je l'ai quittée à l'instant même; il le falloit: si vous étiez revenu, tout étoit dit, je ne partois plus. Après le récit que je me suis condamnée, non sans honte, à vous faire, serez-vous indigné contre moi? Vous inspirerai-je le sentiment amer dont vous m'avez menacée? Ne me rendrez-vous pas enfin la liberté d'aller en Languedoc? Je suis cachée dans un lieu où vous ne pouvez me découvrir; et je n'attends pour me mettre en route, que votre promesse de ne pas me suivre. Ah! Léonce, quand je sacrifie toute ma destinée à Matilde, voulez-vous qu'un éclat funeste empoisonne sa vie, sans nous réunir!

Oui, Léonce, votre devoir et le mien, c'est de ne pas rendre Matilde infortunée. La morale, qui défend de jamais causer le malheur de personne, est au-dessus de tous les doutes du coeur et de la raison; plus je souffre, plus je frémis de faire souffrir; et ma sympathie pour la douleur des autres s'augmente avec mes propres douleurs: ne vous appuyez point de ce sentiment pour me reprocher vos peines. Votre malheur à vous, Léonce, c'est le mien; je ne puis tromper assez ma conscience, pour me persuader que la bonté me commande de ne pas vous affliger. Ah! c'est à moi, c'est à ma passion que je céderois en consolant votre coeur; je ne ferai jamais rien pour toi qui ne soit inspiré par l'amour.

Léonce, pourquoi vous le cacherois-je? je ne dois rien taire après ce que j'ai dit. Si je n'avois compromis que moi, en passant ma vie avec vous, si je n'avois détruit que ma réputation et ce contentement intérieur dont je faisois ma gloire et mon repos, j'aurois livré mon sort à toutes les adversités qu'entraîne un sentiment condamnable; j'aurois prosterné devant toi cette fierté, le premier de mes biens, quand je ne te connoissois pas: quoi qu'il pût en arriver, je te reverrois, et ce bonheur me feroit vivre, ou me consoleroit de mourir. Mais il sagit du sort d'une autre, et l'amour même ne pourroit triompher dans mon coeur des remords que j'éprouverois, si j'immolois Matilde à mon bonheur. J'ai promis à sa mère mourante de la protéger, et quelque coupable que fût la malheureuse Sophie, c'est sur cette promesse que s'est reposée sa dernière pensée. Qui pourroit absoudre d'un crime envers les morts? Quelle voix diroit qu'ils ont pardonné?

Matilde elle-même n'est-elle pas la compagne de mon enfance? Ne me suis-je pas liée à son sort en le protégeant? Je recevrois votre vie qui lui est due; je la dépouillerois à dix-huit ans de tout son avenir; non, Léonce, accordez à Matilde ce qui suffit à son repos, votre temps, vos soins; elle ignore que vous m'aimez, elle me devra de l'ignorer toujours: cette idée me calmera, je l'espère, dans les momens de désespoir dont je ne puis encore me défendre. Léonce, vous serez heureux un jour par les affections de famille; vous n'oublierez pas alors que j'ai renoncé à tout dans cette vie, pour vous assurer le bonheur des liens domestiques, et vous pourrez mêler un souvenir tendre de moi à vos jouissances les plus pures.

LETTRE V.

Léonce à Delphine,

Vous n'êtes plus dans votre maison, vous l'avez quittée pour me fuir; je ne puis retrouver vos traces; je parcours, comme un furieux, tous les lieux où vous pouvez être. Non, ce n'est pas de la vertu qu'une telle conduite; pour y persister, il faut être insensible. A quoi me serviroit de vous peindre mes douleurs? vous avez bravé tout ce que pouvoit m'inspirer mon désespoir! Cependant rassemblez tout ce que vous avez de forces, car je mettrai votre âme à de rudes épreuves; et s'il vous reste encore quelque bonté, votre résolution vous coûtera cher.

J'ai été à Bellerive, à Cernay chez madame de Lebensei; elle m'a juré, d'un air qui me sembloit vrai, qu'elle ignoroit où vous étiez. Je suis revenu, j'ai été trouver votre valet de chambre Antoine; vous raconterai-je ce que j'ai fait pour obtenir de lui votre secret? Je crois qu'il le sait, car il m'a presque promis de vous faire parvenir demain cette lettre; mais rien n'a pu l'engager à me le dire. Je me suis promené le reste du jour, enveloppé de mon manteau, dans votre rue, ou dans celles qui y conduisent: j'étois là pour m'attacher aux pas d'Antoine; malheureux que je suis! réduit à me servir des plus odieux moyens, pour obtenir de vous, qui croyez m'aimer, une grâce que vous ne devriez pas refuser au dernier des hommes.

Chaque fois que de loin j'apercevois une femme qui pouvoit me faire un instant d'illusion, j'approchois avec un saisissement douloureux, et je reculois bientôt, indigné d'avoir pu m'y méprendre. Je me sentois de l'irritation contre tous les êtres qui alloient, venoient, s'agitoient, passoient à côté de moi, sans avoir rien à me dire de vous, sans s'inquiéter de mon supplice. Le soir, ne craignant plus enfin d'être reconnu, j'ai pu me reposer quelques momens sur un banc près de votre porte, et recevoir sur ma tête la pluie glacée qui tomboit hier. Mais le douloureux plaisir de m'abandonner à mes réflexions, ne m'étoit pas même accordé. J'écoutois, je regardois avec une attention soutenue, tout ce qui pouvoit se passer autour de votre maison; mes pensées étoient sans cesse interrompues, sans que mon âme fût un instant soulagée. Je me le vois à chaque moment, croyant voir Antoine qui revenoit en cherchant à m'éviter; quand je faisois quelques pas dans un sens, je retournois tout à coup, me persuadant que c'étoit du côté opposé que j'aurois découvert ce que je cherchois.

Les heures se passoient, je restois seul dans les rues; il devenoit à chaque instant plus invraisemblable qu'au milieu de la nuit je pusse rien apprendre. Mais dès que je me décidois à m'en aller, j'étois saisi d'un désir si vif de rester, que je le prenois pour un pressentiment; et, quoique vingt fois trompé, je cédois aux agitations de mon coeur, comme à des avertissemens surnaturels. Enfin le jour est arrivé; j'ai pris pour vous écrire, une chambre en face de votre maison; j'y suis maintenant, appuyé sur la fenêtre d'où l'on voit votre porte, et mes yeux ne peuvent se fixer un instant de suite sur mon papier. Pourrez-vous lire ces caractères, tracés au milieu des convulsions de douleur que vous me causez? Si je passe encore vingt-quatre heures dans cet état, je vous haïrai; oui, les anges seroient haïs, s'ils condamnoient au supplice que vous me faites souffrir. Ce supplice dénature mon caractère, mon amour, ma morale elle-même. Si vous prolongez cette situation, savez-vous qui souffrira de ma douleur? Matilde, oui, Matilde, à qui vous me sacrifiez.

J'aurois eu des soins pour elle, si vous m'aviez aimé, si je vous avois vue; mais je déteste en elle l'hommage que vous lui faites de mon sort. Je la regarde comme l'idole devant laquelle il vous a plu de m'immoler, et du moins je jouis de penser que vos vertus imprudentes autant qu'obstinées n'auront fait que du mal à tous les trois.

Si vous me cachez où vous êtes, si vous continuez à refuser de me voir, ma résolution est prise (et vous savez si je suis capable de quelque fermeté); je révélerai à Matilde par quelle suite de mensonges l'on m'a fait son époux; et, lui déclarant en même temps que dans le fond de mon coeur je regarde notre mariage comme nul, je lui abandonnerai la moitié de ma fortune, elle conservera mon nom, et ne me reverra jamais. Je passerai ce qu'il me restera de temps à vivre auprès de ma mère, en Espagne; et celle à qui vous aviez jugé convenable de me dévouer, n'en tendra parler de moi qu'à ma mort.

Que m'importe ce qu'on peut me dire sur le devoir! Les tourmens n'affranchissent-ils pas des devoirs? Quand la fièvre vient assaillir un homme, on n'exige plus rien de lui; on le laisse se débattre avec la douleur, et tous ses rapports avec les autres sont suspendus. N'ai-je pas aussi mon délire? Peut-on rien attendre de moi? Je n'ai qu'une idée, qu'une sensation; parlez-moi de vous revoir, et je vous écouterai, et toutes les vertus rentreront dans mon âme; sans cet espoir, qui pourra me faire renoncer à mes projets? Qui découvrira un moyen d'agir sur ma volonté? Personne, jamais personne. Et vous surtout, Delphine, de quel droit m'offririez-vous des conseils pour le malheur que vous m'imposez? C'est le dernier degré de l'insulte, que de vouloir être à la fois l'assassin et le consolateur.

Vous le voyez, tout est dit. J'instruirai Matilde, par une lettre, des circonstances de notre mariage, de mon amour pour vous, et de la décision où je suis de vivre loin d'elle. Dans vingt-quatre heures elle saura tout, si vous ne m'écrivez pas que vos résolutions sont changées, ou seulement si vous gardez le silence. Ce que contiendra ma lettre une fois dit est irrévocable. Si les paroles que je prononcerai sont amères, vous saurez qui les a dictées; et si je plonge la douleur dans le sein de Matilde, ce n'est pas ma main égarée qu'il faut en accuser, c'est le sang-froid, c'est la raison tyrannique qui vous sert à me rendre insensé.

LETTRE VI.

Réponse de Delphine à Léonce.

Vous avez cru m'effrayer par votre indigne menace: depuis que je vous connois, je me suis senti de la force contre vous une seule fois, c'est après avoir lu votre lettre. J'ai imaginé pendant quelques instans que vous pouviez faire ce que vous m'annonciez, et je pensois à vous sans trouble, car j'avois cessé de vous estimer.

Léonce, ce moment d'une tranquillité cruelle n'a pas duré; j'ai rougi d'avoir craint que vous fussiez capable de l'action la plus dure et la plus immorale, que jamais homme pût se permettre! Vous, Léonce, vous condamneriez au plus cruel isolement une femme aussi vertueuse que Matilde! Elle vient de perdre sa mère, et vous lui ôteriez son époux! Vous lui laisseriez, dites-vous, votre nom et votre bien; c'est-à-dire que vous seriez sans reproches aux yeux du monde, qui juge si différemment les devoirs des maris et des femmes. Mais que feriez-vous réellement pour Matilde? Avez-vous réfléchi au malheur d'une femme dont tous les liens naturels sont brisés? Savez-vous que par la dépendance de notre sort et la foiblesse de notre coeur, nous ne pouvons marcher seules dans la vie? Matilde est très-religieuse, mais sa raison a besoin de guide. S'il ne lui restoit plus une seule affection sur la terre, les chagrins, exaltant sa dévotion déjà superstitieuse, la porteraient bientôt à un enthousiasme fanatique dont on ne peut prévoir les effets.

Quel crime a-t-elle commis envers vous, pour la punir ainsi? Sa mère l'estimoit assez, pour n'avoir pas osé lui confier les ruses qui cependant avoient servi à son bonheur. Matilde vous a vu, Matilde vous a aimé. Elle savoit qu'elle étoit destinée à vous épouser; elle a cru suivre son devoir, en se livrant à l'attachement que vous lui inspiriez. Et moi, juste ciel! et moi, qui dois si bien comprendre ce que votre perte peut faire souffrir, je causerois à Matilde la douleur au-dessus de toutes les douleurs! Car, ne vous y trompez pas, Léonce, si vous vous rendiez coupable de l'action dont vous me menacez, c'est moi que j'en accuserois; non parce que j'aurois refusé de vous voir, non pour avoir tenté de triompher de ma foiblesse, mais pour vous avoir laissé lire dans ce coeur, qui devoit se fermer pour jamais, du moment où vous n'étiez plus libre.

Je m'accuserois d'avoir inspiré un sentiment qui, loin de rendre meilleur l'objet que j'aime, lui auroit fait perdre ses vertus. Léonce, est-ce ainsi que nous sommes faits pour nous aimer? Ce sentiment qui, je le crois, ne s'éteindra jamais, ne devoit-il pas servir à perfectionner notre âme? Oh! qu'est-ce que l'amour sans enthousiasme? Et peut-il exister de l'enthousiasme, sans que le respect des idées morales soit mêlé de quelque manière à ce qu'on éprouve? Si je cessois d'estimer votre caractère, que seriez-vous pour moi, Léonce? le plus aimable, le plus séduisant des hommes; mais ce n'est point par ces charmes seuls que mon coeur eût été subjugué. Ce qui a décidé de ma vie, c'est que vos qualités, c'est que vos défauts même, me sembloient appartenir à une âme noble et fière: j'ai reconnu en vous la passion de l'honneur, exagérée, s'il est possible, mais inséparable, je l'imaginois, des véritables vertus; je vous ai cru le besoin de votre propre approbation, plus encore que celui du suffrage des autres hommes. Jamais on n'a prononcé devant vous une parole généreuse ou sensible, sans que je vous aie vu tressaillir; jamais vous n'avez entendu raconter une belle action, sans que vos regards aient exprimé cette émotion profonde, qui désigne l'une à l'autre les âmes d'une nature supérieure. Voudriez-vous abjurer tout ce qui fut la cause de mon amour?

Dans ce moment où je me condamne au sacrifice le plus cruel que le devoir puisse exiger, l'idée que je me suis faite de vous me soutient et me relève; je souffre pour mériter votre estime; peut-être ce motif a-t-il plus d'empire sur moi, que je ne le crois encore. Vous sacrifieriez l'amour et son bonheur à l'opinion publique, Léonce, vous le feriez, je le sais; et que penseriez-vous donc de moi, si Dieu et ma conscience avoient moins d'empire sur ma conduite, que l'honneur du monde sur la vôtre? Il me reste encore quelques forces, je dois m'en servir pour fuir le remords. Si malgré mes efforts les plus sincères, vous parvenez à renverser mes résolutions, il n'y aura point de terme aux malheurs qui nous poursuivront. Ma réputation s'altérera bientôt, et peut-être m'en aimerez-vous moins. Juste ciel! pouvez-vous rien imaginer qui alors égalât mon supplice! Les sacrifices que j'aurois faits à votre amour, me flétriroient à vos yeux mêmes. Et qui sait s'il seroit temps encore de ranimer votre coeur par une action désespérée, et de reconquérir pour ma mémoire l'affection pure et vive que le blâme du monde auroit ternie!

Léonce, des craintes, des réflexions sans nombre se pressent dans ma pensée, et luttent contre le sentiment qui m'entraîne vers toi. Ah! que n'en coûte-t-il pas pour s'arracher au bien suprême! Mais d'où vient donc l'effroi qui me saisit, lorsque je me sens prête à céder à vos voeux? C'est la protection du ciel qui m'inspire cet effroi salutaire: peut-être l'ombre d'un ami que j'ai perdu, fait-elle un dernier effort pour me sauver, et gémit-elle autour de moi, sans que mes sens puissent saisir, ni ses paroles, ni son image.

Léonce, si j'ai cessé de vous entretenir de Matilde, dont j'étois d'abord uniquement occupée, c'est que je ne crains plus le projet que l'égarement d'un instant vous avoit inspiré; je n'ai pas besoin de votre réponse pour être sûre que vous y avez renoncé. Je ne sais dans quel endroit de cette lettre, j'ai éprouvé tout à coup la certitude que je vous avois persuadé, mais cette impression ne m'a pas trompée. O Léonce! nous ne sommes pas encore tout-à-fait séparés; mes propres mouvemens m'apprennent ce que vous ressentez. Il est resté dans mon coeur je ne sais quelle intelligence, quelle communication avec vous, qui me révèle vos pensées.

LETTRE VII.

Léonce à Delphine.

Oui, je vous obéirai, vous avez raison de n'en pas douter; je cède à la vérité, quand c'est vous qui me l'annoncez. N'aurai-je donc pas le pouvoir de vous persuader à mon tour?

Il est impossible que vous eussiez la force de vous montrer cruelle envers moi, si j'avois su vous convaincre que la plus parfaite vertu vous permettoit, vous ordonnoit même peut-être, de condescendre à ma prière. Je ne sais si dans le délire de la fièvre, j'ai conçu l'espérance que vous seriez l'épouse de mon choix, que vous tiendriez les sermens que vous auriez prononcés, si dans ce jour affreux j'avois saisi votre main, que vous tendiez vers moi, et que je l'eusse présentée à la bénédiction du ciel; mais j'en prends à témoin l'amour et l'honneur, je ne vous demande qu'un lien pur comme votre âme, un lien sans lequel je ne puis exercer aucune vertu, ni faire le bonheur de personne.

Vous m'ordonnez de rester auprès de Matilde, j'obéirai; mais le spectacle de mon désespoir ne l'éclairera-t-il pas tôt ou tard sur mes sentimens? Si vous m'ôtez l'émulation de vous plaire, si des entretiens fréquens avec vous ne raniment pas mon esprit découragé, ne me rendent pas le libre usage des qualités et des talens que je possédois peut-être, mais que je perds sans vous, que ferai-je dans la vie? comment serai-je distingué dans aucun genre? comment avancerai-je vers un but glorieux, quel qu'il soit? Aucun intérêt, aucun mouvement spontané ne me dira ce qu'il faut faire; et loin d'éprouver de l'ambition, je m'acquitterai des devoirs de la vie, comme une ombre qui se promeneroit au milieu des êtres vivans.

Puis-je cultiver mon esprit, quand il n'est plus capable d'une attention suivie? lorsqu'il ne saisit une idée que par un effort? quand je ne puis rien concevoir, rien faire sans une lutte pénible contre la pensée qui me domine? Quelle est la carrière que l'on peut suivre, quelle est la réputation qu'on peut atteindre par des efforts continuels? Quand la nature n'inspire plus lien que de la douleur, se fait-il jamais rien de bon et de grand? Un revers éclatant peut donner de nouvelles forces à une âme fière, mais un chagrin continuel est le poison de toutes les vertus, de tous les talens, et les ressorts de l'âme s'affaissent entièrement par l'habitude de la souffrance.

Vous croyez que je serai plus capable de remplir mes devoirs domestiques, si vous m'arrachez les jouissances que je voudrois trouver dans votre amitié; eh bien! ce sont des devoirs constans et doux qui exigent une sorte de calme, qu'un peu de bonheur pourroit seul me donner. Oui, Delphine, je vous le devrois ce calme; votre figure enchanteresse enflamme et trouble souvent mon coeur; mais votre esprit, mais votre âme me font goûter des délices pures et tranquilles. Quand, chez madame de Vernon, je vous entendois parler sur la vertu, sur la raison, analyser les idées les plus profondes, démêler les rapports les plus délicats, je m'éclairois en vous écoutant: je comprenois mieux le but de l'existence, je pressentois avec plaisir l'utile direction que je pourrais donner à mes pensées. L'amour, quand c'est vous qui l'inspirez, ennoblit l'âme, développe l'esprit, perfectionne le caractère; vous exercez votre pouvoir, comme une influence bienfaisante, non comme un feu destructeur. Depuis que je ne vous vois plus, je me sens dégradé, je ne fais plus rien de moi-même; je compare, en frémissant, la douleur qui m'attend, à celle que j'ai déjà sentie: j'essaie de recourir à des distractions impuissantes, et je me dis souvent, qu'il vaudroit mieux se donner la mort, qu'être occupé sans cesse à fuir la vie.

Delphine, ce ne sont pas là les peines ordinaires d'un amour malheureux, celles dont le temps, ou l'absence, ou la raison peuvent triompher; c'est un besoin de l'âme, toujours plus impérieux, plus on veut le combattre. Votre visage ne feroit pas l'enchantement de mes regards, la jeunesse ne prodiguerait pas tous ses charmes à votre taille ravissante, que j'éprouverois encore pour vous le sentiment le plus tendre. Vos idées et vos paroles auroient sur moi tant d'empire, qu'après vous avoir entendue, jamais je ne pourrais aimer une autre femme.

Ah! mon amie, ne le sens-tu pas comme moi? l'univers et les siècles se fatiguent à parler d'amour, mais une fois, dans je ne sais combien de milliers de chances, deux êtres se répondent par toutes les facultés de leur esprit et de leur âme; ils ne sont heureux qu'ensemble, animés, que lorsqu'ils se parlent; la nature n'a rien voulu donner à chacun des deux qu'à demi, et la pensée de l'un ne se termine que par la pensée de l'autre.

S'il en est ainsi de nous, ma Delphine, quels efforts insensés veux-tu donc essayer? Tu me reviendras dans quelques années; si je vis, si nous vivons tu me reviendras, ne pouvant plus lutter contre la destinée du coeur; mais alors il ne nous restera que des âmes abattues par une trop longue infortune. Nous n'aurons plus la force de nous relever, et de soutenir, sans en être accablés, cette masse de douleurs, que la nature fait peser sur la fin de la vie.

Delphine! Delphine! crois-moi quand je te jure de respecter tous les devoirs, toutes les vertus que tu me commandes; après un tel serment, tu n'as pas le droit de me refuser. Tu parles de ta faiblesse, tu prétends la craindre; ah, cruelle! combien tu, te trompes! Mais enfin tu dirois vrai, que moi, l'amant qui t'adore, je te préserverai, si ton coeur se confie au mien; je respecterai ta vertu, ta céleste délicatesse, tout ce qui fait de toi l'ange des anges! Je veux que ton image reste en tout semblable à celle qui remplit maintenant mon coeur; et la plus légère altération dans tes qualités me causeroit une douleur que toutes les jouissances de l'amour ne pourroient racheter.

Vous protégez Matilde, je m'occuperai attentivement de son bonheur; vous connoissez son caractère, son genre de vie, la nature de son esprit, vous savez combien il est aisé de lui cacher ce qui se passe dans le monde et même autour d'elle; je la rendrai plus heureuse, par les soins que je croirai lui devoir en compensation du bonheur que je goûterai sans elle; je la rendrai plus heureuse en réparant ainsi les torts qu'elle ignorera, que si, l'âme déchirée, je traînois quelque temps encore loin de vous, une vie de désespoir. Delphine, tout est prévu, j'ai répondu à tout, il ne reste plus de défense à votre coeur, mon innocente prière ne peut plus être refusée.

Me condamneriez-vous à repousser un soupçon que vous me faites entrevoir? Vous avez le droit de m'accabler de mes défauts, après le malheur dans lequel ils m'ont précipité; cependant deviez-vous me dire que je vous aimerois moins, si votre réputation étoit altérée, si elle l'étoit par votre condescendance même pour mon bonheur? Mon amie, rejette loin de toi ces craintes indignes de tous deux, laisse-moi passer chaque jour une heure auprès de toi; le charme de cette heure se répandra sur le reste de ma vie, je l'attendrai, je m'en souviendrai; mon sang en circulant dans mes veines, ne m'y causera plus une douleur brûlante. Je pourrai penser, agir, faire du bien aux autres, remplir les devoirs de ma vie, et mourir regretté de toi.

Je vais porter cette lettre à votre porte, l'espérance me ranime; si tu as dit vrai, Delphine, si nos coeurs se devinent encore, cette espérance est le présage assuré de ta réponse.

A onze heures du soir.

J'arrive chez vous, et j'apprends que vous êtes partie. Partie! et l'on ne veut pas me dire par quelle route! qu'espèrent-ils ceux qui s'obstinent à garder ce barbare silence? pensent-ils que sur la terre je ne saurai pas vous trouver? Si cette lettre vous arrive avant moi, préparez votre coeur, votre coeur, quelque dur qu'il soit, à beaucoup souffrir; car vous serez inflexible, je dois le croire à présent, et néanmoins il est des événemens funestes, que vous ne verrez pas sans frémir. Adieu; je ne m'arrête plus que je n'aie rencontré la mort ou vous.

LETTRE VIII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Paris, ce 14 décembre 1790.

Je reste, ma chère Louise! ce mot est peut-être bien coupable, mais si vous le pardonnez, tout ce que j'ai à vous dire ne servira qu'à me justifier.

Vous savez dans quel état j'étois quand je me défendois de le voir; je prenois ma douleur pour le trouble le plus coupable et le plus dangereux: maintenant que je suis résolue à ne plus le quitter, je suis calme, je ne me crains plus; ce qu'il me falloit, c'étoit le voir et lui parler. Je ne forme pas un souhait, à présent que ce bonheur m'est assuré; je suis certaine de passer ainsi toutes les années de ma jeunesse, sans avoir même à combattre un seul mouvement condamnable. Je serai son amie, tous les sentimens de mon coeur lui seront consacrés, mais cette union ne nous inspirera jamais que les plus nobles vertus.

Louise, je luttois contre la nature et la morale, en me séparant de lui. Je voulois triompher de l'horreur que m'inspiroit l'idée de le faire souffrir, je devois donc être agitée sans cesse par une incertitude déchirante; ne sachant si j'étois vertueuse ou criminelle, barbare ou généreuse, tout étoit confondu dans mon esprit. Je crois comprendre à présent ce qu'il faut accorder à mes devoirs, et je les concilierai. Peut-être ne pourrai-je conserver ce qu'on appelle dans le monde une existence et de la réputation; mais songez-vous pour quel prix je les expose? c'est pour le voir et le voir sans remords! Que les ennemis inventent à leur gré des calomnies, des persécutions, des peines, ils n'en trouveront point que je ne méprise au sein d'un tel bonheur. L'amour tel que je le sens, ne me laisse craindre que le crime ou la mort: le reste des maux de la vie ne s'offre à moi que comme ces brouillards lointains et passagers qui fixent à peine un instant nos regards.

Il faut vous raconter, ma soeur, la scène terrible et douce qui a décidé de mon sort.

Madame d'Artenas, témoin, malgré moi, de mon refus de voir mon ami, et de la douleur que j'en éprouvois, s'étoit rendue maîtresse de mon secret, et m'avoit emmenée chez elle à l'insu de Léonce, pour me dérober à ses recherches. J'étois convaincue, par ses lettres, que je ne pourrois jamais obtenir de lui la promesse de ne pas me suivre. Craignant que d'un instant à l'autre il ne découvrît ma retraite, je me décidai à partir, en faisant un détour, pour regagner la route du midi. Le soir même où je vous le mandai, ma résolution fut prise et exécutée. J'étois soutenue, je crois, dans ce grand effort, par la fièvre que la solitude et la douleur m'avoient donnée; une exaltation forcée m'animoit, et j'étois si pressée d'accomplir mon cruel sacrifice, que je montai dans ma voiture un quart d'heure après m'être déterminée à m'en aller. Je laissai Antoine à Paris pour arranger mes affaires, et n'ayant avec moi que ma femme de chambre, je partis dans un état qui ressembloit bien plus à l'égarement du délire, qu'au triomphe de la raison.

La nuit étoit noire et le froid assez vif; je jetai mon mouchoir sur ma tête, et m'enfonçant dans ma voiture, son mouvement m'emporta pendant trois heures, sans me faire changer d'attitude. Étourdie par cette course rapide, je ne suivois aucune idée, je les repoussois toutes successivement: néanmoins c'étoit en vain que je cherchois à confondre, dans mon trouble, les souvenirs et les regrets qui se présentoient à moi; je parvenois à obscurcir ce qui se passoit dans mon esprit, mais rien ne calmoit ma douleur. Je m'imagine que l'état de mon âme avoit quelque ressemblance alors avec celui des malheureux condamnés à la mort, lorsque, ne se sentant pas la force d'envisager cette idée, ils essaient d'étouffer en eux toute faculté de réflexion.

Un air glacé, dont je ne m'étois point garantie, me causoit de temps en temps des sensations assez pénibles, et cette souffrance me faisoit un peu de bien. Je pressois quelquefois mon mouchoir sur ma bouche, jusqu'au point de m'ôter la respiration pendant un moment, afin de détourner par un autre genre de douleur, la pensée que je redoutois comme un fantôme persécuteur. Je ne sais ce qui me seroit arrivé, lorsque après de vains efforts pour échapper à moi-même, j'aurois considéré dans son entier le sort que je m'imposois. Mais j'étois parvenue, je crois, à cet excès de malheur qui fait descendre sur nous le secours de la clémence divine.

Un événement que je pourrois appeler surnaturel, du moins par l'impression que j'en ai reçue, vint tout à coup changer mon état, et me délivrer des tourmens du désespoir. J'entendis mes postillons qui crioient:—Pourquoi voulez-vous nous arrêter? Qui êtes-vous? Rangez-vous à l'instant, rangez-vous.—Je crus d'abord que des voleurs vouloient profiter de la nuit pour nous attaquer, et moi, que vous connoissez craintive, j'éprouvai une émotion presque douce. L'idée me vint que Dieu avoit pitié de moi, et m'envoyoit la mort. J'avançai précipitamment ma tête à la portière, avide du péril quel qu'il fût, qui devoit m'arracher aux impressions que j'éprouvois.

Je ne pouvois rien voir, mais j'entendis une voix qui, depuis la première fois qu'elle m'a frappée, n'est jamais sortie de mon coeur, prononcer ces mots: Faites avancer vos chevaux si vous voulez, écrasez-moi, mais je ne reculerai pas.—Arrêtez, m'écriai-je, arrêtez.—Les postillons ne distinguoient point mes paroles, et je crus qu'ils se préparaient à partir en renversant celui qui s'étoit placé devant eux; je fis des efforts pour ouvrir la portière; le tremblement de ma main m'empêchoit d'y réussir; ce tremblement augmentait à chaque seconde qu'il me faisoit perdre. Je sentois que si je ne parvenois pas à descendre, les postillons ne me comprenant pas, attribueroient mes cris à l'effroi, et prenant Léonce pour un assassin, pourraient l'écraser à l'instant sous les pieds des chevaux et les roues de ma voiture. Non, jamais un supplice de cette nature ne sauroit se peindre! Enfin je m'élançai hors de cette fatale portière; Léonce qui m'avoit entendue, s'étoit jeté en bas de son cheval, et courant vers moi, il me reçut dans ses bras.

Divinité des justes! que ferez-vous de plus pour la vertu? Que réservez-vous pour elle dans les cieux, quand sur la terre vous nous avez donné l'amour? Je le retrouvois le jour même où je m'étois condamnée à le quitter pour toujours. Mon coeur reposoit sur le sien, au moment où j'avois cru sentir la voiture qui me traînoit, se soulever en passant sur son corps; non, je n'aurois pas été un être sensible et vrai, si je n'avois pas été résolue dans cet instant, à donner ma vie à celui dont la présence venoit de me faire goûter de telles délices. Ah! Louise, qui pourroit se replonger dans le désespoir, quand un coup du sort l'en a retiré? qui pourroit se rejeter volontairement dans l'abîme, reprendre toutes les sensations douloureuses, suspendues, effacées par la confiance que le bonheur inspire si rapidement? Non, j'ose l'affirmer, le coeur humain n'a pas cette force.

Léonce me porta pendant quelques pas; il me croyoit évanouie, je ne l'étois point; j'avois conservé le sentiment de l'existence pour jouir de cet instant, peut-être marqué par le ciel, comme le dernier et le plus haut degré de la félicité qu'il me destine. Le premier mot que je dis à Léonce, fut la promesse de renoncer à mon projet de départ; ce départ m'étoit devenu désormais impossible, et je ne voulois pas qu'il pût en douter un instant, après que ma décision étoit prise. Ah! Louise, quelle reconnoissance il m'exprima! quel sentiment délicieux le bonheur de ce qu'on aime ne fait-il pas éprouver! Je ne sais quelle terreur, créée par l'imagination, avoit effrayé, troublé mon esprit depuis quinze jours. Pourquoi donc, pourquoi voulois-je me séparer de Léonce? N'existe-t-il pas des soeurs qui passent leur vie avec leurs frères? des hommes dont l'amitié honore et console les femmes les plus respectables? Pourquoi m'estimois-je si peu que de ne pas me croire capable d'épurer tous les sentimens de mon coeur; et de goûter à la fois la tendresse et la vertu?

Dès que Léonce me vit résolue a ne pas me séparer de lui, il s'établit entre nous la plus douce intelligence; il donna avec une grâce charmante des ordres tout autour de moi, plaça ma femme de chambre dans le cabriolet d'Antoine, qui étoit venu me rejoindre, et se mêla enfin de tous les détails, avec la vivacité la plus aimable, comme s'il eût cru prendre ainsi possession de ma vie.

Après m'avoir fait remonter dans ma voiture, il me montra, par les soins les plus tendres, son inquiétude sur l'état de tremblement où j'étois; il m'entoura de son manteau, ouvrit et referma les glaces plusieurs fois, pour essayer ce qui pourroit me faire du bien; je voyois en lui une activité de bonheur, une sorte d'impossibilité de contenir sa joie, qui me jetoit dans une rêverie enchanteresse; je me taisois, parce qu'il parloit; j'étois calme, parce que l'expression de ses sentimens étoit vive. Oh, Louise! personne, personne au monde, se faisant l'idée de cette félicité, ne renonceroit à l'éprouver!

Il fut convenu entre Léonce et moi que je dirois, à mon retour à Paris, que la fièvre m'avoit saisie eu route et m'avoit obligée de revenir. J'écoutai ses projets pour nous voir, chaque jour, sans jamais causer la moindre peine à Matilde; ils étoient tels que je pouvois les désirer; il revint souvent aussi à m'entretenir des ménagemens qu'il auroit pour ma réputation.—Léonce, lui répondis-je, ne faites désormais rien pour moi qui ne soit nécessaire à vous; je ne suis plus à présent qu'un être qui vit pour celui qu'elle aime, et n'existe que dans l'intérêt et la gloire de l'objet qu'elle a choisi. Tant que vous m'aimerez, vous aurez assez fait pour mon bonheur; mon amour-propre, mes penchans, mes désirs sont tous renfermés dans ma tendresse. Ne tourmentez ni ma conscience ni mon amour, et décidez de ma vie sous tous les autres rapports; je me mets, avec fierté comme avec joie, dans la dépendance absolue de votre volonté.

—Louise, avec quelle passion, avec quels transports Léonce me remercia! Votre heureuse Delphine entendit pendant trois heures le langage le plus éloquent de l'amour le plus tendre. Léonce n'eut pas un instant, j'en suis sûre, l'idée de se permettre une expression, un regard qui pût me déplaire. Que le coeur est bon! qu'il est pur! qu'il est enthousiaste, alors qu'il est heureux!

Je trouvai, en arrivant chez moi, la dernière lettre que Léonce m'avoit écrite, et que je n'avois point reçue; il me sembla qu'elle eût suffit pour m'entraîner; mais qu'il étoit doux de la lire ensemble! Les expressions de la douleur de Léonce me faisoient jouir encore plus de son bonheur actuel, et je me plaisois à lui faire répéter les prières qu'il m'avoit adressées, pour m'en laisser toucher une seconde fois. Mais enfin, je m'aperçus qu'il étoit trois heures du matin; au premier mot que je dis à Léonce, il obéit, et me quitta pour retourner chez lui.

J'avois perdu le repos depuis plusieurs mois; j'ai dormi profondément le reste de cette nuit. Quand je me suis réveillée, un beau soleil d'hiver éclairoit ma chambre; il avoit ses rayons de fête, et condescendoit à mon bonheur. Je priai Dieu long-temps, je n'avois rien dans l'âme que je craignisse de lui confier; après avoir prié, je vous ai écrit. Ma soeur, je l'espère, vous ne me condamnerez pas; nous avons toujours eu tant de rapports dans notre manière de penser et de sentir! comment se pourroit-il que je fusse contente de moi, et que vous trouvassiez ma conduite condamnable? Cependant, Louise, hâtez-vous de me répondre. Adieu.

LETTRE IX.

Léonce à Delphine.

Mon amie, quoi qu'il puisse nous arriver, remercions le ciel de nous avoir donné la vie. Arrête ta pensée sur ce jour qui vient de s'écouler; il a fait une trace lumineuse dans le cours de nos années, et nous tournerons nos regards vers lui, quelque avenir que le sort nous destine.

Dès mon enfance, un pressentiment assez vif, assez habituel, m'a persuadé que je périrois d'une mort violente: ce matin cette idée m'est revenue à travers les délices de mes sentimens, mais elle avoit pris un caractère nouveau; je n'étois plus effrayé du présage, je ne désirois plus de le détourner; je ne voyois plus la vie que dans l'amour, et je me plaisois à penser que si je périssois foudroyé dans la jeunesse par quelqu'un des événemens qui menacent un caractère tel que le mien, je périrois dans l'ardeur de ma passion pour toi, et long-temps avant que l'âge eût refroidi mon coeur.

Dis-moi, Delphine, pourquoi la pensée de la mort se mêle avec une sorte de charme aux transports de l'amour? Ces transports vous font-ils toucher aux limites de l'existence? Est-ce qu'on éprouve en soi-même des émotions plus fortes que les organes de la nature humaine, des émotions qui font désirer à l'âme de briser tous ses liens pour s'unir, pour se confondre plus intimement encore avec l'objet qu'elle aime? Ah! Delphine, que je suis heureux! que je suis attendri! mes yeux sans cesse remplis de larmes, ma voix émue, mes pas lents et rêveurs, pourroient me donner l'apparence du plus foible des êtres. Mon caractère, cependant, est loin d'être amolli, mais c'est un état extraordinaire que cette inépuisable source d'impressions sensibles, qui se répand dans tout mon être. L'air déchiroit hier ma poitrine oppressée, ce matin il me semble que je respire l'amour et le bonheur.

Ah! que j'aime la vie! chaque mouvement, chaque pensée qui me rappelle l'existence est un plaisir que je voudrois prolonger; je retiens le temps comme un bienfaiteur.

Delphine, nous serons une fois malheureux, ainsi le veut la destinée; mais nous n'aurons jamais le droit de nous plaindre. J'ai senti les battemens de ton coeur sur le mien, tes bras m'ont serré de toute la puissance de ton âme; ces peines, ces inquiétudes, ces doutes qui pèsent toujours au dedans de nous-mêmes, et troublent en secret nos meilleurs sentimens, ces infirmités de l'être moral enfin avoient disparu tout à coup en moi. J'étois libre, généreux, fier, éloquent; s'il eût fallu dans ce moment étonner les hommes par le plus intrépide courage, les entraîner par des expressions enflammées, j'en étois capable, j'en étois digne, et nul génie mortel n'auroit pu s'égaler à ton heureux amant. C'est avec cet enthousiasme d'amour, que toi seule au monde peux inspirer, que je saurai tromper l'ivresse où me jette ta beauté; si quelquefois cet effort m'est pénible, rappelle-moi que tu tiens de mon aveu même qu'hier, hier! rien ne manquoit à mon bonheur.

Delphine, je te verrai ce soir, je le puis sans le moindre inconvénient: tout s'arrange, tout est facile, les plus petites circonstances secondent mes désirs; je suis un être favorisé du ciel à cause de toi. Tu m'instruiras dans ta religion, je ne m'en étois pas occupé jusqu'à ce jour; mais j'ai tant de bonheur, qu'il me faut où porter ma reconnoissance! ce n'est pas assez du culte que je te rends, il faut me dire à qui je dois ta vie, qui te l'a donnée, qui te la conserve. Impose-moi quelques sacrifices, quelques peines; mais il n'y en a plus au monde. Comment faire pour découvrir quelques devoirs qui me coûtent, quelques actions qui puissent m'être comptées, quand je te verrai tous les jours? Oh, Delphine! calme-moi, s'il est possible; sur l'excès de mon bonheur, sur sa durée. Dis-moi que le ciel t'a permis de me donner un sort qui n'étoit pas fait pour les hommes; je puis tout espérer, je puis tout croire! Quel miracle m'étonneroit, quand un moment a changé la nature entière à mes yeux!

Oui, je possède cette félicité, la mort seule la terminera; il n'y en aura plus de ces terribles jours, pendant lesquels je ne te voyois pas. Mon amie, la force de les concevoir et de les supporter n'existe plus en moi; j'ai perdu en un instant toute puissance sur mon âme; le bonheur est devenu mon habitude, mon droit; il faut me ménager avec bien plus de soin que dans le temps de mon désespoir. Je suis heureux, mais tout mon être est ébranlé; les palpitations de mon coeur sont rapides; je sens dans mon sein une vie tremblante, que la moindre peine anéantirait à l'instant. Oh, Delphine! le bonheur parfait étonne la nature humaine; ma tête se trouble, et je suis prêt à devenir misérablement superstitieux, depuis que je possède tous les biens du coeur.

Adieu, Delphine, adieu; je veux en vain m'exprimer: il y a dans les passions violentes une ardeur, une intensité dont l'âme seule a le secret. Une sympathie céleste, une étincelle d'amour te révélera peut-être ce que j'éprouve.

LETTRE X.

Mademoiselle d'Albémar à Delphine.

Montpellier, ce 20 décembre.

Je le crois, j'en suis sûre, ma chère Delphine, puisque vous êtes heureuse, vous n'avez pas dans le coeur un seul désir, une seule pensée que la vertu la plus parfaite ne puisse approuver: mais hélas! vous ne vous doutez pas de tous les périls de votre situation; faut-il que je sois forcée par les devoirs de l'amitié, à ne pas partager avec vous le premier sentiment de joie que vous m'ayez confié depuis six mois! Je ne vous demande point ce qu'il n'est plus temps d'obtenir; en lisant vos expressions passionnées, je me suis convaincue que vous n'êtes plus capable du grand sacrifice pour lequel vous avez courageusement lutté; mais du moins réfléchissez sur les chagrins dont vous êtes menacée, afin qu'une crainte salutaire vous serve de guide encore, s'il est possible. Vous croyez que Léonce n'exigera jamais de vous de renoncer aux principes de vertu, sans lesquels une âme comme la vôtre ne pourroit trouver aucun bonheur; je crois que dans ce moment son coeur est satisfait par un bien inespéré; mais si vous ne pouvez supporter son malheur, pensez-vous qu'il n'essaiera pas de ce moyen puissant pour tourmenter votre vie? Vous triompherez, je le crois; mais au prix de quelle douleur! l'avez-vous prévu?

Quand vous parviendriez à guider les sentimens de Léonce dans ses rapports avec vous, pouvez-vous oublier son caractère? Il ne s'en souvient plus lui-même à présent, il ne sent que son amour: mais ne savez-vous pas que les défauts qui tiennent à notre nature ou aux habitudes de toute notre vie, renaissent toujours dès qu'il existe une circonstance qui les blesse! Vous abandonnez, dites-vous, le soin de votre réputation, il vous suffit de veiller à la rectitude de votre conduite; mais s'il arrive ce qui ne peut manquer d'arriver, si l'on soupçonne et si l'on blâme votre liaison avec Léonce, il souffrira lui-même beaucoup du tort qu'elle vous fera, et vous retrouverez peut-être avec amertume son irritabilité sur tout ce qui tient à l'opinion.

Enfin, pouvez-vous vous flatter que Matilde, malgré tous vos ménagemens pour elle, ne découvre pas une fois les sentimens que vous inspirez à Léonce? et croyez-vous qu'elle fût heureuse, en apprenant qu'elle vous doit jusques aux soins même de son époux, et que sa conduite envers elle dépend entièrement de votre volonté?

Je vous le répète, je ne vous donne point les conseils rigoureux qui seroient maintenant inutiles; mais songez que c'est dans le bonheur qu'il est aisé de fortifier sa raison. Je n'exige rien des malheureux, ils ont assez à faire de vivre; il n'en est pas de même de vous, Delphine; vous jouissez maintenant d'une situation qui vous enchante, c'est ce moment qu'il faut saisir pour vous accoutumer, par la réflexion, à supporter un avenir peut-être, hélas! trop vraisemblable. Il m'en coûte de vous le dire, mais je n'ai pas vu un seul exemple de bonheur et de vertu dans le genre de liaison que vous projetez. L'exemple de la vertu, vous le donnerez, mais non celui du bonheur. Ce qu'on prévoit et ce qu'on ne prévoit pas brise des noeuds trop chers et trop peu garantis; la société étant tout entière ordonnée d'après des principes contraires à ces relations de simple choix, elle pèse sur elles de toute sa force, et finit toujours par les rompre; alors le reste des années est dévoré d'avance; on ne peut plus reprendre à ces intérêts, à ces goûts simples qui font passer doucement les jours que la Providence nous destine. L'on a connu, l'on a éprouvé cette existence animée que donnent les sentimens passionnés, et l'on n'est plus accessible à aucune des jouissances communes de la vie. La puissance de la raison sert à supporter le malheur, mais la raison ne peut jamais nous créer un seul plaisir; et quand l'amour a consumé le coeur, il faudroit un miracle pour faire rejaillir de ce coeur ainsi consumé, la source des plaisirs doux et tranquilles.

Oh, Delphine! pauvre Delphine! vous immolez tout à quelques années, à moins encore, peut-être! Je vous en conjure, regardez votre séjour ici comme un asile, ne renoncez pas à y venir, n'ajoutez pas l'imprévoyance et l'aveugle sécurité à tous les sentimens qui vous captivent. Reposez-vous un moment dans le bonheur, mais afin de reprendre des forces pour continuer la route de la vie. Hélas! vous n'avez pas fini de souffrir, ne relâchez pas tous les liens qui vous soutenoient; tous ces liens, qui sont plus souvent encore un appui qu'une gêne, ils ne vous seront que trop nécessaires. Mon amie, nous l'avons dit souvent ensemble, la société, la Providence même, peut-être, n'a permis qu'un seul bonheur aux femmes, l'amour dans le mariage; et quand on en est privé, il est aussi impossible de réparer cette perte que de retrouver la jeunesse, la beauté, la vie, tous les dons immédiats de la nature, et dont elle dispose seule.

Il en coûte, je le sens, de se prononcer que l'on ne peut plus être heureux; mais il seroit plus amer encore de se faire illusion sur cette vérité; et, dans de certaines situations, c'est un grand mal que l'espérance; sans elle, le repos naîtroit de la nécessité. Delphine, l'amitié doit réserver ses foiblesses pour l'instant de la douleur; au milieu des prospérités, il faut qu'elle fasse entendre une voix sévère.

Je ne vous ai parlé que des peines qui menacent le sentiment auquel vous vous livrez; je ne me suis pas permis de craindre pour vous le plus grand des malheurs, le remords. Ah! vous avez fait une cruelle expérience de la douleur, et cependant vous ne connoissez pas encore tout ce que le coeur peut souffrir; vous l'apprendriez, si vous aviez manqué à vos devoirs. Aussi long-temps que vous les respecterez, mon amie, la faveur du ciel peut encore vous protéger.

LETTRE XI.

Léonce à Delphine.

Paris, ce 29 décembre.

Vous êtes heureuse, ma Delphine, mon coeur ne devroit plus rien désirer; il y a quinze jours que je ne croyois pas même à la possibilité de la peine; il me sembloit qu'elle ne rentreroit jamais dans mon coeur; cependant je suis inquiet, presque triste; je voulois te le cacher, mais j'ai senti que j'offenserois cette intimité parfaite, qui confond nos âmes, si je laissois s'établir le moindre secret entre nous.

Je vous en conjure, Delphine, n'interprétez pas mal ce que je vais vous dire. Ce ne sont point des sentimens réprimés, quoique invincibles, qui troublent déjà mon bonheur; ce n'est pas non plus la jalousie qui s'empare de moi; comment pourroit-elle m'atteindre? mon coeur en est préservé par mon estime, par mon admiration pour toi: mais je hais cette vie du monde dans laquelle vous avez reparu avec tant d'éclat. Quand je vais chez vous, j'y rencontre sans cesse des visites, je ne suis jamais sûr d'un instant de conversation tête à tête; plusieurs fois les importuns pour qui vous êtes charmante, sont demeurés à causer avec vous, jusqu'à l'heure où la prudence ne me permettoit plus de rester.

Hier au soir, par exemple, hier j'ai passé quatre heures avec vous, et pendant ces quatre heures, qui pourroit le croire! je n'ai éprouvé que des sentimens pénibles. Madame d'Artenas vous avoit persécutée pour souper chez elle, vous aviez cru devoir y consentir: c'étoit, m'avez-vous dit, afin de prouver par l'accueil même que vous recevriez au milieu de la meilleure société de Paris, que l'impression des bruits répandus contre vous étoit entièrement effacée; car vous aussi, Delphine, vous vous occupez de captiver l'opinion du monde, et vous y réussissez parfaitement; je vous ai suivie dans ce tourbillon, et si je n'y avois pas été, je ne vous aurois pas vue de tout le jour.

J'arrivai avant vous, vous entrâtes; jamais je ne vous avois vue si belle! cet habit noir sur lequel retomboient vos cheveux blonds, ce crêpe qui environnoit votre taille et faisoit ressortir la plus éclatante blancheur, toute votre parure enfin contribuoit à vous rendre éblouissante. J'entendis des murmures d'admiration de toutes parts, et je ne sais pourquoi je ne me sentis pas fier de votre succès; il me sembloit que vous deviez votre éclat au désir de plaire généralement, et non à votre attachement pour moi seul; cette impression fut la première que j'éprouvai en vous voyant, et le reste de la soirée ne fut que trop d'accord avec ce pénible sentiment.

Jamais vous n'avez produit tant d'effet par votre présence et par votre conversation! jamais vous n'avez montré un esprit plus séduisant et plus aimable! Trois rangs d'hommes et de femmes faisoient cercle autour de vous, pour vous voir et vous entendre. La jalousie, la rivalité étoient pour un moment suspendues; on étoit avec vous comme les courtisans avec la puissance; ils cherchent à s'en approcher sans se comparer avec elle; chacun étoit glorieux de bien comprendre tout le charme de vos expressions, et pour un moment les amours-propres luttoient seulement ensemble à qui vous admireroit le plus. Moi, je me tins à quelque distance de vous, sans perdre un mot de votre entretien. J'entendis aussi les exclamations d'enthousiasme, je dirois presque d'amour, de tous ceux qui vous entouroient. Tandis que votre esprit se montroit plus libre, plus brillant que jamais, il m'étoit impossible de me mêler à la conversation; vous étiez gaie et j'étois sombre. Cependant, moi aussi, Delphine, moi aussi je suis heureux. Pourquoi donc étois-je si embarrassé, si triste? expliquez-moi la raison de cette différence; oh! si vous alliez découvrir que c'est parce que je vous aime mille fois plus que vous ne m'aimez!

Certainement, la vie de Paris ne peut convenir à l'amour; le sentiment que vous avez daigné m'accorder s'affoibliroit au milieu de tant d'impressions variées. Je le sais, votre coeur est trop sensible pour que l'amour-propre puisse le distraire des affections véritables; mais enfin ces succès inouïs que vous obtenez toujours, dès que vous paroissez, ne vous causent-ils pas quelques plaisirs? et ces plaisirs ne viennent pas de moi; ce seroient eux, au contraire, qui pourroient vous dédommager de mon absence. Je suis glorieux de votre beauté, de votre esprit, de tous vos charmes, et cependant ils me font éprouver cette jalousie délicate qui ne se fixe sur aucun. objet, mais s'attache aux moindres nuances des sentimens du coeur; ces suffrages qui se pressent autour de vous, il me semble qu'ils nous séparent; ces éloges que l'on vous prodigue, donnent à tant d'autres l'occasion de vous nommer, de s'entretenir de vous, de prononcer des paroles flatteuses, des paroles que moi-même je vous ai dites souvent, et que je serai sans doute entraîné à vous redire encore!

Oh! mon amie, puisque vous ne m'appartiendrez jamais entièrement, puisque ces charmes qui enivrent tous les regards ne seront jamais livrés à mon amour, il faut me pardonner d'être prêt à m'irriter, quand on vous voit, quand on vous entend, quand on goûte presque alors les mêmes jouissances que moi. Pardon, ma Delphine, j'ai blasphémé; tu m'aimes, à qui donc puis-je me comparer sur la terre? Mais je ne puis jouir de mon sort au milieu du monde; l'observation qui nous environne m'importune; je ne suis bien que seul avec toi; dans toute autre situation je souffre, je sens avec une nouvelle amertume le désespoir de n'être pas ton époux. Tu veux que je sois heureux, eh bien! j'ose te supplier de retourner à Bellerive; la saison est rude encore; mais n'est-il pas vrai que tu ne compteras pour rien ce qui pourroit déplaire à d'autres femmes?

Les devoirs que tu m'imposes envers Matilde, ne me permettront pas de te voir avant sept heures du soir; tu seras souvent seule jusqu'alors, mais tu goûteras quelque plaisir par les pensées solitaires qui gravent plus avant toutes les impressions dans le coeur. Je demande à la femme de France qui voit à ses pieds le plus d'hommages et de succès, de s'enfermer dans une campagne, au milieu des neiges de l'hiver; mais cette femme sait aimer, cette femme quittoit tout pour me fuir, quand un scrupule insensé l'égaroit; ne quittera-t-elle pas tout plus volontiers encore, pour satisfaire mon coeur avide d'amour, de solitude, d'enthousiasme, de toutes ces jouissances que le monde ravit à l'âme, en la flétrissant? Je déteste ces heures que consume une vie oiseuse. Depuis six mois, j'ai perdu l'habitude de l'occupation; si tu le veux, nous donnerons quelques momens à des lectures communes; j'aime cette douce manière de tromper, s'il est possible, les sentimens qui me dévorent.

Les pratiques religieuses et la société des dévotes remplissent presque toutes les soirées de madame de Mondoville; elle ne m'a jamais demandé de venir avec elle aux assemblées qui se tiennent chez l'évêque de M., et je crois même qu'elle seroit fort embarrassée de m'y mener; elle ne se permet jamais d'aller au spectacle; elle fait des difficultés sur les trois quarts des femmes que nous serions appelés à voir; il arrive donc tout simplement que je deviens chaque jour plus étranger à sa société. Elle m'aime, et cependant elle ne souffre point de cette sorte de séparation. Quand les principes rigoureux du catholicisme s'emparent d'un caractère qui n'est pas naturellement très-sensible, ils régularisent tout, décident de tout, et ne laissent ni assez de loisir, ni assez de connoissance du monde, pour être susceptible de jalousie: je ferai donc plutôt du plaisir que de la peine à Matilde, en la laissant libre de se réunir tous les soirs avec les personnes de son opinion; et pourvu que je ne dîne pas hors de chez elle, elle sera contente de moi.

Tous les jours donc, quand six heures sonneront, je monterai à cheval pour aller à Bellerive, ma vie ne commencera qu'alors; j'arriverai à sept heures, je reviendrai à minuit; quoique je pusse être censé veiller plus tard dans les sociétés de Paris, je serai exact à ce moment, pour ne pas inquiéter madame de Mondoville. Delphine, vous voyez avec quel soin je vais au-devant de vos généreuses craintes: je ne vivrai que quatre heures; mais pendant le reste du temps, j'aurai ces quatre heures en perspective, et je traînerai ma chaîne pour y arriver. O mon amie! ne vous opposez point à ce projet, il m'enchante; j'avois commencé cette lettre dans le plus grand abattement; en traçant notre plan de vie, j'ai senti mon coeur se ranimer; je t'enlève au monde, je te garde pour moi seul, je ne te laisse pas même la disposition des momens que je passerai sans te voir; je suis exigeant, tyrannique; mais je t'aime avec tant d'idolâtrie, que je ne puis jamais avoir tort avec toi.

LETTRE XII.

Delphine à Léonce.

30 décembre 1790.

Léonce, après demain, le premier jour de l'année qui va commencer, je vous attendrai à Bellerive; j'aime à fêter avec vous une de ces époques du temps, elles me serviront, je l'espère, à compter les années de mon bonheur: toutes les solennités qui signalent le cours de la vie ont du charme, quand on est heureux; mais que le retour seroit amer, s'il ne rappeloit que des regrets!

Mon ami, j'ai voulu que mes premières paroles fussent un consentement à ce que vous souhaitez; maintenant, qu'il me soit permis de vous le dire, votre lettre m'a fait de la peine. Que de motifs vous me donnez pour le plus simple désir! pensiez-vous qu'il m'en coûteroit de quitter le monde? ai-je un intérêt, une jouissance, un but indépendant de vous? Quelle inquiétude, quelle agitation se fait sentir, comme malgré vous, dans ce que vous m'avez écrit! J'avois reçu, peu d'heures auparavant, une lettre de ma belle-soeur, qui cherchoit à m'éclairer sur les périls auxquels je m'expose, et j'ai cru déjà voir dans quelques-unes de vos plaintes détournées, le présage des malheurs dont elle me menaçoit.

Quoi! Léonce, il n'y a pas un mois que d'une séparation absolue, d'un long supplice, nous sommes passés à nous voir tous les jours; et déjà votre coeur est tourmenté, et me cache peut-être ce qu'il éprouve, ce qu'il ne lui est pas permis d'avouer. A peine ai-je assez de mes pensées, de mes sentimens pour connoître, pour goûter tout mon bonheur, et vous, vous paroissez mécontent, vous vous plaignez de votre sort; dans ces entretiens tête-à-tête que vous désirez, vous ne cessez de me parler de vos sacrifices. O Léonce, Léonce! les délices du sentiment seroient-elles épuisées pour vous? ne me dites pas que votre coeur a plus de passion que le mien; croyez-moi, dans notre situation, le plus heureux des deux est sûrement le plus sensible.

Je veux me persuader, néanmoins, que c'est uniquement l'importunité du monde qui vous a déplu; je vais vous expliquer les motifs qui m'y avoient condamnée. Je savois que pendant quelque temps on avoit dit assez de mal de moi, et je croyois utile de ramener ceux sur l'esprit desquels ces propos injustes avoient produit quelque effet. Madame d'Artenas jugeoit convenable que je reparusse dans la société, et c'est par bonté qu'elle rassembla chez elle hier ce que l'on appelle à Paris les chefs de bande de l'opinion, afin que j'eusse l'occasion, non de me justifier, je ne m'y serois pas soumise, mais de me remettre à ma place dans une réunion d'éclat. Ai-je besoin de vous le dire, Léonce? c'est pour vous que je prends soin de désarmer la calomnie; j'y serois insensible, si elle ne m'arrivoit pas à travers l'impression qu'elle peut vous faire. Le secret de ma conduite depuis quinze jours, étoit peut-être le désir d'offrir à vos yeux celle que votre mère n'avoit pas jugée digne de vous, entourée de considération et d'hommages.

Vous me reprochez presque ma gaîté; hélas! hier, en entrant dans le salon de madame d'Artenas, j'éprouvai d'abord une impression de tristesse; je revoyois le monde pour la première fois depuis la mort de madame de Vernon, et, pardonnez-le moi, je ne puis penser à elle sans attendrissement; cependant je sentis la nécessité de cacher cette disposition. Si j'avois montré de la tristesse au milieu du monde, loin de l'attribuer aux regrets qui la causoient, on auroit dit que j'étois inquiète de ce qui s'étoit répandu sur M. de Serbellane et moi, et j'aurois manqué le but que je m'étois proposé: il faut fuir le monde, ou ne s'y montrer que triomphante; la société de Paris est celle de toutes dont la pitié se change le plus vite en blâme.

Ce fut donc par un effort que je débutai dans cette carrière de succès, que vous vous plaisiez à peindre avec amertume; cependant, j'en conviens, je m'animai par la conversation; je m'animai, faut-il vous le dire? par le plaisir de briller devant vous; je vous sentois près de moi, je vous regardois souvent pour deviner votre opinion; un sourire de vous me persuadoit que j'avois parlé avec grâce, et le mouvement que cause la société, quand on s'y livre, étoit singulièrement excité par votre présence. L'émotion qu'elle me faisoit éprouver m'inspiroit les pensées et les paroles qui plaisoient autour de moi. Je m'adressois à vous par des allusions détournées, et, dans les questions les plus générales, je ne disois pas un mot qui n'eût un rapport avec vous, un rapport que vous seul pouviez saisir, et que vous avez feint de ne pas remarquer.

N'importe, vous pouvez m'en croire, celle qui ne voit que vous dans le monde, doit se plaire mille fois davantage dans la retraite avec vous; et j'aurois eu la première l'idée d'aller à Bellerive, si je n'avois pas craint qu'en m'établissant au milieu de l'hiver à la campagne, je n'attirasse l'attention sur mes sentimens. Les habitués du monde de Paris ne conçoivent pas comment il est possible de supporter la solitude, et s'acharnent à dénigrer les motifs de ceux qui prennent le parti de la retraite. Je vous en préviens, afin que si la résolution que je vais prendre nuit à ma réputation, vous y soyez préparé, et que vous n'oubliiez point que vous l'avez voulu. Dans les malheurs qui peuvent m'atteindre, je ne crains que ce qui pourroit blesser votre caractère.

Le genre de vie que vous me proposez, a mille fois plus de charmes encore pour moi que pour vous. Je hais la dissimulation qui me seroit commandée au milieu du monde; je croirai respirer un air plus pur, quand je ne verrai personne devant qui je doive cacher l'unique intérêt qui m'occupe. Je ne mets qu'une condition à ma condescendance (condition toujours la même, quoi qu'il puisse nous arriver), c'est que vous ne me laisserez point ignorer ce que Matilde pourroit savoir de notre affection l'un pour l'autre, et que si jamais elle en étoit malheureuse, je partirois à l'instant, sans que vous me suivissiez; j'en ai votre parole: c'est cette assurance qui me permet de goûter sans un remords trop amer, le plaisir de vous voir. Hélas! me contenter de cette promesse, ce n'est pas être trop sévère envers moi-même. Adieu, Léonce; oui, chaque soir vous viendrez donc à Bellerive; ah! quelle douce espérance! Souvenez-vous cependant que de toutes les situations de la vie, la nôtre est la plus incertaine; nous sommes heureux, mais nous avons tout à craindre: mon ami, ménagez bien notre sort.

LETTRE XIII.

Léonce à Delphine.

2 janvier 1791.

    Unutterable happiness!
    Which love alone bestows, and on a favoured few

  [Bonheur inexprimable! que l'amour seul peut donner, et qu'il
  n'accorde encore qu'à un petit nombre de favorisés! THOMPSON]

O Delphine! que j'avois raison de désirer ce que ton coeur m'a si généreusement accordé! Combien j'ai été plus heureux hier à Bellerive, qu'à Paris, dans aucun des jours où je t'y ai vue! je te trouvois seule, et j'avois la certitude que ce bonheur ne seroit point interrompu; cette pensée mêloit un calme délicieux à mes transports.

Quel charme tu as su répandre sur les détails de la vie, qui échappent au milieu du mouvement des villes! quels soins n'as-tu pas pris de moi! la neige en route, m'avoit un peu saisi, tes jolies mains furent long-temps occupées à ranimer le feu pour me réchauffer; combien il eût été moins aimable d'appeler tes gens pour nous servir! tu prenois aussi un plaisir extrême à me montrer les changemens que tu comptois faire pour embellir ta maison. Toi, que j'avois vue, jusqu'alors si indifférente pour ce genre de goût et d'occupation, il me sembloit, et tu en es convenue, que le bonheur te faisoit prendre intérêt à tout, et que tu te plaisois à parer les lieux que nous devions parcourir ensemble. Mon coeur n'a pas négligé la moindre observation qui pût me prouver ta tendresse; j'ai remarqué jusqu'à ces arbustes couverts de fleurs, nouvellement placés dans ton cabinet: cet appartement étoit presque négligé, quand tu le destinois à recevoir la plus brillante compagnie de la France; tu lui as donné un air de fête pour Léonce, pour ton ami.

Oh! combien je jouissois de la vivacité pleine de charmes que tu mettois à me raconter les plus légères bagatelles! Une joie touchante t'animoit, et la gaîté n'étoit point alors un jeu de ton esprit, mais un besoin de ton coeur. J'ai ri de cette sérieuse occupation du souper, toi qui n'y as songé de ta vie! tu voulois t'assurer qu'on me donneroit ce qui pouvoit me faire du bien, après le froid que j'avois éprouvé. Je t'ai vu hier des agrémens nouveaux, que je ne te connoissois pas encore; les soins de la vie domestique ont une grâce singulière dans les femmes; la plus ravissante de toutes, la plus remarquable par son esprit et sa beauté, ne dédaigne point ces attentions bonnes et simples, qu'il est doux quelquefois de retrouver dans son intérieur. Oh! quelle femme j'aurois possédée! et j'ai pu m'unir à elle! je l'ai pu!… Malheureux! qu'ai-je dit? non, je ne suis pas malheureux; mais en t'aimant chaque jour davantage, chaque jour aussi cependant mes regrets deviennent plus cruels. Enfin apprends-moi, s'il est possible, à te soumettre jusqu'à mon amour.

Avec quelle insistance vous avez voulu que nous fussions fidèles au projet formé, de remplir notre temps par des lectures communes! Ah! vous avez craint ces douces rêveries d'amour, qui suffisoient si bien à mon coeur! je voulois du moins que nous choisissions l'un de ces livres où j'aurois pu retrouver quelques peintures des sentimens qui m'animent; mais vous vous y êtes obstinément refusée. N'importe, ma Delphine, ta voix, quoi qu'elle me lise, ne m'inspirera que l'amour: parle en ton nom, parle au nom de Dieu même, si tu le veux, mais que ta main soit dans la mienne, et que je puisse souvent la presser sur mon coeur. Ange tutélaire de ma vie, adieu jusqu'à ce soir.

LETTRE XIV.

Delphine à Léonce.

Je n'ai pas été contente de vous hier, mon cher Léonce; je ne vous croyois pas cette indifférence pour les idées religieuses, j'ose vous en blâmer. Votre morale n'est fondée que sur l'honneur; vous auriez été bien plus heureux, si vous aviez adopté les principes simples et vrais qui, en soumettant nos actions à notre conscience, nous affranchissent de tout autre joug. Vous le savez, l'éducation que j'ai reçue, loin d'asservir mon esprit, l'a peut-être rendu trop indépendant: il seroit possible que les superstitions même convinssent à la destinée des femmes; ces êtres chancelans ont besoin de plusieurs genres d'appui, et l'amour est une sorte de crédulité qui se lie peut-être avec toutes les autres; mais le généreux protecteur de mes premières années estimoit assez mon caractère, pour vouloir développer ma raison, et jamais il ne m'a fait admettre aucune opinion, sans l'approfondir moi-même, d'après mes propres lumières. Je puis donc vous parler sur la religion que j'aime, comme sur tous les sujets que mon coeur et mon esprit ont librement examinés; et vous ne pouvez attribuer ce que je vous dirai aux habitudes commandées, ni aux impressions irréfléchies de l'enfance. Jamais, je vous le jure, depuis que mon esprit est formé, je n'ai pu voir, sans répugnance et sans dédain, l'insouciance et la légèreté qu'on affecte dans le monde sur les idées religieuses. Qu'elles soient l'objet de la conviction, de l'espoir, ou du doute, n'importe; l'âme se prosterne devant une chance comme devant la certitude, quand il s'agit de la seule grande pensée qui plane encore sur la destinée des hommes.

J'étois pénétrée de ces sentimens, Léonce, avant de connoître l'amour; ah! que ne dois-je pas éprouver maintenant, que cette passion profonde remplit mon coeur d'idées sans bornes, et de voeux sans fin! Je ne prétends point vous retracer les preuves de tout genre dont vous vous êtes sans doute occupé; mais dites-moi si, depuis que vous m'aimez, votre coeur ne sent rien qui lui révèle l'espérance de l'immortalité.

Quand M. d'Albémar mourut, je croyois aux idées religieuses, mais sans avoir jamais eu le besoin d'y recourir. J'étois si jeune alors, qu'aucun sentiment de peine ne m'avoit encore atteinte; et quand on n'a point souffert, on a bien peu réfléchi; mais, à la mort de mon bienfaiteur, je me persuadai que je n'avois point assez fait pour son bonheur, et j'en éprouvai les remords les plus cruels. Depuis que j'étois devenue son épouse, l'extrême différence de nos âges m'inspiroit souvent des réflexions tristes sur mon sort; je craignis de les avoir quelquefois exprimées avec humeur, et je me le reprochai douloureusement, dès qu'il eut cessé de vivre. Rien ne peut donner l'idée du repentir qu'on éprouve, quand il n'est plus possible de rien expier, quand la mort a fermé sur vous tout espoir de réparer les torts dont on s'accuse. Cette douleur me poursuivoit tellement qu'elle auroit altéré ma raison, si l'excellente soeur de M. d'Albémar ne m'eût calmée, en me rappelant avec une nouvelle force l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme. Je sentis enfin que mon généreux ami, témoin de mes regrets, les avoit acceptés, et que son pardon avoit soulagé mon coeur.

J'exécutai ses derniers ordres avec un scrupule religieux; chaque fois que je remplissois une de ses volontés, j'éprouvois une douce consolation qui m'assuroit que nos âmes communiquoient encore ensemble. Que serois-je devenue, si j'avois pensé qu'il n'existât plus rien de lui? Qu'aurois-je fait de mon repentir? Comment se seroit-il adouci? comment me serois-je consolée du moindre tort, s'il avoit reçu le sceau de l'éternité? Ces sentimens, ces regrets qui s'attachent aux morts, seroient-ils le seul mensonge de la nature, l'unique douleur sans objet, l'unique désir sans but? et la plus noble faculté de l'âme, le souvenir, ne seroit-elle destinée qu'à troubler nos jours, en nous faisant donner des regrets à la poussière dispersée que nous aurions appelée nos amis.

Sans doute, cher Léonce, je ne crains point de te survivre; jamais je n'invoquerai ta tombe, ma vie est inséparable de la tienne: mais si tout à coup, l'affreux système dont l'anéantissement est le terme s'emparoit de mon âme, je ne sais quel effroi se mêleroit même à mon amour. Que signifieroit la tendresse profonde que je ressens pour toi, si tes qualités enchanteresses n'étoient qu'une de ces combinaisons heureuses du hasard, que le temps amène et qu'il détruit? Pourrions-nous dans l'intimité de nos âmes, rechercher nos pensées les plus secrètes pour nous les confier, quand au fond de toutes nos réflexions serait le désespoir? Un trouble extraordinaire obscurcit ma pensée, quand on lui ravit tout avenir, quand on la renferme dans cette vie; je sens alors que tout est-prêt à me manquer; je ne crois plus à moi, je frémis de ne plus retrouver ce que j'aime; il me semble que ses traits pâlissent, que sa voix se perd dans les ombres dont je suis environnée; je le vois placé sur le bord d'un abîme: chaque instant où je lui parle me paroît comme le dernier, puisqu'il doit en arriver un qui finira tout pour jamais, et mon âme se fatigue à craindre, au lieu de jouir d'aimer.

Oh! combien le sentiment se raffermit et nous élève, lorsqu'on s'anime mutuellement à se confier dans l'Être suprême! Ne résistez pas, Léonce, aux consolations que la religion naturelle nous présente. Il n'est pas donné à notre esprit de se convaincre sur un tel sujet par des raisonnemens positifs; mais la sensibilité nous apprend tout ce qu'il importe de savoir. Jetez un regard sur la destinée humaine: quelques momens enchanteurs de jeunesse et d'amour, et de longues années toujours descendantes, qui conduisent de regrets en regrets, et de terreurs en terreurs, jusqu'à cet état sombre et glacé, qu'on appelle la mort. L'homme a surtout besoin d'espérance, et cependant son sort, dès qu'il a atteint vingt-cinq ans, n'est qu'une suite de jours dont la veille vaut encore mieux que le lendemain: il se retient dans la pente, il s'attache à chaque branche, pour que ses pas l'entraînent moins vite vers la vieillesse et le tombeau; il redoute sans cesse le temps pour lequel l'imagination est faite, le seul dont elle ne peut jamais se distraire, l'avenir. O Léonce! et ce seroit là tout! et cette âme de feu ne nous auroit été donnée que pour s'éteindre lentement dans l'agonie de l'âge!

La puissance d'aimer me fait sentir en moi la source immortelle de la vie. Quoi! mes cendres seraient près des tiennes sans se réveiller! Nous serions pour jamais étrangers à cette nature, qui parle si vivement à notre âme! ce beau ciel, dont l'aspect fait naître tant de sentimens et de pensées, ces astres de la nuit et du jour se leveroient sur notre tombe, comme ils se sont levés sur nos heures trop heureuses, sans qu'il restât rien de nous pour les admirer! Non, Léonce, je n'ai pas moins d'horreur du néant que du crime, et la même conscience repousse loin de moi tous les deux.

Mais que ferai-je de mon espérance, si tu ne la partages pas? Livrerai-je mon âme à un avenir que tu n'as pas reconnu pour le tien? Quelle idée mon imagination peut-elle me donner du bonheur, si ce n'est pas avec toi que je dois en jouir? Comment entretenir ces méditations solitaires que ta voix n'encourageroit pas? Je ne puis plus rien à moi seule, j'ai besoin de t'interroger sur toutes mes pensées, pour les juger, pour les admettre, pour les rattacher à mon amour. O Léonce, Léonce! viens croire avec moi, pour que j'espère en paix, pour que je suive ta trace brillante dans ce ciel, où mes regards cherchent ta place, avant d'aspirer à la mienne.

Oui, Léonce, il existe un monde où les liens factices sont brisés, où l'on n'a rien promis que d'aimer ce qu'on aime; ne sois pas impie envers cette espérance! le bonheur que la sensibilité nous donne, loin de distraire comme tous les autres de la reconnoissance envers le Créateur, ramène sans cesse à lui; plus notre être se perfectionne, plus un Dieu lui devient nécessaire; et plus les jouissances du coeur sont vives et pures, moins il nous est possible de nous résigner aux bornes de cette vie. Léonce, je vous en conjure, ne plaisantez jamais sur le besoin que j'ai d'occuper votre âme des idées religieuses. Je douterois de votre amour pour moi, si je ne pouvois réussir à vous donner au moins du respect pour ces grandes questions, qui ont intéressé tant d'esprits éclairés, et calmé tant d'âmes souffrantes.

La légèreté dans les principes conduiroit bientôt à la légèreté dans les sentimens; l'art de la parole peut aisément tourner en dérision ce qu'il y a de plus sacré sur la terre; mais les caractères passionnés repoussent ce dédain superficiel, qui s'attaque à toutes les affections fortes et profondes. L'enthousiasme que l'amour nous inspire est comme un nouveau principe de vie. Quelques-uns l'ont reçu; mais il est aussi inconnu à d'autres que l'existence à venir dont tu ne veux pas t'occuper. Nous sentons ce que le vulgaire des âmes ne peut comprendre, espérons donc aussi ce qui ne se présente encore à nous que confusément. Les pensées élevées sont aussi nécessaires à l'amour qu'à la vertu.

Hélas! m'est-il permis de parler de vertu! la parfaite morale pourroit déjà, je le sais, réprouver ma conduite; et ma conscience me juge plus sévèrement que ne le feroient les opinions reçues dans le monde: mais j'aime mieux la justice du ciel que l'indulgence des hommes! et quoique je n'aie pas la force de renoncer à te voir, il me semble que j'altère moins mes qualités naturelles, en portant chaque jour mon repentir aux pieds de l'Être suprême, qu'en cherchant à douter de la puissance qui me condamne.

Léonce, l'éducation que vous avez reçue, l'exemple et le souvenir des antiques moeurs espagnoles, les idées militaires et chevaleresques qui vous ont séduit dès votre enfance, vous semblent devoir tenir lieu des principes les plus délicats de la religion et de la morale. Tous les caractères généreux se plaisent dans les sacrifices, et vous vous êtes fait du sentiment de l'honneur, du respect presque superstitieux pour l'opinion publique, un culte auquel vous vous immoleriez avec joie. Mais si vous aviez eu des idées religieuses, vous auriez été moins sensible au blâme ou à la louange du monde; et peut-être, hélas! la calomnie ne seroit-elle pas si facilement parvenue à vous irriter et à vous convaincre. O mon ami! rendez au ciel un peu de ce que vous ôterez aux hommes. Vous trouverez alors dans le contentement de vous-même un asile que personne n'aura le pouvoir de troubler, et moi-même aussi je serai plus tranquille sur mon sort. Les idées religieuses, alors même qu'elles condamnent l'amour, n'en tarissent jamais entièrement la source, tandis que les mensonges perfides du monde dessèchent sans retour les affections de celui qui les craint et les écoute.

Vous le voyez, Léonce, en méditant avec vous sur les pensées les plus graves, je reviens sans cesse à l'intérêt qui me domine, à votre sentiment pour moi. Non, cette lettre, non, aucune action de ma vie ne peut désormais m'être comptée comme vertu, et l'amour seul m'inspire le bien comme le mal. Adieu.

LETTRE XVI.

Réponse de Léonce à Delphine.

    God is thy law, thou mine.
    [Dieu est ta loi, tu es la mienne. MILTON]

Ma Delphine, je ne voulois répondre à ta lettre qu'en te revoyant; je me serois jeté à tes genoux, je t'aurois dit: n'es-tu pas la maîtresse absolue de mon âme? fais-en, si tu veux, hommage à l'Être suprême, dispose de ce qui est à toi; adore en mon nom la Providence qui se manifeste mieux sans doute à la plus parfaite de ses créatures: moi, c'est pour toi seule que j'éprouve de l'enthousiasme; ces pensées mélancoliques, ces idées élevées qui te font sentir le besoin de la religion, c'est vers ton image qu'elles m'entraînent; et tu remplis entièrement pour moi ce vide du coeur, qui t'a rendu l'idée d'un Dieu si nécessaire. Cependant j'ai résolu de t'écrire avant de te parler, afin de te répondre avec un peu plus de calme.

Je vais m'efforcer, non de combattre tes angéliques espérances, puissent-elles être vraies! mais de me justifier une fois des défauts dont tu m'accuses, et dont tu redoutes à tort la funeste influence. Hélas! je n'ai point oublié le jour qui a versé ses poisons sur toute ma vie. Néanmoins je ne pense pas qu'il faille en accuser mon caractère: c'est la jalousie qui m'a troublé; sans elle, tout se seroit promptement éclairci. Je mets de l'importance, il est vrai, à ma réputation, et je ne pourrois pas supporter la vie, si je croyois mon nom souillé par le moindre tort envers les lois de l'honneur; mais que peut craindre celle que j'aime, de ce sentiment? ne me donnera-t-il pas le droit, le bonheur de la défendre contre ceux qui oseroient la calomnier? On a dit souvent que les femmes devoient ménager l'opinion publique avec beaucoup plus de soin que les hommes, je ne le pense pas; notre devoir à nous, c'est de protéger ce que nous aimons, de couvrir de notre gloire personnelle la compagne de notre vie; si nous perdions cette gloire, rien ne pourroit nous la rendre; mais, quand même une femme seroit attaquée dans l'opinion, ne pourroit-elle pas se relever, en prenant le nom d'un homme honorable, en associant son existence à la sienne, et recevant sous son appui tutélaire les hommages qu'il sauroit lui ramener?

Les femmes ont toutes de l'enthousiasme pour la valeur; cette qualité, dont on ne suppose pas qu'un homme puisse manquer, n'assure point assez encore sa considération, si elle n'est pas jointe à un caractère imposant. Il ne suffit pas d'une bravoure intrépide, pour obtenir le degré d'estime et de respect dont une âme fière a besoin; il n'y va pas de la mort ou de la vie, dans les circonstances journalières dont se compose l'ensemble de la considération; mais lorsque l'on a dans sa conduite habituelle une dignité convenable, des égards scrupuleux pour toutes les opinions délicates, pour tous les préjugés même de l'honneur, le public ne se permet pas le moindre blâme, et l'on conserve cette réputation intacte, qui fonde véritablement l'existence d'un homme, en lui donnant le droit de punir par son mépris, ou de récompenser par son suffrage.

Si je ne puis dérober aux regards du monde votre sentiment pour moi, j'espère au moins que ma réputation vous servira d'excuse. Vous ne voudriez pas, dites-vous, que je dépendisse de l'opinion des hommes; je n'ai jamais besoin de leur société, vous le savez; je veux passer ma vie à vos pieds, et c'est moi qui plus que vous encore chéris la solitude; mais je me sentirois importuné par la censure de ces mêmes hommes, qui, sous tout autre rapport, me sont complètement indifférent. Pourquoi cette manière de penser vous déplairoit-elle? La même ardeur de sang qui inspire les affections passionnées, fait ressentir vivement la moindre offense; les vertus fortes et guerrières, qui ont illustré les chevaliers de l'ancien temps, s'allioient bien avec l'amour; les idées religieuses ne sont pas les seules qui inspirent de l'enthousiasme; si nos ancêtres nous ont transmis un nom respecté, le désir de les imiter est honorable. Les jouissances de la fierté remuent l'âme, tout aussi profondément que les pieuses espérances des fidèles; et si je ne me livre pas au bonheur inconnu de te retrouver dans le ciel, je sens avec énergie que je te ferai respecter sur la terre, et qu'il me seroit doux d'exposer mille fois ma vie, pour écarter de toi l'ombre du blâme ou la plus légère peine.

Delphine, ne dis pas que mon caractère t'inquiète et t'afflige; je ne sais si mon coeur s'est abusé, mais il m'a semblé que tu m'avois aimé pour les défauts même que tu crains. Ne te présentent-ils pas un appui sur lequel tu te plais à te reposer? Tes qualités adorables, ta beauté, ton esprit, excitent l'envie, et l'envie te crée des ennemis; tu prends peu de soin de ces convenances de société, qui en imposent aux esprits communs; ta grâce est dans l'abandon et le naturel; tu parles du premier mouvement, et ce premier mouvement est le vrai génie qui t'inspire; mais ce qui fait ton charme pour qui sait te connoître, est ton danger dans la conduite de la vie. Dis-le-moi donc, Delphine, n'étoit-ce pas moi, précisément moi, qu'il te falloit pour ami? Mon caractère assez contenu, assez froid en apparence, pourra servir de guide à ta bonté toujours entraînée; tu te hasardes, je te défendrai; tu appelles autour de toi, par les mêmes causes, l'admiration et la jalousie; ton esprit devroit intimider, mais ta douceur et ta bienveillance rassurent trop souvent ceux qui veulent te nuire; on verra près de toi un homme irritable et fier, qui ne permettra pas aux méchans du monde le double plaisir de jouir de tes agrémens, et de dénigrer tes qualités. Oh! si j'avois été ton époux, si j'avois acquis le droit de m'enorgueillir de mon amour aux yeux de tous, jamais la malignité n'auroit osé s'approcher de la trace de tes pas! et maintenant, quoi qu'il arrivât, faudroit-il dissimuler, le faudroit-il? non, j'ai reçu de ton amour le dépôt de ta gloire et de ton bonheur, c'est à moi de le conserver.

Tu es convaincue que les idées religieuses sont un meilleur appui pour la morale, que le culte de l'honneur et de l'opinion publique. Crois-moi, l'honneur a sa conscience comme la religion; et rougir à ses propres yeux, est une douleur plus insupportable que tous les remords causés par la crainte ou l'espérance d'une vie à venir. Le frein du sentiment qui me domine est le plus impérieux de tous: j'ai lu dans un poète anglois, ces paroles que je ne puis jamais oublier: Les larmes peuvent effacer le crime, mais jamais la honte. [nor tears, that wash out guilt, can wash out shame. PRIOR.]

Le repentir absout les âmes religieuses; mais pour l'honneur, point de repentir: quelle pensée! et combien, dès l'enfance, elle donne l'habitude de ne jamais céder à des mouvemens de foiblesse, et de ne point repousser les avertissemens les plus secrets, quand la délicatesse les suggère!

Si l'honneur cependant n'embrasse point toutes les parties de la morale, la sensibilité n'achève-t-elle pas ce qu'il laisse imparfait? A quel devoir pourroit-il donc manquer, l'homme qui se respecte et qui t'aime? Delphine, pardonne-moi de ne rien concevoir de ne rien désirer de plus. Je n'ignore pas, toutefois, combien ce que mon caractère a de sombre, de susceptible, de violent, peut empoisonner les qualités que je crois bonnes en elles-mêmes; ton empire sur moi modifiera mes défauts, mais il ne pourroit changer entièrement leur nature.

J'ai dû me justifier, pour calmer tes inquiétudes; j'ai dû me justifier enfin, pour me présenter à toi, si je le pouvois, avec plus d'avantage. L'opinion du monde entier, quelque prix que j'y attache, ne m'eût jamais inspiré tant d'ardeur pour ma défense.

LETTRE XVII.

Madame d'Artenas à Delphine.

Paris, ce 6 février 1791.

Pourquoi prolongez-vous votre séjour à la campagne, ma chère Delphine? on s'étonne de vous voir quitter Paris au milieu de l'hiver, dans le moment même où vous vous étiez montrée d'une manière si brillante dans le monde. Quelques personnes commencent à dire tout bas que votre sentiment pour Léonce est l'unique cause de ce sacrifice: vous avez tort de vous éloigner; je vous l'ai dit plusieurs fois, votre grand moyen de succès, c'est la présence. Vous avez des manières si simples et si aimables, qu'elles vous font pardonner tout votre éclat; mais quand on ne vous voit plus, les amis se refroidissent, ce qui est dans la nature des amis; et les ennemis, au contraire, se raniment par l'espérance de réussir.

Vous aviez entièrement réparé en quinze jours, le tort que vous avoient fait les propos tenus sur M. de Serbellane; et tout à coup vous cédez le terrain aux femmes envieuses, et aux hommes qu'elles font parler.

Vous me répondrez qu'on jouit mieux de ses sentimens à la campagne, etc. Le hasard et votre confiance m'ayant instruit de votre attachement pour Léonce, je devrais vous faire de la bonne morale, sur le tort que vous avez de vous exposer ainsi à passer la moitié de votre vie seule avec lui; mais je m'en fie aux principes que je vous connois, et, m'en tenant à mes avis purement mondains, je vous dirai que, même pour entretenir l'enthousiasme que vous inspirez à Léonce, il faut continuer à l'éblouir par vos succès. Il étoit amoureux à en devenir fou, le soir que vous avez passé chez moi; et quoique, sans doute, il vous vante le charme des conversations tête à tête, croyez-moi, quand il a entendu répéter à tout Paris que vous êtes charmante, qu'aucune femme ne peut vous être comparée, il rentre chez lui plus flatté d'être aimé de vous, et par conséquent plus heureux. N'allez pas vous écrier qu'il n'y a rien de romanesque dans toute cette manière de voir; il faut conduire avec sagesse le bonheur du sentiment, comme tout autre bonheur; et pour conserver le plus long-temps possible le plaisir toujours dangereux d'être adorée, la raison même est encore nécessaire. Quoi qu'il en soit, il ne s'agit pas de ce qui vaut le mieux pour être aimée, vous vous y entendez assez bien pour n'avoir pas besoin de mes conseils; mais ce qui importe, c'est votre existence dans le monde, et le murmure qui précède l'attaque s'est déjà fait entendre depuis quelques jours.

Avant hier, madame de Croisy, qui jusqu'à présent avoit mis son amour-propre à vous admirer, disoit avec une voix aiguë, qu'elle monte toujours d'une octave pour les discours de sentiment:—Mon Dieu, que je suis fâchée que madame d'Albémar s'établisse à Bellerive! personne ne sait mieux que moi que c'est son goût pour l'étude qui l'a fixée dans la retraite; mais on dira toute autre chose, et il ne falloit pas s'y exposer.—Cette maligne preuve de l'intérêt de madame de Croisy, fut le premier signal du mal qu'on essaya de dire de vous. M. de Verneuil, qui a tant de peine à pardonner à votre esprit, à vos charmes et à votre bonté, reprit:—C'est une excellente personne que madame d'Albémar; mais j'ai peur qu'elle n'ait une mauvaise tête. Ces femmes d'esprit, je l'ai répété cinquante fois à ma pauvre soeur quand elle vivoit, il leur arrive toujours quelque malheur; j'en ai plusieurs exemples dans ma famille; aussi me suis-je voué au bon sens: personne ne dit que j'ai de l'esprit, parce que je ne veux pas qu'on le dise; et cependant quelle différence entre un homme et une femme! Il y a des occasions où il peut être utile à un homme de montrer à ceux qui en sont dupes ce qu'on appelle de l'esprit. Mais une femme, une femme! ah! mon Dieu, il ne lui sert qu'à faire des sottises. Quand je dis cela, ce n'est pas que je n'aime madame d'Albémar, mais je m'attends à quelque éclat fâcheux pour son repos. Sa conversation, quant à moi, m'amuse toujours beaucoup; néanmoins il ne seroit pas sage de s'attacher à elle, car je suis persuadé qu'un jour ou l'autre, il lui arrivera quelques peines, et je n'ai pas envie de me trouver là pour les partager.—Madame de Tésin, dont vous connoissez la double prétention à la sagesse et à l'esprit, interrompit M. de Verneuil, et lui dit:—Ce n'est point, monsieur, l'esprit qu'il faut blâmer; on connoît des personnes qui peuvent hardiment se comparer à madame d'Albémar sous ce rapport, mais qui ont beaucoup plus de connoissance du monde, et d'habitude de se conduire. Ces personnes ne se contentent pas de briller dans un salon, et se servent de leurs lumières pour éviter toutes les occasions de faire dire du mal d'elles. Distinguez donc, je vous en prie, monsieur, les torts de légèreté de madame d'Albémar, des inconvéniens de l'esprit en général. L'esprit est ce qui distingue éminemment les femmes citées pour leur raison.—Je me préparois à exciter une dispute sur ce sujet entre madame de Tésin et M. de Verneuil, lorsque madame du Marset et M. de Fierville, prévoyant mon intention, cherchèrent à ramener la conversation sur vous, et le firent avec une adresse vraiment perfide. Je voulois éviter même de vous défendre, parce que je sentois que c'étoit constater que vous aviez été attaquée, mais il fallut enfin arrêter leurs discours; j'eus au moins le bonheur de persuader entièrement ceux qui nous écoutaient: ce qui me le prouva, c'est que M. de Fierville, qui donne toujours à madame du Marset le signal de la retraite, parce qu'il a beaucoup moins d'amertume et de persistance dans ses méchancetés, se hâta de se replier, en vous donnant les plus grands éloges.

J'aurois pu lui faire sentir combien il y avoit de contraste entre le commencement de sa conversation et la fin; mais je ne voulois pas intéresser son amour-propre à se montrer conséquent. J'ai remarqué plusieurs fois dans la société que l'on fait beaucoup de mal à ses amis, même en les justifiant, quand on irrite l'amour-propre de ceux qui les ont attaqués. Il faut encore plus veiller sur soi quand on loue, que quand on blâme; si l'on veut se faire honneur en défendant ses amis, si l'on cherche à faire remarquer son caractère en vantant le leur, on leur nuit au lieu de les servir.

Je croyois avant-hier que tout étoit fini; mais hier madame du Marset (je suis sûre que c'est elle) a mis en avant une femme toute insignifiante, mais dont elle dispose, et s'en est servie pour parler contre vous, tandis qu'elle-même, madame du Marset, n'auroit pas été écoutée. Cette femme donc, après un long soupir, s'est écriée tout à coup:—La pauvre madame de Mondoville!—On lui a demandé la raison de sa pitié; elle a répondu qu'elle la croyoit bien malheureuse du sentiment que Léonce avoit pour vous. A l'instant M. de Fierville, que vous connoissez pour l'homme le plus insouciant de la terre, a pris un air de componction vraiment risible. Madame du Marset a levé les yeux au ciel, espérant donner ainsi à sa figure un air de bonté; et ce qu'il y avoit dans la chambre de plus frivole et de moins scrupuleux, s'est empressé de débiter des maximes sévères, sur les ménagemens que vous deviez à madame de Mondoville.

Quand la société de Paris se met à vouloir se montrer morale contre quelqu'un, c'est alors surtout qu'elle est redoutable. La plupart des personnes qui composent cette société sont en général très-indulgentes pour leur propre conduite, et souvent même aussi pour celle des autres, lorsqu'elles n'ont pas intérêt à la blâmer; mais si, par malheur, il leur convient de saisir le côté sévère de la question, elles ne tarissent plus sur les devoirs et les principes, et vont beaucoup plus loin en rigueur que les femmes véritablement austères, résolues à se diriger elles-mêmes d'après ce qu'elles disent sur les autres. Les développemens de vertu qui servent à la jalousie ou à la malveillance, sont le sujet de rhétorique sur lequel les libertins et les coquettes font le plus de pathos, dans de certaines occasions.

Je le supportai quelque temps; mais enfin, appuyée de plusieurs de vos amis, je démontrai ce que je sais positivement; c'est que madame de Mondoville est très-heureuse, et les mauvaises intentions furent encore déjouées. Mais, dans ce genre, plusieurs victoires valent une défaite. Je vous en conjure donc, ma chère Delphine, revenez à Paris, et montrez-vous, afin d'étouffer ces haines obscures, par l'admiration que vous faites éprouver à tous ceux qui vous voient. Au milieu des plus brillantes sociétés, il y a beaucoup de personnes impartiales qui se laissent aller tout simplement à leurs impressions, sans les soumettre ni à leurs prétentions, ni à celles des autres: ce grand nombre, car le grand nombre est bon, sera pour vous; mais ces mêmes gens, la plupart foibles et indifférens, laissent dire les méchans, quand vous n'êtes pas là pour leur en imposer. Ils ne les écoutent pas d'abord, ils sont ensuite quelque temps sans les croire; mais ils finissent par se persuader que tout le monde dit du mal de vous, et se rangent alors à l'avis qu'ils supposent général, et qu'ils ont rendu tel, sans l'avoir un moment sincèrement partagé.

Cette histoire des progrès de la calomnie, pourroit s'appliquer aux plus grands intérêts publics, comme aux détails de la société privée; mais puisqu'elle nous est connue, tâchons de nous en garantir. Je finis en vous priant de nouveau, ma chère Delphine, d'en croire mes vieux conseils; ils sont inspirés par une amitié digne d'être jeune, car elle est vive et dévouée.

LETTRE XVIII.

Réponse de Delphine à madame d'Artenas.

Bellerive, ce 8 février.

Tout ce que vous me dîtes, madame, est plein de justesse et d'esprit; et, ce qui me touche plus encore, votre amitié parfaite se retrouve à chaque ligne de votre lettre. Je me conformerois à vos conseils, si je n'étois pas résolue à passer ma vie dans la solitude: je sais combien je m'expose à la calomnie que vous essayez de combattre avec tant de bonté; mais, quand j'immole au bonheur de Léonce le devoir qui me défendroit peut-être de continuer à le voir, il suffit du moindre de ses désirs pour obtenir de moi le sacrifice de mon existence dans le monde. Il m'a demandé de rester à Bellerive; si je retournois à Paris, il en seroit malheureux; jugez si je puis songer à revenir. Ah! je devrois braver sa peine, pour me retirer en Languedoc, pour m'arracher au danger de sa présence, au tort que j'ai de partager un sentiment que je devrois repousser; mais lui causer un instant de chagrin, pour m'occuper de ce qu'on pourroit appeler mes intérêts, c'est ce que jamais je ne ferai.

Je suis sûre que Matilde est heureuse, je m'informe jour par jour de sa vie, je sais jusqu'aux moindres nuances de ses impressions: si elle découvroit mon attachement pour Léonce; si cet attachement, resté pur, l'offensoit, je partirois à l'instant; je partirai peut-être même sans ce motif, si mes sentimens ne suffisent pas à Léonce, si, dans un moment de courage, je puis renoncer à une situation que je condamne. Jamais alors je ne reverrois Paris; ceux qui s'occupent de me juger ne me rencontreroient de leur vie, et rien ne pourroit me donner ni des consolations ni de la douleur.

Ce que je n'oublierai point, quoi qu'il m'arrive, c'est l'amitié protectrice dont vous n'avez cessé de me donner des preuves. Au moment où j'ai reçu votre lettre, je me proposois d'aller passer quelques heures à Paris, pour vous exprimer ma reconnoissance; mais madame de Mondoville s'étant renfermée, à cause du carême, dans le couvent où elle a été élevée, j'ai choisi demain pour proposer à Léonce de visiter avec moi une famille du Languedoc, établie dans mon voisinage, et que depuis long-temps je veux aller voir. Dans peu de jours, je réparerai ce que je perds en ne vous voyant pas; c'est pour vous seule que je puis quitter ma retraite, pardonnez-moi de ne regretter à Paris que vous.

LETTRE XIX.

Léonce à M. Barton.

Paris, ce 10 février.

Vous me demandez, mon ami, si je suis heureux: et, déposant la sévérité d'un maître, ce qui vous importe avant tout, m'écrivez-vous, c'est de lire au fond de mon coeur. Pourquoi ne l'avez-vous pas interrogé, il y a quelques jours? j'étois plus content de moi; je crains que la soirée d'hier ne m'ait jeté dans un trouble dont je ne pourrai plus sortir. Vous jugerez mieux de mes sentimens, si je vous raconte ce qui s'est passé; il m'est amer et doux de me le retracer.

Depuis plus d'un mois, je goûtois le bonheur de voir tous les jours cet être angélique que vous aviez choisi pour la compagne de ma vie: des désirs impétueux, des regrets invincibles me saisissoient quelquefois, dans les momens les plus délicieux de nos entretiens; mais enfin, le bonheur l'emportoit sur la peine; je ne sais si maintenant la lutte n'est pas trop forte, si je pourrai jamais retrouver ces impressions douces, qui me permettoient de goûter les imparfaites jouissances de ma destinée.

Hier, madame de Mondoville étant absente, je pouvois passer la journée entière à Bellerive: madame d'Albémar me proposa une promenade après dîner; elle me dit qu'il s'étoit établi près de chez elle une famille du Languedoc, dont elle croyoit connoître le nom, et qu'elle seroit bien aise que nous allassions nous en informer. Nous partîmes, et madame d'Albémar donna rendez-vous à sa voiture à une demi-lieue de Bellerive.

Lorsque nous approchâmes de l'endroit qu'on nous avoit désigné, nous vîmes de loin une maison de paysan, petite, mais agréable, et nous entendîmes des voix et des instrumens, dont l'accord nous parut singulièrement harmonieux. Nous approchâmes: un enfant, qui étoit sur la porte à faire des boules de neige, nous offrit de monter; sa mère l'entendant, sortit de chez elle, et vint au-devant de nous. Madame d'Albémar reconnut d'abord, quoiqu'elle ne l'eût pas vue depuis dix ans, mademoiselle de Senanges qu'elle avoit rencontrée quelquefois dans la société de M. d'Albémar: mademoiselle de Senanges, à présent madame de Belmont, accueillit Delphine de l'air le plus aimable et le plus doux. Nous la suivîmes dans la petite chambre dont elle faisoit son salon, et nous vîmes un homme d'environ trente ans, placé devant un piano, et faisant chanter une petite fille de huit ans: il se leva à notre arrivée; sa femme s'approcha de lui aussitôt, et lui donna le bras pour avancer vers nous; nous aperçûmes alors qu'il étoit aveugle; mais sa figure avoit conservé de la noblesse et du charme, malgré la perte de la vue: il régnoit dans tous ses traits une expression de calme qui en imposoit à la pitié même.

Delphine, dont le coeur est si accessible aux émotions de la bonté, se troubla visiblement, malgré ses efforts pour le cacher. Elle fit une question à madame de Belmont sur les motifs de son départ du Languedoc.—Un procès que nous avons perdu, M. de Belmont et moi, nous a ruinés tout-à-fait, répondit-elle; j'avois été déjà privée de la moitié de ma fortune, parce qu'une tante m'avoit déshéritée à cause de mon mariage. Il ne nous reste plus à mon mari, mes deux enfans et moi, que quatre-vingts louis de rente; nous avons mieux aimé vivre dans un pays où personne ne nous connoissoit, que de nous trouver engagés à conserver, sans fortune, nos anciennes habitudes de société. Ce climat, d'ailleurs, convient mieux à la santé de mon mari, que les chaleurs du midi; et depuis quinze jours que nous sommes ici, nous nous y trouvons parfaitement; bien.

—M. de Belmont prit la parole pour se féliciter de connaître une personne telle que madame d'Albémar; il s'exprima avec beaucoup de grâce et de convenance, et sa femme, se rappelant avec plaisir qu'elle avoit vu madame d'Albémar encore enfant chez ses parens, lui parla de leurs relations communes avec une simplicité et une sérénité parfaites. Je la regardois attentivement, et je ne voyois pas dans toute sa manière la moindre trace d'une peine quelconque; elle ne paroissoit pas se douter qu'il y eût rien dans sa situation qui pût exciter un intérêt extraordinaire, et fut long—temps sans s'apercevoir de celui qu'elle nous inspiroit.

Son mari voulut nous montrer son jardin; il donna le bras à sa femme pour y aller; elle paroissoit avoir tellement l'habitude de le conduire, que, pendant un moment qu'elle le remit à Delphine pour aller donner quelques ordres, elle marchoit avec inquiétude, se retournoit plusieurs fois, et paroissoit, non pas troublée, c'est une personne trop simple pour s'inquiéter sans motif, mais tout-à-fait déshabituée de faire un pas sans servir de guide à son mari.

M. de Belmont nous intéressoit à tous les instans davantage par son esprit et sa raison; nous le ramenâmes plusieurs fois à parler de ses occupations, de ses intérêts; il nous répondit toujours avec plaisir, paroissant oublier complètement qu'il étoit aveugle et ruiné, et nous donnant l'idée d'un homme heureux et tranquille, qui n'a pas dans sa vie la moindre occasion d'exercer le courage, ni même la résignation: seulement, en prononçant le nom de sa femme, en l'appelant ma chère amie, il avoit un accent que je ne puis définir, mais qui retentissoit à tous les souvenirs de sa vie, et nous les indiquoit sans nous les exprimer.

Nous rentrâmes dans la maison, le piano étoit encore ouvert; Delphine témoigna à M. et à madame de Belmont, le désir d'entendre de près la musique qui nous avoit charmés de loin; ils y consentirent, en nous prévenant que, chantant presque toujours des trio avec leur fille, ils alloient exécuter de la musique très-simple. Le père se mit à préluder au clavecin avec un talent supérieur et une sensibilité profonde. Je ne connois rien de si touchant qu'un aveugle qui se livre à l'inspiration de la musique; on diroit que la diversité des sons et des impressions qu'ils font naître, lui rend la nature entière dont il est privé. La timidité, naturellement inséparable d'une infirmité si malheureuse, défend d'entretenir les autres de la peine que l'on éprouve, et l'on évite presque toujours d'en parler; mais il semble, quand un aveugle vous fait entendre une musique mélancolique, qu'il vous apprend le secret de ses chagrins; il jouit d'avoir trouvé enfin un langage délicieux, qui permet d'attendrir le coeur, sans craindre de le fatiguer.

Les beaux yeux de ma Delphine se remplirent de larmes, et je voyois à l'agitation de son sein, combien son âme étoit émue: mais quand M. de Belmont et sa femme chantèrent ensemble, et que leur fille, âgée de huit ans, vint joindre sa voix enfantine et pure à celle de ses parens, il devint impossible d'y résister. Ils nous firent entendre un air des moissonneurs du Languedoc, dont le refrain villageois est ainsi:

Accordez-moi donc, ma mère, Pour mon époux, mon amant; Je l'aimerai tendrement, Comme vous aimez mon père.

La petite fille levoit ses beaux yeux vers sa mère en chantant ces paroles; son visage étoit tout innocence, mais, élevée par des parens qui ne vivoient que d'affections tendres, elle avoit déjà dans le regard et dans la voix cette mélancolie si intéressante à cet âge, cette mélancolie, pressentiment de la destinée qui menace l'enfant à son insu. La mère reprit le même refrain, en disant:

    Elle t'accorde, ta mère,
    Pour ton époux, ton amant;
    Tu l'aimeras tendrement,
    Ainsi qu'elle aime ton père.

A ces derniers mots, il y eut dans le regard de madame de Belmont quelque chose de si passionné, et tant de modestie succéda bientôt à ce mouvement, que je me sentis pénétré de respect et d'enthousiasme pour ces nobles liens de famille, dont on peut à la fois être si fier et si heureux. Enfin, le père chanta à son tour:

    Ma fille, imite ta mère,
    Prends pour époux ton amant;
    Et chéris-le tendrement,
    Comme elle a chéri ton père.

La voix de M. de Belmont se brisa tout-à-fait en prononçant ces paroles, et ce fut avec effort qu'il la retrouva, pour répéter tous les trois ensemble le refrain, sur un air de montagne qui sembloit faire entendre encore les échos des Pyrénées.

Leurs voix étoient d'une parfaite justesse; celle du mari, grave et sonore, mêloit une dignité mâle aux doux accens des femmes; leur situation, l'expression de leur visage, tout étoit en harmonie avec la sensibilité la plus pure; rien n'en distrayoit, rien ne manquoit même à l'imagination. Delphine me l'a dit depuis; l'attendrissement que lui faisoit éprouver une réunion si parfaite de tout ce qui peut émouvoir, cet attendrissement étoit tel, qu'elle n'avoit plus la force de le supporter. Ses larmes la suffoquoient, quand madame de Belmont, se jetant presque dans ses bras, lui dit:—Aimable Delphine, je vous reconnois, mais nous croiriez-vous malheureux? 'Ah! combien vous vous tromperiez!—Et comme si tout à coup la musique avoit fondé notre intimité, elle se plaça près de madame d'Albémar, et lui dit:

—Quand je vous ai connue, il y a dix ans, M. de Belmont m'aimoit déjà depuis quelques années; mais comme on craignoit qu'il ne perdît la vue, mes parens s'opposoient à notre mariage: il devint entièrement aveugle, et je renonçai alors à tous les ménagemens que j'avois conservés avec ma famille. Chaque moment de retard, quand je lui étois devenue si nécessaire, me paroissoit insupportable; et, n'ayant ni père ni mère, je me crus permis de me décider seule. Je me mariai à l'insu de mes parens, et j'eus pendant quelque temps assez à souffrir des menaces qu'ils me firent de rompre mon mariage: quand il fut bien prouvé qu'ils ne le pouvoient pas, ils travaillèrent à nous ruiner, ils y réussirent; mais comme j'avois craint d'abord qu'ils ne parvinssent à me séparer de M. de Belmont, je ne fus presque pas sensible à la perte de notre fortune; mon imagination n'étoit frappée que du malheur que j'avois évité.

Mon mari, continua-t-elle, donne des leçons à son fils; moi, j'élève ma fille; et notre pauvreté, nous rapprochant naturellement beaucoup plus de nos enfans, nous donne de nouvelles jouissances. Quand on est parfaitement heureux par ses affections, c'est peut-être une faveur de la Providence que certains revers, qui resserrent encore vos liens par la force même des choses. Je n'oserois pas le dire devant M. de Belmont, si je ne savois pas que sa cécité ne le rend point malheureux; mais cet accident fixe sa vie au sein de sa famille, cet accident lui rend mon bras, ma voix, ma présence à tous les instans nécessaires: il m'a vue dans les premiers jours de ma jeunesse, il conservera toujours le même souvenir de moi, et il me sera permis de l'aimer avec tout le charme, tout l'enthousiasme de l'amour, sans que la timidité causée par la perte des agrémens du visage en impose à l'expression de mes sentimens. Je le dirai devant M. de Belmont, madame, il faut qu'il entende ce que je pense de lui, puisque je ne veux pas le quitter un instant, même pour me livrer au plaisir de le louer: le premier bonheur d'une femme, c'est d'avoir épousé un homme qu'elle respecte autant qu'elle l'aime; qui lui est supérieur par son esprit et son caractère, et qui décide de tout pour elle, non parce qu'il opprime sa volonté, mais parce qu'il éclaire sa raison, et soutient sa foiblesse. Dans les circonstances même où elle auroit un avis différent du sien, elle cède avec bonheur, avec confiance à celui qui a la responsabilité de la destinée commune, et peut seul réparer une erreur, quand même il l'auroit commise. Pour que le mariage remplisse l'intention de la nature, il faut que l'homme ait par son mérite réel un véritable avantage sur sa femme, un avantage qu'elle reconnoisse et dont elle jouisse: malheur aux femmes obligées de conduire elles-mêmes leur vie, de couvrir les défauts et les petitesses de leur mari, ou de s'en affranchir, en portant seules le poids de l'existence! Le plus grand des plaisirs, c'est cette admiration du coeur qui remplit tous les momens, donne un but à toutes les actions, une émulation continuelle au perfectionnement de soi-même, et place auprès de soi la véritable gloire, l'approbation de l'ami qui vous honore en vous aimant. Aimable Delphine, ne jugez pas le bonheur ou le malheur des familles par toutes les prospérités de la fortune où de la nature; connaissez le degré d'affection dont l'amour conjugal les fait jouir, et c'est alors seulement que vous saurez quelle est leur part de félicité sur la terre!

—Elle ne vous a pas tout dit, ma douce amie, reprit M. de Belmont; elle ne vous a pas parlé du plaisir qu'elle a trouvé dans l'exercice d'une générosité sans exemple; elle a tout sacrifié pour moi, qui ne lui offrois qu'une suite de jours pendant lesquels il falloit tout sacrifier encore. Riche, jeune, brillante, elle a voulu consacrer sa vie à un aveugle sans fortune, et qui lui faisoit perdre toute celle qu'elle possédoit. Dans quelque trésor du ciel il existait un bien inestimable; il m'a été donné, ce bien, pour compenser un malheur que tant d'infortunés ont éprouvé dans l'isolement. Et telle est la puissance d'une affection profonde et pure, qu'elle change en jouissances les peines les plus réelles de la vie; je me plais à penser que je ne puis faire un pas sans la main de ma femme, que je ne saurois pas même me nourrir, si elle n'approchoit pas de moi les alimens qu'elle me destine. Aucune idée nouvelle ne ranimeroit mon imagination, si elle ne me lisoit pas les ouvrages que je désire connoître; aucune pensée ne parvient à mon esprit sans le charme que sa voix lui prête; toute l'existence morale m'arrive par elle, empreinte d'elle, et la Providence, en me donnant la vie, a laissé à ma femme le soin d'achever ce présent, qui seroit inutile et douloureux sans son secours.

Je le crois, dit encore M. de Belmont, j'aime mieux que personne; car tout mon être est concentré dans le sentiment: mais comment se fait-il que tous les hommes ne cherchent pas à trouver le bonheur dans leur famille? Il est vrai que ma femme, et ma femme seule pouvoit faire du mariage un sort si délicieux. Cependant, il me manque de n'avoir jamais vu mes enfans, mais je me persuade qu'ils ressemblent à leur mère! de toutes les images que mes yeux ont autrefois recueillies, il n'en est qu'une qui soit restée parfaitement distincte dans mon souvenir, c'est la figure de ma femme; je ne me crois pas aveugle près d'elle, tant je me représente vivement ses traits! Avez-vous remarqué combien sa voix est douce? quand elle parle, elle accentue gracieusement et mollement, comme si elle aimoit à soigner les plaisirs qui me restent; je sens tout, je n'oublie rien; un serrement de main, une voix émue ne s'effacent jamais de mon souvenir. Ah! c'est une existence heureuse que de savourer ainsi les affections et leur charme; d'en jouir sans éprouver jamais une de ces inconstances du coeur, qu'amènent quelquefois les splendeurs éclatantes de la fortune, ou les dons brillans de la nature.

Néanmoins, quoique mon sort ne puisse se comparer à celui de personne, je le dis, continua-t-il, aux grands de la terre, aux plus beaux, aux plus jeunes; il n'est de bonheur pendant la vie que dans cette union du mariage, que dans cette affection des enfans, qui n'est parfaite que quand on chérit leur mère. Les hommes, beaucoup plus libres dans leur sort que les femmes, croient pouvoir aisément suppléer aux jouissances de la vie domestique; mais je ne sais quelle force secrète la Providence a mise dans la morale; les circonstances de la vie paraissent indépendantes d'elle, et c'est elle seule cependant qui finit par en décider. Toutes les liaisons hors du mariage ne durent pas; des événemens terribles, ou des dégoûts naturels brisent les liens qu'on croyoit les plus solides; l'opinion vous poursuit, l'opinion, de quelque manière, insinue ses poisons dans votre bonheur. Et quand il seroit possible d'échapper à son empire, peut-on comparer le plaisir de se voir quelques heure au milieu du monde, quelques heures interrompues, avec l'intimité parfaite du mariage? Que serois-je devenu sans elle? moi qui ne devois porter mes malheurs qu'à celle qui pouvoit s'enorgueillir de les partager! Comment aurois-je fait pour lutter contre l'ordre de la société? moi que la nature avoit désarmé! Combien l'abri des vertus constantes et sûres ne m'étoit-il pas nécessaire à moi, qui ne pouvois rien conquérir, et qui n'avois pour espoir que le bonheur qui viendroit me chercher! Mais ce ne sont point des consolations que je possède, c'est la félicité même; et je le répète avec assurance, celui qui n'est point heureux par le mariage est seul, oui, partout seul; car il est tôt ou tard menacé de vivre sans être aimé.

—M. de Belmont prononça ces paroles avec tant de chaleur, qu'elles jetèrent mon âme dans une situation violente; je vous l'avoue, ce que j'éprouve, quand une circonstance ranime en moi la douleur de n'avoir pas épousé madame d'Albémar, ce que j'éprouve tient beaucoup de cet état, que les anciens auroient expliqué par la vengeance des furies. Quelquefois cette douleur semble dormir dans mon sein; mais quand elle se réveille, je sens qu'elle ne m'a jamais quitté, et que tous les jours écoulés me sont retracés par les regrets les plus amers.

Madame d'Albémar s'aperçut que j'étois saisi par ces mouvemens impétueux et déchirans. En effet, j'avois résisté long-temps; mais tant d'émotions, qui portoient sur la même blessure, l'avoient enfin rendue trop douloureuse. Delphine se leva, et dit qu'elle vouloit partir; le temps menaçoit de la neige, monsieur et madame de Belmont voulurent l'engager à, rester; elle me regarda, et vit, je crois, que mon visage étoit entièrement décomposé; car elle répéta vivement que sa voiture l'attendoit à quatre pas de la maison, et qu'elle étoit forcée de s'en aller. Elle promit de revenir; monsieur et madame de Belmont, et leurs deux enfans, la réconduisirent jusqu'à la porte, avec cette affection qu'elle inspire si vite à quiconque est digne de l'apprécier.

Je lui donnai le bras sans rien dire, et nous marchâmes ainsi quelque temps. Arrivés à, l'endroit où sa voiture devoit l'attendre, nous ne la trouvâmes point; on avoit mal entendu nos ordres, et la neige commençoit à tomber avec une grande abondance.—J'ai bien froid, me dit-elle.—Ce mot me tira des pensées qui m'absorboient; je la regardai, elle étoit fort pâle, et je craignis que sa santé ne souffrît du chemin qui lui restoit encore à faire; je la suppliai de me permettre de la porter, pour que ses pieds au moins ne fussent pas dans la neige. Elle s'y refusa d'abord, mais son état étant devenu plus alarmant, j'insistai peut-être avec amertume, car j'étois agité par les sentimens les plus douloureux. Delphine consentit alors à ce que je désirois; elle espéroit, j'ai cru le voir, que mes impressions s'adouciroient par le plaisir de lui rendre au moins ce foible service.

Mon ami, je la portai pendant une demi-lieue, avec des émotions d'une nature si vive et si différente, que mon âme en est restée bouleversée. Tantôt la fièvre de l'amour me saisissoit, en la pressant sur mon coeur, et je lui répétois qu'il falloit qu'elle fût à moi comme mon épouse, comme ma maîtresse, comme l'être enfin qui devoit confondre sa vie avec la mienne; elle me repoussoit, soupiroit, et me menaçoit de refuser mon secours. Une fois la rigueur du froid la saisit tellement, qu'elle pencha sa tête sur moi, et je la soulevois comme si elle eût été sans vie: je regardai le ciel dans un mouvement inexprimable; je ne sais ce que je voulois; mais si elle étoit morte dans mes bras, je l'aurois suivie, et je ne sentirois plus la douleur qui me poursuit. Enfin nous arrivâmes, et mes soins la rétablirent entièrement. J'étois impatient de la quitter; je ne me trouvois plus bien à Bellerive, dans ces lieux qui faisoient mes délices: malheureux que je suis! pourquoi falloit-il que je visse le spectacle d'une union si heureuse!

Aveugles, ruinés, relégués dans un coin de la terre, ils sont heureux par l'amour dans le mariage; et moi, qui pouvois goûter ce bien au sein de toutes les prospérités humaines, j'ai livré mon coeur à des regrets dévorans, qui n'en sortiront qu'avec la vie.

LETTRE XX.

Delphine à Léonce.

Hier, vous n'êtes resté qu'un quart d'heure avec moi; à peine m'avez-vous parlé: en me quittant, j'ai vu que vous alliez dans la forêt, au lieu de retourner à Paris; j'ai su depuis que vous n'êtes rentré chez vous qu'au jour. Vous avez passé cette nuit glacée seul, à cheval, non loin de ma demeure; c'étoit vous pourtant qui aviez voulu abréger notre soirée. Inquiète, troublée, je suis restée à ma fenêtre pendant cette même nuit. Léonce, occupés ainsi l'un de l'autre, nous craignions de nous parler: que me cachez-vous? juste ciel! ne pouvons-nous plus nous entendre?

LETTRE XXI.

Léonce à Delphine.

J'ai passé une nuit plus douce que tous les jours qui me sont destinés: cette tristesse de l'hiver me plaisoit, je n'avois rien à reprocher à la nature. Mais vous, vous qui voyez dans quel état je suis, daignez-vous en avoir pitié? Ce frisson que les longues heures de la nuit me faisoient éprouver m'étoit assez doux; n'est-ce pas ainsi que s'annonce la mort? et ne sentez-vous pas qu'il faudra bientôt y recourir? Vous me demandez si je vous cache un secret! l'amour en a-t-il? Si vous partagiez ce que j'éprouve, ne me comprendriez-vous pas? Cependant vous me le demandez ce secret; le voici: je suis malheureux; n'exigez rien de plus.

LETTRE XII.

Delphine à Léonce,

Vous êtes malheureux, Léonce! ah! le ciel m'inspiroit bien, quand je voulois partir, quand je refusois de croire à vos sermens; vous me juriez qu'en restant, je comblerois tous les voeux de votre coeur; vous m'avez séduite par cet espoir, et déjà vous ne craignez plus de me le ravir. Autrefois les mêmes sentimens nous animoient, et maintenant, hélas! qu'est devenu cet accord? savez-vous ce que j'éprouvois? je jouissois avec délices de notre situation. Insensée que je suis! j'étois heureuse, je vous l'aurois dit; oh! que vous avez bien réprimé cette confiance imprudente!

Mais d'où vient donc, Léonce, cette funeste différence entre nous? Vous croiriez-vous le droit de me dire que vous êtes plus capable d'aimer que moi? avec quel dédain je recevrois ce reproche! je connois des sacrifices, que vous ne pourriez pas me faire; il n'en est pas un au monde qui me parût mériter seulement votre reconnoissance, tant il me coûteroit peu! Vous ai-je parlé du tort que me faisoit mon séjour à Bellerive? loin de redouter les peines que mon amour pourra me causer, quand je m'égare dans les chimères qui me plaisent, j'aime à supposer des dangers, des malheurs de tout genre, que je braverois avec transport pour vous.

Oserez-vous prétendre que le don, ou plutôt l'avilissement de moi-même, est le sacrifice que je dois à ce que j'aime? Mon ami, ce seroit notre amour que j'immolerois, si je renonçois à cet enthousiasme généreux qui anime notre affection mutuelle. Si je cédois à vos désirs, nous ne serions bientôt plus que des amans sans passion, puisque nous serions sans vertu; et nous aurions ainsi bientôt désenchanté tous les sentimens de notre coeur.

Si je pouvois manquer maintenant aux derniers devoirs que je respecte encore, quelle seroit ma conduite à mes propres yeux? Je me serois établie dans une solitude, pour y passer ma vie seule avec l'homme que j'aime, avec l'époux d'une autre; j'y resterois sans combats, sans remords, j'aurois été moi-même au-devant de ma honte: oh! Léonce, je ne suis déjà peut-être que trop coupable; veux-tu donc dégrader l'image de Delphine? Veux-tu la dégrader dans ton propre souvenir? qu'elle parte, et tu ne l'oublieras jamais; qu'elle meure, et tu verseras des larmes sur sa tombe; mais si tu la rendois criminelle, tu la chercherois vainement telle qu'elle étoit, dans le monde, dans ta mémoire, dans ton coeur; elle n'y seroit plus; et sa tête humiliée se pencheroit vers la terre, n'osant plus regarder ni le ciel ni Léonce.

Hier, n'étois-tu pas égaré, quand tu me reprochois d'être insensible à l'amour? ton accent étoit âpre et sombre; tu m'accusois de ne pas savoir aimer! Ah! crois-tu que mon amour n'ait pas aussi sa volupté, son délire? la passion innocente a des plaisirs que ton coeur blasphème. Quand tu n'avois pas encore troublé mes espérances, quand je me flattois de passer ma vie entière avec toi, il n'existoit pas dans l'imagination un bonheur que l'on pût comparer au mien; aucun chagrin, aucune inquiétude ne me rendoient les heures difficiles; je me sentois portée dans la vie comme sur un nuage; à peine touchois-je la terre de mes pas; j'étois environnée d'un air azuré, à travers lequel tous les objets s'offroient à moi sous une couleur riante: si je lisois, mes yeux se remplissoient des plus douces larmes, à chaque mot que je rapportois à toi; je m'attendrissois en faisant de la musique, car je t'adressois toujours ce langage mystérieux, ces émotions indéfinissables que l'harmonie nous fait éprouver; j'avois en moi une existence surnaturelle que tu m'avois donnée, une inspiration d'amour et de vertu, qui faisoit battre mon coeur plus vite à tous les momens du jour.

J'étois heureuse ainsi, même dans ton absence: l'heure de te voir approchoit, et la fièvre de l'espérance m'agitoit; cette fièvre se calmoit, quand tu entrois dans ma chambre; elle faisoit place aux sentimens délicieux qui se répandoient dans mon coeur: je te regardois, je considérois de nouveau tous les objets qui m'entourent, étonnée de la magie, de l'enchantement de ta présence, et demandant au ciel si c'étoit bien la vie qu'un tel bonheur, ou si mon âme déjà n'avoit pas quitté la terre! n'y avoit-il donc point d'amour dans cette ivresse? et quand tu m'environnois de tes bras, quand je reposois ma tête sur ton épaule, si je renfermois dans mon coeur quelques-uns de mes mouvemens, ce coeur en devenoit plus tendre; il eût perdu de sa sensibilité même, s'il n'avoit su rien réprimer.

J'ai voulu, Léonce, ne voir dans votre peine que vos inquiétudes sur mon sentiment pour vous; j'ai dissipé ces inquiétudes: si vous vous permettiez encore les mêmes plaintes, il ne seroit plus digne de moi d'y répondre.

LETTRE XXIII.

Léonce à Delphine.

Ma volonté est soumise à la vôtre; mais je ne sais quel accablement douloureux altère en moi les principes de la vie; hier, en revenant de chez vous, je pouvois à peine me soutenir sur mon cheval; j'essaierai d'aller à Bellerive ce soir; mais j'ai à peine la force d'écrire. Adieu.

LETTRE XXIV.

Delphine à Léonce.

Léonce, je vous crois généreux, pourquoi donc vous cacherois-je ce qui est dangereux pour moi? Vous savez, vous devez savoir, que si vous me rendiez coupable, je n'y survivrois pas; et vous me connoissez assez pour ne pas imaginer que j'imite ces femmes dissimulées, qui veulent se laisser vaincre, après avoir long-temps, résisté. Si vous ne voulez pas que je meure de douleur ou de honte, je dois obtenir, en vous confiant le secret de ma foiblesse, que votre propre vertu m'en défende. O Léonce! si vous souffrez, si vos peines altèrent quelquefois votre santé, ne vous montrez pas à moi dans cet état.

Hier, en vous voyant si pâle, si chancelant, je me sentis défaillir; quand l'image de votre danger se présente à moi, toute autre idée disparoît à mes yeux. Il se passoit hier dans mon coeur une émotion inconnue, qui affoiblissoit ma raison, ma vertu, toutes mes forces; et j'éprouvois un désir inexprimable de ranimer votre vie aux dépens de la mienne, de verser mon sang pour qu'il réchauffât le vôtre, et que mon dernier souffle rendît quelque chaleur à vos mains tremblantes.

Léonce, en vous avouant l'empire de la souffrance sur mon coeur, c'est vous interdire à jamais de m'en rendre témoin; dérobez-la-moi, s'il est possible; cette prière n'est pas d'une âme dure, et vous l'adresser, c'est vous estimer beaucoup. Ne répondez pas à cette lettre; en l'écrivant, mon front s'est couvert de rougeur. Je vous ai imploré, protégez-moi; mais sans me rappeler que je vous l'ai demandé.

LETTRE XXV.

Léonce à Delphine.

Delphine, je veux respecter vos volontés, je le veux; cette résignation est tout ce que je puis vous promettre. Vous ne connoissez pas les sentimens qui m'agitent; je leur impose silence, je ne puis vous les confier. Je vous adore, et je crains de vous parler d'amour! que deviendrai-je? et cependant tu m'aimes, et tu voudrois que je fusse heureux! J'ai cru que je le serois, je me suis trompé. Essayons de ne pas nous parler de nous, de transporter notre pensée sur je ne sais quel sujet étranger, dont nous ne nous occuperons qu'avec effort, oui, avec effort. Puis-je ne pas me contraindre? puis-je m'abandonner à ce que j'éprouve! Si je m'y livre un jour, dans l'état où m'ont jeté mes désirs et mes regrets, si je m'y livre un jour, l'un de nous deux est perdu.

LETTRE XXVI.

Delphine à Léonce.

L'homme d'affaires de madame de Mondoville est venu voir le mien, pour lui parler de soixante mille livres que j'ai cautionnées pour madame de Vernon, et de quarante autres que je lui avois prêtées, il y a deux ou trois ans: vous sentez bien que je ne veux pas que vous acquittiez ces dettes, surtout à présent que vos affaires sont en désordre; mais il seroit tout-à-fait inconvenable pour moi d'avoir l'air de rendre un service à madame de Mondoville. Hélas! j'ai des torts envers elle, et si jamais elle les découvre, je, ne veux pas qu'elle puisse penser que j'ai cherché à enchaîner son ressentiment par des obligations de cette nature. Ayez donc la bonté de dire à madame de Mondoville, que je ne veux pas que de dix ans, il soit question en aucune manière des dettes que sa mère a contractées avec moi; mais persuadez-lui bien que je me conduis ainsi par amitié pour vous, ou à cause d'une promesse faite à sa mère: supposez tout ce que vous voudrez seulement arrangez tout; pour que madame de Mondoville ne puisse pas se croire liée personnellement envers moi, par la reconnoissance.

LETTRE XXVII.

Léonce à Delphine.

J'ai exécuté fidèlement vos ordres auprès de madame de Mondoville. Que parlez-vous de lui épargner de la reconnoissance? avez-vous donc oublié que c'est vous qui l'avez dotée, que sans votre générosité fatale je serois peut-être libre encore: ah Dieu! ne puis-je donc repousser ce souvenir, et tout dans la vie doit-il me le rappeler!

Je n'ai pu empêcher Matilde de vous aller voir demain; elle est touchée de vos procédés envers nous, quoique j'en aie diminué le mérite selon vos intentions; elle vouloit que je l'accompagnasse à Bellerive, cela m'est impossible; je ne veux pas vous voir ensemble, je ne veux pas la trouver dans les lieux que vous habitez, il me semble que son image y resteroit…. Permettez-moi de vous prier, ma Delphine, de recevoir Matilde comme vous l'auriez fait avant la mort de sa mère; vous êtes capable de vous troubler en la voyant, comme si vous aviez des torts envers elle: hélas! ne lui offrez-vous pas ma peine en sacrifice? n'est-ce point assez? conservez avec elle la supériorité qui vous convient. Il seroit difficile de lui donner des soupçons, jamais elle n'a été plus calme, plus heureuse; mais la seule personne qu'elle observe avec soin, c'est vous; non par jalousie, mais pour se démontrer à elle-même qu'il n'y a de bonheur que dans la dévotion; et que toutes vos qualités et vos agrémens vous sont inutiles, parce que vous n'êtes pas dans les mêmes opinions qu'elle.

Ne lui montrez donc, je vous prie, ni tristesse, ni timidité; et souvenez-vous qu'elle vous doit, et uniquement à vous, la conduite que je tiens envers elle. C'est une personne à laquelle je n'ai rien à reprocher, mais qui me convient si peu, que j'aurois cherché des prétextes pour m'éloigner, si vous ne m'aviez pas imposé son bonheur pour prix de votre présence; je le fais, ce bonheur, sans qu'il m'en coûte, grâce au ciel! la moindre dissimulation. Elle ne compte dans la vie que les procédés, comme elle ne voit dans la religion que les pratiques; elle ne s'inquiète ni du regard, ni de l'accent, ni des paroles, qui sont mille fois plus involontaires que les actions. elle m'aime, je le crois; et si quelques circonstances éclatantes excitoient sa jalousie, elle pourroit être très-vive et très-amère; mais tant que je ne manquerai pas à la voir chaque jour, elle n'imaginera pas que mon coeur puisse être occupé d'un autre objet. Il importe donc à son repos comme à votre dignité ma chère Delphine, que vous ne changiez rien à votre manière d'être avec elle. Adieu, vous triomphez; sais-je assez me contenir? Je parle comme si mon coeur étoit calme…. Delphine, un jour, un jour! si tous ces efforts étoient vains, s'il falloit choisir entre ma vie et mon amour, ah! que prononceriez-vous?

LETTRE XXVIII.

Delphine à Léonce.

Quels cruels momens je viens de passer! Matilde est venue à six heures du soir, et ne m'a quittée qu'à neuf: je crois qu'elle s'étoit prescrit à l'avance ces trois heures, les plus pénibles dont je puisse me faire l'idée. Je craignois d'être fausse en lui montrant de l'amitié; je trouvois imprudent et injuste de la traiter avec froideur, et chaque mot que je disois me coûtoit une délibération et une incertitude. Je ne pouvois me défendre aussi de l'observer, de la comparer à moi, et j'étois mécontente des diverses impressions que me causoient tour à tour la beauté qu'elle possède, et les grâces dont elle est privée. Enfin ce qui a fini par dominer en moi, c'est l'amitié d'enfance que j'ai toujours eue pour elle, et je me sentois attendrie par sa présence, sans qu'elle eût provoqué d'aucune manière cette disposition.

Elle m'a demandé mes projets; je lui ai dit que je retournois ce printemps en Languedoc; il m'a été impossible de lui répondre autrement: je ne sais quelle voix a parlé pour moi, sans qu'aucune réflexion précédente m'eût suggéré ce dessein.

Matilde m'a témoigné plus d'intérêt que jamais, et sa bienveillance me faisoit tellement souffrir que, s'il eût été dans son caractère de s'exprimer avec plus de sensibilité, je me serois peut-être jetée à ses pieds par un mouvement plus fort que ma volonté et ma raison: mais vous connoissez sa manière, elle éloigne la confiance, elle oblige les autres à se contenir, comme elle se contient elle-même; le seul moment où je lui ai trouvé un accent animé, et qui sortoit de ce ton uniforme et mesuré qu'elle conserve presque toujours, c'est lorsqu'elle m'a parlé de vous.—Tout mon bonheur est en lui, m'a-t-elle dit, et je n'ai point d'autre affection sur cette terre!—Ces mots m'ont ébranlée; mes yeux se sont remplis de larmes: mais alors Matilde, craignant, comme sa mère, tout ce qui peut conduire à l'émotion, s'est levée subitement, et m'a fait des questions sur l'arrangement de ma maison.

Nous ne nous sommes entretenues depuis ce moment que sur les sujets les plus indifférens; et nous nous sommes quittées, après trois heures de tête-à-tête, comme si nous avions eu une conversation de quelques minutes, au milieu d'un cercle nombreux. Mais, pendant ces heures elle étoit calme, et moi, combien j'étois loin de l'être! Ah! Léonce, je suis coupable, je le suis, sûrement; car j'éprouvois tout ce qui caractérise le remords, le trouble, les craintes, la honte. Je redoutois de me trouver seule après son départ; puis-je méconnoître dans ce que je souffrois, les cruels symptômes du mécontentement de soi-même!

J'ai reçu ce matin une lettre de madame d'Ervins, qui m'annonce son arrivée, dans un mois, et me parle avec estime et confiance de la sécurité qu'elle éprouve, en me remettant l'éducation de sa fille; dites-le moi, mon ami, puis-je accepter un tel dépôt? quel exemple Isore aura-t-elle sous les yeux? comment pourrai-je la convaincre de mon innocence, lorsque je dois surtout lui conseiller de ne pas imiter ma conduite. Sur mille femmes, à peine une échapperoit-elle aux séductions auxquelles je m'expose, Léonce, je ne suis pas encore criminelle, mais déjà je rougis, quand on parle des femmes qui le sont; j'éprouve un plaisir condamnable, quand j'apprends quelques traits des foiblesses du coeur; je me surprends à désirer de croire que la vertu n'existe plus j'étois d'accord avec moi-même autrefois; maintenant, je me raisonne sans cesse, comme si j'avois quelqu'un à convaincre; et quand je me demande à qui j'adresse ces discours continuels, je sens que c'est à ma conscience dont je voudrois couvrir la voix.

Mon ami, si je persiste long-temps dans cet état, j'émousserai dans mon coeur cette délicatesse vive et pure, dont le plus léger avertissement disposoit souverainement de moi. Quel intérêt mettrai-je aux derniers restes de la morale que je conserve encore, si je flétris mon âme, en cessant d'aspirer à cette vertu parfaite, qui avoit été jusqu'à ce jour l'objet de mes espérances? Léonce, je t'aime avec idolâtrie; quand je te vois, je me sens comme transportée dans un monde de félicités idéales, et cependant je voudrois avoir la force de me séparer de toi: je voudrois avoir fait à la morale, à l'Être suprême cet héroïque sacrifice, et que ton souvenir, et que l'amour que tu m'inspires fusses à jamais gravés dans une âme, devenue sublime par son courage.

O mon ami! que ne me soutiens-tu dans ces élans généreux! un jour, nous tenant par la main, nous nous présenterions avec confiance au Créateur de la nature: si l'homme juste, luttant contre l'adversité, est un spectacle digne du ciel, des êtres sensibles triomphant de l'amour, méritent plus encore l'approbation de Dieu même! Aide-moi, je puis me relever encore; mais si tu persistes, je ne serai bientôt plus qu'un caractère abattu sous le poids du repentir, une âme douce, mais commune; et la plus noble puissance du coeur, celle des sacrifices, s'affoiblira tout-à-fait en moi.

Sais-je enfin si je ne devrois pas m'éloigner de vous, pour vous-même? Depuis quelque temps n'êtes-vous pas cruellement agité? puis-je, hélas! puis-je me dire du moins que c'est pour votre bonheur, que votre amie dégrade son coeur, en résistant à ses remords?

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