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Delphine

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LETTRE XXI.

Léonce à M. Barton.

Ce 1er juin.

Ma mère me mande, mon cher Barton, qu'elle vous écrit pour vous charger de quelques affaires à Mondoville, qu'il faut terminer, dit-elle, avant mon mariage. Je voudrais bien que vous ne partissiez pas encore pour cette terre. C'est à votre réveil que vous avez coutume de régler vos projets. Mon domestique vous portera cette lettre demain à huit heures, dans votre nouveau logement; vous ne me direz donc pas que vos arrangemens étoient pris pour partir, et que vous ne pouvez plus y rien changer. Dans quelques jours je pourrai sortir, et l'on me montrera enfin mademoiselle de Vernon. Peut-on regarder un mariage comme décidé, quand on n'a jamais vu celle qu'on doit épouser? Ah! que vous aviez raison de me parler de madame d'Albémar, comme de la plus charmante personne du monde! Vous m'avez vanté le charme de son entretien, la noblesse et la bonté de son caractère; mais vous n'auriez pu me peindre la grâce enchanteresse de sa figure, cette taille svelte, souple, élégante; ces cheveux blonds, qui couvrent à moitié des yeux si doux, et en même temps si animés; cette physionomie mobile, et cet air d'abandon plus pur, plus modeste, plus innocent encore qu'une réserve austère. J'étois entre la mort et la vie, quand je l'entendis crier: ah! ma tante, venez, venez, il va mourir. Je crus, pendant un moment, avoir déjà passé dans un autre monde, et que c'étoit la voix des anges qui réveilloit mon âme au bonheur des immortels.

Quand j'ouvris les yeux, Delphine ne s'attendoit point à mes regards, et tout son visage exprimoit encore une compassion céleste. Elle s'éloigna, mais je n'oublierai jamais sa physionomie dans cet instant. O pitié! douce pitié! s'il suffit de ton émotion pour la rendre si belle, que seroit-elle donc si l'amour répandoit son charme sur ses traits? Oui, mon ami, chacune des grâces de cette figure est le signe aimable d'une qualité de l'âme. Sa taille qui se balance et se plie mollement quand elle marche, comme si ses pas avoient besoin d'appui; ses regards qui peignent une intelligence supérieure, et cependant un caractère timide; tout exprime en elle ce rare contraste que vous m'aviez vous-même indiqué, lorsque dans notre voyage vous me disiez, qu'elle réunissoit un esprit très-indépendant à un coeur dévoué, et facilement asservi quand elle aime. C'est ainsi que vous m'expliquiez son amitié presque soumise pour madame de Vernon. N'allez pas vous reprocher, mon cher Barton, l'impression que madame d'Albémar m'a faite; je n'ai rien appris de vous, ce sont ses regards qui m'ont tout dit.

Ne croyez pas, cependant, que je me livre sans réflexion à l'attrait qu'elle m'inspire; je sais quels sont mes devoirs envers ma mère; je n'ai point encore examiné la force des engagemens qu'elle a pris avec madame de Vernon, jusques à quel point ils me lient; mais je ne vous cache point que depuis que j'ai vu madame d'Albémar, il me seroit odieux de me prononcer que je ne suis plus libre; il se peut que je ne le sois plus, mais laissez-moi le temps d'en juger moi-même. Mon cher maître, si de la manière la plus indirecte, je crois l'honneur de ma mère intéressé à mon mariage avec mademoiselle de Vernon, il sera fait, vous n'en doutez pas. Pourquoi craindriez-vous donc de m'aider à gagner du temps? Adieu, je vous attends ce matin; mais je suis bien aise de vous avoir écrit tout ce que contient cette lettre; vous le savez à présent, et il m'en auroit coûté de vous le dire.

LETTRE XXII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Ce 3 juin.

Léonce est beaucoup mieux: il sortira bientôt; je ne l'ai pas revu. Madame de Vernon est retournée seule chez lui; je ne l'aurois pas suivie, mais elle ne me l'a pas proposé. Je n'ai pas non plus aperçu M. Barton; il a quitté Léonce pour ses affaires, qui sont sans doute les affaires du mariage. Quand je reverrai M. de Mondoville, ce sera peut-être pour signer son contrat comme parente de son épouse. Ma Louise, Léonce m'est apparu comme un songe, et le reste de ma vie n'en sera point changé. Qui pense à l'impression qu'il m'a faite? ni lui, ni personne. Allons, il ne faut plus vous en entretenir.

J'ai été d'ailleurs vivement occupée par l'arrivée de Thérèse. M. de Serbellane est venu ce matin chez moi pour me l'annoncer: il étoit abattu; et malgré l'habitude qu'il a prise de contenir toutes ses impressions, ses yeux se remplissoient quelquefois de larmes: il me conjura de venir voir madame d'Ervins.—Hélas! me disoit-il, elle se perdra! son âme est agitée par l'amour et le remords, avec une telle violence, qu'elle peut se trahir à chaque instant devant son mari, devant l'homme le plus irritable et le plus emporté. Si elle vouloit le fuir avec moi, il y auroit quelque chose de raisonnable dans son exaltation même; mais par une funeste bizarrerie, la religion la domine autant que l'amour, et son âme foible et passionnée s'expose à tous les dangers des sentimens les plus opposés. Elle peut aujourd'hui même avouer sa faute à son mari, et demain s'empoisonner, s'il nous sépare. Malheureuse et touchante personne! pourquoi l'ai-je connue!—Je vais la voir, lui dis-je, ses soins me sauvèrent la vie, ne pourrai-je donc rien pour son bonheur?—J'arrivai chez madame d'Ervins; la pauvre petite se jeta dans mes bras en pleurant. Je n'avois pas encore vu son mari, et son extérieur confirma l'opinion qu'on m'avoit donnée de lui. Il me reçut avec politesse, mais avec une importance qui me faisoit sentir, non le prix qu'il attachoit à moi, mais celui qu'il mettoit à lui-même. Il m'offrit à déjeûner, et notre conversation fut contrainte et gênée, comme elle doit toujours l'être avec un homme qui n'a de sentimens vrais sur rien, et dont l'esprit ne s'exerce qu'à la défense de son amour-propre. Il me parla continuellement de lui, sans remarquer le moins du monde si mon intérêt répondoit à la vivacité du sien. Quand il se croyoit prêt à dire un mot spirituel, ses petits yeux brilloient à l'avance d'une joie qu'il ne pouvoit réprimer; il me regardoit après avoir parlé pour juger si j'avois su l'entendre, et lorsque son émotion d'amour-propre étoit calmée, il reprenoit un air imposant, par égard pour son propre caractère; passant tour à tour des intérêts de son esprit à ceux de sa considération, et secrètement inquiet d'avoir été trop badin pour un homme sérieux, ou trop sérieux pour un homme aimable.

Après une heure consacrée au déjeûner, il se leva et m'expliqua lentement comment des affaires indispensables, que la bonté de son coeur lui avoit suscitées, des visites chez quelques ministres qu'il ne pouvoit retarder sans craindre de les offenser grièvement, l'obligeoient à me quitter. Je vis qu'il me regardoit avec bienveillance, pour adoucir la peine que je devois ressentir de son absence; j'aurois eu envie de le tranquilliser sur le chagrin qu'il me supposoit, mais ne voulant pas déplaire au mari de mon amie, je lui fis la révérence avec l'air sérieux qu'il désiroit, et son dernier salut me prouva qu'il en étoit content.

Restée seule avec Thérèse, je réunis tout ce que la raison et l'amitié peuvent inspirer pour lui faire goûter de sages conseils; mais ses larmes, ses regrets, ses résolutions combattues et démenties sans cesse, me firent éprouver une profonde pitié. Elle n'a point reçu cette éducation cultivée qui porte à réfléchir sur soi-même; on l'a jetée dans la vie avec une religion superstitieuse et une âme ardente; elle n'a lu, je crois, que des romans et la Vie des Saints; elle ne connoît que des martyrs d'amour et de dévotion; et l'on ne sait comment l'arracher à son amant, sans la livrer à des excès insensés de pénitence. La crainte de cesser de voir M. de Serbellane est la seule pensée qui puisse la contenir; si on l'obligeoit à se séparer de lui, elle avoueroit tout à son mari; elle a beaucoup d'esprit naturel, mais il ne lui sert qu'à trouver des raisons pour justifier son caractère; elle aime sa fille, mais sans pouvoir s'occuper de son éducation. Cette pauvre enfant, en voyant pleurer sa mère tout le jour, est dans un état d'attendrissement continuel qui nuit à ses forces morales et physiques; et M. d'Ervins ne se doute de rien au milieu de toutes ces scènes. Quand il surprend sa femme et sa fille en larmes, il leur demande pardon de les avoir trop peu vues, d'être resté trop long-temps dans son cabinet, ou chez ses amis; et il leur promet de ne plus s'éloigner à l'avenir. Cet aveuglement pourroit durer dans la retraite; mais à Paris, il se rencontre tant de gens qui ont envie d'humilier un sot, ou d'irriter un méchant homme!

J'ai peint à Thérèse quelle seroit sa situation, si M. d'Ervins faisoit tomber sur elle sa colère et son despotisme; que deviendroit-elle sans parens, sans fortune, sans appui? Elle me répond alors, que son dessein est de s'enfermer dans un couvent pour le reste de sa vie; et si je lui dis qu'il vaudroit peut-être mieux que M. de Serbellane allât passer quelque temps en Portugal auprès d'un de ses parens, comme c'étoit son projet en quittant l'Italie, elle tombe à cette idée dans un désespoir qui me fait frémir. Ah! Louise, quelles douleurs que celles de l'amour! Pauvre Thérèse! en l'écoutant, mon âme n'étoit point uniquement occupée d'elle; je pensois à Léonce, à ce que j'aurois pu souffrir. De quel secours me seroit un esprit plus éclairé que celui de Thérèse? La passion fait tourner toutes nos forces contre nous-mêmes: mais écartons ces pensées: c'est de ma malheureuse amie que je dois m'occuper. Le ciel en récompense se chargera peut-être de mon sort.

M. d'Ervins rentra, et M. de Serbellane vint quelques momens après. Thérèse nous retint: je vis avec plaisir pendant le reste de la journée que M. de Serbellane n'avoit point cherché à se lier avec M. d'Ervins: plus il étoit facile de captiver un tel homme en flattant sa vanité, plus je sus gré à l'ami de Thérèse de n'être pas devenu celui de son époux. Il est des situations qui peuvent condamner à cacher les sentimens qu'on éprouve, mais il n'y a que l'avilissement du caractère qui rende capable de feindre ceux que l'on n'a pas.

Mon estime pour M. de Serbellane s'accrut donc encore, par sa froideur avec M. d'Ervins. Il m'intéressoit aussi par le soin qu'il mettoit à veiller continuellement sur les imprudences de Thérèse. Elle rougissoit et pâlissoit tour à tour quand on prononçoit le nom du Portugal; M. de Serbellane détournoit à l'instant la conversation et protégeoit Thérèse, sans néanmoins la blesser en se montrant indifférent à son amour. Je fus cruellement effrayée de l'état où je la voyois; je la pris à part avant de la quitter, et je lui fis remarquer la délicatesse de la conduite de son ami et l'inconséquence de la sienne.—Je le sais, me répondit-elle, c'est le meilleur et le plus généreux des hommes. Je lui suis bien à charge sans doute, je ferois mieux de délivrer de moi ceux qui m'aiment, d'aller me jeter aux pieds de M. d'Ervins et de lui tout avouer.—En prononçant ces paroles, ses regards se troubloient; je craignis qu'elle ne voulût accomplir ce dessein à l'heure même; je la serrai dans mes bras, et je lui demandai la promesse de s'en remettre entièrement à moi.

—Écoutez, me dit-elle, je suis poursuivie par une crainte qui est, je crois, la principale cause de l'égarement où vous me voyez: je me persuade qu'il se croira obligé de partir sans m'en avertir, ou que mon mari me séparera de lui tout à coup, avant que j'aie pu lui dire adieu. Si vous obtenez de M. de Serbellane le serment qu'il ne s'en ira jamais sans m'en avoir prévenue, et si vous me donnez votre parole de me prêter votre secours pour le voir une heure seulement, une heure, quoi qu'il arrive, avant de le quitter pour toujours, alors je serai plus tranquille; je ne croirai pas, chaque fois qu'il me parlera, que ce sont les derniers mots que j'entendrai jamais de lui; je ne serai pas sans cesse agitée par tout ce que je voudrois lui dire encore, je serai calme.—Eh bien! lui répondis-je avec chaleur, à l'instant même vous allez être satisfaite.—M. d'Ervins parloit à un homme qui l'écoutoit avec la plus grande condescendance, il ne pensoit point à nous: j'appelai M. de Serbellane; il promit solennellement ce que désiroit Thérèse: je l'assurai moi-même aussi que je lui ferois avoir de quelque manière un dernier entretien avec M. de Serbellane, si jamais M. d'Ervins lui défendoit de le revoir. En donnant cette promesse, je ne sais quelle crainte me troubla; mais avant de connoître Léonce, je n'aurois pas seulement pensé qu'un tel engagement pouvoit un jour me compromettre. Je m'applaudis cependant de l'avoir pris, en voyant à quel point il avoit raffermi le coeur de Thérèse; elle m'entendit parler avec résignation des circonstances qui pourroient obliger M. de Serbellane à s'éloigner, et quand je la quittai, elle me parut tranquille. Je n'allai point le soir chez madame de Vernon, il ne m'étoit pas permis de lui confier le secret de Thérèse, je ne pouvois lui parler de Léonce, et comment éloigner d'une conversation intime les idées qui nous dominent? C'est causer avec son amie comme avec les indifférens, chercher des sujets de conversation au lieu de s'abandonner à ce qui nous occupe, et se garder, pour ainsi dire, des pensées et des sentimens dont l'âme est remplie. Il vaut mieux alors ne pas se voir.

Pour vous, ma Louise, à qui je ne veux rien taire, je n'éprouve jamais la moindre gêne en vous écrivant; je m'examine avec vous, je vous prends pour juge de mon coeur, et ma conscience elle-même ne me dit rien que je vous laisse ignorer.

LETTRE XXIII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Ce 5 juin.

Je l'ai revu, ma soeur, je l'ai revu: non ce n'est plus l'impression de la pitié, c'est l'estime, l'attrait, tous les sentimens qui auroient assuré le bonheur de ma vie. Ah! qu'ai-je fait! Par quels liens d'amitié, de confiance, me suis-je enchaînée? Mais lui, que pense-t-il? que veut-il? car enfin, pourroit-on le contraindre, s'il n'aimoit pas ma cousine, si…. De quels vains sophismes je cherche à m'appuyer! ne seroit-ce pas pour moi qu'il romproit ce mariage. J'aurois eu l'air de l'assurer par mes dons, et je le ferois manquer par ce qu'on appelleroit ma séduction. Je suis plus riche que Matilde; on pourroit croire que j'ai abusé de cet avantage; enfin, surtout, je blesserois le coeur de madame de Vernon: elle m'accuseroit de manquer à la délicatesse, elle dont l'estime m'est si nécessaire! Mais à quoi servent tous ces raisonnemens, Léonce m'aime-t-il? Léonce se dégageroit-il jamais de la promesse donnée par sa mère? Vous allez juger à quels signes fugitifs j'ai cru deviner son affection. Ah! journée trop heureuse, la première et la dernière peut-être de cette vie d'enchantement, que la merveilleuse puissance d'un sentiment m'a fait connoître pendant quelques heures!

On annonça M. de Mondoville hier chez madame de Vernon; il étoit moins pâle que la première fois que je l'avois vu, mais sa figure conservoit toujours le charme touchant qui m'avoit si vivement attendrie, et le retour de ses forces rendoit plus remarquable ce qu'il y a de noble et de sérieux dans l'expression de ses traits. Il me salua la première, et je me sentis fière de cette marque d'intérêt, comme si les moindres signes de sa faveur marquoient à chaque personne son rang dans la vie. Madame de Vernon le présenta à Matilde, elle rougit; je la trouvai bien belle: cependant, Louise, j'en suis sûre, lorsque Léonce après l'avoir très-froidement observée, se tourna vers moi, ses regards avoient seulement alors toute leur sensibilité naturelle.

M. Barton s'étoit assis à côté de moi sur la terrasse du jardin, Léonce vint se placer près de lui; madame de Vernon lui proposa de passer la soirée chez elle, il y consentit.

J'éprouvai tout à coup dans ce moment une tranquillité délicieuse; il y avoit trois heures devant moi pendant lesquelles j'étois certaine de le voir; sa santé ne me causoit plus d'inquiétude, et je n'étois troublée que par un sentiment trop vif de bonheur. Je causai longtemps avec lui, devant lui, pour lui; le plaisir que je trouvois à cet entretien m'étoit entièrement nouveau; je n'avois considéré la conversation jusqu'à présent que comme une manière de montrer ce que je pouvois avoir d'étendue ou de finesse dans les idées, mais je cherchois avec Léonce des sujets qui tinssent de plus près aux affections de l'âme: nous parlâmes des romans, nous parcourûmes successivement le petit nombre de ceux qui ont pénétré jusqu'aux plus secrètes douleurs des caractères sensibles. J'éprouvois une émotion intérieure qui animoit tous mes discours: mon coeur n'a pas cessé de battre un seul instant, lors même que notre discussion devenoit purement littéraire; mon esprit avoit conservé de l'aisance et de la facilité, mais je sentois mon âme agitée, comme dans les circonstances les plus importantes de la vie, et je ne pouvois le soir me persuader, qu'il ne s'étoit passé autour de moi aucun événement extraordinaire.

Chaque mot de Léonce ajoutait à mon estime, à mon admiration pour lui: sa manière de parler étoit concise, mais énergique; et quand il se servoit même d'expressions pleines de force et d'éloquence, on croyoit entrevoir qu'il ne disoit qu'à demi sa pensée, et que dans le fond de son coeur restoient encore des richesses de sentiment et de passion qu'il se refusoit à prodiguer. Avec quelle promptitude il m'entendoit! avec quel intérêt il daignoit m'écouter! Non, je ne me fais pas l'idée d'une plus douce situation, la pensée excitée par les mouvemens de l'âme, les succès de l'amour-propre changés en jouissances du coeur, oh! quels heureux momens! et la vie en seroit dépouillée!

Je m'aperçus cependant que Matilde, par ses gestes et sa physionomie, témoignoit assez d'humeur. Madame de Vernon, qui se plaît ordinairement à causer avec moi, parloit à son voisin sans avoir l'air de s'intéresser à notre conversation; enfin elle prit le bras de madame du Marset, et lui dit assez haut pour que je l'entendisse:—Ne voulez-vous pas jouer, madame? ce qu'on dit est trop beau pour nous.—Je rougis extrêmement à ces mots, je me levai pour déclarer que je voulois être aussi de la partie; Léonce m'en fit des reproches par ses regards. M. Barton vint vers moi, et me dit avec une bienveillance qui me toucha:—Je croirois presque vous avoir entendue pour la première fois aujourd'hui, madame; jamais le charme de votre conversation ne m'avoit tant frappé.—Ah! qu'il m'étoit doux d'être louée en présence de Léonce! Il soupira, et s'appuya sur la chaise que je venois de quitter. M. Barton lui dit à demi-voix:—Ne voulez-vous pas vous approcher de mademoiselle de Vernon?—De grâce, laissez-moi ici, répondit Léonce.—Ces mots, je les ai entendus, Louise, et leur accent surtout ne peut être oublié.

Quand la partie fut arrangée, Léonce, resté presque seul avec Matilde, vint lui parler; mais la conversation me parut froide et embarrassée. Je ne savois ce que je faisois au jeu: madame du Marset en prenoit beaucoup d'humeur: madame de Vernon excusoit mes fautes avec une bonté charmante: sa grâce fut parfaite pendant cette partie, et j'en fus si touchée, que je ne me rapprochai plus de Léonce; il me sembloit que la douceur de madame de Vernon l'exigeoit de moi. Elle voulut me retenir pour causer seule avec elle; je m'y refusai; je ne veux pas lui cacher ce que j'éprouve: qu'elle le devine, j'y consens, je le souhaite peut-être; mais je ne puis me résoudre à lui en parler la première. Ne seroit-ce pas indiquer le sacrifice que je désire? Je m'en sentirois plus à l'aise avec elle, si c'étoit moi qui lui dusse de la reconnoissance; alors je lui avouerois ma folie, je m'en remettrois à sa générosité; mais ce que je crains avant tout, c'est d'abuser un instant du service que j'ai pu lui rendre.

Ma soeur, consultez votre délicatesse naturelle, non votre injuste prévention contre madame de Vernon, et dites-moi ce que je devrois faire, s'il m'aimoit, s'il se croyoit libre. Hélas! ce conseil sera peut-être bien inutile; peut-être redoute-je des combats qu'il m'épargnera!

LETTRE XXIV.

Léonce à M. Barton, à Mondoville.

Paris, ce 6 juin.

Vous êtes parti pour Mondoville par condescendance pour une seconde lettre de ma mère; je vous prie, mon cher Barton, d'y rester quelque temps. Je me servirai de ce prétexte pour retarder toute explication avec madame de Vernon sur mon mariage, et je pourrai écrire à ma mère, et peut-être trouver quelques moyens de me délivrer de sa promesse. Mon cher maître, vous le sentez vous-même, j'en suis sûr, quoique vous vous soyez refusé à me l'avouer; j'ai connu madame d'Albémar, je ne peux jamais aimer Matilde.

Pensez-vous que l'impression de la journée d'hier puisse s'effacer de mou coeur? Sans doute elle est belle, Matilde; vous me l'avez dit, je le crois; mais ai-je pu seulement la regarder? Je voyois, j'écoutois une femme comme il n'en exista jamais. C'est un être inspiré, que Delphine! L'avez-vous remarquée, lorsqu'elle s'adressoit à moi? J'étois assis à quelques pas d'elle dans le jardin: sa voix s'animoit, ses yeux-ravissans regardoient le ciel comme pour le prendre à témoin de ses nobles pensées; ses bras charmans se plaçoient naturellement de la manière la plus agréable et la plus élégante. Le vent ramenoit souvent ses cheveux blonds sur son visage; elle les écartoit avec une grâce, une négligence, qui donnoient à chacun de ses mouvemens une séduction nouvelle. Croyez-vous, mon cher Barton, qu'elle parlât avec plus d'intérêt à cause de moi? Vous m'avez dit que vous ne l'aviez jamais trouvée si aimable: auroit-elle voulu me plaire? Cependant elle m'a quitté si brusquement! mais c'étoit dans la crainte d'affliger madame de Vernon. Oh! sans doute nos âmes s'entendroient si j'étois libre, si je pouvois m'exprimer de toute la force de mon émotion et de ma pensée! Mais il faudra se réprimer long-temps encore, et saura-t-elle me deviner à travers tant de contraintes? elle, dont tout le charme est dans l'abandon, croira-t-elle aux sentimens contenus? saurat-elle que le coeur qui les renferme en est dévoré?

Je n'imaginois pas qu'il fût possible, mon cher Barton, qu'une seule personne réunît tant de grâces variées, tant de grâces qui sembleroient devoir appartenir aux manières d'être les plus différentes. Des expressions toujours choisies, et un mouvement toujours naturel, de la gaîté dans l'esprit, et de la mélancolie dans les sentimens, de l'exaltation et de la simplicité, de l'entraînement et de l'énergie! mélange adorable de génie et de candeur, de douceur et de force! possédant au même degré tout ce qui peut inspirer de l'admiration aux penseurs les plus profonds, tout ce qui doit mettre à l'aise les esprits les plus ordinaires, s'ils ont de la bonté, s'ils aiment à retrouver cette qualité touchante, sous les formes les plus faciles et les plus nobles, les plus séduisantes et les plus naïves.

Delphine anime la conversation en mettant de l'intérêt à ce qu'elle dit, de l'intérêt à ce qu'elle entend; nulle prétention, nulle contraints: elle cherche à plaire, mais elle ne veut y réussir qu'en développant ses qualités naturelles. Toutes les femmes que j'ai connues, s'arrangeoient plus ou moins pour faire effet sur les autres; Delphine, elle seule, est tout à la fois assez fière et assez simple, pour se croire d'autant plus aimable, qu'elle se livre davantage à montrer ce qu'elle éprouve.

Avec quel enthousiasme elle parle de la vertu! Elle l'aime comme la première beauté de la nature morale; elle respire ce qui est bien, comme un air pur, comme le seul dans lequel son âme généreuse puisse vivre. Si l'étendue de son esprit lui donne de l'indépendance, son caractère a besoin d'appui; elle a dans le regard quelque chose de sensible et de tremblant, qui semble invoquer un secours contre les peines de la vie; et son âme n'est pas faite pour résister seule aux orages du sort. O mon ami! qu'il sera heureux, celui qu'elle choisira pour protéger sa destinée, qu'elle élèvera jusqu'à elle, et qui la défendra de la méchanceté des hommes!

Vous le voyez, ce n'est point une impression légère que j'ai reçue: j'ai observé Delphine, je l'ai jugée, je la connois; je ne suis plus libre. Je veux écrire à manière; promettez-moi seulement, mon cher Barton, de faire naître des incidens qui vous retiennent un mois à Mondoville.

P. S. Je reçois à l'instant une lettre d'Espagne, qui m'est assez pénible; ma mère me mande que madame du Marset, qui lui écrit souvent comme vous le savez, l'a prévenue que mademoiselle de Vernon avoit une cousine très-spirituelle, mais singulièrement philosophe dans ses principes et dans sa conduite, enthousiaste des idées politiques actuelles, etc., et dont la société ne vaut rien pour moi. Ma mère me recommande de ne point me lier avec madame d'Albémar; c'est une prévention absurde que je parviendrai sûrement à détruire. Cependant je suis indigné contre madame du Marset, et je saisirai la première occasion de le lui faire sentir.

LETTRE XXV.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Ce 10 juin,

Il m'a parlé, ma chère, avec intérêt, avec intimité! Mon Dieu, combien je m'en suis sentie honorée! Écoutez-moi, ce jour contient plus d'un événement qui peut hâter la décision de mon sort.

J'avois dîné chez madame de Vernon avec madame du Marset, et son inséparable ami M. de Fierville; je ne sais par quel hasard, à l'heure même où Léonce a coutume de venir chez madame de Vernon, elle mit la conversation sur les événemens politiques. Madame du Marset se déchaîna contre ce qu'il y a de noble et de grand dans l'amour de la liberté, comme elle auroit pu le faire en parlant des malheurs que les révolutions entraînent; je la laissai dire pendant assez long-temps; mais quelques plaisanteries de M. de Fierville contre un Anglois, qui combattoit les absurdités de madame du Marset, m'impatientèrent. M. de Fierville vient toujours au secours de la déraison de son amie, en tournant en ridicule le sérieux que l'on peut mettre à quelque sujet que ce soit; et il effraie ceux qui ne sont pas bien sûrs de leur esprit, en leur faisant entendre que quiconque n'est pas un moqueur, est nécessairement un pédant. J'eus envie de secourir l'Anglois, nouvellement arrivé en France, que cette ruse intimidoit, et j'entrai malgré moi dans la discussion.

Madame du Marset a retenu quelques phrases d'injures contre Rousseau, qu'on lui fait débiter quand on veut; madame de Vernon la provoqua, je lui répondis assez dédaigneusement. Madame du Marset piquée, se retourna vers madame de Vernon, et lui dit:—Au reste, madame, quoi qu'en dise madame votre nièce, ce n'est pas une opinion si ridicule que la mienne; madame de Mondoville, à qui j'écrivois encore hier sur tout ce qui se passe en France, est entièrement de mon avis.—En apprenant que madame du Marset écrivoit à madame de Mondoville, l'idée me vint à l'instant qu'elle lui parloit peut-être de moi, qu'elle lui manderoit peut-être la conversation même que nous venions d'avoir, et qu'elle me peindroit comme une insensée à madame de Mondoville, qui est singulièrement exagérée dans sa haine contre la révolution de France. J'éprouvai un tel saisissement par cette réflexion, qu'il me fut impossible de prononcer un mot de plus.

Madame du Marset me dit, avec ce rire qui caractérise tous les amours-propres, dont la prétention est de feindre une assurance qu'ils n'ont pas:—Eh bien! madame, vous ne répondez rien? aurois-je raison, par hasard? aurois-je réduit votre grand esprit au silence?—On annonça Léonce: quels voeux je faisois pour que cette fatale conversation ne recommençât pas! Mais madame de Vernon, impitoyablement, appelle M. de Mondoville, et lui dit:—Est-il vrai que madame votre mère déteste Rousseau? madame d'Albémar, qui est très-enthousiaste, et de ses écrits et de ses idées politiques, les soutient contre madame du Marset, qui s'appuie du sentiment de madame votre mère?

Je tremblois pendant ce discours, et j'attendois sans respirer la réponse de Léonce. Au nom de madame du Marset, il se retourna vers elle; je ne voyois pas son visage, mais il y avoit dans l'attitude de sa tête quelque chose de méprisant pour madame du Marset, qui d'abord me rassura. Madame du Marset, qui avoit en face d'elle le regard de Léonce, en fut sans doute troublée, car elle articula foiblement ces mots:—Oui, monsieur, madame votre mère est absolument de mon opinion, elle me l'a écrit plusieurs fois,—Je ne sais, madame, lui dit Léonce avec un son de voix que je ne lui connoissois pas, mais qui me pénétra de respect et de crainte, je ne sais ce que vous écrit ma mère, mais je voudrois ignorer ce que vous lui répondez.—Laissons tout cela, dit assez vivement madame de Vernon, et allons nous promener dans mon jardin.

Je désirois extrêmement avoir l'explication des paroles de Léonce, j'espérois avec délices que sa colère venoit de son intérêt pour moi; mais j'avois besoin qu'il me le dît lui-même. Je restai naturellement de quelques pas en arrière dans la promenade; je crus remarquer un moment d'hésitation dans Léonce: cependant il prit une feuille sur le même arbre où j'en cueillois une, et je commençai alors la conversation.

-Ne vous dois-je pas quelques remercîmens, lui dis-je, pour le secours que vous m'avez accordé?—Je vous défendrai toujours avec bonheur, madame, me répondit-il, quand même je me permettrois de ne pas vous approuver.—Et quel tort avois-je donc? lui dis-je avec assez d'émotion.—Pourquoi, belle Delphine! reprit-il, pourquoi soutenez-vous des opinions qui réveillent tant de passions haineuses, et contre lesquelles, peut-être avec raison, les personnes de votre classe ont un si grand éloignement?—Pour la première fois, ma chère Louise, je me rappelai cette lettre à M. Barton, que j'avois entièrement oubliée depuis que je voyois Léonce; l'accent de sa voix, l'expression de sa figure, la retracèrent à ma mémoire; et je répondis avec plus de froideur que je ne l'aurois fait peut-être sans ce souvenir.—Monsieur, lui dis-je, il ne convient point à une femme de prendre parti dans les débats politiques; sa destinée la met à l'abri de tous les dangers qu'ils entraînent, et ses actions ne peuvent jamais donner de l'importance ni de la dignité à ses paroles; mais si vous voulez connoître ce que je pense, je ne craindrai point de vous dire, que de tous les sentimens, l'amour de la liberté me paroît le plus digne d'un caractère généreux.—Vous ne m'avez pas compris, répondit Léonce, avec un regard plus doux, et qui n'étoit pas sans quelque mélange de tristesse; je n'ai pas entendu discuter avec vous des opinions sur lesquelles le caractère de ma mère, et, si vous le voulez, les préjugés et les moeurs du pays où j'ai été élevé ne me permettent pas d'hésiter; je désirerois seulement savoir s'il est vrai que vous vous livriez souvent à témoigner votre sentiment à ce sujet, et si nul intérêt ne pourroit vous en détourner. Ces questions sont bien indiscrètes et bien inconvenables, mais je vous crois cette intelligence supérieure qui pénètre jusqu'à l'intention, de quelques nuages qu'elle soit enveloppée: vous devez donc me pardonner.

Ces derniers mots attirèrent toute ma confiance; et, me laissant aller à ce mouvement, je lui dis avec assez de chaleur:—Je vous atteste, monsieur, que je n'ai jamais pris à ces opinions d'autre part que celle qui résulte de la conversation; elle promène l'esprit sur tous les sujets, celui-là revient plus souvent maintenant, et j'ai quelquefois cédé à l'intérêt qu'il inspire; mais si j'avois eu des amis qui attachassent le moindre prix à mon silence, ils l'auroient bien facilement obtenu. Comment une femme peut-elle être fortement dominée par des intérêts qui ne tiennent pas aux affections du coeur, ou qui n'y ramènent pas de quelque manière? Si mon frère, mon époux, mon ami, mon père jouoient un rôle dans les affaires publiques, alors toute mon âme pourroit s'y livrer; mais des combinaisons qui sont pour moi purement abstraites, me persuadent sans m'entraîner; je suis libre, tristement libre de ma destinée: je n'ai plus de liens, personne n'exige rien de moi; mes opinions n'influent sur le sort de personne: mes paroles ont suivi mes pensées; il m'eût été plus doux de les taire, si, par ce léger sacrifice, j'avois pu faire quelque plaisir à quelqu'un.—Quoi! me dit-il, avec un charme inexprimable, si vous aviez un ami qui désirât vous rapprocher de sa mère, qui craignît tout ce qui pourroit s'opposer à ce désir, vous céderiez à ses conseils?—Oui, lui répondis-je; l'amitié vaut bien plus qu'une telle condescendance.

Il prit ma main, et après l'avoir portée à ses lèvres, avant de la quitter il la pressa sur son coeur. Ah! ce mouvement me parut le plus doux, le plus tendre de tous; ce n'étoit point le simple hommage de la galanterie; Léonce n'auroit point pressé ma main sur son noble coeur, s'il n'avoit pas voulu l'engager pour témoin de ses affections. Nous nous quittâmes tous les deux alors, comme d'un commun accord; je voulois conserver dans mon âme l'impression qu'elle venait d'éprouver, et je craignois un mot de plus, même de lui.

Nous gardâmes l'un et l'autre le silence pendant le reste, de la soirée. Madame de Vernon me retint lorsque tout le monde fut parti; je crus qu'elle alloit m'interroger. Quoique j'eusse voulu retarder de quelques jours encore l'aveu que je ne pouvois plus taire, j'étois décidée à ne lui point cacher les sentimens qui m'agitoient; mais elle parut ou les ignorer, ou vouloir en repousser la confidence; peut-être se servant d'un moyen plus cruel et plus délicat, croyoit-elle enchaîner mon coeur, par la sécurité même qu'elle me montroit. Elle s'applaudit du choix de Léonce pour sa fille, et m'associant à tout ce qu'elle disoit, elle répéta plusieurs fois ces mots:—Nous avons assuré son bonheur; nous avons…. Ah! quel nous, dans ma situation! Elle me rappela plusieurs fois que c'étoit à moi seule qu'elle devoit l'établissement de sa fille; elle me retraça tous les services que je lui avois rendus dans d'autres temps; et revenant à parler de Matilde, elle m'entretint des défauts de son caractère, avec plus de confiance que jamais.

—Je le sais, me dit-elle, quoique sa beauté soit remarquable, jamais elle ne pourroit lutter avec avantage contre une femme qui chercheroit à plaire; elle ne s'apercevroit seulement pas des efforts qu'on feroit pour lui enlever celui qu'elle aimeroit, et surtout elle ne sauroit point le retenir. Si vous n'aviez, point assuré son sort par de généreux sacrifices, personne ne l'auroit épousée par inclination; elle ne devoit pas se flatter de se marier jamais à un homme de la fortune et de l'éclat de Léonce.—Pourquoi, lui dis-je, un autre n'auroit-il pas réuni des avantages à peu près semblables? Ce neveu de M. de Fierville auquel vous aviez pensé….—Je ne connoissois pas Léonce alors, interrompit-elle; comment une mère pourroit-elle comparer ces deux hommes, lorsqu'il s'agit du bonheur de sa fille? D'ailleurs le neveu de M. de Fierville a perdu son procès qu'il avoit d'abord gagné; il n'a plus rien; la succession de M. de Vernon doit une somme très-forte à madame de Mondoville, et comme je ne puis la payer sans ce mariage, je serois ruinée s'il manquoit: ne cherchez point à diminuer, ma chère, le service que vous me rendez; il est immense, et tout le bonheur de ma vie en dépend.

Je me jetai dans les bras de madame de Vernon; j'allois parler, mais elle m'interrompit précipitamment, pour me dire que son homme d'affaires lui avoit apporté, le matin, l'acte de donation de la terre d'Andelys, parfaitement rédigé comme nous en étions convenues, et qu'elle me prioit de le signer, pour que tout fût en règle, avant de dresser le contrat de Léonce et de Matilde. A ce mot je sentis mon sang se glacer; mais un mouvement presque aussi rapide succédant au premier, j'eus honte d'avouer mon secret à madame de Vernon, dans le moment même où j'allois m'engager au don que j'avois promis, et je craignis de m'exposer ainsi à ce qu'il fût refusé.

Je me levai donc pour la suivre dans son cabinet: en passant devant une glace, je fus frappée de ma pâleur, et je m'arrêtai quelques instans; mais enfin je triomphai de moi, je pris la plume et je signai avec une grande promptitude, car j'avois extrêmement peur de me trahir; et malgré tous mes efforts, je ne conçois pas encore comment madame de Vernon ne s'est pas aperçue de mon trouble. Je sortis presqu'à l'instant même; je voulois être seule pour penser à ce que j'avois fait; madame de Vernon ne me retint pas, et ne prononça pas un seul mot d'inquiétude sur mon agitation.

Rentrée chez moi, je tremblois, j'éprouvois une terreur secrète, comme si j'avois mis une barrière insurmontable entre Léonce et moi: je réfléchis cependant que la terre que je venois d'assigner à Matilde, serviroit également à faciliter un autre mariage, si l'on pouvoit l'amener à y consentir. Un autre mariage! Ah! puis-je me dissimuler que rien au monde ne consolera jamais personne de la perte de Léonce. Quel art madame de Vernon n'a-t-elle pas employé pour entourer mon coeur par ces liens de délicatesse et de sensibilité qui vous saisissent de partout! Combien elle seroit étonnée si je ne répondois pas à sa confiance! elle a l'air de repousser bien loin d'elle cette crainte. Ah! si du moins elle vouloit me soupçonner! Mais rien, rien ne peut l'y engager; il faudra lui parler, il le faudra, j'y suis résolue; dussé-je tout sacrifier, elle ne doit pas ignorer ce qu'il m'en coûte! Mais ce premier mot qui dira tout, que de douleur j'éprouverai pour le prononcer!

LETTRE XXVI.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Ce 20 juin.

Vous êtes bien dangereuse pour moi, ma chère Louise; je vous conjure de me fortifier dans mes cruels combats, et vous m'écrivez une lettre, dans laquelle vous rassemblez tous les motifs que mon coeur pourroit me suggérer, pour me livrer aux sentimens que j'éprouve. Vous voulez me persuader que Matilde ne sera point malheureuse de la perte de Léonce; vous me rappelez que madame de Vernon étoit disposée à s'occuper d'un autre choix, lorsque la vie de Léonce étoit en danger; vous prétendez que j'ai fait assez pour mon amie, en lui prêtant une fois quarante mille livres, et en assurant, par mes dons, la fortune de sa fille: mais vous n'aimez pas madame de Vernon; mais vous ne sentez pas combien l'affection que je lui ai témoignée, le goût vif que j'ai toujours eu pour son esprit et pour son caractère, me rendroient douloureux ce qui pourroit lui déplaire. Je l'aime depuis l'âge de quinze ans, je lui dois les momens les plus agréables de ma vie; tout ce qui tient à elle ébranle fortement mon âme: je me suis accoutumée à croire que son bonheur importoit plus que le mien; il me sembloit que mon âme orageuse n'étoit destinée qu'à souffrir; mais je me flattois du moins que je préserverois de toutes les peines l'être doux et paisible qui se confioit à mon amitié. Je vais perdre six années d'affections et de souvenirs, pour ce sentiment nouveau qui peut-être sera brisé par le caractère de Léonce; je crains déjà même que vous n'en soyez convaincue par ce que je vais vous dire.

Thérèse étoit hier plus tourmentée que jamais: on a commencé à mettre dans la tête de M. d'Ervins, que les opinions politiques de M. de Serbellane étoient très-dangereuses, et qu'il ne convenoit pas à un défenseur de la cour de voir souvent un tel homme. Il le reçoit donc beaucoup plus froidement, et ne l'invite presque plus: Thérèse en est au désespoir, et vouloit m'engager à avoir chez moi tous les jours M. de Serbellane avec elle; je m'y suis refusée; je ne puis protéger une liaison contraire à ses devoirs, je lui donnerai tous les soins qui peuvent consoler son coeur, mais si les circonstances la ramènent dans la route de la morale, je ne repousserai point le secours que la Providence lui donne. Elle a écouté mon refus avec douceur, en me rappelant seulement la promesse que je lui avois faite, si M. de Serbellane étoit obligé de partir; je l'ai confirmée, cette promesse; j'avois quelque embarras de m'être montrée si sévère; hélas! en ai-je encore le droit? Thérèse se livra bientôt après à me peindre tous les sentimens de douleur qui l'agitoient: elle ne savoit pas combien elle me faisoit mal; je lui disois à voix basse quelques mots de calme et de raison, mais j'étois prête à me jeter dans ses bras, à confondre ma douleur avec la sienne, à me livrer avec elle à l'expression du sentiment dont je voulois la défendre; je me retins cependant, je le devois; il faut que je la soutienne encore de ma main mal assurée.

Cet après-midi M. de Serbellane est venu me voir; il m'a parlé de Thérèse, et ce n'est jamais sans attendrissement que je retrouve en lui le touchant mélange d'une protection fraternelle, et de la délicatesse de l'amour. Il avoit encore quelques détails essentiels à me dire; l'heure me pressoit pour me rendre au concert que donnoit madame de Vernon; il me proposa de m'accompagner: il m'est arrivé plusieurs fois de faire des visites avec M. de Serbellane; vous savez que je ne consens point à me gêner pour ces prétendues convenances de société auxquelles on s'astreint si facilement, quand on a véritablement intérêt à dissimuler sa conduite; mais il me vint dans l'esprit que je pourrois déplaire à Léonce, en arrivant avec un jeune homme, et j'hésitois à répondre. M. de Serbellane le remarqua, et me dit:—Est-ce que vous ne voulez pas que j'aille avec vous?—J'étois honteuse de mon embarras; je ne savois que faire de cette apparence de pruderie qui convient si mal à un caractère naturel; et ne pouvant ni dire la vérité, ni me résoudre a me laisser soupçonner d'affectation, j'acceptai la main que m'offroit M. de Serbellane, et nous partîmes ensemble.

J'espérois que Léonce ne seroit point encore chez madame de Vernon; il y étoit déjà: je reconnus en entrant sa voiture dans la cour; un des amis de M. de Serbellane le retint sur l'escalier: je le précédai d'un demi-quart d'heure, et je croyois avoir évité ce que je redoutois; mais au moment où M. de Serbellane entra, madame de Vernon, je ne sais par quel hasard, lui demanda tout haut si nous n'étions pas venus ensemble; il répondit fort simplement que oui. A ce mot Léonce tressaillit, il regarda tour à tour M. de Serbellane et moi, avec l'expression la plus amère, et je ne sus pendant un moment si je n'avois pas tout à craindre. M. de Serbellane remarqua, j'en suis sûre, la colère de Léonce; mais voulant me ménager, il s'assit négligemment à côté d'une femme, dont il ne cessa pas d'avoir l'air fort occupé.

Léonce alla se placer à l'extrémité de la salle, et me regarda d'abord avec un air de dédain: j'étois profondément irritée; et ce mouvement se seroit soutenu, si, tout à coup, une pâleur mortelle couvrant son visage, ne m'avoit rappelé l'état où il étoit, quand je le vis pour la première fois. Le souvenir d'une impression si profonde l'emporta bientôt malgré moi sur mon ressentiment. Léonce s'aperçut que je le regardois, il détourna la tête, et parut faire un effort sur lui-même pour se relever et reprendre à la vie.

Matilde chanta bien, mais froidement; Léonce ne l'applaudit point; le concert continua sans qu'il eût l'air de l'entendre, et sans que l'expression sévère et sombre de son visage s'adoucît un instant. J'étois accablée de tristesse; votre lettre, je l'avoue, avoit un peu affoibli l'idée que je me faisois des obstacles qui me séparaient de Léonce: j'étois arrivée avec cette douce pensée, et Léonce, en me présentant tous les inconvéniens de son caractère, sembloit élever de nouvelles barrières entre nous. Peut-être étoit-il jaloux, peut-être blâmoit-il, de toute la hauteur de ses préjugés à cet égard, une conduite qu'il trouvoit légère: l'un et l'autre pouvoit être vrai, mais je ne savois comment parvenir à m'expliquer avec lui.

Le concert fini, tout le monde se leva; j'essayai deux fois de parler à ceux qui étoient près de Léonce; deux fois il quitta la conversation dont je m'étois mêlée, et s'éloigna pour m'éviter. Mon indignation m'avoit reprise, et je me préparois à partir, lorsque madame de Vernon dit à quelques femmes qui restoient, qu'elle les invitoit au bal qu'elle donneroit à sa fille jeudi prochain, pour la convalescence de M. de Mondoville. Jugez de l'effet que produisirent sur moi ces derniers mots; je crus que c'étoit la fête de la noce; que Léonce s'étoit expliqué positivement; que le jour étoit fixé: je fus obligée de m'appuyer sur une chaise, et je me sentis prête à m'évanouir. Léonce me regarda fixement, et levant les yeux tout à coup avec une sorte de transport, il s'avança au milieu du cercle, et prononça ces paroles avec l'accent le plus vif et le plus distinct:—On s'étonneroit, je pense, dit-il, de la bonté que, madame de Vernon me témoigne, si l'on ne savoit pas que ma mère est son intime amie, et qu'à ce titre elle veut bien s'intéresser à moi.—Quand ces mots furent achevés, je respirai, je le compris; tout fut réparé. Madame de Vernon dit alors en souriant avec sa grâce et sa présence d'esprit accoutumées:—Puisque M. de Mondoville ne veut pas de mon intérêt pour lui-même, je dirai qu'il le doit tout entier à sa mère; mais je persiste dans l'invitation du bal.

La société se dispersa; il ne resta pour le souper que quelques personnes. Le neveu de madame du Marset, qui a une assez jolie voix, me demanda de chanter avec Matilde et lui, ce trio de Didon que votre frère aimoit tant: je refusois; Léonce dit un mot, j'acceptai. Matilde se mit au piano avec assez de complaisance: elle a pris plus de douceur dans les manières depuis qu'elle voit Léonce, sans qu'il y ait d'ailleurs en elle aucun autre changement. On me chargea du rôle de Didon; Léonce s'assit presque en face de nous, s'appuyant sur le piano: je pouvois à peine articuler les premiers sons; mais en regardant Léonce, je crus voir que son visage avoit repris son expression naturelle; et toutes mes forces se ranimèrent, lorsque je vins à ces paroles sur une mélodie si touchante:

    Tu sais si mon coeur est sensible;
    Épargne-le s'il est possible:
    Veux-tu m'accabler de douleur?

La beauté de cet air, l'ébranlement de mon coeur donnèrent, je le crois, à mon accent toute l'émotion, toute la vérité de la situation même. Léonce, mon cher Léonce laissa tomber sa tête sur le piano: j'entendois sa respiration agitée, et quelquefois il relevoit, pour me regarder, son visage baigné de larmes. Jamais, jamais je ne me suis sentie tellement au-dessus de moi-même; je découvrois dans la musique, dans la poésie, des charmes, une puissance qui m'étoient inconnus: il me sembloit que l'enchantement des beaux-arts s'emparoit pour la première fois de mon être, et j'éprouvois un enthousiasme, une élévation d'âme dont l'amour étoit la première cause, mais qui étoit plus pure encore que l'amour même.

L'air fini, Léonce, hors de lui-même, descendit dans le jardin pour cacher son trouble. Il y resta long-temps, je m'en inquiétois; personne ne parloit de lui; je n'osois pas commencer; il me sembloit que prononcer son nom c'étoit me trahir. Heureusement il prit au neveu de madame du Marset l'envie de nous faire remarquer ses connoissances en astronomie; il s'avança vers la terrasse pour nous démontrer les étoiles, et je le suivis avec bien du zèle. Léonce revint; il me saisit la main sans être aperçu, et me dit avec une émotion profonde:—Non, vous n'aimez pas M. de Serbellane, ce n'est pas pour lui que vous avez chanté, ce n'est pas lui que vous avez regardé.—Non, sans doute, m'écriai-je, j'en atteste le ciel et mon coeur!—Madame de Vernon nous interrompit aussitôt; je ne sus pas si elle avoit entendu ce que je disois, mais j'étois résolue à lui tout avouer: je ne craignois plus rien.

On rentra dans le salon; Léonce étoit d'une gaîté extraordinaire; jamais je ne lui avois vu tant de liberté d'esprit; il étoit impossible de ne pas reconnoître en lui la joie d'un homme échappé à une grande peine. Sa disposition devint la mienne; nous inventâmes mille jeux, nous avions l'un et l'autre un sentiment intérieur de contentement qui avoit besoin de se répandre. Il me fit indirectement quelques épigrammes aimables sur ce qu'il appeloit ma philosophie, l'indépendance de ma conduite, mon mépris pour les usages de la société; mais il étoit heureux, mais il s'établissoit entre nous cette douée familiarité, la preuve la plus intime des affections de l'âme; il me sembla que nous nous étions expliqués, que tous les obstacles étoient levés, tous les sermens prononcés; et cependant je ne connoissois rien de ses projets, nous n'avions pas encore eu un quart d'heure de conversation ensemble; mais j'étois sûre qu'il m'aimoit, et rien alors dans le monde ne me paroissoit incertain.

Je m'approchai de madame de Vernon, et je lui demandai le soir même une heure d'entretien; elle me refusa en se disant malade: je proposai le lendemain; elle me pria de renvoyer après le bal ce que je pouvois avoir à lui dire; elle m'assura que jusqu'à ce jour elle n'auroit pas un moment de libre. Je m'y soumis, quoiqu'il me fût aisé d'apercevoir qu'elle cherchoit des prétextes pour éloigner cette conversation. Soit qu'elle en devine ou non le sujet, ma résolution est prise, je lui parlerai; quand elle saura tout, quand je lui aurai offert de quitter Paris, d'aller m'enfermer dans une retraite pour le reste de mes jours, afin d'y conserver sans crime le souvenir de Léonce, elle prononcera sur mon sort, je l'en ferai l'arbitre; et quel que soit le parti qu'elle prenne, je n'aurai plus du moins à rougir devant elle. Ma chère Louise, je goûte quelque calme depuis que je n'hésite plus sur la conduite que je dois suivre.

LETTRE XXVII.

Léonce à M. Barton.

Paris, ce 29 juin.

Mon sort est décidé, mon cher maître, jamais un autre objet que Delphine n'aura d'empire sur mon coeur: hier au bal, hier elle s'est presque compromise pour moi. Ah! que je la remercie de m'avoir donné des devoirs envers elle! je n'ai plus de doutes, plus d'incertitudes; il ne s'agit plus que d'exécuter ma résolution, et je ne vous consulte que sur les moyens d'y parvenir.

Je serai le 4 juillet à Mondoville; nous concerterons ensemble ce qu'il faut écrire à ma mère; madame de Vernon ne m'a pas encore dit un mot du mariage projeté; à mon retour de Mondoville, je lui parlerai le premier; c'est une femme d'esprit, elle est amie de Delphine: dès qu'elle sera bien assurée de ma résolution, elle la servira. Je ne craignois que la force des engagemens contractés; ma mère a évité de me répondre sur ce sujet; il faut qu'elle n'y croie pas son honneur intéressé; elle n'auroit pas tardé d'un jour à me donner un ordre impérieux, si elle avoit cru sa délicatesse compromise par ma désobéissance. Elle n'insiste dans ses lettres que sur les prétendus défauts de madame d'Albémar: on lui a persuadé qu'elle étoit légère, imprudente; qu'elle compromettoit sans cesse sa réputation, et ne manquoit pas une occasion d'exprimer les opinions les plus contraires à celles qu'on doit chérir et respecter. C'est à vous, mon cher Barton, de faire connoître madame d'Albémar à ma mère; elle vous croira plus que moi.

Sans doute Delphine se fie trop à ses qualités naturelles, et ne s'occupe pas assez de l'impression que sa conduite peut produire sur les autres. Elle a besoin de diriger son esprit vers la connoissance du monde, et de se garantir de son indifférence pour cette opinion publique, sur laquelle les hommes médiocres ont au moins autant d'influence que les hommes supérieurs. Il est possible que nous ayons des défauts entièrement opposés; eh bien! à présent je crois que notre bonheur et nos vertus s'accroîtront par cette différence même; elle soumettra, j'en suis sûr, ses actions à mes désirs, et sa manière de penser affranchira peut-être; la mienne: elle calmera du moins cette, ardente susceptibilité qui m'a déjà fait beaucoup souffrir. Mon ami, tout est bien, tout est bien, si je suis son époux.

Hier enfin…. Mais comment vous raconter ce jour? c'est replonger une âme dans le trouble qui l'égare. Quel sentiment que l'amour! quelle autre vie dans la vie! Il y a dans mon coeur des souvenirs, des pensées si vives de bonheur, que je jouis d'exister chaque fois que je respire. Ah! que mon ennemi m'auroit fait de mal en me tuant! Ma blessure m'inquiète à présent: il m'arrive de craindre qu'elle ne se rouvre; des mouvemens si passionnés m'agitent, que j'éprouve, le croiriez-vous, la peur de mourir avant demain, avant une heure, avant l'instant où je dois la revoir.

Ne pensez pas cependant que je vous exprime l'amour d'un jeune homme, l'amour qu'un sage ami devroit blâmer. Quoique vous vous soyez imposé de ne point contrarier les vues de ma mère, vous désirez qu'elle préfère madame d'Albémar à Matilde. Oui, mon cher maître, votre raison est d'accord avec le choix de votre élève; ne vous en défendez pas. Ah! si vous saviez combien vous m'en êtes plus cher!

J'avois reçu, avant d'aller au bal de madame de Vernon, une réponse de vous sur M. de Serbellane. Vous conveniez que c'étoit l'homme que madame d'Albémar vous avoit toujours paru distinguer le plus; et quoique vous cherchassiez à calmer mon inquiétude, votre lettre l'avoit ranimée. J'arrivai donc au bal de madame de Vernon avec une disposition assez triste; Matilde s'étoit parée d'un habit à l'espagnole, qui relevoit singulièrement la beauté de sa taille et de sa figure: elle ne m'a jamais témoigné de préférence; mais je crus voir une intention aimable pour moi dans le choix de cet habit: je voulus lui parler, et je m'assis près d'elle, après l'avoir engagée à se rapprocher de la porte d'entrée vers laquelle je retournois sans cesse la tête. J'étois si vivement ému par l'impatience de voir arriver Delphine, que je ne pouvois pas même suivre, avec Matilde, cette conversation de bal si facile à conduire.

Tout à coup je sentis un air embaumé; je reconnus le parfum des fleurs que Delphine a coutume de porter, et je tressaillis; elle entra sans me voir: je n'allai pas à l'instant vers elle; je goûtai d'abord le plaisir de la savoir dans le même lieu que moi. Je ménageai avec volupté les délices de la plus heureuse journée de ma vie: je laissai Delphine faire le tour du bal avant de m'approcher d'elle; je remarquai seulement qu'elle cherchoit quelqu'un encore, quoique tout le monde se fût empressé de l'entourer. Elle étoit vêtue d'une simple robe blanche, et ses beaux cheveux étoient rattachés ensemble sans aucun ornement, mais avec une grâce et une variété tout à-fait inimitables. Ah! qu'en la regardant j'étois ingrat pour la parure de Matilde; c'étoit celle de Delphine qu'il falloit choisir. Que me font les souvenirs de l'Espagne? Je ne me rappelle rien, que depuis le jour où j'ai vu madame d'Albémar.

Elle me reconnut dans l'embrasure d'une fenêtre, où j'avois été me placer pour la regarder. Elle eut un mouvement de joie que je ne perdis point; bientôt après elle aperçut Matilde, et son costume la frappa tellement, qu'elle resta debout devant elle, rêveuse, distraite et sans lui parler. Une jeune et jolie Italienne, qu'on nomme madame d'Ervins, aborda Delphine et la pria de la suivre dans le salon à côté. Delphine hésitoit, et j'en suis sûr, pour me parler; cependant madame d'Ervins eut l'air affligée de sa résistance, et Delphine n'hésita plus.

Cet entretien avec madame d'Ervins fut assez long, et je le souffrois impatiemment, lorsque Delphine revint à moi et me dit:—Il est peut-être bien ridicule de vous rendre compte de mes actions sans savoir si vous vous y intéressez; enfin dussiez-vous trouver cette démarche imprudente, vous penserez de mon caractère ce que vous en pensez peut-être déjà, mais vous ne concevrez pas du moins sur moi des soupçons injustes. Un intérêt, qu'il m'est interdit de vous confier, me force à causer quelques instans seule avec M. de Serbellane; cet intérêt est le plus étranger du monde à mes affections personnelles; je connoîtrois bien mal Léonce, s'il pouvoit se méprendre à l'accent de la vérité, et si je n'étois pas sûre de le convaincre, quand j'atteste son estime pour moi, de la sincérité de mes paroles.—La dignité et la simplicité de ce discours me firent une impression profonde: ah! Delphine! quelle seroit votre perfidie, si vous faisiez servir au mensonge tant de charmes qui ne semblent créés que pour rendre plus aimables encore les premiers mouvemens, les affections involontaires, pour réunir enfin dans une même femme les grâces élégantes du monde à toute la simplicité des sentimens naturels!

Quand la conversation de madame d'Albémar avec M. de Serbellane fut terminée, elle revint dans le bal; et M. d'Orsan, ce neveu de madame du Marset, qui a toujours besoin d'occuper de ses talens, parce qu'ils lui tiennent lieu d'esprit, pria Delphine de danser une polonoise, qu'un Russe leur avoit apprise à tous les deux, et dont on étoit très-curieux dans le bal. Delphine fut comme forcée de céder à son importunité, mais il y avoit quelque chose de bien aimable dans les regards qu'elle m'adressa; elle se plaignoit à moi de l'ennui que lui causoit M. d'Orsan; notre intelligence s'étoit établie d'elle-même, son sourire m'associoit à ses observations doucement malicieuses.

Les hommes et les femmes montèrent sur les bancs pour voir danser Delphine; je sentis mon coeur battre avec une grande violence, quand tous les yeux se tournèrent sur elle: je souffrois de l'accord même de toutes ces pensées avec la mienne; j'eusse été plus heureux si je l'avois regardée seul.

Jamais la grâce et la beauté n'ont produit sur une assemblée nombreuse un effet plus extraordinaire; cette danse étrangère a un charme dont rien de ce que nous avons vu ne peut donner l'idée; c'est un mélange d'indolence et de vivacité, de mélancolie et de gaîté tout-à-fait asiatique. Quelquefois, quand l'air devenoit plus doux, Delphine marchoit quelques pas la tête penchée, les bras croisés, comme si quelques souvenirs, quelques regrets étoient venus se mêler soudain à tout l'éclat d'une fête; mais, bientôt reprenant la danse vive et légère, elle s'entouroit d'un schall indien, qui, dessinant sa taille, et retombant avec ses longs cheveux, faisoit de toute sa personne un tableau ravissant.

Cette danse expressive et, pour ainsi dire, inspirée, exerce sur l'imagination un grand pouvoir; elle vous retrace les idées et les sensations poétiques que, sous le ciel de l'Orient, les plus beaux vers peuvent à peine décrire.

Quand Delphine eut cessé de danser, de si vifs applaudissemens se firent entendre, qu'on put croire pour un moment tous les hommes amoureux, et toutes les femmes subjuguées.

Quoique je sois encore foible et qu'on m'ait défendu tout exercice qui pourroit enflammer le sang, je ne sus pas résister au désir de danser une angloise avec Delphine; il s'en formoit une de toute la longueur de la galerie; je demandai à madame d'Albémar de la descendre avec moi.—Le pouvez-vous, me répondit-elle, sans risquer de vous faire mal?—Ne craignez rien pour moi, répondis-je, je tiendrai votre main.—La danse commença, et plusieurs fois mes bras serrèrent cette taille souple et légère qui enchantoit mes regards: une fois, en tournant avec Delphine, je sentis son coeur battre sous ma main; ce coeur, que toutes les puissances divines ont doué, s'animoit-il pour moi d'une émotion plus tendre?

J'étois si heureux, si transporté, que je voulus recommencer encore une fois la même contredanse; la musique étoit ravissante; deux harpes mélodieuses accompagnoient les instrumens à vent, et jouoient un air à la fois vif et sensible; la danse de Delphine prenoit par degrés un caractère plus animé, ses regards s'attachoient sur moi avec plus d'expression; quand les figures de la danse nous ramenoient l'un vers l'autre, il me sembloit que ses bras s'ouvroient presque involontairement pour me rappeler, et que, malgré sa légèreté parfaite, elle se plaisoit souvent à s'appuyer sur moi; les délices dont je m'enivrois me firent oublier que ma blessure n'étoit pas parfaitement guérie: comme nous étions arrivés au dernier couple qui terminoit le rang, j'éprouvai tout à coup un sentiment de foiblesse qui faisoit fléchir mes genoux; j'attirai Delphine, par un dernier effort, encore plus près de moi, et je lui dis à voix basse:—Delphine, Delphine! si je mourois ainsi, me trouveriez-vous à plaindre?—Mon Dieu! interrompit-elle d'une voix émue, mon Dieu! qu'avez-vous?—L'altération de mon visage la frappa; nous étions arrivés à la fin de la danse; je m'appuyai contre la cheminée, et je portai sans y penser la main sur ma blessure, qui me faisoit beaucoup souffrir. Delphine ne fut plus maîtresse de son trouble, et s'y livra tellement, qu'à travers ma foiblesse je vis que tous les regards se fixoient sur elle; la crainte de la compromettre me redonna des forces, et je voulus passer dans la chambre voisine de celle où l'on dansoit. Il y avoit quelques pas à faire. Delphine n'observant rien que l'état où j'étois, traversa toute la salle sans saluer personne, me suivit, et me voyant chanceler en marchant, s'approcha de moi pour me soutenir; j'eus beau lui répéter que j'allois mieux, qu'en respirant l'air je serois guéri, elle ne songeoit qu'à mon danger, et laissa voir à tout le monde l'excès de sa peine et la vivacité de son intérêt.

O Delphine! dans ce moment, comme au pied de l'autel, j'ai juré d'être ton époux: j'ai reçu ta foi, j'ai reçu le dépôt de ton innocente destinée, lorsqu'un nuage s'est élevé sur ta réputation, à cause de moi!

Quand je fus près d'une fenêtre, je me remis entièrement; alors Delphine, se rappelant ce qui venoit de se passer, me dit les larmes aux yeux:—Je viens d'avoir la conduite du monde la plus extraordinaire; votre imprudence, en persistant à danser, a mis mon coeur à cette cruelle épreuve. Léonce, Léonce, aviez-vous besoin de me faire souffrir pour me deviner?—Pourriez-vous me soupçonner, lui dis-je, d'exposer volontairement aux regards des autres ce que j'ose à peine recueillir avec respect, avec amour, dans mon coeur? Mais si vous redoutez le blâme de la société, je saurai bientôt…—Le blâme de la société, interrompit-elle, avec une expression d'insouciance singulièrement piquante; je ne le crains pas: mais mon secret sera connu avant que je l'aie confié à l'amitié, et vous ne savez pas combien cette conduite me rend coupable!—Elle alloit continuer, lorsque nous entendîmes du bruit dans le salon, et le nom de madame d'Ervins plusieurs fois répété. Delphine me quitta précipitamment, pour demander la cause de l'agitation de la société.—Madame d'Ervins, lui répondit M. de Fierville, vient de tomber sans connoissance, et on l'emporte dans sa voiture, par ordre de M. d'Ervins; il ne veut pas qu'elle reçoive des secours ailleurs que chez elle.

A peine Delphine eut-elle entendu ces dernières paroles, qu'elle s'élança sur l'escalier. atteignit M. d'Ervins, monta dans sa voiture sans rien lui dire, et partit à l'instant même; c'est tout ce que je pus apercevoir. Le mouvement rapide d'une bonté passionnée l'entraînoit. Elle me laissa seul au milieu de cette fête, que je ne reconnoissois plus. Je cherchois en vain les plaisirs qui se confondoient dans mon âme avec l'amour; mais j'étois pénétré de cette émotion tendre, et néanmoins sérieuse, qui remplit le coeur d'un honnête homme, lorsqu'il a donné sa vie, lorsqu'il s'est chargé du bonheur de celle d'un autre.

Je ne sais si j'abuse de votre amitié en vous confiant les sentimens que j'éprouve; mais pourquoi la gravité de votre âge et de votre caractère me défendroit-elle de vous peindre ce pur amour qui me guide dans le choix de la compagne de ma vie? Mon cher maître! ils vous seront doux les récits du bonheur de votre élève; s'ils vous rappellent votre jeunesse, ce sera sans amertume, car tous vos souvenirs tiennent à la même pensée; ils se rattachent tous à la vertu.

J'attendrai pour m'expliquer entièrement avec madame d'Albémar, que j'aie reçu la réponse de ma mère. Dans quelques jours je serai près de vous à Mondoville, puisque vous y avez besoin de moi. Je veux que nous écrivions ensemble à ma mère, de ce lieu même où elle a passé les premières années de son mariage et de mon enfance; ces souvenirs la disposeront à m'être favorable.

LETTRE XXVIII.

Madame de Vernon à M. de Clarimin.

Paris, ce 30 juin 1790.

On vous a mandé que M. de Mondoville étoit très-occupé de madame d'Albémar, et qu'il paroissoit la préférer à ma fille; vous en avez conclu que le mariage que j'ai projeté n'auroit pas lieu. Vous devriez avoir cependant un peu plus de confiance dans l'esprit que vous me connoissez. Je suis témoin de tout ce qui se passe; Léonce et Delphine n'ont pas un seul mouvement que je n'aperçoive, et vous imaginez que je ne saurai pas prévenir à temps cette liaison qui renverseroit tous mes projets de bonheur et de fortune!

J'ai fait quelquefois usage de mon adresse pour de très-légers intérêts; aujourd'hui c'est mon devoir de protéger ma fille, et je n'y réussirois pas! Vous me dites que madame d'Albémar me cache son affection pour Léonce. Mon Dieu! je vous assure que j'aurai sa confiance quand je le voudrai; je ne suis occupée qu'à une chose, c'est à l'éviter; car elle m'engageroit, et il me plaît de rester libre.

Les caractères de Léonce et de Delphine ne se conviennent point; Léonce est orgueilleux comme un Espagnol, épris de la considération presque autant que de Delphine, aimable, très-aimable; mais il faut les séparer pour leur intérêt à tous les deux. L'occasion s'en présentera; il ne faut que du temps, et je défie bien Léonce et Delphine de presser les événemens que j'ai résolu de ralentir. Personne ne sait mieux que moi faire usage de l'indolence: elle me sert à déjouer naturellement l'activité des autres. Je veux le mariage de Léonce et de Maltide. Je ne me suis pas donné la peine de vouloir quatre fois en ma vie; mais quand j'ai tant fait que de prendre cette fatigue, rien ne me détourne de mon but, et je l'atteins; comptez-y.

Je vous remercie de l'intérêt que vous me témoignez; mais quand il y va du sort de ma fille, de ma ruine ou de mon aisance, de tout enfin pour moi, pensez-vous que je puisse rien négliger? Je me garde bien cependant d'agir dans un grand intérêt, avec plus de vivacité que dans un petit; car ce qui arrange tout, c'est la patience et le secret. Adieu donc, mon cher Clarimin; comme j'espère vous voir à Paris dans peu de temps, je vous y invite pour les noces de ma fille.

LETTRE XXIX.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Ce 2 juillet.

Thérèse est perdue, ma chère Louise, et je ne sais à quel parti m'arrêter pour adoucir sa cruelle situation. J'entrevoyois quelque espoir pour mon bonheur, il y a deux jours, à la fête de madame de Vernon; Léonce et moi, nous nous étions presque expliqués; mais depuis le malheur arrivé à Thérèse, je suis tellement émue, que j'ai laissé passer deux soirées sans oser aller chez madame de Vernon. Léonce auroit remarqué ma tristesse, et je n'aurois pu lui en avouer la cause; s'il est un devoir sacré pour moi, c'est celui de garder inviolablement le secret de mon amie; et comment ne pas se laisser pénétrer par ce qu'on aime? Je ne sais donc rien de Léonce; et madame d'Ervins occupe seule tous mes momens.

Madame du Marset, cette cruelle ennemie de tous les sentimens, qu'elle ne peut plus inspirer ni ressentir, a connu M. d'Ervins à Paris il y a quinze ans, avant qu'il eût épousé Thérèse. Avant-hier au bal, madame du Marset, placée à côté de lui, n'a cessé de lui parler bas, pendant que Thérèse dansoit avec M. de Serbellane; je ne crois point que madame du Marset ait été capable d'exciter positivement les soupçons de M. d'Ervins; les caractères les plus méchans ne veulent pas s'avouer qu'ils le sont, et se réservent toujours quelques moyens d'excuse vis-à-vis des autres et d'eux-mêmes; mais j'ai cru reconnoître par quelques mots échappés à la fureur de M. d'Ervins, que madame du Marset, en apprenant que M. de Serbellane avoit passé six mois dans son château avec sa femme, s'étoit moquée du rôle ridicule qu'il devoit avoir joué, en tiers avec ces deux jeunes gens; et de tous les mots qu'elle pouvoit choisir, le plus perfide étoit celui de ridicule; depuis, M. d'Ervins l'a répété sans cesse dans sa fureur, et quand elle s'apaisoit, il lui suffisoit de se le prononcer à lui-même, pour qu'elle recommençât plus violente que jamais.

Je passai devant M. d'Ervins, quelques momens après sa conversation avec madame du Marset, et je fus frappée de son air sérieux; comme je ne connois rien en lui de profond que son amour-propre, je ne doutai pas qu'il ne fût offensé de quelque manière. Thérèse me fit part des mêmes observations, et cependant, soit, comme elle me l'a dit depuis, qu'un sentiment funeste l'agitât, soit que cette fête, nouvelle pour elle, l'étourdît, et lui otât le pouvoir de réfléchir, son occupation de M. de Serbellane n'étoit que trop remarquable pour des regards attentifs. M. d'Ervins affecta de s'éloigner d'elle; mais j'aperçus clairement qu'il ne la perdoit pas de vue: j'en avertis M. de Serbellane; je comptais sur sa prudence: en effet, il évita constamment de parler à Thérèse. Si je n'avois pas quitté madame d'Ervins alors, peut-être aurois-je calmé le trouble où la jetoit l'apparente, froideur de M. de Serbellane: elle en savoit la cause, et cependant elle ne pouvoit en supporter la vue. Entièrement occupée de Léonce, le reste de la soirée, j'oubliai madame d'Ervins: c'est à cette faute, hélas! qu'est peut-être due son infortune.

Je parlois encore à Léonce, lorsque j'appris subitement qu'on emportoit madame d'Ervins sans connoissance; je courus après son mari qui la suivoit, je montai dans sa voiture presque malgré lui, et je pris dans mes bras la pauvre Thérèse, qui étoit tombée dans un évanouissement si profond, qu'elle ne donnoit plus un signe de vie.—Grand Dieu! dis-je à M. d'Ervins, qui l'a mise en cet état?—Sa conscience, madame, me répondit-il; sa conscience!—Et il me raconta alors ce qui s'étoit passé, avec un tremblement de colère dans lequel il n'entroit pas un seul sentiment de pitié pour cette charmante figure mourant devant ses yeux.

Placé derrière une porte au moment où sa femme passoit d'une chambre à l'autre, il l'avoit entendu faire à M. de Serbellane des reproches dont l'expression supposoit une liaison intime: il s'étoit avancé alors, et prenant la main de sa femme, il lui avoit dit à voix basse, mais avec fureur:—Regardez-le, ce perfide étranger; regardez-le, car jamais vous ne le reverrez. A ces mots Thérèse étoit tombée comme morte à ses pieds; M. d'Ervins étoit fier de la douleur qu'il lui avoit causée; son orgueil ne se reposoit que sur cette cruelle jouissance.

Quand nous arrivâmes à la maison de madame d'Ervins, sa fille Isore, la voyant rapporter dans cet état, jetoit des cris pitoyables, auxquels M. d'Ervins ne daignoit pas faire la moindre attention. On posa Thérèse sur son lit, revêtue, comme elle l'étoit encore, de guirlandes de fleurs et de toutes les parures du bal; elle avoit l'air d'avoir été frappée de la foudre au milieu d'une fête.

Mes soins la rappelèrent à la vie; mais elle étoit dans un délire qui trahissoit à chaque instant son secret. Je voulois que M. d'Ervins me laissât seule avec elle; mais loin qu'il y consentît, il s'approcha de moi pour me dire que ma voiture étoit arrivée, et que dans ce moment il désiroit d'entretenir sa femme sans témoins.—Au nom de votre fille, lui dis-je, M. d'Ervins, ménagez Thérèse; n'oubliez pas dix ans de bonheur; n'oubliez pas….—Je sais, madame, interrompit-il, ce que je me dois à moi même: croyez que j'aurai toujours présent à l'esprit ma dignité personnelle.—Et n'aurez-vous pas, repris-je, n'aurez-vous pas présent à l'esprit le danger de Thérèse?—Ce qui est convenable doit être accompli, répondit-il, quoi qu'il en coûte; elle a l'honneur de porter mon nom, je verrai ce qu'exigent à ce titre et son devoir et le mien.—Je quittai cet homme odieux, cet homme incapable de rien voir dans la nature que lui seul, et dans lui-même, que son orgueil. Je retournai encore une fois vers l'infortunée Thérèse; je l'embrassai en lui jurant l'amitié la plus tendre, et lui recommandant la prudence et le courage; elle ne me répondit à demi-voix que ces seuls mots:—Faites que je le revoie.—Je partis le coeur déchiré.

En rentrant chez moi vers deux heures du matin, je trouvai M. de Serbellane qui m'attendoit: combien je fus touché de sa douleur! ces caractères habituellement froids sortent quelquefois d'eux-mêmes, et produisent alors une impression ineffaçable. Il se faisoit une violence infinie pour contenir sa fureur contre M. d'Ervins; cependant il lui échappa une fois de dire:—Qu'il ne me fasse pas craindre pour sa femme; qu'il ne la menace pas d'indignes traitemens; car alors je trouverai qu'il vaut mieux se battre avec lui, le tuer, et délivrer Thérèse; et si jamais j'arrivois à trouver ce parti le plus raisonnable, ah!—que je le prendrois avec joie!—Je le calmai en lui disant que je reverrois le lendemain Thérèse, et que je lui raconterois fidèlement dans quelle situation je la trouverois. Nous nous quittâmes après qu'il m'eut promis de ne prendre aucun parti sans m'avoir revue.

Aujourd'hui je n'ai pu être reçue chez Thérèse qu'à huit heures du soir; j'y ai été dix fois inutilement; son mari la tenoit enfermée; son état m'a plus effrayée encore que la veille. Ah! mon Dieu, quelle destinée! M. d'Ervins ne l'avoit pas quittée un seul instant, ni la nuit ni le jour; il l'avoit accablée des reproches les plus outrageans; il avoit obtenu d'elle tous les aveux qui l'accusoient, en la menaçant toujours, si elle le trompoit, d'interroger lui-même M. de Serbellane. Enfin il avoit fini par lui déclarer qu'il exigeoit que M. de Serbellane quittât la France dans vingt-quatre heures.—Je ne m'informe pas, lui dit-il, des moyens que vous prendrez pour l'obtenir de lui; vous pouvez lui écrire une lettre que je ne verrai pas; mais si après-demain, à dix heures du soir, il est encore à Paris, j'irai le trouver, et nous nous expliquerons ensemble: aussi-bien je penche beaucoup pour ce dernier moyen, et il ne peut être évité que s'il me donne une satisfaction éclatante, en s'éloignant au premier signe de ma volonté.

Thérèse avoit tout promis; mais ce qui l'occupoit peut-être le plus, c'étoit la parole que je lui avois donnée il y a quinze jours, d'assurer ses derniers adieux; son imagination étoit moins frappée de la crainte d'un duel entre son amant et son mari, que de l'idée qu'elle ne reverroit plus M. de Serbellane; elle s'est jetée à mes pieds pour me conjurer de détourner d'elle une telle douleur. Ces mots terribles que M. d'Ervins a prononcés au bal, ces mots: vous ne le verrez plus, retentissent toujours dans son coeur: en les répétant, elle est dans un tel état, qu'il semble qu'avec ces seules paroles on pourroit lui donner la mort: elle dit que si ce sort jeté sur elle ne s'accomplit pas, si elle revoit encore une fois M. de Serbellane, elle sera sûre que leur séparation ne doit point être éternelle, elle aura la force de supporter son départ; mais que si ce dernier adieu n'est pas accordé, elle ne peut répondre d'y survivre. J'ai voulu détourner son attention; mais elle me répétoit toujours:—Le verrai-je, lui dirai-je encore adieu?—Et mon silence la plongeoit dans un tel désespoir, que j'ai fini par lui promettre que je consentirois à tout ce que voudroit M. de Serbellane; eh bien! dit-elle alors, je suis tranquille, car je lui ai écrit des prières irrésistibles.

Vous trouverez peut-être, ma chère Louise, vous qui êtes un ange de bonté, que je ne devois pas hésiter à satisfaire Thérèse, surtout après l'engagement que j'avois pris antérieurement avec elle. Faut-il vous avouer le sentiment qui me faisoit craindre de consentir à ce qu'elle désiroit? Si Léonce apprend par quelque hasard que j'ai réuni chez moi une femme mariée avec son amant, malgré la défense expresse de son époux, m'approuvera-t-il? Léonce, Léonce! est-il donc devenu ma conscience, et ne suis-je donc plus capable de juger par moi-même ce que la générosité et la pitié peuvent exiger de moi?

En sortant de chez Thérèse, j'allai chez madame de Vernon; Léonce en étoit parti; il m'avoit cherchée chez moi, et s'étoit plaint, à ce que m'a dit Matilde fort naturellement, du temps que je passois chez M. d'Ervins. M. de Fierville me fit alors quelques plaisanteries sur l'emploi de mes heures. Ces plaisanteries me firent tout à coup comprendre qu'il avoit vu sortir M. de Serbellane, à trois heures du matin, de chez moi, le jour du bal. J'en éprouvai une douleur insensée; je ne voyois aucun moyen de me justifier de cette accusation; je frémissois de l'idée que Léonce auroit pu l'entendre. M. de Serbellane arriva dans ce moment, il venoit de chez moi; il me le dit. M. de Fierville sourit encore; ce sourire me parut celui de la malice infernale; mais, au lieu de m'exciter à me défendre, il me glaça d'effroi, et je reçus M. de Serbellane avec une froideur inouïe. Il en fut tellement étonné, qu'il ne pouvoit y croire, et son regard sembloit me dire: mais où êtes-vous, mais que vous est-il arrivé? Sa surprise me rendit à moi-même. Non, Léonce, me répétai-je tout bas, vous pouvez tout sur moi; mais je ne vous sacrifierai pas la bonté, la généreuse bonté, le culte de toute ma vie. Je me décidai alors à prendre M. de Serbellane à part, et lui rendant compte en peu de mots de ce qui s'étoit passé, je lui dis qu'une lettre de Thérèse l'attendoit chez lui, et il partit pour la lire.

Après cet acte de courage et d'honnêteté, car c'étoit moi que je sacrifiois, je voulus tenter de ramener M. de Fierville; je me demandai pourquoi je ne pourrois pas me servir de mon esprit pour écarter des soupçons injustes; mais M. de Fierville étoit calme, et j'étois émue; mais toutes mes paroles se ressentoient de mon trouble, tandis qu'il acéroit de sang-froid toutes les siennes. J'essayai d'être gaie pour montrer combien j'attachois peu de prix à ce qu'il croyoit important; mes plaisanteries étoient contraintes, et l'aisance la plus parfaite rendoit les siennes piquantes. Je revins au sérieux, espérant parvenir de quelque manière à le convaincre; mais il repoussoit par l'ironie l'intérêt trop vif que je ne pouvois cacher. Jamais je n'ai mieux éprouvé qu'il est de certains hommes sur lesquels glissent, pour ainsi dire, les discours et les sentimens les plus propres à faire impression; ils sont occupés à se défendre de la vérité par le persiflage; et comme leur triomphe est de ne pas vous entendre, c'est en vain que vous vous efforcez d'être compris.

Je souffrois beaucoup cependant de mon embarrassante situation, lorsque madame de Vernon vint me délivrer; elle fit quelques plaisanteries à M. de Fierville, qui valoient mieux que les siennes, et l'emmena dans l'embrasure de la fenêtre, en me disant tout bas qu'elle alloit le détromper sur tout ce qui m'inquiétoit, si je la laissois seule avec lui. Je ne puis vous dire, ma chère Louise, combien je fus touchée de cette action, de ce secours accordé dans une véritable détresse. Je serrai la main de madame de Vernon, les larmes aux yeux, et je me promis de la voir demain, pour ne plus conserver un secret qui me pèse; vous saurez donc demain, ma Louise, ce qu'il doit arriver de moi.

LETTRE XXX.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Ce 4 juillet.

J'ai passé un jour très-agité, ma chère Louise, quoique je n'aie pu parvenir encore à parler à madame de Vernon. Il a eu des momens doux, ce jour, mais il m'a laissé de cruelles inquiétudes. En m'éveillant, j'écrivis à madame de Vernon, pour lui demander de me recevoir seule, à l'heure de son déjeûner; et sans lui dire précisément le sujet dont je voulois lui parler, il me semble que je l'indiquois assez clairement. Elle fit attendre mon domestique deux heures, et me le renvoya enfin avec un billet, dans lequel elle s'excusoit de ne pas pouvoir accepter mon offre, et finissoit par ces mots remarquables: Au reste, ma chère Delphine, je lis dans votre coeur aussi bien que vous-même, mais je ne crois pas que ce soit encore le moment de nous parler.

J'ai réfléchi long-temps sur cette phrase, et je ne la comprends pas bien encore. Pourquoi veut-elle éviter cet entretien? Elle m'a dit elle-même, il y a deux jours, qu'elle n'avoit point eu, jusqu'à présent, de conversation avec Léonce, relativement au projet du mariage; auroit-elle deviné mon sentiment pour lui? Seroit-elle assez généreuse, assez sensible pour vouloir rompre cet hymen à cause de moi, et sans m'en parler? Combien j'aurois à rougir d'une si noble conduite! Qu'aurois-je fait pour mériter un si grand sacrifice? Mais si elle en avoit l'idée, comment exposeroit-elle Matilde à voir tous les jours Léonce? Enfin, dans ce doute insupportable, je résolus d'aller chez elle, et de la forcer à m'écouter.

Qu'avois-je à lui dire cependant? Que j'aimois Léonce, que je voulois m'opposer au bonheur de sa fille, traverser les projets que nous avions formés ensemble! Ah! ma Louise, vous donnez trop d'encouragement à ma foiblesse; au moins je ne me livrerai point à l'espérance avant que madame de Vernon m'ait entendue, ait décidé de mon sort.

M. de Serbellane arriva chez moi comme j'allois sortir; le changement de son visage me fit de la peine, je vis bien qu'il souffroit cruellement.—J'ai lu sa lettre, me dit-il; elle m'a fait mal: j'avois espéré que ma vie ne seroit funeste à personne, et voilà que j'ai perdu la destinée de la plus sensible des femmes. Voyons enfin, me dit-il en reprenant de l'empire sur lui-même, voyons ce qu'il reste à faire. Quoiqu'il me soit très-pénible d'avoir l'air de céder, en partant, à la volonté de M. d'Ervins, j'y consens, puisque Thérèse le désire; je ne crains pas que personne imagine que c'est ma vie que j'ai ménagée. Vous, madame, ajouta-t-il, que j'ai connue par tant de preuves d'une angélique bonté, il faut que vous m'en donniez une dernière; il faut que vous receviez après-demain, dans la soirée, Thérèse et moi chez vous. Je partirai ce matin ostensiblement; M. d'Ervins se croira sûr que je suis en route pour le Portugal; quelques affaires l'appellent à Saint-Germain, et pendant qu'il y sera, Thérèse viendra chez vous en secret. Je sais que la demande que je vous fais seroit refusée par une femme commune, accordée sans réflexion par une femme légère; je l'obtiendrai de votre sensibilité. Je n'ai peut-être pas toujours partagé l'impétuosité des sentimens de Thérèse; mais aujourd'hui cet adieu m'est aussi nécessaire qu'à elle; ces derniers événemens ont produit sur mon caractère une impression dont je ne le croyois pas susceptible; je veux que Thérèse entende ce que j'ai à lui dire sur sa situation.

M. de Serbellane s'arrêta, étonné de mon silence; ce qui s'étoit passé hier avec M. de Fierville me donnoit encore plus de répugnance pour une nouvelle démarche: la calomnie ou la médisance peuvent me perdre auprès de Léonce. Je n'osois pas cependant refuser M. de Serbellane: quel motif lui donner? J'aurois rougi de prétexter un scrupule de morale, quand ce n'étoit pas la véritable cause de mon incertitude: honte éternelle à qui pourroit vouloir usurper un sentiment d'estime!

Je ne sais si M. de Serbellane s'aperçut de mes combats, mais, me prenant la main, il me dit, avec ce calme qui donne toujours l'idée d'une raison supérieure:—Vous l'avez promis à Thérèse; j'en suis témoin, elle y a compté; tromperez-vous sa confiance? Serez-vous insensible à son désespoir?—Non, lui répondis-je, quoi qu'il puisse en arriver, je ne lui causerai pas une telle douleur; employez cette entrevue à calmer son esprit, à la ramener aux devoirs que sa destinée lui impose, et s'il en résulte pour moi quelque grand malheur, du moins je n'aurai jamais été dure envers un autre, j'aurai droit à la pitié.—Généreuse amie! s'écria M. de Serbellane, vous serez heureuse dans vos sentimens; je les ai devinés, j'ose les approuver, et tous les voeux de mon âme sont pour votre félicité. Je mettrai tant de prudence et de secret dans cette entrevue, que je vous promets d'en écarter tous les inconvéniens. Je ferai servir ces dernières heures à fortifier la raison de Thérèse, et dans votre maison il ne sera prononcé que des paroles dignes de vous; la nuit suivante je pars, je quitte peut-être pour jamais la femme qui m'a le plus aimé, et vous, madame, et vous dont le caractère est si noble, si sensible et si vrai.—C'étoit la première fois que M. de Serbellane m'exprimoit vivement son estime: j'en fus émue. Cet homme a l'art de toucher par ses moindres paroles; le courage qu'il avoit su m'inspirer me soutint quelques momens; mais à peine fut-il parti, que je fus saisie d'un profond sentiment de tristesse, en pensant à tous les hasards de l'engagement que je venois de prendre.

Si j'avois pu consulter Léonce, ne m'auroit-il pas désapprouvée? il ne voudroit pas au moins, j'en suis sûre, que sa femme se permît une conduite aussi foible. Ah! pourquoi n'ai-je pas dès à présent la conduite qu'il exigeroit de sa femme! Cependant ma promesse n'étoit-elle pas donnée? pouvois-je supporter d'être la cause volontaire de la douleur la plus déchirante? Non, mais que ce jour n'est-il passé!

Je suivis mon projet d'aller chez madame de Vernon, quoique je fusse bien peu capable de lui parler, dans la distraction où me jetoit le consentement que M. de Serbellane avoit obtenu de moi. Je trouvai Léonce avec madame de Vernon: il venoit prendre congé d'elle, avant d'aller passer quelques jours à Mondoville; il se plaignit de ne m'avoir pas vue, mais avec des mots si doux sur mon dévouement à l'amitié, que je dus espérer qu'il m'en aimoit davantage. Il soutint la conversation avec un esprit très-libre; il me parut, en l'observant, que son parti étoit pris; jusqu'alors il avoit eu l'air entraîné, mais non résolu; j'espérai beaucoup pour moi de son calme: s'il m'avoit sacrifiée, il auroit été impossible qu'il me regardât d'un air serein.

Madame de Vernon alloit aux Tuileries faire sa cour à la reine; elle me pria de l'accompagner. Léonce dit qu'il iroit aussi; je rentrai chez moi pour m'habiller, et un quart d'heure après, Léonce et madame de Vernon vinrent me chercher.

Nous attendions la reine dans le salon qui précède sa chambre, avec quarante femmes les plus remarquables de Paris: madame de R. arriva: c'est une personne très-inconséquente, et qui s'est perdue de réputation, par des torts réels et par une inconcevable légèreté. Je l'ai vue trois ou quatre fois chez sa tante madame d'Artenas; j'ai toujours évité avec soin toute liaison avec elle, mais j'ai eu l'occasion de remarquer dans ses discours un fonds de douceur et de bonté: je ne sais comment elle eut l'imprudence de paroître sans sa tante aux Tuileries, elle qui doit si bien savoir qu'aucune femme ne veut lui parler en public. Au moment où elle entra dans le salon, mesdames de Sainte-Albe et de Tésin, qui se plaisent assez dans les exécutions sévères, et satisfont volontiers, sous le prétexte de la vertu, leur arrogance naturelle; mesdames de Sainte-Albe et de Tésin quittèrent la place où elles étoient assises, du même côté que madame de R.; à l'instant toutes les autres femmes se levèrent, par bon air ou par timidité, et vinrent rejoindre à l'autre extrémité de la chambre madame de Vernon, madame du Marset et moi. Tous les hommes bientôt après suivirent cet exemple, car ils veulent, en séduisant les femmes, conserver le droit de les en punir.

Madame de R. restoit seule l'objet de tous les regards, voyant le cercle se reculer à chaque pas qu'elle faisoit pour s'en approcher, et ne pouvant cacher sa confusion. Le moment alloit arriver où la reine nous feroit entrer, ou sortiroit pour nous recevoir: je prévis que la scène deviendroit alors encore plus cruelle. Les yeux de madame de R. se remplissoient de larmes; elle nous regardoit toutes, comme pour implorer le secours d'une de nous; je ne pouvois pas résister à ce malheur; la crainte de déplaire à Léonce, cette crainte toujours présente me retenoit encore; mais un dernier regard jeté sur madame de R. m'attendrit tellement, que par un mouvement complètement involontaire, je traversai la salle, et j'allai m'asseoir à côté d'elle: oui, me disois-je alors, puisque encore une fois les convenances de la société sont en opposition avec la véritable volonté de l'âme, qu'encore une fois elles soient sacrifiées.

Madame de R. me reçut comme si je lui avois rendu la vie; en effet, c'est la vie que le soulagement de ces douleurs, que la société peut imposer quand elle exerce sans pitié toute sa puissance. A peine eus-je parlé à madame de R. que je ne pus m'empêcher de regarder Léonce: je vis de l'embarras sur sa physionomie, mais point de mécontentement. Il me sembla que ses yeux parcouroient l'assemblée avec inquiétude, pour juger de l'impression que je produisois, mais que la sienne étoit douce.

Madame de Vernon ne cessa point de causer avec M. de Fierville, et n'eut pas l'air d'apercevoir ce qui se passoit; je soutins assez bien jusqu'à la fin ce qu'il pouvoit y avoir d'un peu gênant dans le rôle que je m'étois imposé. En sortant de l'appartement de la reine, madame de R. me dit, avec une émotion qui me récompensa mille fois de mon sacrifice:—Généreuse Delphine! vous m'avez donné la seule leçon qui pût faire impression sur moi! Vous m'avez fait aimer la vertu, son courage et son ascendant. Vous apprendrez dans quelques années, qu'à compter de ce jour je ne serai plus la même. Il me faudra long-temps avant de me croire digne de vous voir; mais c'est le but que je me proposerai, c'est l'espoir qui me soutiendra.—je lui pris la main à ces derniers mots, et je la serrai affectueusement. Un sourire amer de madame du Marset, un regard de M. de Fierville m'annoncèrent leur désapprobation; ils parloient tous les deux à Léonce, et je crus voir qu'il étoit péniblement affecté de ce qu'il entendoit: je cherchai des yeux madame de Vernon; elle étoit encore chez la reine. Pendant ce moment d'incertitude, Léonce m'aborda, et me demanda avec assez de sérieux la permission de me voir seule chez moi, dès qu'il auroit reconduit madame de Vernon. J'y consentis par un signe de tête; j'étois trop émue pour parler.

Je retournai chez moi; j'essayai de lire en attendant l'arrivée de Léonce. Mais lorsque trois heures furent sonnées, je me persuadai que madame de Vernon l'avoit retenu, qu'il s'étoit expliqué avec elle, qu'elle avoit intéressé sa délicatesse à tenir les engagemens de sa mère, et qu'il alloit m'écrire pour s'excuser de venir me voir. Un domestique entra pendant que je faisois ces réflexions; il portoit un billet à la main, et je ne doutai pas que ce billet ne fût l'excuse de Léonce. Je le pris sans rien voir; un nuage couvroit mes yeux: mais quand j'aperçus la signature de Thérèse, j'éprouvai une joie bien vive; elle me demandoit de venir le soir chez elle: je répondis que j'irois avec un empressement extrême: je crois que j'étois reconnoissante envers Thérèse, de ce que c'étoit elle qui m'avoit écrit.

Je me rassis avec plus de calme; mais peu de temps après mon inquiétude recommença; j'avois appris depuis une heure à distinguer parfaitement tous les bruits de voiture: je reconnoissois à l'instant celles qui venoient du côté de la maison de madame de Vernon. Quand elles approchoient, je retenois ma respiration pour mieux entendre, et quand elles avoient passé ma porte, je tombois dans le plus pénible abattement. Enfin, une s'arrête, on frappe, on ouvre, et j'aperçois le carrosse bleu de Léonce qui m'étoit si bien connu. Je fus bien honteuse alors de l'état dans lequel j'avois été; il me sembloit que Léonce pouvoit le deviner, et je me hâtai de reprendre un livre, et de me préparer à recevoir comme une visite, avec les formes accoutumées de la société, celui que j'attendois avec un battement de coeur qui soulevoit ma robe sur mon sein.

Léonce enfin parut; l'air en devint plus léger et plus pur. Il commença par me dire que madame de Vernon l'avoit retenu avec une insistance singulière, sans lui parler d'aucun sujet intéressant; mais le rappelant sans cesse pour le charger des commissions les plus indifférentes. Elle doit, lui dis-je, en faisant effort sur moi-même, chercher tous les moyens de vous captiver; vous ne pouvez en être surpris.—Ce n'est pas elle, reprit Léonce avec une expression assez triste, qui peut influer sur mon sort, vous seule exercez cet empire; je ne sais pas si vous vous en servirez pour mon bonheur.—Ce doute m'étonna; je gardai le silence; il continua:—Si j'avois eu la gloire de vous intéresser, ne penseriez-vous pas aux prétextes que vous donnez à la méchanceté; oublieriez-vous le caractère de ma mère, et les obstacles…. Il s'arrêta, et appuya sa tête sur sa main:—Que me reprochez-vous, Léonce? lui dis-je; je veux l'entendre avant de me justifier.—Votre liaison intime avec madame de R.; madame d'Albémar devoit-elle choisir une telle amie?—Je la voyois pour la troisième fois, répondis-je, depuis que je suis à Paris, je n'ai jamais été chez elle, elle n'est jamais venue chez moi.—Quoi! s'écria Léonce, et madame du Marset a osé me dire….—Vous l'avez écoutée; c'est vous qui êtes bien plus coupable.

Ce n'est pas tout encore, ajoutai-je; ne m'avez-vous pas désapprouvée d'avoir été me placer à côté d'elle?—Non, répondit Léonce, je souffrois, mais je ne vous blâmois pas.—Vous souffriez, repris-je avec assez de chaleur, quand je me livrois à un sentiment généreux; ah! Léonce, c'étoit du malheur de cette infortunée qu'il falloit s'affliger, et non de l'heureuse occasion qui me permettoit de la secourir. Sans doute madame de R. a dégradé sa vie; mais pouvons-nous savoir toutes les circonstances qui l'ont perdue? a-t-elle eu pour époux un protecteur, ou un homme indigne d'être aimé? ses parens ont-ils soigné son éducation? le premier objet de son choix a-t-il ménagé sa destinée? n'a-t-il pas flétri dans son coeur toute espérance d'amour, tout sentiment de délicatesse? Ah! de combien de manières le sort des femmes dépend des hommes! d'ailleurs, je ne me vanterai point d'avoir pensé ce matin à la conduite de madame de R., ni à l'indulgence qu'elle peut mériter; j'ai été entraînée vers elle par un mouvement de pitié tout-à-fait irréfléchi. Je n'étois point son juge, et il falloit être plus que son juge pour se refuser à la soulager d'un grand supplice, l'humiliation publique. Ces mêmes femmes qui l'ont outragée, pensez-vous que si elles l'eussent rencontrée seule à la campagne, elles se fussent éloignées d'elle? Non, elles lui auroient parlé; leur indignation vertueuse, se trouvant sans témoins, ne se seroit point réveillée. Que de petitesses vaniteuses et de cruautés froides, dans cette ostentation de vertus, dans ce sacrifice d'une victime humaine, non à la morale, mais à l'orgueil! Écoutez-moi, Léonce, lui dis-je avec enthousiasme, je vous aime, vous le savez, je ne chercherois point à vous le cacher, quand même vous l'ignoreriez encore; loin de moi toutes les ruses du coeur, même les plus innocentes: mais je l'espère, je ne sacrifierai pas à cette affection toute-puissante les qualités que je dois aux chers amis qui ont élevé mon enfance: je braverai le plus grand des dangers pour moi, la crainte de vous déplaire, oui, je le braverai, quand il s'agira de porter quelque consolation à un être malheureux.

Long-temps avant d'avoir fini de parler, j'avois vu sur le visage de Léonce que j'avois triomphé de toutes ses dispositions sévères; mais il se plaisoit à m'entendre, et je continuois, encouragée par ses regards.—Delphine, me dit-il, en me prenant la main, céleste Delphine, il n'est plus temps de vous résister. Qu'importé si nos caractères et nos opinions s'accordent en tout, il n'y a pas dans l'univers une autre femme de la même nature que vous! aucune n'a dans les traits cette empreinte divine que le ciel y a gravée, pour qu'on ne pût jamais vous comparer à personne; cette âme, cette voix, ce regard se sont emparés de mon être; je ne sais quel sera mon sort avec vous, mais sans vous il n'y a plus sur la terre pour moi que des couleurs effacées, des images confuses, des ombres errantes; et rien n'existe, rien n'est animé quand vous n'êtes pas là. Soyez donc, s'écria-t-il en se jetant à mes pieds, soyez donc la compagne de ma destinée, l'ange qui marchera devant moi, pendant les années que je dois encore parcourir. Soignez mon bonheur que je vous livre avec ma vie, ménagez mes défauts; ils naissent, comme mon amour, d'un caractère passionné; et demandez au ciel pour moi, le jour de notre union, que je meure jeune, aimé de vous, sans avoir jamais éprouvé le moindre refroidissement dans cette affection touchante, que votre coeur m'a généreusement accordée.

Ah! Louise, quels sentimens j'éprouvois! je serrois ses mains dans les miennes, je pleurois, je craignois d'interrompre par un seul mot ces paroles enivrantes! Léonce me dit qu'il alloit écrire à sa mère pour lui déclarer formellement son intention, et il sollicita de moi la promesse de m'unir à lui, quelle que fût la réponse d'Espagne, au moment où elle seroit arrivée. Je consentois avec transport au bonheur de ma vie, quand tout à coup je réfléchis que cette demande ne pouvoit s'accorder avec la résolution que j'avois formée de confier mon secret à madame de Vernon, avant d'avoir pris aucun engagement. La délicatesse me faisoit une loi de ne donner aucune réponse décisive, sans lui avoir parlé. Je ne voulus pas dire à Léonce ma résolution à cet égard, dans la crainte de l'irriter; je lui répondis donc, que je lui demandois de n'exiger de moi aucune promesse avant son retour; il recula d'étonnement à ces mots, et sa figure devint très-sombre; j'allois le rassurer, lorsque tout à coup ma porte s'ouvrit, et je vis entrer madame de Vernon, sa fille et M. de Fierville. Je fus extrêmement troublée de leur présence, et je regrettois surtout de n'avoir pu m'expliquer avec Léonce, sur le refus qui l'avoit blessé. Madame de Vernon ne m'observa pas, et s'assit fort simplement, en m'annonçant qu'elle venoit me chercher pour dîner chez elle: Matilde eut un moment d'étonnement lorsqu'elle vit Léonce chez moi; mais cet étonnement se passa sans exciter en elle aucun soupçon: la lenteur de ses idées et leur fixité la préservent de la jalousie.—A propos, me dit madame de Vernon, est-il vrai que M. de Serbellane part après-demain pour le Portugal?—Je rougis à ce mot extrêmement, dans la crainte qu'il ne compromît Thérèse, et je me hâtai de dire qu'il étoit parti ce matin même. Léonce me regarda avec une attention très-vive, puis il tomba dans la rêverie. Je sentis de nouveau le malheur du secret auquel j'étois condamnée, et je tressaillis en moi-même, comme si mon bonheur eût, couru quelque grand hasard. Madame de Vernon me proposa de partir; elle insista, mais foiblement, pour que Léonce vînt chez elle: M. Barton l'attendoit; il refusa. Comme je montois en voiture, il me dit a voix basse, mais avec un ton très-solennel:—N'oubliez pas qu'avec un caractère tel que le mien, un tort du coeur, une dissimulation, détruiroit sans retour et mon bonheur et ma confiance.—Je le regardai pour me plaindre, ne pouvant lui parler entourée comme je l'étois; il m'entendit, me serra la main et s'éloigna; mais depuis une oppression douloureuse ne m'a point quittée.

Il est enfin convenu que demain au soir madame de Vernon me recevra seule. Avant cette heure, Thérèse et son amant se seront rencontrés chez moi; c'est trop pour demain. J'ai vu ce soir Thérèse; elle savoit ma promesse par un mot de M. de Serbellane; je n'aurois pu lui persuader moi-même, quand je l'aurois voulu, que j'étois capable de me rétracter. Son mari croit M. de Serbellane en route; il va demain à Saint-Germain; tout est arrangé d'une manière irrévocable, je suis liée de mille noeuds; mais je l'espère au moins, c'est le dernier secret qui existera jamais entre Léonce et moi. Vous, ma soeur, à qui j'ai tout dit, songez à moi; mon sort sera bientôt décidé.

LETTRE XXXI.

Léonce à sa mère.

Mondoville, 6 juillet 1790.

Je suis dans cette terre où vous avez passé les plus heureuses années de votre mariage; c'est ici, mon excellente mère, que vous avez élevé mon enfance; tous ces lieux sont remplis de mes plus doux souvenirs, et je retrouve en les voyant cette confiance dans l'avenir, bonheur des premiers temps de la vie. J'y ressens aussi mon affection pour vous avec une nouvelle force; cette affection de choix que mon coeur vous accorderoit, quand le devoir le plus sacré ne me l'imposeroit pas. Vous me connoissez d'autant mieux, qu'à beaucoup d'égards je vous ressemble; fixez donc, je vous en conjure, toute votre attention, et tout votre intérêt sur la demande que je vais vous faire.

Je puis être malheureux de beaucoup de manières; mon âme irritable est accessible à des peines de tout genre; mais il n'existe pour moi qu'une seule source de bonheur, et je n'en goûterai point sur la terre, si je n'ai pas pour femme un être que j'aime, et dont l'esprit intéresse le mien. Ce n'est point le rapide enthousiasme d'un jeune homme pour une jolie femme, que je prends pour l'attachement nécessaire à toute ma vie; vous savez que la réflexion se mêle toujours à mes sentimens les plus passionnés: je suis profondément amoureux de madame d'Albémar; mais je n'en suis pas moins certain, que c'est la raison qui me guide, dans le choix que j'ai fait d'elle, pour lui confier ma destinée.

Mademoiselle de Vernon est une personne belle, sage et raisonnable; je suis convaincu qu'elle ne donnera jamais à son époux aucun sujet de plainte, et que sa conduite sera conforme aux principes les plus réguliers; mais est-ce l'absence des peines que je cherche dans le mariage? je ferois tout aussi bien alors de rester libre. D'ailleurs je n'atteindrois pas même à ce but, en me résignant à l'union que l'on me propose. Que ferois-je de l'âme et de l'esprit que j'ai, avec une femme d'une nature tout-à-fait différente? N'avez-vous pas souvent remarqué dans la vie combien les gens médiocres et les personnes distinguées s'accordent mal ensemble! Les esprits tout-à-fait vulgaires s'arrangent beaucoup mieux avec les esprits supérieurs; mais la médiocrité ne suppose rien au-delà de sa propre intelligence, et regarde comme folie tout ce qui la dépasse. Mademoiselle de Vernon a déjà un caractère et un esprit arrêtés, qui ne peuvent plus ni se modifier, ni se changer; elle a des raisonnemens pour tout, et les pensées des autres ne pénètrent jamais dans sa tête. Elle oppose constamment une idée commune à toute idée nouvelle, et croit en avoir triomphé. Quel plaisir la conversation pourroit-elle donner avec une telle femme! et l'un des premiers bonheurs de la vie intime n'est-il pas de s'entendre et de se répondre? Que de mouvemens, que de réflexions, que de pensées, que d'observations ne me seroit-il pas impossible de communiquer à Matilde! et que ferois-je de tout ce que je ne pourrois pas lui confier, de cette moitié de ma vie à laquelle je ne pourrois jamais l'associer!

Ah! ma mère, je serai seul, pour jamais seul, avec toute autre femme que Delphine, et c'est une douleur toujours plus amère avec le temps, que cette solitude de l'esprit et du coeur, à côté de l'objet qui vers la fin de la vie doit être votre unique bien. Je ne supporterois point une telle situation; j'irois chercher ailleurs cette société parfaite, cette harmonie des âmes, dont jamais l'homme ne peut se passer; et quand je serois vieux, je rapporterois mes tristes jours à celle à qui je n'aurois pu donner un doux souvenir de mes jeunes années.

Quel avenir! ma mère, pouvez-vous y condamner votre fils, quand le hasard le plus favorable lui présente l'objet qui feroit le bonheur de toutes les époques de sa vie, la plus belle des femmes, et cependant celle qui, dépouillée de tous les agrémens de la jeunesse, posséderoit encore les trésors du temps; la douceur, l'esprit et la bonté! Vous avez donné, par une éducation forte, une grande activité à mes vertus, comme à mes défauts; pensez-vous qu'un tel caractère soit facile à rendre heureux?

Si vous eussiez pris des engagemens indissolubles, des engagemens consacrés par l'honneur, c'en étoit fait, j'immolois ma vie à votre parole; mais sans doute votre consentement n'avoit point un semblable caractère, puisque vous ne m'avez jamais fait cette objection, en réponse à dix lettres, qui vous interrogeoient, à cet égard. Vous ne m'avez parlé que des injustes préventions qu'on vous a données contre madame d'Albémar.

On vous a dit qu'elle étoit légère, imprudente, coquette, philosophe; tout ce qui vous déplaît en tout genre, on l'a réuni sur Delphine. Ne pouvez-vous donc pas, ma mère, en croire votre fils autant que madame du Marset? Delphine a été élevée dans la solitude, par des personnes qui n'avoient point la connoissance du monde, et dont l'esprit étoit cependant fort éclairé; elle ne vit à Paris que depuis un an, et n'a point appris à se défier des jugemens des hommes. Elle croit que la morale suffit à tout, et qu'il faut dédaigner les préjugés reçus, les convenances admises, quand la vertu n'y est point intéressée! Mais le soin de mon bonheur la corrigera de ce défaut; car ce qu'elle est avant tout, c'est bonne et sensible; elle m'aime, que n'obtiendrai-je donc pas d'elle, et pour vous, et pour moi?

On vous a parlé de la supériorité de son esprit; et comme à ma prière vous avez consenti à venir vivre chez moi l'année prochaine, vous craignez de rencontrer dans votre belle-fille un caractère despotique. Matilde, dont l'esprit est borné, a des volontés positives sur les plus petites circonstances de la vie domestique; Delphine n'a que deux intérêts au monde, le sentiment et la pensée relie est sans désirs, comme sans avis sur les détails journaliers, et s'abandonne avec joie à tous les goûts des autres; elle n'attache du prix qu'à plaire et à être aimée. Vous serez l'objet continuel de ses soins les plus assidus; je la vois avec madame de Vernon; jamais l'amour filial, l'amitié complaisante et dévouée ne pourroient inspirer une conduite plus aimable. Ah! ma mère, c'est votre bonheur autant que le mien, que j'assure en épousant madame d'Albémar.

Vous n'avez pas réfléchi combien vous auriez de peine à ménager l'amour-propre d'une personne médiocre: tout est si doux, tout est si facile avec un être vraiment supérieur! Les opinions même de Delphine sont mille fois plus aisées à modifier, que celles de Matilde. Delphine ne peut jamais craindre d'être humiliée; Delphine ne peut jamais éprouver les inquiétudes de la vanité; son esprit est prêt à reconnoître une erreur, accoutumé qu'il est à découvrir tant de vérités nouvelles, et son coeur se plaît à céder aux lumières de ceux qu'elle aime.

On vous a dit encore, j'ai honte de l'écrire, qu'elle étoit fausse et dissimulée; que j'ignorois sa vie passée et ses affections présentes: sa vie passée! tout le monde la sait; ses affections présentes! que vous a-t-on mandé sur M. de Serbellane? pourquoi me le nommez-vous? Non, Delphine ne m'a rien caché. Delphine fausse! dissimulée!… Si cela pouvoit être vrai, son caractère seroit le plus méprisable de tous; car elle profaneroit indignement les plus beaux dons que la nature ait jamais faits, pour entraîner et convaincre.

Enfin, j'oserai vous le dire, sans porter atteinte au respect profond que j'aime à vous consacrer; je suis résolu à épouser madame d'Albémar, à moins que vous ne me prouviez qu'une loi de l'honneur s'y oppose. Le sacrifice que je ferois alors seroit bientôt suivi de celui de ma vie: l'honneur peut l'exiger; mais vous, ma mère, seriez-vous heureuse à ce prix?

LETTRE XXXII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Bellerive, ce 6 juillet.

Ma chère soeur, j'étois sans doute avertie par quelque pressentiment du ciel, lorsque j'éprouvois un si grand effroi de la journée d'hier. Oh! de quel événement ma fatale complaisance est la première cause! J'éprouve autant de remords que si j'étois coupable, et je n'échappe à ces réflexions que par une douleur plus vive encore, parle spectacle du désespoir de Thérèse. Et Léonce! Léonce! juste ciel! quelle impression recevra-t-il de mon imprudente conduite? Ma Louise, je me dis à chaque instant que si vous aviez été près de moi, aucun de ces malheurs ne me seroit arrivé. Mais la bonté, mais la pitié naturelles à mon caractère m'égarent, loin d'un guide qui sauroit joindre à ces qualités une raison plus ferme que la mienne.

Hier à deux heures après midi, M. d'Ervins alla dîner à Saint-Germain chez un de ses amis, se croyant assuré du départ de M. de Serbellane. Madame d'Ervins arriva chez moi vers cinq heures, seule, à pied, dans un état déplorable; et peu de momens après, M. de Serbellane vint très-secrètement pour lui dire un adieu, qui sera plus long, hélas! qu'ils ne l'imaginoient alors. Ma porte étoit défendue pour tout le monde, et pour M. d'Ervins en particulier; on disoit chez moi que j'étois partie pour Bellerive, et tous mes volets fermés du côté de la cour, servoient à le persuader. Je fus témoin, pendant trois heures, de la douleur la plus déchirante; je versai beaucoup de larmes avec Thérèse, et j'étois déjà bien abattue lorsque la plus terrible épreuve tomba sur moi.

Au moment où j'avois obtenu de Thérèse et de M. de Serbellane qu'ils se séparassent, un de mes gens entra, et me dit qu'un domestique de madame de Vernon m'apportoit un billet d'elle, et demandoit à me parler; je sors et je vois, jugez de ma terreur, je vois M. d'Ervins! Il étoit déjà dans la chambre voisine, et se débarrassant d'une redingotte à la livrée des gens de madame de Vernon, dont il s'étoit revêtu pour se déguiser: il s'avance tout à coup, malgré mes efforts, se précipite sur la porte de mon salon, l'ouvre, et trouve M. de Serbellane à genoux devant Thérèse, la tête baissée sur sa main. Thérèse reconnoît son mari la première, et tombe sans connoissance sur le plancher. M. de Serbellane la relève dans ses bras, avant d'avoir encore aperçu M. d'Ervins, et croyant que la douleur des adieux étoit la seule cause de l'état où il voyoit Thérèse. M. d'Ervins arrache sa femme des bras de son amant, et la jette sur une chaise, en l'abandonnant à mes secours; il se retourne ensuite vers M. de Serbellane, et tire son épée sans remarquer que son adversaire n'en avoit pas: les cris qui m'échappèrent attirèrent mes gens; M. de Serbellane leur ordonna de s'éloigner, et, s'adressant à M. d'Ervins, il lui dit:—Vous devez croire à madame d'Ervins, monsieur, des torts qu'elle n'a pas; je la quittois, je la priois de recevoir mes adieux.

M. d'Ervins alors entra dans une colère, dont les expressions étoient à la fois insolentes, ignobles et furieuses. A travers tous ses discours, on voyoit cependant la plus ferme résolution de se battre avec M. de Serbellane. J'essayai de persuader à M. d'Ervins que cette scène pourroit être ignorée de tout le monde; mais je compris par ses réponses une partie de ce que j'ai su depuis avec détail; c'est que M. de Fierville savoit tout, avoit tout dit, et que cette raison, plus qu'aucune autre encore, animoit le courage de M. d'Ervins.

M. de Serbellane souffroit de la manière la plus cruelle; je voyois sur son visage le combat de toutes les passions généreuses et fières; il étoit immobile devant une fenêtre, mordant ses lèvres, écoutant en silence les folles provocations de M. d'Ervins, et regardant seulement quelquefois le visage pâle et mourant de Thérèse, comme s'il avoit besoin de trouver dans ce spectacle des motifs pour se contenir.

Il me vint dans l'esprit, après avoir tout épuisé pour calmer M. d'Ervins, de détourner sa colère sur moi, et j'essayai de lui dire que c'étoit moi qui avois engagé madame d'Ervins à venir: je commençois à peine ces mots, que se rappelant ce qu'il avoit oublié, c'est que le rendez-vous s'étoit donné dans ma maison, il se permit sur ma conduite les réflexions les plus insultantes. M. de Serbellane alors ne se contint plus, et saisissant la main de M. d'Ervins, il lui dit:—C'en est assez, monsieur; c'en est assez; vous n'aurez plus affaire qu'à moi, et je vous satisferai.—Thérèse revint à elle dans ce moment. Quelle scène pour elle, grand Dieu! une épée nue, la fureur qui se peignoit dans les regards de son amant et de son mari, lui apprirent bientôt de quel événement elle étoit menacée; elle se jeta aux pieds de M. d'Ervins pour l'implorer.

Alors, soit que prêt à se battre, il éprouvât un ressentiment plus âpre encore contre celle qui en étoit la cause, soit qu'il fût dans son caractère de se plaire dans les menaces, il lui déclara qu'elle devoit s'attendre aux plus cruels traitemens, qu'il lui retireroit sa fille, qu'il l'enfermeroit dans une terre pour le reste de ses jours, et que l'univers entier connoîtroit sa honte, puisqu'il alloit s'en laver lui-même dans le sang de son amant. A ces atroces discours, M. de Serbellane fut saisi d'une colère telle, que je frémis encore en me la rappelant: ses lèvres étoient pâles et tremblantes, son visage n'avoit plus qu'une expression convulsive; il me dit à voix basse en s'approchant de moi:—Voyez-vous cet homme, il est mort; il vient de se condamner; je perdrai Thérèse pour toujours, mais je la laisserai libre, et je lui conserverai sa fille.—A ces mots, avec une action plus prompte que le regard, il prit M. d'Ervins par le bras et sortit.

Thérèse et moi nous les suivîmes tous les deux; ils étoient déjà dans la rue. Thérèse, en se précipitant sur l'escalier, tomba de quelques marches; je la relevai, j'aidai à la reporter sur mon lit, et je chargeai Antoine, le valet de chambre intelligent que vous m'avez donné, de rejoindre M. d'Ervins et M. de Serbellane, et de nous rapporter à l'instant ce qui se seroit passé.

Je tins serrée dans mes bras pendant cette cruelle incertitude la malheureuse Thérèse, qui n'avoit qu'une idée, qui ne craignoit au monde que le danger de M. de Serbellane.

Antoine revint enfin, et nous apprit que dans le fatal combat, M. d'Ervins avoit été tué sur la place. Thérèse, en l'apprenant, se jeta à genoux, et s'écria:—Mon Dieu, ne condamnez pas aux peines éternelles la criminelle Thérèse! accordez-lui les bienfaits de la pénitence; sa vie ne sera plus qu'une expiation sévère, ses derniers jours seront consacrés à mériter votre miséricorde!—En effet, depuis ce moment toutes ses idées semblent changées; le repentir et la dévotion se sont emparés de son esprit troublé: elle ne s'est pas permis de me prononcer une seule fois le nom de son amant.

Antoine, après nous avoir dit l'affreuse issue du combat, nous apprit qu'il avoit eu lieu dans les Champs-Élysées, presque devant le jardin de madame de Vernon. Lorsque M. d'Ervins fut tombé, M. de Serbellane vit Antoine et l'appela; il le chargea de me dire, n'osant pas prononcer le nom de Thérèse, qu'après un tel événement il étoit obligé de partir à l'instant même pour Lisbonne, mais qu'il m'écriroit dès qu'il y seroit arrivé. Ces derniers mots furent entendus de quelques personnes qui s'étoient rassemblées autour du corps de M. d'Ervins, et mon nom seul fut répété dans la foule. Antoine, appelé comme témoin par la justice, ne déposera rien qui puisse compromettre Thérèse, et mon nom seul, s'il le faut, sera prononcé; j'espère donc que je sauverai à Thérèse l'horrible malheur de passer pour la cause de la mort de son mari.

M. d'Ervins a un frère méchant et dur, qui seroit capable, pour enlever à Thérèse sa fille, et la direction de sa fortune, de l'accuser publiquement d'avoir excité son amant au meurtre de son mari. Thérèse me fit part de ses craintes, dont Isore seule étoit l'objet. Nous convînmes ensemble que nous ferions dire partout qu'une querelle politique, que je n'avois pu réussir à calmer, étoit la cause de ce duel. Je priai seulement madame d'Ervins de me permettre de tout confier à madame de Vernon, parce qu'elle étoit plus en état que personne de diriger l'opinion de la société sur cette affaire, et qu'elle avoit de l'ascendant sur M. de Fierville, qui paroissoit le seul instruit de la vérité. Je demandai aussi à Thérèse de me donner une grande preuve d'amitié, en consentant à ce que Léonce fût dépositaire de son secret; je lui avouai mon sentiment pour lui, et à ce mot Thérèse ne résista plus.

C'étoit peut-être trop exiger d'elle; mais redoutant l'éclat de cette aventure, à laquelle mon nom dans les premiers temps pouvoit être malignement associé, il m'étoit impossible de me résoudre à courir ce hasard auprès de Léonce. Je crains, je n'ai que trop de raisons de craindre qu'il ne blâme ma conduite, mais je veux au moins qu'il en connoisse parfaitement tous les motifs: il fut aussi décidé que j'emmenerois madame d'Ervins le soir même à ma campagne, et que nous y resterions quelques jours ensemble sans voir personne, jusques à ce qu'elle eût des nouvelles de la famille de son mari.

On vint me dire que madame de Vernon me demandoit. J'allai la recevoir dans mon cabinet; il falloit enfin que cette journée si douloureuse se terminât par quelques sentimens consolateurs. Je l'ai souvent remarqué, un soin bienfaisant prépare dans les peines de la vie un soulagement à notre âme, lorsque ses forces sont prêtes à l'abandonner. Quelle affection madame de Vernon me témoigna! avec quel intérêt elle me questionna sur tous les détails de cet affreux événement! elle-même me raconta ce qui avoit été la première cause de notre malheur.

Hier au soir madame du Marset crut apercevoir dans la rue M. de Serbellane enveloppé dans un manteau, et le raconta à M. de Fierville. Celui-ci, dînant avec M. d'Ervins, à Saint-Germain, lui soutint que M. de Serbellane n'étoit pas parti pour le Portugal hier matin, comme il le croyoit: il paroît que M. de Fierville le dit d'abord sans mauvaise intention, mais il le soutint ensuite, malgré l'émotion qu'il remarqua chez M. d'Ervins, parce que la crainte de faire du mal ne l'arrête point, et qu'il aime assez les brouilleries quand il peut y jouer un rôle.

M. d'Ervins voulut partir à l'instant même; cet empressement piqua la curiosité de M. de Fierville: il lui demanda de l'accompagner. M. d'Ervins passa d'abord chez lui, et n'y trouva point sa femme: il vint à ma porte; on la lui refusa, en lui disant que j'étois à Bellerive; mais M. de Fierville prétendit qu'il avoit aperçu à travers une jalousie ma femme de chambre qui travailloit, et suggéra lui-même à M. d'Ervins, comme une bonne plaisanterie, d'aller secrètement chez madame de Vernon, et de donner un louis à son domestique pour qu'il lui prêtât sa redingotte.—Et vous ne fermerez pas votre porte à M. de Fierville! dis-je à madame de Vernon avec indignation.—Mon Dieu! je vous assure, me répondit-elle, qu'il ne se doutoit pas des conséquences de ce qu'il faisoit.—Et n'est-ce pas assez, lui dis-je, de cette existence sans but, de cette vie sans devoirs, de ce coeur sans bonté, de cette tête sans occupation? n'est-il pas le fléau de la société, qu'il examine sans relâche, et trouble avec malignité?—Ah! dit madame de Vernon, il faut être indulgent pour la vieillesse et pour l'oisiveté; mais laissons cela pour nous occuper de vous;—et me parlant alors de Léonce, elle vint elle-même au-devant de la confiance que je voulois avoir en elle.

Combien elle me parut noble et sensible dans cet entretien! elle m'avoua que depuis long-temps elle m'avoit devinée, mais qu'elle avoit voulu savoir si Léonce me préféroit réellement à sa fille, et qu'en étant maintenant convaincue, elle ne feroit rien pour s'opposer au sentiment qui l'attachoit à moi. Elle ne me cacha point que la rupture de ce mariage lui étoit pénible; elle exprima ses regrets pour sa fille avec la plus touchante vérité. Néanmoins sa tendre amitié la ramenant bientôt à ce qui me concernoit, elle parut se consoler par l'espérance de mon bonheur. Je n'avois point d'expressions assez vives pour lui témoigner ma reconnoissance; je lui confiai mes craintes sur l'éclat qui venoit de se passer; je lui avouai que je redoutois l'impression qu'il pouvoit faire sur Léonce. Elle m'écouta avec la plus grande attention, et me dit après y avoir beaucoup pensé:—Il faut me charger de lui parler à son arrivée, avant qu'il ait appris tout ce qu'on ne manquera pas de dire contre vous. Il sait que je m'entends mieux qu'une autre à conjurer ces orages d'un jour; je le tranquilliserai.—Quoi! lui dis-je, vous me défendrez auprès de lui, avec ce talent sans égal, que je vous ai vu quelquefois?—En doutez-vous? me répondit-elle.—Son accent me pénétra.

Je veux lui écrire, lui dis-je; vous lui remettrez ma lettre.—Pourquoi lui écrire? reprit-elle; vos chevaux sont prêts pour partir, la nuit est déjà venue; vous n'auriez pas le temps de raconter toute cette histoire.—J'éprouve de la répugnance, lui répondis-je, à hasarder dans une lettre le secret de mon amie; mais je manderai seulement à Léonce que je vous ai tout confié, qu'il peut tout savoir de vous; et s'il vous témoigne le désir de venir à Bellerive, vous voudrez bien lui dire que je l'y recevrai.—Oui, reprit-elle vivement; c'est mieux comme cela; vous avez raison.

Je pris la plume, et je sentis une sorte de gêne, en écrivant à Léonce en présence de madame de Vernon; mon billet fut plus court et plus froid que je ne l'aurois voulu; tel qu'il étoit, je le remis à madame de Vernon; elle le lut attentivement, le cacheta, et me dit qu'il étoit à merveille, et que j'y conservois la dignité qui me convenoit. C'étoit à elle, ajouta-t-elle, à suppléer à ce que je ne disois pas; elle me rassura sur ce que je redoutois; elle me parut convaincue qu'elle me justifieroit entièrement auprès de Léonce; elle en prit presque l'engagement, et se plaisant à me raconter ce qu'elle lui diroit, elle me parla de moi sous cette forme indirecte, avec tant de grâce, de charme et même d'adresse, que je bénis le ciel d'avoir eu l'idée de lui confier ma défense. Non, il n'existe point de femme au monde qui sache faire valoir aussi habilement ceux qu'elle aime. Elle seule connoît assez bien le monde, pour rassurer Léonce sur l'éclat que peut avoir le funeste événement auquel mon nom est mêlé. Un sentiment indomptable d'amour et de fierté me rendroit impossible de m'excuser auprès de lui, si son premier mouvement ne m'étoit pas favorable.

Je finis en recommandant à madame de Vernon de veiller sur la réputation de Thérèse, de ne nommer que moi dans le monde, de me livrer mille fois plutôt qu'elle, et de raconter l'histoire du duel, telle que nous avions décidé qu'on la feroit; elle me le promit: je l'embrassai; nous nous séparâmes; j'emmenai Thérèse et sa fille, et nous arrivâmes à trois heures du matin à Bellerive: quel voyage! quelle journée, ma chère Louise! J'enverrai cette lettre à Paris demain, de peur que la nouvelle de la mort de M. d'Ervins ne vous arrive avant ma lettre, et ne vous effraie pour moi.

Ce soir, pendant que l'infortunée Thérèse avoit désiré d'être seule, je me suis promenée sur le bord de la rivière; j'ai voulu me livrer au souvenir de Léonce; mais je ne sais, une inquiétude que j'avois de la peine à m'avouer, m'empêchoit de m'abandonner au charme de cette idée. Je me rappelai quelques traits sévères de son caractère, ce qu'il en disoit lui-même dans sa lettre à M. Barton. Ce n'étoit plus un amant, c'étoit un juge que je croyois voir dans Léonce; et des mouvemens d'une fierté douloureuse s'emparoient de mon âme en pensant à lui. Enfin, me retraçant tout ce que madame de Vernon m'avoit dit pour me rassurer, je me suis répété qu'un trait de bonté même indiscret ne pouvoit détruire les sentimens qu'il m'a témoignés, et je suis rentrée chez moi plus tranquille.

Hélas! Thérèse, l'infortunée Thérèse est la seule à plaindre! combien vous vous intéresserez à son malheur, bonne, excellente Louise! combien vous serez disposée à me pardonner ce que j'ai fait pour elle! Ce n'est pas vous qui seriez sévère envers les égaremens même de la pitié.

LETTRE XXXIII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Bellerive, 9 juillet.

Depuis trois jours, le croirez-vous, ma chère Louise, je n'ai pas reçu une seule lettre de madame de Vernon; je n'ai pas entendu parler de Léonce! peut-être n'est-il pas encore revenu de Mondoville! J'ai reçu seulement une lettre de madame d'Artenas, la tante de madame de R., qui me mande que la mort de M. d'Ervins fait un bruit horrible dans Paris, et que beaucoup de gens me blâment: elle me demande de l'instruire de la vérité des faits, pour qu'elle puisse me défendre. Eh! que m'importe ce qu'on dira de moi? c'est l'opinion de Léonce que je veux savoir.

J'avois envie d'aller à Paris pour parler encore à madame de Vernon; je ne puis abandonner Thérèse; elle a pris la fièvre avec un délire violent; elle veut me voir à tous les instans; hier j'étois sortie de sa chambre pendant quelques minutes, elle me demanda, et ne me trouvant point auprès d'elle, elle tomba dans un accès de pleurs qui me fit une peine profonde; non, je ne la quitterai point.

LETTRE XXXIV.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Bellerive, 10 juillet.

Ce jour s'est encore passé sans nouvelles, et cependant Léonce est arrivé; un de mes gens, revenu ce soir de Paris, a rencontré un des siens. Je suis descendue vingt fois pendant le jour dans mon avenue, regardant si je ne voyois venir personne, reconnoissant de loin le facteur des lettres, courant d'abord au-devant de lui, mais bientôt forcée de m'appuyer contre un arbre pour l'attendre: les battemens de coeur qui me saisissoient m'ôtoient la force de marcher.

J'ai épuisé toutes les informations que l'on peut prendre sur les lettres, sur les moyens d'en recevoir, sur la possibilité d'en perdre; je suis honteuse auprès de mes gens de ces innombrables questions; je les ai cessées, n'en espérant plus rien.

Il est clair que madame de Vernon n'a pas été contente de Léonce, puisqu'elle ne m'a pas mandé à l'instant même ce qu'il lui a dit; elle espère le ramener. Non, je ne lui écrirai point; non, je n'entrerai avec lui dans aucune justification; je n'irai point à Paris pour le prévenir, pour lui demander grâce; je peux avoir eu tort selon son opinion, mais quand je lui confie mes motifs, mais quand je sollicite presque mon pardon, par l'entremise de mon amie; enfin, quand je suis seule ici dans la douleur, auprès du lit d'une infortunée, qui succombe aux tourmens du repentir et de l'amour, c'est à Léonce à venir me chercher.

LETTRE XXXV.

Léonce à sa mère.

Paris, 11 juillet.

Je vous ai écrit, je crois, il y a quatre jours, de Mondoville, ma chère mère, une lettre que je désavoue entièrement; vous aviez raison de choisir mademoiselle de Vernon pour ma femme. Madame de Vernon m'a remis une lettre de vous décisive; le contrat est signé d'hier au soir, et cependant je vis, vous ne pouvez rien désirer de plus.

J'avois abrégé mon séjour à Mondoville, mais ce n'étoit pas dans ce but. A mon arrivée, j'apprends que M. de Serbellane a tué M. d'Ervins à la suite d'une querelle politique chez madame d'Albémar; tout Paris retentit de cet éclat scandaleux; sur le champ de bataille même M. de Serbellane a nommé madame d'Albémar; il étoit renfermé chez elle depuis vingt-quatre heures; elle m'avoit dit qu'il étoit parti pour le Portugal; dans huit jours elle part pour Montpellier, d'où elle se rendra à Lisbonne, s'il n'est pas permis à M. de Serbellane de revenir en France pour l'épouser. Elle-même m'a écrit que madame de Vernon m'apprendroit toute son histoire. Enfin de quoi me plaindrois-je? elle est libre, son caractère devoit m'être connu: ne m'aviez-vous pas dit, ma mère, qu'il ne s'accorderoit jamais avec le mien? pardonnez-moi de vous en avoir parlé: oubliez-la.

Je le sais; il ne m'est pas permis d'en finir; l'existence que vous m'avez donnée vous appartient; j'ai éprouvé une émotion assez forte de tout ceci; mais ce n'est pas en vain que votre sang m'a transmis le courage et la fierté; j'en aurai, je serai dans deux jours l'époux de Matilde. Que dira madame d'Albémar alors, que pensera-t-elle? Mais qu'importe ce qu'elle pensera? ma mère, vous serez obéie.

Le pauvre Barton s'est démis le bras en tombant de cheval; il est obligé de rester à Mondoville encore quelque temps; il s'est aussi comme moi cruellement trompé; mais qu'en résulte-t-il pour lui? rien. Adieu, ma mère.

LETTRE XXXVI.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Bellerive, dans la nuit du 12 juillet.

Je n'ai plus rien à vous dire sur moi; aujourd'hui, à six heures du soir, mon sort a fini, et à neuf, j'ai reçu la lettre qui me l'annonce. J'existe; je crois que je ne mourrai pas; j'irai vous rejoindre dès que madame d'Ervins sera rétablie. Il y a quelques heures que je me suis crue très-mal, mais c'est une des illusions de la douleur: souffrir, ce n'est pas mourir, c'est vivre.

Lisez cette lettre; je suis parvenue à vous la copier; mais il faut que j'en conserve l'original toujours sous mes yeux; si je ne la voyois pas, je n'y croirois plus; j'irois trouver Léonce, j'irois lui dire que je l'aime encore; et de ma vie je ne dois le voir, ni lui parler.

Madame de Vernon à madame d'Albémar.

Ce 10 juillet.

La peine que je vais vous causer, ma chère Delphine, m'est extrêmement douloureuse. J'ai remis votre billet à Léonce; je lui ai parlé avec la plus grande vivacité, mais il étoit déjà tellement prévenu par le bruit qu'a fait cette malheureuse aventure, qu'il m'a été impossible de le ramener; il prétend que vos caractères ne se conviennent point, que vous l'offenseriez sans cesse dans ce qu'il a de plus cher au monde, le respect pour l'opinion, et que vous vous rendriez malheureux mutuellement. Il avoit, d'ailleurs, reçu une lettre de sa mère, qui s'opposoit formellement à ce qu'il vous épousât, et le sommoit de remplir ses engagemens avec ma fille.

J'ai voulu lui rendre à cet égard toute sa liberté, mais il l'a refusée; et comme il étoit décidé à ne point s'unir avec vous, il m'a paru naturel de revenir à nos anciens projets; le contrat de Matilde et de Léonce a donc été signé aujourd'hui, et après-demain, à six heures du soir, ils se marient; je voudrois vous voir avant cet instant si solennel pour moi; venez demain à Paris, et j'irai chez vous. Adieu, je suis bien affectée de votre chagrin.

SOPHIE DE VERNON

Cette lettre, qui m'est parvenue par la poste, devoit, d'après la date, m'arriver avant-hier: est-ce la fatalité, ou madame de Vernon vouloit-elle s'épargner mes plaintes? Oh! j'en suis sûre, elle a froidement servi ma cause; je me suis confiée dans son amitié pour moi, et j'avois tort; son affection pour sa fille a sans doute affoibli toutes ses expressions en ma faveur. Mais Léonce! juste ciel! Léonce devoit-il avoir besoin qu'on me défendît? la vérité ne lui suffisoit-elle pas?

Ce matin je m'éveillois aux espérances des plus tendres affections du coeur; la nature me sembloit la même; je pensois, j'aimois, j'étois moi; et il se préparoit à conduire une autre femme à l'autel! Il ne me donnoit pas même un regret! il me croyoit indigne de son nom! Je voulois ce soir même aller trouver Léonce, oui, l'époux de Matilde, lui demander la raison de cette cruauté, de ce mépris qui l'avoient forcé de rompre nos liens. Mais quelle honte, grand Dieu! l'implorer! lui, qui me croit dégradée dans l'opinion des hommes! Ah! que je meure, mais que je meure immobile à la place où j'ai reçu le coup mortel.

Qu'avois-je donc fait, cependant, qui pût inspirer à Léonce cette haine subite contre moi? J'avois cédé à la pitié que m'inspiroit l'amour de Thérèse: ne la comprend-il donc pas, cette pitié? Se croit-il certain de n'en avoir jamais besoin? Ma condescendance peut être blâmée, je le sais; mais pouvois-je aimer comme j'aimois Léonce, et n'avoir pas un coeur accessible à la compassion? L'amour et la bonté ne viennent-ils pas de la même source?

Non, ce ne sont pas les motifs de mon action qu'il juge, c'est ce que les autres en ont dit; c'est leur opinion qu'il consulte, pour savoir ce qu'il doit penser de moi; jamais il ne m'auroit rendue heureuse, jamais. Ah! qu'ai-je dit, Louise? aucune femme sur la terre ne l'auroit été comme moi: je me serois conformée à son caractère, je l'aurois consulté sur toutes mes actions; il m'aimoit, j'en suis sûre! sans cet éclat cruel…. Ah! Thérèse, vous nous avez perdues toutes les deux!

J'ai eu soin de lui cacher qu'elle étoit la cause de mon désespoir: elle est assez malheureuse. Cependant elle n'a point à se plaindre de son amant; c'est le sort qui les sépare. Mais Léonce, ce sort, c'est ta volonté, c'est toi…. Louise, est-il sûr qu'ils sont mariés maintenant! qui le sait, qui me le dira? Sans doute, ils le sont depuis plusieurs heures; tout est irrévocable.

J'irai pourtant à Paris demain; je n'y verrai personne, je ne verrai pas madame de Vernon. Qu'a-t-elle affaire de moi? mais je saurai l'heure, le lieu, les circonstances; je veux me représenter l'événement qui sera désormais l'unique souvenir de ma vie: je veux d'autres douleurs que cette lettre, d'autres pensées non moins déchirantes, mais qui soulagent un peu ma tête: elle est là devant moi, cette lettre, je la regarde sans cesse, comme si elle devoit s'animer, et répondre à mes avides questions.

Louise, vous aviez raison de craindre le monde pour votre malheureuse Delphine; voilà mon âme bouleversée; le calme n'y rentrera plus, la tempête a triomphé de moi; vous qui m'aimez encore, il faut que vous me le pardonniez, mais je crois que je ne peux plus vivre; j'ai horreur de la société, et la solitude me rend insensée; il n'y a plus de place sur la terre où je puisse me reposer.

LETTRE XXXVII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Paris, le 13 juillet, à minuit.

Louise, hier il n'étoit pas marié, non il ne l'étoit pas encore! Juste ciel! seule maintenant, abandonnée de tout ce que j'aimois, vous dirai-je ce que mon désespoir peut à peine me persuader encore! Écoutez-moi: si je me rappelle ce que j'ai vu, ce que j'ai ressenti, ma raison n'est pas encore entièrement égarée.

Il me fut impossible de rester plus longtemps à Bellerive; l'inaction du corps, quand l'âme est agitée, est un supplice que la nature ne peut supporter; je montai en voiture; j'ordonnai qu'on me conduisît à Paris, sans aucun projet, sans aucune idée qu'il me fût possible de m'avouer; je sentois encore, non de l'espérance, mais quelque chose qui différoit cependant de l'impression qu'une nouvelle certaine fait éprouver. A force de réfléchir, mes idées s'étoient obscurcies, et j'étois parvenue à douter.

Je contemplois tous les objets dans le chemin avec ce regard fixe qui ne permet de rien distinguer: j'aperçus cependant un pauvre vieillard sur la route; je fis arrêter ma voiture pour lui donner de l'argent; ce mouvement n'appartenoit point à la bienfaisance; il étoit inspiré par l'idée confuse qu'une action charitable détourneroit de moi le malheur qui me menaçoit; je frémis en découvrant quelques restes d'espoir dans mon âme, en sentant que je n'étois pas encore au dernier terme de la douleur; je tombai à genoux dans ma voiture sans avoir la force de prier, et j'arrivai dans une anxiété inexprimable.

Antoine étoit chez moi; je n'osai lui faire une question directe; mais je lui dis, sur madame de Vernon, un mot qui devoit l'amener à me parler d'elle.—Sans doute, me répondit-il, madame vient ici pour assister au mariage de mademoiselle Matilde avec M. de Mondoville: c'est à six heures, à Sainte-Marie, près de Chaillot, à l'extrémité du faubourg, dans l'église du couvent où mademoiselle de Vernon a été élevée: il n'est pas cinq heures. Madame a bien le temps de faire sa toilette.—Oh! Louise! il n'étoit pas encore son époux! j'étois à cinquante pas de lui, je pouvois aller me jeter en travers de la porte, et sa voiture auroit passé sur mon coeur avant que le mariage s'accomplît!

Non, jamais une heure n'a fait naître tant de pensées diverses, tant de projets adoptés, rejetés à l'instant! je me suis crue vingt fois décidée à tout hasarder pour lui parler encore, avant qu'il eût prononcé le serment éternel; et vingt fois la fierté, la timidité glacèrent mes mouvemens, et renfermèrent en moi-même la passion qui me consumoit: je me disois: Léonce, que mon imprudence a détaché de moi, que pensera-t-il d'une action inconsidérée? Faut-il le voir marcher à l'autel après avoir foulé ma prière! Cette réflexion m'arrêtoit, mais le souvenir des jours où il m'avoit aimée la combattoit bientôt avec force. Pendant ces incertitudes je voyois l'heure s'écouler, et le temps décidoit pour moi de l'irrévocable destinée.

Je ne sais par quel mouvement je pris tout à coup un parti, dont l'idée me donna d'abord quelque soulagement. Je résolus d'aller moi-même, couverte d'un voile, à cette église où ils devoient se marier, et d'être ainsi témoin de la cérémonie. Je ne comprends pas encore quel étoit mon projet; je n'avois pas celui de m'opposer au mariage, d'oser faire un tel scandale; j'espérois, je crois, que je mourrois; ou plutôt, la réflexion ne me guidoit pas: la douleur me poursuivoit, et je fuyois devant elle. Je sortis seule, et tellement enveloppée d'un voile et d'un vêtement blanc, qu'on ne me reconnut point à ma porte; je marchois dans la rue rapidement; je ne sais d'où me venoit tant de force; mais il y avoit sans doute dans ma démarche quelque chose de convulsif, car je voyois ceux qui passoient s'arrêter en me regardant; une agitation intérieure me soutenoit; je craignois de ne pas arriver à temps, j'étois pressée de mon supplice; il me sembloit qu'en atteignant au plus haut degré de la souffrance, quelque chose se briseroit dans ma tête ou dans mon coeur, et qu'alors j'oublierois tout.

J'entrai dans l'église sans avoir repris ma raison; la fraîcheur du lieu me calma pendant quelques instans; il y avoit très-peu de monde; je pus choisir la place que je voulois, et je m'assis derrière une colonne qui me déroboit aux regards; mais cependant, hélas! me permettoit de tout voir. J'aperçus quelques femmes âgées dans le fond de l'église, qui prioient avec recueillement; et comparant le calme de leur situation avec la violence de la mienne, je haïssois ma jeunesse qui donnoit à mon sang cette activité de malheur.

Des instrumens de fête se firent entendre en dehors de l'église; ils annonçoient l'arrivée de Léonce; les orgues bientôt aussi la célébrèrent, et mon coeur seul mêloit le désespoir à tant de joie. Cette musique produisit sur mes sens un effet surnaturel; dans quelque lieu que j'entendisse l'air que l'on a joué, il seroit pour moi comme un chant de mort. Je m'abandonnai, en l'écoutant, à des torrens de larmes, et cette émotion profonde fut un secours du ciel; j'éprouvai tout à coup un mouvement d'exaltation qui soutint mon âme abattue: la pensée de l'Être suprême s'empara de moi: je sentis qu'elle me relevoit à mes propres yeux: Non, me dis-je à moi-même, je ne suis point coupable; et lorsque tout bonheur m'est enlevé, le refuge de ma conscience, le secours d'une Providence miséricordieuse me restera. Je vivrai de larmes; mais aucun remords ne pouvant s'y mêler, je ne verrai dans la mort que le repos. Ah! que j'ai besoin de ce repos!

Je n'avois pas encore osé lever les yeux; mais quand les sons eurent cessé, cette douleur déchirante qu'ils avoient un moment suspendue, me saisit de nouveau; je vis Léonce à la clarté des flambeaux; pour la dernière fois sans doute je le vis! il donnoit la main à Matilde; elle étoit belle, car elle étoit heureuse; et moi, mon visage couvert de pleurs ne pouvoit inspirer que de la pitié.

Léonce, est-ce encore une illusion de mon coeur? Léonce me parut plongé dans la tristesse; ses traits me sembloient altérés, et ses regards erroient dans l'église, comme s'il eût voulu éviter ceux de Matilde. Le prêtre commença ses exhortations, et lorsqu'il se tourna vers Léonce pour lui adresser des conseils sur le sentiment qu'il devoit à sa femme, Léonce soupira profondément, et sa tête se baissa sur sa poitrine.

Vous le dirai-je! un instant après je crus le voir qui cherchoit dans l'ombre ma figure appuyée sur la colonne, et je prononçai dans mon égarement ces mots d'une voix basse:—C'étoit à Delphine, Léonce, que cette affection étoit promise; oui, Léonce la devoit à Delphine; elle n'a point cessé de la mériter.—Il se troubla visiblement, quoiqu'il ne pût m'entendre; madame de Vernon se leva pour lui parler; elle se mit entre lui et moi: il s'avança cependant encore pour regarder la colonne; son ombre s'y peignit encore une fois.

J'entendis la question solennelle qui devoit décider de moi, un frissonnement glacé me saisit; je me penchai en avant, j'étendis la main; mais bientôt épouvantée de la sainteté du lieu, du silence universel, de l'éclat que feroit ma présence, je me retirai par un dernier effort, et j'allai tomber sans connoissance derrière la colonne. Je ne sais ce qui s'est passé depuis; je n'ai point entendu le oui fatal; le froid bienfaisant de la mort m'a sauvé cette angoisse.

A dix heures du soir, le gardien de l'église, au moment où il alloit la fermer, s'est aperçu qu'une femme étoit étendue sur le marbre; il m'a relevée, il m'a portée à l'air; enfin, il m'a rendu cette fièvre douloureuse qu'on appelle la vie: je me suis fait conduire chez moi; j'ai trouvé mes gens inquiets, et de quoi, juste ciel! que ne pleuroient-ils de me revoir!

Après trois heures d'une immobilité stupide, j'ai retrouvé la force de vous écrire; Louise, ma seule amie, rappelez-moi près de vous; ils sont tous heureux ici, qu'ai-je à faire dans ce pays de joie? Peut-être les lieux que vous habitez ranimeront-ils en moi les sentimens que j'y ai long-temps éprouvés; une année ne peut-elle se retrancher de la vie? mais un jour, un seul jour! Ah! c'est celui-là qui ne s'effacera point.

LETTRE XXXVIII.

Léonce à M. Barton.

Paris, ce 14 juillet.

Je vous ai mandé ma résolution: sachez à présent que je suis marié; oui, depuis hier, à Matilde, je suis marié: je vous ai épargné tout ce que j'ai souffert; pourquoi mêler à vos douleurs les inquiétudes de l'amitié? Mais il faut cependant, si je ne veux pas devenir fou, que je vous confie une seule chose; et que direz-vous de moi si ce secret impossible à garder est une apparition, un fantôme, une chimère? Voilà ce qu'est devenu votre misérable ami, voilà dans quel état elle m'a jeté par sa perfidie.

Je savois hier que madame d'Albémar étoit à Bellerive, s'occupant de son départ pour Lisbonne; je le savois; eh bien! au milieu de la cérémonie imposante, qui pour jamais disposoit de mon sort; dans cette église, où la fierté, le devoir, la volonté de ma mère m'ont entraîné, j'ai cru voir, derrière une colonne, madame d'Albémar couverte d'un voile blanc; mais sa figure s'offrit à mes regards si pâle et si changée, que c'est ainsi que son image devroit m'apparaître après sa mort. Plus je fixois les yeux sur cette colonne, plus mon illusion devenoit forte, et je crus que mon nom et le sien avoient été prononcés par sa voix, que j'entends souvent, il est vrai, quand je suis seul.

Madame de Vernon s'approcha de moi, et me rappela doucement à ce que je devois à Matilde: je me levai pour prononcer le serment irrévocable; à l'instant même je vis cette même ombre s'avancer, étendre la main, et mon trouble fut tel qu'un nuage couvrit mes yeux. Je fis cependant un nouvel effort pour examiner cette colonne, dont j'avois cru voir sortir l'image persécutrice de ma vie; mais je n'aperçus plus rien; l'effet des lumières dans cette vaste église, et mon imagination agitée avoient sans doute créé cette chimère.

Mon silence et mon trouble, cependant, embarrassoient Matilde; je me hâtai de dire oui, comme dans l'égarement d'un rêve. Mon âme tout entière étoit ailleurs; n'importe, le lien est serré, je suis l'époux de Matilde! quand il seroit vrai que Delphine m'auroit aimé quelques instans, elle a senti, je n'en puis douter, qu'après l'éclat de son aventure, elle seroit perdue, si elle n'épousoit pas M. de Serbellane; mais si je savois au moins qu'elle m'a regretté! indigne foiblesse! Delphine m'a trompé, la nature n'a plus rien de vrai.

Vous saurez une fois, si je puis raconter ces derniers jours sans tomber dans des accès de rage et de douleur, vous saurez une fois tout ce qui s'est passé. Mais ce fantôme blanc, hier, qu'étoit-il? Je le vois encore…. Ah! mon ami, quand vous serez guéri, venez; j'ai plus besoin de vous que dans les débiles jours de mon enfance; ma raison est sans force, et je n'ai plus d'un homme que la violence des passions.

SECONDE PARTIE.

LETTRE PREMIÈRE.

Mademoiselle d'Albémar à Delphine.

Montpellier, 20 juillet 1790.

Après avoir reçu votre lettre, j'ai passé le jour entier dans les larmes, et je peux à peine voir assez pour vous écrire, tant mes yeux sont fatigués de pleurer. Ma chère enfant, à quelles douleurs vous avez été livrée! ah! que n'étois-je là, pour exprimer ma haine contre les méchans, et pour consoler la bonté malheureuse! Je m'étois attachée à Léonce, je le regardois déjà comme un époux, comme un ami digne de vous; il a été capable d'une telle cruauté; il a volontairement renoncé à la plus aimable femme du monde, parce qu'il avoit à lui reprocher une faute dont toutes les vertus généreuses étoient la cause; une faute, comme les anges en commettroient s'ils étoient témoins des foiblesses et des souffrances des hommes!

Sans doute, madame de Vernon n'a point su vous défendre; je vais plus loin, et je la soupçonne d'avoir empoisonné l'action qu'elle étoit chargée de justifier; mais ce n'est point une excuse pour Léonce. Celui que vous aviez daigné préférer devoit-il avoir besoin d'un guide pour vous juger? Non, il ne vous a jamais aimée; il faut l'oublier et relever votre âme par le sentiment de ce que vous valez. Ma chère Delphine, la vie n'est jamais perdue à vingt ans; la nature, dans la jeunesse, vient au secours des douleurs, les forces morales s'accroissent encore à cet âge, et ce n'est que dans le déclin que sont les maux irréparables.

J'ose vous le conseiller, quittez pour quelque temps le monde, et venez auprès de moi; je l'entrevois confusément ce monde, mais il me semble qu'il ne suffit pas de toutes les qualités du coeur et de l'esprit pour y vivre en paix; il exige une certaine science qui n'est pas précisément condamnable, mais qui vous initie cependant trop avant dans le secret du vice, et dans la défiance que les hommes doivent inspirer. Vous avez l'esprit le plus étendu, mais votre âme est trop jeune, trop prompte à se livrer; mettez votre sensibilité sous l'abri de la solitude, fortifiez-vous par la retraite, et retournez ensuite dans la société; si vous y restiez maintenant, vous ne guéririez point des peines que vous avez éprouvées.

Venez goûter le calme, venez vous reposer par l'absence des objets pénibles, et par la suspension momentanée de toute émotion nouvelle; ce tableau sans couleurs n'a rien d'attirant, mais, à la longue, une situation monotone fait du bien; si les consolations qu'il faut puiser en soi-même ne sont pas rapides, leur effet au moins est durable.

Je ne vous parle point de mon affection, c'est avec timidité que je la rappelle, quand il s'agit des peines de l'amour; cependant une fois, je l'espère, votre âme tendre y trouvera peut être encore quelque douceur.

LETTRE II.

Réponse de Delphine à mademoiselle d'Albémar,

Bellerive, 26 juillet 1790.

Oui, j'irai vous rejoindre et pour toujours; cependant, pourquoi dites-vous qu'il ne m'a jamais aimée? Je sais bien que je n'ai plus d'avenir, mais il ne faut pas m'ôter le passé.

Au concert, au bal, la dernière fois que je l'ai vu, j'en suis sûre, il m'aimoit! il y a maintenant douze jours que je ne fais plus que repasser sur les mêmes souvenirs; je me suis rappelé des mots, des regards, des accens dont je n'avois pas assez joui, mais qui doivent me convaincre de son affection. Il m'aimoit, j'étois libre, et il est l'époux d'une autre; ne croyez pas que jamais ma pensée puisse sortir de ce cercle cruel que les regrets tracent autour de moi. Depuis le jour où j'aurois dû mourir, j'ai vécu seule, je n'ai vu que Thérèse, je n'ai point répondu aux lettres de madame de Vernon, je lui ai fait dire que je ne pouvois pas la voir, vous-même vous ne m'auriez pas fait du bien.

Je saurai recouvrer quelque empire sur moi-même, mais le bonheur! votre raison même vous dira qu'il n'en est plus pour moi. Vous ne pensez pas que jamais je puisse aimer un autre homme que Léonce; ce charme irrésistible, qui m'avoit inspiré la première passion de ma vie, vous ne pensez pas que jamais je puisse l'oublier. Eh bien! le sort d'une femme est fini quand elle n'a pas épousé celui qu'elle aime; la société n'a laissé dans la destinée des femmes qu'un espoir; quand le lot est tiré et qu'on a perdu, tout est dit: on essaie de vains efforts, souvent même on dégrade son caractère en se flattant de réparer un irréparable malheur; mais cette inutile lutte contre le sort ne fait qu'agiter les jours de la jeunesse, et dépouiller les dernières années de ces souvenirs de vertu, l'unique gloire de la vieillesse et du tombeau.

Que faut-il donc faire quand une cause, inconnue ou méritée, vous a ravi le bien suprême, l'amour dans le mariage? que faut-il donc faire, quand vous êtes condamnée à ne jamais le connoître? Éteindre ses sentimens, se rendre aride, comme tant d'êtres qui disent qu'ils s'en trouvent bien; étouffer ces élans de l'âme qui appellent le bonheur et se brisent contre la nécessité; j'y ai presque réussi, c'est aux dépens de mes qualités, je le sais; mais qu'importe! pour qui maintenant les conserverois-je?

Je suis moins tendre avec Thérèse; j'ai quelque chose de contraint dans mes paroles, dans mon air, qui m'inspire de la déplaisance pour moi-même; ces défauts me conviennent: Léonce ne m'a-t-il pas jugée indigne de lui! pourquoi ne lui donnerois-je pas raison? Vous voulez que je retourne vers vous, ma chère Louise; mais pourrez-vous me reconnoître? J'ai fait sur moi un travail qui a singulièrement altéré ce que j'avois d'aimable; ne falloit-il pas roidir son âme pour supporter ce que je souffre! S'éveiller sans espoir, traîner chaque minute d'un long jour comme un fardeau pénible, ne plus trouver d'intérêt ni de vie à aucune des occupations habituelles, regarder la nature sans plaisir, l'avenir sans projet; juste ciel, quelle destinée! et si je me livre à ma douleur, savez-vous quelle est l'idée, l'indigne idée qui s'empare de moi? le besoin d'une explication avec Léonce.

Il me semble que je lui dirois des paroles qui me vengeroient…; mais à quoi me serviroit-il de me venger? la fierté seule peut me conserver quelques restes de son estime. Cependant pourra t-il éviter de me voir? c'est à moi de m'y refuser, je le dois, je le veux; Louise, ce qui m'a perdue, c'est trop d'abandon dans le caractère; je me sens de l'admiration pour les qualités, pour les défauts même qui préservent de l'ascendant des autres. J'aime, j'estime la froideur, le dédain, le ressentiment; Léonce verra si moi aussi je ne puis pas lui ressembler…. Que verra-t-il? Il ne me regarde plus; je m'agite, et il est en paix. Ma vie n'est de rien dans la sienne; il continue sa route et me laisse en arrière, après m'avoir vue tomber du char qui l'entraîne.

Vous me parlez de la retraite! j'ai le monde en horreur, mais la solitude aussi m'est pénible. Dans le silence qui m'environne, je suis poursuivie par l'idée que personne sur la terre ne s'intéresse à moi; personne! ah! pardonnez, c'est à Léonce seul que je pensois; funeste sentiment, qui dévaste le coeur, et n'y laisse plus subsister aucune des affections douces qui le remplissoient! C'est pour vous, pour vous seule, ma soeur, que j'essaie de vivre; madame de Vernon que j'ai tant aimée ne m'est plus qu'une pensée douloureuse; je lui adresse, au fond de mon coeur, des reproches pleins d'amertume; hélas! peut-être que Léonce seul les mérite; je veux me préserver du premier tort des malheureux, de l'injustice. Je recevrai madame de Vernon, puisqu'elle veut me voir: elle m'écrit que mon refus l'afflige; oh! je ne veux pas l'affliger: peut-être, en la revoyant, reprendrai-je à son charme.

Je redemande un intérêt, un moment agréable, comme on invoqueroit les dons les plus merveilleux de l'existence; il me semble que cesser de souffrir est impossible, et qu'il n'y a plus au monde que de la douleur.

LETTRE III.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Ce 30 juillet.

J'ai vu madame de Vernon; elle est venue passer deux jours à Bellerive; je me promenois seule sur ma terrasse, lorsque de loin je l'ai aperçue: j'ai été saisie d'un tel tremblement à sa vue, que je me suis hâtée de m'asseoir pour ne pas tomber; mais cependant, comme elle approchoit, un sentiment d'irritation et de fierté m'a soutenue, et je me suis levée pour lui cacher mon trouble.

Toute l'expression de son visage étoit triste et abattue; nous avons gardé l'une et l'autre le silence; enfin elle l'a rompu, en me disant que sa fille alloit la quitter, et s'établir avec son mari dans une maison séparée.—Ce projet n'étoit pas le vôtre, lui ai-je dit.—Non, répondit-elle; il dérange, et mon aisance de fortune, et l'espoir que j'avois d'être entourée de ma famille; mais qui peut prétendre au bonheur!—J'ai soupiré.—Vous avez fait cependant, lui dis-je avec amertume, beaucoup de sacrifices à votre fille; elle, du moins, vous devroit de la reconnoissance.—Vous m'accusez, répondit-elle après quelques momens de réflexion, vous m'accusez de vous avoir mal défendue auprès de Léonce; je peux mériter ce reproche; cependant je vous l'assure, son irritation ne pouvoit être calmée; vos ennemis l'avoient prévenu avant que je le visse; le blâme que vous avez encouru avoit particulièrement offensé son respect pour l'opinion publique, et vos caractères se convenoient si peu, que vous auriez été très malheureux ensemble.—Vous avois-je chargée d'en juger, lui dis-je, et n'aviez-vous pas accepté, ou plutôt recherché le devoir de me justifier?—Et vous aussi, s'écria-t-elle, vous voulez m'abandonner! vous en avez plus le droit que ma fille, et je me résigne à mon sort, sans vouloir lutter contre lui.—Elle s'assit en finissant ces mots; je la vis pâlir et trembler; je l'avouerai, d'abord je n'en fus point émue; j'ai tant souffert depuis huit jours, que mon âme est devenue plus ferme contre la douleur des autres; cependant lorsqu'elle versa des larmes, je me sentis attendrie, je lui pris la main, je lui demandai de se justifier; elle se tut, et continua de pleurer. C'étoit la première fois de ma vie que je la voyois dans cet état; tous mes souvenirs parlèrent pour elle dans mon coeur.—Eh bien! lui dis-je, eh bien! je puis vous aimer assez pour vous pardonner le malheur de ma vie; vous ne m'avez point servie auprès de Léonce, mais en effet c'étoit à son coeur à plaider pour moi; lui qui étoit l'objet de ma tendresse, lui qui ne pouvoit douter de mon amour, ne savoit-il pas ma meilleure excuse? Cependant, comment avez-vous pu vous résoudre à précipiter ce mariage? n'aviez-vous pas besoin de mon consentement, après l'aveu que je vous avois fait? Vous étiez mère; mais n'étois-je pas devenue votre fille en vous confiant mon sort?—Oui! s'écria-t elle en soupirant, ma fille, et bien plus tendre que ma fille: je suis coupable, je le suis.—Et sa pâleur et l'altération de ses traits devenoient à chaque instant plus remarquables. Je ne pus résister à ce spectacle, et je me jetai dans ses bras en lui disant:—Je vous pardonne; si j'en meurs, souvenez-vous que je vous ai pardonné.—Elle me regarda avec une émotion extrême; elle eut presque le mouvement de se jeter à mes pieds; mais se reprenant tout à coup, elle se leva, et me demanda la permission de se promener un instant seule.

Je résolus, pendant qu'elle fut loin de moi, de l'interroger sur tout ce qui s'étoit passé. Quand elle revint, je le tentai: cette conversation lui étoit pénible, et j'étois sans cesse combattue entre l'intérêt qui me faisoit dévorer ses réponses, et le sentiment de pitié qui me défendait d'insister: si elle avoit voulu se vanter et me tromper, notre liaison étoit rompue; mais elle me peignit avec une telle vérité les nuances précises de son désir secret en faveur de sa fille, et de son exactitude cependant à dire ce que j'avois exigé d'elle, qu'elle exerça sur moi l'empire de la vérité. Je la condamnois, mais je l'aimois toujours; et comme ses manières étoient restées naturelles, son charme existoit encore.

Elle m'avoua, avec confusion, qu'elle avoit en effet pressé Léonce de conclure son mariage avec sa fille; mais elle m'affirma que jamais il ne m'auroit épousée, après l'éclat du duel de M. de Serbellane. Il étoit convaincu, me dit-elle, que tout le monde sauroit un jour que j'avois réuni chez moi une femme avec son amant, à l'insu de son mari, et que la mort de M. d'Ervins en étant la suite, on ne me pardonnerait jamais. Le prétexte dont on vouloit couvrir ce malheur, les opinions politiques, lui déplaisoit presque autant que la vérité même. Enfin, madame de Vernon ajouta que Léonce avoit reçu la lettre de sa mère la plus vive contre moi, et ne cessa de me répéter que ma destinée eût été très-malheureuse, avec deux personnes qui auroient traité la plupart de mes qualités comme des défauts.

Je repoussai ces consolations pénibles, et je ne lui trouvois pas le droit de me les donner. Je n'aimois pas davantage ses conseils répétés de fuir Léonce, et d'aller passer quelque temps auprès de vous, jusques à ce qu'il partît pour l'Espagne, comme c'étoit son dessein; ces conseils étoient d'accord avec mes résolutions; mais je n'avois pas rendu à madame de Vernon le pouvoir de me diriger; et c'étoit presque malgré moi que je me laissois captiver par sa grâce et sa douceur.

Dans le cours de cette conversation, je lui demandai une fois si Léonce n'avoit pas imaginé que je m'intéressois trop vivement à M. de Serbellane; mais elle repoussa bien facilement cette supposition, qui m'auroit été plus douce. En effet, la jalousie que M. de Serbellane avoit un moment inspirée à Léonce, n'étoit-elle pas tout-à-fait détruite, par la confidence même du secret de madame d'Ervins? Non, Louise, il ne reste aucune pensée sur laquelle mon coeur puisse se reposer.

Madame de Vernon me parla ensuite de Matilde et de Léonce.—Il ne l'aime pas, me dit-elle; depuis leur mariage, il la voit à peine, mais elle lui convient mieux qu'aucune autre, parce qu'elle ne fera jamais parler d'elle, et que c'est ainsi que doit être la femme d'un homme si sensible au moindre blâme. Quant à Matilde, elle aimera Léonce de toutes les puissances de son âme; mais elle a une telle confiance dans l'ascendant du devoir, qu'elle ne forme pas un doute sur l'affection de son mari pour elle; elle n'observe rien, et passe la plus grande partie de sa journée dans les pratiques de dévotion. Elle ne sera point ombrageuse en jalousie; mais si quelques circonstances frappantes lui découvroient l'attachement de Léonce pour une autre femme, elle seroit aussi véhémente qu'elle est calme, et la roideur même de son esprit et l'inflexibilité de ses principes ne lui permettroient plus ni tolérance, ni repos.—Hélas! m'écriai-je, ce ne sera pas moi qui troublerai son bonheur; l'on n'a rien à craindre de moi; ne suis-je pas un être immolé, anéanti: Ah! Sophie, lui dis-je, deviez-vous…. Mais ne parlons plus ensemble de Léonce, afin que je puisse goûter le seul plaisir dont mon âme soit encore susceptible, le charme de votre entretien.

Madame de Vernon vouloit voir madame d'Ervins, elle s'y est refusée; Thérèse ne se montrant pas, pendant que madame de Vernon étoit à Bellerive, j'ai passé deux jours tête-à-tête avec elle. Je l'avoue, le second jour j'éprouvai quelque soulagement; il y a dans l'attrait que je ressens pour madame de Vernon à présent quelque chose d'inexplicable: elle ne m'inspire plus une estime partaite, ma confiance n'est plus sans bornes; mais sa grâce me captive; quand je la vois, je m'en crois aimée, je suis moins oppressée auprès d'elle, et je ne puis l'entendre quelques heures, sans imaginer confusément qu'elle m'a offert des consolations inattendues. Hélas! cette illusion a peu duré! Quand madame de Vernon a été partie, je me suis retrouvée plus mal qu'avant son arrivée: le bien qu'elle fait au coeur n'y reste pas.

Quel trouble je sens dans mon âme! mes idées, mes sentimens sont bouleversés: je ne sais pour quel but, ni dans quel espoir je dois me créer un esprit, une manière d'être nouvelle! je flotte dans la plus cruelle des incertitudes, entre ce que j'étois, et ce que je veux devenir; la douleur, la douleur est tout ce qu'il y a de fixe en moi: c'est elle qui me sert à me reconnoître. Mes projets varient, mes desseins se combattent; mon malheur reste le même; je souffre, et je change de résolution pour souffrir encore. Louise, faut-il vivre, quand on craint l'heure qui suit, le jour qui s'avance, comme une succession de pensées amères et déchirantes? Si le temps ne me soulage pas, tout n'est-il pas dit? Le secret de la raison, c'est d'attendre; mais qui attend en vain n'a plus qu'à mourir.

LETTRE IV.

Léonce à M. Barton.

Paris, ce 5 août.

Vous me demandez comment je passe ma vie avec Matilde: ma vie! elle n'est pas là. Je me promène seul tout le jour, et Matilde ne s'en inquiète pas; pendant ce temps elle va à la messe, elle voit son évêque, ses religieuses, que sais-je? elle est bien. Quand je la retrouve, de la politesse et de la douceur lui paroissent du sentiment; elle s'en contente, et cependant elle m'aime. La fille de la personne du monde qui a le plus de finesse dans l'esprit et de flexibilité dans le caractère, marche droit dans la ligne qu'elle s'est tracée sans apercevoir jamais rien de ce qu'on ne lui dit pas. Tant mieux…. Je ne la rendrai pas malheureuse. Et que m'importe son esprit, puisque je ne veux jamais lui communiquer mes pensées?

Nous avancerons l'un à côté de l'autre dans cette route vers la tombe, que nous devons faire ensemble; ce voyage sera silencieux et sombre comme le but. Pourquoi s'en affliger? Un seul être au monde changeoit en pompe de bonheur cette fête de mort que les hommes ont nommée le mariage; mais cet être étoit perfide, et un abîme nous a séparés.

Mon ami, je voudrois venger M. d'Ervins. Pourquoi M. de Serbellane existe-t-il après avoir tué un homme? n'a-t-il tué que ce d'Ervins? Et moi, juste ciel! est-ce que je vis? Je ne suis pas content de ma tête, elle s'égare quelquefois; ce que j'éprouve surtout, c'est de la colère: une irritabilité que vous aviez adoucie ne me laisse plus de repos; je n'ai pas un sentiment doux. Si je pense que je pourrois la rencontrer, je ne me plais qu'à lui parler avec insulte; il n'y a plus de bonté en moi: mais qu'en ferois-je? ne disoit-on pas que Delphine étoit remarquable par la bonté? je ne veux pas lui ressembler.

Tous les jours une circonstance nouvelle accroît mon amertume; j'étois étonné de ce que le départ de madame d'Albémar n'avoit pas encore eu lieu; je remarquois le séjour de madame d'Ervins chez elle, et j'avois fait de ce séjour même une sorte d'excuse à sa conduite; je me disois qu'apparemment elle n'avoit point pris avec trop de chaleur et d'éclat le parti de M. de Serbellane, puisque la femme de M. d'Ervins avoit choisi sa maison pour asile; et, quoique cette circonstance ne changeât rien aux relations de madame d'Albémar avec M. de Serbellane, à ces vingt-quatre heures passées chez elle, misérable que je suis! je sentois mon ressentiment adouci: mais hier, mon banquier, chez qui j'étois entré pour je ne sais quelle affaire, reçut devant moi deux lettres de M. de Serbellane pour madame d'Albémar, et les lui adressa dans l'instant même, en faisant une plaisanterie sur ce qu'elle avoit envoyé plusieurs fois demander si ces lettres étoient arrivées. Je n'apprenois rien par cet incident; eh bien! j'en ai été comme fou tout le jour.

Que me demandez-vous encore? si Matilde et moi nous restons chez madame de Vernon? Matilde veut avoir un établissement séparé; elle aime l'indépendance dans les arrangemens domestiques, et d'ailleurs la vie de sa mère n'est point d'accord avec ses goûts. Madame de Vernon se couche tard, aime le jeu, voit beaucoup de monde; Matilde veut régler son temps d'après ses principes de dévotion. Je la laisse libre de déterminer ce qui lui convient: comment, dans l'état où je suis, pourrois-je avoir la moindre décision sur quelque objet que ce soit? Je ne remarque rien, je ne sens la différence de rien; j'ai une pensée qui me dévore, et je fais des efforts pour la cacher; voilà tout ce qui se passe en moi.

Il m'a paru cependant que madame de Vernon étoit plus affectée du projet de sa fille, que je ne m'y serois attendu d'un caractère aussi ferme que le sien; elle a prononcé à demi-voix, et avec émotion, les mots d'isolement et d'oubli; mais, reprenant bientôt les manières indifférentes dont elle sait si bien couvrir ce qu'elle éprouve:—Faites ce que vous voudrez, ma fille, a-t-elle dit; il ne faut vivre ensemble que si l'on y trouve réciproquement du bonheur.—Et en finissant ces mots, elle est sortie de la chambre. Singulière femme! Excepté un seul et funeste jour, elle ne m'a jamais parlé avec confiance, avec chaleur, sur aucun sujet; mais, ce jour-là, elle exerça sur moi un ascendant inconcevable.

Ah! quels mouvemens de fureur et d'humiliation ce qu'elle m'a dit ne m'a-t-il pas fait éprouver! Ne me demandez jamais de vous en parler; je ne le puis. Je veux aller en Espagne voir ma mère, m'éloigner d'ici; je l'ai annoncé à Matilde; je pars dans un mois, plus tôt peut-être, quand je serai sûr de ne pas rencontrer madame d'Albémar sur la route.

Un homme de mes amis m'a assuré que madame de Vernon avoit beaucoup de dettes, cela se peut; la précipitation avec laquelle j'ai tout signé ne m'a permis de rien examiner. Si madame de Vernon a des dettes, il est du devoir de sa fille de les payer; ce mariage avec Matilde me ruinera peut-être entièrement; eh bien! cette idée me satisfait; madame d'Albémar aura jeté sur moi tous les genres d'adversités; elle ne croira pas du moins qu'en m'unissant à une autre, je me sois ménagé pour le reste de ma vie aucune jouissance, ni même aucun repos. Elle ne croira pas…. Mais insensé que je suis, s'occupe-t-elle de moi? n'écrit-elle pas à M. de Serbellane? ne reçoit-elle pas de ses lettres? ne doit-elle pas le rejoindre?… Ah! que je souffre! Adieu.

LETTRE V.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Bellerive, ce 4 août.

Depuis que j'existe, vous le savez, ma soeur, l'idée d'un Dieu puissant et miséricordieux ne m'a jamais abandonnée; néanmoins dans mon désespoir je n'en avois tiré aucun secours: le sentiment amer de l'injustice que j'avois éprouvée s'étoit mêlé aux peines de mon coeur, et je me refusois aux émotions douces qui peuvent seules rendre aux idées religieuses tout leur empire; hier je passai quelques instans plus calmes, en cessant de lutter contre mon caractère naturel.

Je descendis vers le soir dans mon jardin, et je méditai pendant quelque temps, avec assez d'austérité, sur la destinée des âmes sensibles au milieu du monde. Je cherchois à repousser l'attendrissement que me causoit l'image de Léonce; je voulois le confondre avec les hommes injustes et cruels, avides de déchirer le coeur qui se livre à leurs coups. J'essayai d'étouffer les sentimens jeunes et tendres dont j'ai goûté le charme depuis mon enfance. La vie, me disois-je, est une oeuvre qui demande du courage et de la raison. Au sommet des montagnes, à l'extrémité de l'horizon, la pensée cherche un avenir, un autre monde, où l'âme puisse se reposer, où la bonté jouisse d'elle-même, où l'amour enfin ne se change jamais en soupçons amers, en ressentimens douloureux: mais dans la réalité, dans cette existence positive qui nous presse de toutes parts, il faut, pour conserver la dignité de sa conduite, la fierté de son caractère, réprimer l'entraînement de la confiance et de l'affection, irriter son coeur lorsqu'on le sent trop foible, et contenir dans son sein les qualités malheureuses qui font dépendre tout le bonheur des sentimens qu'on inspire.

Je me ferai, disois-je encore, une destinée fixe, uniforme, inaccessible aux jouissances comme à la douleur; les jours qui me sont comptés seront remplis seulement par mes devoirs. Je tâcherai surtout de me défendre de cette rêverie funeste, qui replonge l'âme dans le vague des espérances et des regrets; en s'y livrant, on éprouve une sensation d'abord si douce, et ensuite si cruelle! on se croit attiré par une puissance surnaturelle, elle vous fait pressentir le bonheur à travers un nuage; mais ce nuage s'éclaircit par degrés, et découvre enfin un abîme où vous aviez cru voir une route indéfinie de vertus et de félicités.

Oui, me répétois-je, j'étoufferai en moi tout ce qui me distinguoit parmi les femmes, pensées naturelles, mouvemens passionnés, élans généreux de l'enthousiasme; mais j'éviterai la douleur, la redoutable douleur. Mon existence sera tout entière concentrée dans ma raison, et je traverserai la vie, ainsi armée contre moi-même et contre les autres.

Sans interrompre ces réflexions, je me levai, et je marchai d'un pas plus ferme, me confiant davantage dans ma force. Je m'arrêtai près des orangers que vous m'avez envoyés de Provence; leurs parfums délicieux me rappelèrent le pays de ma naissance, où ces arbres du Midi croissent abondamment au milieu de nos jardins. Dans cet instant, un de ces orgues que j'ai si souvent entendus dans le Languedoc passa sur le chemin, et joua des airs qui m'ont fait danser quand j'étois enfant. Je voulois m'éloigner, un charme irrésistible me retint; je me retraçai tous les souvenirs de mes premières années, votre affection pour moi, la bienveillante protection dont votre frère cherchoit à m'environner, la douce idée que je me faisois, dans ce temps, de mon sort et de la société; combien j'étois convaincue qu'il suffisoit d'être aimable et bonne pour que tous les coeurs s'ouvrissent à votre aspect, et que les rapports du monde ne fussent plus qu'un échange continuel de reconnoissance et d'affection. Hélas! en comparant ces délicieuses illusions avec la disposition actuelle de mon âme, j'éprouvai des convulsions de larmes, je me jetai sur la terre avec des sanglots qui sembloient devoir m'étouffer: j'aurois voulu que cette terre m'ouvrît son repos éternel.

En me relevant j'aperçus les étoiles brillantes, le ciel si calme et si beau.—O Dieu! m'écriai-je, vous êtes là, dans ce sublime séjour, si digne de la toute-puissance et de la souveraine bonté! les souffrances d'un seul être se perdent-elles dans cette immensité? ou votre regard paternel se fixe-t-il sur elles pour les soulager et les faire servir à la vertu? Non, vous n'êtes point indifférent à la douleur; c'est elle qui contient tout le secret de l'univers; secourez-moi, grand Dieu! secourez-moi. Ah! pour avoir aimé, je n'ai pas mérité d'être oubliée de vous! Aucun être, dans le petit nombre d'années que j'ai passées sur cette terre, aucun être n'a souffert par moi; vous n'avez entendu aucune plainte qui fût causée par mon existence; j'ai été jusqu'à ce jour une créature innocente; pourquoi donc me livrez-vous à des tourmens si cruels? Ma Louise, en prononçant ces mots, j'avois pitié de moi-même: ce sentiment a quelque douceur.

Un secours plus efficace pénétra dans mon coeur; je me blâmai d'avoir tardé si longtemps à recourir à la prière; je repoussai le système que je m'étois fait de froideur et d'insensibilité: ce que je craignois, c'étoit l'amour, c'étoit la foiblesse, qui m'inspiroit quelquefois le désir d'aller vers Léonce, de me justifier moi-même à ses yeux, de braver pour lui parler, tous les devoirs, tous les sentimens délicats: je trouvai bien plus de ressource contre ces indignes mouvemens dans l'élévation de mon âme vers son Dieu, dans les promesses que je lui fis de rester fidèle à la morale, et je revins chez moi plus satisfaite de mes résolutions.

Depuis, je me suis occupée de Thérèse; il y avoit quelques jours que je ne l'avois vue: elle passe presque toutes ses heures seule avec un prêtre vénérable qui a pris beaucoup d'ascendant sur elle; son dessein est d'aller à Bordeaux pour arranger ses affaires, lorsqu'elle se croira sûre de n'avoir rien à craindre de la famille de son mari. Comme nous causions ensemble, je reçus des lettres de M. de Serbellane que mon banquier m'envoyoit, parce que c'est sous mon nom qu'il écrit à Thérèse; je les lui remis; elle pleura beaucoup en les lisant et me dit:—Il m'est permis de les recevoir encore, mais dans quelques mois je ne le pourrai plus.—Je voulois qu'elle s'expliquât davantage; elle s'y refusa: je n'osai pas insister. J'ignore par quelles pratiques, par quelles pénitences elle essaie de se consoler; sans partager ses opinions, je n'ai point cherché jusqu'à ce jour à les combattre; qui sait, Louise, s'il n'y a pas des malheurs pour lesquels toutes les idées raisonnables sont insuffisantes?

LETTRE VI.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Bellerive, ce 6 août.

Je me croyois mieux, ma soeur, la dernière fois que je vous ai écrit; aujourd'hui les circonstances les plus simples, telles qu'il en naîtra chaque jour de semblables, ont rempli mon âme d'amertume: le fond triste et sombre sur lequel repose ma destinée ne peut varier, et cependant ma douleur se renouvelle sous mille formes, et chacune d'elles exige un nouveau combat pour en triompher. Oh! qui pourroit supporter long-temps l'existence à ce prix?

Ce matin un de mes gens m'a apporté de Paris des lettres assez insignifiantes, et la liste des personnes qui sont venues me voir pendant mon absence: je regardais avec distraction ces détails de la société, qui m'intéressent si peu maintenant, lorsqu'une lettre imprimée, que je n'avois point remarquée, attira mon attention; je l'ouvris et j'y vis ces mots: M. Léonce de Mondoville a l'honneur de vous faire part de son mariage avec mademoiselle de Vernon. Le mal que m'a fait cette vaine formalité est insensé; mais tout n'est-il pas folie dans les sensations des malheureux? J'ai été indignée contre Léonce; il me semblent qu'il auroit dû veiller à ce qu'on ne suivît pas l'usage envers moi: je trouvois de l'insulte dans cet envoi d'une annonce à ma porte, comme s'il avoit oublié que c'étoit une sentence de mort qu'il m'adressoit ainsi, par forme de circulaire, sans daigner y joindre je ne sais quel mot de douceur ou de pitié. Je passai la matinée entière dans un sentiment d'irritation inexprimable. Le croiriez-vous? je commençai vingt lettres à Léonce pour m'abandonner à peindre ce qui m'oppressoit; mais je savois, en les écrivant, que je les brûlerois toutes; soyez-en sûre, je le savois: je ne puis répondre des mouvemens qui m'agitent, mais quand il s'agira des actions, ne doutez pas de moi.

Ce jour si péniblement commencé me réservoit encore des impressions plus cruelles: madame de Vernon vint me demander à dîner. Une demi-heure après son arrivée, comme j'étois appuyée sur ma fenêtre, je vis dans mon avenue cette voiture bleue de Léonce qui m'étoit si bien connue; un tremblement affreux me saisit; je crus qu'il venoit avec sa femme accomplir encore son barbare cérémonial: j'étois dans un état d'agitation inexprimable, je regardai madame de Vernon, et ma pâleur l'effraya tellement, qu'elle avança rapidement vers moi pour me soutenir. Elle aperçut alors cette voiture que je regardois fixement, sans pouvoir en détourner les jeux.—C'est ma fille seule, me dit-elle promptement; il n'y sera pas, j'en suis sûre; il ne viendroit pas chez vous.—Ces mots produisirent sur moi les impressions les plus diverses; je respirai de ce qu'il ne venoit pas. L'attente d'une si douloureuse émotion me faisoit éprouver une terreur insupportable; mais je fus couverte de rougeur, en me répétant les paroles de madame de Vernon: il ne viendrait pas chez vous. Elle sait donc qu'il me croit indigne de sa présence, ou qu'il a pitié de ma foiblesse, de l'amour qu'il me croit encore pour lui. Ah! si je le voyois, combien je serois calme, fière, dédaigneuse! Pendant que je cherchois à reprendre quelque force, les deux battans de mon salon s'ouvrirent, et l'on annonça madame de Mondoville.

Louise, c'est ainsi que l'heureuse Delphine se fût appelée, si Thérèse…..Ah! ce n'est pas Thérèse; c'est lui, c'est lui seul! A l'abri de ce nom de Mondoville, si doux, si harmonieux quand il présageoit sa présence; à l'abri de ce nom, Matilde s'avançoit avec fierté, avec confiance; et moi qu'il en a dépouillée, je n'osois lever les regards sur elle, je pouvois à peine me soutenir. Elle m'aborda fort simplement, et ne me parut pas avoir la moindre idée des motifs de mon absence; elle attribua tout à mes soins pour madame d'Ervins, et me parut avoir gagné depuis qu'elle passoit sa vie avec Léonce. Je ne suis pas la rose, dit un poète oriental, mais j'ai habité avec elle. Dieu! que deviendrai-je, moi condamnée à ne plus le revoir!

Une fois, dans la conversation, il me sembla que Matilde avoit pris un geste, un mot familier à Léonce; mon sang s'arrêta tout à coup à ce souvenir, si doux en lui-même, si amer quand c'étoit Matilde qui me le retraçoit. Un des gens de Léonce servoit Matilde à table; tous ces détails de la vie intime me faisoient mal. Si je restois ici, j'éprouverois à chaque instant une douleur nouvelle. Voir sans cesse Matilde, sentir son bonheur goutte à goutte! non, je ne le puis. Quand il falloit m'adresser à elle, lui offrir ce qui se trouvoit sur la table, j'évitois de lui donner aucun nom; madame de Vernon l'appeloit souvent madame de Mondoville, et chaque fois je tressaillois.

Je m'aperçus aisément que madame de Vernon étoit blessée contre sa fille; mais je gardois le silence sur tout ce qui pouvoit amener une conversation animée; à peine pouvois-je articuler les mots les plus insignifians sans me trahir. Enfin, après le dîner, madame de Vernon demanda à Matilde quand son nouvel appartement seroit prêt.—Dans six jours, répondit Matilde; et se retournant vers moi, elle me dit: Je vois bien que cet arrangement déplaît à ma mère, mais je vous en fais juge, ma cousine, n'est-il pas convenable que nous vivions dans des maisons séparées? nos goûts et nos opinions diffèrent extrêmement; ma mère aime le jeu, elle passe une partie de la nuit au milieu du monde, la solitude me convient, et nous serons beaucoup plus heureuses toutes les deux, en nous voyant souvent, mais en n'habitant pas sous le même toit.—Finissons-en sur ce sujet, lui dit madame de Vernon assez vivement; j'aurois modifié mes habitudes avec plaisir, je les aurois même sacrifiées, si je m'étois crue nécessaire à votre bonheur: quant à vos opinions, puisque c'est moi qui ai dirigé votre éducation, il n'y a pas apparence que je ne sache pas ménager une manière de penser que j'ai voulu vous inspirer; mais vous parlez de goûts, d'habitudes, et jamais d'affections; celle que vous avez pour moi, en effet, a bien peu d'ascendant sur votre vie; n'en parlons plus: j'avois encore une illusion, vous venez de me prouver qu'il suffit d'en avoir une, quelque aride que soit d'ailleurs la vie, pour éprouver de la douleur.—Matilde rougit, je serrai la main de madame de Vernon, et nous gardâmes toutes les trois le silence pendant quelques minutes; enfin madame de Vernon le rompit, en demandant à Matilde si elle avoit été voir sa cousine madame de Lebensei.—Je ne pense pas assurement, répondit Matilde, que vous exigiez de moi d'aller voir une femme qui s'est remariée pendant que son premier mari vivoit encore; un pareil scandale ne sera jamais autorisé par ma présence.—Mais son premier mari étoit étranger et protestant, lui répondit madame de Vernon; elle a fait divorce avec lui selon les lois de son pays.—Et sa religion, à elle-même, reprit Matilde, la comptez-vous pour rien? Elle est catholique: pouvoit-elle se croire libre, quand sa religion ne le permettoit pas?—Vous savez, reprit madame de Vernon, que son premier mari étoit un homme très-méprisable; qu'elle aime le second depuis six ans; qu'il lui a rendu des services généreux.—Je ne m'attendois pas, je l'avoue, interrompit Matilde, que ma mère justifieroit la conduite de madame de Lebensei.—Je ne sais si je la justifie, répondit madame de Vernon; mais quand madame de Lebensei auroit commis une faute, la charité chrétienne commanderoit l'indulgence envers elle.—La charité chrétienne, répondit Matilde, est toujours accessible au repentir; mais quand on persiste dans le crime, elle ordonne au moins de s'éloigner des coupables.—Et vous voudriez, ma fille, que madame de Lebensei quittât maintenant M. de Lebensei?—Oui, je le voudrois, s'écria Matilde, car il n'est point, car il ne peut être son mari. On dit de plus que c'est un homme dont les opinions politiques et religieuses ne valent rien; mais je ne m'en mêle point: il est protestant, il est tout simple que sa morale soit fort relâchée. Il n'en est pas de même de madame de Lebensei, elle est catholique, elle est ma parente; je vous le répète, ma conscience ne me permet pas de la voir.—Eh bien, j'irai seule chez elle, répondit madame de Vernon.—Je vous y accompagnerai, ma chère tante, lui dis-je, si vous le permettez.—Aimable Delphine! s'écria madame de Vernon en soupirant! eh bien! nous irons ensemble; elle demeure à deux lieues de chez vous, elle passe sa vie dans la retraite, elle sait combien sa conduite a été, non-seulement blâmée, mais calomniée; elle ne veut point s'exposer à la société qui est très-mal pour elle.—Dites-lui bien, reprit Matilde avec assez de vivacité, que ce n'est point ce qu'on peut dire d'elle qui m'empêche d'aller la voir; je ne suis point soumise à l'opinion, et personne ne sauroit la braver plus volontiers que moi, si le moindre de mes devoirs y étoit intéressé; au premier signe de repentir que donnera madame de Lebensei, je volerai auprès d'elle, et je la servirai de tout mon pouvoir. Matilde, m'écriai-je involontairement, Matilde, croyez-vous qu'on se repente d'avoir épousé ce qu'on aime?—A peine ces mois m'étoient-ils échappés, que je craignis d'avoir attiré son attention sur le sentiment qui me les avoit inspirés; mais je me trompois; elle ne vit dans ces paroles qu'une opinion qui lui parut immorale, et la combattit dans ce sens. Je me tus, elle et sa mère repartirent pour Paris, et je vis ainsi finir une contrainte douloureuse. Mais que de sentimens amers se sont ranimés dans mon coeur! Quelle conduite que celle de Léonce! Il ne me fait pas dire un mot, il ne veut pas me voir, il m'accable de mépris!… Louise, j'ai écrit ce mot; malgré ce qu'il m'en a coûté, j'ai pu l'écrire! car c'est de toute la hauteur de mon âme que je considère l'injustice même de Léonce. Je voudrois cependant, je voudrois au prix de ma misérable vie, qu'il me fût possible de le rencontrer encore une fois par hasard, sans qu'il put me soupçonner de l'avoir recherché. Je saurois alors, soyez-en sûre, je saurois reconquérir son estime; je m'enorgueillis à cette idée; je l'aime peut-être encore; mais ce qui m'est nécessaire surtout, c'est qu'il me rende cette considération à laquelle il a sacrifié son bonheur, oui, son bonheur…. Je valois mieux pour lui que Matilde. Se peut-il qu'un mouvement de regret ne lui inspire pas le besoin de me parler! Louise, ne condamnez pas celle que vous avez élevée; ce souhait, Le ciel m'en est témoin, je ne le forme point pour me livrer aux sentimens les plus criminels. Mais je voudrois du moins refuser de le voir, qu'il le sût, qu'il en souffrît un moment, et qu'il cessât de me croire le plus foible des êtres, le plus indigne de son inflexible caractère. Louise, j'éprouve les douleurs les plus poignantes, et celles que je confie, et celles qui me font mal à développer! Pardonnez-moi si j'y succombe; c'est pour vous seule que je vis encore.

LETTRE VII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Bellerive, ce 8 août.

Ne puis-je donc faire un pas qui ne renouvelle plus cruellement encore les chagrins que je ressens? pourquoi m'a-t-on conduite chez madame de Lebensei? Elle est heureuse par le mariage; elle l'est parce que son mari a su braver l'opinion, parce qu'il a méprisé les vains discours du monde, et qu'à cet égard il est en tout l'opposé de Léonce. Madame de Lebensei est heureuse, et je l'aurois été bien plus qu'elle, car son caractère ne la met point entièrement au-dessus du blâme; son coeur est bien loin d'aimer comme le mien; et quel homme, en effet, pourroit inspirer à personne ce que j'éprouve pour Léonce?

Madame de Vernon vint me prendre hier pour aller à Cernay comme nous en étions convenues. En arrivant nous apprîmes que M. de Lebensei étoit absent. Madame de Lebensei, en nous voyant, fut émue; elle cherchoit à le cacher, mais il étoit aisé de démêler cependant qu'une visite de ses parens étoit un événement pour elle, dans la proscription sociale où elle vivoit. Vous avez connu madame de Lebensei à Montpellier: elle a près de trente ans; sa figure, calme et régulière, est toujours restée la même. Nous parlâmes quelque temps sur tous les sujets convenus dans le monde, pour éviter de se connoître et de se pénétrer: cette manière de causer n'intéressoit point une personne qui, comme madame de Lebensei, passe sa vie dans la retraite; néanmoins elle craignoit de s'approcher la première d'aucun sujet qui pût nous engager à lui parler de sa situation. J'essayai de nommer quelques personnes de sa connoissance; il me parut, par ce qu'elle m'en dit qu'elle ne les voyoit plus; je remarquai bien qu'elle souffroit d'en avoir été abandonnée, mais je ne m'en aperçus qu'à la fierté même avec laquelle elle repoussoit tout ce qui pouvoit ressembler à une tentative pour se justifier, ou à des efforts pour se rapprocher du monde. Elle veut briser ce qu'elle pourroit conserver encore de liens avec la société, non par indifférence, mais pour n'avoir plus aucune communication avec ce qui lui fait mal.

Madame de Lebensei a pris tellement l'habitude de se contenir en présence des autres, qu'il étoit difficile de l'amener à nous parler avec confiance. Cependant, comme madame de Vernon lui faisoit quelques excuses polies sur l'absence de sa fille, il lui échappa de dire:—Vous avez la bonté de me cacher, madame, la véritable raison de cette absence; madame de Mondoville ne veut pas me voir depuis que j'ai épousé M. de Lebensei.—Madame de Vernon sourit doucement, je rougis, et madame de Lebensei continua.—Vous, madame, dit-elle en s'adressant à madame de Vernon, vous, qui m'avez connue dans mon enfance, et qui avez été l'amie de ma famille, je vous remercie d'être venue me trouver dans cette circonstance; je remercie madame d'Albémar de vous avoir accompagnée ici; je ne cherche pas le monde; je ne veux pas lui donner le droit de troubler mon bonheur intérieur; mais une marque de bienveillance m'est singulièrement précieuse, et je sais la sentir.—Ses yeux se remplirent alors de larmes; et, se levant pour nous les dérober, elle nous mena voir son jardin et le reste de sa maison.

L'un et l'autre étoit arrangé avec soin, goût et simplicité; c'étoit un établissement pour la vie, rien n'y étoit négligé: tout rappeloit le temps qu'on avoit déjà passé dans cette demeure, et celui plus long encore qu'on se proposoit d'y rester. Madame de Lebensei me parut une femme d'un esprit sage sans rien de brillant, éclairée, raisonnable, plutôt qu'exaltée. Je ne concevois pas bien comment, avec un tel caractère, sa conduite avoit été celle d'une personne passionnée, et j'avois un grand désir de l'apprendre d'elle; mais madame de Vernon ne m'aidoit point à l'y engager; elle étoit triste et rêveuse, et ne se mêloit point à la conversation.

En parcourant les jardins de madame de Lebensei, je découvris, dans un bois retiré, un autel élevé sur quelques marches de gazon; j'y lus ces mots: A six ans de bonheur, Élise et Henri. Et plus bas: L'amour et le courage réunissent toujours les coeurs qui s'aiment. Ces paroles me frappèrent; il me sembla qu'elles faisoient un douloureux contraste avec ma destinée; et je restai tristement absorbée devant ce monument du bonheur. Madame de Lebensei s'approcha de moi; et, troublée comme je l'étois, je m'écriai involontairement:—Ah! ne m'apprendrez-vous donc pas ce que vous avez fait pour être heureuse? Hélas! je ne croyois plus que personne le fût sur la terre.—Madame de Lebensei, touchée, sans doute, de mon attendrissement, me dit avec un mouvement très-aimable:—Vous saurez, madame, puisque vous le désirez, tout ce qui concerne mon sort; je ne puis être insensible à l'espoir de captiver votre estime. Un sentiment de timidité, que vous trouverez naturel, me rendroit pénible de parler long-temps de moi; j'aurai plus de confiance en écrivant.—Madame de Vernon nous rejoignit alors, et fut témoin de l'expression de ma reconnoissance.

Madame de Lebensei nous pria toutes les deux de rester chez elle quelques jours; je m'y refusai pour cette fois, n'en ayant pas prévenu Thérèse; mais nous promîmes de revenir; je désirois revoir madame de Lebensei, et j'aurois craint de la blesser en la refusant: on a de la susceptibilité dans sa situation, et cette susceptibilité, les âmes sensibles doivent la ménager, car elle donne aux plus petites choses une grande influence sur le bonheur.

En revenant avec madame de Vernon, je fus encore plus frappée que je ne l'avois été le matin de sa pâleur et de sa tristesse, et je lui demandai à quelle heure elle s'étoit couchée la nuit dernière.—A cinq heures du matin, me répondit-elle.—Vous avez donc joué?—Oui.—Mon Dieu! repris-je, comment pouvez-vous vous abandonner à ce goût funeste? vous y aviez renoncé depuis si long-temps!—Je m'ennuie dans la vie, me répondit-elle; je manque d'intérêt, de mouvement, et mon repos n'a point de charmes: le jeu m'anime sans m'émouvoir douloureusement; il me distrait de toute autre idée, et je consume ainsi quelques heures sans les sentir.—Est-ce à vous, lui dis-je, de tenir ce langage? votre esprit….—Mon esprit! interrompit-elle; vous savez bien que je n'en ai que pour causer, et point du tout pour lire, ni pour réfléchir; j'ai été élevée comme cela; je pense dans le monde; seule, je m'ennuie ou je souffre.—Mais ne savez-vous donc pas, lui dis-je, jouir des sentimens que vous inspirez?—Vous voyez quelle a été la conduite de ma fille pour moi, me répondit-elle; de ma fille à qui j'avois fait tant de sacrifices; peut-être qu'en voulant la servir, je me suis rendue moins digne de votre amitié; vous me l'accordez encore, mais votre confiance en moi n'est plus la même; tout est donc altéré pour moi. Néanmoins les momens que je passe avec vous sont encore les plus agréables de tous; ainsi ne parlons pas de mes peines dans le seul instant où je les oublie.—Alors elle ramena la conversation sur madame de Lebensei; et comme elle a tout à la fois de la grâce et de la dignité dans les manières, il est impossible de persister à lui parler d'un sujet qu'elle évite, ni de résister au charme de ce qu'elle dit.

Elle fut si parfaitement aimable pendant la route, qu'elle suspendit un moment l'amertume de mes chagrins. La finesse de son esprit, la délicatesse de ses expressions, un air de douceur et de négligence, qui obtient tout sans rien demander; ce talent de mettre son âme tellement en harmonie avec la vôtre, que vous croyez sentir avec elle, en même temps qu'elle, tout ce que son esprit développe en vous; ces avantages qui n'appartiennent qu'à elle, ne peuvent jamais perdre entièrement leur ascendant. Il me semble impossible, quand je vois madame de Vernon, de ne pas me confier à son amitié; et cependant, dès que je suis loin d'elle, le doute me ressaisit de nouveau: que le coeur humain est bizarre! on a des sentimens que l'on cherche à se justifier, parce qu'on a toujours en soi quelque chose qui les blâme; et l'on cède à de certains agrémens, à de certains esprits, avec une sorte de crainte, qui ajoute peut-être encore à l'attrait qu'ils inspirent et qu'on voudroit combattre.

Ce matin, comme je me levois, ayant passé presque toute la nuit à réfléchir sur l'heureux et doux asile de Cernay, je reçus la lettre que madame de Lebensei m'avoit promis de m'écrire: la voici; jugez, Louise, de ce que j'ai dû souffrir en la lisant.

Madame de Lebensei à madame d'Albémar.

PARMI les sacrifices qui me sont imposés, madame, le seul que j'aurois de la peine à supporter, ce seroit de vous avoir connue, et de ne pas chercher à vous prouver que je ne mérite point l'injustice dont on a voulu me rendre victime. Mettez quelque prix à mes efforts pour obtenir votre approbation; car jusqu'à ce jour, satisfaite de mon bonheur, et fière de mon choix, je n'ai pas fait une démarche pour expliquer ma conduite.

En prenant la résolution de faire divorce avec mon premier mari, et d'épouser quelques années après M. de Lebensei, j'ai parfaitement senti que je me perdois dans le monde, et j'ai formé, dès cet instant, le dessein de n'y jamais reparoître. Lutter contre l'opinion, au milieu de la société, est le plus grand supplice dont je puisse me faire l'idée. Il faut être, ou bien audacieuse, ou bien humble pour s'y exposer. Je n'étois ni l'une ni l'autre, et je compris très-vite qu'une femme qui ne se soumet pas aux préjugés reçus, doit vivre dans la retraite, pour conserver son repos et sa dignité; mais il y a une grande différence entre ce qui est mal en soi, et ce qui ne l'est qu'aux yeux des autres; la solitude aigrit les remords de la conscience, tandis qu'elle console de l'injustice des hommes.

Si j'avois été très-aimable, très-remarquable par la grâce et l'esprit de société, le sacrifice de mes succès m'eût peut-être été pénible; mais j'étois une femme ordinaire dans la conversation, quoique j'eusse une manière de sentir très-forte et très-profonde; je pouvois donc renoncer au monde, sans craindre ces regrets continuels de l'amour-propre, qui troublent tôt ou tard les affections les plus tendres.

Je n'avois point à redouter non plus le réveil des passions exaltées; j'ai de la raison, quoique ma conduite ne soit pas d'accord avec ce qu'on appelle communément ainsi. C'est d'après des réflexions sages et calmes, que j'ai pris un parti qui sort de toutes les règles communes; et rien de ce qui m'a décidée ne peut changer, car c'est d'après mon caractère et celui de Henri que je me suis déterminée.

Les événemens de ma vie sont très-simples et peu multipliés; la suite de mes impressions est le seul intérêt de mon histoire.

Un Hollandois, M. de T., avoit rapporté des colonies une très-grande fortune; il passa quelque temps à Montpellier pour rétablir sa santé. Il se prit, je ne sais pourquoi, d'une passion très-vive pour moi, me demanda, m'obtint, et m'enmena dans son pays, où je ne connoissois personne. Il fallut, à dix-huit ans, rompre avec tous les souvenirs de ma vie. Je voulois m'attacher à mon mari: il y avoit, dans nos esprits et dans nos caractères, une opposition continuelle; il étoit amoureux de moi, parce qu'il me trouvoit jolie: car, d'ailleurs, il sembloit qu'il auroit dû me haïr. Cette espèce d'attachement que je lui inspirois ajoutoit donc encore à mon malheur; car si ma figure ne lui avoit pas été agréable, il se seroit éloigné de moi, et je n'aurois pas senti à chaque instant de la journée les défauts qui me le rendoient insupportable.

Avarice, dureté, entêtement, toutes les bornes de l'esprit et de l'âme se trouvoient en lui. Je me brisois sans cesse contre elles; j'essayois sans cesse un plan quelconque de bonheur, et tous échouoient contre son active et revécue médiocrité.

Il avoit fait sa fortune en Amérique, en exerçant sur ses malheureux esclaves un despotisme tyrannique; il y avoit contracté l'habitude de se croire supérieur à tout ce qui l'entouroit; les sentimens nobles, les idées élevées lui paraissoient de l'affectation ou de la niaiserie: exerciez-vous une vertu généreuse a vos dépens; il se moquoit de vous: l'opposiez-vous à ses désirs; non-seulement il s'irritoit contre vous, mais il cherchoit à dégrader vos motifs; il vouloit qu'il n'y eût qu'une seule chose de considérée dans le monde, l'art de s'enrichir, et le talent de faire prospérer, en tout genre, ses propres intérêts. Enfin, je l'ai doublement senti, dans le temps de mon malheur et dans les années heureuses qui l'ont suivi, l'étendue des lumières, le caractère et les idées que l'on nomme philosophiques, sont aussi nécessaires au charme, à l'indépendance, et à la douceur de la vie privée, qu'elles peuvent l'être à l'éclat de toute autre carrière.

Il falloit, pour vivre bien avec M. de T. que je renonçasse à tout ce que j'avois de bon en moi; je n'aurois pu me créer un rapport avec lui qu'en me livrant à un mauvais sentiment.

Quoiqu'il ne cherchât point à plaire, il étoit très-inquiet de ce qu'on disoit de lui; il n'avoit ni l'indifférence sur les jugemens des hommes, que la philosophie peut inspirer, ni les égards pour l'opinion, qu'auroit dû lui suggérer son désir de la captiver. Il vouloit obtenir ce qu'il étoit résolu de ne pas mériter, et cette manière d'être lui donnoit de la fausseté dans ses rapports avec les étrangers, et de la violence dans ses relations domestiques.

Il songeoit du matin au soir à l'accroissement de sa fortune; et je ne pouvois pas même me représenter cet accroissement comme de nouvelles jouissances, car j'étois assurée qu'une augmentation de richesses lui faisoit toujours naître l'idée d'une diminution de dépense, et je ne disputois sur rien avec lui dans la crainte de prolonger l'entretien, et de sentir nos âmes de trop près dans la vivacité de la querelle.

L'exercice d'aucune vertu ne m'étoit permis; tout mon temps étoit pris par le despotisme ou l'oisiveté de mon mari. Quelquefois les idées religieuses venoient à mon secours; néanmoins combien elles ont acquis plus d'influence sur moi depuis que je suis heureuse! Des souffrances arides et continuelles, une liaison de toutes les heures avec un être indigne de soi, gâtent le caractère, au lieu de le perfectionner. L'âme qui n'a jamais connu le bonheur ne peut être parfaitement bonne et douce; si je conserve encore quelque sécheresse dans le caractère, c'est à ces années de douleur que je le dois. Oui, je ne crains pas de le dire, s'il étoit une circonstance qui pût nous permettre une plainte contre notre Créateur, ce seroit du sein d'un mariage mal assorti que cette plainte échapperoit; c'est sur le seuil de la maison habitée par ces époux infortunés qu'il faudroit placer ces belles paroles du Dante, qui proscrivent l'espérance. Non, Dieu ne nous a point condamnés à supporter un tel malheur! le vice s'y soumet en apparence, et s'en affranchit chaque jour; la vertu doit le briser, quand elle se sent incapable de renoncer pour jamais au bonheur d'aimer, à ce bonheur dont le sacrifice coûte bien plus à notre nature que le mépris de la mort.

Je ne vous développerai point ici mon opinion sur le divorce; quand M. de Lebensei sera assez heureux pour vous connoître, madame, il vous dira mieux que personne les raisonnemens qui m'ont convaincue; je ne veux vous peindre que les sentimens qui ont décidé de mon sort.

Un jour, à La Haye, chez l'ambassadeur de France, on m'annonça qu'un jeune François étoit arrivé le matin de Paris, et devoit nous être présenté le soir même. Une femme me dit que ce François passoit pour sauvage, savant et philosophe, que sais-je? tout ce que les François sont rarement à vingt-cinq ans; elle ajouta qu'il avoit fait ses études à Cambridge, et que sans doute il s'étoit gâté par les manières angloises; mais comme il n'existe pas, selon mon opinion, de plus noble caractère que celui des Anglois, je ne me sentois point prévenue contre l'homme qui leur ressembloit. Je demandai son nom, elle me nomma Henri de Lebensei, gentilhomme protestant du Languedoc; sa famille étoit alliée de la mienne; je ne l'avois jamais vu, mais il connoissoit le séjour de mon enfance; il étoit François; il avoit au moins entendu parler de mes parens; cette idée, dans l'éloignement où je vivois de tout ce qui m'avoit été cher, cette idée m'émut profondément.

M. de Lebensei entra chez l'ambassadeur avec plusieurs autres jeunes gens; je reconnus à l'instant l'image que je m'en étois faite: il avoit l'habillement et l'extérieur d'un Anglois, rien de remarquable dans la figure, que de l'élégance, de la noblesse, et une expression, très-spirituelle. Je ne fus point frappée en le voyant, mais plus je causai avec lui, plus j'admirai l'étendue et la force de son esprit, et plus je sentis qu'aucun caractère ne convenoit mieux au mien.

Depuis ce jour jusqu'à présent, depuis six années, loin de me reprocher d'aimer Henri de Lebensei, il m'a semblé toujours que si je l'éloignois de moi je repousserois une faveur spéciale de la Providence, le signe le plus manifeste de sa protection, l'ami qui me rend l'usage de mes qualités naturelles, et me conduit dans la route de la morale, de l'ordre et du bonheur.

Vous avez peut-être su les cruels traitemens que M. de T. me fit éprouver quand il sut que j'aimois M. de Lebensei. Je n'avois point d'enfans; je demandai le divorce selon les lois de Hollande. M. de T., avant d'y consentir, voulut exiger de moi une renonciation absolue à toute ma fortune; quand je la refusai, il m'enferma dans sa terre et me menaça de la mort; son amour s'étoit changé en haine, et toute sa conduite étoit alors soumise à sa passion dominante, à l'avidité. Henri me sauva par son courage, exposa mille fois sa vie pour me délivrer, et me ramena enfin en France après deux années, pendant lesquelles il m'avoit rendu tous les services que l'amour et la générosité peuvent inspirer.

Mon divorce fut prononcé; je ne vous fatiguerai point des peines qu'il m'en coûta pour l'obtenir; c'est Henri que je veux vous faire connoître, toute ma destinée est en lui. Je vais peut-être vous étonner, jeune et charmante Delphine; mais ce n'est point la passion de l'amour, telle qu'on peut la ressentir dans l'effervescence de la jeunesse, qui m'a décidée à choisir Henri pour le dépositaire de mon sort; il y a de la raison dans mon sentiment pour lui, de cette raison qui calcule l'avenir autant que le présent, et se rend compte des qualités et des défauts qui peuvent fonder une liaison durable. On parle beaucoup des folies que l'amour fait commettre: je trouve plus de vraie sensibilité dans la sagesse du coeur que dans son égarement; mais toute cette sagesse consiste à n'aimer, quand on est jeune, que celui qui vous sera cher également dans tous les âges de la vie. Quel doux précepte de morale et de bonheur! Et la morale et le bonheur sont inséparables, quand les combinaisons factices de la société ne viennent pas mêler leur poison à la vie naturelle.

Henri de Lebensei est certainement l'homme le plus remarquable par l'esprit qu'il soit possible de rencontrer; une éducation sérieuse et forte lui a donné sur tous les objets philosophiques des connoissances infinies, et une imagination très-vive lui inspire des idées nouvelles sur tous les faits qu'il a recueillis. Il se plaît à causer avec moi, d'autant plus qu'une sorte de timidité sauvage et fière le rend souvent taciturne dans le monde; comme son esprit est animé et son caractère assez sérieux, plus le cercle se resserre, plus il déploie dans la conversation d'agrémens et de ressources, et seul avec moi il est plus aimable encore qu'il ne s'est jamais montré aux autres. Il réserve pour moi des trésors de pensées et de grâce, tandis que le commun des hommes s'exalte pour les auditeurs, s'enflamme par l'amour-propre, et se refroidit dans l'intimité: tous ceux qui aiment la solitude, ou que des circonstances ont appelés à y vivre, vous diront de quel prix est dans les jouissances habituelles ce besoin de communiquer ses idées, de développer ses sentimens, ce goût de conversation qui jette de l'intérêt dans une vie où le calme s'achète d'ordinaire aux dépens de la variété; et ne croyez point que cet empressement de Henri pour mon entretien naisse seulement de son amour pour moi; ma raison m'auroit dit encore qu'il ne faut jamais compter sur les qualités que l'amour donne, ou se croire préservé des défauts dont il corrige. Ce qui me rend certaine de mon bonheur avec Henri, c'est que je connois parfaitement son caractère tel qu'il est, indépendamment de l'affection que je lui inspire, et que je suis la seule personne au monde avec laquelle il ait entièrement développé ses vertus comme ses défauts.

Henri possède un genre d'agrément et de gaîté qui ne peut se développer que dans la familiarité de sentimens intimes; ce n'est point une grâce de parure, mais une grâce d'originalité dont la parfaite aisance augmente beaucoup le charme: quand l'intimité est arrivée à ce point, qui fait trouver du charme dans des jeux d'enfans, dans une plaisanterie vingt fois répétée, dans de petits détails sans fin auxquels personne que vous deux ne pourroit jamais rien comprendre; mille liens sont enlacés autour du coeur, et il suffiroit d'un mot, d'un signe, de l'allusion la plus légère à des souvenirs si doux, pour rappeler ce qu'on aime du bout du monde.

J'ai de la disposition à la jalousie; Henri ne m'en fait jamais éprouver le moindre mouvement: je sais que seule je le connois, que seule je l'entends, et qu'il jouit d'être senti, d'être estimé par moi, sans avoir jamais besoin de mettre en dehors ce qu'il éprouve. Il a des opinions très-indépendantes, assez de mépris pour les hommes en général, quoiqu'il ait beaucoup de bienveillance pour chacun d'eux en particulier. On a dit assez de mal de lui, surtout depuis que, dans les querelles politiques, il s'est montré partisan de la révolution; il tient cette injustice pour acceptée, et rien au monde ne pourroit le contraindre à une justification, pas même à une démonstration de ce qu'il est: dès que cette démonstration peut être demandée, elle lui devient impossible. Le parfait naturel de son caractère m'est encore un garant de sa fidélité; s'il formoit une nouvelle liaison, il seroit obligé d'entrer dans des explications sur lui-même, sur ses défauts, sur ses qualités, dont sa conduite envers moi le dispense; il m'a parlé par ses actions, et c'est de cette manière qu'un caractère fier et souvent calomnié aime à se faire connoître.

Sous des formes froides et quelquefois sévères, il est plus accessible que personne à la pitié; il cache ce secret, de peur qu'on n'en abuse; mais moi, je le sais et je m'y confie. Sans doute je serois bien malheureuse, s'il n'étoit retenu près de moi que par la crainte de m'affliger en s'éloignant; mais tout en jouissant de l'amour que je lui inspire, je songe avec bonheur que deux vertus me répondent de son coeur, la vérité et la bonté. Nous nous faisons illusion; mais quand on observe la société, il est aisé de voir que les hommes ont bien peu besoin des femmes; tant d'intérêts divers animent leur vie, que ce n'est pas assez du goût le plus vif, de l'attrait le plus tendre, pour répondre de la durée d'une liaison: il faut encore que des principes et des qualités invariables préservent l'esprit de se livrer à une affection nouvelle, arrêtent les caprices de l'imagination, et garantissent le coeur long-temps avant le combat; car s'il y avoit combat, le triomphe même ne seroit plus du bonheur.

Que de qualités cependant, que de singularités même ne faut-il pas trouver réunies dans le caractère d'un homme, pour avoir la certitude complète de son affection constante et dévouée! et, sans cette certitude, combien le parti que j'ai adopté seroit insensé! car lorsqu'on prend une résolution contraire à l'opinion générale, rien ne vous soutient que vous-même: vous avez contracté l'engagement d'être heureuse, et si jamais vous laissiez échapper quelques regrets, le public et vos amis seroient prêts à les repousser au fond de votre coeur comme dans leur seul asile.

Je ne le dissimulerai point, les opinions philosophiques de Henri, la force de son caractère, son indifférence absolue pour la manière de penser des autres, quand elle n'est pas la sienne, tous ces appuis m'ont été bien nécessaires pour lutter contre la défaveur du monde. Un homme s'affranchit aisément de tout ce qui n'est pas sa conscience, et s'il possède des talens vraiment distingués, c'est en obtenant de la gloire qu'il cherche à captiver l'opinion publique; la gloire commence à une grande distance du cercle passager de nos relations particulières, et n'y pénètre même qu'à la longue. M. de Lebensei, par un contraste singulier, mais naturel, est parfaitement indifférent à l'opinion de ce qu'on appelle la société, et très-ambitieux d'atteindre un jour à l'approbation du monde éclairé: moi, qui ne puis être connue qu'autour de moi, je ne nie point que je ne sois affligée quelquefois d'être généralement blâmée; mais comme ce blâme ne produit pas sur Henri la plus légère impression, comme je suis assurée qu'il y est tout-à-fait indifférent, je me distrais facilement de ma peine. L'on n'est inconsolable, dans un sentiment vrai, que de la douleur de ce qu'on aime; l'on finit toujours par oublier la sienne propre.

J'étois convaincue que la morale et la religion bien entendues ne me défendoient point d'épouser Henri, puisque je ne troublois, par cette résolution, la destinée de personne, et que je n'avois à rendre compte qu'à Dieu de mon bonheur. Devois-je donc, quand le ciel m'avoit fait rencontrer le seul caractère qui pût s'identifier avec le mien, le seul homme qui pût tirer de mes qualités et de mes défauts des sources de félicité pour tous les deux; devois-je sacrifier ce sort unique au mal que pouvoient dire de moi de froids amis qui m'ont bientôt oubliée, des indifférens qui savent à peine mon nom? Ils me conseilleroient de renoncer au seul être qui m'aime, au seul être qui me protège dans ce monde, tout en se préparant à me refuser du secours si j'en avois besoin, si, redevenue isolée par déférence pour leurs avis, j'allois leur demander l'un des milliers de services qu'Henri me rendroit sans les compter.

Non, ce n'est point à l'opinion des hommes, c'est à la vertu seule qu'on peut immoler les affections du coeur; entre Dieu et l'amour, je ne reconnois d'autre médiateur que la conscience.

De quoi vous menace donc la société? de ne plus vous voir? la punition n'est pas égale à la sévérité des lois qu'elle impose. Cependant, je le répète à vous, madame, qui êtes encore dans les premières années de la jeunesse, mon exemple ne doit entraîner personne à m'imiter. C'est un grand hasard à courir pour une femme, que de braver l'opinion; il faut, pour l'oser, se sentir, suivant la comparaison d'un poète, un triple airain autour du coeur, se rendre inaccessible aux traits de la calomnie, et concentrer en soi-même toute la chaleur de ses sentimens; il faut avoir la force de renoncer au monde, posséder les ressources qui permettent de s'en passer, et ne pas être douée cependant d'un esprit ou d'une beauté rare, qui feroient regretter les succès pour toujours perdus. Enfin, il faut trouver dans l'objet de nos sacrifices la source toujours vive des jouissances variées du coeur et de la raison, et traverser la vie appuyés l'un sur l'autre, en s'aimant et faisant le bien.

Vous connoissez maintenant ma situation, madame; vous aurez aperçu que mon bonheur n'est pas sans mélange; mais le bonheur parfait ne peut jamais être le partage d'une femme à qui l'erreur de ses parens ou la sienne propre ont fait contracter un mauvais mariage. Si l'enfant que, je porte dans mon sein est une fille, ah! combien je veillerai sur son choix! combien je lui répéterai que, pour les femmes, toutes les années de la vie dépendent d'un jour! et que d'un seul acte de leur volonté dérivent toutes les peines ou toutes les jouissances de leur destinée.

Quand des personnes que j'estime condamnent la résolution que j'ai prise; quand j'éprouve la foiblesse ou la dureté de mes amis, quelquefois je ne retrouve plus, même dans la solitude, le repos que j'espérois, et le souvenir du monde s'y introduit pour la troubler. Mais dans les momens où je suis le plus abattue, un beau jour avec Henri relève mon âme: nous sommes jeunes encore l'un et l'autre, et néanmoins nous parlons souvent ensemble de la mort, nous cherchons dans nos bois quelque retraite paisible pour y déposer nos cendres; là, nous serons unis, sans que les générations successives qui fouleront notre tombe nous reprochent encore notre affection mutuelle!

Nous nous entretenons souvent sur les idées religieuses, nous interrogeons le ciel par des regards d'amour: nos âmes, plus fortes de leur intimité, essaient de pénétrer à deux dans les mystères éternels. Nous existons par nous mêmes, sans aucun appui, sans aucun secours des hommes. M. de Lebensei, je l'espère, est plus heureux que moi, car il est beaucoup plus indépendant des autres. Quand les chagrins, causés par l'opinion, me font souffrir, je me dis que j'aurois été trop heureuse, si les hommes avoient joint leur suffrage à ma félicité intérieure, si j'avois vu, pour ainsi dire, mon bonheur se répéter de mille manières dans leurs regards approbateurs. L'imparfaite destinée jette toujours des regrets à travers les plus pures jouissances; la peine que j'éprouve, la seule de ma vie, me garantit peut-être la possession de tout ce qui m'est cher; elle m'acquitte envers la douleur, qui ne veut pas qu'on l'oublie, et j'obtiendrai peut-être en compensation le seul bien que je demande maintenant au ciel……… Mourir avant Henri, recevoir ses soins à ma dernière heure, entendre sa douce voix me remercier de l'avoir rendu heureux, de l'avoir préféré à tout sur cette terre; alors j'aurai vécu de la vraie destinée pour laquelle les femmes sont faites; aimer, encore aimer, et rendre enfin au Dieu qui nous l'a donnée une âme que les affections sensibles auront seules occupée.

ÉLISE DE LEBENSEI.

Ah! ma chère Louise, maintenant que vous avez fini cette lettre, avez-vous donné quelques larmes aux regrets qu'elle a ranimés dans mon coeur? Avez-vous pressenti toutes les réflexions amères qu'elle m'a suggérées? Que d'obstacles M. de Lebensei n'a-t-il pas eus à vaincre pour épouser celle qu'il aimoit! Et Léonce, comme aisément il y a renoncé! C'est madame de Lebensei qui pense à la défaveur de l'opinion; mais son mari ne s'en est pas occupé un seul instant; il ne dépend que de ses propres affections, il ne se soumet qu'à ce qu'il aime; et Léonce…. Ne croyez pas cependant que son caractère ait moins de force, qu'il soit en rien inférieur à personne; mais il a manqué d'amour: je veux en vain me faire illusion, tout le mal est là.

Hélas! sans le savoir, madame de Lebensei condamne à chaque ligne la conduite de Léonce. La douleur que m'a causée cette lettre ne me sera point inutile; si je le revoyois, je pourrois lui parler, je serois calme et fière en sa présence.

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