Delphine
LETTRE VIII.
Delphine à mademoiselle d'Albémar.
Louise, qu'ai-je éprouvé? Que m'a-t-il dit? Je n'en sais rien; je l'ai vu; mon âme est bouleversée; je croyois entrevoir une espérance, madame de Vernon me l'a presque entièrement ravie. Pouvez-vous m'éclairer sur mon sort? Ah! je ne suis plus capable de rien juger par moi-même.
Je reçus hier à Paris, où j'étois venue pour reconduire madame de Vernon, une lettre vraiment touchante de madame d'Ervins. Dans cette lettre, elle me conjurait d'aller chez un peintre au Louvre, où le portrait de M. de Serbellane étoit encore, et de le lui apporter pour le considérer une dernière fois. Elle me disoit: «Je me suis persuadée la nuit passée que ses traits étoient effacés de mon souvenir; je les cherchois comme à travers des nuages qui se plaçoient toujours entre ma mémoire et moi: je le sais, c'est une chimère insensée; mais il faut que j'essaie de me calmer avant le dernier sacrifice. Ces condescendances que j'ai encore pour mes foiblesses ne vous compromettront plus long-temps, ma chère amie; ma résolution est prise, et tout ce qui semble m'en écarter m'y conduit.»
Je n'hésitai pas à donner à Thérèse la consolation qu'elle désiroit, et madame de Vernon, à qui j'en parlai, fut entièrement de mon avis.
J'allai donc ce matin au Louvre; mais avant d'arriver à l'atelier du peintre de M. de Serbellane, je m'arrêtai dans la galerie des tableaux; il y en avoit un qu'un jeune artiste venoit de terminer [Le Marcus Sextus de Guérin.]: il me frappa tellement, qu'à l'instant où je le regardai, je me sentis baignée de larmes. Vous savez que de tous les arts, c'est à la peinture que je suis le moins sensible; mais ce tableau produisit sur moi l'impression vive et pénétrante, que jusqu'alors je n'avois jamais éprouvée que par la poésie ou la musique.
Il représente Marcus Sextus, revenant à Rome après les proscriptions de Sylla. En rentrant dans sa maison, il retrouve sa femme étendue sans vie, sur son lit; sa jeune fille, au désespoir, se prosterne à ses pieds. Marcus tient la main pâle et livide de sa femme dans la sienne; il ne regarde pas encore son visage; il a peur de ce qu'il va souffrir; ses cheveux se hérissent, il est immobile; mais tous ses membres sont dans la contraction du désespoir. L'excès de l'agitation de l'âme semble lui commander l'inaction du corps. La lampe s'éteint, le trépied qui la soutient se renverse, tout rappelle la mort dans ce tableau; il n'y a de vivant que la douleur.
Je fus saisie, en le voyant, de cette pitié profonde que les fictions n'excitent jamais dans notre coeur, sans un retour sur nous-mêmes; et je contemplai cette image du malheur comme si, dangereusement menacée au milieu de la mer, j'avois vu de loin, sur les flots, les débris d'un naufrage.
Je fus tirée de ma rêverie par l'arrivée du peintre qui me mena dans son atelier; je vis le portrait de M. de Serbellane, très-frappant de ressemblance. Je demandai qu'on le portât dans ma voiture: pendant qu'on l'arrangeoit, je revins dans la galerie pour revoir encore le tableau de Marcus Sextus.
En entrant, j'aperçois Léonce placé comme je l'étois devant ce tableau, et paroissant ému comme moi de son expression; sa présence m'ôta dans l'instant toute puissance de réflexion, et je m'avançai vers lui sans savoir ce que je faisois. Il leva les yeux sur moi, et ne parut point surpris de me voir. Son âme étoit déjà ébranlée; il me sembla que j'arrivois comme il pensoit à moi, et que ses réflexions le préparoient à ma présence.
—On plaint, me dit-il avec une sorte d'égarement tout-à-fait extraordinaire, et presque sans me regarder, oui, l'on plaint ce Romain infortuné qui, revenant dans sa patrie, ne trouve plus que les restes inanimés de l'objet de sa tendresse; eh bien! il seroit mille fois plus malheureux s'il avoit été trompé par la femme qu'il adoroit, s'il ne pouvoit plus l'estimer ni la regretter sans s'avilir. Quand la mort a frappé celle qu'on aime, la mort aussi peut réunir à elle; notre âme, en s'échappant de notre sein, croit s'élancer vers une image adorée; mais si son souvenir même est un souvenir d'amertume, si vous ne pouvez penser à elle sans un mélange d'indignation et d'amour, si vous souffrez au dedans de vous par des sentimens toujours combattus, quel soulagement trouverez-vous dans la tombe? Ah! regardez-le encore, madame, cet homme malheureux qui va succomber sous le poids de ses peines; il ne connoissoit pas les douleurs les plus déchirantes; la nature, inépuisable en souffrances, l'avoit encore épargné. Il tient, s'écria Léonce avec l'accent le plus amer, et en me saisissant le bras comme un furieux, il tient la main décolorée de la compagne de sa vie; mais la main cruelle de celle qui lui fut chère n'a pas plongé dans son sein un fer empoisonné.
—Effrayée de son mouvement, ne pouvant comprendre ses discours, je voulois lui répondre, l'interroger, me justifier; un de mes gens apporta dans cet instant le portrait de M. de Serbellane, et le peintre qui le suivoit lui dit:—Mettez ce tableau avec beaucoup de soin dans la voiture de madame d'Albémar.—Léonce me quitte, s'approche du portrait, lève la toile qui le couvroit, la rejette avec violence, et se retournant vers moi avec l'expression de visage la plus insultante:—Pardonnez-moi, me dit-il, madame, les momens que je vous ai fait perdre; je ne sais ce qui m'avoit troublé; mais ce qui est certain, ajouta-t-il en pesant sur ce mot de toute la fierté de son âme, ce qui est certain, c'est que je suis calme à présent.—En prononçant ces paroles, il enfonça son chapeau sur ses yeux, et disparut.
Je restai confondue de cette scène, immobile à la place où Léonce m'avoit laissée, et cherchant a deviner le sens des reproches sanglans qu'il m'avoit adressés: cependant une idée me saisit, c'est que tout ce qu'il m'avoit dit, et l'impression qu'avoit produite sur lui le portrait de M. de Serbellane pouvoit appartenir à la jalousie; cette pensée, peut-être douce, n'étoit encore que confuse dans ma tête, lorsque madame de Vernon arriva; je ne l'attendois point; elle avoit été chez moi, ne me croyant pas encore partie, et voulant m'amener elle-même chez le peintre. Je lui exprimai dans mon premier mouvement toutes les idées qui m'agitoient, et je lui demandai vivement comment il seroit possible que Léonce pût croire que j'aimois M. de Serbellane, lui qui devoit savoir l'histoire de madame d'Ervins.—Aussi, me répondit-elle, ne le croit-il pas. Mais vous n'avez pas d'idée de son caractère, et de l'irritation qu'il éprouve sur tout ce qui vous regarde.—Cette réponse ne me satisfit pas, et je regardai madame de Vernon avec étonnement; je ne sais ce qui se passa dans son esprit alors; mais elle se tut pendant quelques instans, et reprit ensuite d'un ton ferme, qui me fit rougir des pensées que j'avois eues, et ne me prouva que trop combien elles étoient fausses.
—Je pénètre, me dit madame de Vernon, l'injuste défiance que vous avez contre moi, je ne puis la supporter, il faut que tout soit éclairci; je forcerai Léonce, malgré les motifs qu'il pourroit m'opposer, à vous expliquer lui-même les raisons qui l'ont déterminé à ne pas s'unir à vous. Je fais peut-être une démarche contraire à mon devoir de mère, en vous rapprochant du mari de ma fille, car certainement il ne pourra jamais vous voir sans émotion, quelle que soit son opinion sur votre conduite; mais ce qu'il m'est impossible de tolérer, c'est votre défiance, et pour qu'elle finisse, je vais écrire dès demain à Léonce que je le prie d'avoir un entretien avec vous.
—Jugez, ma soeur, de l'effroi qu'un tel dessein dut me causer; je conjurai madame de Vernon d'y renoncer; elle me quitta sans vouloir me dire ce qu'elle feroit; elle étoit blessée, je n'en pus obtenir un seul mot; mais je pars à l'instant même pour passer deux jours à Cernay chez madame de Lebensei; si madame de Vernon, malgré mes instances, me ménage assez peu pour demandera Léonce de me voir, au moins il saura que je n'ai point consenti à cette humiliation; il ne me trouvera point chez moi, à Paris, ni à Bellerive.
LETTRE IX.
Madame de Vernon à Léonce.
Après tout ce que je vous ai dit, après tout ce qui s'est passé, votre agitation, en parlant hier matin à madame d'Albémar, l'a fort étonnée, mon cher Léonce: elle voudroit ne point partir sans que vous fussiez en bonne amitié l'un avec l'autre; elle pense avec raison qu'étant devenus proches parens par votre mariage avec ma fille, vous ne devez pas rester brouillés; je désirerois donc que vous vous rencontrassiez tous les deux chez moi demain soir; le voulez-vous?
LETTRE X.
Réponse de Léonce à madame de Vernon.
Je n'ai rien à dire à madame d'Albémar, madame, qui pût motiver l'entretien que vous me demandez. Nous sommes et nous resterons parfaitement étrangers l'un à l'autre: l'amitié comme l'amour doivent être fondés sur l'estime, et quand je suis forcé d'y renoncer, dispensez-moi de le déclarer.
LETTRE XI.
Léonce à M. Barton.
Paris, ce 14 août.
Je l'ai offensée, mortellement offensée, mon ami, je le voulois, et néanmoins je m'en repens avec amertume; mais aussi comment se peut-il que le jour même où j'apprends par hasard de madame de Vernon, que madame d'Albémar doit aller chez le peintre de M. de Serbellane, le jour où je la vois emporter ce portrait avec elle, madame de Vernon me propose de rencontrer chez elle madame d'Albémar, de lui dire adieu, lorsqu'elle part pour rejoindre M. de Serbellane! et de quels termes madame de Vernon, inspirée sans doute par madame d'Albémar, se sert-elle pour m'y engager! elle me rappelle l'amitié, les liens de famille qui doivent me rapprocher de sa nièce! Non, je ne suis ni le parent, ni l'ami de Delphine; je la hais ou je l'adore, mais rien ne sera simple entre nous, rien ne se passera selon les règles communes. Il est vrai, je ne devois pas me servir d'expressions blessantes en refusant de la voir; tant de circonstances cependant s'étoient réunies pour m'irriter! je fus tout le jour assez content de moi-même, mais la nuit, mais le lendemain qui suivit, je ne pus me défendre du remords d'avoir outragé celle que j'ai si tendrement aimée. J'allai chez madame de Vernon pour la conjurer de ne pas montrer ma réponse à madame d'Albémar. Madame de Vernon étoit partie pour la campagne de madame de Lebensei; il n'y avoit pas une heure, me dit-on, qu'elle étoit en route: j'eus l'espoir, en montant à cheval, de la rejoindre, et je partis à l'instant; j'arrive à Cernay, sans rencontrer madame de Vernon; un de mes gens me précède, on ouvre la grille, j'entre, et j'aperçois d'abord la voiture de madame d'Albémar, qui étoit avancée devant la porte de l'intérieur de la maison. J'imaginai que madame d'Albémar étoit au moment de partir, et je ne sais par quelle inconséquence du coeur, quoique je ne fusse pas venu dans l'intention de la voir, je ne supportai pas l'idée que cela me seroit impossible. Sans projet ni réflexion, j'avance et je crie au cocher:—Reculez.—J'attends madame, me répondit-il.—Reculez, lui dis-je;—et je sautai en bas de mon cheval avec une action si véhémente, qu'il m'obéit de frayeur. Je fus honteux de ma folle colère, quand je me trouvai seul au milieu de la cour, examiné par tous les domestiques qui y étoient. Celui de madame d'Albémar, se ressouvenant du temps où sa maîtresse avoit du plaisir à me voir, me dit qu'elle étoit dans le jardin; j'y entrai par la porte de la cour, toujours dans le même égarement; j'étois dans une maison étrangère, je n'y connoissois personne, mais j'allois où elle étoit, comme un malheureux entraîné par une force surnaturelle. Il étoit neuf heures du soir, le ciel étoit parfaitement serein, et la beauté de la nuit auroit calmé tout autre coeur que le mien; mais dans mon agitation, je ne pouvois éprouver aucune impression douce. Je la cherchois, et mes yeux repoussoient tout ce qui n'étoit pas elle. J'aperçus d'une des hauteurs du jardin, à travers l'ombre des arbres, cette charmante figure que je ne puis méconnoître; elle étoit appuyée sur un monument qu'elle sembloit considérer avec attention; une petite fille à ses pieds, habillée de noir, la tiroit par sa robe pour la rappeler à elle. Je m'approchai sans me montrer: Delphine levoit ses beaux yeux vers le ciel, et je crus la voir pâle et tremblante, telle que son image m'étoit apparue à l'église. Elle prioit, car toute l'expression de son visage peignoit l'enthousiasme de l'inspiration. Le vent venoit de son côté, il agitoit les plis de sa robe avant d'arriver jusqu'à moi; en respirant cet air je croyois m'enivrer d'elle; il m'apportoit un souffle divin. Je restai quelques instans dans cette situation: depuis un mois, mon coeur oppressé n'avoit pas cessé de me faire mal; je le sentois alors battre avec moins de peine, j'y pouvois poser la main sans douleur. Je serois resté long-temps dans cet état, si je n'avois pas vu Delphine sortir du bosquet, pour lire, aux rayons de la lune, une lettre qu'elle tenoit entre ses mains: il me vint dans l'esprit que c'étoit celle que j'avois écrite à madame de Vernon, et que les signes de douleur que je remarquois sur le visage de Delphine, venoient peut-être de la peine que je lui avois causée. Je ne pus résister à cette idée; je m'approchai précipitamment de madame d'Albémar; elle se retourna, tressaillit, et prête à tomber, elle s'appuya sur un arbre. Je reconnus ma lettre qu'elle regardoit encore: j'allois m'en saisir pour la déchirer, lorsque Delphine, reprenant ses forces, s'avança vers moi, et tenant ma lettre dans l'une de ses mains, elle leva l'autre vers le ciel. Jamais je ne l'avois vue si ravissante; je crus un moment que moi seul j'étois coupable, il me sembloit que j'entendois les anges qu'elle invoquoit à son secours parler pour elle et m'accuser. Je tombai à genoux devant le ciel, devant elle, devant la beauté; je ne sais ce que j'adorois, mais je n'étois plus à moi.—Parlez, m'écriai-je, parlez; prosterné devant vous, je vous demande de vous justifier.—Non, me dit-elle en mettant sa main sur son coeur, ma réponse est là, celui qui put m'offenser n'a pas mérité de l'entendre.—Elle s'éloigna de moi, je la conjurai de s'arrêter, mais en vain; je vis de loin madame de Vernon qui venoit rapidement vers nous avec madame de Lebensei; je fis un dernier effort pour obtenir un mot, il fut inutile, et mon coeur irrité reprit l'indignation que le regard de Delphine avoit comme suspendue. Je voulus paroître calme en présence des étrangers, et ne pas rendre Delphine témoin de mon abattement. Je parlai vite, je rassemblai au hasard tout ce que je pouvois dire à madame de Lebensei et à madame de Vernon, et quand je crus en avoir assez fait pour avoir l'air d'être tranquille, je regardai Delphine, d'abord avec assurance. Elle n'avoit point essayé, comme moi, de cacher son émotion; elle s'appuyoit sur la fille de madame d'Ervins, marchoit avec peine, ne répondoit à rien, et cherchoit seulement avec ses regards la route qui conduisoit hors du parc. Dès que je vis sa tristesse, je me tus, et je la suivis en silence; madame de Vernon et madame de Lebensei tâchoient en vain de soutenir la conversation; au, moment où nous approchâmes de la porte, les yeux de madame d'Albémar tombèrent sur moi; si je n'avois vu que ce regard, il me semble que ma situation ne seroit point amère, mais elle a refusé de se justifier…. Insensé que je suis! que pouvoit-elle me dire? désavouera-t-elle son choix? ne m'a-t-elle pas trompé? peut-elle anéantir le passé? mais pourquoi donc voulois-je la voir, et pourquoi ne puis-je jamais oublier cette expression de douleur qui s'est peinte dans tous ses traits? Est-ce encore un art perfide? mais de l'art avec ce visage, avec cet accent! feignoit-elle aussi l'état où je l'ai vue, lorsqu'elle ne pouvoit m'apercevoir? Sa voiture en s'en allant passoit devant une des allées du parc; j'ai fait quelques pas derrière les arbres, pour la suivre encore des yeux; la fille de madame d'Ervins avoit jeté ses bras autour d'elle, et Delphine la tenoit serrée contre son coeur, avec un abandon si tendre, une expression si touchante! il m'a semblé que sa poitrine se soulevoit par des sanglots. Une femme dissimulée pourroit-elle presser ainsi un enfant contre son sein? cet âge si vrai, si pur, seroit-il associé déjà par elle aux artifices de la fausseté? non, elle a été émue en me revoyant; non, ce sentiment n'étoit point un mensonge; mais elle est liée à M. de Serbellane, elle n'auroit pu me le nier; je devois m'y attendre, je ne la chercherai plus. Avant de l'avoir rencontrée, j'espérois toujours que si je la revoyois, cet instant changeroit mon sort. Je l'ai revue, et c'en est fait. Je n'en suis que plus malheureux. Que venois-je faire chez madame de Lebensei? Pourquoi madame d'Albémar y étoit-elle? C'est une maison qui me déplaît sous tous les rapports. M. de Lebensei étoit absent, je ne le regrettai point. M. de Lebensei n'a-t-il pas entraîné la femme qu'il aimoit dans une démarche qui l'expose au blâme universel? Je suis sûr qu'elle n'est point heureuse, quoiqu'elle ait eu soin de répéter plusieurs fois qu'elle l'étoit: son inquiétude secrète, son calme apparent, ce mélange de timidité et de fierté qui rend ses manières incertaines, tout en elle est une preuve indubitable qu'on ne peut braver l'opinion sans en souffrir cruellement; mais moi qui la respecte, mais moi qui n'ai rien fait que l'on puisse me reprocher, en suis-je plus heureux? mon ami, il n'est pas d'homme sur la terre aussi misérable.
Pourquoi, tout en m'écrivant avec intérêt, avec affection, ne me dites-vous rien sur le sujet de mes peines? craignez-vous de me montrer que vous aimez encore madame d'Albémar? j'y consens, je suis peut-être même assez foible pour le désirer; mais de grâce, parlez-moi d'elle, et ne m'abandonnez pas seul au tourment de mes pensées.
LETTRE XII.
Mademoiselle d'Albémar à Delphine.
Montpellier, 23 août.
Pour la première fois, ma chère amie, je désapprouve entièrement les sentimens que vous m'exprimez. Quoi! Léonce, en se refusant à vous voir, écrit formellement qu'il a cessé de vous estimer, et dans le moment où cette conduite révoltante ne devroit vous inspirer que de l'indignation, votre lettre à moi [Cette lettre, ainsi que quelques autres dont il est parlé, ne se trouve pas dans le recueil.] n'est remplie que du regret de ne lui avoir pas parlé, de n'avoir pas essayé de vous justifier à ses yeux! on diroit que vous devenez plus foible, quand il se montre plus injuste; vainement vous vous faites illusion, en m'assurant que ce n'est point l'amour, mais la fierté, mais le sentiment de votre dignité blessée, qui ne vous permet pas de supporter qu'il se croye le droit de vous offenser, en parlant, en pensant mal de vous. Voulez-vous savoir la vérité? La lettre de Léonce vous cause une douleur plus vive que toutes celles que vous aviez ressenties, et vous n'avez plus la force de vous y résigner: ce n'est pas tout encore; en revoyant ce redoutable Léonce, votre sentiment pour lui s'est ranimé, et peut-être, pardonnez-moi de vous le dire, il le faut pour vous éclairer sur vous-même, peut-être avez-vous aperçu qu'il avoit éprouvé près de vous une émotion profonde, et qu'un plus long entretien le rameneroit à vos pieds. Pardon encore une fois, votre coeur ne s'est pas rendu compte de ses impressions, mais pensez à l'irréparable malheur d'exciter dans le coeur de Léonce une passion qui lui inspireroit sans doute de l'éloignement pour Matilde!
Delphine, souvenez-vous que, dans vos conversations avec mon frère, vous répétiez souvent que la vertu dont toutes les autres dérivoient, c'étoit la bonté, et que l'être qui n'avoit jamais fait de mal à personne étoit exempt de fautes au tribunal de sa conscience. Je le crois comme vous, la véritable révélation de la morale naturelle est dans la sympathie que la douleur des autres fait éprouver, et vous braveriez ce sentiment, vous Delphine! Je ne raisonnerai point avec vous sur vos devoirs, mais je vous dirai: songez à Matilde; elle a dix-huit ans, elle a confié son bonheur et sa vie à Léonce, abuserez-vous des charmes que la nature vous a donnés, pour lui ravir le coeur que Dieu et la société lui ont accordé pour son appui? Vous ne le voulez pas, mais que d'écueils dans votre situation, si vous n'avez pas le courage de quitter Paris, et de revenir auprès de moi!
Je songe aussi avec inquiétude que cette madame de Vernon, dont la conduite est si compliquée, quoique sa conversation soit si simple, est la seule personne qui ait du crédit sur vous à Paris; pourquoi ne répondez-vous pas à l'empressement que madame d'Artenas a pour vous, depuis que vous avez rendu service à sa nièce, madame de R.? Elle m'a écrit plusieurs fois qu'elle désireroit se lier plus intimement avec vous; je sais que quand elle vint nous voir à Montpellier, à son retour de Barège, vous ne me permettiez pas de la comparer à madame de Vernon. Elle est certainement moins aimable; elle n'a pas surtout cette apparence de sensibilité, cette douceur dans les discours, cet air de rêverie dans le silence, qui vous plaisent dans madame de Vernon; mais son caractère a bien plus de vérité: elle a une parfaite connoissance du monde; je conviens qu'elle y attache trop de prix, et que si elle n'avoit pas vraiment beaucoup d'esprit, l'importance qu'elle met à tout ce qu'on dit à Paris pourroit passer pour du comérage: néanmoins personne ne donne de meilleurs conseils, et soit vertu, soit raison, elle est toujours pour le parti le plus honnête.
Ne vous refusez pas à l'écouter: vous ne lui parlerez pas, je le comprends, des sentimens qu'on ne peut confier qu'à des âmes restées jeunes; mais elle vous donnera des avis utiles; tandis que madame de Vernon, qui ne cherche qu'à vous plaire, ne songe point à vous servir.
Je vous en conjure aussi, ma chère Delphine, continuez à ne rien me cacher de tout ce qui se passe dans votre coeur et dans votre vie; vous avez besoin d'être soutenue dans la noble résolution de partir. Croyez-moi, dans cette occasion, si la passion ne vous troubloit pas, quel être sur la terre seroit assez présomptueux pour comparer sa raison à la vôtre? mais vous aimez Léonce, et je n'aime que vous; confiez-vous donc sans réserve à ma tendresse, et laissez-vous guider par elle.
LETTRE XIII.
Madame d'Artenas à madame de R.
Paris, ce 1er septembre 1790.
Revenez donc à Paris, ma chère nièce; vous avez pris cette année trop de goût pour la solitude; depuis cette malheureuse scène des Tuileries, vous êtes triste; je voulois bien que vous sentissiez un peu la nécessité d'en croire mes conseil, mais je serois bien fâchée que votre caractère perdît sa gaîté naturelle.
J'ai enfin rencontré chez elle madame d'Albémar que vous m'aviez chargée de voir, et que je rechercherois volontiers pour moi-même, tant je la trouve aimable et bonne. J'aurois désiré qu'elle me parlât avec confiance sur sa situation actuelle; mais madame de Vernon possède seule toute son amitié, et je doute fort cependant qu'elle en fasse un bon usage. J'ai trouvé madame d'Albémar triste, et surtout fort agitée, elle avoit l'air d'une personne tourmentée par une indécision cruelle; il étoit neuf heures du soir, elle étoit encore vêtue de sa robe du matin, ses beaux cheveux n'avoient point encore été rattachés; à l'extérieur négligé de sa personne, à sa démarche lente, à sa tète baissée, l'on auroit dit que depuis long-temps elle n'avoit rien fait que songer à la même pensée, et souffrir de la même douleur.
Dans cet état cependant, elle étoit jolie comme le jour, et je ne pus m'empêcher de le lui dire.—Moi, jolie! me répondit-elle, je ne dois plus l'être.—Et elle se tut. Je voulois apprendre d'elle quelles sont à présent ses relations avec M. de Serbellane; on rapporte à ce sujet des choses très-diverses dans Paris; les uns disent qu'elle ne part pour le Languedoc que pour aller de là rejoindre M. de Serbellane, s'il n'obtient pas, à cause de son duel, la permission de revenir en France: d'autres murmurent tout bas que madame d'Albémar a été fort coquette pour M. de Mondoville, et que M. de Serbellane irrité s'est brouillé tout-à-fait avec elle: enfin une lettre de Bordeaux m'avoit fait naître une idée très-différente de toutes celles-là, et je l'avois gardée jusqu'à présent pour moi seule; je pensois qu'il se pourroit bien que M. de Serbellane fût l'amant de madame d'Ervins, et que madame d'Albémar les ayant réunis tous les deux chez elle un peu indiscrètement, M. d'Ervins les y eût surpris, et se fût battu avec M. de Serbellane, pour se venger de l'infidélité de sa femme.
J'essayai de provoquer la confiance de madame d'Albémar, en lui disant ce qui étoit vrai, c'est que je voyois avec peine que les différens bruits qui se répandoient dans Paris sur son compte, pouvoient nuire à sa réputation; elle me répondit avec un découragement qui me toucha beaucoup:—Il fut une époque de ma vie dans laquelle j'aurois attaché de l'importance à ce qu'on pouvoit dire de moi; mais à présent que mon nom ne doit plus être uni à celui de personne, je ne m'inquiète plus de l'injustice dont ce nom peut être l'objet.—Ces paroles me persuadèrent qu'elle étoit en effet brouillée avec M. de Serbellane, et comme je commençois à lui donner des consolations douces sur la peine qu'elle devoit en éprouver, elle m'arrêta pour me demander de m'expliquer mieux, et lorsque je l'eus fait, elle eut l'air étonné; mais, sans y mettre un intérêt très-vif, elle me déclara qu'elle n'avoit jamais pensé à épouser M. de Serbellane.
Le soupçon que j'avois formé sur madame d'Ervins me revint à l'instant, et je le dis à Delphine, en lui avouant que je regardois dans ce cas madame d'Ervins comme la véritable cause de la mort de son mari. Delphine ne m'eut pas plus tôt comprise que, se relevant de l'abattement où je l'avois vue jusqu'alors, elle me protesta que je me trompois. Je persistai dans mon opinion, et je lui dis positivement qu'un duel aussi sanglant ne pouvoit avoir été provoqué par de simples discussions politiques, et que l'amour de M. de Serbellane pour elle ou pour madame d'Ervins en devoit être la cause: quand madame d'Albémar vit que cette opinion étoit arrêtée dans ma tête, elle finit par me laisser croire tout ce que je voulus sur son attachement pour M. de Serbellane, exigeant seulement que je n'accusasse pas madame d'Ervins.
Que vous dirai-je, ma chère nièce? Il me fut impossible de démêler la vérité. Ce n'est pas qu'assurément madame d'Albémar ne soit la femme la plus vraie que j'aie jamais connue; mais il y a dans son caractère une générosité si singulière, que je ne suis pas parvenue à découvrir avec certitude si tout le mystère ne vient pas de la crainte qu'elle a de compromettre madame d'Ervins. Aime-t-elle réellement M. de Serbellane? sa tristesse vient-elle de leur séparation, et peut-être de leur brouillerie? ou bien a-t-elle consenti à tout ce qu'on pourroit dire d'elle et de lui, pour détourner l'attention qui se seroit portée sur madame d'Ervins, et la sauver de l'indignation qu'elle auroit excitée dans le public, et dans la famille de son mari? Je l'ignore, mais j'exige de vous le plus profond secret sur cette dernière supposition; vous en sentez les conséquences.
Quoi qu'il en soit, madame d'Albémar a rendu ma pénétration tout-à-fait inutile; je me vante de deviner les caractères dissimulés; mais quand une âme franche ne veut pas laisser connoître un secret, sa réserve simple et naturelle déconcerte les efforts de l'esprit observateur.
Après quelques momens de silence, je n'insistai plus; et me bornant à tâcher d'éclairer Delphine sur madame de Vernon, je lui dis:—Quels que soient vos motifs pour ne pas donner à ceux qui s'intéressent à vous le moyen de répondre clairement aux malveillans qui vous supposent des torts, de bons amis en imposent toujours, quand ils le veulent, aux discours médisans de la société de Paris: pourquoi donc madame de Vernon, qui se dit votre amie, ne fait-elle pas taire la phalange des sots? Ils attaquent, il est vrai, de préférence, les personnes distinguées; mais ils ne s'y hasardent cependant que dans les momens où ils ne les croient pas courageusement défendues par leurs parens ou leurs amis.—Je dois croire, me répondit Delphine en retombant dans cet état de tristesse insouciante dont elle étoit un moment sortie, je dois croire que madame de Vernon est mon amie.—Je n'ai pas entendu dire, répondis-je, qu'elle se permît aucun genre de blâme sur vous, ma chère Delphine; mais cependant je n'ai pas une confiance entière dans son amitié; ceux qui l'entourent se montrent souvent mal pour vous; rarement on peut se tromper à cet indice; on inspire à ses amis ce que l'on éprouve sincèrement; et, dans son cercle du moins, une femme sait faire aimer ce qu'elle aime; elle vous loue beaucoup, j'en conviens, mais à haute voix, comme s'il lui importoit surtout qu'on vous le répétât; et je ne vois pas dans sa conversation, quand il s'agit de vous, ce talent conciliateur qu'elle porte sur tous les autres sujets: elle dit souvent que vous êtes la plus jolie, la plus spirituelle; mais c'est à des femmes qu'elle s'adresse, pour vous donner cet éloge qui peut les humilier; et je ne l'entends jamais leur parler de cette bonté, de cette douceur, de cette sensibilité touchante qui pourroient vous faire pardonner tous vos charmes, par celles même qui en sont jalouses. Enfin, souffrez que je vous le dise, on pourroit croire, en entendant madame de Vernon parler de vous, qu'elle s'acquitte par ses discours plutôt qu'elle ne jouit par ses sentimens, et que, prévoyant d'une manière confuse que votre amitié finira peut-être un jour, elle ne veut pas à tout hasard vous donner des armes contre elle, en contribuant elle même à consolider votre réputation.
—Si vous avez raison, me repondit Delphine, je n'en suis que plus à plaindre; je l'aime, je l'ai aimée, madame de Vernon, de l'attrait du monde le plus vif et le plus tendre; si tant de dévouement, tant d'affection n'ont point obtenu son amitié, il est donc vrai qu'il n'est rien en moi qui puisse attacher à mon sort, il est donc vrai que je ne puis être aimée.—Vous vous trompez, ma chère Delphine, repris-je alors vivement; vous méritez d'avoir des amis plus que personne au monde; mais vous ne savez pas encore ce que c'est que la vie: vous vous croyez deux excellens guides, l'esprit et la bonté; eh bien! ma chère, ce n'est pas assez d'être aimable et excellente, pour se démêler heureusement des difficultés du monde; il y a d'utiles défauts, tels que la froideur, la défiance, qui vaudraient beaucoup mieux pour égide que vos qualités mêmes; tout au moins faut-il diriger ces qualités avec une grande force de raison: moi qui ne suis pas née très-sensible, j'ai deviné le monde assez vite; laissez-moi vous l'apprendre. Madame de Vernon vous paroit plus digne de votre amitié, elle sait mieux vous tenir le langage qui vous séduit: moi, je reste toujours ce que je suis; je n'ai pas assez d'imagination pour feindre, je le voudrais en vain; je ne suis plus jeune, mon esprit n'est plus flexible, il ne peut aller que dans sa ligne; mais je sais que mes avertissemens vous sont nécessaires, et c'est cette conviction qui me fait solliciter votre confiance. On vous l'aura dit, je crois; d'ordinaire, je ne me mets pas en avant: je suis sur la défensive avec la société, et c'est ainsi qu'il faut être; je m'offre à vous cependant, ma chère Delphine, parce que vous avez un caractère qui donne tout et n'abuse de rien: servez-vous donc de moi, si je puis vous être utile; ce sera ce que je pourrai faire de mieux de mon oisive existence.
—Madame d'Albémar parut fort touchée des preuves d'amitié que je lui donnois, et je croyois même l'avoir un peu ébranlée dans son aveugle amitié pour madame de Vernon; mais le surlendemain elle est revenue chez moi, presque uniquement pour me dire qu'elle avoit revu depuis moi madame de Vernon, et s'étoit assurée qu'elle n'avoit aucun tort.—Elle n'auroit pu me défendre, continua madame d'Albémar, sans compromettre mes amis; elle a bien fait de se conduire avec prudence, et de ne pas se livrer à son sentiment.—Je vous le répète, ma chère nièce, on ne peut arracher madame d'Albémar à l'empire de madame de Vernon.
Je l'ai souvent remarqué en vivant dans leur société, madame de Vernon met beaucoup d'intérêt à captiver Delphine; elle est avec elle fière, sensible, délicate; elle rend hommage au caractère de son amie, en imitant toutes les vertus pour lui plaire: moi, je ne puis ni ne veux me montrer autrement que la nature ne m'a faite, bonne et raisonnable, mais point du tout exaltée; je vaux mieux réellement que madame de Vernon; Delphine a tort de ne pas s'en apercevoir.
J'obtiendrai cependant un jour l'amitié de madame d'Albémar, si quelques circonstances me mettent dans le cas de la servir; je vous promets que je veillerai sur elle comme sur ma fille; vous aussi, ma chère nièce, vous allez devenir l'objet de tous mes soins, si vous continuez à m'écouter et à me croire.
H. D'ARTENAS.
LETTRE XIV.
Delphine a mademoiselle d'Albémar.
Paris, ce 3 septembre.
Non, vous l'exigez en vain; non, je n'ai pas la force de souffrir une telle incertitude; qu'il me dise ce qu'il éprouve, que je connoisse la cause de l'état extraordinaire où je le vois, et je me soumets à mon sort; mais le doute, le doute! cette douleur qui prend toutes les formes pour vous poursuivre, sans que vous ayez jamais aucune arme pour l'atteindre; je ne puis me résoudre à la supporter: les malheureux condamnés au supplice savent au moins pour quels crimes ils sont punis, et moi je l'ignore: ce que je croyois ne me paroît plus vraisemblable; écoutez ce qui s'est passé hier, et, si vous le pouvez, continuez à me commander de partir sans le voir.
On jouoit hier Tancrède; madame de Vernon me proposa d'y aller: j'y consentis, parce que de toutes les tragédies c'est celle qui m'a fait verser le plus de larmes: nous nous plaçâmes dans la loge de madame de Vernon, qui est en bas, sur l'orchestre. Pendant le premier acte, je remarquai à quelque distance de nous un homme enveloppé d'un manteau, la tête appuyée sur le banc de devant, couvrant son visage avec ses mains, et mettant du soin à se cacher. Malgré tous ses efforts je reconnus Léonce; il y a tant de noblesse dans sa taille que rien ne peut la déguiser.
Mes yeux étoient fixés sur lui, je n'entendois presque rien de la pièce, mais je le regardois; il tressaillit en écoutant la scène où Tancrède apprend l'infidélité d'Aménaïde: son émotion, depuis cet instant, sembloit s'accroître toujours; il cherchoit à la dérober à tous les regards, mais je ne pouvois m'y méprendre. Ah! que j'aurois voulu m'approcher de lui! combien j'étois touchée de ses larmes! C'étoient les premières que je voyois répandre à cet homme d'un caractère si ferme et si soutenu: étoit-ce pour moi qu'il pleuroit? seroit-il possible que son âme fût ainsi bouleversée, si Matilde suffisoit à son bonheur? ne donnoit-il point de regrets à celle qui entend mieux les sentimens d'Aménaïde, qui est plus digne d'admirer avec lui le langage que le génie prête à l'amour?
Enfin, au quatrième acte, il me parut qu'il n'avoit plus le pouvoir de se contraindre; je vis son visage baigné de pleurs, et je remarquai dans toute sa personne un air de souffrance qui m'effraya; je crois même que, dans mon trouble, je fis un mouvement qu'il aperçut, car à l'instant même il se baissa de nouveau pour se dérober à mes regards; mais lorsque Tancrède, après avoir combattu et triomphé pour Aménaïde, revient avec la résolution de mourir; lorsqu'un souvenir mélancolique, dernier regret vers l'amour et la vie, lui inspire ces vers, les plus touchans qu'il y ait au monde:
Quel charme, dans son crime, à mes esprits rappelle
L'image des vertus que je crus voir en elle!
Toi qui me fais descendre avec tant de tourment
Dans l'horreur du tombeau dont je t'ai délivrée,
Odieuse coupable!… et peut-être adorée!
Toi qui fais mon destin jusqu'au dernier moment!
Ah! s'il étoit possible! ah! si tu pouvois être
Ce que mes yeux trompés t'ont vu toujours paroître!
Non, ce n'est qu'en mourant que je peux l'oublier.
Un soupir, un cri même étouffé sortit du coeur de Léonce; tous les yeux se tournèrent vers lui: il se leva avec précipitation et se hâta de s'en aller, mais il chanceloit en marchant, et s'arrêta quelques instans pour s'appuyer; son visage me parut d'une pâleur mortelle, et comme on refermoit la porte sur lui, je crus le voir manquer de force et tomber.
Dieu! comment ne l'ai-je pas suivi! La présence de madame de Vernon, qui me regardoit attentivement, et la curiosité des spectateurs que j'aurois attirée sur moi, me retinrent; mais jamais un sentiment plus passionné ne m'avoit entraînée vers Léonce: il me suffisoit de le retrouver sensible; j'oubliois qu'il ne l'étoit plus pour moi, et qu'il avoit pris volontairement des liens qui nous séparoient pour toujours; je me hâtai de revenir chez moi, et quand je fus seule, une réflexion me saisit fortement; je crus voir quelques rapports entre les vers qui avoient touché Léonce, et les sentimens qu'il pouvoit éprouver, s'il m'aimoit encore et me croyoit coupable. Néanmoins, quelque exagéré que soit Léonce sur les vertus qu'impose le monde, pourroit-il donner le nom de crime à la conduite que j'ai tenue? Non! m'écriai-je seule avec transport, on m'a calomniée près de lui, je ne puis deviner de quelle manière, mais il faut qu'il m'entende, il le faut à tout prix! Louise, il n'est aucun devoir sur la terre qui pût me faire consentir à lui laisser une opinion injuste de moi: que je meure, mais qu'il me regrette; n'exigez pas que je vive avec son mépris.
Cependant, en me rappelant la lettre qu'il a répondue, la seule pensée de lui écrire, de le chercher, me fait mourir de honte. Quoi qu'il arrive, je ne confierai point à madame de Vernon les pensées qui m'agitent; je ne sais ce qu'elle a cru devoir ou me dire ou me taire, mais la voix seule de Léonce peut me persuader maintenant; c'est de lui seul que j'apprendrai s'il me hait ou s'il m'aime, s'il est injuste ou malheureux. C'est à lui…. Eh quoi! bravant tout ce qui devroit me retenir, j'irois implorer une explication de ce caractère si soupçonneux, si rigide et si fier! Quelle perplexité cruelle! comment jamais en sortir!
Ne me dites pas que tout est fini, qu'il est marié, que je dois renoncer à son opinion comme à son amour; son estime est encore mon seul bien sur la terre; il a besoin des suffrages de tous, je ne veux que le sien, mais il faut que je l'emporte dans ma retraite: si je ne l'obtenois pas, vous me verriez poursuivie par une agitation que rien ne pourroit calmer; je n'aurois pas le repos que peut donner le malheur même, quand il n'y a plus rien à faire ni rien à vouloir. Je ne me résignerois jamais; et en expirant, ma dernière parole seroit encore pour me justifier auprès de lui.
LETTRE XV.
Léonce à M. Barton.
Ce 4 septembre 1790
Je vous envoie un courrier qui a ordre de revenir dans vingt-quatre heures avec une lettre de vous. Vous ne répondez pas depuis huit jours aux lettres que je vous ai écrites sur ce qui s'étoit passé entre madame d'Albémar et moi. Quel est le motif de votre silence? pourquoi ne m'avez-vous pas écrit? Me trouvez-vous injuste envers Delphine? et si vous le croyez, juste ciel! pensez-vous que ce seroit me faire du mal que de me le dire?
LETTRE XVI.
Réponse de M. Barton à Léonce.
Mondoville, 6 septembre.
Vous avez eu tort d'attacher tant d'importance à un silence de quelques jours: je souffre toujours de mon bras, et j'ai de la peine à écrire jusqu'à ce que je sois guéri.
Vous êtes l'époux de mademoiselle de Vernon; c'est une personne très-vertueuse, uniquement attachée à vous; il me semble que vous ne devez plus vous occuper des circonstances qui ont précédé votre mariage. Je ne puis les approfondir de loin; ce que vous m'en avez dit ne suffit pas pour juger une femme à qui j'ai voué de l'estime et de l'attachement; mais ce dont je me crois sûr, c'est qu'elle-même à présent désire que vous soyez occupé de votre bonheur et de celui de Matilde, et que vous oubliiez entièrement l'affection que vous avez pu concevoir l'un pour l'autre, quand vous étiez libres.
Je vous en conjure, mon cher élève, calmez-vous sur toutes ces idées, le temps en est passé; votre sort est fixé comme votre devoir; rappelez-vous ce que vous avez toujours pensé des liens que vous venez de contracter, et songez qu'il faut se soumettre, quand la passion nous aveugle, aux jugemens qu'on a prononcés dans le calme de sa raison. Je suis désolé d'être hors d'état d'aller en voiture; je pourrois espérer que nos entretiens vous feroient du bien. Adieu.
LETTRE XVII.
Madame de R. à madame d'Artenas.
Ce 14 septembre.
Je suis arrivée, il y a deux jours, pour vous voir, mon aimable tante, et l'on m'a dit chez vous que vous étiez à la campagne; vous auriez dû m'en prévenir; je ne reviens à Paris que pour vous: quand nous serons bien seules une fois, je vous expliquerai mon goût pour la retraite; vous m'encouragerez à vous en parler, car ce sujet m'est pénible.
J'ai commencé par m'informer de madame d'Albémar, je ne veux point aller chez elle; hélas! je sais trop que sa liaison avec moi ne pourroit que lui nuire; mais je n'ai pas dans le coeur un sentiment plus vif que mon intérêt pour son sort. Madame de Vernon me fit inviter hier à une grande assemblée qu'elle donnoit, et j'y allai dans l'espérance de rencontrer madame d'Albémar qui n'y fut point. En traversant les appartemens de madame de Vernon, je me rappelai la dernière fois que j'y vins, le jour de ce grand bal où Delphine eut tant de succès, et montra si visiblement son intérêt pour M. de Mondoville; je réfléchissois aux événemens inattendus qui avoient suivi ce jour, lorsque M. de Mondoville entra dans le salon avec sa femme.
Je vous ai dit, je crois, ma tante, que la première fois que j'avois vu Léonce, je fus si frappée du charme et de la noblesse de sa figure, que tout à coup l'impression que j'en reçus me fit réfléchir avec amertume sur les torts de ma vie. Je sentis que je n'étois pas digne d'intéresser un tel homme, et madame d'Albémar me parut la seule femme qui méritât de lui plaire. Eh bien! hier, l'expression du visage de Léonce étoit entièrement changée; la beauté de ses traits restoit toujours la même, mais son regard sombre et distrait ne s'arrêtoit plus sur aucune femme. Il se hâta de saluer, et s'assit dans un coin de la chambre où il n'y avoit personne à qui parler. Sa femme s'approcha de lui; je ne sais ce qu'elle lui demandoit: il lui répondit d'un air doux, mais dès qu'elle l'eut quitté, il soupira comme s'il venoit de se contraindre.
Une fois madame de Vernon voulut conduire son gendre auprès d'une dame étrangère qui ne le connoissoit pas: je crus voir dans les manières de Léonce une répugnance secrète à se laisser ainsi présenter comme un nouvel époux; il restoit en arrière, suivoit avec peine, et se prêtait gauchement à tout ce qui pouvoit ressembler à des félicitations.
Madame du Marset, placée à côté de moi, vit que j'observois attentivement monsieur et madame de Mondoville, et me dit tout bas en souriant:—J'ai été leur rendre visite deux ou trois fois, et les ai vus souvent chez madame de Vernon; il n'y a rien de si singulier que la conduite de Léonce, il semble qu'il veuille être, comme le disoit le duc de B., le moins marié qu'il est possible; il évite avec un soin extraordinaire les sociétés, les occupations communes avec sa femme. Matilde, charmée de sa douceur, de sa politesse, de la liberté qu'il lui laisse, ne remarque pas l'indifférence qu'il a pour elle, et la crainte qu'il éprouve de resserrer ses liens, en se servant du pouvoir qu'ils lui donnent. Matilde a de l'amour pour son mari, et se persuade fermement qu'il en a pour elle: ces dévotes ont en toutes choses une merveilleuse faculté de croire. On diroit que Léonce attend toujours quelque événement extraordinaire, et qu'il n'est dans sa maison qu'en passant; il n'arrange rien chez lui, n'a pas seulement encore fait ouvrir la caisse de ses livres, aucun de ses meubles n'est à sa place; ce sont de petites observations, mais qui n'en prouvent pas moins l'état de son âme: tout ce qui lui rappelle sa situation lui fait mal, et quoiqu'il ne puisse la changer, il s'épargne autant qu'il peut les circonstances journalières qui lui retracent la grande douleur de sa vie, son mariage: enfin je vous garantis qu'il est très-malheureux.
—J'allois répondre à madame du Marset et l'interroger encore, mais notre conversation fut interrompue. Comme il y avoit beaucoup de jeunes personnes dans la chambre, on proposa de danser, une femme se mit au clavecin, une autre prit la harpe, moi je regardois Léonce; il cherchoit les moyens de sortir de la chambre: mais un homme âgé, qui lui parloit, le retenoit impitoyablement. Je compris que la danse devoit lui rappeler des souvenirs pénibles, et j'espérois qu'on ne lui proposeroit pas de s'en mêler, lorsque madame du Marset prenant la main de Matilde et la mettant dans celle de Léonce, leur dit:—Allons les jeunes mariés, dansez ensemble.—Bravo! se mit-on à crier de toutes parts, oui, qu'ils dansent ensemble. La musique commence à l'instant, et tout le monde s'écarte pour laisser Matilde et Léonce seuls au milieu de la chambre.
Tout cela s'étoit fait si rapidement, que Léonce, toujours absorbé, ne sut pas d'abord ce qu'on vouloit de lui; mais quand il entendit la musique, qu'il vit le cercle formé, et près de lui Matilde qui se préparoit à danser, saisi à l'instant comme par un sentiment d'effroi, frappé sans doute du souvenir de Delphine que tout lui retraçoit, il rejeta la main de Matilde avec violence, recula de quelques pas devant elle, puis se retournant tout à coup, il sortit en un clin d'oeil de la chambre et s'élança dans le jardin: le cercle qui l'entouroit s'ouvrit subitement pour le laisser passer; la vivacité de son action faisoit tant d'impression sur tout le monde, que personne n'eut l'idée de prononcer un mot pour l'arrêter.
Madame de Vernon, remarquant l'étonnement de la société, se hâta de dire que M. de Mondoville ne pouvoit supporter d'être l'objet de l'attention générale, et qu'il étoit très-timide, malgré les bonnes raisons qu'on pouvoit lui trouver de ne pas l'être. Chacun eut l'air de le croire; et, chose étonnante, Matilde qui aime certainement son mari, fut la première à se tranquilliser complètement, et se mit à danser à la même place où Léonce l'avoit quittée.
Je sortis pour prendre l'air; à l'extrémité du jardin de madame de Vernon, je trouvai Léonce assis sur un banc, et profondément rêveur; il me vit pourtant au moment où je me détournois pour ne pas le troubler; et lui, qui jusqu'alors ne m'avoit jamais adressé la parole, vint à moi, et me dit:—Madame de R., la dernière fois que je vous ai vue, vous étiez avec madame d'Albémar: vous en souvenez-vous?—Oui, sûrement, lui répondis-je, je ne l'oublierai jamais.—Eh bien! dit-il alors, asseyez-vous sur ce banc avec moi; cela vous fera-t-il de la peine de quitter le bal?—Non, je vous assure, lui répétai-je plusieurs fois.—Mais lorsque nous fûmes assis, il garda le silence et n'eut plus l'air de se souvenir que c'étoit lui qui vouloit me parler. J'éprouvois un embarras qui ne me convient plus, et je me hâtai d'en sortir par mes anciennes manières étourdies et coquettes; car c'est une coquetterie que de parler à un homme de ses sentimens, même pour une autre femme.—Que vous est-il donc arrivé, lui dis-je, en mon absence? Je croyois avoir remarqué que madame d'Albémar vous aimoit, que vous aimiez madame d'Albémar; je vais passer un mois à la campagne, je reviens, tout est changé: une aventure cruelle fait un bruit épouvantable; madame d'Albémar, dit-on, doit épouser M. de Serbellane, je vous retrouve l'époux de Matilde, et cependant vous êtes triste; madame d'Albémar ne part point, et ne voit plus personne; qu'est-ce que cela signifie?—Léonce reprit l'air de réserve qu'il avoit un moment perdu, et me dit assez froidement:—Madame d'Albémar sera sans doute très-heureuse dans le choix qu'elle a fait de M. de Serbellane.—On ne m'ôtera pas de l'esprit, repartis-je, qu'elle vous préfère à tout; mais il est inutile de vous en parler à présent que vous êtes marié; ainsi donc, adieu.—Je me levois pour m'en aller; Léonce me retint par ma robe, et me dit:—Vous êtes bonne, quoiqu'un peu légère; vous n'avez pas voulu me faire de la peine, expliquez-vous davantage.—Je ne sais rien, repris-je, je vous assure; je me souviens seulement d'avoir vu madame d'Albémar traverser ici la salle du bal, un soir où vous étiez prêt à vous trouver mal après avoir dansé avec elle. L'émotion qui la trahissoit ce jour-là ne peut appartenir qu'à un sentiment vrai, pur, abandonné, tel qu'on l'éprouve, ajoutai-je en soupirant, quand d'illusions en illusions on n'a pas flétri son coeur: il se peut qu'elle ait eu des engagemens antérieurs avec M. de Serbellane; mais je suis convaincue qu'elle ne l'épousera pas, parce qu'elle vous aime, et qu'elle a rompu ses liens avec lui à cause de vous.
—Léonce parut frappé de ce que je venois de lui dire. Madame de Vernon étant venue nous rejoindre, je rentrai dans le salon, et ne parlai plus à M. de Mondoville de la soirée, qu'un moment lorsque je m'en allois, et qu'il venoit d'avoir un assez long entretien seul avec sa belle-mère.—N'écoutez pas trop madame de Vernon, lui dis-je tout bas; je me méfie beaucoup, même de son amitié pour madame d'Albémar; elle est bien fine, madame de Vernon; elle n'est point dévote, elle n'a guère de principes sur rien, elle a beaucoup d'esprit, elle n'a point aimé son mari, et cependant elle n'a jamais eu d'amant. Défiez-vous de ces caractères-là, il faut que leur activité s'exerce de quelque manière. Croyez-moi, les pauvres femmes qui, comme moi, se sont fait beaucoup de mal à elles-mêmes, ont été bien moins occupées d'en faire aux autres.—Hélas! me répondit Léonce, en me donnant la main pour me reconduire jusqu'à ma voiture, il y a peut-être une vie dont le sort a été décidé par ce que vous dites si gaîment.
Madame de Mondoville sortoit en même temps que moi; elle exprima son mécontentement d'une manière très-visible de la politesse que me faisoit Léonce; ce n'étoit pas la jalousie qui l'irritoit: votre pauvre nièce ne passera jamais pour attirer l'attention de Léonce; mais madame de Mondoville, avant son mariage comme depuis, n'a jamais manqué d'exercer sur moi toute la rigueur de sa pruderie; je le mérite peut-être, mais que la charmante Delphine, aussi pure que Matilde, et mille fois plus aimable, sait mieux trouver l'art de faire aimer la vertu!
Adieu ma chère tante; revenez, revenez vite, je puis vous promettre avec certitude, que désormais je contribuerai tous les jours plus à votre bonheur.
CÉCILE DE R.
LETTRE XVIII.
Léonce à M. Barton.
Paris, ce 15 septembre.
Enfin, je suis décidé, mon cher maître, sur le parti que je dois prendre; je verrai madame d'Albémar avant d'aller en Espagne: une femme à qui je n'aurois pas permis dans le temps heureux de ma vie, de prononcer le nom de Delphine, madame de R., m'a expliqué, je le crois, les contradictions qui m'étonnoient dans la conduite de madame d'Albémar. Avant mon arrivée, elle avoit contracté des engagemens avec M. de Serbellane; mais il est vrai que depuis elle m'a aimé, et peut-être l'est-il aussi que ce sentiment a blessé M. de Serbellane, et qu'ils sont maintenant brouillés. Le séjour de madame d'Albémar à Bellerive, son trouble, son embarras en me voyant, tout peut se comprendre, si, en effet, elle se reproche de n'avoir pas été vraie avec moi.
Je ne puis plus avoir pour elle cet enthousiasme sans bornes, qui me la représentoit comme une créature sublime; mais n'est-il pas simple que si elle a sacrifié ses liens avec M. de Serbellane à son attachement pour moi, j'éprouve encore pour elle un attendrissement profond? Cependant… ne me connoissoit-elle pas lorsque son amant a passé vingt-quatre heures chez elle? Oh! pensée de l'enfer! écartons-la s'il est possible; je veux revoir Delphine, c'est un ange tombé, mais il lui reste encore quelque chose de son origine.
Je lui dois, d'ailleurs, quelques excuses avant de la quitter pour toujours; elle a peut-être souffert quand elle m'a su l'époux de Matilde; c'étoit une action dure de me marier, de rompre avec elle, sans l'informer même par un mot de mon dessein.
Madame de Vernon m'a fortement pressé hier encore d'aller en Espagne; elle craint, je crois, que je ne lui fasse des reproches sur ses pertes continuelles au jeu: son inquiétude est mal fondée; c'est le moment d'avoir des torts avec moi; je ne me souviens de rien, je suis insensible à tout: mais pourquoi madame de Vernon ne m'a-t-elle jamais dit que Delphine m'avoit aimé, qu'elle désiroit pouvoir rompre avec son premier choix? Madame de Vernon avoit-elle peur qu'après tout ce qui s'étoit passé, je consentisse à remplacer M. de Serbellane? c'étoit bien peu me connoître! mais elle ne devoit pas se refuser à me donner un sentiment doux quand j'étois irrité, dévoré; quand un mot qui m'eût laissé respirer, m'auroit fait plus de bien qu'une goutte d'eau dans le désert.
Le soulagement dont j'ai besoin, je le trouverai peut-être dans une conversation de quelques heures avec madame d'Albémar. Je suis donc résolu de lui écrire pour lui demander de me recevoir à Bellerive. Ce n'est point à Paris, c'est dans la solitude que je veux lui parler; elle y retournera demain, ma lettre lui sera remise après-demain, à son réveil.
Vous n'avez rien à redouter pour mes devoirs, de cette explication, mon cher maître; j'apprendrois que Delphine m'aime encore, que mes résolutions ne seroient point changées; elle ne peut plus se montrer à moi telle que je la croyois, et l'idée parfaite que j'avois d'elle pourroit seule décider de mon sort. Si, comme je l'espère, madame d'Albémar consent à me recevoir, si elle me montre quelques regrets, je saurai me tracer un plan de vie triste, mais calme. Je partirai pour l'Espagne, j'y resterai quelques années, dussé-je y faire venir madame de Mondoville. Je veux quitter la France après avoir vu madame d'Albémar; nous nous séparerons sans amertume; je pourrai supporter mon sort; mes regrets ne finiront point, mais la plupart des hommes ne vivent-ils pas avec un sentiment pénible au fond du coeur?
Enfin ne me blâmez pas, j'ose vous le répéter, ne me blâmez pas; on doit permettre aux caractères passionnés, de chercher une situation d'âme quelconque, qui leur rende l'existence tolérable. Pensez-vous que je puisse vivre plus long-temps dans l'état où je suis depuis deux mois? Il me faut une autre impression, fût-ce une autre douleur, il me la faut! Vous me connoissez de la force, de la fermeté; je sais souffrir; eh bien! je vous le dis, je succombois, et ce cri de miséricorde ne m'échappe qu'après les combats les plus violens que le caractère et le sentiment, la raison et la souffrance, se soient jamais livrés.
LETTRE XIX.
M. de Serbellane à madame d'Albémar.
[Cette lettre fut remise le 16 septembre au soir à madame d'Albémar.]
Lisbonne, ce 4 septembre 1790.
Je viens vous demander, madame, le plus éminent service, le seul qui puisse détourner l'irréparable malheur dont je suis menacé.
Thérèse, après avoir assuré le sort de sa fille, en passant quelques mois dans ses terres près de Bordeaux, veut obtenir de la famille de son mari, la permission de vous confier l'éducation d'Isore, et tranquille alors sur le sort de cet enfant, elle est résolue à se faire religieuse dans un couvent, dont le père Antoine, son confesseur actuel, a la direction: ainsi mourroit au monde et à moi, la meilleure et la plus charmante créature que le ciel ait jamais formée. Le Dieu que Thérèse adore seroit-il un Dieu de bonté, s'il lui commandoit un tel supplice!
Les coutumes barbares des sociétés civilisées ont fait de Thérèse, à quatorze ans, l'épouse d'un homme indigne d'elle; la nature, en faisant naître M. d'Ervins vingt-cinq ans avant Thérèse, sembloit avoir pris soin de les séparer; les indignes calculs d'une famille insensible les ont réunis, et Thérèse seroit coupable de m'avoir choisi pour le compagnon de sa vie!
Il est impossible, je le sens, qu'au milieu du monde elle porte le nom de mon épouse; il faut respecter la morale publique qui le défend: elle est souvent inconséquente, cette morale, soit dans ses austérités, soit dans ses indulgences; néanmoins telle qu'elle est, il ne faut pas la braver, car elle tient à quelques vertus dans l'opinion de ceux qui l'adoptent. Mais quel devoir, quel sentiment peut empêcher Thérèse de changer de nom, et d'aller en Amérique m'épouser et s'établir avec moi? Vous trouverez ce projet bien romanesque pour le caractère que vous me connoissez; il m'est inspiré par un sentiment honnête et réfléchi. J'ai fait imprudemment le malheur d'une innocente personne; je dois lui consacrer ma vie, quand cette vie peut lui faire quelque bien. D'ailleurs si la disposition de mon âme me rend peu capable de passions très-vives, elle me rend aussi les sacrifices plus faciles. L'Europe, l'Amérique, tous les pays du monde me sont égaux. Quand une fois on connoît bien les hommes, aucune préférence vive n'est possible pour telle ou telle nation, et l'habitude qui supplée à la préférence n'existe pas en moi, puisque j'ai constamment voyagé; peut-être même est-il assez doux, lorsque l'on n'est point poursuivi par les remords, de rompre tous ces rapports que la durée de la vie vous a fait contracter avec les hommes, de s'affranchir ainsi de cette foule de souvenirs pénibles qui oppressent l'âme, et souvent arrêtent ses élans les plus généreux; je me replacerai au milieu de la nature avec un être aimable qui partagera toutes mes impressions. J'essaierai sur cette terre ce qu'est peut-être la vie à venir, l'oubli de tout, hors le sentiment et la vertu.
Thérèse est beaucoup plus digne qu'aucune autre femme de la destinée que je lui propose; en s'enfermant dans un couvent pendant le reste de ses jours, elle exerce plus de courage pour le malheur, que je ne lui en demande pour le bonheur. Un principe de devoir fortifié par la religion, peut seul, j'en suis sûr, la déterminer à se sacrifier ainsi; mais en quoi consiste-t-il donc ce devoir, à quelle expiation est-elle obligée? Quel bien peut-il résulter pour les morts comme pour les vivans, du malheur qu'elle veut subir? Si elle se croit des torts, ne vaut-il pas mieux les réparer par des vertus actives? Nous emploierons en Amérique la fortune que je possède à des établissemens utiles, à une bienfaisance éclairée: Thérèse n'aura pas rempli, j'en conviens, les devoirs que les hommes lui avoient imposés; mais ceux qu'elle a choisis, mais ceux que son coeur lui permettoit d'accomplir, elle y sera fidèle.
Il faut que je la voie; c'est le seul moyen qui me reste pour la faire renoncer à sa cruelle résolution; toute autre tentative seroit vaine: mes lettres n'ont rien produit, le spectacle seul de ma douleur peut la toucher. Obtenez-moi donc, madame, un sauf-conduit pour passer quinze jours en France. L'envoyé de Toscane le demandera, si vous le désirez; je voulois arriver sans toutes ces précautions misérables, mais j'ai craint pour Thérèse l'éclat que pourroit avoir mon emprisonnement, si la famille de M. d'Ervins l'obtenoit. Je ne doute pas que l'intention de cette famille ne soit de persécuter Thérèse; mais ce ne sont point de semblables motifs qui pourront l'engager à me croire; il n'y a que ma peine qui puisse agir sur elle, et jamais il n'en exista de plus profonde.
Depuis qu'une expérience rapide m'a donné de bonne heure les qualités des vieillards, en me décourageant, comme eux, de l'espérance, je ne fatiguois plus le ciel par la diversité des voeux d'un jeune homme; je ne lui demandois qu'une grâce, c'étoit de n'avoir jamais à me reprocher le malheur d'un autre; car le remords est la seule douleur de l'âme, que le temps et la réflexion n'adoucissent pas. Elle va me poursuivre, cette douleur; c'est en vain que j'avois émoussé la vivacité de tous mes sentimens; la raison aura détruit mon illusion sur les plaisirs, sans adoucir l'âpreté de mes chagrins.
L'image de cette douce, de cette angélique Thérèse, immolant sa jeunesse, ensevelissant elle-même sa destinée, cette image enveloppée des voiles de la mort, me poursuivra jusqu'au tombeau. Vous, madame, qui avez le génie de la bonté, la passion du bien, et tout l'esprit des anges, secourez-moi.
Je vous envoie un ami fidèle qui, après vous avoir remis cette lettre et reçu votre réponse, doit revenir sur les frontières de France, où je l'attendrai. C'est à lui seul que vous voudrez bien donner le sauf-conduit que je désire si ardemment: vous l'obtiendrez, car jamais rien n'a pu être refusé à vos prières, et vous sauverez Thérèse et moi d'un malheur, d'un supplice éternel. Adieu, madame; je me confie à votre bonté, elle ne trompera point mon espoir.
CH. DE SERBELLANE.
P. S. Il importe que madame d'Ervins ne sache pas que mon intention est de revenir en France.
LETTRE XX.
Léonce à Delphine.
Paris, ce 17 septembre.
Les nouveaux devoirs que j'ai contractés doivent désormais me rendre étranger à votre avenir: cependant ne me refusez pas de le connoître; permettez-moi de m'entretenir quelques instans seul avec vous, à l'heure que vous voudrez bien m'indiquer. Je pars pour l'Espagne après vous avoir vue: cette grâce que je vous demande, sera sans doute le dernier rapport que vous aurez jamais avec ma triste vie. Je ne devrois plus conserver aucun doute sur vos torts envers vous-même, comme envers moi; cependant si vous aviez des chagrins, si je pouvois vous pardonner, je partirois plus calme, et peut-être moins malheureux.
LÉONCE.
LETTRE XXI.
Delphine à Léonce.
Ce 17 septembre,
Me pardonner! Je vous verrai, monsieur; quoique votre billet ne mérite peut-être pas cette réponse, j'ai besoin, pour ma propre dignité, d'une explication avec vous. Je dois consacrer ce jour tout entier à des devoirs d'amitié que vous ne m'apprendrez point à négliger; mais demain, choisissez l'instant que vous préférerez; je vous forcerai, je l'espère, à me rendre toute l'estime que vous me devez; c'est dans ce but seul que je consens à vous entretenir. Je ne puis concevoir ce que vous voulez me demander sur mon avenir, il vous est facile de le deviner; je vais passer le reste de mes jours avec ma belle-soeur, et je n'ai plus dans ce monde, où ma confiance a été trompée, ni un intérêt, ni un espoir de bonheur.
DELPHINE.
LETTRE XXII.
Delphine à mademoiselle d'Albémar.
Ce 17 septembre au soir.
Léonce m'a écrit pour me demander de me voir, je n'ai point hésité à y consentir; je dirai plus, j'ai regardé comme une faveur du ciel l'occasion qui m'étoit offerte de connoître enfin les torts dont il m'accuse, et d'y répondre avec vérité, peut-être avec hauteur.
Ne vous livrez, ma soeur, à aucune inquiétude, en apprenant que je n'ai pas cédé à vos conseils; Léonce n'est point à craindre pour moi, quels que soient les sentimens qu'il m'exprime; s'il vouloit faire renaître dans mon âme la passion qui m'attachoit à lui; s'il vouloit me rendre méprisable par cet amour même dont il auroit pu faire ma gloire et son bonheur….
—Non, Léonce, non, celle que vous n'avez pas jugée digne d'être votre femme n'accepteroit pas vos regrets, si vous en éprouviez; je ne suis pas comme vous, impitoyable envers des torts de convenance, des fautes apparentes, des actions condamnées par la société, mais que le coeur justifie; je vous montrerai que la véritable vertu a d'autant plus de force sur mon âme, que j'abjure tout autre empire. Cette Delphine que vous croyez si foible, si entraînée, sera courageuse et ferme contre l'affection la plus passionnée de son coeur, contre vous;—oui, je le serai, ma soeur, quoique je donnasse ma vie pour obtenir encore une heure, pendant laquelle je pusse me persuader qu'il m'aime, et qu'il n'est pas l'époux de Matilde.
C'est demain que Léonce doit venir! j'ai eu la force de m'occuper encore aujourd'hui de faire avoir à M. de Serbellane un sauf-conduit pour rentrer en France; il m'avoit écrit pour m'en conjurer, et j'ai trouvé son désir bon et raisonnable; car je crois comme lui qu'il n'existe aucun autre moyen d'empêcher Thérèse de se faire religieuse. Elle ne m'a point encore confié cette funeste résolution; mais M. de Serbellane m'a mandé qu'il la sait d'elle, et toutes mes observations me confirment ce qu'il m'écrit. J'ai donc été à Paris ce matin pour voir l'envoyé de Toscane; il étoit absent, mais comme il doit passer la soirée chez madame de Vernon, je l'ai priée de lui remettre une lettre de moi qui contient ma demande pour M. de Serbellane, et de l'appuyer en la lui donnant. Madame de Vernon réussira tout aussi bien que moi dans cette affaire; et troublée comme je le suis, il m'étoit impossible de paroître au milieu du monde.
Je suis donc revenue ce soir même à Bellerive; il est déjà tard, le jour qui précède demain va finir; l'agitation de mon coeur est violente, et cependant je n'ai pas d'incertitude; il ne peut m'arriver rien de nouveau que plus ou moins de douleur dans un adieu sans espoir. Ma soeur, du haut du ciel, votre frère, mon protecteur, veille sur moi; il ne souffrira pas que Delphine infortunée, mais pure, mais irréprochable, déshonore ses soins, ses bontés, son affection, en se permettant des sentimens coupables! Je ne sais ce que j'éprouve maintenant dans cette émotion de l'attente, qui suspend toutes les puissances de l'âme; mais quand Léonce sera venu, mon âme se relèvera, et dût la vertu m'ordonner de le voir demain pour la dernière fois de ma vie, Louise, j'obéirai.
LETTRE XXIII.
Delphine à mademoiselle d'Albémar.
Ce 18 septembre, à minuit.
J'avois tort, ma soeur, véritablement tort de m'occuper de la conduite que je tiendrois avec M. de Mondoville; il se préparoit à m'en épargner le soin; il ne vouloit sans doute que m'éprouver, savoir si je serois assez foible pour consentir à le revoir; il se jouoit de mon coeur avec insulte: il est parti la nuit dernière pour l'Espagne; la nuit dernière, et c'étoit aujourd'hui…. Ah! c'en est trop, toute mon âme est changée; je vous parlerai de lui avec sang-froid, avec dédain; ce départ est mille fois plus coupable que son mariage! aucune erreur, de quelque nature qu'elle soit, ne peut l'expliquer! c'est de la barbarie froide, légère; je ne retrouve pas même ses défauts dans cette conduite; je me suis trompée, j'ai mis une illusion, la plus noble, la plus séduisante de toutes, à la place de son caractère; eh bien! renonçons à cette illusion comme à toutes celles dont le coeur est avide; il faut, tant qu'il est ordonné de vivre, repousser les affections qui rattachent à l'idée du bonheur: dès qu'elles le promettent, elles trompent. Adieu, Louise; je n'ai que des sentimens amers, je répugne à les exprimer; adieu.
LETTRE XXIV.
Delphine à mademoiselle d'Albémar.
Ce 21 septembre.
Je n'ai pas eu depuis deux jours la force de vous écrire; je craindrois cependant qu'un plus long silence ne vous inquiétât, je ne veux pas le prolonger; mais que puis-je dire maintenant? rien, plus rien du tout; il n'y a pas même dans ma vie de la douleur à confier. J'ai du dégoût de moi puisque je ne peux plus penser à lui; il n'y a rien dans mon âme, rien dans mon esprit qui m'intéresse. Je ne pars pas immédiatement, parce que Thérèse reste encore quelque temps chez moi, et que madame de Vernon est malade, peut-être ruinée; je veux la consoler et réparer ainsi mes injustes soupçons contre elle. J'ai encore en ma puissance de la fortune et des soins, je veux faire de ce qui me reste du bien à quelqu'un, et, s'il se peut, surtout à madame de Vernon. Je m'étonne que je puisse servir à quoi que ce soit dans ce monde, mais enfin si je le puis, je le dois.
Je veux tâcher d'engager madame de Vernon à venir avec moi dans les provinces méridionales; ce voyage est nécessaire à l'état menaçant de sa poitrine. Si elle a dérangé sa fortune, je lui offrirai les services que je peux lui rendre, mais je ne lui donnerai point de conseils sur la conduite qu'elle doit tenir désormais; hélas! sais-je juger, sais-je découvrir la vérité! sur quoi pourroit-on s'en rapporter à moi, quand je ne puis me guider moi-même! ma tête est exaltée; je n'observe point, je crois voir ce que j'imagine; mon coeur est sensible, mais il se donne à qui veut le déchirer. Je vous le dis, Louise, je ne suis plus rien qu'un être assez bon, mais qu'il faut diriger, et dont surtout il ne faut jamais parler à personne au monde, comme d'une femme distinguée sous quelque rapport que ce soit.
J'ai pourtant encore une sorte de besoin de vous raconter les dernières heures dont je gardai l'idée, celles qui ont terminé l'histoire de ma vie; je ne veux pas que vous ignoriez ce que j'ai encore éprouvé pendant que j'existois: seulement ne me répondez pas sur ce sujet, ne me parlez que de vous, et de ce que je peux faire pour vous; ne me dites rien de moi: il n'y a plus de Delphine, puisqu'il n'y a plus de Léonce! crainte, espoir, tout s'est évanoui avec mon estime pour lui; le monde et mon coeur sont vides.
Il faut l'avouer pour m'en punir, le jour où je l'attendois, il m'étoit plus cher que dans aucun autre moment de ma vie. Depuis l'instant où le soleil se leva, quel intérêt je mis à chaque heure qui s'écouloit! de combien de manières je calculai quand il étoit vraisemblable qu'il viendroit! d'abord il me parut qu'il devoit arriver à l'heure qu'il supposoit celle de mon réveil, afin d'être certain de me trouver seule. Quand cette heure fut passée, je pensai que j'avois eu tort d'imaginer qu'il la choisiroit, et je comptai sur lui entre midi et trois heures; à chaque bruit que j'entendois, je combinois par mille raisons minutieuses s'il viendroit à cheval ou en voiture. Je n'allai pas chez Thérèse, je n'ouvris pas un livre, je ne me promenai pas, je restai à la place d'où l'on voyoit le chemin. L'horloge du village de Bellerive ne sonne que toutes les demi-heures; j'avois ma montre devant moi, et je la regardois quand mes yeux pouvoient quitter la fenêtre. Quelquefois je me fixois à moi-même un espace de temps que je me promettois de consacrer à me distraire; ce temps étoit précisément celui pendant lequel mon âme étoit le plus violemment agitée.
Ce que j'éprouvai peut-être de plus pénible dans cette attente, ce fut l'instant où le soleil se coucha; je l'avois vu se lever lorsque mon coeur étoit ému par la plus douce espérance; il me sembloit qu'en disparoissant, il m'enlevoit tous les sentimens dont j'avois été remplie à son aspect. Cependant, à cette heure de découragement succéda bientôt une idée qui me ranima; je m'étonnai de n'avoir pas songé que c'étoit le soir que Léonce choisiroit pour s'entretenir plus long-temps avec moi, et je retombai dans cet état, le plus cruel de tous, où l'espoir même fait presque autant de mal que l'inquiétude. L'obscurité ne me permettoit plus de distinguer de loin les objets; j'en étois réduite à quelques bruits rares dans la campagne, et plus la nuit approchoit, plus ma souffrance étoit uniforme et pesante; combien je regrettais le jour, ce jour même dont toutes les heures m'avoient été si pénibles!
Enfin, j'entends une voiture, elle s'approche, elle arrive, je ne doute plus; j'entends monter mon escalier, je n'ose avancer; mes gens ouvrent les deux battans, apportent des lumières, et je vois entrer madame de Mondoville et madame de Vernon! Non, vous ne pouvez pas vous peindre ce qu'on éprouve, lorsque après le supplice de l'attente, on passe par toutes les sensations qui en font espérer la fin, et que, trompé tout à coup, on se voit rejeté en arrière, mille fois plus désespéré qu'avant le soulagement passager qu'on vient d'éprouver.
Je n'avois pas la force de me soutenir; l'idée me vint que Léonce alloit arriver, qu'il s'en iroit en apprenant que je n'étois pas seule, et que je ne retrouverois peut-être jamais l'occasion de lui parler. Je reçus madame de Mondoville et sa mère avec une distraction inouïe; je me levai, je me rassis, je me relevai pour sonner, je demandai du thé, et craignant tout à coup que cet établissement ne les retînt, je leur dis:—Mais vous voulez peut-être retourner à Paris ce soir?—Elles arrivoient, rien n'étoit plus absurde; mais je ne pouvois supporter la contrariété que leur présence me faisoit éprouver.
Madame de Vernon s'approchoit de moi pour me prendre à part avec l'attention la plus aimable, lorsque madame de Mondoville la prévint et me dit:—J'ai voulu accompagner ma mère ici ce soir; son intention étoit de venir seule, mais j'avois besoin de votre société, pour me distraire du chagrin que j'ai éprouvé ce matin, en apprenant que mon mari avoit été obligé de partir cette nuit pour l'Espagne.—A ces mots, un nuage couvrit mes yeux, et je ne vis plus rien autour de moi. Madame de Mondoville se seroit aperçue de mon état, si sa mère, avec cette promptitude et cette présence d'esprit qui n'appartiennent qu'à elle, ne se fût placée entre sa fille et moi, comme je retombois sur ma chaise, et ne l'eût priée très-instamment d'aller dire à un de ses gens de lui apporter une lettre qu'elle avoit oubliée dans sa voiture.
Pendant que Matilde étoit sortie, madame de Vernon me porta presque entre ses bras dans la chambre à côté, et me dit:—Attendez-moi, je vais vous rejoindre.—Elle alla conseiller à sa fille de monter dans la chambre qui lui étoit destinée, et lui dit que j'avois besoin de repos; sa fille ne demanda pas mieux que de se retirer, et ne conçut pas le moindre soupçon de ce qui se passoit. Madame de Vernon revint; j'avois à peine repris mes sens, et lorsqu'elle s'approcha de moi, oubliant entièrement les soupçons que j'avois conçus, je me jetai dans ses bras avec la confiance la plus absolue; ah! j'avois tant de besoin d'une amie! je l'aurois forcée à l'être, quand son coeur n'y auroit pas été disposé.
Combien de fois lui répétai-je avec déchirement:—Il est parti, Sophie, quand il devoit me voir, aujourd'hui même; quelle insulte! quel mépris!—J'avouai tout à madame de Vernon, elle avoit tout deviné; elle me fit sentir avec une grande délicatesse, quoique avec une parfaite évidence, à quel point j'avois eu tort de me défier d'elle.—Ne voyez-vous pas, me dit-elle, combien un homme qui se conduit ainsi avoit de préventions contre vous! vous avez cru qu'il étoit jaloux de M. de Serbellane; pouvoit-il l'être après la confidence que je lui avois faite de votre part? le dernier billet même que vous lui avez écrit, où vous lui annoncez, me dites-vous, votre résolution de rester en Languedoc, ce billet ne détruisoit-il pas tout ce qu'on a répandu sur votre prétendu voyage en Portugal? non, je vous le dis, c'est un homme qui a conservé du goût pour vous, ce qui est bien naturel, mais qui ne veut pas s'y livrer, parce que votre caractère ne lui convient pas; et quand son goût l'entraîne, il prend des partis décisifs pour s'y arracher. Il n'y a rien de plus violent que Léonce; vous le savez, sa conduite le prouve; il s'en est allé cette nuit sans me prévenir; il a instruit seulement sa femme par un billet assez froid, qu'une lettre de sa mère le forçoit à partir à l'instant, et j'ai su positivement par ses gens qu'il n'avoit point reçu de lettres d'Espagne; c'étoit donc vous qu'il évitoit: cette crainte même est une preuve qu'il redoute votre ascendant, mais jamais il ne s'y soumettra, quand votre délicetesse pourroit vous permettre à présent de le désirer.
—Je voulus me justifier auprès de madame de Vernon de la moindre pensée qui pût offenser Matilde; mais cette généreuse amie s'indigna que je crusse cette explication nécessaire; elle me témoigna la plus parfaite estime; l'embarras que je remarque quelquefois en elle étoit entièrement dissipé, et du moins, à travers ma douleur, j'acquis plus de certitude que jamais, qu'elle m'aimoit avec tendresse. Hélas! sa santé est bien mauvaise, les veilles ont abîmé sa poitrine. J'ai voulu l'engager à parler d'elle, de ses affaires, de ses projets, mais elle ramenoit sans cesse la conversation sur moi, avec cette grâce qui lui est propre; ne se lassant pas de m'interroger, cherchant, découvrant toutes les nuances de mes sentimens, réussissant quelquefois à me soulager, et n'oubliant rien de tout ce que l'on pouvoit dire sur mes peines: enfin sans elle, je ne sais si j'aurois supporté cette dernière douleur Ce que je ressentois étoit amer et humiliant; Sophie m'a relevée à mes propres yeux; elle a su adoucir mes impressions, et me préserver du moins d'une irritation, d'un ressentiment qui auroit dénaturé mon caractère.
Louise, vous n'étiez pas auprès de moi, il a bien fallu qu'une autre me secourût; mais dès que Thérèse m'aura quittée, dans un mois, je viendrai, je m'abandonnerai à vous, et si je ne puis vivre, vous me le pardonnerez.
LETTRE XXV.
Léonce à M. Barton.
Bordeaux, 23 septembre.
L'auriez-vous cru, que ce seroit de cette ville que vous recevriez ma première lettre? Je devois la voir, et je suis parti; je suis venu sans m'arrêter jusqu'ici; je comptais aller de même, jusqu'à ce que j'eusse rencontré cet homme insolemment heureux, que l'on fait revenir en France; la fièvre m'a pris avec tant de violence, qu'il faut bien suspendre mon voyage; mais M. de Serbellane passe par ici, je le sais; il a mandé qu'il y viendroit, il est peut-être plus sûr de l'y attendre.
Oui, je suis parti, lorsqu'elle avoit consenti à me voir, lorsqu'elle avoit, sans doute, préparé quelques ruses pour me tromper; je suis parti sans regrets, mais avec un sentiment d'indignation qui a changé totalement ma disposition pour elle. Mon ami, lisez bien ces mots qui m'étonnent plus que vous-même en les traçant: Madame d'Albémar n'a mérité ni votre estime ni mon amour.
Quand elle me répondit qu'elle me recevroit, je n'osai pas vous l'écrire, mon cher maître; mais je ne pouvois contenir dans mon sein la joie que je ressentois; je me promenois dans ma chambre avec des transports dont je n'étois plus le maître: quelquefois cette vive émotion de bonheur m'oppressoit tellement, que je voulois la calmer en me rappelant tout ce qu'il y avoit de cruel dans ma situation, dans mes liens; mais il est des momens où l'âme repousse toute espèce de peines, et ces idées tristes qui, la veille, me pénétroient si profondément, glissoient alors sur mon coeur, comme s'il avoit été invulnérable.
Je m'étois enfermé; un de mes gens frappa à ma porte; je tressaillis à ce bruit; tout événement inattendu me faisoit peur; je redoutois même une lettre de madame d'Albémar; je craignais une émotion, fût-elle douce! On me remit un billet de madame de Vernon, qui me demandoit de venir la voir à l'instant, pour une affaire de famille importante; il fallut y aller; madame de Vernon me dit d'abord ce dont il s'agissoit, et je regrettai, je l'avoue, d'être venu pour un si foible intérêt; l'instant d'après elle prit à part l'envoyé de Toscane qui étoit chez elle, et me pria d'attendre un moment pour qu'elle pût me parler encore.
Je l'entendis qui lui disoit:—Voici la lettre de madame d'Albémar; appuyez auprès du ministre sa demande en faveur de M. de Serbellane.—A ce nom, je me levai, je m'approchai de madame de Vernon, malgré l'inconvenance de cette brusque interruption; elle continua de parler devant moi, et j'appris, juste ciel! j'appris que madame d'Albémar avoit été le matin même chez l'envoyé de Toscane, pour obtenir, par son crédit, un sauf-conduit qui permît à M. de Serbellane de revenir en France, malgré son duel. N'ayant point trouvé l'envoyé de Toscane, elle lui écrivoit pour lui renouveler cette demande; elle en chargeoit madame de Vernon. J'ai vu l'écriture de madame d'Albémar; elle a obtenu ce qu'elle désiroit, et dans quinze jours M. de Serbellane doit être en France; oui, il y sera; mais il m'y trouvera; je le forcerai bien à me donner un prétexte de vengeance.
Mon parti fut pris tout à coup; je résolus d'aller au-devant de M. de Serbellane, et de partir sans délai. Si j'étois resté un seul jour, je n'aurois pu résister au besoin de voir madame d'Albémar, pour l'accabler des reproches les plus insultans, et c'étoit encore lui accorder une sorte de triomphe; mais ce départ, à l'instant même où son billet foible et trompeur me donne la permission de la voir, ce départ, sans un mot d'excuse ni de souvenir, l'aura, je l'espère, offensée.
J'ai écrit à madame de Mondoville, pour lui donner un prétexte quelconque de mon voyage; je n'ai voulu dire adieu à personne; mes gens, en recevant mes ordres pour mon départ, me regardoient avec étonnement; je me croyois calme, et sans doute quelque chose trahissoit en moi l'état où j'étois. Si j'avois vu quelqu'un, mon agitation eût été remarquée; peut-être Delphine l'auroit-elle apprise! il faut qu'elle me croye dédaigneux et tranquille, c'est tout ce que je désire: si je mourois du mal qui me consume, mon ami, jamais vous ne lui diriez que c'est elle qui me tue; j'en exige votre serment; je me sentirois une sorte de rage contre ma fièvre, si je pensois qu'elle pût l'attribuer à l'amour.
J'ai voulu m'éloigner aussi de madame de Vernon; je la hais; c'est injuste, je le sais; mais enfin, toutes les peines que j'ai éprouvées, c'est elle qui me les a annoncées; depuis mon mariage même, chaque fois qu'une idée, une circonstance me faisoit du bien, le hasard amenoit de quelque manière cette femme pour me découvrir la vérité, j'en conviens, la vérité, mais celle qu'on ne peut entendre sans détester qui vous la dit. Ne combattez pas cette prévention, je la condamne; mais que ne condamné-je pas en moi! et je ne puis me vaincre sur rien! Ah! qu'il seroit heureux que je mourusse! cependant ne craignez pas que M. de Serbellane me tue; non, il n'est pas juste que tout lui réussisse; il me semble que c'est assez des prospérités dont il a joui; s'il met le pied en France, il en trouvera le terme.
LETTRE XXVI.
Delphine à mademoiselle d'Albémar.
Bellerive, 2 octobre.
Hé bien! Thérèse est inflexible; hé bien! celle à qui j'ai sacrifié tout le bonheur de ma vie, ne jouira pas un seul jour du funeste dévouement de ma trop facile amitié. Louise, le récit que je vais vous faire vous inspirera de la pitié pour Thérèse; il m'en faut aussi pour moi. Ah! que de douleurs sur la terre! où sont-ils les heureux? en est-il parmi ceux qui seroient dignes du bonheur?
Depuis quelque temps, je voyois madame d'Ervins plus rarement; un prêtre d'un couvent voisin, d'un extérieur simple et respectable, passoit beaucoup d'heures seul avec elle; moi-même, accablée de douleur, et craignant, si je confiois mes peines à Thérèse, de ne pouvoir lui cacher qu'elle en étoit la cause involontaire, je me résignois à son goût pour la retraite, et je ne voulois pas lui parler des projets que je lui connoissois. Je comptois sur l'arrivée de M. de Serbellane et sur ses prières pour l'y faire renoncer; mais le frère de M. d'Ervins étant venu à Paris, Thérèse eut hier matin un long entretien avec lui, et je me hâtai d'aller chez elle, quand il fut parti, pour en savoir le résultat.
J'ai retenu toutes les paroles de Thérèse, et je vous les transmettrai fidèlement. Qui pourroit oublier un langage si plein d'amour et de repentir?—J'ai apaisé le frère de M. d'Ervins, me dit-elle; maintenant qu'il sait ma résolution, il n'a plus de haine contre moi; cette résolution met la paix entre les ennemis; Dieu qui l'inspire la rend efficace; mais vous à qui je dois tant, vous qui avez peut-être fait pour moi plus de sacrifices que vous ne m'en avez avoué vous avez failli me perdre dans un mouvement de bonté; vous aviez encouragé M. de Serbellane à revenir; je l'ai appris à temps, j'ai pu le lui défendre; il sera instruit que s'il me voyoit, il ne pourroit me faire changer de dessein, mais qu'il renouvelleroit, par son retour, le courroux des parens de M. d'Ervins, et qu'il perdroit ma fille en déshonorant sa mère.
Je voulus l'interrompre, elle m'arrêta.—Demain, me dit-elle, venez me chercher en vous levant, nous nous promènerons ensemble; je vous dirai tout ce qui se passe en moi; je n'en ai pas la force ce soir; il me semble que quand la nuit est venue, la présence d'un Dieu protecteur se fait moins sentir, et j'ai besoin de son appui pour vous annoncer avec courage mes résolutions. A demain donc, avec le jour, avec le soleil.
Quand elle m'eut quittée, je réfléchis douloureusement sur les obstacles que sa ferveur religieuse opposeroit à mes efforts, et je plaignis le triste destin de deux nobles créatures, Thérèse et son ami. C'étoit moi, moi si malheureuse, qui devois essayer de soutenir le courage de madame d'Ervins, et mon coeur au désespoir étoit chargé de la consoler! Ah! combien souvent dans la vie cet exemple s'est présenté, et que d'infortunés ont encore trouvé l'art de secourir des infortunés comme eux!
J'entrai chez Thérèse de très-bonne heure, et je la trouvai tout habillée, priant dans son cabinet devant un crucifix qu'elle y a placé, et aux pieds duquel elle a déjà répandu bien des larmes. Elle se leva en me voyant, ouvrit son bureau, et me dit:—Tenez, voilà toutes les lettres de M. de Serbellane, que j'ai reçues depuis deux mois, je vous les remets avec son portrait; il ne vous est point ordonné à vous de les brûler, conservez-les pour qu'elles me survivent et que rien de lui ne périsse avant moi.—J'insistai pour qu'elle connût la lettre que m'avoit écrite M. de Serbellane; en la lisant, elle rougit et pâlit plusieurs fois.—Il m'a fait dans ses lettres, reprit-elle, l'offre dont il vous parle; il me l'a faite avec une expression bien plus vive, bien plus sensible encore, et cependant ma résolution est restée inébranlable. Descendons dans le jardin, je ne suis pas bien ici; l'air me donnera des forces, il m'en faut pour vous ouvrir encore une fois ce coeur qui doit se refermer pour toujours.—Je la suivis; ses cheveux noirs, son teint pâle, ses regards qui exprimoient alternativement l'amour et la dévotion, donnoient à son visage un caractère de beauté que je ne lui avois jamais vu. Nous nous assîmes sous quelques arbres encore verds; Thérèse alors, tournant vers l'horizon, des regards vraiment inspirés, me dit:
« Ma chère Delphine, je vous le confie, en présence de ce soleil qui semble nous écouter au nom de son divin maître, l'objet de mon malheureux amour n'est point encore effacé de mon coeur. Avant qu'un prêtre vénérable eût accepté le serment que j'ai fait de me consacrer à Dieu, je lui ai demandé si, parmi les devoirs que j'allois m'imposer, il en étoit un qui m'interdît les souvenirs que je ne puis étouffer; il m'a répondu que le sacrifice de ma vie étoit le seul qui fût en ma puissance; il m'a permis de mêler aux pleurs que je verserois sur mes fautes, le regret de n'avoir pas été la femme de celui qui me fut cher, et de n'avoir pu concilier ainsi l'amour et la vertu. Je ne craignois, dans l'état que je vais embrasser, que des luttes intérieures contre ma pensée; dès qu'on n'exige que mes actions, je me voue avec bonheur à l'expiation de la mort de M. d'Ervins,
» M. de Serbellane m'offre de m'épouser et de passer le reste de sa vie en Amérique avec moi; juste ciel! avec quel transport je l'accepterois! quel sentiment presque idolâtre n'éprouverois-je pas pour lui! Mais le sang, la mort nous sépare, un spectre défend ma main de la sienne, et l'enfer s'est ouvert entre nous deux. Si je succombois, j'entraînerois ce que j'aime dans mon crime; le malheureux! il partageroit mon supplice éternel, et je n'obtiendrois pas de la Providence, comme des hommes, de ne condamner que moi seule. Mes pleurs et mon sacrifice serviront peut-être aussi sa cause dans le ciel.—Oui, s'écria-t-elle, d'une voix plus élevée; oui, je prierai sans cesse; et si mes prières touchent l'Être suprême, ô mon ami! c'est loi qu'il sauvera.—Delphine, me dit-elle en m'embrassant, pardonnez, je ne puis parler de lui sans m'égarer, et je confonds ensemble et l'amour et le sentiment qui m'ordonne d'immoler l'amour. Mais ils m'ont dit que dans le temple, après de longs exercices de piété, mes idées deviendroient plus calmes; je les crois, ces bons prêtres, qui ont fait entendre à mon âme le seul langage qui l'ait consolée.
» Il m'eût été beaucoup plus difficile de vivre au milieu du monde, en renonçant à M. de Serbellane, que de lui prouver encore par la résolution que je prends, combien mon âme est profondément atteinte. Ce motif n'est pas digne de l'auguste état que j'embrasse; mais ne faut-il pas aider de toutes les manières la foiblesse de notre nature? et si je me sens plus de force pour revêtir les habits de la mort, en pensant que ce sacrifice obtiendra de lui des larmes plus tendres, pourquoi m'interdirois-je les idées qui me soutiennent, dans ce grand combat du coeur?
» Un seul devoir, un seul, pouvoit me retenir dans le monde; c'étoit l'éducation d'Isore. Ma chère Delphine, c'est vous qui m'avez tranquillisée sur cette inquiétude; je vous remettrai ma fille, la fille du malheureux dont j'ai causé la mort; vous êtes bien plus digne que moi de former son esprit et son âme; mon éducation négligée ne me permet pas de contribuer à son instruction, et mon coeur est trop troublé pour être jamais capable de fortifier son caractère contre le malheur. Elle a dix ans, et j'en ai vingt-six; le spectacle de ma douleur agit déjà trop sur ses jeunes organes. Hélas! ma chère Delphine, vous n'êtes pas heureuse vous-même; j'ai peut-être à jamais perdu votre destinée; mais votre âme, plus habituée que la mienne à la réflexion, sait mieux contenir aux regards d'un enfant les sentimens qu'il faut lui laisser ignorer. L'étendue de votre esprit, la variété de vos connoissances vous permettent de vous occuper et d'occuper les autres de diverses idées. Pour moi, je vis et je meurs d'amour. Dans cette religion à laquelle je me livre, je ne comprends rien que son empire sur les peines du coeur, et je n'ai pas, dans ma foible et pauvre tête, une seule pensée qui ne soit née de l'amour,
» Hélas! le parti que je vais prendre affligera sans doute M. de Serbellane; peut-être auroit-il goûté quelque bonheur avec moi: ce sanglant hyménée ne lui inspiroit point d'horreur; et pendant quelques années du moins, il n'auroit point été troublé par l'attente d'une autre vie. Oh! Delphine, il m'en a coûté longtemps pour lui causer cette peine; il me sembloit qu'un jour de la douleur d'un tel homme comptoit plus que toutes mes larmes: cependant une idée que l'orgueil auroit repoussée m'a soulagée enfin de la plus accablante de mes craintes. Je lui suis chère, il est vrai, mais c'est moi qui l'aime mille fois plus qu'il ne m'a jamais aimée; une carrière, un but à venir lui reste; il ne donnera jamais à personne, je le crois, cette tendresse première dont je faisois ma gloire, alors même qu'elle me coûtoit l'honneur et la vertu; l'amour finit avec moi pour lui; mais une existence forte, énergique, peut le remplir encore de généreuses espérances.
» Quant à moi, ma chère Delphine, puisqu'un devoir impérieux me sépare de lui, qu'est-ce donc que je sacrifie en me faisant religieuse? J'ai éprouvé la vie, elle m'a tout dit; il ne me reste plus que de nouvelles larmes à joindre à celles que j'ai déjà répandues. Si je conservois ma liberté, je ne pourrois écarter de moi l'idée vague de la possibilité d'aller le rejoindre. J'aurois besoin chaque jour de lutter contre cette idée, avec toutes les forces de ma volonté; jamais je n'obtiendrois le repos. Mon amie, croyez-moi, il n'est pour les femmes sur cette terre que deux asiles, l'amour et la religion; je ne puis reposer ma tête dans les bras de l'homme que j'aime, j'appelle à mon secours un autre protecteur qui me soutiendra, quand je penche vers la terre, quand je voudrois déjà qu'elle me reçût dans son sein.
» Le malheur a ses ressources; depuis un mois, je l'ai appris; j'ai trouvé dans les impressions qu'autrefois je laissois échapper sans les recueillir, dans les merveilles de la nature, que je ne regardois pas, des secours, des consolations qui me feront trouver du calme dans l'état que je vais embrasser. Enfin, il me sera permis de rêver et de prier; ce sont les jouissances les plus douces qui restent sur la terre aux âmes exilées de l'amour.
» Peut-être que, par une faveur spéciale, les femmes éprouvent d'avance les sentimens qui doivent être un jour le partage des élus du ciel; mais si j'en crois mon coeur, elles ne peuvent exister de cette vie active, soutenue, occupée, qui fait aller le monde et les intérêts du monde; il leur faut quelque chose d'exalté, d'enthousiaste, de surnaturel, qui porte déjà leur esprit dans les régions éthérées.
» J'ai confondu dans mon coeur l'amour avec la vertu, et ce sentiment étoit le seul qui pût me conduire au crime par une suite de mouvemens nobles et généreux; mais que le réveil de cette illusion est terrible! il a fallu, pour la faire cesser, que je devinsse l'assassin de l'homme que j'avois juré d'aimer. Oh! quel affreux souvenir! et quel seroit mon désespoir, si la religion ne m'avoit pas offert un sacrifice assez grand, pour me réconcilier avec moi-même!
» Il est fait, ce sacrifice, et Dieu m'a pardonné, je le sais, je le sens; mes remords sont apaisés, la mélancolie des âmes tendres et douces est rentrée dans mon coeur; je communique encore par elle avec l'Être suprême; et si dans un autre monde mon malheureux époux a perdu son irritable orgueil, s'il lit au fond des coeurs, lui-même aussi, lui-même aura pitié de moi.»
—Thérèse s'arrêta en prononçant ces dernières paroles, et retint quelques larmes qui remplissoient ses yeux. J'étois aussi profondément émue, et je rassemblois toutes mes pensées pour combattre le dessein de Thérèse; mais au fond de mon coeur, je vous l'avouerai, je ne le désapprouvois pas; je n'ai point les mêmes opinions qu'elle sur la religion; mais j'aimerois cette vie solitaire, enchaînée, régulière, qui doit calmer enfin les mouvemens désordonnés du coeur. Je voulus cependant épouvanter Thérèse, en lui peignant les regrets auxquels elle s'exposoit; mais elle m'arrêta tout à coup.
«Oh! que me direz-vous, mon amie, s'écria-t-elle, qu'il ne m'ait pas écrit! que mon amour, plus éloquent encore que lui, n'ait pas plaidé pour sa cause dans mon coeur! Ne parlons plus sur l'irrévocable, dit-elle en m'imposant doucement silence; mes sermens sont déjà déposés aux pieds du Tout-Puissant; il me reste à les faire entendre aux hommes; mais le lien éternel m'enchaîne déjà sans retour.
»Je ne vous ai point dit que je serois heureuse; il n'y avoit de bonheur sur la terre que quand je le voyois, quand il me parloit; sa voix seule ranimoit dans mon sein les jouissances vives de l'existence; mais je n'ai plus à craindre ces peines violentes où la vengeance divine imprime son redoutable pouvoir. Désormais étrangère à la vie, je la regarderai couler comme ce ruisseau qui passe devant nous, et dont le mouvement égal finit par nous communiquer une sorte de calme. Le souvenir de ma destinée agitera peut-être encore quelque temps ma solitude; mais enfin ils me l'ont promis, ce souvenir s'affoiblira, le retentissement lointain ne se fera plus entendre que confusément; c'est ainsi que je commencerai à mourir, et que je m'endormirai, bénie d'un Dieu clément, et chère peut-être encore à ceux qui m'ont aimée.
»Je pars aujourd'hui pour Bordeaux avec mon beau-frère, continua Thérèse, j'y resterai quelques mois. Je reviendrai chez vous, avant de prendre le voile, pour vous ramener Isore, et vous remettre tous mes droits sur elle. Je vous en conjure, ma chère Delphine, ne nous abandonnons plus à notre émotion; je n'ai pu contenir mon âme en vous parlant aujourd'hui; vous avez dû voir que Thérèse n'étoit pas encore devenue insensible, jamais elle ne le sera; mais je dois tâcher de le paroître, pour recueillir quelque bien de la résolution que j'ai prise. Il faut se dominer, il faut ne plus exprimer ce qu'on éprouve, c'est ainsi qu'on peut étouffer, m'a-t-on dit, les sentimens dont la religion doit triompher. Ma chère Delphine, ma généreuse amie, retenez ce dernier accent, ce sont les adieux qui précèdent la mort, vous n'entendrez plus la voix qui sort du coeur; adieu!»
—Thérèse me quitta, je ne la suivis point; je restai quelque temps seule, pour me livrer à mes larmes. Je sentis d'ailleurs que ce n'étoit pas au moment de son départ, que je pourrois produire aucune impression sur elle; et j'espérai davantage de mes lettres pendant son absence. Quand je rentrai, le frère de M. d'Ervins étoit arrivé; Thérèse fit les préparatifs de son voyage avec une singulière fermeté; Isore pleura beaucoup en me quittant; sa mère en descendant pour partir, détourna la tête plusieurs fois, afin de ne pas voir l'émotion de cette pauvre petite. Thérèse monta en voiture sans me dire un mot; mais en prenant sa main, je reconnus à son tremblement quelle douleur elle éprouvoit.
Thérèse! être si tendre et si doux, me répétai-je souvent quand elle fut partie, cette force que vous ne tenez pas de vous-même, vous soutiendra-t-elle constamment? ne sentirez-vous pas se refroidir en vous l'exaltation d'une religion qui a tant besoin d'enthousiasme? et ne perdrez-vous pas un jour cette foi du coeur, qui vous aveugle sur tout le reste?—Hélas! et moi qui me crois plus éclairée, que deviendrai-je? l'espérance d'une vie à venir, les principes qui m'ont été donnés par un être parfaitement bon, les idées religieuses, raisonnables et sensibles, ne me rendront-elles donc pas à moi-même? et l'amour ne peut-il être combattu que par des fantômes superstitieux qui remplissent notre âme de terreur? Louise, la douleur remet tout en doute, et l'on n'est contente d'aucune de ses facultés, d'aucune de ses opinions, quand on n'a pu s'en servir contre les peines de la vie.
LETTRE XXVII.
Delphine à mademoiselle d'Albémar.
Bellerive, ce 14 octobre.
Je vous prie, ma chère Louise, de remettre à M. de Clarimin ce billet, par lequel je me rends caution de soixante mille livres que madame de Vernon lui doit: obtenez de lui, je vous en conjure, qu'il cesse de la calomnier. Il est dans sa terre, à quelques lieues de vous, il vous sera facile de l'engager à venir vous parler. Dès que j'aurai reçu votre réponse, et que je pourrai tranquilliser madame de Vernon, les affaires qui la retiennent ici seront terminées, et nous partirons ensemble pour le Languedoc; moi, pour vous rejoindre; elle, pour m'accompagner, et pour passer l'hiver dans les pays chauds. Les médecins disent que sa poitrine est très-affectée, elle paroît elle-même se croire en danger, mais elle s'en occupe singulièrement peu; ah! si j'étois condamnée à la perdre, cette amère douleur m'ôteroit le reste de mes forces.
Je n'ai point appris par madame de Vernon l'embarras dans lequel elle se trouvoit; le hasard me l'a fait découvrir, et je le savois seulement de la veille, lorsque madame de Mondoville et madame de Vernon vinrent avant-hier chez moi. Je pris madame de Mondoville à part, et je lui demandai si ce que l'on m'avoit dit des plaintes de M. de Clarimin contre sa mère étoit vrai.—Oui, me répondit-elle, ma mère vouloit que je m'engageasse pour les soixante mille livres qu'elle lui doit, pendant l'absence de M. de Mondoville; je l'ai refusé, car je n'ai le droit de disposer de rien sans le consentement de mon mari, et ma mère ne veut pas que je le demande. Vous savez que je mets fort peu d'importance à la fortune; mais je prétends être stricte dans l'accomplissement de mes devoirs.—Elle disoit vrai, Louise, elle ne met point d'importance à l'argent; mais sa mère seroit mourante, qu'elle ne sacrifieroit pas une seule de ses idées sur la conduite qu'elle croit devoir tenir.
—Je ne sais pas bien, lui dis-je vivement, quel est le devoir au monde qui peut empêcher d'être utile à sa mère; mais enfin….—Elle m'interrompit à ces mots avec humeur, car les attaques directes l'irritent d'autant plus qu'elle n'aperçoit jamais que celles-là.—Vous croyez apparemment, ma cousine, me dit-elle, qu'il n'y a de principes fixes sur rien; et que seroit donc la vertu, si l'on se laissoit aller à tous ses mouvemens?—Et la vertu, lui dis-je, est-elle autre chose que la continuité des mouvemens généreux? Enfin, laissons ce sujet, c'est moi qu'il regarde, et moi seule.
Madame de Vernon, s'approchant de nous, interrompit notre entretien; en la voyant au grand jour, je fus douloureusement frappée de sa maigreur et de son abattement; jamais je n'avois senti pour elle une amitié plus tendre. Madame de Mondoville retourna à Paris; je gardai madame de Vernon chez moi, et le lendemain matin, à son réveil, je lui portai une assignation de soixante mille livres sur mon banquier, en la suppliant de l'accepter.—Non, me dit-elle, je ne le puis; c'étoit à ma fille, à ma fille pour qui j'ai tout fait, de me tirer de l'embarras où je suis; elle ne le veut pas, c'est peut-être juste; je ne l'ai pas assez formée pour moi, j'ai remis son éducation à d'autres; nous ne pouvons ni nous entendre, ni nous convenir; mais ce n'est pas vous, non, ce n'est pas vous, en vérité, ma chère Delphine, qui devez me rendre un tel service.—Pourquoi donc me refusez-vous ce bonheur? lui dis-je; il y a deux ans que vous y aviez consenti: nouvellement encore, dans le mariage de votre fille….—Ah! s'écria-t-elle, le mariage de ma fille….—Et puis tout à coup s'arrêtant, elle reprit:—Depuis quelque temps j'ai du malheur en tout, peut-être des torts; mais enfin, dans l'état où je suis, tout cela ne sera pas long.—Ne voulez-vous pas empêcher que M. de Clarimin ne vous accuse?—Je le croyois mon ami, me dit-elle en soupirant; se peut-il que je me sois fait des illusions! je n'y étois pas cependant disposée. Enfin il veut me perdre dans le monde, et me ruiner en saisissant ce que je possède; il a tort, car je dois mourir bientôt, et il est dur de m'ôter à présent l'existence à laquelle j'ai sacrifié toute ma vie.—Au nom de Dieu, lui dis-je en versant des larmes, repoussez ces horribles idées, et ne refusez pas le service que je vous conjure d'accepter: j'ai des peines, de cruelles peines, vous le savez; voulez-vous me ravir le seul bonheur que je puisse tirer de mon inutile fortune?—Eh bien! me répondit madame de Vernon, je vous crois généreuse: quand je mourrai, quoi qu'il arrive après moi, vous ne vous repentirez point de m'avoir rendu un dernier service. Il n'est pas nécessaire que vous me prêtiez ce que je dois; votre caution suffit, et je l'accepte.
Il y avoit dans l'accent de madame de Vernon quelque chose de triste et de sombre qui me fit beaucoup de peine. Pauvre femme! les injustices des hommes ont peut-être aigri ce caractère si doux, troublé cette âme si tranquille. Ah! que les coeurs durs font de mal! Je lui dis quelques mots sur son goût pour le jeu.—Hélas! reprit-elle, vous ne savez pas combien il est difficile d'être femme, sans fortune, sans jeunesse, et sans enfans qui nous entourent; on essaie de tout pour oublier cette pénible destinée.—Je ne voulus pas insister sur les pertes qu'elle s'exposoit à faire, dans un moment où je venois de lui rendre service, et je cherchai à la ramener sur d'autres sujets de conversation.
Le soir il vint assez de monde me voir: on savoit que madame d'Ervins, pour qui j'avois dit que je quittois la société, n'étoit plus à Bellerive: mon départ annoncé avoit attiré chez moi plusieurs personnes, qui croient toutes qu'elles me regrettent, et dont la bienveillance s'est singulièrement ranimée en ma faveur, par l'idée de ma prochaine absence.
Pendant que ce cercle étoit réuni dans le salon, de Bellerive, madame de Lebensei y arriva avec son mari, qu'elle m'avoit promis de m'amener. Quand elle vit cette société nombreuse, elle fut entièrement déconcertée, et descendit dans le jardin, sous le prétexte de prendre l'air; il me fut impossible de la retenir, et peut-être valoit-il mieux en effet qu'elle s'éloignât, car tous les visages de femmes s'étoient déjà composés pour cette circonstance. M. de Lebensei ne s'en alla point: je remarquai même que c'étoit avec intention qu'il restoit; il vouloit trouver l'occasion de témoigner son indifférence pour les malveillantes dispositions de la société; il avoit raison, car sous la proscription de l'opinion, une femme s'affoiblit, mais un homme se relève; il semble qu'ayant fait les lois, les hommes sont les maîtres de les interpréter ou de les braver.
L'esprit de M. de Lebensei me frappa beaucoup; il n'eut pas l'air de se douter du froid accueil qu'on destinoit à sa femme: il parla sur des objets sérieux avec une grande supériorité, n'adressa la parole à personne, excepté à moi, et trouva l'art d'indiquer son dédain pour la censure dont il pouvoit être l'objet, sans jamais l'exprimer; un air insouciant, un ton calme, des manières nobles, remettoient chacun à sa place; il ne changeoit peut-être rien à la manière de penser, mais il forçoit du moins au silence, et c'est beaucoup; car, dans ce genre, l'on s'exalte par ce qu'on se permet de dire, et l'homme qui oblige à des égards en sa présence, est encore ménagé lorsqu'il est absent.
Quand madame de Lebensei fut revenue près de nous, après le départ de la société, M. de Lebensei continua à montrer l'indépendance de caractère et d'opinion qui le distingue, et je sentis que sa conversation, en fortifiant mon esprit, me faisoit du bien: du bien! ah! de quel mot je me suis servie! Hélas! si vous saviez dans quel état est mon âme…. Mais puisque je me suis promis de me contraindre, il faut en avoir la force, même avec vous.
LETTRE XXVIII.
Delphine à mademoiselle d'Albémar.
Paris, ce 16 octobre.
Avant de nous réunir pour toujours, ma chère soeur, il faut que je m'explique avec vous sur un sujet que j'avois négligé, mais que vous développez trop clairement dans votre dernière lettre [Cette lettre est supprimée.] pour que je puisse me dispenser d'y répondre. Vous me dites que M. de Valorbe a toujours conservé le même sentiment pour moi, qu'il n'a pu quitter depuis un an sa mère qui est mourante, mais qu'il vous a constamment écrit pour vous parler de son désir de me voir, et de son besoin de me plaire: vous me rappelez aussi ce que je ne puis jamais oublier, c'est qu'il a sauvé la vie à M. d'Albémar, il y a dix ans, et que votre frère conservoit pour lui la plus vive reconnoissance. Vous ajoutez à tout cela quelques éloges sur le caractère et l'esprit de M. de Valorbe: je pourrois bien n'être pas, à cet égard, de votre avis, mais ce n'est pas de cela dont il s'agit. Si vous aviez connu Léonce, vous ne croiriez pas possible que jamais je devinsse la femme d'un autre; je serois très-affligée, je l'avoue, si les obligations que nous avons à M. de Valorbe vous imposoient le devoir de l'admettre souvent chez vous. Je ne pense pas, vous le croyez bien, à revoir Léonce de ma vie; mais s'il apprenoit que je permets à quelqu'un de me rechercher, il croiroit que je me console; il n'auroit pas l'idée qui peut lui venir une fois de plaindre mon sort; et tous les hommages de l'univers ne me dédommageroient pas de la pitié de Léonce. C'en est assez: maintenant que vous connoissez les craintes que j'éprouve, je suis bien sûre que tous chercherez à me les épargner.
Dès que vous m'aurez mandé si M. de Clarimin accepte ma caution, nous partirons: madame de Vernon désire que je vous prie de l'accueillir avec amitié; ma chère soeur, je vous en conjure, ne soyez pas injuste pour elle; si je ne puis vaincre les préventions que vous m'exprimez encore dans votre dernière lettre, au moins soyez touchée des soins infinis qu'elle a eus pour moi; ces soins supposent beaucoup de bonté. Depuis le départ de Léonce pour l'Espagne, je suis presque méconnoissable. Une femme d'esprit a dit que la perte de l'espérance changeait entièrement le caractère, Je l'éprouve: j'avois, vous le savez, beaucoup de gaîté dans l'esprit je m'intéressois aux événemens, aux idées; maintenant rien ne me plaît, rien ne m'attire, et j'ai perdu avec le bonheur tout ce qui me rendoit aimable. Quel état cependant pour une personne dont l'âme étoit si vivement accessible, à toutes les jouissances de l'esprit et de la sensibilité! J'aimois la société presque trop, elle m'étoit souvent nécessaire et toujours agréable; à présent Je n'en puis supporter qu'une seule, celle de madame de Vernon. Louise, récompensez-la donc par votre bienveillance des consolations qu'elle m'a données.
Jamais on n'a mis dans l'intimité tant de désir de plaire! Jamais on n'a consacré un esprit si fait pour le monde au soulagement de la douleur solitaire! Je vous le dis, ma soeur, et vous finirez par l'éprouver; madame de Vernon est une personne d'un agrément irrésistible. J'ai connu des femmes piquantes et spirituelles; je comprenois facilement, quand elles parloient, comment on étoit aimable comme elles, et si je l'avois voulu, j'aurois réussi par les mêmes moyens; mais chaque mot de madame de Vernon est inattendu, et vous ne pouvez suivre les traces de son esprit, ni pour l'imiter, ni pour le prévoir. Si elle vous aime, elle vous l'exprime avec une sorte de négligence qui porte la conviction dans votre âme. Il semble que c'est à elle-même qu'elle parle, quand des mots sensibles lui échappent, et vous les recueillez quand elle les laisse tomber.
Ma vie n'appartient plus qu'à vous et à madame de Vernon; de grâce, que je ne vous voie pas désunies! elle m'est devenue plus nécessaire encore qu'elle ne me l'étoit; c'est un dernier sentiment que j'ai saisi plus fortement que jamais, dans le naufrage de mon bonheur; mais je n'ai pas besoin d'insister davantage; vous la trouverez, hélas! assez triste et bien malade; votre bon coeur s'intéressera sûrement pour elle.
LETTRE XXIX.
Léonce à M. Barton.
Bordeaux, ce 20 octobre.
Une fièvre violente m'a forcé de rester ici près d'un mois; je l'ai caché à ma famille à Paris, ma mère seule l'a su; je ne voulois pas que personne, excepté elle, se mêlât de s'intéresser à moi. Le premier jour de cette fièvre, je vous ai écrit je ne sais quelle lettre insensée, qui contenoit, je crois, des expressions insultantes pour madame d'Albémar; je vous prie de la brûler, j'étois dans le délire; ce n'est pas que rien justifie Delphine des torts dont je l'accuse; mais pour tout autre que moi, elle est, elle doit être un ange. Si vous saviez comme on parle d'elle ici! Elle n'y a demeuré que deux mois; mais n'est-ce pas assez pour qu'on ne puisse pas l'oublier!
J'essaierai demain de pénétrer jusqu'à madame d'Ervins; elle ne veut voir personne: elle est résolue, m'a-t-on appris, à se faire religieuse; elle doit remettre sa fille à madame d'Albémar: cet enfant parle de Delphine avec transport; je verrai au moins cet enfant. Ne trouvez-vous pas qu'il y a un mystère singulier dans tout?
Il me semble que dans votre dernière lettre vous vous exprimez moins bien sur madame d'Albémar: vous avez eu tort de recevoir aucune impression par ce que je vous ai écrit; je n'en dois faire sur personne. Conservez votre admiration pour madame d'Albémar; je serois malheureux de penser que je l'ai diminuée. Il circule des bruits sur madame d'Ervins; mais c'est impossible: la première fois qu'on me les a dits, j'ai tressailli; depuis, on les a démentis, tout-à-fait démentis. Adieu, mon cher maître, j'irai voir madame d'Ervins. D'où vient que cette idée me bouleverse? elle est l'amie de Delphine. M. de Serbellane est allé en Toscane par mer; il ne vouloit donc pas venir en France… je ne sais où j'en suis.
LETTRE XXX.
Léonce à Delphine.
Bordeaux, ce 22 octobre.
Delphine, oh! femme autrefois tant aimée! un enfant m'a-t-il révélé ce que la perfidie la plus noire auroit trouvé l'art de me cacher? La voix des hommes vous avoit accusée; la voix d'un enfant, cette voix du ciel vous auroit-elle justifiée? Écoutez-moi: voici l'instant le plus solennel de votre vie. Je suis lié pour toujours, je le sais; il n'est plus de bonheur pour moi; mais si j'étois seul coupable, et que Delphine fût innocente, mon coeur auroit encore du courage pour souffrir.
Hier j'ai été chez madame d'Ervins: quelque irrité que je fusse, je voulois entendre parler de vous par ceux qui vous aiment. Madame d'Ervins, toujours livrée aux exercices de piété, a refusé de me voir. Isore, sa fille, jouoit dans le jardin; je me suis approché d'elle; on m'avoit dit qu'elle vous aimoit à la folie; je l'ai fait parler de vous, et j'ai vu que l'impression que vous produisez étoit déjà sentie, même à cet âge. Vous l'avouerai-je, enfin? j'ai osé interroger Isore sur vos sentimens: des circonstances inouïes avoient plusieurs fois ranimé et détruit mon espoir; j'en accusois quelquefois confusément l'adresse d'une femme, j'espérai que la candeur d'un enfant déconcerteroit les calculs les plus habiles.
—Madame d'Albémar doit se charger de vous, ai-je dit à Isore; elle vous emmènera sûrement en Toscane.—En Toscane! pourquoi? répondit-elle; je serois bien fâchée d'aller en Italie: c'est lorsque maman a tant aimé ce pays-là que nous avons été si malheureux.—Mais votre mère, lui dis-je, n'a-t-elle pas toujours aimé l'Italie? elle y est née.—Oh! reprit Isore, elle l'avoit quittée si enfant qu'elle ne s'en souvenoit plus; mais M. de Serbellane lui a tout rappelé.—M. de Serbellane vous déplaît-il? continuai-je.—Non, il ne me déplaît pas, répondit Isore; mais depuis qu'il est venu chez maman, elle a toujours pleuré.—Toujours pleuré! répétai-je avec une vive émotion. Et madame d'Albémar, que faisoit-elle alors?—Elle consoloit maman: elle est si bonne!—Oh! sans doute, elle l'est! m'écriai-je.—Et dans ce moment, Delphine, je sentis mon coeur revenir à vous.—Mais cependant, ajoutai-je, elle épousera M. de Serbellane?—M. de Serbellane! interrompit Isore avec la vivacité qu'ont les enfans quand ils croient avoir raison; M. de Serbellane! oh! c'est maman qui l'aimoit, ce n'est pas madame d'Albémar; et puisque maman veut se faire religieuse, elle n'épousera pas M. de Serbellane, et madame d'Albémar n'ira sûrement pas en Italie.—A ces mots, la gouvernante d'Isore la prit brusquement par la main, et l'emmena en lui faisant une sévère réprimande. Je ne prévoyois pas que j'entraînois cet enfant à faire du tort à sa mère; mais ce mot qu'elle m'a dit, grand Dieu! que signifie-t-il? Ce seroit madame d'Ervins qui auroit aimé M. de Serbellane! ce seroit pour la sauver que vous auriez pris aux yeux du monde l'apparence de tous les torts! vous seriez une créature sublime, quand je vous accusois de parjure! et moi, je mériterois…. Non, je ne mériterois pas ce que j'ai souffert.
Cependant comment puis-je le croire? n'ai-je pas une lettre de vous que je tiens de madame de Vernon, dans laquelle vous me dites de m'en rapporter à ce qu'elle me confiera de votre part? N'a-t-elle pas gardé le silence? ne s'est-elle pas embarrassée, comme une amie confuse de vos torts envers moi, lorsque je l'ai interrogée sur les détails que j'avois appris en arrivant à Paris, et qui se répandoient dans la société, à l'occasion de la mort de M. d'Ervins? Ces détails, qui me causoient tous une douleur nouvelle, c'étoient votre attachement pour M. de Serbellane, vos engagemens pris à Bordeaux avec lui, l'instant d'incertitude que mes sentimens pour vous avoient fait naître dans votre âme, la délicatesse qui vous avoit ramenée à votre premier amour, l'obligation où vous étiez de suivre M. de Serbellane, après qu'il s'étoit battu pour vous, et lorsque le séjour de la France lui étoit interdit. Ne m'avez-vous pas dit vous-même qu'il étoit parti, quand il ne l'étoit pas? n'a-t-il pas passé vingt-quatre heures enfermé chez vous?…. Oh! je reprends, en écrivant ces mots, tous les mouvemens que je croyois calmés! M. de Serbellane, à l'instant même où il avoit tué M. d'Ervins, ne vous a-t-il pas nommée? Vos gens, au tribunal, ne vous ont-ils pas citée seule? n'avez-vous pas été chercher le portrait de M. de Serbellane? ne receviez-vous pas sans cesse de ses lettres? avez-vous nié à personne que vous dussiez l'épouser? n'avez-vous pas demandé un sauf-conduit pour lui? Mais si toute cette conduite n'étoit qu'un dévouement continuel à l'amitié, vous seriez bien imprudente, je serois bien malheureux! Mais vous n'auriez pas cessé de m'aimer, et il vaudroit encore la peine de vivre.
Si vous n'avez pas été coupable, si madame de Vernon a su la vérité, si vous l'aviez chargée de me la dire, jamais la fausseté n'a employé des moyens plus infâmes, plus artificieux, mieux combinés. Je serai vengé, si son coeur insensible peut recevoir une blessure, si…. Mais ce n'est pas de son sort que je dois vous occuper.
Qui pourra jamais comprendre ce génie du mal, qui a disposé de moi! Madame de Vernon me remit une lettre de ma mère, qui me conjuroit de tenir la promesse qu'elle avoit donnée de me marier avec Matilde; elle me parloit de vous avec amertume: dans un autre temps, rien de ce qu'elle auroit pu me dire n'auroit fait impression sur moi; mais il me sembloit que sa voix étoit prophétique, et me prédisoit l'événement qui venoit d'anéantir mon sort. Ma mère m'adjuroit, au nom du repos de sa vie, d'accomplir sa promesse; il ne suffisoit pas de mon devoir envers elle pour me condamner au malheur que j'ai subi; il falloit que madame de Vernon s'emparât de mon caractère, avec une habileté que je ne sentis pas alors, mais qui depuis, en souvenir, m'a quelquefois saisi d'un insurmontable effroi.
Il n'y avoit pas un défaut en moi qu'elle n'irritât. Elle vous défendoit avec chaleur, et me blessoit jusqu'au fond de l'âme par sa manière de vous justifier; elle m'exagéroit le tort que vous vous étiez fait dans le monde, en passant pour la cause du duel de M. d'Ervins avec M. de Serbellane, et me proposoit en même temps de vous engager, au nom de mon désespoir, à m'accorder votre main; c'est ainsi qu'elle révoltoit ma fierté. En me rappelant aujourd'hui tous ses discours, il se peut qu'elle ne m'ait pas dit précisément que vous aimiez M. de Serbellane; mais elle a mis, si cela n'est pas, plus de ruse à me le faire croire, qu'il n'en falloit pour le dire. J'éprouvois, en l'écoutant, une contraction inouïe; j'avois le front couvert de sueur, je me promenois à grands pas dans sa chambre, je m'écartois et je me rapprochois d'elle, avide de ses discours, et redoutant leur effet; mon âme étoit fatiguée de cette conversation, comme par une suite de sensations amères, par une longue vie de peines; et cette fatigue cependant ne lassoit point mon agitation; elle me rendoit seulement tous les mouvemens plus douloureux.
Cette femme, je ne sais par quelle puissance, agitoit mes passions comme un instrument qui s'ébranloit à sa volonté; toutes les pensées que je fuyois, elle me les offroit en face; tous les mots qui me faisoient mal, elle les répétoit; et cependant ce n'étoit pas contre elle que j'étois irrité; car il me sembloit toujours qu'elle vouloit me consoler, et que la peine que j'éprouvois n'étoit causée que par des vérités qui lui échappoient, ou qu'elle ne pouvoit réussir à me cacher.
Elle alloit chercher en moi tout ce que je peux avoir d'irritabilité sur tout ce qui tient à l'opinion et à l'honneur, pour me convaincre, sans me le prononcer, que je serois avili, si je montrois encore mon attachement pour une femme publiquement livrée à un autre, ou si seulement je paroissois indifférent au scandale qu'avoit causé la mort de M. d'Ervins. Ce qu'elle disoit pouvoit convenir également aux torts de légèreté (si je ne vous avois crue coupable que de ceux-là), ou aux torts du sentiment; mais je saisissois surtout ce qui aigrissoit ma jalousie. Madame de Vernon a fait de moi ce qu'elle a voulu, non par l'empire des affections, mais en excitant tous les mouvemens amers que le ressentiment peut inspirer. Quel art! si c'est de l'art.
Je n'ai rien encore entrevu que confusément; mais les plus généreuses vertus et les plus vils des crimes ne pourroient-ils pas s'être réunis pour me perdre? Delphine, si cette espérance que je saisis m'a déçu, si l'enfant n'a pas dit la vérité, ne me répondez pas, j'entendrai votre silence, et je retomberai dans l'état dont je suis un moment sorti. Que signifioit une lettre de votre propre main? Comment falloit-il la comprendre? et tous les mystères du jour fatal, des jours qui l'ont précédé, de ceux qui l'ont suivi? Ah! ne me cachez rien, le secret fait tant de mal!
Depuis mon mariage même, depuis bientôt cinq mois, madame de Vernon se seroit-elle encore servie de sa fatale connoissance de mon caractère, pour irriter en moi la jalousie par la fierté, la fierté par la jalousie; pour empoisonner les peines de l'amour par l'orgueil, et me déchirer à la fois par tous les bons et les mauvais mouvemens de mon âme? Delphine, le coeur de Léonce est resté le même; si le vôtre n'a point été coupable, souvenez-vous du temps où vous vous confiiez à lui; hélas! hélas! depuis ce temps, un lien funeste… et ce seroit la fausseté la plus insigne qui…. Ne craignez rien pour madame de Vernon, ni pour sa fille; qu'une bonté cruelle ne vous inspire pas encore de me sacrifier à des ménagemens pour les autres!
Je voulois, après avoir vu Isore, retourner à l'instant même à Paris; mais j'ai reçu une lettre de ma mère, qui s'inquiétant de mon séjour à Bordeaux, et me croyant fort malade, vouloit, malgré l'état de sa santé, se mettre en route pour me rejoindre; j'ai dû la prévenir, et je pars. Si c'est vous dont l'image doit régner sur ma vie, je pars pour accomplir envers ma mère les devoirs que vous me recommanderiez; s'il faut vous perdre, c'est en Espagne que reposent les cendres de mon père, c'est en Espagne qu'il faut aller mourir.
Delphine, songez avec quelle émotion je vais passer les jours qui me séparent de votre réponse. Je serai à Madrid le premier de novembre; si vous êtes à Bellerive, ma lettre aura pu retarder de quelques jours; jusqu'au vingt-cinq, pendant un mois, j'attendrai; j'ai fixé ce terme à mon espérance. Jusqu'au vingt-cinq, mon anxiété sera sans doute cruelle; mais que serviroit-il de vous la peindre? elle ne vous impose qu'un devoir, la vérité.
LETTRE XXXI.
Delphine à mademoiselle d'Albémar.
Paris, ce 26 octobre.
Louise, quelle lettre Léonce vient de m'écrire! tout est révélé, tout est éclairci; madame de Vernon! vous-même, vous n'auriez jamais pensé qu'elle pût en être capable! elle a profité de tous les prétextes que lui fournissoit ma confiance, pour induire Léonce à croire que j'aimois M. de Serbellane, que je l'avois reçu chez moi pendant vingt-quatre heures, et que je partois pour l'épouser. Juste ciel! vous croyez que c'est à moi que je pense, et que je goûterai quelque joie en apprenant que Léonce m'aime encore! non, je ne sens qu'une douleur, je n'ai qu'une idée; c'est l'amitié trahie, l'amitié la plus tendre, la plus fidèle: on s'attend peut-être, sans se l'avouer, que le temps amenera des changemens dans les sentimens passionnés; mais tout l'avenir repose sur les affections qui s'entretiennent par la certitude et la confiance.
Mon amie, si vous me trompiez, croyez-vous que je pusse supporter un tel malheur? Eh bien! j'aimois madame de Vernon autant que vous, peut-être plus encore: je m'en accuse, je m'humilie; mais son esprit séducteur avoit un empire inconcevable sur moi. J'ai eu des momens de doute sur elle depuis le mariage de Léonce, mais elle en avoit triomphé, mais mon coeur lui étoit plus livré que jamais.
Je suis troublée, tremblante, irritée comme s'il s'agissoit de Léonce. Ah! quand on a consacré tant de soins, tant de services, tant d'années à conquérir une amitié pour le reste de ses jours, quelle douleur on éprouve en considérant tout ce temps, tous ces efforts comme perdus! Loin de vous, qui trouverai-je jamais que j'aie aimé depuis mon enfance avec cette confiance, avec cette candeur? Une autre amie que j'aurois après madame de Vernon, je la jugerois, je l'examinerois, je serois susceptible de crainte, de soupçon; mais Sophie, je l'ai aimée dans une époque de ma vie où j'étois si tendre et si vraie! Je ne puis plus offrir à personne ce coeur qui se livroit sans réserve, et dont elle a possédé les premières affections. J'aimerai si l'on m'aime, je serai reconnoissante des marques d'intérêt que l'on pourra me donner; mais cette tendresse vive, involontaire, que des agrémens nouveaux pour moi m'avoient inspirée, je ne l'éprouverai plus. Je regrette Sophie et moi-même; car je ne vaudrai jamais pour personne ce que je valois pour elle.
Se peut-il qu'elle ait pu accepter tant de preuves d'amitié, si elle ne sentoit pas qu'elle m'aimoit, qu'elle m'aimoit pour la vie! De tous les vices humains, l'ingratitude n'est-il pas le plus dur, celui qui suppose le plus de sécheresse dans l'âme, le plus d'oubli du passé, de ce temps qui ébranle si profondément les âmes sensibles? et moi-même aussi, faut-il que je ne conserve plus aucune trace de ce passé qu'elle a trahi? Si je cède à mon coeur, si je confirme tous les soupçons de Léonce, ne vais-je pas l'irriter mortellement contre la mère de sa femme? Je connois sa véhémence, sa généreuse indignation, il défendra à Matilde de voir sa mère; je ne veux pas perdre madame de Vernon, je le dois à mes souvenirs; je veux respecter en elle l'amitié qu'elle m'avoit inspirée: cependant, rester coupable aux yeux de Léonce est un sacrifice au-dessus de mes forces! Que faire donc, que devenir? J'écrirai à M. Barton, je lui demanderai de se charger d'éclairer Léonce, en modérant les effets de son premier mouvement.
Eh quoi! je me refuserois au bonheur d'écrire cette simple ligne: Delphine n a jamais aimé que Léonce. Il l'espère, il l'attend; ah! quelle affreuse perplexité! Je vais aller chez madame de Vernon; je lui parlerai, je n'épargnerai pas son coeur, s'il peut encore être ému; vous saurez, en finissant cette lettre, ce qu'elle m'aura dit; mais que peut-elle me dire? Je veux que du moins une fois elle entende les plaintes amères qu'elle ne pourra jamais se rappeler sans rougir.
Minuit.
Non, je ne conçois point ce qu'est devenue l'idée que je m'étois faite de madame de Vernon; je viens de passer deux heures avec elle sans avoir pu lui arracher un seul mot qui rappelât en rien cette sensibilité naturelle et aimable que je lui ai trouvée tant de fois; il semble que dès qu'elle a vu son caractère dévoilé, elle ne s'est plus embarrassée de feindre, et si elle s'étoit jamais montrée à moi comme aujourd'hui, mon coeur ne s'y seroit point trompé.
Après avoir reçu la lettre de Léonce, après m'être livrée, en vous écrivant, à toutes les impressions douces et cruelles qu'elle faisoit naître en moi, j'allai chez madame de Vernon. Je ne vous peindrai point avec quel serrement de coeur je faisois cette même route, j'entrois dans cette même maison que je croyois hier plus à moi que la mienne; le spectacle des lieux toujours invariables, quand notre coeur est si changé, produit une impression amère et triste; je m'arrêtai néanmoins dans l'antichambre de madame de Vernon, pour demander de ses nouvelles avant d'entrer chez elle; je sentois que si elle avoit été malade, je serois retournée chez moi. On me dit qu'elle se portoit beaucoup mieux, et qu'elle avoit dormi jusqu'à midi; alors je hâtai mes pas et j'ouvris brusquement sa porte; elle étoit seule, et vint à moi avec cet air d'empressement qui avoit coutume de me charmer. J'en fus irritée, et par un mouvement très-vif, je jetai sur une table, devant elle, la lettre de Léonce, et je lui dis de la lire.
Elle la prit, rougit d'abord d'une manière très-marquée, mais prolongeant à dessein la lecture pour se remettre; quand elle se sentit enfin tout-à-fait calme, elle me dit assez froidement:—Vous êtes la maîtresse de semer la haine dans une famille unie; mais vous auriez dû penser plus tôt qu'il étoit juste que je fisse tous les efforts qui dépendoient de moi pour bien marier ma fille, et vous empêcher de lui enlever l'époux qui lui étoit promis.—Grand Dieu! m'écriai-je, il étoit juste que vous abusassiez de mon amitié pour vous, de la confiance absolue qu'elle m'inspiroit….—Et vous, interrompit-elle, n'abusiez-vous pas de ce que je vous recevois tous les jours chez moi, pour venir, dans ma maison même, ravir à ma fille l'affection de Léonce?—Vous ai-je rien caché? répondis-je avec chaleur; ne vous ai-je pas chargée vous-même d'expliquer ma conduite et mes sentimens à Léonce?—En vérité, interrompit madame de Vernon, si vous me permettez de vous le dire, il falloit être trop naïve pour me choisir, moi, pour engager Léonce à vous épouser.—Trop naïve! répétai-je avec indignation, trop naïve! est-ce vous, madame, qui parlez avec dérision des sentimens généreux? Ah! j'en atteste le ciel, dans ce moment où j'apprends que mon estime pour votre caractère a détruit tout le bonheur de ma vie, je jouis encore de vous avoir offert une dupe si facile; je jouis avec orgueil d'avoir un esprit incapable de deviner la perfidie, et dont vous avez pu vous jouer comme d'un enfant.
—Léonce lui-même vous avoue, me répondit-elle, que ce n'est pas moi qui lui ai appris ce que l'on répandoit dans le monde; je me suis contentée de ne pas le nier; c'étoit bien le moins dans ma situation. Quant à tout l'esprit que fait Léonce, à propos du prétendu pouvoir que j'ai exercé sur lui, c'est une excuse qu'il veut vous donner; on ne gouverne jamais personne que dans le sens de son caractère; l'éclat de votre aventure lui déplaisoit; l'imprudence de votre conduite, l'indépendance de vos opinions blessoient extrêmement sa manière de voir, voilà tout.—Non, repris-je vivement, ce n'est pas tout; vous voulez, par des paroles légères, confondre le bien avec le mal, et cacher vos actions dans le nuage de vos discours; préparez pour le monde ces habiles moyens, un coeur blessé ne peut s'y méprendre. Écoutez chaque mot de la lettre de Léonce.—Comme je voulois la reprendre pour la relire, madame de Vernon la retint, et me dit négligemment:—Ne voulez-vous pas occuper tout Paris de nos querelles de famille, et montrer à vos amis cette lettre de Léonce?—En prononçant ces paroles, elle la jeta dans le feu. Cette action m'indigna; mais plus mon impression étoit vive, plus je voulus la réprimer, et je me levai pour sortir. Madame de Vernon reprit la parole assez vite; elle recommença l'entretien, afin qu'il ne se terminât pas par l'action qu'elle venoit de se permettre.—J'avois de l'amitié pour vous, me dit-elle; mais les intérêts de ma fille devoient m'être encore plus chers.—Eh quoi! répondis-je, ne les avois-je pas assurés, ces intérêts, lorsque je lui donnai la terre d'Andelys, lorsque je vous ai préservée deux fois de la ruine?—Delphine, interrompit madame de Vernon, il n'y a rien de plus indélicat que de reprocher les services qu'on a rendus.—Vous savez mieux que personne, madame, continuai-je froidement, combien j'attache peu de prix à ce que je puis faire pour les autres; quand il m'est arrivé de rendre des services à ceux que je n'aimois pas, je n'en ai jamais gardé le moindre souvenir; mais c'est avec confiance, avec tendresse, que je me suis vouée à vous être utile: les preuves d'amitié que je vous ai données, c'est aux sentimens que je croyois vous avoir inspirés qu'elles s'adressoient; si vous n'aviez pas ces sentimens, pourquoi donc avez-vous disposé de moi? pourquoi vous exposiez-vous au reproche le plus humiliant, le plus cruel, à celui de l'ingratitude?—L'ingratitude! me dit madame de Vernon, c'est un grand mot, dont on abuse beaucoup; on se sert parce que l'on s'aime, et quand on ne s'aime plus, l'on est quitte; on ne fait rien dans la vie que par calcul ou par goût; je ne vois pas ce que la reconnoissance peut avoir à faire dans l'un ou dans l'autre.—Je ne daigne pas répondre, lui dis-je, à ce détestable sophisme; mais vous n'aviez donc pas d'amitié pour moi, quand vous me montriez tant d'intérêt et d'affection? l'attachement que j'avois pour vous ne vous avoit donc pas touchée? est-il donc vrai que depuis six ans nos conversations, nos lettres, notre intimité, tout fût mensonge de votre part? En me retraçant les années heureuses que j'ai passées avec vous, j'éprouve l'insupportable peine de ne pouvoir me flatter qu'il ait existé un temps où vous m'aimiez sincèrement: quand donc avez-vous commencé à me tromper? dites-le moi, je vous en conjure, pour que du moins je puisse conserver quelques souvenirs doux de tous les jours qui ont précédé cette funeste époque.—En parlant ainsi, j'étois inondée de larmes, et je souffrois extrêmement de n'avoir pu les retenir, car madame de Vernon me paroissoit avoir conservé le plus grand sang-froid; cependant, quand elle reprit la parole, sa voix étoit altérée.
—Tout est fini entre nous, me dit-elle en se levant; avec votre caractère, vous n'entendriez raison sur rien; vous êtes trop exaltée pour qu'on puisse vous faire comprendre le réel de la vie. Si je meurs de la maladie qui me menace, peut-être vous expliquerai-je ma conduite; mais tant que je vivrai, il me convient de soutenir mon existence, ma manière d'être dans le monde, telle qu'elle est; je veux aussi éviter les émotions pénibles que votre présence et les scènes douloureuses qu'elle entraîne me causeroient; il vaut donc mieux ne plus nous revoir.—Vous le dirai-je, ma chère Louise? je frémis à ces derniers mots; j'étois bien décidée à ne plus être liée avec madame de Vernon; je sentois que je ne pouvois répéter des reproches de cette nature, et qu'il me seroit impossible de la revoir sans les renouveler; mais je ne m'étois pas dit que ce jour finiroit tout entre nous, et la rapidité de cette décision, quelque inévitable qu'elle fût, me faisoit peur.—Quoi! lui dis-je, vous ne pouvez pas trouver quelques excuses qui puissent affoiblir mon ressentiment?—Le prestige de tout ce que j'étois pour vous est détruit, me dit madame de Vernon; je suis trop fière pour essayer de le faire renaître.—Trop fière! m'écriai-je, vous qui avez pu me tromper!…..—Laissons ces reproches, reprit-elle impatiemment, je vaux peut-être mieux que je ne parois; mais, quoi qu'il en soit, je ne veux pas m'entendre dire le mal que l'on peut penser de moi.
Vous êtes la maîtresse, ajouta-t-elle, de rendre les derniers jours de vie qui me restent horriblement malheureux, en révélant tout à Léonce; vous pouvez user de cette puissance, je n'essaierai point de vous en détourner.—Ah! m'écriai-je, vous ne savez pas encore ce que vous pourriez sur moi, si le repentir….—Du repentir, interrompit-elle avec l'accent le plus ironique; voilà bien une idée dans votre genre!—A cette réponse, à cet air, je repris toute mon indignation, et m'avançai vers la porte pour m'en aller; mais tout à coup je m'arrêtai, je regardai cette chambre dans laquelle j'avois passé des heures si douces, et je songeai que j'allois en sortir pour n'y plus rentrer jamais.
—Hélas! lui dis-je alors avec douceur, combien vous avez mal connu la route de votre bonheur! vous avez rencontré au milieu de votre carrière une personne jeune, qui vous aimoit de sa première amitié, sentiment presque aussi profond que le premier amour; une personne singulièrement captivée par le charme de votre esprit et de vos manières, et qui ne concevoit pas le moindre doute sur la moralité de votre caractère: vous le savez, autour de moi j'avois souvent entendu dire du mal de vous; mais en vous justifiant toujours, je m'étois plus attachée aux qualités que je vous attribuois, que si je n'avois jamais eu besoin de vous défendre: vous avez brisé ce coeur qui vous étoit acquis, sans que même une telle dureté fût nécessaire à aucun de vos intérêts; vous auriez obtenu de moi d'immoler mon bonheur à mon attachement pour vous; vous m'avez trompée par goût pour la dissimulation, car la vérité eût atteint le même but, et vous avez voulu dérober, par la fausseté, ce que l'amitié généreuse s'offroit à vous sacrifier. Je souhaite néanmoins, oui, je souhaite du fond du coeur que vous soyez heureuse; mais je vous prédis que vous ne serez plus aimée comme je vous ai prouvé qu'on aime: on ne forme pas deux fois des liaisons telles que la nôtre, et quelque aimable que vous soyez, vous ne retrouverez pas l'amitié, le dévouement, l'illusion de Delphine; je vous quitte dans cet instant pour ne plus vous revoir, et c'est moi qui suis émue, moi seule. Ah! n'essaierez-vous donc pas d'adoucir le sentiment que je vais emporter avec moi! ce talent de feindre, dont vous avez si cruellement abusé, vous manque-t-il donc seulement alors qu'il pourroit rendre nos derniers momens moins cruels?—Je ne le puis, me dit-elle, je ne le puis; il faut éloigner de soi les sentimens pénibles, et ne point recommencer des liens qui désormais ne seroient que douloureux; il n'est plus en votre puissance de ne pas troubler mon repos; adieu donc, c'est du repos que je veux, si je dois vivre encore; si non….—Elle s'arrêta, comme si elle avoit eu l'idée de me parler, mais changeant de résolution: Adieu, Delphine, me dit-elle d'une voix assez précipitée, et elle rentra dans son cabinet.
Je restai quelque temps à la même place; mais enfin, honteuse de mon émotion, de cette foiblesse de coeur qui avoit entièrement changé nos rôles, et fait de celle qui étoit mortellement offensée celle qui étoit prête à supplier l'autre, je quittai cette maison pour toujours, et je revins impatiente de vous apprendre ce qui s'étoit passé. S'il ne se mêloit pas à votre affection pour moi des vertus maternelles, si vous ne m'inspiriez pas ces sentimens qui appartiennent à l'amour filial, et que la mort prématurée de mes parens ne m'a permis de connoître que pour vous, j'aurois quelque embarras à vous peindre la douleur que m'a causée ma rupture avec madame de Vernon: mais votre coeur n'est point accessible même à la plus noble des jalousies. Vous avez de l'indulgence pour votre enfant; vous lui pardonnez cette amitié vive que les premiers goûts de l'esprit et les premiers plaisirs de la société avoient fait naître; elle existait à côté de l'amour le plus passionné, cette amitié funeste; elle ne portoit donc pas atteinte à la tendresse reconnoissante que je ne puis éprouver que pour vous seule.
Maintenant quel parti prendre? Ma conversation avec madame de Vernon m'a bien prouvé qu'elle redoutoit extrêmement, pour le repos de sa famille, que Léonce ne connût la vérité; mais que dois-je à madame de Vernon? mais quelle puissance sur la terre pourroit obtenir de moi que je consentisse une seconde fois à être méconnue de Léonce? Eh! que parlé-je de puissance? il n'en est qu'une à craindre, c'est la voix de mon propre coeur! mais est-il vrai qu'elle me le demande? Non, il faut aussi que je compte mon sort pour quelque chose, que la bonté m'inspire quelque compassion pour moi-même. J'ai le temps encore de consulter M. Barton, d'avoir sa réponse; la vôtre aussi peut me parvenir; il faut quatorze jours pour que les lettres arrivent à Madrid. Léonce, jusqu'au vingt-cinq novembre, attendra sans me condamner. Ah! ma soeur, que m'écrirez-vous? dans le combat qui me déchire, à quel sentiment prêterez-vous votre appui?
LETTRE XXXII.
Delphine à mademoiselle d'Albémar.
Paris, ce 2 novembre 1790.
J'attends impatiemment votre réponse et celle de M. Barton; je compte les jours, et je les redoute; je consume mes heures dans des réflexions qui me déchirent, en se combattant mutuellement; quelquefois je trouve de la douceur à penser que si l'on n'avoit pas excité la jalousie de Léonce, toute autre prévention ne l'eût jamais assez éloigné de moi pour qu'il consentît à devenir l'époux de Matilde; et l'instant d'après je me livre au désespoir, en songeant que le plus simple hasard pouvoit tout éclaircir, et que si j'avois eu le courage d'aller vers lui, peut-être encore au dernier moment, un mot, un seul mot faisoit de la plus misérable des femmes, la plus heureuse.
Quel sentiment éprouvera-t-il, quand il saura mon innocence! Oui, sans doute il la saura; l'on n'exigera pas de moi que je renonce à me justifier auprès de lui. Cependant quel trouble je vais porter dans ses affections, dans ses devoirs, si je l'instruis positivement de la vérité! Ne vaut-il pas mieux que le temps et ma conduite l'éclairent? Mais si je garde le silence, il m'annonce qu'il me croira coupable, il croira que dans le moment même où je paroissois l'aimer, je le trompois; non, cette pensée est intolérable: si j'étois mourante, n'obtiendrois-je pas le droit de tout révéler après moi? hélas! l'aurois-je même alors? le bonheur des autres ne doit-il pas nous être sacré, tant qu'il peut dépendre de notre volonté!
Cruelle femme! c'est encore pour vous que j'éprouve ces affreuses incertitudes; c'est votre repos, c'est votre bonheur qui lutte encore dans mon coeur contre un désir inexprimable! Et Matilde aussi, ne souffrira-t-elle pas de ce que je dirai? puis-je écrire à Léonce ce qui doit lui faire haïr sa belle-mère, et l'éloigner encore plus de sa femme? Ah! jamais, jamais personne ne s'est trouvé dans une situation où les deux partis à prendre paroissent tous deux également impossibles.
Enfin il le faut, je le dois; attendons les conseils qui peuvent m'éclairer.
Mon voyage près de vous est forcément retardé de quelques jours, parce que je ne vais plus avec madame de Vernon. J'avois remis toutes mes affaires entre les mains d'un homme à elle; il faut tout séparer, après avoir cru que tout étoit en commun pour la vie. J'ai honte de vous avouer combien je suis foible! encore ce matin, je suis montée en voiture pour aller chez mon notaire; mais comme il falloit, pour arriver à sa maison, passer devant la porte de madame de Vernon, je n'en ai pas eu le courage; j'ai tiré le cordon de ma voiture au milieu de la rue, et j'ai donné l'ordre de retourner chez moi. J'ai voulu ranger mes papiers avant mon départ; je trouvois partout des lettres et des billets de madame de Vernon: il a fallu ôter son portrait de mon salon, lui renvoyer une foule de livres qu'elle m'avoit prêtés; c'est beaucoup plus cruel que les adieux au moment de mourir, car les affections qui restent alors répandent encore de la douceur sur les dernières volontés; mais dans une rupture, tous les détails de la séparation déchirent, et rien de sensible ne s'y mêle, et ne fait trouver du plaisir à pleurer.
Je n'ai plus personne à consulter sur les circonstances journalières de la vie; je me sens indécise sur tout. Je pense avec une sorte de plaisir que, par délicatesse pour madame de Vernon, je m'étois isolée de la plupart des femmes qui me témoignoient de l'amitié; je ne voulois confier à aucune autre ce que je lui disois; j'étois jalouse de moi pour elle.
Au milieu de ces pensées, plus douces mille fois qu'une amie si coupable ne devoit les attendre de moi, madame de Lebensei a trouvé le secret, hier, de me faire parler très-amèrement de madame de Vernon; elle étoit arrivée de la campagne exprès pour me questionner; madame de Vernon l'avoit vue, et avoit su la captiver entièrement, soit par l'empire de son charme, soit que, dans la situation de madame de Lebensei, l'on ne veuille se brouiller avec personne, et que l'on devienne même très-aisément favorable à tous ceux qui vous traitent bien.
Je trouvai d'abord mauvais que madame de Vernon eût confié, sans mon aveu, à madame de Lebensei, mon sentiment pour Léonce; mais la justification de madame de Vernon, que me rapporta madame de Lebensei assez maladroitement, m'irrita bien plus encore. Elle se fondoit entièrement sur les dispositions que madame de Vernon supposoit à Léonce, son éloignement pour les femmes qui ne respectoient pas l'opinion, l'irrésolution de ses projets relativement à moi, le peu de convenance qui existoit entre nos manières de penser. Madame de Vernon se représentoit enfin, me dit madame de Lebensei, comme n'ayant fait que conseiller Léonce selon son bonheur, et peut-être son penchant: c'étoit me blesser jusqu'au fond du coeur, que se servir d'un tel prétexte. Si quelqu'un avoit senti fortement les torts de madame de Vernon envers moi, peut-être aurois-je adouci moi-même les coups qu'on vouloit lui porter; mais les formes tranchantes de madame de Lebensei, son parti pris d'avance, les petits mots qu'elle me disoit, et qui m'annonçoient que madame de Vernon l'avoit prévenue que j'étois très-exagérée dans mon ressentiment; tout cet appareil d'impartialité, quand il s'agissoit de décider entre la générosité et la perfidie, m'offensa tellement, que je perdis, je le crois, toute mesure; et faisant à madame de Lebensei, avec beaucoup de chaleur, le tableau de ma conduite et de celle de madame de Vernon, je lui déclarai que je ne voulois point écouter ceux qui me parleroient pour elle, et que je la priois seulement de raconter à madame de Vernon ce que j'avois dit, et les propres termes dont je m'étois servie.
Quand madame de Lebensei fut partie, je sentis que j'avois eu tort; je ne me repentis ni d'avoir excité le ressentiment de madame de Vernon, ni d'avoir attaché plus vivement madame de Lebensei à ses intérêts: il est assez doux de se faire du mal à soi-même, en attaquant une personne qui nous fut chère; on aime à briser tous les calculs, en se livrant à ce douloureux mouvement; mais je me repentis d'avoir dénaturé ce que j'éprouvois, et de m'être donné des torts de paroles, quand mes sentimens et mes actions n'en avoient aucun. J'étois aussi, je l'avoue, vivement irritée, en apprenant que madame de Vernon cherchoit encore à me nuire, dans le moment même où j'hésitois si je ne sacrifierois pas le bonheur de toute ma vie à son repos.
Cependant que deviendrai-je, tant que Léonce me soupçonnera? la solitude et le temps ne feront rien à cette douleur; elle renaîtra chaque jour, car chaque jour j'essaierai de raisonner avec moi-même, pour me prouver que je dois répondre à Léonce. Mais pourquoi donc supposer que ma conscience me le défende? Ah! je l'espère, vous et M. Barton, vous penserez que Léonce aura assez de calme, assez de vertu, pour apprendre la vérité sans punir celle qui fut coupable; ah! s'il sait pardonner, ne puis-je pas tout lui dire!
P. S. Vous ne m'avez pas répondu sur l'affaire de M. de Clarimin: je suis bien sûre que vous sentez comme moi que je dois mettre plus d'importance que jamais à lui faire accepter ma caution. Si par hasard vous ne l'aviez pas encore offerte, ce qui vient de se passer vous inspirera, j'en suis sûre, le désir de vous hâter.
LETTRE XXXIII.
Mademoiselle d'Albémar à Delphine.
Montpellier, ce 4 novembre.
Ma chère Delphine, mon élève chérie, dans quel monde êtes-vous tombée? pourquoi faut-il que madame de Vernon, cette femme perfide que mon pauvre frère détestoit avec tant de raison, vous ait captivée par son esprit séducteur? Pourquoi n'ai-je pas su réunir à mon affection pour vous cet art d'être aimable, qui pouvoit satisfaire votre imagination? vous n'auriez eu besoin d'aucun autre sentiment, et votre coeur n'eût jamais été trompé.
Vous me demandez un conseil sur la conduite que vous devez tenir avec Léonce: comment oserois-je vous le donner? Je ne pense pas que vous deviez en rien vous sacrifier pour l'indigne madame de Vernon; mais quand Léonce saura que vous n'avez jamais cessé de l'aimer, pourra-t-il supporter Matilde? pourra-t-il se résoudre à ne pas vous revoir? aurez-vous la force de le lui défendre? Cependant faut-il que, pouvant vous justifier, vous vous donniez l'air coupable? Supporterez-vous une telle douleur? Non, l'amitié ne sauroit s'arroger le droit de conseiller une action héroïque. Si vous répondez à Léonce, si vous l'instruisez de la vérité, vous ne ferez peut-être rien de vraiment mal, rien que personne surtout pût se permettre de condamner; mais si, pour mieux assurer son repos domestique, si, pour l'éloigner plus sûrement de vous, vous vous taisez, vous aurez surpassé de beaucoup ce que l'on pourroit attendre de la vertu la plus sévère.
LETTRE XXXIV.
M. Barton à Madame d'Albémar.
Mondoville, 6 novembre.
J'ai été quelques jours, madame, sans pouvoir me déterminer à vous écrire; ce que je devois vous conseiller me sembloit trop pénible pour vous: cependant je me suis résolu à vous donner la plus grande preuve de mon estime, en répondant avec une sévère franchise à la généreuse question que vous daignez me faire.
M. de Mondoville, indignement trompé sur vos sentimens, a épousé mademoiselle de Vernon; il a repoussé le bonheur que j'espérois pour lui; il a gâté sa vie, mais il faut au moins qu'il respecte ses devoirs; il lui restera toujours une destinée supportable, tant qu'il n'aura pas perdu l'estime de lui-même.
Sans pouvoir deviner le secret habilement conduit dont vous avez été la victime, je n'ai jamais cru que vous fussiez capable de tromper, mais j'ai toujours refusé de m'expliquer avec Léonce sur ce sujet. J'ai reçu une lettre de lui, deux jours avant la vôtre, dans laquelle il m'apprend qu'il vous a écrit, et qu'il vous demande de lui dévoiler ce qu'il commence enfin à entrevoir, les criminelles ruses de madame de Vernon. Il se contient avec vous, me dit-il; mais il s'exprime, dans sa confiance en moi, avec une telle fureur, que je frémis du parti qu'il prendra, quand il saura la conduite de madame de Vernon envers lui.
Il est résolu d'abord de défendre à madame de Mondoville de voir sa mère, et, si elle lui désobéit, il veut se séparer d'elle. Il forme encore mille autres projets extravagans de vengeance contre madame de Vernon. Je ne doute pas qu'il ne renonce à ce qui seroit indigne de lui; mais tel que je le connois, je suis sûr qu'il suivra le dessein qu'il m'annonce, de forcer madame de Mondoville à rompre avec sa mère. Quel trouble cependant ne va-t-il pas en résulter!
Quelque coupable que soit madame de Vernon, vous la plaindriez d'être condamnée à ne jamais revoir sa fille; et si, comme je n'en doute pas, madame de Mondoville croit de son devoir de s'y refuser, quel scandale que la séparation de Léonce avec sa femme pour une telle cause! C'est vous seule, madame, qui pouvez encore être l'ange sauveur de cette famille, l'ange sauveur de celle même qui vous a cruellement persécutée.
Je ne me permettrai pas de vous dicter la conduite que vous devez tenir; j'ai dû seulement vous instruire des dispositions de Léonce. Il est impossible, quand il saura tout, de se flatter de l'apaiser; il est malheureusement très-emporté, et jamais, il faut en convenir, jamais un homme n'a été offensé à ce point dans son amour et dans son caractère. Jugez vous-même, madame, de ce qu'il importe de cacher à Léonce, jugez des sacrifices que votre âme généreuse est capable de faire! Je ne vous demande point de me pardonner, car je crois vous honorer par ma sincérité autant que vous méritez de l'être, et mon admiration respectueuse donne beaucoup de force à cette expression.
P. BARTON.
LETTRE XXXV.
Réponse de Delphine à M. Barton.
Paris, ce 8 novembre.
Vous ne savez pas quelle douleur vous m'avez causée! je croyois pouvoir le détromper, je croyois toucher au moment de recouvrer toute son estime; vous m'avez montré mon devoir, le véritable devoir, celui qui a pour but d'épargner des souffrances aux autres: je l'ai reconnu, je m'y soumets, je n'écrirai point: mais souffrez que je le dise, pour la première fois j'ai senti que je m'élevois jusqu'à la vertu: oui, c'est de la vertu qu'un tel sacrifice, et ce qu'il me coûte mérite le suffrage d'un honnête homme et la pitié du ciel.
Il attend ma réponse pour un jour fixe, pour le vingt-cinq novembre. Mon silence, dit-il, sera pour lui l'aveu de la perfidie dont on m'avoit accusée; ne pouvez-vous lui écrire que ce silence est un mystère que je ne veux jamais éclaircir, mais qu'il ne doit lui donner aucune interprétation décisive? ne pouvez-vous pas lui dire au moins que je pars pour le Languedoc, d'où je ne sortirai jamais? Est-ce trop demander, et ne défais-je pas ainsi, foiblesse après foiblesse, l'action que je nommois généreuse?
Je vous laisse l'arbitre de ce que vous pouvez dire; vous comprenez ce que je souffre, ce que je souffrirai toujours, tant qu'il me croira coupable. Si le ciel vous inspire un moyen de me secourir, sans porter atteinte au bonheur des autres, vous le saisirez, j'ose en être sûre; s'il faut me sacrifier, je vous en donne le pouvoir, je saurai vous en estimer. Je dépose entre vos mains la promesse de m'éloigner, de ne point écrire, de ne rien me permettre enfin pour moi-même, que de vous demander quelquefois si vous avez affoibli dans le coeur de Léonce la juste haine qu'il va de nouveau ressentir contre moi.
LETTRE XXXVI.
Madame d'Artenas à Delphine.
Paris, 10 novembre.
J'ai passé hier chez vous, ma chère Delphine, mais en vain; votre porte est toujours fermée. Je suis obligée de partir pour ma terre, près de Fontainebleau; mais je ne veux pas différer à vous demander de m'apprendre les causes d'un événement qui occupe toute la société de Paris. Vous êtes brouillée avec madame de Vernon; vous ne vous voyez plus; je crois bien aisément qu'elle a tort, et que vous avez raison; mais pourquoi vous brouiller avec elle? pourquoi vous brouiller avec personne? Cela peut avoir les plus graves inconvéniens.
Vous avez découvert qu'elle vous trompoit: il y a long-temps que je m'en serois doutée, à votre place; mais c'est précisément parce qu'elle a un caractère adroit et dissimulé, qu'il étoit sage de la ménager: votre conduite a été le contraire de ce qu'elle devoit être; il falloit ne pas l'aimer avec tant d'aveuglement avant la découverte, et ne pas rompre depuis avec tant de véhémence. Madame de Vernon est établie à Paris depuis beaucoup plus long-temps que vous; elle y a beaucoup plus de relations; et vous savez qu'on est toujours ici soutenu par ses parens, non parce qu'ils vous aiment, mais parce qu'ils regardent comme un devoir de vous justifier. Il y a si peu de véritable amitié dans le grand monde, qu'encore vaut-il mieux compter sur ceux qui se croient obligés à vous défendre, que sur ceux qui le font volontairement. Vous allez vous trouver nécessairement mal avec votre famille, si vous ne voyez plus madame de Vernon; car madame de Mondoville, dans cette circonstance, ne se séparera sûrement pas de sa mère. Il faut tâcher de vous raccommoder avec tout cela: pensez-en ce que j'en pense; mais soyez avec madame de Vernon dans une bonne mesure, quoique sans fausseté.
Les hommes peuvent se brouiller avec qui ils veulent, un duel brillant répond à tout; cette magie reste encore au courage, il affranchit honorablement des liens qu'impose la société; ces liens sont les plus subtils, et cependant les plus difficiles à briser. Une jeune femme sans père ou sans mari, quelque distinguée qu'elle soit, n'a point de force réelle ni de place marquée au milieu du monde. Il faut donc se tirer d'affaire habilement, gouverner les bons sentimens avec encore plus de soin que les mauvais, renoncer à cette exaltation romanesque qui ne convient qu'à la vie solitaire, et se préserver surtout de ce naturel inconsidéré, la première des grâces en conversation, la plus dangereuse des qualités en fait de conduite.
Vous aimez, quoi que vous en puissiez dire, le mouvement et la variété de la société de Paris; sachez donc vous maintenir dans cette société, sans donner prise sur vous à personne. Avant les chagrins que vous avez éprouvés, vous aimiez aussi, et cela devoit être, les succès sans exemple que vous obteniez toujours quand on vous voyoit et quand on vous entendoit. Défiez-vous de ces succès; qu'ils vous rendent d'autant plus prudente; car en excitant l'envie, ils vous obligent à craindre madame de Vernon. Je pourrois, moi, me brouiller avec elle; nous sommes à force égale, vieille et oubliée que je suis; mais vous, la plus belle, la plus jeune, la plus aimable des femmes, on croira tout ce que madame de Vernon dira contre vous, et, pour ne vous rien cacher, on le croit déjà.
J'avois commencé ma lettre avec l'intention de vous laisser ignorer ce que madame de Vernon allègue en sa faveur; mais je réfléchis qu'il faut que vous connoissiez tous les motifs qui doivent diriger votre conduite. Elle prétend que vous l'aviez chargée d'engager Léonce à vous épouser, que, depuis l'esclandre du duel de M. de Serbellane, il ne l'a pas voulu, et que vous ne lui avez jamais pardonné son infructueuse négociation. Elle affirme que vous avez dit à tout le monde un mal abominable d'elle, et que vous lui avez reproché de prétendus services avec indélicatesse et amertume. Jugez combien les ingrats et ceux qui auraient envie de l'être trouvent mauvais qu'on se souvienne des services qu'on a rendus! Elle assure enfin que c'est elle qui n'a plus voulu vous voir, parce que vous ne veniez dans sa maison que pour vous faire aimer du mari de sa fille, et cette dernière accusation lui rallie toutes les dévotes. Vous voyez qu'elle sait se concilier les bons et les méchans, et de plus, cette nombreuse classe d'indifférens paisibles, qui, ayant beaucoup plus entendu parler de madame d'Albémar que de madame de Vernon, croient qu'il est de leur dignité de gens médiocres de blâmer celle qui a le plus d'éclat.
Ne vous exagérez pas cependant l'effet des discours de madame de Vernon, nous sommes en état de nous en défendre; mais il est indispensable que vous commenciez par vous raccommoder avec elle, et je vous réponds qu'elle ne demanderoit pas mieux; car dans toutes ces querelles, en présence du tribunal de l'opinion, chacun a peur de l'autre. Retournez à ses soupers, cessez de lui faire aucun reproche, n'en dites plus aucun mal; et si elle continue à chercher à vous nuire, je me charge, moi, de lui jouer quelques tours de vieille guerre. Je connois les ruses de madame de Vernon, je ne m'en sers pas, mais j'en sais assez pour les dévoiler; et elle vous ménagera, quand elle apprendra que vos qualités vives et brillantes sont sous la protection de ma prudence et de mon sang-froid. Adieu, ma chère Delphine; suivez mes conseils, et tout ira bien.
LETTRE XXXVII.
Delphine à madame d'Artenas.
Paris, 14 novembre.
Je suis touchée, madame, de l'intérêt que vous voulez bien me témoigner, mais je ne puis suivre le conseil que vous avez la bonté de me donner. J'ai aimé tendrement madame de Vernon; comment me seroit-il possible de renouer avec elle par des motifs tirés de mon intérêt personnel? je suis bien peu capable de cette conduite, même avec les indifférens; mais j'aurois une répugnance invincible à dégrader les sentimens que j'ai éprouvés, en les soumettant à des calculs. Comment pourrois-je revoir avec calme, dans les rapports communs du monde, une personne qui a été l'objet de ma plus tendre amitié, et qui s'est montrée ma plus cruelle ennemie? Non, la société ne vaut pas ce qu'il en coûteroit pour torturer à ce point son caractère naturel; de tels efforts feroient plus que contraindre les mouvemens vrais du coeur; ils finiroient par le dépraver.
Je suis singulièrement blessée, je l'avoue, des discours que madame de Vernon tient sur moi; mais c'est précisément parce que ces discours sont écoutés, que je ne veux pas me rapprocher d'elle. J'aurois peut-être été assez foible pour le désirer, s'il étoit arrivé ce qui, je crois, étoit juste, si on n'eût blâmé qu'elle seule; mais puisqu'elle m'accuse et qu'on la soutient, puisque j'ai quelque chose encore à craindre d'elle, je ne la reverrai jamais.
C'est auprès de vous, madame, que je voudrois me justifier. Madame de Vernon m'a reproché d'avoir dit du mal d'elle, et vous me conseillez de la ménager; tous ces mots me paroissent bien étranges, dans un sentiment de la nature de celui que j'avois pour madame de Vernon. Une seule fois j'ai parlé d'elle avec amertume, en m'adressant à une personne qui l'aime beaucoup, et que je rattachois à elle, au lieu de l'en détacher, par la vivacité même qui me donnoit l'air d'avoir tort. Vous n'aimez pas madame de Vernon, et je m'interdis de vous en parler, à vous que je désirerois si vivement éclairer sur les absurdes calomnies dont je suis l'objet.
J'ai reproché à madame de Vernon les services que je lui ai rendus; et tous les services du monde, dit-elle, sont effacés parles reproches. Vous sentez aisément, madame, combien il seroit facile de se dégager ainsi de la reconnoissance. On blesseroit le coeur d'une personne qui se seroit conduite généreusement envers nous; elle s'en plaindroit, et l'on diroit ensuite que toutes ses actions sont effacées par ses paroles. Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit entre madame de Vernon et moi; si je lui ai reproché son ingratitude, c'est celle du coeur dont je l'ai accusée, et c'est en confondant ensemble, en plaçant sur la même ligne le jour où je lui ai serré la main avec tendresse, et celui où j'aurois engagé la moitié de ma fortune pour elle, que j'ai eu le droit de lui rappeler tout ce qui lui a prouvé que je l'aimois.
Je rougis jusqu'au fond de l'âme des autres torts qu'elle m'impute; mais si je les repoussois, ce seroit alors que je serois vraiment blâmable; je nuirois à madame de Vernon, et jusqu'à présent vous voyez que j'ai trouvé le secret de ne nuire qu'à moi-même; je m'en applaudis. Je ne veux pas ménager madame de Vernon par les motifs que vous me présentez; je ne veux point la désarmer, mais je craindrois encore de lui faire du mal. Hélas! elle apprendra bientôt à quel point je l'ai craint!
Mes plaintes contre elle, quand je m'en permets, ont toutes un caractère de sensibilité romanesque qui, vous le savez, n'associera pas les salons de Paris à mon ressentiment. Je ne suis pas indifférente au blâme de la société; mais je ne ferai, pour m'y soustraire, que ce que je ferois pour la satisfaction de ma conscience; la vérité doit nous valoir le suffrage des autres, ou nous apprendre à nous en passer.
Je mettrois peut-être plus de prix à l'opinion, si j'étois unie à la destinée d'un homme qui me fût cher; mais condamnée à vivre seule, à supporter seule mon sort, je n'ai point d'intérêt à me défendre; qui jouiroit de mon triomphe, si je le remportois? et n'est-il pas assez sage de ne point lutter contre la méchanceté des hommes, quand l'on n'a d'autre bien à espérer de ses efforts que quelques douleurs de moins? Cette indifférence sur ce qu'on peut dire de moi m'est beaucoup plus facile maintenant, que je suis résolue à quitter Paris. Je vais m'enfermer pour toujours dans la retraite où vit ma belle-soeur; j'y emporterai le souvenir le plus tendre de vos bontés, et le regret de n'en avoir pas joui plus longtemps.
DELPHINE D'ALBÉMAR.
LETTRE XXXVIII.
Réponse de madame d'Artenas à Delphine,
Fontainebleau, ce 19 novembre.
Vous prenez beaucoup trop vivement, ma chère Delphine, les peines passagères de la vie. Que de candeur, de noblesse et de bonté dans votre lettre! mais que vous êtes encore jeune! Je ne me souviens pas, en vérité, d'avoir eu cette bonne foi dans mon enfance, et je ne suis pourtant, Dieu merci! ni méchante, ni fausse; mais j'ai vécu au milieu, du monde, et je suis détrompée du plaisir d'être dupe.
Quoi qu'il en soit, je ne veux pas exiger de vous ce qui seroit trop opposé à votre caractère, et nous atteindrons au même but par une conduite négative. Dans la société de Paris, ce qu'on ne fait pas vaut presque toujours autant que ce qu'on pourroit faire. Vous ne passerez point votre vie dans le Languedoc, mais vous y resterez six mois; pendant ce temps tout sera oublié. On vous a accueillie avec transport à votre arrivée à Paris, c'est à présent le tour de l'envie; quand vous reviendrez, on sera las de l'envie même, et curieux de vous revoir; et comme rien de ce qu'on a dit n'a pu laisser de trace, on ne s'en souviendra plus; ce n'est pas pour de telles causes que la réputation se perd: si vous éprouviez ce malheur, quelque injuste qu'il pût être, votre philosophie ne tiendroit pas contre lui; il a des pointes trop acérées; mais il n'en est pas question, et je vous réponds de réparer cet hiver, et ce que le duel de M. de Serbellane a fait dire, et ce que madame de Vernon y a ajouté.
Je vous demande seulement de vous arrêter dans ma terre, qui est sur votre route en allant à Montpellier. Ma nièce, pour qui vous avez été si bonne, et que vous avez rendue raisonnable, vous en prie instamment; j'ose l'exiger de vous.
LETTRE XXXIX.
Delphine à mademoiselle d'Albémar.
Fontainebleau, ce 25 novembre.
J'ai déjà fait vingt lieues pour me rapprocher devons, ma chère Louise; mon voyage est commencé, je suis partie de Paris, je ne reverrai plus les lieux où j'ai connu Léonce; je les ai quittés le jour même où, rempli de mon souvenir, il attendoit à deux cents lieues de moi la réponse qui devoit me justifier; et je ne l'ai pas faite cette réponse. Ah! d'où vient qu'un sacrifice si grand ne me donne point le repos que l'on doit attendre de la satisfaction de sa conscience? Hélas! les peines de l'amour étouffent toutes les jouissances attachées à l'accomplissement du devoir, et le bonheur succombe alors même que la vertu résiste. N'importe, ce n'est pas pour notre propre avantage que tant de nobles facultés nous ont été données, c'est pour seconder la pensée de l'Être suprême, en épargnant du mal, en faisant du bien sur la terre à tous les êtres qu'il a créés.
J'ai regretté M. de Lebensei en quittant Paris; je l'avois vu tous les jours qui ont précédé mon départ: il craignoit que ma dernière conversation avec sa femme ne m'eût éloigné d'elle, et il paroissoit mettre du prix à nous rapprocher. J'ai promis de rester en correspondance avec lui; c'est un homme d'un esprit si étendu, il a réfléchi si profondément sur les sentimens et les idées, que peut-être il calmera mon coeur eu m'accoutumant à considérer la vie sous un point de vue plus général.
Madame d'Artenas veut que je passe huit jours ici dans sa terre, qui est agréablement située au milieu de la forêt de Fontainebleau: j'ai cédé à ses instances, et surtout à celles de sa nièce, madame de R…. Elle a mis beaucoup de délicatesse à ne jamais me rechercher à Paris, et semble attacher un grand prix à ces jours passés avec elle: je ne continuerai donc mon voyage vers vous que dans huit jours. Madame de Mondoville est venue me voir à Paris un soir que j'étois à Bellerive; je lui ai rendu le lendemain sa visite, mais en m'assurant auparavant qu'elle n'y étoit pas. Je craignois d'y trouver sa mère, et j'avois raison d'avoir peur de l'émotion que j'éprouverois, si j'en juge par celle que m'a causée le seul moment où, depuis notre rupture, j'aie entrevu madame de Vernon.
Je sortois de Paris, ce matin, avec ma voiture chargée pour le voyage, et conduite par des chevaux de poste; les postillons, en tournant, accrochèrent assez violemment un carrosse à deux chevaux; inquiète, je m'avançai pour voir s'il n'étoit pas renversé; j'aperçus dans ce carrosse madame de Vernon seule, et la tête appuyée contre un des côtés de la voiture. Je ne sais si c'étoit l'imagination ou la vérité, mais je la trouvai singulièrement pâle et défaite; un cri d'étonnement m'échappa en la voyant: elle me regarda d'un air qui me parut triste et doux. Vous l'avouerai-je? un mouvement involontaire me fit porter ma main au cordon de la voiture pour l'arrêter; il n'y en avoit point, et les chevaux m'avoient déjà emportée à cent pas d'elle; mais je sentis, par cette épreuve et par l'émotion qu'elle me causa le reste du jour, combien j'avois eu raison en évitant de revoir madame de Vernon.
Les souvenirs d'une longue et tendre amitié se renouvellent toujours, quand on se représente celle que l'on a aimée comme souffrante ou malheureuse; mais je sais trop bien que madame de Vernon ne me regrette point, n'a pas besoin de moi, et je m'éloigne d'elle sans avoir, à cet égard, le moindre doute.
LETTRE XL.
Delphine à mademoiselle d'Albémar.
Fontainebleau, ce 27 novembre.
Ah! mon Dieu! que j'étois loin de prévoir l'événement qui me rappelle à l'instant même à Paris! La pauvre madame de Vernon! il ne me reste plus de traces de mon ressentiment contre elle; je me reproche même…. Je ne sais ce que je me reproche; mais je serai bien malheureuse d'avoir été brouillée avec elle, si je ne puis la revoir encore, la soigner, lui prouver que j'ai tout oublié. Je crains de perdre un moment, même avec vous, ma chère Louise; je vous envoie la lettre de madame de Mondoville, et je pars.
Madame de Mondoville à madame d'Albémar.
Paris, ce 26 novembre.
J'ai à vous annoncer, ma chère cousine, un cruel malheur: cette nuit, ma mère a pris un vomissement de sang qui ne s'est point arrêté pendant plusieurs heures, et que les médecins regardent comme mortel; sa poitrine est déjà très-attaquée depuis plusieurs mois, par des veilles continuelles: l'on croit ce dernier accident sans remède dans son état, et le péril même en paroît extrêmement prochain. Elle avoit tout-à-fait perdu connoissance vers la fin de la nuit; en revenant à elle, elle a fait quelques questions à son médecin; et comprenant parfaitement sa situation, elle lui a dit, avec l'air le plus calme et le plus doux:—J'aurois besoin, monsieur, de trois ou quatre jours pour régler divers intérêts; donnez-moi les remèdes qui peuvent me soutenir: peu importe, comme vous le sentez bien, s'ils conviennent au fond de la maladie; elle est jugée, elle est sans ressources; mais indiquez-moi ce qu'il faut faire pour avoir un peu de force jusqu'à la fin de ma vie, je vous en serai sensiblement obligée.—Alors se retournant vers moi, elle me dit:—C'est pour voir madame d'Albémar, que je souhaite encore de vivre quelques jours; je l'ai rencontrée hier matin partant pour Montpellier; je crois qu'un courrier peut la rejoindre, faites-le partir à l'instant; je connois son coeur, je suis sûre qu'elle n'hésitera pas à revenir; dites-lui seulement mon désir et mon état.—Je crois, comme ma mère, ma chère cousine, que vous êtes trop bonne pour hésiter à satisfaire les voeux d'une femme mourante, quand même, ce que j'ai toujours voulu ignorer, vous croiriez avoir à vous plaindre d'elle. Vous n'avez pas un moment à perdre pour lui donner la satisfaction de vous revoir, et pour contribuer au salut de son âme; car je ne doute pas que, malgré nos différences d'opinion, vous ne vous joigniez à moi pour l'engager à remplir les devoirs sacrés dont dépend son bonheur à venir: c'est le premier intérêt dont je veux vous parler: vous lui ferez plus d'impression que moi, si vous vous joignez à mes instances; vous ne voulez pas, j'en suis sûre, exposer ma pauvre mère à mourir sans avoir reçu les secours de la religion. Je retourne auprès d'elle, et je vous attends impatiemment; sans ma confiance en Dieu, la douleur que je ressens me paroîtroit bien pénible à supporter. Adieu, ma chère cousine; je viens de demander qu'on fit dans mon couvent des prières pour ma mère; je les ai obtenues, j'y joins les miennes; j'espère que vous rendrez les vôtres efficaces, en vous réunissant à moi dans les pieux efforts qui me sont commandés.
LETTRE XLI.
Delphine à mademoiselle d'Albémar.
Paris, ce 29 novembre.
Elle vit encore! ma chère Louise, et c'est tout ce que je puis vous dire; je n'ai point d'espérance, et jamais je n'aurois eu plus besoin d'en concevoir. Je me suis rattachée à madame de Vernon par des sentimens qui ne sont pas en tout semblables à ceux que j'éprouvois pour elle, mais la pitié les rend aussi tendres. Que ne puis-je prolonger ses jours! Si elle revenoit de son état maintenant, elle se corrigeroit de ses défauts, parce qu'elle seroit éclairée sur ses erreurs; mais, hélas! il semble que la nature ne donne sa plus terrible leçon que la dernière, et ne permet pas de faire servir à la vie les sentimens qu'ont inspirés les approches de la mort.
Je puis vous écrire pendant que madame de Vernon essaie de se reposer; on lui a expressément défendu de parler, ce qui m'oblige à m'éloigner souvent d'elle. Votre intérêt sera douloureusement captivé par le récit de la conduite qu'elle tient; vous serez aussi, je le crois, frappée de la singulière lettre qu'elle m'a écrite: je vous l'envoie, en vous priant de me la conserver. oh! que le coeur humain est inattendu dans ses développemens! les moralistes méditent sans cesse sur les passions et les caractères, et tous les jours il s'en découvre que la réflexion n'avoit pas prévus, et contre lesquels ni l'âme ni l'esprit n'ont été mis en garde.
Je suis arrivée hier chez madame de Vernon, et j'éprouvois, en entrant chez elle, tous les genres d'émotion réunis; l'embarras mêlé à la plus profonde pitié, un intérêt véritable, joint à de l'incertitude sur les témoignages que j'en devois donner. J'avois su, par un courrier que j'envoyai à l'avance, que madame de Vernon étoit un peu mieux, mais toujours dans un grand danger: je montai les escaliers en tremblant; madame de Mondoville vint au-devant de moi:—Ma mère étoit bien impatiente de vous voir, me dit-elle; elle vous a écrit hier tout le jour, quoiqu'on lui eût interdit cette occupation; elle a mis en ordre ses affaires; venez, vous la trouverez plus touchante que jamais elle ne l'a été; mais jusqu'à présent je n'ai pu lui faire encore entendre qu'elle est assez dangereusement malade pour se confesser. Les médecins disent que l'effrayer sur son état pourroit lui faire mal; mais qui, juste ciel! oseroit prendre sur soi de ménager son corps aux dépens de son âme? Je vous en avertis, je lui parlerai, si vous ne vous en chargez pas.—Attendez de grâce, répondis-je à madame de Mondoville, que je me sois entretenue avec madame votre mère.
—Matilde me conduisit enfin chez la pauvre malade; la chambre étoit obscure: à travers le jour sombre qui l'éclairoit, j'aperçus madame de Vernon couchée sur un canapé, les cheveux détachés, vêtue de blanc, et d'une pâleur effrayante. Elle vit l'émotion que j'éprouvois: Remettez-vous, ma chère Delphine, me dit-elle; c'est bon à vous d'être si troublée.—Je pris sa main et je la baisai tendrement; elle me fit signe de m'asseoir, et m'adressa d'abord des questions indifférentes sur mon voyage, sur le lieu où le courrier m'avoit rencontrée, sur la santé de madame d'Artenas, etc. Je répondis à tout par des monosyllabes, n'osant commencer moi-même à lui parler de son état, et souffrant cruellement néanmoins de prendre part à des conversations si étrangères au sentiment qui m'occupoit. Sa fille se leva et nous laissa seules; je crus qu'elle alloit me parler avec confiance, mais continuant à l'éviter, elle me raconta son accident, les suites qu'il devoit avoir, la certitude qu'elle avoit de mourir dans trois ou quatre jours, avec une simplicité et un calme tout-à-fait semblables à sa manière habituelle, à cette manière qui lui donnoit toujours, soit dans le sérieux, soit dans la plaisanterie, de la grâce et de la dignité.
Elle prit son mouchoir en me parlant, l'approcha de sa bouche, et le reposa, sans s'interrompre, sur la table; je le vis plein de sang, je tressaillis; et penchant ma tête sur sa main, je fondis en larmes, en l'appelant plusieurs fois du nom que j'aimois à lui donner, Sophie, ma chère Sophie!—Généreuse Delphine, me dit-elle, vous m'aimez encore: ah! cela vaut mieux que vivre! Je vous ai écrit, ajouta-t-elle, afin d'éviter une conversation trop pénible pour nous deux; ma lettre contient tout ce que je pourrois dire; je n'ai pas prétendu me justifier, mais vous expliquer ma conduite par mon caractère et ma manière de voir. Vous ne trouverez pas peut-être mes sentimens meilleurs après cette explication, mais vous comprendrez comment ils sont dans la nature; et si je vous montre les causes des plus grands torts, vous serez un peu plus disposée à les pardonner. Ce que je vous demande instamment, c'est, après avoir lu cette lettre, de n'en pas causer avec moi; j'ai toujours craint les fortes émotions; je ne suis pas assez contente de moi, pour aimer à m'abandonner à mes mouvemens, ni à ceux des autres. Le repentir seul convient à ma situation, et je ne veux pas m'y livrer; je suis mieux en tout quand je me contiens, et l'entraînement me fait mal. Écrivez-moi seulement deux lignes, qui me disent que vous conserverez un souvenir encore doux de votre ancienne amie; je les mettrai, ces deux lignes, sur ma poitrine déjà mortellement atteinte, et ce remède me fera peut-être mourir sans douleur.—En disant ces derniers mots, elle sonna, comme si elle eût redouté les pleurs que je répandois, et la prolongation de sa propre émotion.
Ses femmes entrèrent; elle me renvoya doucement chez moi. Je montai dans une chambre que je m'étois fait donner pour ne pas sortir de la maison, et je lus avec un serrement de coeur continuel la lettre que voici:
Madame de Vernon à madame d'Albémar.
Je n'ai été aimée dans ma vie que par vous; beaucoup de gens m'ont trouvée aimable, ont recherché ma société; mais vous êtes la seule personne qui m'ayez rendu service sans intérêt personnel, sans autre objet que de satisfaire votre générosité et votre amitié; et cependant vous êtes l'être du monde envers lequel j'ai eu les torts les plus graves; peut-être même n'y a-t-il que vous qui ayez véritablement le droit de me faire des reproches; comment vous expliquer, comment m'expliquer à moi-même une telle conduite? Au moins, je n'en adoucis pas les couleurs; je m'interdis, pour la première fois de ma vie, tout autre secours que celui de la vérité. C'est à votre esprit seul que je m'adresserai, dans cette peinture fidèle de mon caractère, et je n'abuserai point de ma situation, pour obtenir mon pardon de l'attendrissement qu'elle pourroit vous causer.
Les circonstances qui présidèrent à mon éducation ont altéré mon naturel; il étoit doux et flexible; on auroit pu, je crois, le développer d'une manière plus heureuse. Personne ne s'est occupé de moi dans mon enfance, lorsqu'il eût été si facile de former mon coeur à la confiance et à l'affection. Mon père et ma mère sont morts que je n'avois pas trois ans, et ceux qui m'ont élevée ne méritaient point mon attachement. Un parent très-éloigné et très-insouciant fut mon tuteur; il me donnoit des maîtres en tout genre, sans prendre le moindre intérêt ni à ma santé, ni à mes qualités morales; il vouloit être bien pour moi; mais comme il n'étoit averti de rien par son coeur, sa conduite tenoit au hasard de sa mémoire, ou de sa disposition; il regardoit d'ailleurs les femmes comme des jouets, dans leur enfance, et, dans leur jeunesse, comme des maîtresses plus ou moins jolies, que l'on ne peut jamais écouter sur rien de raisonnable.
Je m'aperçus assez vite que les sentimens que j'exprimois étoient tournés en plaisanterie, et que l'on faisoit taire mon esprit, comme s'il ne convenoit pas à une femme d'en avoir. Je renfermai donc en moi-même tout ce que j'éprouvois; j'acquis de bonne heure ainsi l'art de la dissimulation, et j'étouffai la sensibilité que la nature m'avoit donnée. Une seule de mes qualités, la fierté, échappa à mes efforts pour les contraindre toutes; quand on me surprenoit dans un mensonge, je n'en donnois aucun motif, je ne cherchois point à m'excuser, je me taisois; mais je trouvois assez injuste que ceux qui comptoient les femmes pour rien, qui ne leur accordoient aucun droit et presque aucune faculté, que ceux-là même voulussent exiger d'elles les vertus de la force et de l'indépendance, la franchise et la sincérité.
Mon tuteur, assez fatigué de moi, parce que je n'avois point de fortune, vint me dire un matin qu'il falloit épouser M. de Vernon. Je l'avois vu pour la première fois la veille; il m'avoit souverainement déplu; je m'abandonnai au seul mouvement involontaire que je me sois permis de montrer en ma vie; je résistai avec assez de véhémence; mon tuteur me menaça de me faire enfermer pour le reste de mes jours dans un couvent, si je refusois M. de Vernon; et comme je ne possédois rien au monde, je n'avois point l'espoir de m'affranchir de son despotisme. J'examinai ma situation; je vis que j'étois sans force; une lutte inutile me parut la conduite d'un enfant; j'y renonçai, mais avec un sentiment de haine contre la société qui ne prenoit pas ma défense, et ne me laissoit d'autres ressources que la dissimulation. Depuis cette époque, mon parti fut irrévocablement pris d'y avoir recours, chaque fois que je le jugerois nécessaire. Je crus fermement que le sort des femmes les condamnoit à la fausseté; je me confirmai dans l'idée conçue dès mon enfance, que j'étois, par mon sexe et par le peu de fortune que je possédois, une malheureuse esclave à qui toutes les ruses étoient permises avec son tyran. Je ne réfléchis point sur la morale, je ne pensois pas qu'elle pût regarder les opprimés. Je n'étouffai point ma conscience, car en vérité, jusqu'au jour où je vous ai trompée, elle ne m'a rien reproché.
M. de Vernon n'étoit point un caractère insouciant comme mon tuteur, mais il avoit, avant tout, la peur d'être gouverné, et néanmoins une si grande disposition à être dupe, qu'il donnoit toujours la tentation de le tromper: cela étoit si facile, et il y avoit tant d'inconvénient à lui dire la vérité la plus innocente, qu'il auroit fallu, je vous l'atteste, une sorte de chevalerie dans le caractère, pour parler avec sincérité à un tel homme. J'ai pris pendant quinze ans l'habitude de ne devoir aucun de mes plaisirs qu'à l'art de cacher mes goûts et mes penchans, et j'ai fini par me faire, pour ainsi dire, un principe de cet art même, parce que je le regardois comme le seul moyen de défense qui restât aux femmes, contre l'injustice de leurs maîtres.
J'engageai M. de Vernon avec tant d'adresse à passer plusieurs années à Paris, qu'il crut y aller malgré moi; j'aimois le luxe, et je ne connois personne qui, par son caractère, ses fantaisies et sa prodigalité, ait plus besoin, que moi d'une grande fortune. M. de Vernon s'étoit enrichi par l'économie; je sus cependant exciter si bien son amour-propre, qu'à sa mort il étoit presque ruiné, et avoit contracté, vous le savez, une dette assez forte avec la famille de Léonce. Je disposois de M. de Vernon, et cependant il me traitoit toujours avec une grande dureté; il ne se doutoit pas que j'eusse de l'ascendant sur ses actions; mais, pour mieux se prouver à lui-même qu'il étoit le maître, il me parloit toujours avec rudesse.
Ma fierté se révoltoit souvent en secret de tout ce que j'étois obligée de faire pour alléger ma servitude; mais si je m'étois séparée de M. de Vernon, je serois retombée dans la pauvreté, et j'étois convaincue que de toutes les humiliations, la plus difficile à supporter au milieu de la société, c'était le manque de fortune, et la dépendance, que cette privation entraîne.
Je ne voulus point avoir d'amans, quoique je fusse jolie et spirituelle; je craignois l'empire de l'amour; je sentois qu'il ne pouvoit s'allier avec la nécessité de la dissimulation; j'avois pris d'ailleurs tellement l'habitude de me contraindre, qu'aucune affection ne pouvoit naître malgré moi dans mon coeur; les inconvéniens de la galanterie me frappèrent très-vivement, et, ne me sentant pas les qualités qui peuvent excuser les torts d'entraînement, je résolus de conserver intacte ma considération au milieu de Paris. Je crois que personne n'a mieux jugé que moi le prix de cette considération, et les élémens dont elle se compose; mais les liens d'amour, tels qu'on peut les former dans le monde, valent-ils mieux qu'elle? je ne le pense pas.
J'avois eu d'abord l'idée d'élever ma fille d'après mes idées, et de lui inspirer mon caractère; mais j'éprouvai une sorte de dégoût de former une autre à l'art de feindre: j'avois de la répugnance à donner les leçons de ma doctrine; ma fille montroit dans son enfance assez d'attachement pour moi; je ne voulois ni lui dire le secret de mon caractère, ni la tromper. Cependant j'étois convaincue, et je le suis encore, que les femmes étant victimes de toutes les institutions de la société, elles sont dévouées au malheur, si elles s'abandonnent le moins du monde à leurs sentimens, si elles perdent de quelque manière l'empire d'elles-mêmes. Je me déterminai, après y avoir bien réfléchi, à donner à Matilde, dont le caractère, je vous l'ai dit, s'annonçoit de bonne heure comme très-âpre, le frein de la religion catholique; et je m'applaudis d'avoir trouvé le moyen de soumettre ma fille à tous les jougs de la destinée de femme, sans altérer sa sincérité naturelle. Vous voyez, d'après cela, que je n'aimois pas ma manière d'être, quoique je fusse convaincue que je ne pouvois m'en passer.
M. de Vernon mourut: l'état de sa fortune me rendoit impossible de rester à Paris; j'en fus très-affligée: j'aime la société, ou, pour mieux dire, je n'aime pas la solitude; je n'ai pas pris l'habitude de m'occuper, et je n'ai pas assez d'imagination pour avoir dans la retraite aucun amusement, aucune variété par le secours de mes propres idées; j'aime le monde, le jeu, etc. Tout ce qui remue au dehors me plaît, tout ce qui agite au dedans m'est odieux; je suis incapable de vives jouissances, et, par cette raison même, je déteste la peine; je l'ai évitée avec un soin constant et une volonté inébranlable.
J'allai à Montpellier; c'est alors que je vous connus, il y a six ans: vous en aviez seize, et moi près de quarante. M. d'Albémar, qui vous avoit élevée, devoit, quoiqu'il eût déjà soixante ans, vous épouser l'année suivante: ce mariage me déplaisoit extrêmement; il m'ôtoit tout espoir d'obtenir une part quelconque dans l'héritage de M. d'Albémar, et de voir finir la gêne d'argent qui m'étoit singulièrement odieuse. J'avois d'abord assez de prévention contre vous; mais je vous l'atteste, et j'ai bien le droit d'être crue, après tant de pénibles aveux, vous me parûtes extrêmement aimable, et dans les trois années que j'ai passées à Montpellier, je trouvois dans votre entretien un plaisir toujours nouveau.
Cependant mon âme n'étoit plus accessible à des sentimens assez forts pour me changer; il falloit, pour être aimée d'une personne comme vous, que je cachasse mon véritable caractère, et j'étudiois le vôtre pour y conformer en apparence le mien. Cette feinte, quoiqu'elle eût pour but de vous plaire, dénaturoit extrêmement le charme de l'amitié. Votre mari mourut. Je vous avois dit que je désirois achever l'éducation de ma fille à Paris; vous m'offrîtes aussitôt d'y venir avec moi, et de me prêter quarante mille livres, qui m'étoient nécessaires pour m'y établir; j'acceptai ce service, et voilà ce qui a commencé à dépraver mon attachement pour vous.
Vous étiez si jeune et si vive, que je ne vous regardois absolument que comme un plaisir dans ma vie; de ce moment, je pensai que vous pouviez m'être utile, et j'examinai votre caractère sous ce rapport. J'aperçus bientôt que vous étiez dominée par vos qualités, la bonté, la générosité, la confiance, comme on l'est par des passions, et qu'il vous étoit presque aussi difficile de résister à vos vertus, peut-être inconsidérées, qu'à d'autres de combattre leurs vices. L'indépendance de vos opinions, la tournure romanesque de votre manière de voir et d'agir, me parurent en contraste avec la société dans laquelle vos goûts, vos succès, votre rang et vos richesses devoient vous placer. Je prévis aisément que vos agrémens et vos avantages inspireroient pour vous des sentimens passionnés, mais vous feroient des ennemis; et, dans la lutte que vous étiez destinée à soutenir contre l'envie et l'amour, je pensai que je pourrois aisément prendre un grand ascendant sur vous.
Je n'avois alors, je vous le jure, d'autre intention que de faire servir cet ascendant à notre bonheur réciproque. Mais le sentiment que vous inspirâtes à Léonce changea ma disposition. Je mettois une grande importance au mariage de ma fille avec lui, et je vous en ai, dans le temps, développé tous les motifs; ils étoient tels, que votre générosité même ne pouvoit diminuer leur influence sur mon sort: je ne pouvois, sans ce mariage, être dispensée de rendre compte de la fortune de M. de Vernon, ni donner une existence convenable à ma fille, ni conserver mon état à Paris.
Il y avoit quelques-unes de mes dettes que je ne vous avois pas avouées, entre autres celle à M. de Clarimin; je me croyois sûre de son silence; j'étois loin de penser qu'il fût capable de la conduite qu'il a tenue envers moi; je le connoissois depuis mon enfance; c'est le seul homme qui m'ait trompée: parce que, de tout temps, il s'est montré à moi comme très-immoral, et que j'ai cru par conséquent qu'il ne me cachoit rien. Une fois, malgré ma prudence accoutumée, je lui répondis une lettre un peu vive [Cette lettre ne s'est pas trouvée.]; elle l'a blessé. L'un des inconvéniens de l'habitude de la dissimulation, c'est qu'une seule faute peut détruire tout le fruit des plus grands efforts: le caractère naturel porte en lui-même de quoi réparer ses torts; le caractère qu'on s'est fait peut se soutenir, mais non se relever.
Je vous sus mauvais gré de vouloir enlever Léonce à ma fille, après que nous étions convenues ensemble de ce mariage. Si je vous avois parlé franchement, vous vous seriez sans doute justifiée; mais j'ai une aversion particulière pour les explications: décidée à ne pas faire connoître en entier ce que je pense, je déteste les momens que l'on destine à se tout dire; je conservai donc mon ressentiment contre vous, et il devint plus amer, étant contenu.
Le jour de la mort de M. d'Ervins, au moment même du dénoûment de cette funeste histoire, lorsque j'avois tout préparé pour m'opposer à votre mariage, vous m'avez montré tant de confiance, que je fus prête à vous avouer ce qui se passoit en moi; mais ce mouvement étoit si contraire à ma nature et à mes habitudes, que j'éprouvai dans tout mon être comme une sorte de roideur qui s'y opposoit. Mille hasards se réunirent pour aider à mes desseins: une lettre de la mère de Léonce, qui s'opposoit de la manière la plus solennelle à son mariage avec vous, arriva la veille même du jour où je devois lui parler; le public étoit convaincu que c'étoit l'amour de M. de Serbellane pour vous, qui l'avoit si vivement irrité contre un mot blessant que vous avoit dit M. d'Ervins. Ce que vous écriviez à Léonce étoit assez vague pour s'accorder avec ce qu'on pouvoit insinuer ou taire; les soins que vous preniez pour sauver la réputation de madame d'Ervins vous compromettoient nécessairement dans l'opinion; je me vis environnée de ces facilités funestes, qui achèvent d'entraîner dans le combat de l'intérêt avec l'honnêteté.
J'hésitois encore cependant, je vous le jure, et deux fois j'ai demandé mes chevaux pour aller à Bellerive; mais enfin ma fille, dans une conversation que nous eûmes ensemble, le matin même du retour de Léonce, me dit qu'elle l'aimoit, et que le bonheur de sa vie étoit attaché à l'épouser. Alors je fus décidée: je me dis qu'en donnant à Matilde l'espérance d'être la femme de Léonce, en lui faisant voir tous les jours un jeune homme aussi remarquable, j'avois contracté l'obligation de l'unir à lui, et que je ne faisois qu'accomplir mon devoir de mère, en employant tous les moyens possibles pour déterminer Léonce à l'épouser.
A cet intérêt se joignit une opinion qui ne peut pas m'excuser à vos yeux, mais dont je conserve néanmoins encore la conviction intime: je ne crois pas que le caractère de Léonce eût jamais pu vous rendre heureuse. Je sais qu'il a de grandes qualités par lesquelles vous pouvez vous ressembler; mais, je l'ai remarqué, dans cet entretien même où j'ai mérité tous mes malheurs en trahissant votre confiance, ce n'étoit point la jalousie seule qui agissoit sur lui: j'exercois un grand empire sur les mouvemens de son âme, en lui disant que l'opinion générale vous étoit contraire, et qu'on le blâmeroit de rechercher une femme qui s'étoit publiquement compromise. Chaque fois que j'en appelois, pour le décider, à ce qu'il devoit à sa propre considération, je lui causois une rougeur, une agitation qui ne se seroit pas entièrement calmée, quand même on lui auroit prouvé que les apparences seules étoient contre vous.
Vous savez maintenant, non mon excuse, mais l'explication de ma conduite. Mon plus grand tort fut d'arracher à Léonce son consentement, et de l'entraîner à l'église avant que vous eussiez eu le temps de vous revoir: j'en ai été punie; il n'est résulté pour moi que des peines de ce malheureux mariage: ma fille s'est éloignée de moi; elle n'a voulu se prêter à rien de ce que je souhaitois: je me suis jetée dans les distractions qui suspendent toutes les inquiétudes de l'âme; j'ai joué, j'ai veillé toutes les nuits; je sentois qu'en me conduisant ainsi j'abrégeois ma vie, et cette idée m'étoit assez douce.
Je craignois à chaque instant que le hasard n'amenât un éclaircissement entre Léonce et vous: si j'ai mis alors tant d'intérêt à l'empêcher, c'étoit surtout dans l'espoir de conserver ou de dérober même votre amitié que je ne méritois plus: le mariage que je voulois étoit conclu, mais il falloit que l'absence de Léonce me laissât le temps de vous engager à l'oublier, et peut-être alors auriez-vous formé d'autres liens, qui vous auroient rendue plus indifférente aux moyens employés pour vous brouiller avec M. de Mondoville. Pendant deux mois qu'il a différé le voyage qu'il projetoit, j'ai su tout ce que vous faisiez l'un et l'autre, afin de prévenir l'explication que je redoutois mortellement. Votre caractère et celui de Léonce rendoient cette entreprise plus facile; vous vous occupiez de M. de Serbellane, à cause de madame d'Ervins, sans songer qu'à votre âge vous pouviez nuire ainsi très-sérieusement à votre réputation; et Léonce a non-seulement de la jalousie dans le caractère, mais une sorte de susceptibilité sur les torts d'une femme envers lui, ou sur ceux qu'elle peut avoir aux yeux des autres, dont il est aisé de tirer avantage pour l'irriter même contre celle qu'il aime. Enfin Léonce partit pour l'Espagne: vous me proposâtes d'aller avec vous à Montpellier; et me croyant sûre, Léonce étant absent, de pouvoir conserver votre amitié, je revins à vous du fond de mon coeur, avec la tendresse la plus vive que j'aie jamais éprouvée pour personne. Quand j'acceptai de vous un nouveau service, j'étois digne de le recevoir; je crus au bonheur plus que je n'y avois cru de ma vie: ma santé se rétablissoit, et l'espoir de passer le reste de mes jours avec vous rafraîchissoit mon âme flétrie: c'est alors qu'un enfant a découvert le secret le mieux caché; c'est la punition d'une femme qui se croyoit habile en dissimulation, que d'être déjouée par un enfant, quand elle avoit réussi à tromper les hommes.
Cet événement m'a tuée; la maladie dont je meurs vient de là. Vous avez été offensée, avec raison, de la manière dont je me suis conduite, lorsque tout vous fut révélé; mais notre liaison ne pouvant plus subsister, je voulois éviter des scènes douloureuses. Plus je me sentois coupable, plus je souffrois, plus je voulois vous le cacher. Vous pouviez me perdre auprès de Léonce; je ne cherchai point à vous adoucir; je pouvois, il est vrai, me confier en votre générosité; mais ne repoussez pas le peu de bien que je dis de moi-même; c'est, je vous le jure, parce que je vous aimois encore, qu'il me fut impossible de vous implorer.
Il ne me convenoit pas, tant que je continuois à vivre dans le monde, que l'on connût la véritable cause de notre brouillerie. Je me trouvois engagée à suivre mon caractère, à mettre de l'art dans ma défense; cependant ce caractère éprouvoit déjà beaucoup de changement dans le secret de moi-même; mais après quarante ans, les habitudes dirigent encore, alors même que les sentimens ne sont plus d'accord avec elles. Il faut de longues réflexions ou de fortes secousses, pour corriger les défauts de toute la vie; un repentir de quelques jours n'a pas ce pouvoir.
Quand je vous rencontrai avant-hier, au moment de votre départ, quand je vis le regard doux et sensible que vous jetâtes sur moi, j'éprouvai une émotion si profonde et si vive qu'elle a beaucoup hâté la fin de ma vie. J'aurois voulu vous retenir à l'instant, pour vous révéler mes secrets; mais il falloit l'approche de la mort pour me donner la confiance de parler de moi-même. Je suis timide malgré la présence d'esprit que j'ai su toujours montrer; mon caractère est fier, quoique ma conduite ait été souple et dissimulée; il y a en moi je ne sais quel contraste qui m'a souvent empêchée de me livrer aux bons mouvemens que j'éprouvois.
Enfin je vais mourir, et toute cette vie d'efforts et de combinaisons est déjà finie; je jouis de ces derniers jours pendant lesquels mon esprit n'a plus rien à ménager. Je croyois, il y a quelque temps, que j'avois seule bien entendu la vie, et que tous ceux qui me parloient de sentimens dévoués et de vertus exaltées, étoient des charlatans ou des dupes; depuis que je vous connois, il m'est venu par intervalles d'autres idées; mais je ne sais encore si mon aride système étoit complètement erroné, et s'il n'est pas vrai qu'avec toute autre personne que vous, les seules relations raisonnables sont les relations calculées.
Quoi qu'il en soit, je ne crois pas avoir été méchante: j'avois mauvaise opinion des hommes, et je m'armois à l'avance contre leurs intentions malveillantes; mais je n'avois point d'amertume dans l'âme; j'ai rendu fort heureux tous mes inférieurs, tous ceux qui ont été dans ma dépendance; et lorsque j'ai usé de la dissimulation envers ceux qui avoient des droits sur moi, c'étoit encore en leur rendant la vie plus agréable. J'ai eu tort envers vous, Delphine, envers vous qui êtes, je vous le répète, ce que j'ai le plus aimé: inconcevable bizarrerie! que ne me suis-je livrée à l'impression que vous faisiez sur moi! Mais je la combattois comme une folie, comme une foiblesse qui dérangeoit une vie politiquement ordonnée, tandis que ce sentiment auroit aussi bien servi mes intérêts que mon bonheur.
J'ai tout dit dans cette lettre; je ne vous ai point exagéré les motifs qui pouvoient m'excuser. J'ai donné à mes sentimens pour ma fille, à mes calculs personnels, leur véritable part; croyez-moi donc sur le seul intérêt qui me reste, croyez que je meurs en vous aimant.
J'ai vécu pénétrée d'un profond mépris pour les hommes, d'une grande incrédulité sur toutes les vertus, comme sur toutes les affections. Vous êtes la seule personne au monde que j'aie trouvée tout à la fois supérieure et naturelle, simple dans ses manières, généreuse dans ses sacrifices, constante et passionnée, spirituelle comme les plus habiles, confiante comme les meilleurs; enfin, un être si bon et si tendre que, malgré tant d'aveux indignes de pardon, c'est en vous seule que j'espère pour verser des larmes sur ma tombe, et conserver un souvenir de moi qui tienne encore à quelque chose de sensible.
SOPHIE DE VERNON.
Quelle lettre que celle que vous venez de lire, ma chère Louise! n'augmente-t-elle pas votre pitié pour la malheureuse Sophie? quelle vie froide et contrainte elle a menée! quelle honte, et quelle douleur qu'une dissimulation habituelle! comment pourrai-je lui inspirer quelques-uns de ces sentimens qui peuvent seuls soutenir dans la dernière scène de la vie! Oh! je lui pardonne, et du fond de mon coeur; mais je voudrois que son âme s'endormît dans des idées, dans des espérances qui pussent l'élever jusqu'à son Dieu. Je vais retourner vers elle, et demain je vous écrirai.