Delphine
LETTRE XIII.
Réponse de madame de Lebensei à mademoiselle d'Albémar.
Cernay, ce 30 août 1791.
L'émotion que m'a causée votre lettre, mademoiselle, a été la cause du premier tort que j'aie jamais eu avec Henri; après l'avoir lue, je m'écriai:—Ah! pourquoi suis-je privée de tout ascendant sur personne! proscrite que je suis par l'opinion, il ne me reste aucun moyen d'être utile à mes amis calomniés!—A peine avois-je dit ces mots, qu'un repentir profond, un tendre retour vers mon ami les suivit; mais je craignis pendant plusieurs heures que leur impression sur lui ne fût ineffaçable; enfin il m'a pardonné, parce que j'avois tort, grièvement tort, et qu'il lui étoit trop aisé de me le faire sentir, pour qu'il ne fût pas dans son caractère de s'y refuser. Il est parti pour Paris, dans l'intention de servir madame d'Albémar; mais il aura soin de faire répandre par d'autres ce qu'il faut que l'on dise; car les préjugés de la société sont tels contre les opinions politiques de M. de Lebensei, qu'il nuiroit à madame d'Albémar en se montrant son admirateur le plus zélé. Oh! que la malveillance a de ressources pour faire souffrir! ne sentez-vous pas les méchans comme un poids sur le coeur? ne vous semble-t-il pas qu'ils empêchent de respirer? lorsqu'on voudroit reprendre un peu d'espoir, leur souvenir le repousse douloureusement au fond de l'âme. Quelques heures après le départ de M. de Lebensei, mon enfant étant assez bien, je n'ai pu résister au désir que j'avais de causer avec vous et de voir madame d'Albémar, et je suis partie de Cernay assez tard, car je n'y suis revenue qu'à minuit. Vous étiez sortie, mais j'ai trouvé Delphine qui venoit de recevoir une lettre de Léonce; il annonçoit son retour dans huit jours, avec les expressions les plus tendres et les plus passionnées pour madame d'Albémar, et cependant elle m'a paru profondément triste. Je suis convaincue qu'elle sait ce que nous voulons lui cacher, mais que cette âme fière ne peut se résoudre à nous en parler. Elle n'avoit laissé sa porte ouverte que pour madame d'Artenas et pour moi; si elle a vu madame d'Artenas, elle est instruite de tout! Il n'est pas dans le caractère de cette femme de cacher, ce qui peut être pénible; elle sait servir utilement, plutôt que ménager avec délicatesse.
J'ai demandé à madame d'Albémar ce qu'elle faisait depuis l'absence de Léonce.—Je donne des leçons à Isore, m'a-t-elle répondu; je me promène tous les jours seule avec elle, et je ne vois personne.—En achevant ces mots, elle a soupiré, et la conversation est tombée.—Ne serez-vous pas bien aise, ai-je repris, du retour de Léonce?—De son retour? m'a-t-elle dit vivement; qu'arrivera-t-il quand il reviendra? Puis s'arrêtant, elle a repris:—Pardonnez-moi, je suis triste et malade.—Et, jouant avec les jolis cheveux de la petite Isore, elle est retombée dans la distraction. J'hésitai si je me hasarderais à lui parler, mais elle ne paroissoit pas le désirer, et je craignis de me tromper sur la cause de son abattement, ou du moins de lui en dire plus qu'elle n'en savoit.
Je l'ai quittée le coeur serré; elle n'a point essayé de me retenir; ses manières avec moi étoient moins tendres que de coutume, et tel que je connois son caractère, c'est une preuve qu'elle éprouve quelque grande peine. Dès qu'elle est heureuse, elle a besoin d'y associer ses amis, mais je l'ai toujours vue disposée à souffrir seule.
Ah! de quelles douloureuses pensées n'ai-je pas été occupée en revenant chez moi! vous le voyez, il n'existe aucun moyen pour une femme de s'affranchir des peines causées par l'injustice de l'opinion. Delphine, l'indépendante Delphine elle-même en est atteinte, et ne peut se résoudre à nous le confier.
P. S. J'en étois là de ma lettre, mademoiselle, lorsque Léonce, que nous n'attendions pas de huit jours, est venu jusqu'à la grille de Cernay, pour demander M. de Lebensei; dès qu'il a su qu'il n'y étoit pas, il est reparti comme un éclair pour retourner à Paris. Mes gens ont su de son domestique qui le suivoit, qu'il avoit laissé madame de Mondoville à Andelys, et qu'il en étoit parti tout à coup avec une diligence inconcevable: en arrivant à Paris, il est monté sur-le-champ à cheval pour venir ici sans s'arrêter. Mes gens m'ont aussi dit qu'il avoit l'air très-agité, et que, dans le peu de mots qu'il leur avoit adressés, il avoit changé de visage deux ou trois fois. Sans doute il a tout appris, et, sensible comme il l'est à la réputation de Delphine, je frémis de l'état où il doit être; ah, mon Dieu! que deviendront nos pauvres amis! si M. de Lebensei voit Léonce, je me hâterai de vous mander ce qu'il lui aura dit. Adieu, mademoiselle; combien je suis touchée de votre situation, et pénétrée d'estime pour l'amitié parfaite que vous témoignez à madame d'Albémar!
LETTRE XIV.
Delphine à M. de Lebensei.
Ce 1er septembre.
Je sais tout ce que mes amis ont voulu me cacher, j'ai tout appris, ou j'ai tout deviné. Ce que j'éprouve m'est amer; j'avois marqué à l'injustice sa sphère, je croyois qu'elle m'accuseroit d'imprudence, de foiblesse, de tous les torts, excepté de ceux qui peuvent avilir! Je vous l'avouerai donc, je souffre depuis quinze jours une sorte de peine dont il me seroit douloureux de m'entretenir, même avec vous. Cependant ma fierté doit triompher de ce chagrin, quelque cruel qu'il puisse être; mais ce qui déchire mon coeur, c'est la crainte de l'impression que Léonce peut en recevoir; il est arrivé hier d'Andelys, et n'est point encore venu chez moi; je sais qu'il a été à Cernay; vous a-t-il trouvé? que vous a-t-il dit?
Ne craignez point, monsieur, de me parler avec une franchise sévère. Si j'étois réservée à la plus grande des souffrances, si l'affection de celui que j'aime étoit altérée par la calomnie dont je suis victime, j'opposerais encore du courage à ce dernier des malheurs; conseillez-moi, je me sens capable de tous les sacrifices; il y a des chagrins qui donnent de la force; ceux qui offensent une âme élevée sont de ce nombre.
LETTRE XV.
Léonce à M. de Lebensei.
Paris, ce 1er septembre.
J'ai reconnu en vous, monsieur, dans les divers rapports que nous avons eus ensemble, un esprit si ferme et si sage, que je veux m'en remettre à vos lumières, dans une circonstance où mon âme est trop agitée pour se servir de guide à elle-même. Un de mes amis m'a écrit à Andelys que la réputation de madame d'Albémar étoit indignement attaquée, et c'est à ma passion pour elle, aux fautes sans nombre que cette passion m'a fait commettre, que je dois attribuer son malheur et le mien. J'espérois savoir de vous le nom de l'infâme qui avoit calomnié mon amie, je ne vous ai pas trouvé, je suis revenu à Paris, et je n'ai eu que trop tôt la douleur d'apprendre qu'un vieillard étoit l'auteur de cette insigne lâcheté: je l'avois offensé, il y a quelques mois, vous le savez, et le misérable s'en est vengé sur madame d'Albémar.
Après avoir accablé M. de Fierville de mon mépris, j'ai obtenu de lui, ce matin, mille inutiles promesses de désaveu, de secret, de repentir; mais à présent que l'horrible histoire qu'il a forgée est connue, ce n'est plus de lui qu'elle dépend. Ne puis-je pas découvrir un homme (ils ne sont pas tous des vieillards,) qui se soit permis de calomnier Delphine! Quand je me complais dans cette idée, quand elle me calme, une autre vient bientôt me troubler; puis-je me dire avec certitude que je ne compromettrai pas Delphine en la vengeant? qu'au lieu d'étouffer les bruits qu'on a répandus, je n'en augmenterai pas l'éclat? cependant faut-il laisser de telles calomnies impunies? me direz-vous que je le dois? n'hésiterez-vous pas, en me condamnant à ce supplice? Madame d'Albémar est parente de madame de Mondoville, elle n'a point de frère, point de protecteur naturel, n'est-ce pas à moi de lui en tenir lieu?
La réputation de madame d'Albémar est sans doute le premier intérêt qu'il faut considérer; mais s'il ne vous est pas entièrement démontré que le devoir le plus impérieux me commande de me laisser dévorer par les sentimens que j'éprouve, vous ne l'exigerez pas de moi.
Je n'ai pas encore vu madame d'Albémar; il me sembloit que je ne pouvois retourner vers elle qu'après avoir réparé de quelque manière l'affront dont je suis la première cause. Oh! je vous en conjure, si vous en connoissez un moyen, dites-le-moi; dois-je laisser sans défenseur une âme innocente qui n'a que moi pour appui?
LETTRE XVI.
Réponse de M. de Lebensei à Léonce.
Cernay, ce 2 septembre.
Oui, monsieur, il existe un moyen de réparer tous les malheurs de votre amie, mais ce n'est point celui que votre courage vous fait désirer. Madame d'Albémar a bien voulu, comme vous, me demander conseil; en lui répondant à l'instant même, je lui ai déclaré ce que mon amitié m'inspire pour votre bonheur à tous les deux, je vais lui envoyer ma lettre. Je ne puis me permettre, sans son aveu, de vous apprendre ce que cette lettre contient, elle vous le confiera sans doute. Tout ce que je puis vous dire maintenant, c'est qu'en vous livrant à une indignation bien naturelle, vous acheveriez de perdre sans retour la réputation de madame d'Albémar. Si votre nom n'étoit pas prononcé dans cette calomnie; si de tout ce qu'on dit, ce que l'on croit le plus n'étoit pas votre attachement pour madame d'Albémar, vous pourriez en imposer de quelque manière à ses ennemis. Encore faudroit-il que M. de Fierville eût un fils, un proche parent au moins, qui voulût répondre pour lui, et que l'on comprît d'abord pourquoi vous vous adressez à tel homme plutôt qu'à tel autre, pour venger la réputation de madame d'Albémar; car le public veut toujours qu'une action courageuse soit en même temps sagement motivée, et, quand il démêle quelque égarement dans une conduite, fût-elle héroïque, il la condamne sévèrement. Mais, dans votre situation actuelle, lors même qu'un homme moins âgé que M. de Fierville seroit reconnu pour être l'auteur de la calomnie dirigée contre madame d'Albémar, vous feriez un tort irréparable à votre amie, en vous chargeant de repousser l'offense qu'elle a reçue.
On ne peut protéger au milieu de la société que les liens autorisés par elle, une femme, une soeur, une fille, mais jamais celle qui ne tient à nous que par l'amour; et vous, monsieur, qui possédez éminemment les qualités énergiques et imposantes, les seules dont l'éclat se réfléchisse sur les objets de notre affection, vous aspirez en vain à défendre la femme que vous aimez, ce bonheur vous est refusé.
Madame d'Albémar a cependant plus que personne besoin d'appui au milieu du monde; sa conduite est parfaitement pure, et pourtant les apparences sont telles qu'elle doit passer pour coupable. Elle a un esprit supérieur, un coeur excellent, une figure charmante, de la jeunesse, de la fortune, mais tous ces avantages qui attirent des ennemis, rendent un protecteur encore plus nécessaire: son esprit éclairé donne de l'indépendance à ses opinions et à sa conduite; c'est un danger de plus pour son repos, puisqu'elle n'a ni frère ni mari qui lui serve de garant aux yeux des autres. Les femmes privées de ces liens se sont placées, pour la plupart, à l'abri des préjugés reçus, comme sous une tutelle publique instituée pour les défendre.
La parfaite bonté de madame d'Albémar sembleroit devoir lui faire des amis de toutes les personnes qu'elle a servies, il n'en est rien; elle a déjà trouvé beaucoup d'ingrats, elle en rencontrera peut-être beaucoup encore; vous avez vu ce qui lui est arrivé avec madame du Marset. J'ai souvent remarqué que dans les sociétés de Paris, lorsqu'un homme ou une femme médiocre veulent se débarrasser d'une reconnoissance importune envers un esprit supérieur, ils se choisissent quelques devoirs bien faciles, auprès d'une personne bien commune, et présentent avec ostentation cet exemple de leur moralité, pour se dispenser de tout autre. Madame d'Albémar est trop distinguée, pour pouvoir compter sur la bienveillance durable de ceux qui ne sont pas dignes de l'aimer et de l'admirer, et c'est par l'autorité d'une situation qui en impose, bien plus que par ses qualités aimables, qu'elle peut désarmer la haine. Je la vois maintenant entourée de périls, menacée des chagrins les plus cruels, si elle n'en est préservée par un défenseur que la morale et la société puissent reconnoître pour tel.
Tous ceux qui, éblouis de ses charmes, n'examinent point sa situation avec la sollicitude de l'amitié, croiront peut-être qu'elle est faite pour triompher de tout. Le triomphe seroit possible, mais il lui coûteroit tant de peines, que son bonheur du moins en seroit pour toujours altéré: je ne sais même si elle peut à elle seule aujourd'hui, effacer entièrement le mal que ses ennemis viennent de lui faire. Mais c'en est assez, je ne dois point insister sur vos peines, avant de savoir si vous consentirez à ce que je propose pour les faire cesser. Vous connoissez mes opinions, monsieur, je m'en honore, et j'ai supporté, sinon avec plaisir, du moins avec orgueil, les peines qu'elles m'attirent. Ce sont ces opinions qui m'ont suggéré le conseil que j'ai donné à madame d'Albémar; ce conseil est le seul qui puisse vous sauver des malheurs que vous éprouvez, et que vous devez craindre. Je crois digne de vous d'y accéder; et vous savez, je l'espère, de quelle estime et de quelle considération je suis pénétré pour vos lumières et pour vos vertus.
HENRI DE LEBENSEI.
LETTRE XVII.
M. de Lebensei à Delphine.
Cernay, ce 27 septembre 1791.
Celui que vous aimez est toujours digne de vous, madame; mais son sentiment ni le vôtre ne peuvent rien contre la fatalité de votre situation. Il ne reste qu'un moyen de rétablir votre réputation, et de retrouver le bonheur; rassemblez pour m'entendre toutes les forces de votre sensibilité et de votre raison. Léonce n'est point irrévocablement lié à Matilde, Léonce peut encore être votre époux; le divorce doit être décrété dans un mois par l'assemblée constituante, j'en ai vu la loi, j'en suis sûr. Après avoir lu ces paroles, vous pressentirez, sans doute, quel est le sujet que je veux traiter avec vous; et l'émotion, l'incertitude, des sentimens divers et confus, vous auront tellement troublée que vous n'aurez pu d'abord continuer ma lettre; reprenez-la maintenant.
Je ne connois point madame de Mondoville, sa conduite envers ma femme a dû m'offenser; je me défendrai cependant, soyez-en sûre, de cette prévention; votre bonheur est le seul intérêt qui m'occupe. J'ignore ce que vous et votre ami pensez du divorce, je me persuade aisément que l'amour suffiroit pour vous entraîner tous les deux à l'approuver; mais cependant, madame, je connois assez votre raison et votre âme pour croire que vous refuseriez le bonheur même, s'il n'étoit pas d'accord avec l'idée que vous vous êtes faite de la véritable vertu. Ceux qui condamnent le divorce prétendent que leur opinion est d'une moralité plus parfaite: s'il en était ainsi, il faudroit que les vrais philosophes l'adoptassent; car le premier but de la pensée est de connoître nos devoirs dans toute leur étendue; mais je veux examiner avec vous si les principes qui me font approuver le divorce, sont d'accord avec la nature de l'homme, et avec les intentions bienfaisantes que nous devons attribuer à la Divinité.
C'est un grand mystère que l'amour; peut-être est-ce un bien céleste, qu'un ange a laissé sur la terre; peut-être est-ce une chimère de l'imagination, qu'elle poursuit jusqu'à ce que le coeur refroidi appartienne déjà plus à la mort qu'à la vie. N'importe; si je ne voyois dans votre sentiment pour Léonce que de l'amour, si je ne croyois pas que sa femme disconvient à son caractère et à son esprit sous mille rapports différens, je ne vous conseillerois pas de tout briser pour vous réunir; mais écoutez-moi, l'un et l'autre.
De quelque manière que l'on combine les institutions humaines, bien peu d'hommes, bien peu de femmes renonceront au seul bonheur qui console de vivre; l'intime confiance, le rapport des sentimens et des idées, l'estime réciproque, et cet intérêt qui s'accroît avec les souvenirs. Ce n'est pas pour les jours de délices placés par la nature au commencement de notre carrière, afin de nous dérober la réflexion sur le reste de l'existence; ce n'est pas pour ces jours que la convenance des caractères est surtout nécessaire; c'est pour l'époque de la vie où l'on cherche à trouver dans le coeur l'un de l'autre, l'oubli du temps qui nous poursuit, et des hommes qui nous abandonnent. L'indissolubilité des mariages mal assortis prépare des malheurs sans espoir à la vieillesse; il semble qu'il ne s'agisse que de repousser les désirs des jeunes gens, et l'on oublie que les désirs repoussés des jeunes gens, deviendront les regrets éternels des vieillards. La jeunesse prend soin d'elle-même, on n'a pas besoin de s'en occuper; mais toutes les institutions, toutes les réflexions doivent avoir pour but de protéger à l'avance ces dernières années, que l'homme le plus dur ne peut considérer sans pitié, ni le plus intrépide sans effroi.
Je ne nie point tous les inconvéniens du divorce, ou plutôt de la nature humaine qui l'exige; c'est aux moralistes, c'est à l'opinion à condamner ceux dont les motifs ne paroissent pas dignes d'excuse: mais au milieu d'une société civilisée qui introduit les mariages par convenance, les mariages dans un âge où l'on n'a nulle idée de l'avenir, lorsque les lois ne peuvent punir, ni les parens qui abusent de leur autorité, ni les époux qui se conduisent mal l'un envers l'autre; en interdisant le divorce, la loi n'est sévère que pour les victimes, elle se charge de river les chaînes, sans pouvoir influer sur les circonstances qui les rendent douces ou cruelles; elle semble dire: Je ne puis assurer votre bonheur, mais je garantirai du moins la durée de votre infortune. Certes, il faudra que la morale fasse de grands progrès, avant que l'on rencontre beaucoup d'époux qui se résignent au malheur, sans y échapper de quelque manière; et si l'on y échappe, et si la société se montre indulgente en proportion de la sévérité même des institutions, c'est alors que toutes les idées de devoir et de vertu sont confondues, et que l'on vit sous l'esclavage civil comme sous l'esclavage politique, dégagé par l'opinion des entraves imposées par la loi.
Ce sont les circonstances particulières à chacun, qui déterminent si le divorce autorisé par la loi, peut être approuvé par le tribunal de l'opinion et de notre propre coeur. Un divorce qui auroit pour motif des malheurs survenus à l'un des deux époux, seroit l'action la plus vile que la pensée pût concevoir; car les affections du coeur, les liens de famille, ont précisément pour but de donner à l'homme des amis indépendans de ses succès ou de ses revers, et de mettre au moins quelques bornes à la puissance du hasard sur sa destinée. Les Anglois, cette nation morale, religieuse et libre; les Anglois ont dans la liturgie du mariage une expression qui m'a touché: Je l'accepte, disent réciproquement la femme et le mari, in health and in sickness, for better and for worse; dans la santé comme dans la maladie, dans ses meilleures circonstances, comme dans ses plus funestes. La vertu, si même il en faut pour partager l'infortune, quand on a partagé le bonheur; la vertu n'exige alors qu'un dévouement tellement conforme à une nature généreuse, qu'il lui seroit tout-à-fait impossible d'agir autrement. Mais les Anglois, dont j'admire, sous presque tous les rapports, les institutions civiles, religieuses et politiques, les Anglois ont eu tort de n'admettre le divorce que pour cause d'adultère: c'est rendre l'indépendance au vice, et n'enchaîner que la vertu; c'est méconnaître les oppositions les plus fortes, celles qui peuvent exister entre les caractères, les sentimens et les principes.
L'infidélité rompt le contrat, mais l'impossibilité de s'aimer dépouille la vie du premier bonheur que lui avoit destiné la nature; et quand cette impossibilité existe réellement, quand le temps, la réflexion, la raison même de nos amis et de nos parens la confirment, qui osera prononcer qu'un tel mariage est indissoluble? Une promesse inconsidérée, dans un âge où les lois ne permettent pas même de statuer sur le moindre des intérêts de fortune, décidera pour jamais du sort d'un être dont les années ne reviendront plus, qui doit mourir, et mourir sans avoir été aimé!
La religion catholique est la seule qui consacre l'indissolubilité du mariage; mais c'est parce qu'il est dans l'esprit de cette religion d'imposer la douleur à l'homme sous mille formes différentes, comme le moyen le plus efficace pour son perfectionnement moral et religieux.
Depuis les macérations qu'on s'inflige à soi-même, jusques aux supplices que l'inquisition ordonnoit dans les siècles barbares, tout est souffrance et terreur dans les moyens employés par cette religion, pour forcer les hommes à la vertu. La nature, guidée par la Providence, suit une marche absolument opposée; elle conduit l'homme vers tout ce qui est bon, comme vers tout ce qui est bien, par l'attrait et le penchant le plus doux.
La religion protestante, beaucoup plus rapprochée du pur esprit de l'Évangile que la religion catholique, ne se sert de la douleur ni pour effrayer ni pour enchaîner les esprits. Il en résulte que dans les pays protestans, en Angleterre, en Hollande, en Suisse, en Amérique, les moeurs sont plus pures, les crimes moins atroces, les lois plus humaines; tandis qu'en Espagne, en Italie, dans les pays où le catholicisme est dans tonte sa force, les institutions politiques et les moeurs privées se ressentent de l'erreur d'une religion qui regarde la contrainte et la douleur comme le meilleur moyen d'améliorer les hommes.
Ce n'est pas tout encore: comme cet empire de la souffrance répugne à l'homme, il y échappe de mille manières. De là vient que la religion catholique, si elle a quelques martyrs, fait un si grand nombre d'incrédules; on s'avouoit athée ouvertement en France, avant la révolution. Spinosa est italien: presque tous les systèmes du matérialisme ont pris naissance dans les pays catholiques, tandis qu'en Angleterre, en Amérique, dans tous les pays protestans enfin, personne ne professe cette opinion malheureuse; l'athéisme, n'ayant dans ces pays aucune superstition à combattre, ne paroîtroit que le destructeur des plus douces espérances de la vie.
Les stoïciens, comme les catholiques, croyoient que le malheur rend l'homme plus vertueux; mais leur système, purement philosophique, étoit infiniment moins dangereux. Chaque homme, se l'appliquant à lui seul, l'interprétoit à sa manière; il n'étoit point uni à ces superstitions religieuses, qui n'ont ni bornes ni but. Il ne donnoit point à un corps de prêtres un ascendant incalculable sur l'espèce humaine; car l'imagination répugnant aux souffrances, elle est d'autant plus subjuguée, quand une fois elle s'y résout, qu'il lui en a coûté davantage; et l'on a bien plus de pouvoir sur les hommes que l'on a déterminés à s'imposer eux-mêmes de cruelles peines, que sur ceux qu'on a laissés dans leur bon sens naturel, en ne leur parlant que raison et bonheur.
L'un des bienfaits de la morale évangélique, étoit d'adoucir les principes rigoureux du stoïcisme; le christianisme inspire surtout la bienfaisance et l'humanité; et par de singulières interprétations, il se trouve qu'on en a fait un stoïcisme nouveau, qui soumet la pensée à la volonté des prêtres, tandis que l'ancien rendoit indépendant de tous les hommes; un stoïcisme qui fait votre coeur humble, tandis que l'autre le rendoit fier; un stoïcisme qui vous détache des intérêts publics, tandis que l'autre vous dévouoit à votre patrie; un stoïcisme enfin qui se sert de la douleur pour enchaîner l'âme et la pensée, taudis que l'autre du moins la consacroit à fortifier l'esprit, en affranchissant la raison.
Si ces réflexions, que je pourrais étendre beaucoup plus, si votre esprit, madame, ne savoit pas y suppléer; si ces réflexions, dis-je, vous ont convaincue que celui qui veut conduire les hommes à la vertu par la souffrance, méconnoit la bonté divine, et marche contre ses voies, vous serez d'accord avec moi dans toutes les conséquences que je veux en tirer.
Retracez-vous tous les devoirs que la vertu nous prescrit; notre nature morale, je dirai plus, l'inpulsion de notre sang, tout ce qu'il y a d'involontaire en nous, nous entraîne vers ces devoirs. Faut-il un effort pour soigner nos parens, dont la seule voix retentit à tous les souvenirs de notre vie? Si l'on pouvoit se représenter une nécessité qui contraignît à les abandonner, c'est alors que l'âme seroit condamnée aux supplices les plus douloureux! Faut-il un effort pour protéger ses enfans? la nature a voulu que l'amour qu'ils inspirent fût encore plus puissant que toutes les autres passions du coeur. Qu'y auroit-il de plus cruel que d'être privé de ce devoir? parcourons toutes les vertus, fierté, franchise, pitié, humanité; quel travail ne faudroit-il pas faire sur son caractère, quel travail ne feroit-on pas en vain, pour obtenir de soi, malgré la révolte de sa nature, une bassesse, un mensonge, un acte de dureté? D'où vient donc ce sublime accord entre notre être et nos devoirs? de la même Providence, qui nous a attirés par une sensation douce vers tout ce qui est nécessaire à notre conservation. Quoi! la Divinité qui a voulu que tout fût facile et agréable pour le maintien de l'existence physique, auroit mis notre nature morale en opposition avec la vertu! La récompense nous en seroit promise dans un monde inconnu; mais pour celui dont la réalité pèse sur nous, il faudroit réprimer sans cesse l'élan toujours renaissant de l'âme vers le bonheur; il faudroit réprimer ce sentiment doux en lui-même, quand il n'est pas injustement contrarié.
De quelles bizarreries les hommes n'ont-ils pas été capables? Le Créateur les avoit préservés de la cruauté par la sympathie, le fanatisme leur a fait braver cet instinct de l'âme, en leur persuadant que celui qui en avoit doué leur nature leur commandoit de l'étouffer. Un désir vif d'être heureux anime tous les hommes, des hypocrites ont représenté ce désir comme la tentation du crime. Ils ont ainsi blasphémé Dieu, car toute la création repose sur le besoin du bonheur. Sans doute on pourroit abuser de cette idée comme de toutes les autres, en la faisant sortir de ses limites. Il y a des circonstances où les sacrifices sont nécessaires; ce sont toutes celles où le bonheur des autres exige que vous vous immoliez vous-même à eux: mais c'est toujours dans le but d'une plus grande somme de félicité pour tous, que quelques-uns ont à souffrir; et le moyen de la nature, au moral comme au physique, ce sont les jouissances de la vie.
Si ces principes sont vrais, peut-on croire que la Providence exige des hommes de supporter la plus amère des douleurs, en les condamnant à rester liés pour toujours à l'objet qui les rend profondément infortunés? Ce supplice seroit-il ordonné par la bonté suprême? Et la miséricorde divine l'exigeroit-elle pour expiation d'une erreur?
Dieu a dit: Il ne convient pas que l'homme soit seul; cette intention bienfaisante ne seroit pas remplie, s'il n'existait aucun moyen de se séparer de la femme insensible ou stupide, ou coupable, qui n'entreroit jamais en partage de vos sentimens ni de vos pensées! Qu'il est insensé, celui qui a osé prononcer qu'il existoit des liens que le désespoir ne pouvoit pas rompre! La mort vient an secours des souffrances physiques, quand on n'a plus la force de les supporter, et les institutions sociales feroient de cette vie la prison d'Hugolin, qui n'avoit point d'issue! Ses enfans y périrent avec lui; les enfans aussi souffrent autant que leurs parens, quand ils sont renfermés avec eux dans le cercle éternel de douleurs, que forme une union mal assortie et indissoluble.
La plus grande objection que l'on fait contre le divorce, ne concerne point la situation où se trouve M. de Mondoville, puisqu'il n'a point d'enfans; je ne rappellerai donc point tout ce qu'on pourrait répondre à cette difficulté. Néanmoins, je vous dirai que les moralistes qui ont écrit contre le divorce, en s'appuyant de l'intérêt des enfans, ont tout-à-fait oublié que si la possibilité du divorce est un bonheur pour les hommes, elle est un bonheur aussi pour les enfans, qui seront des hommes à leur tour. On considère les enfans en général comme s'ils dévoient toujours rester tels; mais les enfans actuels sont des époux futurs; et vous sacrifiez leur vie à leur enfance, en privant, à cause d'eux, l'âge viril d'un droit qui peut-être un jour les auroit sauvés du désespoir.
J'ai dû, m'adressant à un esprit de votre force, discuter l'opinion qui vous intéresse sous un point de vue général; mais combien je suis plus sûr encore d'avoir raison, en ne considérant que votre position particulière! Léonce vouloit s'unir à vous; c'est par une supercherie qu'il est l'époux de mademoiselle de Vernon; vous n'avez pu renoncer l'un à l'autre, vous passez votre vie ensemble, Léonce n'aime que vous, n'existe que pour vous; sa femme l'ignore peut-être encore, mais elle ne peut tarder à le découvrir; votre généreuse conduite envers M. de Valorbe, a été la première cause des abominables injustices dont vous souffrez; mais il étoit impossible que, tôt ou tard, votre attachement pour Léonce ne vous fît pas beaucoup de tort dans l'opinion. Vous vivez, par un hasard que vous devez bénir, dans une de ces époques rares où la puissance ne méprise pas les lumières; dans un mois la loi du divorce sera décrétée, et Léonce, en devenant votre époux, vous honorera par son amour, au lieu de vous perdre en s'y livrant. Craindriez-vous la défaveur du monde? Vous avez vu ma femme la supporter peut-être avec peine; mais je vous prédis que cette défaveur ira chaque jour en décroissant; les moeurs deviendront plus austères, le mariage sera plus respecté, et l'on sentira que tous ces biens sont dus à la possibilité de trouver le bonheur dans le devoir.
Il est vrai que le divorce, paraissant à quelques personnes le résultat d'une révolution qu'elles détestent, leur déplaît sous ce rapport beaucoup plus que sous tous les autres; et comme les haines politiques se dirigent plutôt contre un homme que contre une femme, il se peut que Léonce soit blâmé plus vivement que vous, en adoptant une résolution que l'esprit de parti réprouveroit. Mais s'il faut une sorte de raison hardie dans les femmes, pour se déterminer à devenir l'objet des jugemens du public, il ne doit rien en coûter à un homme sensible, pour assurer la gloire et la félicité de celle que son amour a pu compromettre.
Je sais que M. de Mondoville a été élevé dans un pays où l'on tient beaucoup à toutes les idées, comme à tous les usages antiques; mais il est trop éclairé pour ne pas sentir que les illusions qui inspiroient autrefois de grandes vertus, n'ont pas assez de puissance maintenant pour les faire renaître. Ces souvenirs chancelans ne peuvent nous servir d'appui, et il faut fonder les vertus civiles et politiques sur des principes plus d'accord avec les lumières et la raison. Enfin, je n'en doute pas, il vous suffira d'apprendre à M. de Mondoville que le divorce devient possible, pour qu'il saisisse avec transport un tel espoir de bonheur; il seroit indigne de lui de sacrifier votre réputation à son amour, et de ne ménager que la sienne! il seroit indigne de lui, de s'affranchir comme il le fait du joug de son mariage, et de n'avoir pas la volonté de le briser légalement! Voudroit-il reconnoître que sa passion pour vous est plus forte que ses devoirs, mais qu'elle céderoit aux frivoles censures de la société? Je m'arrête; une telle supposition est impossible.
J'ai toujours pensé qu'un homme ne peut répondre, ni de son bonheur, ni de celui de la femme qu'il aime, s'il ne sait pas dédaigner l'opinion ou la subjuguer. M. de Mondoville est, de tous les caractères, le plus fort, le plus ardent, le plus énergique; se pourroit-il qu'il fût dépendant des jugemens des autres, tandis qu'il semble plus fait que personne pour dominer tous les esprits? non, je ne puis le croire, et c'est de vous seule que dépendra sans, doute la décision de votre sort.
Vous inspirez, madame, un intérêt si tendre et si profond, vous vous êtes conduite pour ma femme et pour moi avec une générosité si parfaite, que je donnerais beaucoup de mes années pour vous inspirer le courage d'être heureuse. Le ciel, l'amour, l'amitié, toutes les puissances généreuses seconderont, je l'espère, les voeux que je fais pour vous.
HENRI DE LEBENSEI.
LETTRE XVIII
Réponse de Delphine à M. de Lebensei.
Paris, ce 3 septembre.
Ah! quel mal vous m'avez fait! C'est votre amitié qui vous a inspiré; mais falloit-il renouveler les regrets d'un malheur irréparable? Oui, il l'est, et je serois indigne de votre estime, si j'acceptais un moment l'espoir que vous avez conçu pour moi: vous n'aimez point Matilde, vous avez même de justes raisons de vous en plaindre; il étoit donc naturel que vous vous fissiez illusion sur les devoirs de Léonce, et sur les miens envers elle. Cette erreur ne m'étoit pas possible, je ne l'ai pas admise un seul instant; mais il y a des paroles qui bouleversent l'âme, alors même qu'il n'en doit rien résulter: lorsque j'ai lu dans votre lettre, comme à travers un nuage, ces mots: _Léonce n'est point irrévocablement lié à Matilde, il peut encore devenir votre époux, _j'ai frissonné, j'ai éprouvé je ne sais quelle émotion indéfinissable, hors de l'existence, au-delà de ses bornes; je ne puis me faire maintenant aucune idée de cette impression. Si l'âme, dans une extase, avoit entrevu la destinée des bienheureux, et qu'elle retombât l'instant d'après sur les peines de la vie, comment pourroit-elle exprimer ce qu'elle auroit senti? cette sorte de confusion est dans ma tête; j'ai éprouvé au coeur, en lisant vos premières lignes, une sensation que je ne retrouverai jamais; elle est passée, mais ce souvenir rend l'existence réelle plus arrière.
Je me hâte de vous répondre avant d'avoir vu Léonce; je désire qu'il ignore à jamais la proposition que vous m'avez faite; son consentement ou son refus me seroit également pénible. Ma situation est sans espoir, je le sais; tout ce que vous avez dit est vrai; des peines que vous ignorez encore me menacent; si Matilde vient à découvrir les sentimens qu'un hasard lui a dérobés jusqu'à présent, j'immolerai mon bonheur à Matilde, aptes avoir sacrifié ma réputation à Léonce. Tout me prouve, hélas! qu'il n'est point de félicité possible pour l'amour hors du mariage, point de repos pour la foiblesse encore vertueuse qui veut composer avec l'amour; mais cette douloureuse conviction ne peut me faire adopter le conseil que vous me donnez, il seroit criminel pour moi de le suivre; daignez m'entendre, je suis loin de vous offenser.
Ne pensez pas que mon esprit repousse ce que la plus sage philosophie vous inspire: je pense, il est vrai, qu'à moins de circonstances semblables à celles où madame de Lebensei s'est trouvée, la délicatesse d'une femme doit lui inspirer beaucoup de répugnance pour le divorce; mais je ne crois point aux voeux irrévocables, ils ne sont, ce me semble, qu'un égarement de notre propre raison, sanctionné par l'ignorance ou le despotisme des législateurs. Mais, si j'étois capable d'exciter Léonce au divorce avec Matilde, si je considérois même cette idée comme un avenir, comme une chance possible, je désavouerois le principe de morale qui m'a toujours servi de guide; je sacrifierois le bonheur légitime d'une autre à moi; je ferois enfin ce qui me semblèrent condamnable, et celui qui brave sa conscience est toujours coupable. Nul repentir n'est imprévu, le remords s'annonce de loin; et qui sait interroger son coeur, connoît avant la faute, tout ce qu'il éprouvera quand elle sera commise.
Le divorce jetteroit Matilde dans un profond désespoir, elle le regarderoit comme un crime, ne se considéreroit jamais comme libre, et s'enfermeroit dans un cloître pour le reste de ses jours. Je ne sais pas avec certitude quel degré de peine elle éprouveroit, si elle connoissoit l'attachement de Léonce pour moi; mais ce dont je ne puis douter, c'est qu'elle seroit à jamais infortunée, si Léonce, profitant de la loi du divorce, se permettoit une action qui serait, à ses yeux, un sacrilège impie. Quand ma coupable et malheureuse amie, madame de Vernon, trompa Léonce pour l'unir à sa fille, Matilde l'ignoroit; elle n'y auroit point consenti, elle s'est toujours conduite avec bonne foi; c'est une personne peu aimable, mais vertueuse. Elle n'est tourmentée ni par son imagination, ni par sa sensibilité; elle n'observe ni avec un esprit, ni avec un coeur inquiet la conduite de son époux; mais elle éprouveroit une douleur mortelle, si on venoit l'attaquer dans les idées où elle s'est retranchée, si l'on offensoit à la fois sa fierté et sa religion.
Pour obtenir le bonheur d'être la femme de Léonce, je ne sais quel est le supplice qui ne me paroîtroit pas doux! Je vous l'avoue, dans la sincérité de mon coeur, j'accepterois avec délice trois mois de ce bonheur et la mort. Mais je le demande à vous-même, âme noble et généreuse! auriez-vous épousé votre Élise aux dépens du bonheur d'un autre? voudriez-vous de la félicité suprême à ce prix? Où se réfugier pour éviter le regret de la peine qu'on a causée? Connoissez-vous un sentiment qui poursuive le coeur avec une amertume si douloureuse! l'amour qui fait tout oublier, devoirs, craintes, sermens, l'amour même donne à la pitié une nouvelle force; ce sont des sentimens sortis de la même source, et qui ne peuvent jamais triompher l'un de l'autre. L'ambitieux perd aisément de vue les chagrins qu'il a fait éprouver pour arriver à son but; mais le bonheur de l'amour dispose tellement le coeur à la sympathie, qu'il est impossible de braver, pour l'obtenir, le spectacle ou le souvenir de la douleur. On se relève de beaucoup de torts; la vertu est dans la nature de l'homme; elle reparoît dans son âme après de longs égaremens, comme les forces renaissent dans la convalescence des maladies; mais, quand on a combattu la pitié, on a tué son bon génie, et tous les instincts du coeur ne parlent plus.
Oui, je repousserai loin de ma pensée lé bonheur qui me fut promis une fois sous les auspices de l'innocence et de la vertu, mais que rien désormais ne sauroit me rendre; je devrois faire plus, je devrois cesser de voir Léonce; mais je ne puis me le cacher, mon caractère n'a pas la force nécessaire pour les sacrifices; je remplis les devoirs que les qualités naturelles rendent faciles, je suis peu capable de ceux qui exigent un grand effort; peut-être dans votre système bienfaisant, qui fait du bonheur la source et le but de toutes les vertus, peut-être n'avez-vous pas assez réfléchi à ces combinaisons de la destinée qui commandent de se vaincre soi-même; je suis dans l'une de ces situations déchirantes, et je sens ce qu'il me manque pour suivre rigoureusement mon devoir.
Il n'est pas vrai, comme votre coeur se plaît à le supposer, qu'il ne faille point d'effort pour être vertueux: c'est le bonheur, j'en conviens avec vous, qu'on doit considérer comme, le but de la Providence; mais la morale, qui est l'ordre donné à l'homme de remplir les intentions de Dieu sur la terre, la morale exige souvent que le bonheur particulier soit immolé au bonheur général. Jugez par moi de ce qu'il pourroit en coûter pour accomplir les devoirs dans toute leur étendue! Je crois que j'ai les vertus qu'une bonne nature peut inspirer, mais je n'atteins pas à celles qu'on ne peut exercer qu'en triomphant de son propre coeur. Je suis, je ne me le cache point, dans un rang inférieur parmi les âmes honnêtes: les vertus qui se composent de sacrifices, méritent peut-être plus d'estime que les meilleurs mouvemens.
Dans cette circonstance au moins, je n'hésiterai pas sur mon devoir; l'opinion me persécutera, des malheurs de tout genre tomberont sur moi, je ne pourrois pas m'y dérober à présent, même en renonçant à Léonce: mais je suis plus loin encore de vouloir y échapper, en portant atteinte à la destinée de Matilde. Que mes fautes perdent mon bonheur, mais qu'elles ne causent de peines à personne! et que l'infortunée Delphine, seule punie de son amour, ne fasse jamais verser d'autres larmes que les siennes!
En rejetant le conseil que votre amitié me donne, je ne sens pas moins vivement tout ce que je vous dois, monsieur, pour vous être occupé de moi avec tant de sollicitude; et c'est un souvenir qu'il m'est doux de joindre à tous ceux qui m'attachent pour la vie à vous et à votre Élise.
LETTRE XIX
Delphine à madame de Lebensei.
Paris, ce 4 septembre.
M. de Lebensei, ma chère Élise, en apprenant: à Léonce qu'il m'avoit écrit, m'a causé de nouveaux chagrins, quoique assurément son unique désir fût de me les épargner. Léonce, hier, est venu chez moi; il étoit depuis trois jours à Paris, sans avoir cherché à me voir; il falloit qu'il fût bien mécontent de hui-même, puisqu'il n'avoit pas besoin de m'ouvrir son coeur. J'étois seule; je vis sur sa physionomie, comme il entroit dans ma chambre, une vive expression d'inquiétude, et, sans me dire un mot ni de son absence, ni de son retour, ses premières paroles furent pour me demander si j'avois reçu une lettre de M. de Lebensei, et si j'y avois répondu; je fus très troublée de cette question; il insista, ma réponse n'étoit point encore partie. Léonce aperçut la lettre de votre mari et la mienne sur ma table, et me demanda de les lui montrer; je m'y refusai d'abord; il s'en plaignit avec une sorte de mécontentement sévère et triste qu'il m'est impossible de supporter; je me levai, désespérée de céder à ce qui me sembloit la nécessité, la volonté de Léonce, et je lui remis la lettre de M. de Lebensei et la mienne; j'aurois donné tout au monde pour les lui cacher, mais son regard ne me permit pas d'hésiter à lui obéir.
En prenant ces lettres, il soupira et se tut; j'étois aussi moi-même dans l'anxiété la plus douloureuse; je ne sais ce que je désirois, je ne sais ce que je craignois d'entendre, mais je souffrois cruellement. Dès les premières lignes de la lettre de M. de Lebensei, Léonce changea de visage; il pâlit et rougit alternativement, sans lever les yeux sur moi, ni prononcer une seule parole, quoique tout trahît en lui l'émotion la plus profonde. Après avoir lu la lettre de M. de Lebensei, il prit la mienne, ses mains trembloient en la tenant; je m'efforçois pendant ce temps de paroître tranquille et de dissimuler ma violente agitation; il me sembloit qu'il y avoit une sorte de honte, dans cette situation, à laisser voir mon trouble.
Quand Léonce fut à l'endroit de ma lettre où je repoussois avec vivacité l'idée du divorce, les larmes le suffoquèrent; il laissa tomber sa tête sur sa main, avec des sanglots qui me déchirèrent le coeur: je l'avois vu souvent attendri, mais c'étoit la première fois que, cessant de se retenir, il se livroit à ses pleurs, comme si toutes les puissances de son âme avoient à la fois cédé dans le même moment. Je fus bouleversée en le voyant dans cet état, quoique je n'en connusse pas bien la cause, et que je craignisse même de la pénétrer: mais qui peut peindre l'effet que produit un caractère fort, lorsqu'il est abattu par la sensibilité? jamais les larmes des femmes, jamais les émotions de la faiblesse ne pourraient ébranler le coeur à cet excès, ne sauroient inspirer un intérêt si tendre et néanmoins si douloureux!—Léonce, mon cher Léonce, lui répétai-je plusieurs fois, quel est le sentiment qui vous oppresse? parlez sans crainte à votre amie, vous pouvez tout lui avouer: est-ce la calomnie qu'on a répandue sur moi, qui vous afflige si douloureusement? Est-ce cette proposition inattendue, mais vivement repoussée?—Je m'arrêtai, il ne répondit rien, ses, larmes redoubloient; il essayoit, mais en vain, de se contraindre; et rejetant sa tête en arrière, avec l'impatience de ne pouvoir triompher de son émotion, il couvrit son visage de son mouchoir, et des cris de douleur lui échappèrent.
Il me fut impossible de supporter plus long-temps ce silence, ce désespoir extraordinaire, et je me jetai aux genoux de Léonce, pour le conjurer de me parler et de m'entendre. Ce mouvement fit sur lui l'impression la plus vive, il me regarda quelques instans avec étonnement, avec transport, comme si quelque chimère heureuse se fût réalisée à ses yeux; il me saisit dans ses bras, me replaça sur le canapé, et se prosternant à mes pieds, il me dit:—Oui, vous êtes un ange. Mais moi! mais moi….—Son visage redevint sombre, et il se releva.
Le jour baissoit, un mouvement que je fis lui persuada que j'allois sonner pour demander de la lumière; il me saisit la main et me dit:—Restons dans cette obscurité; je ne veux pas que vous lisiez rien sur mon visage; je ne veux pas apercevoir sur le vôtre ce qui vous occupe, tout doit être mystère, rien ne peut plus se confier.—Grand Dieu! m'écriai-je, quel affreux changement!—J'allois continuer; j'allois le forcer à s'expliquer, lorsque ma soeur entra, et dans l'instant même Léonce disparut.
Jugez quelles cruelles réflexions ont déchiré mon coeur! Est-ce l'opinion de M. de Lebensei sur la possibilité du divorce qui a jeté Léonce dans cet égarement? ou n'est-ce pas plutôt qu'il me croit perdue dans l'opinion, et que ce malheur est au-dessus de ses forces? Je saurai la vérité, le doute qui me tourmente ne peut subsister plus long-temps; mais je vous en conjure, ma chère Élise, priez votre mari de ne rappeler en aucune manière à Léonce l'idée qu'il avoit conçue; vous voyez bien que cette idée ne peut produire que des peines.
LETTRE XX.
Delphine à Léonce.
Je veux, Léonce, que vous me parliez avec sincérité, avec courage même, dussiez-vous me faire beaucoup souffrir. Vous savez quels sont les chagrins cruels qui, depuis votre querelle avec M. de Valorbe, ont troublé ma vie; je vous l'avouerai, j'ai senti en vous revoyant, que tout ce qui m'affligeoit n'étoit rien, en comparaison des peines que vous seul pouvez me faire éprouver.
Je vous ai promis, en présence de ma soeur, de ne jamais me séparer de vous, tant que le bonheur de Matilde ne l'exigeroit pas de moi; peut-être que bientôt, à son retour d'Andelys, elle sera informée à la fois et des calomnies et de la vérité; mais quand même un hasard inouï, prolongeroit sa sécurité, c'est vous que j'interroge, pour savoir si je ne dois pas m'éloigner. Ne croyez point que je veuille partir pour me dérober à la méchanceté dont je suis la victime; je puis peut-être m'en relever aux yeux des autres, je puis du moins trouver dans ma conscience qui est pure, et dans ma fierté qui est orgueilleuse, de quoi me rendre indépendante des accusations que je méprise; mais ce qu'il m'est impossible de supporter, c'est la moindre diminution dans le bonheur que mon attachement vous faisoit goûter.
Examinez avec scrupule, je vous en conjure, l'impression qu'a produite sur vous l'horrible mal qu'on a dit de moi, et la dégradation sensible qui doit en résulter dans le rang que la société m'accordoit. Demandez-vous si cette espèce de prestige dont la faveur du monde entoure les femmes, ne séduisoit pas votre imagination, et si elle ne se refroidira pas, lorsque ceux que vous verrez, loin de partager votre enthousiasme pour moi, le combattront de toutes les manières. Il entre dans la passion de l'amour tant de sentimens inconnus à nous-mêmes, que la perte d'un seul pourroit flétrir tous les autres. Ah! s'il me falloit partir quand vous me regretteriez moins! Pardonnez, Léonce, je ne veux pas votre malheur: s'il faut nous séparer, je souhaite vivement que le temps et la raison adoucissent un jour votre peine; mais qui pourroit me condamner à désirer que vous supportiez plus facilement mon absence, parce que l'illusion qui me rendoit aimable à vos yeux auroit disparu!
O Léonce! préservez-moi d'une telle douleur, laissez-moi vous quitter quand je vous suis chère encore, quand l'injustice des hommes n'a pas eu le temps d'agir sur vous, et que je puis disparoître, en vous laissant un souvenir qui n'est point altéré. Léonce, réfléchissez à ma demande, ne vous confiez pas même au premier mouvement généreux qui vous la feroit repousser. Songez que votre caractère peut vous dominer malgré vous, et que vous ne parviendriez jamais à me dérober vos impressions. L'amour ne seroit pas la plus pure, la plus céleste des affections du coeur, s'il étoit donné à la puissance de la volonté d'imiter son charme suprême. On trompe les femmes qui n'ont que de l'amour-propre, mais le sentiment éclaire sur le sentiment; et nos âmes, long-temps confondues, ne peuvent plus se rien cacher l'une à l'autre.
Consentez à mon départ dans ce moment, doux encore, puisque mes ennemis, en vous rendant malheureux, ne vous ont point détaché de moi. Loin de vous, je ne cesserai point de vous aimer; il me restera du passé quelques sentimens qui m'aideront à vivre; mais, si j'avois vu votre amour succomber lentement au souffle empoisonné de la calomnie, je n'éprouverois plus rien qui ne fût amer et désespéré.
LETTRE XXI.
Léonce à Delphine.
Ai-je mérité la lettre que vous venez de m'écrire? Vous m'avez fait rougir de moi; il faut que je vous aie donné une bien misérable idée de mon caractère, pour que vous puissiez imaginer un instant que votre malheur ait affoibli mon attachement pour vous. O Delphine! avec quel profond dédain je repousserois une telle injustice, si vous n'en étiez pas l'auteur! qu'ai-je dit, qu'ai-je montré, qu'ai-je éprouvé, qui justifie ce soupçon indigne de vous?
Vous m'avez vu avant-hier dans un état extraordinaire…… Une proposition frappante, quoique impossible, avoit renouvelé tous mes regrets…. Elle remplissoit mon coeur d'une foule de pensées douloureuses, contraires, diverses, et néanmoins si confuses, qu'il m'eût été pénible de les exprimer…… Voilà tout le secret de mon trouble.
Sans doute, j'ai été affligé des calomnies que des infâmes ont répandues contre vous, mais c'est moi que j'accuse, comme la première cause de ce malheur. Le chagrin que j'en ai ressenti n'est-il pas de tous les sentimens le plus naturel? puis-je vous aimer et être indifférent à votre réputation? puis-je vous aimer et ne pas sentir avec désespoir, avec rage, les fatales circonstances qui me condamnent à l'impuissance de vous venger? Mais, Delphine, je te le jure, jamais ton amant ne t'a chérie plus profondément; il est vrai, je suis susceptible pour toi comme pour moi-même, ou plutôt mille fois plus encore! crois aux témoignages de sentiment qui s'accordent avec le caractère, ce sont les plus vrais de tous. Dans aucun moment je ne pourrois supporter ton absence; mais, s'il me falloit attribuer ton départ à la fausse idée que tu aurois conçue des dispositions de mon coeur, je te suivrois, pour te détromper, jusqu'au bout du monde.
Quoi! mon amie, tu voudrois t'éloigner de moi, au premier chagrin qui a frappé ta vie brillante! tu ne me croirois donc qu'un compagnon de prospérités? tu n'aurois rien trouvé dans mon coeur qui valût pour l'infortune! Ah! que suis-je donc, si ce n'est pas moi que tu recherches dans la douleur, et si la voix de ton ami ne conjure pas loin de toi les peines de la destinée!
Je ne veux point te dissimuler ce que j'éprouve; car je n'ai pas un sentiment qui ne soit une preuve de plus de mon amour. J'aimois le concert de louanges qui te suivoit partout, il retentissoit à mon coeur; j'aimois les hommes de t'admirer, je les haïrai de te méconnoître; mais quand nous ne parviendrions pas à te justifier, à prosterner à tes pieds et la haine et l'envie, ta présence seroit encore le seul bien qui pût m'attacher à l'existence! Ma Delphine, j'ai déjà beaucoup souffert, mon âme est péniblement ébranlée, prends garde pas m'ôter les seules jouissances qui me restent; je ne traînerai point la vie au milieu des douleurs, je me l'étois promis long-temps avant de t'avoir connue: crois-tu que ces jours de délices que j'ai passés à Bellerive m'aient appris à mieux supporter le malheur? jamais un coeur de quelque énergie ne pourra supporter de te perdre, après avoir été l'objet de ton amour.
Tu parles quelquefois d'un éloignement momentané: mon amie, comprends-tu toi-même ce que c'est qu'une année, ce que c'est que bien moins encore, pour des âmes telles que les nôtres? Ah! je n'ai pas en moi ce pressentiment de vie qui rend si libéral du temps; si nous interrompons notre destinée actuelle, je ne sais ce qu'il arrivera, mais jamais, jamais nous ne nous réunirons! Delphine, frémis de ce présage, une voix au fond de mon coeur l'a prononcé.
Cessez donc de supposer un instant que notre séparation soit possible; dans quelque lieu de la terre que vous allassiez, je vous y rejoindrois, n'en doutez pas; le mot de départ n'a plus aucun sens. Si vous quittez Paris, vous me forcez à m'éloigner de Matilde, pour habiter les mêmes lieux que vous; ce sera l'unique résultat du sacrifice dont vous persistez à me menacer. N'est-ce donc pas assez de ne vous voir presque jamais seule? de n'avoir plus ces doux et longs entretiens, qui perfectionnoient mon caractère en me comblant de bonheur? j'ai dompté mon amour; la terreur que m'a fait éprouver le danger où ma passion vous avoit précipitée, cette terreur réprime encore les mouvemens les plus impétueux de mon coeur; c'est assez de ces peines, je n'en supporterai plus de nouvelles, et dans quelque lieu que vous soyez, vous m'y trouverez.
Je n'ai voulu, Delphine, vous implorer qu'au nom de mon amour; je veux que vous restiez pour moi; mais l'intérêt même de votre réputation suffiroit seul pour vous en faire la loi: seroit-il digne de vous, de vous éloigner dans ce moment? N'est-il pas certain qu'on répandroit que si vous aviez pu vous justifier, vous ne seriez pas partie? Madame d'Artenas, en qui vous avez de la confiance, me disoit hier encore que vous vous deviez de reparoître dans la société, et de triompher vous-même de vos ennemis: ne connoissez-vous pas le monde! si vous pliez sous le poids de son injustice, il n'attribuera point votre abattement à la douleur, à la sensibilité de votre caractère; vous êtes trop supérieure pour qu'on revienne à vous par de la pitié; c'est votre courage qu'il faut opposer aux mensonges de l'envie: si la bonté suffisoit pour la désarmer, vous auroit-elle jamais attaquée? Mon amie, si tu me rends le calme et la force, en m'assurant que rien n'est changé dans tes projets ni dans ton coeur, nous en imposerons aux méchans: ne saurois-tu pas, avec de l'esprit et de la bonté, réussir aussi-bien qu'eux, avec de la sottise et de la perfidie? Confions-nous un peu plus en nous-mêmes; les envieux nous avertissent de nos qualités par leur haine, eh bien! appuyons-nous sur ces qualités. Toi, Delphine, toi, surtout, il te suffit de paraître pour plaire, de parler pour être aimée; ose affronter cette société qui ne peut te braver qu'en ton absence; je te réponds du triomphe, et tu en jouiras pour moi. Mais quand nos communs efforts n'auroient pas le succès que j'en espère, quoi qu'il puisse arriver, n'ayez plus d'injuste défiance. Ne vous exagérez pas les foiblesses de votre ami; et que son amour vous réponde de son bonheur, tant qu'il pourra vous voir et que vous l'aimerez.
LETTRE XXII.
Delphine à madame de Lebensei.
Paris, ce 25 septembre.
Combien vous m'avez témoigné d'amitié pendant les jours que vous avez passés près de moi! Je ne vous laisserai rien ignorer, ma chère Élise, de ce qui m'intéresse; j'ai le bonheur de croire que votre coeur en est vivement occupé. Léonce est parvenu à me rassurer sur son sentiment, nous avons ressaisi, pour la troisième fois, des espérances de bonheur qui étoient presque entièrement perdues; mais hélas! je n'y ai plus la même confiance.
Quand Léonce a passé quelques jours sans aller dans le monde, il croit qu'il est devenu tout-à-fait insensible à cette injustice de l'opinion envers moi, qui l'a blessé si profondément; mais il ne sait pas que cette douleur, quand on en est susceptible, revient aussi facilement qu'elle se dissipe, cesse et renaît, mais ne se guérit jamais entièrement. Lorsque Léonce en est atteint, il cherche à me le dissimuler, il s'efforce d'être calme; mais je lis malgré lui dans son coeur; je vois qu'il souffre de cette peine, d'autant plus amère, qu'il craindroit de m'humilier en me l'avouant: voilà donc la plus douce de nos jouissances, la parfaite confiance déjà altérée! nous ne nous cachons rien; mais réciproquement, nous sentons que notre peine est moins douloureuse en ne nous en parlant pas.
Je crains aussi de lui laisser apercevoir que mon coeur n'est pas en tout parfaitement satisfait de lui, je ne veux pas me prévaloir de ses torts pour l'affliger. Ah! ce n'est pas moi qui le punirai de ses défauts; hélas! les événemens ne s'en chargeront peut-être que trop! il désire, et, quoi qu'il m'en coûte, j'y souscris, que je recommence à sortir, à revoir mes anciennes relations; il croit que j'effacerai, si je le veux, la trace des calomnies qu'on a répandues sur moi; et je ne puis me dissimuler que son bonheur est attaché à mes succès à cet égard; je le ferai donc; mais quel effort pénible! Lorsque je suis entrée dans le monde, je croyois voir un ami dans tout homme qui se plaisoit à causer avec moi; j'éprouve à présent un sentiment bien contraire; je n'ose m'adresser à personne, parler à personne: une fierté timide m'empêche de rien essayer pour sortir de ma situation, et cependant elle me cause une douleur très-vive; je pense sans cesse avec amertume à ce qu'on a dit de moi, surtout à ce que Léonce a entendu! Les ennemis auroient-ils le courage de vous poursuivre, s'ils savoient qu'ils peuvent empoisonner jusqu'à l'affection même qui vous restoit, pour vous consoler de leur haine!
La haine! juste ciel! comment l'ai-je méritée, ma chère Élise? à qui ai-je fait du mal? à qui n'ai-je pas fait tout le bien qui étoit en ma puissance? et d'où naissent-elles donc, ces fureurs cachées qui n'attendoient que le moment de la disgrâce pour éclater? est-ce à la jalousie qu'il faut les attribuer? Ah! quelques agrémens, dont je n'ai connu le prix que pour chercher à plaire et à être aimée, donnent-ils assez de bonheur pour exciter tant d'envie! et il faudra que je brave ces mauvais sentimens dont il m'eût été si doux de m'éloigner! deux ans d'absence auroient produit naturellement ce que je n'obtiendrai qu'au prix de mille souffrances: enfin, il le veut, ou plutôt, je sais quel prix il met à me revoir au rang que j'occupois dans l'opinion.
Parviendrai-je jamais à dompter la malveillance? elle me glace à l'instant où je l'aperçois; je n'ai plus ni les armes de mon esprit ni celles de mon caractère devant les méchans: ce n'est point par foiblesse; vous savez si je manque de courage, quand il s'agit de défendre mes amis; mais j'ai peur de ceux qui me haïssent, parce que je ne sais pas leur opposer un sentiment de même nature; et les larmes me viennent plus facilement que les expressions méprisantes, quand je me vois l'objet de cet actif besoin de nuire qui remplit les vies désoeuvrées. N'importe, Léonce est malheureux, et, pour faire cesser sa peine, je saurai retrouver mes forces; la bonté les affoiblissoit; la fierté doit les relever. Mais la société, ce plaisir déjà si vide, si insuffisant en lui-même, que sera-t-elle pour moi, si je suis obligée d'en faire une lutte, une guerre, un sujet continuel d'observations et de craintes?
Déjà depuis quinze jours, ne faut-il pas compter qui vient ou ne vient pas me voir? ne faut-il pas examiner la nuance des politesses des femmes, le degré de chaleur de leurs empressemens pour moi! j'ai senti battre mon coeur de crainte, pour une visite à recevoir, pour une misérable formule de politesse à remplir. Je ne connois pas une qualité forte de l'âme, une faculté supérieure de l'esprit qui ne se dégrade par une telle vie! l'idée générale de ménager l'opinion, de parvenir à la recouvrer, quand une injustice vous l'a ravie, ne rappelle rien à l'esprit qui ne soit sage et noble; mais combien tous les détails de cette entreprise répugnent à l'élévation des sentimens! combien ils exigent de souplesse, de contrainte, de condescendance! et comme au milieu de ce pénible travail, un mouvement d'orgueil vous dit souvent que vous avez tort de soumettre ce qui vaut le mieux à ce qui vaut le moins, et d'humilier un être distingué, devant la capricieuse faveur de tant d'individus sans nul mérite, de tant d'individus qui, si vous étiez dans la prospérité, se rendroient bientôt justice, et se placeroient d'eux-mêmes à cent pieds au-dessous de vous!
Mais à quoi servent toutes ces plaintes, aux-quelles je m'abandonne en vous écrivant? Ne sais-je pas que je ferai ce que demandera Léonce; et sans même qu'il me le demande, ne sais-je pas que je ferai ce qui peut contribuer à me rendre plus aimable à ses yeux! Félicitez-vous, mon amie, d'avoir pour époux un homme affranchi du joug de l'opinion; vous êtes peut-être plus foible que lui à cet égard, mais cela vaut mieux que si vous aviez un caractère naturellement indépendant, dont vous ne pussiez tirer aucun secours, parce qu'il blesseroit ce que vous aimez.
Je me rappelle qu'avant d'avoir vu Léonce, la première fois que je lus une lettre de lui, je sentis avec force que les différences de nos caractères nous rendroient, si nous nous aimions, profondément malheureux. Hélas! il n'est que trop vrai que, nous le sommes! mais ce que j'ignorois alors, c'est que le défaut même dont je me plains a je ne sais quel attrait, qui donne à mon sentiment de nouvelles forces. Un caractère ombrageux et susceptible vous occupe sans cesse par la crainte de lui déplaire. Vous attachez chaque jour plus de prix à satisfaire un homme si délicat sur la réputation et l'honneur. Enfin, quand des défauts, qui appartiennent à l'exagération même de la fierté, ne détachent pas de ce qu'on aime, ils sont un lien de plus; et l'agitation qu'ils causent donne aux affections passionnées une nouvelle ardeur. Chère Élise, venez me voir, venez avec votre mari; sa conversation me rend le courage que la parfaite raison sait toujours inspirer.
LETTRE XXIII
Delphine à madame de Lebensei.
Paris, ce 4 octobre.
Samedi dernier, deux heures après votre départ, ma chère Élise, il est arrivé à ma belle-soeur une lettre de M. de Valorbe, datée de Moulins où son régiment est en garnison. Il lui annonce qu'il a fait son voyage heureusement; il rappelle indirectement les droits qu'il croit avoir acquis sur mon dévouement; mais il ne paroît pas avoir la moindre connoissance de ce qui a été dit à Paris relativement à lui; j'espère qu'il ne le saura point, et que les soins que Léonce a pris pour le justifier, auront réussi; c'est une telle autorité que Léonce, quand il s'agit de la bravoure d'un homme, que peut-être elle aura suffi pour défendre l'honneur de M. de Valorbe.
J'ai fait hier enfin, ma chère Élise, le cercle de visites dont vous m'aviez recommandé de vous mander le résultat. Heureusement que je n'ai pas trouvé toutes les femmes que j'allois voir; celles qui ne sont que mes connoissances m'ont paru, à quelques nuances près, les mêmes pour moi, je ne leur demandois rien; mais quand j'ai voulu prier une ou deux femmes avec qui j'étois plus liée, d'expliquer la vérité, de repousser la calomnie dont j'avois été l'objet, elles se sont crues des personnes en place à qui l'on demande une grâce, et elles m'ont montré toute l'importance, toute la réserve, toute la froideur de la puissance envers la prière. Je me suis hâtée de leur dire que je renonçois à ce que je leur demandois, et leur visage s'est un peu éclairci, quand elles ont été bien certaines que je ne tirerois de leur politesse aucun droit sur leurs services.
Si je puis rétablir ma réputation dans le monde, ce n'est point, j'en suis sûre, en recourant au zèle ou à l'amitié de quelques personnes en particulier; c'est un hasard heureux dans la vie que d'être secouru par les autres; il n'y faut point compter, il faut encore moins le demander; j'aime mieux reparoître courageusement dans la société; et me conduire comme si je méprisois tellement les mensonges qu'on a osé répandre, que je ne daignasse pas même m'en souvenir. Par degré, les foibles, me voyant de la force, se rapprocheront de moi, ils me reviendront dès qu'ils croiront que je puis me passer de leurs secours. Il y a dans le coeur de la plupart des hommes quelque chose de peu généreux, qui les porte à se mettre en garde contre les démarches les plus communes de la société, dès qu'ils aperçoivent qu'on les désire d'eux vivement. Ils craignent qu'on n'ait un intérêt caché dans ce qui leur semble le plus simple, et redoutent de se trouver par malheur engagés à faire plus de bien qu'ils ne veulent. Élise, nous ne sommes pas ainsi, nous qui avons souffert: oui, dans toutes les relations de la vie, dans tous les pays du monde, c'est avec les opprimés qu'il faut vivre; la moitié des sentimens et des idées manquent à ceux qui sont heureux et puissans.
Je me suis hâtée de finir mes pénibles courses par madame d'Artenas, sur laquelle je comptois, et avec raison, à beaucoup d'égards. Madame de R., sa nièce, étoit seule avec elle; madame d'Artenas m'a reçue avec le même empressement qu'à l'ordinaire, mais seulement avec une nuance de protection de plus. Qu'il est rare, ma chère Élise, que l'adversité ne fasse pas dans les amis un changement quelconque, qui blesse la délicatesse! plus ou moins d'égards, une familiarité plus marquée, ou une aisance moins naturelle; tout est un sujet de peine ou d'observation pour celui qui est malheureux: soit qu'en effet il n'y ait rien de plus difficile pour les autres que de rester absolument les mêmes, lorsqu'une idée nouvelle s'est introduite dans leurs relations avec nous; soit qu'un coeur souffrant, comme une santé foible, s'affecte de mille nuances que le bonheur et la force n'apercevroient pas.
Je vous l'ai dit souvent; madame d'Artenas est bonne, mais elle n'est pas sensible; cette différence ne se remarque guère dans les circonstances habituelles de la vie; mais quand il faut traiter des sujets qui blessent de partout, l'on est étonné de la douleur que font éprouver ces expressions claires et positives qui ne changent rien à la situation, mais tourmentent l'imagination presque autant qu'une nouvelle peine. Madame d'Artenas me citoit sans cesse ce qu'elle avoit fait pour ramener l'opinion sur sa nièce; elle croyoit m'encourager par l'exemple des services qu'elle lui avoit rendus, comme si cette comparaison pouvoit se soutenir, comme si son premier soin n'auroit pas dû être de l'écarter!
Madame de R. souffroit d'une manière très-aimable, d'un rapprochement qu'elle trouvoit tout-à-fait inconvenable. Chaque fois que madame d'Artenas se servoit d'un terme trop fort, elle l'interrompoit, pour adoucir par des modifications flatteuses ce que sa tante avoit trop prononcé. Je lui ai vu plusieurs fois les larmes aux yeux en me regardant; je savois beaucoup de gré à madame de R. de ses attentions délicates, mais je ne pouvois l'en remercier; toute ma force étoit employée à écouter avec douceur les avis utiles de madame d'Artenas; je rougissois et je pâlissois tour à tour, quand elle me répétoit ce qu'on avoit dit de moi, du ton d'un récit ordinaire. On auroit pu croire qu'elle racontait une histoire arrivée depuis cinquante ans, à des personnes tout-à-fait étrangères à cette histoire. Cependant, comme je ne pouvois douter que le but de tous ses discours ne fut de me rendre service, qu'elle en avoit un sincère désir, et me le témoignoit franchement, je m'imposois, quoi qu'il m'en coûtât, de l'entendre en silence, et de la remercier du moins par un signe de tête, lorsque la parole me manquoit. Je sentois, d'ailleurs, que la hauteur de l'innocence n'auroit paru que de l'exaltation à madame d'Artenas; je retenois les expressions élevées et presque orgueilleuses qui m'auroient satisfaite; et je m'interdisois cette langue sacrée des âmes fières, qu'il ne faut pas prodiguer à qui n'est pas digne de la comprendre.
Le résultat de cette conversation fut qu'il falloit retourner dans le monde; et comme madame de Saint-Albe doit donner dans quelques semaines un grand concert, où la société de Paris sera réunie, madame d'Artenas, qui est sa parente, veut m'y faire inviter et m'y conduire. Elle croit que d'ici là mes amis auront eu le temps de me justifier, et de réparer entièrement le tort que m'a fait M. de Fierville. Il me sera pénible de me présenter ainsi à toute l'armée de l'opinion; mais Léonce le désire, je le ferai. Qui vous auroit dit cependant, ma chère Élise, que cette Delphine dont on envioit la situation, qu'on attendoit dans les nombreuses assemblées (j'ose le dire avec amertume) comme une partie de la fête; qui vous auroit dit que cette même Delphine, sans un tort réel, par une, suite de sentimens bons ou du moins excusables, se verroit réduite à implorer, pour oser reparoître, l'appui d'une femme d'un caractère et d'un esprit si inférieurs; et craindroit comme une puissance ennemie, cette même société, ces mêmes hommes qui sembloient ne pas trouver assez d'expressions pour l'enivrer de leurs éloges!
Ah! quel autre que Léonce pourrait me faire subir le tourment que j'éprouve en courtisant l'opinion? J'en souffre à chaque heure, à chaque minute; et cette résolution, une fois prise, exige mille résolutions de détail qui sont toutes également pénibles. Je sais cependant que si rien de nouveau ne traverse ma vie, je me tirerai de ma situation actuelle, je me replacerai dans la société au rang que j'y occupois, et que Léonce regrette si vivement. Mais pourrai-je jamais oublier que, pour me relever, il a presque fallu supporter des humiliations? mon caractère reprendra-t-il son indépendance naturelle? et retrouverai-je jamais le plaisir et la sécurité que j'éprouvois au milieu du monde, avant qu'il m'eût fait connoître tout à la fois son injustice et son pouvoir?
Combien vous avez mieux fait, ma chère Élise, de vous résigner noblement à la défaveur de la société! Il a pu vous en coûter, mais vos ennemis ne l'ont pas su, et vous n'avez pas fait un pas pour les rappeler. Je me replacerai peut-être extérieurement dans la même situation; mais ce qui me la rendoit agréable, mes propres impressions sont changées. Il me faut du calcul et presque de l'art pour captiver de nouveau les suffrages; ce calcul, cet art, m'ont fait découvrir le secret de tout; les illusions les plus douces se sont dissipées; j'ai analysé l'amitié comme la haine, et, pour reconquérir la société, je suis forcée de l'étudier sous un point de vue qui lui ôte sans retour le charme qu'elle avoit pour moi. Mais, Léonce! à ce nom, les sentimens les plus vrais me raniment! oubliez, ma chère Élise, les plaintes auxquelles je me suis livrée sur ce qu'il exige de moi; il m'en témoigne chaque jour une reconnoissance si tendre, qu'elle doit effacer toutes mes peines.
LETTRE XXIV.
Léonce à Delphine.
Paris, ce 20 octobre.
J'ai enfin, ma Delphine, une nouvelle heureuse à vous annoncer: madame de Mondoville est revenue depuis quelques jours, comme vous le savez; mais ce que vous ignorez, c'est qu'à son arrivée on n'a pas manqué de l'informer des bruits calomnieux qui s'étoient répandus; elle m'en a parlé, et je lui ai dit que ce qu'il y avoit de vrai dans cette histoire, c'étoit une action généreuse de vous, l'asile que vous aviez accordé à M. de Valorbe, au moment où il étoit poursuivi. Je dois à Matilde la justice, qu'il est impossible d'avoir mieux accueilli tout ce que mon indignation me suggéroit sur l'infâme conduite de M. de Fierville et de madame du Marset; et si quelque chose pouvoit me faire une sorte de peine, c'étoit de voir quel point il m'étoit facile de la persuader! J'ai senti dans cette occasion combien une morale, même exagérée, étoit un grand avantage dans les relations intimes de la vie.
Le soir même de la conversation que j'avois eue avec Matilde, elle se trouva dans une société assez nombreuse où je n'étois pas, et, pendant mon absence, on osa vous attaquer assez vivement. Madame de Mondoville, je le sais d'un de mes amis qui s'y trouvoit, vous défendit avec une telle force, une telle hauteur, qu'elle sut en imposer à tout le monde; et sa manière de s'exprimer, et l'autorité de sa réputation, ont produit un tel effet, que mon ami, et quelques autres témoins de cette scène, sont tout-à-fait persuadés qu'elle a été la cause d'un changement décisif en votre faveur.
Je ne puis vous dire, ma Delphine, combien je suis touché de la conduite de madame de Mondoville dans cette circonstance! son bonheur m'est devenu plus cher, plus sacré par cette action, que par tous les liens qui nous unissoient. Elle doit aller chez vous ce soir, je ne veux point m'y trouver en même temps qu'elle; je me priverai donc de vous tout le jour: mais qu'il m'est doux de penser que le danger dont vous me menaciez sans cesse n'existe plus; que toutes les inquiétudes sont à jamais écartées de l'esprit de Matilde; et que rien désormais, ô mon amie! ne peut plus me séparer de toi!
LETTRE XXV.
Delphine à Léonce.
Léonce! Léonce! comment vous dire ce qui vient de m'arriver? Qu'allez-vous penser? quelle peine ressentirez-vous? obtiendrai-je mon pardon? serez-vous capable de me haïr, quand je me désespère d'avoir accompli ce qui peut-être étoit mon devoir, ce que du moins il étoit impossible de ne pas faire dans la circonstance où je me suis trouvée? Votre femme sait mon sentiment pour vous; et par qui l'a-t-elle appris? O ciel! par moi! Le mot affreux est dit; maintenant, écoutez-moi, ne rejetez pas ma lettre avec indignation, suivez dans mon récit les impressions qui m'ont agitée, et; si votre coeur se sépare un instant du mien, s'il éprouve un sentiment qui diffère de ceux qui m'ont émue, alors condamnez-moi.
Madame de Mondoville est venue me voir il y a deux heures; j'étois seule; elle m'a montré beaucoup plus d'intérêt qu'il n'est dans son caractère d'en témoigner; j'évitois, autant qu'il étoit possible, une conversation plus intime, et je l'ai ramenée dix fois sur des sujets généraux; je respirois, lorsqu'elle renonçoit aux expressions directes d'estime et d'amitié: enfin, par une insistance qui ne lui est pas naturelle, et qui tenoit certainement à un vif sentiment de justice, et surtout de bonté, elle rompit tous mes détours, et me dit:—Ma chère cousine, j'ai appris combien on avoit été injuste envers vous; j'en ai éprouvé une véritable colère, et je vous ai défendue avec cette chaleur de conviction qui doit persuader.—Je baissai la tête sans rien dire; elle continua.—Quelle infamie de faire tourner contre vous le service que vous avez rendu à M. de Valorbe! et quelle absurdité en même temps de mêler mon mari dans cette histoire! Vous qui avez fait notre mariage, par votre généreuse conduite relativement à la terre. d'Andelys, vous que ma mère avoit consultée sur cette union, long-temps avant que je connusse M. de Mondoville, n'êtes-vous pas liée à mon sort par ce que vous avez fait pour moi? Votre amitié pour ma mère, quoiqu'elle ait été troublée un moment, a certainement conservé assez de droits sur vous, pour que le bonheur de sa fille vous soit cher.—Sans doute, essayai-je de lui répondre, je souhaite votre bonheur, j'y sacrifierois…—Elle m'interrompit en disant:—Vous n'avez pas besoin de me l'affirmer, ma cousine: si j'ai été froide quelquefois pour vous dans un autre temps, si la différence de nos opinions nous a quelquefois éloignées l'une de l'autre, permettez que je le répare dans ce moment où vous avez des peines; disposez de moi, et je m'applaudirai de l'ascendant que moi et mes amies nous pouvons avoir sur tout ce qui tient à la réputation d'une femme, puisque cet ascendant vous sera utile; j'animerai en votre faveur ce que vous appelez les dévotes, c'est-à-dire, des personnes assez pures et assez heureuses pour que, devant elles, la malignité soit toujours forcée de se taire.—Oh! vous êtes trop bonne, beaucoup trop bonne, m'écriai-je très-attendrie; mais je vous en conjure, ne faites plus rien pour moi, absolument rien, promettez-le moi, je l'exige, je vous en supplie….—Et d'où vient donc cette prière si vive? répondit Matilde; ma chère Delphine, est-ce que vous avez un tel éloignement pour moi, que vous ne me trouviez pas digne de vous servir?—Non, non, interrompis-je; c'est moi qui ne suis pas digne de vous.
—Qui a pu vous inspirer cette cruelle idée, ma chère cousine? répondit-elle; vous n'avez pas les mêmes opinions que moi, j'en suis fâchée pour votre bonheur; mais me croyez-vous donc assez exagérée pour ne pas reconnoître vos rares qualités, et les services que vous m'avez rendus deux fois, avec tant de délicatesse? Suis-je donc incapable d'estimer la parfaite franchise qui ne vous a jamais permis l'ombre de la dissimulation? c'est cette vertu que j'admire en vous, et qui a toujours été le fondement de ma sécurité. J'ai souvent remarqué que Léonce se plaisoit beaucoup à vous voir; une fois même, vous vous en souvenez, j'allai vous chercher à Bellerive avec une sorte d'inquiétude, et peut-être même avois-je le désir de vous éprouver; mais je revins parfaitement convaincue que vous n'aimiez pas Léonce, puisque vous ne vous étiez point trahie quand je vous parlois de mon sentiment pour lui. Hier, quelqu'un, en me racontant l'histoire qu'on a faite sur vous, à l'occasion de M. de Valorbe, eut l'impertinence de me dire que j'étois bien dupe de croire à votre sincérité: j'aurois désiré que vous entendissiez avec quelle force, avec quel dédain je repoussai cette méprisable insinuation! combien je me plus à répéter, que non-seulement la dissimulation, mais le silence même, qui seroit aussi une fausseté, puisqu'il me tromperoit également, étoit loin de votre caractère, dans une circonstance qui exigeoit d'une âme honnête la plus entière vérité. J'aurois souhaité que pour vous justifier à jamais, l'on m'eût demandé de jurer pour vous….—Dans ce moment, Léonce, ma tête se perdit; il me sembla qu'il étoit infâme de recevoir ainsi des éloges si peu mérités, d'abuser de sa candeur. Ses discours étoient une interrogation sacrée, et me taire me parut de la perfidie; enfin, je ne raisonnai pas, mais j'éprouvai cette révolte du sang qui rend une action basse ou perfide tout-à-fait impossible, et je m'écriai:—Matilde, arrêtez! c'en est trop! oui, c'en est trop! Si je l'aimois, devrois-je vous le dire? si je l'aimois sans être coupable, en respectant vos droits, votre bonheur….—Mon trouble disoit encore plus que mes paroles.—Achevez, reprit Matilde avec chaleur, achevez! Delphine, l'aimeriez-vous? dites-le-moi, ne résistez pas au mouvement généreux que vous éprouvez! soyez vraie, soyez-le.—Que vous importe! lui répondis-je, regrettant déjà ce qui m'étoit échappé; si je l'aime, je partirai, je mourrai, laissez-moi.—Dans ce moment madame de Lebensei entra; et, soit que Matilde ne voulût pas rester avec elle, soit qu'elle eût besoin de réfléchir à ce qui s'étoit passé entre nous, elle sortit de ma chambre sans prononcer une parole, et je la laissai partir, confondue moi-même de ce que je venois de dire, ne sachant plus si c'étoit un crime ou une vertu, et n'étant digne, en effet, ni d'approbation ni de blâme; car je n'avois été qu'entraînée, et, n'ayant eu le temps d'aucune réflexion, je ne m'étois décidée à aucun sacrifice.
Que va-t-il arriver maintenant, Léonce? je n'ose vous interroger sur ce que vous aura dit Matilde; je sais mon devoir, mais j'ignore encore comment il se manifestera à moi. Venez me voir, venez; jouissons de ces jours peut-être les derniers; Ah! pourquoi vous cacherois-je que mon coeur se brise, que j'éprouve comme une sorte de repentir… Qu'allons-nous devenir? du moins ne vous irritez pas contre moi, n'épuisons pas nos âmes en reproches et en justifications, souffrons comme un coup du sort les suites d'une action complètement involontaire, et cherchons ensemble s'il peut nous rester encore quelques ressources.
LETTRE XXVI.
Delphine à madame de Lebensei.
Ce 28 octobre.
Vous êtes partie fort inquiète, ma chère Élise, de ma conversation avec madame de Mondoville, et vous avez bien voulu me demander de vous écrire chaque jour ce qui pourroit en arriver; il s'en est déjà écoulé huit sans que j'aie entendu parler de Matilde; mais, loin que ce silence me tranquillise, il redouble mon inquiétude. Depuis ce temps, Léonce ne l'a point vue; elle s'est enfermée chez elle, ou elle est allée à l'église: son mari lui a fait demander plusieurs fois de la voir, elle l'a constamment refusé. Elle est sans doute bien malheureuse à présent, et elle étoit tranquille avant de m'avoir parlé. Oh! que je serois coupable, si, ne sachant avoir que la foiblesse des bons sentimens, et jamais leur force, je n'avois fait que troubler la vie de Matilde par ma franchise, sans avoir le courage nécessaire pour lui rendre le bonheur!
Mademoiselle d'Albémar m'a blâmée assez vivement; Léonce a été généreux envers moi, mais il a surtout affecté de parler de cette circonstance comme peu décisive, et d'affirmer qu'il étoit certain d'en adoucir tous les effets. Je n'ai point combattu cette erreur; je sens approcher la résolution irrévocable, la nécessité toute-puissante, je ne dispute plus sur rien; ah! je parlois quand j'avois un besoin secret d'être convaincue, quand je souhaitois confusément qu'on s'opposât au sacrifice que je croyois vouloir! maintenant je me tairai; tout repose sur moi; devoir, malheur, amour, je dois tout contenir dans mon âme solitaire.
Qu'il sera terrible, le moment de se séparer! il s'offre à moi déjà comme un nuage noir à l'horizon, prêt à s'avancer sur ma tête; ah! que ne puis-je mourir pendant qu'il est loin encore! Bonne Élise, heureuse Élise, adieu.
LETTRE XXVII.
Delphine à madame de Lebensei.
Ce 4 novembre.
Mon sort est décidé! il l'est depuis quatre jours; je n'ai pas eu la force de vous l'écrire. Si votre pressante lettre ne m'étoit pas arrivée ce matin, je ne sais si j'aurois pu prendre sur moi de raconter tant de douleurs. Je le vois encore, mais bientôt je ne le verrai plus; il ne le sait pas, il doit l'ignorer; il me regarde avec une expression déchirante: s'il a des craintes, il ne veut pas les exprimer, il semble qu'il croie m'enchaîner davantage en ne paroissant pas douter; oh! qu'il est touchant! qu'il est aimable! et dans un funeste moment, j'ai promis de le quitter! mes forets suffiront-elles à ce sacrifice?
Mardi dernier, Léonce m'avoit dit qu'il étoit obligé de s'absenter le lendemain de Paris pour une affaire indispensable: je ne sais pourquoi l'idée ne me vint pas, que madame de Mondoville choisiroit ce jour pour me voir; mais quand on l'annonça, je fus saisie d'une surprise égale à ma douleur. J'étois avec ma belle-soeur: Matilde, en entrant, m'annonça solennellement qu'elle désiroit être seule avec moi, et qu'elle me prioit de faire fermer ma porte.
Quand nous fûmes seules, elle me dit avec un ton triste, mais ferme, qu'il ne lui étoit plus permis de douter de l'amour qui existoit entre Léonce et moi; qu'elle s'étoit retracée plusieurs circonstances qui ne l'avoient pas frappée, lorsqu'elle expliquoit tout par l'amitié, mais qui ne prouvoient que trop clairement ce que mon trouble, dans notre dernière conversation, avoit commencé à lui révéler.—Une autre, ajouta-t-elle, dans une pareille situation, seroit votre ennemie; les obligations que je vous ai, votre mouvement de franchise auquel je dois mon premier avertissement, les sentimens chrétiens qui me font désirer de vous ramener à la vertu, ne me le permettent pas; je viens donc vous demander pour votre salut autant que pour mon bonheur, de quitter Paris, de ne pas permettre que Léonce vous suive, et de ne point semer la discorde entre nous deux, en lui disant que c'est moi qui vous ai priée de vous éloigner de lui.—Cette proposition dure et brusque, quoique d'accord avec mes réflexions, me révolta, je l'avoue; et je répondis assez froidement, que je ne voulois m'engager à rien avec personne qu'avec moi-même.
—Vous me refusez! me dit Matilde, avec une expression, avec un accent d'une amertume et d'une âpreté remarquables; vous me refusez! répéta-t-elle encore avec des lèvres tremblantes: eh bien! sachez donc que je porte dans mon sein l'enfant de Léonce, et que la douleur que vous me causez vous rendra responsable de sa vie et de la mienne.—A ces mots, jugez de ce que j'éprouvai! j'ignorois son état, j'ignorois ses nouveaux droits. Des sanglots s'échappèrent de mon sein, ils adoucirent un peu Matilde.—Revenez à vos devoirs, à votre Dieu, me dit-elle, pauvre égarée; ne me condamnez pas à vous maudire: qui, moi! je donnerois le jour à un enfant que son père haïroit peut-être, parce que je suis sa mère! Le temps qui affoiblit les sentimens criminels, ramène aux affections légitimes; mais si Léonce vous voit chaque jour, il s'éloignera davantage encore de moi, et formera sans cesse avec vous de nouveaux liens, qui lui rendront odieux tout ce qu'il doit aimer.
—Oubliez-vous, lui dis-je, Matilde, que notre attachement l'un pour l'autre n'a jamais été coupable?—Vous n'appelez coupable, reprit-elle, que le dernier tort qui vous eût avilie vous-même; mais quel nom donnez-vous à m'avoir ravi la tendresse de mon mari? à moi malheureuse, qui n'ai sur cette terre d'autres jouissances, que son affection, mon bien, mon droit légitime; son affection, qu'il m'a jurée au pied des autels! que ferai-je pour la regagner, quand vous l'avez enlacé des séductions que le ciel ne m'a point accordées, mais qui ne serviront qu'à votre malheur et à celui des autres! Quoi! depuis un an vous voyez Léonce tous les jours, et vous prétendez n'être pas coupable! Quels efforts avez-vous faits pour vaincre un sentiment criminel? vous êtes-vous séparée de mon époux? vous a-t-il en vain poursuivie? vos malheurs m'ont-ils appris votre amour? Non! c'est le plus simplement, le plus facilement du monde que vous passez votre vie avec un homme marié, pour qui vous avez une affection condamnable! Quelle innocence, juste ciel! et surtout quel soin, quel respect pour ma destinée! Vous aimiez ma mère, et vous ne craignez pas de désespérer sa fille! Reprenez les funestes dons avec lesquels vous m'avez mariée; je veux vous les rendre, je veux acquitter en même temps les dettes de ma mère envers vous; alors je quitterai la maison de Léonce, pauvre, isolée, trahie par mon époux, par celui que j'aimois peut-être plus que Dieu ne nous a permis d'aimer sa créature; mais en m'éloignant, je vous laisserai à l'un et à l'autre des remords plus cruels encore que tous mes maux.—
Élise, Matilde auroit pu me parler longtemps sans que je l'interrompisse; je gardois le silence, parce que j'étois décidée; si j'avois hésité, ce qu'elle me disoit m'auroit déchiré le coeur. Mais qui pouvois-je plaindre, quand je me condamnois à quitter Léonce? qui, sur un brasier ardent, m'eût paru plus digne que moi de pitié? L'expression morne et contrainte des regards de Matilde m'avertit cependant de son incertitude, et je lui dis que j'étois résolue à tout ce qu'elle exigeroit de moi. Alors cette femme, oubliant et son ressentiment et sa roideur naturelle, me parla de sa reconnoissance pour ma promesse, de son amour pour son mari, avec un accent tout nouveau que Léonce pouvoit seul lui inspirer. Ah! pensai-je au fond de mon coeur, celle qui lui ressemble si peu, celle qu'il n'a jamais aimée, ressent néanmoins pour lui une passion si vive! et moi qui l'entends si bien, et moi qu'il chérit, et moi que son image seule occupe, je dois le quitter! j'ai juré à madame de Vernon, au lit de mort, de protéger le bonheur de sa fille; j'avois promis à Dieu, à ma conscience, de ne point faire souffrir un être innocent; je ne serai point parjure à ces voeux, les premiers que mon coeur ait prononcés; mais la crainte de la mort ne fait pas éprouver à celui qui s'approche de l'échafaud, une douleur plus grande que celle que je ressens en renonçant à Léonce.
Je me taisois, plongée dans ces amères réflexions.—Ce n'est pas tout encore, ajouta Matilde, vous ne feriez rien pour mon bonheur, si Léonce pouvoit croire que c'est à ma prière que vous vous séparez de lui; il me haïroit en l'apprenant; si vous ne pouvez le lui cacher, restez plutôt; restez pour obtenir de lui qu'il soigne mon enfant, si je vis jusqu'à sa naissance, et qu'il donne après moi des larmes à mon souvenir. Il doit ignorer que je vous ai vue; je tâcherai de reprendre avec lui ma manière accoutumée. Delphine, si un seul mot vous trahit, votre promesse est vaine, ne l'exécutez pas.—Matilde, lui dis-je, votre secret sera gardé.—Si votre départ, reprit-elle, étoit prompt, Léonce soupçonneroit qu'il existe un rapport entre la conduite bizarre que je tiens depuis quelques jours, et votre résolution. Laissez-moi le temps de lui montrer de nouveau du calme, afin qu'il puisse supposer que mes inquiétudes se sont dissipées d'elles-mêmes; vous chercherez ensuite quelques prétextes raisonnables pour votre éloignement.—Matilde, lui dis-je alors, je vous remercie de m'estimer assez pour me croire capable de tant d'efforts; ils seront tous accomplis, je vous en donne ma parole. Je ferai plus encore; dans quelque lieu de la terre que j'allasse, Léonce me suivroit, j'en suis sûre; eh bien! je disparaîtrai du monde. Je ne sais ce que je deviendrai; mais ce n'est point un voyage, une absence ordinaire qui peut briser des sentimens tels que les miens; au reste, mon sort ne vous importe pas; ainsi donc, laissez-moi; j'aurois besoin d'être seule, adieu.—Matilde m'obéit sans rien dire, j'avois repris sur elle une sorte d'autorité; je la méritois, car dans cet instant, sans doute, mon âme, par son sacrifice, étoit devenue supérieure à la sienne.
Je viens de vous confier, Élise, le secret le plus important de ma vie; si Léonce le découvroit, il ne pardonneroit point à Matilde la douleur que notre séparation lui causera, et je paroîtrois alors bien digne de mépris: j'aurois l'air de ne me montrer généreuse que pour être plus habilement perfide; jamais donc, après ma mort même, tant que Matilde existera, vous ne vous permettrez un mot sur ce sujet.
Maintenant, il faut exécuter ce que j'ai promis, il faut tromper Léonce; car s'il devinoit mon dessein, si je voyois encore ses regrets, si j'entendois ses plaintes!…. Allons, il ne saura rien. J'ai quelque temps encore: Matilde elle-même l'exige; si ma tête se conserve pendant les jours qui me restent, je ferai ce que je dois; mais ne vous étonnez pas si, jusqu'à ce moment où mon sort me condamne à rompre avec la nature entière, je suis, même avec vous, toujours silencieuse et presque froide. Ne me parlez point de mon projet, laissez-moi lutter seule avec moi-même, rassembler en moi toutes mes forces; un mot raisonnable ou sensible pourroit me bouleverser, si je n'y étois pas préparée.
Traitez-moi comme les mourans: leurs amis savent qu'ils vont périr, ils le savent eux-mêmes, mais ils évitent, mais on évite aussi autour d'eux de leur rien dire qui le rappelle; les mêmes ménagemens au moins me sont nécessaires…. Élise, je vous les demande.
LETTRE XXVIII.
Delphine à madame de Lebensei.
Paris, ce 10 novembre.
Ma belle-soeur vous prie, ma chère Élise, de venir la voir demain; je me suis servie de divers prétextes pour la décider à partir, elle retourne à Montpellier dans deux jours; je lui ai caché mon véritable dessein, elle s'y seroit opposée, elle auroit voulu m'emmener avec elle; ce n'est pas ainsi que je veux me séparer de Léonce, ce n'est pas un autre genre de vie que je vais adopter, c'est je ne sais quelle mort que je voudrois embrasser; je ne connois encore que confusément mon avenir, mais quel qu'il soit, il sera sombre, et je n'y associerai personne.
Ma belle-soeur déteste tellement Paris, que dès qu'elle a pu croire qu'elle ne m'y étoit plus nécessaire, elle a été très-impatiente de le quitter; l'annonce de son départ a produit sur Léonce un effet dont je devrois m'applaudir, et qui me perce le coeur; il est convaincu maintenant que je suis décidée à rester, puisque je laisse ma soeur s'en retourner seule. Matilde est redevenue la même avec Léonce; il me le dit souvent, et me croit entièrement rassurée à cet égard; enfin tout se calme autour de moi, et je porte seule le désespoir au fond de mon âme.
Hier même, hier, madame d'Artenas est venue me rappeler l'engagement que j'avois pris d'aller au grand concert de madame de Saint-Albe, qui doit se donner la semaine prochaine; j'avois entièrement oublié depuis quinze jours tout ce qui a rapport à l'opinion du monde; une douleur réelle avoit fait disparoître toutes les peines de l'imagination, et je les estimois ce qu'elles valent. Madame d'Artenas me répéta ce que je sais d'ailleurs avec certitude, c'est que l'autorité de madame de Mondoville; l'influence de mes amis et de ceux de Léonce, enfin l'effet naturel de la vérité, ont effacé dans l'opinion les injustices dont j'ai souffert; je la retrouve, la faveur de ce monde, au moment où je le quitte; il revient à moi, quand le plus profond des malheurs me rend insensible à ce retour que j'avois tant désiré.
J'ai refusé ce concert, malgré les vives instances de madame d'Artenas; elle a fini par me dire qu'elle en appelleroit à Léonce de ma décision; puisse-t-il ne pas exiger de moi d'y aller! il ne sait pas quel sentiment de désespoir il me condamneroit à porter au milieu d'une fête!
LETTRE XXIX.
Delphine à Mademoiselle d'Albémar.
Paris, ce 16 novembre.
Mon amie, comme le malheur s'appesantit sur moi! ah! ne regrettez pas de m'avoir quittée, rien ne peut me sauver. Je ne sais si je l'ai mérité; mais les plus grands criminels n'ont pas éprouvé comme moi l'acharnement de la fatalité. Ne me demandez pas de vous rejoindre, il faut que je vive seule, pour écarter de vous une destinée chaque jour plus malheureuse.
Vous savez que, deux jours avant votre départ, je me refusai aux sollicitations de madame d'Artenas pour aller chez madame de Saint-Albe; la veille même de ce malheureux concert, Léonce m'avoua qu'il désiroit extrêmement que j'y allasse. Il savoit, ce qui étoit vrai alors, que j'étois beaucoup mieux dans l'opinion; il vouloit, je crois, jouir du triomphe qu'il s'attendoit, hélas! que je remporterois sur mes ennemis. Madame de Lebensei, qui redoute tant le monde pour elle-même, insista fortement pour que je cédasse à la demande de Léonce; je me troublai deux ou trois fois en résistant à leurs prières, je craignois de trahir devant Léonce les sentimens de douleur qui me rendoient une fête odieuse. Enfin, une idée que l'amour m'inspiroit s'empara de moi; je souhaitai, prête à me séparer de Léonce pour jamais, d'effacer entièrement toute impression qui pourroit m'être défavorable, dans la société dont il prise les suffrages, et au milieu de laquelle il doit vivre. Je souhaitai de me montrer encore une fois à lui, reconquérant cette existence qu'il avoit regrettée pour moi, et je voulus lui laisser mon souvenir aussi aimable et aussi séduisant qu'il pouvoit l'être; cette foiblesse de coeur m'entraîna: si ce sentiment étoit blâmable, il est impossible d'en avoir reçu une punition plus amère.
Je promis d'aller chez madame de Saint-Albe. Le jour même de l'assemblée, à l'heure où j'attendois madame d'Artenas qui devoit venir me prendre, je reçois un billet d'elle, qui m'apprend qu'elle s'est foulé le pied en montant dans sa voiture, et qu'elle ne peut sortir; ses regrets étoient exprimés avec affection; elle me sollicitoit de ne pas renoncer au projet que j'avois formé d'aller chez madame de Saint-Albe, et m'assuroit qu'on m'y attendoit avec empressement et bienveillance; en effet, telle étoit la disposition de la veille: j'hésitai encore quelques instans; mais réfléchissant que Léonce étoit déjà parti, qu'il comptoit sur moi, je ne pus me résoudre à tromper son désir, et mon mauvais sort fit que je me décidai à suivre mon premier dessein.
Comme il étoit déjà tard, tout le monde étoit rassemblé chez madame de Saint-Albe. Au moment où j'entrai dans la chambre, j'entendis autour de moi une espèce de murmure; je ne vis pas Léonce, qui étoit alors dans une pièce plus reculée. La maîtresse de la maison, la plus impitoyable femme du monde, quand elle croit que sa considération peut gagner à se montrer ainsi, fut long-temps sans s'avancer vers moi; enfin, elle se leva et m'offrit une chaise, avec une froideur qu'elle désiroit surtout faire remarquer; les deux femmes à côté de qui j'étois assise parlèrent bas chacune à leurs voisins; aucun homme ne s'approcha de moi, et toute l'assemblée sembloit enchaînée par ce silence désapprobateur, mystérieux et glacé, que la conscience même ni la raison ne peuvent braver en public. Je conçus d'abord, tant ma tête étoit troublée, le plus injuste soupçon contre madame d'Artenas; mille idées se succédoient dans mon esprit, et n'osant ni interroger personne, ni faire un mouvement pour me lever, pendant que tous les yeux étoient fixés sur moi, immobile à ma place, je sentois une sueur froide tomber de mon front.
Madame de R. m'aperçut, se leva promptement, me prit par la main, et me conduisit dans l'embrasure de la fenêtre; je me crus sauvée, puisqu'un être vivant me parloit.—Il est arrivé cet après-midi même, me dit-elle, des lettres du régiment de M. de Valorbe, qui contiennent la nouvelle que des officiers de son corps, ayant appris qu'il avoit reçu de M. de Mondoville une insulte très-grave sans la venger, ont déclaré qu'ils ne serviroient plus avec lui; il s'est battu avec deux d'entre eux, il a blessé le premier, il a été blessé par le second; mais l'on croit que, malgré cette courageuse conduite, il sera obligé de quitter son régiment, et peut-être la France. Cet événement a produit un effet terrible contre vous, il a tout renouvelé, comme si l'on pouvoit vous accuser le moins du monde du triste sort de M. de Valorbe; on m'a tout raconté en arrivant ici, et j'allois envoyer chez vous pour vous conjurer de ne pas venir, lorsque malheureusement vous êtes entrée.
Mon premier mouvement fut de m'informer de ce que savoit Léonce.—Dans ce moment, me dit madame de R., une de ses parentes l'instruit, dans la chambre à côté, de cette cruelle aventure. Au nom du ciel, remettez-vous à votre place, restez-y une heure, si vous le pouvez, et partez après naturellement.—Pendant qu'elle me parloit, M. de Montalte, cousin de M. de Valorbe, qui est venu quelquefois me voir avec lui, passa devant moi, me regarda avec affectation et ne me salua point; il repassa deux minutes après, et, entendant madame de R. nommer M. de Valorbe, il s'avança près de nous deux, et, s'adressant à madame de R., il dit assez haut pour que plusieurs personnes l'entendissent:—Madame d'Albémar a jugé à propos de déshonorer mon cousin pour plaire à M. de Mondoville; mais si elle a disposé d'un fou à qui elle a tourné la tête, il lui sera plus difficile d'imposer silence à ses parens.—Je sentis à ce discours un mouvement de hauteur, une inspiration de fierté qui me rendit mes forces, et j'allois prononcer des paroles qui, pour un moment du moins, auroient fait triompher la vérité, lorsque je vis Léonce rentrer dans la chambre où j'étois; je sentis à l'instant les conséquences d'un mot qui lui auroit appris que M. de Montalte m'avoit offensée, et je me tus subitement.
Je cherchai des regards la place que j'avois occupée en arrivant, elle étoit prise; je fis le tour de la chambre, dans une espèce d'agitation qui me faisait craindre à chaque instant de tomber sans connoissance: aucune femme ne m'offrit une chaise à côté d'elle, aucun homme ne se leva pour me donner la sienne. Je commençois à voir les objets doubles, tant mon agitation augmentoit, à chaque pas inutile que je faisais; je me sentois regardée de toute part, quoique je n'osasse lever les yeux sur personne; à mesure que j'avançois, on reculait devant moi; les hommes et les femmes se retiroient pour me laisser passer, et je me trouvai seule au milieu du cercle, non telle qu'une reine respectueusement entourée, mais comme un proscrit dont l'approche seroit funeste. J'aperçus, dans mon désespoir, que la porte du salon étoit ouverte, et qu'il n'y avoit personne près de cette porte; cette issue, qui s'offroit à moi, me parut un secours inespéré; et, dans un égarement qui tenoit de la folie, je sortis de la chambre, je descendis l'escalier, je traversai la cour, et je me trouvai au milieu de la place Louis XV, sur laquelle demeuroit madame de Saint-Albe; seule, à pied, par le vent et la pluie, dans la parure d'une fête, sans avoir un instant réfléchi au mouvement qui m'entraînoit, je fuyois devant la malveillance et la haine, comme devant des pointes de fer qui me repoussoient toujours plus loin.
A peine étois-je restée deux minutes sur la place, à chercher autour de moi ce que j'avois fait et ce que j'allois devenir, que Léonce m'atteignit; son émotion étoit sombre et terrible; il me prit le bras, le serra contre son coeur, et marcha avec moi sans que nous sussions, je crois, ni l'un ni l'autre, quel dessein nous faisoit avancer. Nous étions déjà sur le pont de Louis XVI, lorsque le saisissement du froid me força de m'arrêter, et je m'appuyai sur le parapet, incapable de faire un pas de plus; Léonce passa une de ses mains autour de moi:—Chère et noble infortunée, me dit-il, de quelle barbarie ils ont usé envers toi! veux-tu les fuir avec moi, ces cruels, dans le sein de la mort! dis un mot, et nous nous précipiterons ensemble dans ces flots, plus secourables que les êtres que nous venons de voir. Pourquoi lutter plus long-temps contre la vie? n'est-il pas certain que nous n'aurons plus que des douleurs! ce ciel qui nous regarde, nous a marqués pour ses victimes, sauvons-nous des hommes et de lui.
—Alors il me souleva dans ses bras, je crus sa résolution prise, je penchai ma tête sur son sein, et je vous le jure, Louise, je n'éprouvai rien qui ne fût doux; tout à coup cependant il me remit à terre, et, reculant quelques pas, il dit, comme se parlant à lui-même:—Non, l'innocence ne doit pas périr, c'est à ses vils accusateurs que la mort est réservée. Delphine, tu seras vengée, tu le seras.—
Comme il disoit ces mots, mes gens qui me cherchoient de tous les côtés, me découvrirent, et m'amenèrent ma voiture.—Au nom du-ciel, dis-je à Léonce, ne pensez point à la vengeance; voulez-vous achever ma ruine, le voulez-vous?—Non! me dit-il, ne craignez rien; ce ne sera point ce soir ni demain, je le jure; je saisirai une fois peut-être… dans quelque temps… un prétexte éloigné… sans nul rapport avec vous; mais s'ils périssent; ils sauront cependant que c'est pour vous avoir outragée. Je vous en conjure, ajouta-t-il, soyez tranquille; pensez-vous que dans un tel moment je voulusse vous compromettre encore! ce que je désire, ce qui est nécessaire, n'arrivera peut-être pas de long-temps, remontez dans votre voiture, de grâce….—Il voulut me suivre, je le refusai.
Je ne l'ai pas revu depuis, et je veux, pendant quelques jours encore, me refuser à le recevoir; j'ai besoin de m'examiner seule; je veux savoir si je me sens réellement humiliée. Affreux doute! l'aurois-je cru possible! l'injustice de l'opinion, je l'avoue, peut faire un mal cruel; il faut quitter le monde pour jamais. Valorbe, le malheureux Valorbe, me poursuivra-t-il? Il ignorera, j'espère, ce que je serai devenue. Que pourrois-je pour lui, quand même je n'aimerois pas Léonce? Suis-je restée ce que j'étois? puis-je secourir personne? Les méchans ont enfin mortellement blessé mon âme. Ah! pourquoi Léonce n'a-t-il pas suivi son premier mouvement! Mais avois-je besoin de son secours pour me précipiter dans l'abîme? lui-même ne sentoit-il pas que c'étoit mon seul asile? Louise, n'est-il donc pas encore temps?
LETTRE XXX.
Madame de R. à madame d'Albémar.
Paris, ce 17 novembre.
Permettez à une personne qui vous doit la plus, profonde reconnoissance, dont vous avez changé la vie, et qui date du jour où vous l'avez secourue, le peu de bien qu'elle a pu faire, permettez-lui, madame, d'essayer de vous consoler, quelque supérieure que vous lui soyez. Ce que je vais vous dire me coûtera sans doute; mais, si l'effort que je fais m'est pénible, il me sera doux de penser qu'il m'acquitte un peu envers vous. Puis-je d'ailleurs être humiliée, si je vous soulage! Ah! de ma triste vie, ce sera l'action la plus honorable.
Vous avez éprouvé avant-hier une scène très-cruelle; il y a dix-huit mois que votre bonté généreuse me sauva d'un éclat, semblable en apparence, mais dont la douleur ne peut être la même; car ce que je souffrois, à quelques égards, étoit mérité, et ce que l'on mérite doit durer toujours.
En réfléchissant sur ce qui vous est arrivé chez madame de Saint-Albe, je me suis rappelé qu'une fois ma tante, très-maladroitement, vous avoit fait souffrir, en comparant votre situation à la mienne; j'ai donc pensé que si, sans aucun ménagement pour moi-même, je vous en faisois sentir l'extrême différence, vous y trouveriez peut-être quelques motifs de consolation. Votre âme est si noble, que j'ai été bien sûre que le mouvement qui m'excitoit à vous écrire, effaceroit à vos yeux ce qu'il faut malheureusement que je rappelle, en vous parlant de moi.
L'envie est parvenue momentanément à vous faire assez de tort: à force d'art, on a perfidement interprété vos actions les plus généreuses; et tous ces êtres, incapables de se dévouer pendant un jour à leurs amis, ont été bien aises de faire tourner à mal les qualités qu'ils ne possédoient pas, espérant ainsi les discréditer dans le monde: mais, dans toutes les accusations qu'on a essayées contre vous, qu'y a-t-il de vrai que vos vertus, votre délicatesse, la pureté de votre âme et de vos sentimens? Soyez donc sûre que dans peu votre réputation sera justifiée. Les livres nous entretiennent souvent des succès de la calomnie; moi, qui ai tant à redouter les reproches que je puis mériter, je crains peu, je l'avoue, l'ascendant du mensonge, du moins à la longue. Si la bonté n'émoussoit pas les armes de votre esprit, tandis que la méchanceté aiguise celles des autres, rien ne vous seroit plus facile que de faire connoître votre innocence; vous semblez née pour convaincre; tous les moyens de persuasion vous sont donnés, et vous n'employeriez aucun de ces moyens, qu'en peu d'années, peut-être même en peu de mois, les faits se développeroient d'eux-mêmes, par cette multitude de rapports naturels qui révèlent la vérité, malgré tous les obstacles que l'on peut y opposer.
Il faut agir, et agir sans cesse, pour établir ce qui est faux, tandis que l'inaction et le temps découvrent toujours ce qui est vrai: ce temps est votre appui le plus sûr; mais loin de m'être favorable, il confirme chaque jour davantage le blâme, que désarmoit un peu l'intérêt inspiré par ma première jeunesse. J'approche de trente ans, de cette époque où la considération commence à devenir nécessaire, et je la vois reculer devant moi; souvent, avec le coeur le plus affligé, je tâche d'être aimable, parce que je sens qu'on a le droit de m'y condamner, puisque la plupart des femmes qui me voient s'en excusent sur quelques agrémens de mon esprit. Il ne m'est permis en société d'être ni triste, ni malade.
Les femmes ne sont pas encore ce que je crains le plus, elles n'ont point de véritable irritation contre une personne qui ne leur fait point ombrage; les prudes même ne déploient toute leur sévérité que contre les femmes décidément supérieures; mais les hommes! si vous saviez quel mal ils me font, sans réflexion, sans méchanceté même! quelle légèreté dans les discours qu'ils me tiennent! combien il est difficile de leur apprendre que j'ai changé de vie, et que je n'aspire plus qu'aux égards dont je me riois autrefois!
On vous calomnie quand vous n'y êtes pas, et vous en imposez presque toujours quand on vous voit. Moi, l'on ne se donne pas la peine de me dénigrer en mon absence; mais le ton avec lequel on m'adresse la parole, chaque circonstance, chaque forme de la société, me prouvent, non l'intention de me blesser, je le préférerois, mais le sentiment involontaire, qui se témoigne à l'insu même de ceux qui l'éprouvent. Si un homme, si une femme se permettoit de vous dire un mot offensant, vous pourriez, quand vous le voudriez, l'accabler de votre mépris, et moi, je n'ai pas le droit de mépriser; je suis obligée de ménager tout le monde; je ne ferois point de tort à celui dont je me plaindrais; je ne puis risquer de me brouiller avec personne; ainsi, dans un rang élevé, avec une fortune considérable, je me vois obligée de jouer le rôle d'une complaisante, je crains d'exciter la moindre malveillance, et de rappeler aux autres que mon existence dans le monde est précaire, et qu'il ne tiendroit qu'à un ennemi de me l'ôter de nouveau.
Pourquoi, pourroit-on me dire, ne vivez-vous pas dans la retraite? Ah! madame, croyez-vous qu'après dix ans d'une vie comme la mienne, je puisse supporter la solitude? heureusement encore je suis restée bonne, mais ma sensibilité naturelle n'existe presque plus; je n'ai rien en moi qui renouvelle mes pensées, et seule, je suis poursuivie par des souvenirs tristes, contre lesquels je n'ai ni armes ni ressources. Parmi ceux que j'ai cru aimer, il en est que je regrette, mais sans compter sur leur estime, ni pouvoir m'intéresser à moi-même. Je sais bien que je vaux mieux que ma conduite, mais elle ne m'a pas laissé assez d'énergie dans le caractère, pour me changer entièrement; j'ai cessé d'avoir des torts, mais je ne retrouverai jamais le bonheur qu'ils m'ont fait perdre.
Séparée depuis long-temps de mon mari, je n'ai point d'enfans, je suis privée du seul bien qui donne aux femmes un avenir, après trente ans; je crains l'ennui, je crains la réflexion, et je cours de distractions en distractions, pour échapper à la vie. Mais vous, noble Delphine, mais vous, votre âme vous appartient encore tout entière; vos affections sont ou vertueuses, ou tout au moins délicates; un esprit étendu vous offre dans la réflexion un intérêt toujours nouveau; vous avez des envieux et des calomniateurs, mais il n'en est pas un qui pense réellement ce qu'il dit; pas un qui ne se sentît confondu, si vous daigniez lui répondre; pas un qui ne vous désirât pour femme ou pour amie, quoiqu'il vous attaque sous ces noms sacrés; pas un enfin qui, s'il étoit malheureux ou proscrit, n'enviât le sort de ceux que vous aimez, et peut-être même ne s'adressât à vous qu'il auroit offensée, à vous, mille fois plutôt qu'à ses meilleurs amis.
Courage donc, madame, courage! la conscience du passé, la certitude de l'avenir, n'est-ce donc pas assez pour traverser ce temps d'orage! ne donnez pas à l'envie et à la méchanceté, le spectacle qui leur est le plus agréable, celui d'une âme élevée, abattue sous leurs coups; redoublez plutôt leur fureur jalouse, en leur montrant que vous êtes calme, et que vous savez être heureuse. Dieu! si quelque puissance sur la terre pouvoit m'accorder tout à coup vos souvenirs et vos espérances, si j'en pouvois jouir un an, je donnerois pour cette année tout le temps qui me reste à vivre. Ah! madame, ah! Delphine, qui n'a pas été coupable, croyez-moi, n'a point souffert!
Je ne pourrois relire cette lettre sans éprouver un embarras difficile à supporter; je me confie donc sans nouvelles réflexions au sentiment qui l'a dictée, et je vous l'envoie sans me laisser un moment de plus pour hésiter.
LETTRE XXXI.
Delphine à madame de R.
Quand on est capable d'écrire la lettre que je viens de recevoir, il est impossible que les sentimens les plus vertueux et les plus purs ne finissent pas par triompher de toutes les foiblesses. Un mouvement si généreux m'a fait du bien, et j'ai retrouvé le plaisir d'estimer, que l'amertume et la défiance m'avoient fait perdre; ce soulagement est tout ce que ma situation peut permettre.
Je n'ai plus rien à démêler avec le monde, mais je n'oublierai jamais le sentiment plein de délicatesse qui vous a portée, madame, à vouloir me consoler, aux dépens des considérations personnelles qui auroient arrêté toute autre femme.
LETTRE XXXII.
Léonce à Delphine.
Depuis quatre jours, vous vous êtes inflexiblement refusée à me voir. On m'a dit à Paris que vous étiez à Bellerive, à Bellerive que vous étiez à Paris; on a trompé votre ami à votre porte comme un étranger: Delphine, jamais vous n'avez été plus injuste, car jamais ma passion pour vous n'a exercé sur moi plus d'empire! je crois qu'elle a changé jusqu'à mon caractère; daignez m'entendre, vous jugerez mieux que moi-même de ce coeur, qui, se confiant tout entier à vous, attend votre approbation pour s'estimer encore.
Sans doute, le jour de cette affreuse scène, quand je vous retrouvai presque égarée, la douleur de ce qui venoit de se passer, la rage d'être condamné à attendre un prétexte pour vous venger, me jetèrent dans le délire du désespoir. Je ne sais ce qui m'échappa dans ce moment; mais ce que je puis attester, c'est que, revenu à moi-même, j'éprouvai, ce que jamais encore je n'avois ressenti, un mépris profond pour l'opinion des hommes. Je me demandai comment j'avois pu attacher tant d'importance aux jugemens les plus injustes, à ceux qui osent attaquer avec indignité la créature la plus parfaite! et je m'attendris douloureusement sur vous, ma Delphine, sur votre destinée qui, sans mes torts et sans mon amour, eut été la plus brillante, la plus heureuse de toutes.
En me livrant, mon amie, à ces pensées tristes, mais sensibles, à ces pensées qui adoucissoient entièrement mon caractère, puisqu'elles m'apprenoient à dédaigner ce qui m'avoit si cruellement irrité, j'ouvris un livre anglois que vous m'avez donné, et les premiers vers qui frappèrent mes regards, comme par un hasard secourable, furent un portrait de femme qui semble être le vôtre, et que je me plais à vous transcrire.
Made to engage all hearts, and charm all eyes;
Though meek, magnanimous; though witty, wise;
Polite, as all her life in courts had been;
Yet good, as she the world had never seen;
The noble fire of an exalted mind,
With gentle female tenderness combin'd;
Her speech was the melodious Voice of Love,
Her song, the warbling of the vernal grove;
Her eloquence was sweeter than her song,
Soft as her heart, and as her reason strong;
Her form each beauty of her mind express'd,
Her mind was Virtue by the Graces dress'd.
[Faite pour attirer tous les coeurs et charmer tous les yeux, à la fois douce et magnanime, spirituelle et raisonnable, polie, comme si elle avoit passé toute sa vie dans les cours, et bonne, comme si elle n'avoit jamais vu le monde. Le noble feu d'une âme exaltée étoit tempéré dans son caractère par la douce tendresse d'une femme; quand elle parloit, on croyoit entendre la voix mélodieuse de l'Amour; quand elle chantoit, l'oiseau qui, dans le printemps, habite les bosquets de fleurs. Son éloquence étoit plus douce encore que ses chants, sensible comme son coeur, et forte comme sa pensée; sa figure exprimoit toutes les beautés de son âme; son âme offroit la réunion de toutes les vertus et de tous les charmes.]
Voilà, Delphine, voilà ce que vous êtes; jamais aucune femme avant vous n'a mérité ce portrait! mais l'imagination enflammée de Littleton le prêtoit à l'objet de son culte. Et cependant, combien encore je pourrois ajouter à ce tableau, qui semble renfermer tout ce qu'il y a de plus aimable!
Peindrai-je le caractère vrai, confiant et pur, cette âme si facilement attendrie par le malheur des foibles, et si fière contre la prospérité des orgueilleux! Comment surtout, comment exprimer le charme indéfinissable que vous répandez autour de vous? ce soin continuel de plaire, cette flexibilité dans tous les détails de la vie, qui vous fait céder, sans y songer, à chacun des arrangement qui conviennent le mieux à vos amis! Le bonheur se respire autour de vous, comme s'il étoit dans l'air qui vous environne, comme si votre voix, vos goûts, vos talens, votre parure elle-même, tout ce qui est vous enfin, répandoit des sensations agréables. L'on est si bien auprès de vous, si naturellement bien, que je croyois souvent qu'il m'étoit arrivé quelque événement heureux dont j'éprouvois une satisfaction intérieure; et ce n'étoit qu'en vous quittant que je m'apercevois que vos paroles aimables, vos regards si doux, votre grâce inépuisable, charmoient ma vie, quelquefois à mon insu, comme la Providence se cache pour nous laisser penser que notre bonheur vient de nous. Être angélique! femme enchanteresse! c'est vous qui vous êtes l'objet de la malveillance publique, et je pourrois continuer à y attacher quelque prix! Non, si je vous ai fait souffrir en pensant ainsi, considérez la scène du concert comme une circonstance heureuse; elle a, je m'en crois sûr, elle a beaucoup changé mon caractère. Je ne vous dirai point cependant ce qui me revient de mille côtés différens; je ne vous dirai point que tous les hommes, toutes les femmes distinguées, s'indignent de ce qui s'est passé chez madame de Saint-Albe; qu'on en accuse son arrogance et sa sottise; que chacun affirme déjà que c'est par embarras qu'on ne vous a pas parlé, que si vous étiez restée, tout auroit changé; je n'écoute plus ces vaines excuses; le monde reviendra sans doute à vos pieds, je n'en doute pas, mais je ne l'en mépriserai pas moins.
Ma Delphine, vivons l'un pour l'autre, oublions le reste de l'univers! mais ne me refuse pas de te voir, ne m'en crois pas indigne; je me sens ferme à présent contre l'injustice de l'opinion, contre ce malheur que mon âme n'avoit pas la force de soutenir. Mon amie, ce jour qui a été peut-être le plus malheureux de notre vie renouvellera notre destinée; les méchans qui ont voulu nous perdre, en révoltant mon caractère, l'ont affranchi du joug qu'il avoit trop long-temps porté; ils ont assuré notre bonheur.
LETTRE XXXIII.
Delphine à madame de Lebensei.
Paris, ce 26 novembre.
Je suis mieux que je n'étois la dernière fois que vous êtes venue ici, ma chère Élise. Léonce m'a écrit la plus aimable lettre; je l'ai revu plusieurs fois depuis, et jamais je n'ai trouvé plus d'amour et de sensibilité dans son entretien. Quelquefois il lui échappe encore des mots qui me font croire à des projets de vengeance; mais il les dément quand il voit l'effroi qu'ils me causent, et j'espère qu'après mon départ il y renoncera.
Mon départ! Élise, vous m'avez vue parler à madame d'Artenas, à ceux qui sont venus chez moi, comme si mon intention étoit de passer l'hiver à Paris. Je ne voulois pas que l'on pût croire que je cédois à la douleur que j'avois éprouvée chez madame de Saint-Albe, je craignois d'éveiller les soupçons de Léonce. Mais hélas! puis-je oublier la promesse que j'ai donnée à Matilde!
Léonce croira que je fuis par un sentiment pusillanime, parce que mes ennemis m'ont épouvantée; il le croira, et je suis condamnée à ne pas le détromper; il ignorera le véritable motif de mon sacrifice. Matilde, à combien de peines je me soumets pour vous! Je l'avouerai, après l'affreuse scène du concert, mon caractère m'abandonna pendant quelques jours; je sentis qu'une femme avoit tort de se croire indépendante de l'opinion, et qu'elle finissoit toujours par succomber sous le poids de l'injustice; mais, depuis que j'ai revu Léonce plus tendre que jamais pour moi, toute mon âme auroit repris à l'espérance du bonheur.
Je ne sais quelle langueur secrète succède à de vives peines; les impressions douces que Léonce m'a fait goûter de nouveau, me sont mille fois plus chères encore qu'elles ne me l'étoient avant les douleurs que je viens d'éprouver. Jamais mon âme n'a été si foible, jamais je ne me suis sentie moins capable de l'effort qui m'est commandé.
LETTRE XXXIV.
Delphine à madame de Lebensei.
Paris, ce 2 décembre.
J'étois retombée, mon amie, dans les incertitudes les plus douloureuses; la tendresse que Léonce me témoignoit, le charme inexprimable de sa présence me captivoient plus que jamais; et, sans que je me l'avouasse encore, je ne pouvais me résoudre à mon départ.
Avant-hier, j'appris que Matilde étoit malade, et Léonce lui-même me parut inquiet de son état; je fus douloureusement affligée de cette nouvelle, je craignis d'en être la cause, et je passai la nuit tout entière dans les combats les plus cruels; voulant me tromper sur mon devoir, espérant, quand je croyois tenir un raisonnement qui m'affranchissoit, et retombant l'instant d'après, lorsqu'une inspiration soudaine de la conscience renversoit tout ce qui me sembloit le plus spécieux.
Agitée par une insomnie si douloureuse, je me levai hier à huit heures du matin, et je descendis de mon jardin dans les Champs-Élisées, pour essayer si l'exercice et le grand air me feroient du bien; je passai devant la maison qu'occupoit autrefois madame de Vernon; vous saviez qu'elle s'est fait ensevelir dans son jardin, et que sa fille, mécontente de cette volonté qu'elle ne trouve pas assez religieuse, a conservé la maison sans vouloir l'occuper. Je me reprochai de n'avoir pas été verser quelques pleurs sur ces cendres délaissées; je me rappelai que ce jour même étoit l'anniversaire de sa mort: la clef de mon jardin ouvroit aussi celui de madame de Vernon, nous l'avions ainsi voulu, dans les jours de notre liaison, j'essayai donc d'entrer par les Champs-Élisées. J'eus d'abord de la peine à ouvrir cette porte fermée depuis un an; enfin, j'y réussis, et je me trouvai dans ce jardin, où, pour la première fois, Léonce m'avoit parlé de son amour, quand la plus belle saison de l'année couvroit tous les arbustes de fleurs; il ne restoit pas une feuille sur aucun d'eux; cette maison, jadis si brillante, étoit fermée comme une habitation qu'on avoit abandonnée. Un brouillard froid et sombre obscurcissait tous les objets, et mes souvenirs se retraçoient à moi à travers la tristesse de la nature et de mon coeur.
Ah! le passé, le passé! quels liens de douleur nous attachent à lui!
Pourquoi les jours ne s'écoulent-ils pas sans laisser aucune trace?
L'imagination peut-elle suffire à toutes ces formes du malheur, qu'on
appelle les divers temps de la vie?
Je cherchai quelques minutes, à travers les feuilles mortes qui étaient sur la terre, les sentiers du jardin qui pouvoient me conduire où je croyois que les restes de madame de Vernon étoient déposés; enfin, je trouvai l'urne qui désignoit sa tombe; je vis sur cette urne deux vers italiens qu'elle m'avoit souvent fait chanter, parce qu'elle en aimoit l'air.
E tu, chi sa se mai
Ti sovverrai di me!
[Et toi, qui sait si jamais tu te souviendrai de moi!]
Il me sembla que cette inscription m'accusoit d'un long oubli; je me repentis d'avoir laissé passer une année sans venir auprès de ce monument. Ah! pourquoi, pensois-je en moi-même, pourquoi Sophie est-elle la cause de tous mes malheurs? Mes regrets, souvent troublés par cette idée, ne m'ont point ramenée dans ces lieux; je craignois d'offenser sa mémoire en y portant le sentiment de mes peines, et j'aimois mieux étouffer les pensées qui, tour à tour, m'éloignoient et m'attiroient vers elle.
Adieu, Sophie, dis-je alors en versant beaucoup de larmes; je vais quitter pour jamais la France, je n'en reverrai plus même les tombeaux! je romps avec tout ce qui me fut cher, pour accomplir le serment que je t'ai fait; les pleurs que je verse en ce moment t'attestent encore que je n'ai conservé de notre amitié qu'un souvenir doux. Adieu.—Alors, après m'être penchée quelques instans sur cette urne avec affection et regret, je me relevai en répétant avec enthousiasme:—Oui, je tiendrai le serment que je t'ai fait; oui, je me sacrifierai pour le bonheur de ta fille!—Comme je me retournois, je vis Matilde qui m'avoit entendue, pâle, le visage altéré, et les yeux remplis de larmes qu'elle s'efforçoit de retenir.—Ce que j'entends est-il vrai? s'écria-t-elle en se jetant à genoux devant l'urne de sa mère. M'auroit-on trompée, dit-elle en me regardant, lorsqu'on m'assuroit que vous étiez résolue à passer l'hiver ici? Dieu! j'ai bien souffert depuis que je l'ai cru.—On vous a trompée, Matilde, lui dis-je en serrant ses deux mains qu'elle élevoit vers le ciel; ce que vous avez demandé vous est accordé; ce n'est qu'à moi que tout bonheur est refusé dans cette vie. Adieu.
—Je quittai Matilde à ces mots, sans lui donner le temps de me répondre, et je revins chez moi, sans avoir réfléchi que je venois de me lier encore plus solennellement que jamais. Quand le mouvement exalté que j'avois éprouvé fut un peu calmé, je sentis en frémissant que tout étoit dit. Depuis ce moment cette douleur ne m'a plus laissé de relâche; j'ai vu Léonce, et dans doute je me serois trahie, s'il n'avoit pas attribué mon émotion à ce que je lui ai dit de ma visite au tombeau, en lui taisant que j'y avois trouvé Matilde. Si j'étois encore une fois seule avec lui, il sauroit tout; il faut partir, le délai n'est plus possible.
J'ai envoyé ce matin un courrier à Mondoville pour conjurer M. Barton de venir. Je ne veux pas que Léonce, au moment où il apprendra mon départ, soit seul, sans un confident de notre amour, sans l'ami de son enfance: seul! hélas! et je le quitte, lui, qui depuis un an m'a donné tant d'heures délicieuses; lui qui m'aime avec une tendresse si vraie! Il croit encore, dans ce moment, que je n'ai pas là pensée de me séparer de lui; il se réveille chaque jour avec cette certitude qui lui est si douce; il arrange les heures de sa journée pour me voir, et bientôt on viendra lui dire que je suis partie, partie pour jamais, sans que l'on sache même dans quel lieu j'ai caché ma misérable destinée! je n'existerai plus pour Léonce que comme les morts qu'on regrette; il m'appellera, et je ne l'entendrai pas, moi que sa voix a toujours si profondément émue! moi qui, d'un accent si tendre, répondais à ses prières! Rien, rien de moi ne se ranimera autour de lui, pour lui répéter encore que je l'aime!
Ma chère Élise, c'est à vous que je confie mes dernières volontés; après mon départ venez le voir, parlez-lui le langage consolateur que vous a sans doute appris l'amour! dites-lui tout ce que vous savez de ma douleur, tout, hors le vrai motif qui me détermine. Il croira que j'ai foibli devant la haine, et que l'intérêt de son bonheur ne m'a pas donné la force de la supporter. Hélas! il sera bien injuste, mais il n'accusera point sa femme, la mère de son enfant. Dites-lui que je jugerai de son respect pour mon souvenir, par sa conduit envers Matilde. Élise, vous écrirez à ma soeur, et j'apprendrai par ses lettres ce que j'ai besoin encore de savoir; car vous-même, won amie, vous ne saurez point où je vais; Léonce nous le demanderoit, comment pourriez-vous le lui cacher? Il me suivroit, et j'aurois une troisième fois essayé de m'éloigner pour retomber sous le charme; non, le devoir a parlé trop haut, qu'il soit obéi!
Dans l'asile où je vais m'ensevelir, ce n'est pas l'oubli, la résignation même que j'espère; je cherche un lieu solitaire où l'on vive d'aimer, sans que ce sentiment, renfermé dans le coeur, nuise au bonheur de personne; sans qu'il existe une autre vie que la mienne tourmentée par l'affection que j'éprouve. Lui, cependant, hélas! ne souffrira-t-il pas longtemps encore? Mais pouvoit-il être heureux, agité sans cesse par ses devoirs, l'opinion et l'amour? Ne m'offrirai-je pas à sa mémoire, plus pure, plus intéressante que dans ce monde, où sans cesse il avoit besoin de me défendre, où sans cesse il souffroit pour moi? L'amour même, l'amour seul, ne devoit-il pas m'inspirer le besoin de renouveler mon image dans son souvenir, par l'absence et le malheur? que n'ai-je pas craint de la calomnie! Vainement paroît-elle apaisée; vainement Léonce assure-t-il qu'il est devenu insensible; dois-je y compter? Ah! qui peut prévoir de quelle douleur l'accomplissement d'un devoir nous préserve!
Lorsque je serai partie pour toujours, je désire que, s'il est possible, mes amis détruisent entièrement tout ce qu'on a pu dire d'injuste sur moi. Quand je saurai qu'ils y ont réussi, je ne reviendrai pas, mais je penserai avec douceur que Léonce n'entend plus dire que du bien de son amie. Je prie M. de Lebensei d'entretenir des relations suivies avec M. de Mondoville; malgré la diversité de leurs manières de voir, il s'en est fait aimer par la supériorité de son esprit et la droiture de son caractère. Je le conjure de répéter souvent à Léonce, qu'il ne doit prendre aucun parti dans la guerre que les nobles offensés veulent exciter contre la France; je crains toujours que, loin de moi, les personnes de sa classe ne le déterminent, si cette guerre a lieu, à ce qu'elles représenteraient comme un devoir de l'honneur. S'il peut s'intéresser de nouveau aux études qui lui plaisent, l'occupation lui fera du bien, et ses regrets se changeront enfin, je l'espère, en une peine douce; et, dans cette vie de douleur, c'est l'état habituel des âmes sensibles.
Oui, je souhaite, Élise, que vous deux, qui m'avez si tendrement aimée, vous soyez les amis de Léonce; ne m'est-il pas permis de désirer encore ce lien avec lui? Plus que celui-là, grand Dieu! tant que je vivrai! et le revoir encore une fois, si la mort, s'annonçant à moi d'avance avec certitude, me laisse le temps de le rappeler. Élise, adieu; quand nous retrouverons-nous? Si j'en crois les pressentimens que mes malheurs ont constamment justifiés, l'adieu que je vous dis sera long. Ah! quel effort! mais pourquoi murmurer?
LETTRE XXXV.
Delphine à Matilde.
Paris, ce 4 décembre.
Dans la nuit de demain, Matilde, je quitterai Paris, et peu de jours après, la France. Léonce ne saura point dans quel lieu je me retirerai; il ignorera de même, quoi qu'il arrive, que c'est pour votre bonheur que je sacrifie le mien. J'ose vous dire, Matilde, votre religion n'a point exigé de sacrifice qui puisse surpasser celui que je fais pour vous; et Dieu qui lit dans les coeurs, Dieu qui sait la douleur que j'éprouve, estime dans sa bonté cet effort ce qu'il vaut. Oui, j'ose vous le répéter, quand j'aime mieux mourir qu'avoir à me reprocher vos douleurs, j'ai plus qu'expié mes fautes; je me crois supérieure à celles qui n'auroient point les sentimens dont je triomphe.
Vous êtes la femme de Léonce, vous avez sur son coeur des droits que j'ai dû respecter; mais je l'aimois, mais vous n'avez pas su peut-être qu'avant de vous épouser…. Laissons les morts en paix. Vous m'avez adjurée de partir, au nom de la morale, au nom de la pitié même: pouvois-je résister, quand il devroit m'en coûter la vie! Matilde, vous allez être mère, de nouveaux liens vont vous attacher à Léonce; femme bénie du ciel, écoutez-moi: si celui dont je me sépare me regrette, ne blessez point son coeur par des reproches; vous croyez qu'il suffit du devoir pour commander les affections du coeur, vous êtes faite ainsi; mais il existe des âmes passionnées, capables de générosité, de douceur, de dévouement, de bonté, vertueuses en tout, si le sort ne leur avoit pas fait un crime de l'amour! Plaignez ces destinées malheureuses, ménagez les caractères profondément sensibles; ils ne ressemblent point au vôtre, mais ils sont peut-être un objet de bienveillance pour l'Être suprême, pour la source éternelle de toutes les affections du coeur.
Matilde, soignez avec délicatesse le bonheur de Léonce; vous avez éloigné de lui sa fidèle amie, chargez-vous de lui rendre tout l'amour dont vous le privez. Ne cherchez point à détruire l'estime et l'intérêt qu'il conservera pour moi, vous m'offenseriez cruellement; il faut déjà me compter parmi ceux qui ne sont plus; et le dernier acte de ma vie ne mérite-t-il pas vos égards pour ma mémoire!
Adieu, Matilde; vous n'entendrez plus parler de moi; la compagne de votre enfance, l'amie de votre mère, celle qui vous a mariée, celle enfin qui n'a pu supporter votre peine, n'existe plus pour vous ni pour personne. Priez pour elle, non comme si elle étoit coupable, jamais elle ne le fut moins, jamais surtout il ne vous a été plus ordonné de ne pas être sévère envers elle! mais priez pour une femme malheureuse, la plus malheureuse de toutes, pour celle qui consent à se déchirer le coeur, afin de vous épargner une foible partie de ce qu'elle se résigne à souffrir.
LETTRE XXXVI.
Mademoiselle d'Albémar à Delphine.
Lyon, ce 1er décembre 1791.
[Cette lettre arriva le matin même du 5 décembre.]
Je n'ai point reçu de lettres de vous depuis mon départ, ma chère Delphine; je me hâte d'arriver à Montpellier pour les trouver. J'ai vu ce malheureux Valorbe à mon passage à Moulins; il est encore retenu dans sort lit par ses blessures; mais, quand il sera guéri, sa situation sera bien plus déplorable; il ne peut pas rester dans son régiment; l'animadversion est telle contre lui, qu'il n'y éprouverait que des désagrémens insupportables: il sera forcé de tout quitter. Il m'a paru très-sombre, et parlant de vous avec un mélange de ressentiment et d'amour fort effrayant; il rappelle ce qu'il a fait pour vous, il se croit des droits sans bornes à votre reconnoissance, et laisse entendre que si vous les méconnoissez, il s'en vengera sur Léonce ou sur vous. Enfin, il m'a paru saisi d'une fureur réfléchie extrêmement redoutable; on diroit qu'après avoir beaucoup souffert, il éprouve le besoin de faire partager aux autres son malheur, et je ne l'ai plus trouvé le moins du monde accessible à cette crainte de vous affliger, qui avoit autrefois de l'empire sur lui; j'ai peur que vous n'ayez beaucoup à redouter de ses persécutions.
Éloignez-vous de Léonce pour un temps, revenez près de moi, c'est le seul moyen d'apaiser M. de Valorbe, et d'éviter ainsi les plus grands malheurs. Ah! ma chère Delphine, que j'ai souffert dans Paris, dans cette ville que je déteste! En approchant de ma retraite, je sens mon âme se calmer; cependant je n'y serai point heureuse, si je ne vous y vois pas; vous avez encore ajouté, pendant les quatre mois que nous venons de passer ensemble, à ma tendresse pour vous. Au milieu de tant de peines, de tant d'injustices, il ne vous est pas échappé un seul sentiment amer, un seul mouvement de haine; vous avez supporté les torts les plus révoltans comme une nécessité, comme un accident du sort, et non comme un sujet de colère ou de ressentiment.
Mon amie, j'en suis sûre, avec une âme si douce vous pourrez trouver du calme, et peut-être du bonheur dans la solitude; je vous y espère, je vous y attends avec un coeur tout à vous.
LETTRE XXXVII.
Delphine à mademoiselle d'Albémar.
Melun, ce 6 décembre 1791.
Le sacrifice est fait, la vie est finie. Pardonnez-moi si je suis long-temps sans vous écrire, si je ne vous rejoins pas, si je meurs pour vous, comme pour lui: ce que vous m'avez mandé sur M. de Valorbe ne m'ôte-t-il pas jusqu'à l'espoir du repos que je conservois encore! Quel asile puis-je trouver, qui soit assez impénétrable pour me cacher à celui qui me poursuit, comme à celui que j'aime?
Je l'ai quitté! je l'ai quitté! Je ne le reverrai plus! pensez-vous qu'il puisse me rester aucune raison, aucune force? n'ai-je pas tout épuisé pour partir? A présent, j'erre avec cette pauvre Isore dans le vide immense où je suis jetée! Pleurez sur moi, ma soeur, vous, le seul être informé désormais de mon nom, de ma demeure, de mon existence! Sans l'enfant de Thérèse, sans vous, me serois-je condamnée à vivre?
M. Barton est arrivé avant-hier d'après ma lettre: je lui ai tout confié, hors le vrai motif de mon départ; j'ai éprouvé peut-être encore un moment doux, lorsque cet honnête homme, me prenant la main, avec des larmes dans les yeux, me dit:—Madame, il ne convient pas à mon âge de s'abandonner à l'attendrissement que me fait éprouver votre résolution; cependant, qu'il me soit permis de vous dire que jamais mon coeur n'a été pénétré pour aucune femme d'autant d'intérêt ni d'admiration!—Louise, pourquoi l'approbation de la vertu ne m'a-t-elle pas fait plus de bien?
Il fut convenu entre M. Barton et moi qu'après mon départ, il useroit de tout son ascendant sur Léonce, pour l'engager à demeurer auprès de Matilde, auprès de celle qui, dans quelques mois, doit être la mère de son enfant. Je ne voulois point écrire à Léonce; je ne sais si je l'aurois pu, sans anéantir le reste de mes forces: d'ailleurs, je ne pouvois pas lui apprendre ce qui s'étoit passé entre Matilde et moi, et comment retenir aucune de ses pensées en disant adieu à ce qu'on aime! Je priai néanmoins M. Barton de ne pas refuser à Léonce la consolation de savoir ce qu'il m'en avoit coûté pour partir; je lui recommandai de ne pas nous laisser seuls, Léonce et moi; dans l'état où j'étois, je n'aurois pu rien cacher. Je décidai que je partirois le lendemain; jour que Léonce disoit avoir choisi pour aller à la campagne avec madame de Mondoville; ainsi je me dérobois à ce que j'aime, avec les précautions qu'on pourroit prendre pour échapper à des persécuteurs.
Léonce vint le soir, il étoit rêveur, et ne parut pas désirer lui-même que M. Barton s'éloignât. Après une heure de la conversation la plus pénible, et que de longs silences interrompoient souvent, Léonce se leva pour partir; dans ce moment un tremblement affreux me saisit, et je retombai sur ma chaise comme anéantie; lui-même, occupé sans doute de son dessein, que j'ignorois alors, étoit tout entier concentré dans sa propre émotion, et ne remarqua point ce qui auroit pu l'étonner dans la mienne; il pressa ma main sur ses lèvres avec une ardeur très-vive, et s'enfuit précipitamment, en m'écriant de la porte: —Delphine, ne m'oubliez jamais!—Je crus qu'il m'avoit devinée, je voulois le suivre, la force me manqua; et quand il fut parti, l'idée terrible que je l'avois vu pour la dernière fois me saisit, je ne pouvois m'y soumettre. Léonce, en me quittant plus tôt que je ne m'y attendois, avoit trop précipité mes impressions; mon âme n'avoit point passé par ces douleurs successives qui préparent à la dernière; j'avois reçu comme un coup subit dans le coeur, qui me faisoit un mal insupportable; je voulois, sans changer de résolution, voir encore une fois Léonce; je n'avois rien recueilli pour l'absence, je n'avois pas assez contemplé ses traits, je n'avois pu lui faire entendre un dernier accent qui restât dans son coeur.
Je passai la nuit entière à combiner et repousser tour à tour mille projets divers pour l'apercevoir encore une fois, pour adoucir le mal que m'avoient fait de si brusques adieux. Immobile sur mon lit où je m'étois jetée, je n'osois, pendant cette cruelle agitation, ni me lever, ni faire un pas, ni changer de place, comme si le moindre mouvement avoit dû être une nouvelle douleur; le jour vint, et j'eus cependant la force de dire à Antoine, en lui recommandant le secret, que je partois à onze heures du soir. J'avois fixé ce moment, parce que M. Barton devoit revenir chez moi dans la soirée; à midi, l'on me remit votre lettre, où vous m'apprenez les cruelles dispositions de M. de Valorbe; l'effroi qu'elle me causa me donna de la force pendant quelques instans; cette persécution, cette fureur dont Léonce pouvait devenir l'objet, me fit sentir la nécessité de disparaître d'un monde où j'attirois sans cesse de nouveaux périls sur l'objet de ma tendresse. Je sentis aussi que si je différois à partir, ou si j'allois vers vous, M. de Valorbe, apprenant dans quel lieu il pourroit me trouver, ne tarderoit pas à venir me chercher; et que Léonce, indigné de le savoir près de moi, se hâteroit d'arriver pour l'en punir. Je n'hésitai donc plus, et je donnai, pendant quelques heures, des ordres pour mon départ, avec assez de calme; mais dans ce moment Isore, qui avoit découvert les préparatifs que j'avois commandés, vint, tout en chantant, se jeter dans mes bras, pour se réjouir de faire un voyage; sa gaîté me causa une émotion que je ne pus surmonter, et, l'éloignant de moi, je passai plusieurs heures à verser des larmes.
Hélas! j'en répandois alors, pendant que je n'étois pas encore tout-à-fait loin de lui, pendant qu'il n'étoit pas encore absolument impossible qu'il entrât dans ma chambre, et me serrât dans ses bras.
Le temps se passoit ainsi, lorsque peu de temps après dix heures M. Barton arriva; il étoit extrêmement troublé; je me hâtai de lui demander d'où lui venoit cette altération, s'il ne savoit rien de Léonce, s'il craignoit qu'il n'eût découvert mon départ.—Il l'ignore, me dit-il; mais je n'en suis pas moins dans une inquiétude mortelle; Léonce, sans en avoir averti personne, est revenu il y a une heure de la campagne, en y laissant madame de Mondoville. Il y a ce soir un grand bal masqué, où il veut aller; j'ai insisté pour connoître la cause de cet empressement, qui lui est si peu naturel; il n'a voulu d'abord me rien répondre; mais comme il partoit, quelques mots qu'il a dits à l'un de ses gens ont éveillé mes soupçons, et je l'ai forcé à m'avouer que dans cette fête, où les femmes vont déguisées, mais les hommes, à visage découvert, il croyoit très-facile de faire naître un sujet de querelle à l'instant même; et que, certain d'y rencontrer M. de Montalte, le cousin de M. de Valorbe, il avoit choisi ce jour pour se venger, sans vous compromettre, des propos insultans que, depuis le concert de madame de Saint-Albe, il n'a point cessé, me dit Léonce, de répéter contre vous.
—Il est parti pour ce bal, m'écriai-je, dans cet affreux dessein! que ferons-nous? comment ne l'avois-je pas deviné? sa tristesse, hier en me quittant, ses dernières paroles ne m'annonçoient-elles pas un projet funeste? et la douleur atroce que j'ai éprouvée, quand il a disparu, n'est-elle pas un pressentiment que je ne le reverrai plus; il est parti, répétai-je à M. Barton; pourquoi ne l'avez-vous pas suivi?—Il ne l'auroit pas souffert, répondit M. Barton; il m'a dit qu'il alloit chercher un de ses amis pour se rendre ensemble au bal.—Eh bien! eh bien! interrompis-je, déterminée soudain, il est temps encore de se rendre à ce bal masqué: je n'y serai point reconnue, je reverrai Léonce encore, je lui parlerai, je l'empêcherai de provoquer M. de Montalte; oui, je tenterai ce dernier effort, je le dois, je le puis.—Et sans attendre l'avis de M. Barton, je sonnai pour qu'on m'apportât le domino noir qui devoit m'envelopper. M. Barton, ayant vainement essayé de me détourner de mon projet, me proposa de m'accompagner; je lui fis sentir que Léonce, étonné de le voir à ce bal, soupçonneroit la vérité, et s'éloigneroit à l'instant même de nous deux.
Au moment où Isore vit pour la première fois cet habillement de bal, qui lui étoit tout-à-fait inconnu, elle en eut peur, et vainement mes femmes voulurent la rassurer, en lui disant que c'étoit une parure de fête; l'enfant, comme s'il eût été averti que ce vêtement de la gaîté cachoit le désespoir, répétoit sans cesse en pleurant:—Est-ce que ma seconde maman va faire comme la première, est-ce que je ne la reverrai plus?—Hélas! pauvre enfant, dis-je en moi-même, cette nuit sera peut-être en effet la dernière de ma vie! chaque moment de retard me paroissoit un danger de plus pour Léonce; je partis, et M. Barton monta avec moi dans ma voiture, résolu d'y rester pour m'attendre; enfin, j'arrivai à la porte de la fête, je descendis, j'entrai, et là commença pour moi ce supplice qui devoit toujours s'accroître; le contraste cruel de tout l'appareil de la joie, avec les tourmens affreux qui me déchiroient.
Je traversai la foule de ceux qui se trouvoient peut-être tous, alors, dans le moment le plus gai de leur vie; tandis que moi, j'ignorais si je ne marchois pas à la mort. Je fus long-temps à parcourir la salle, sans découvrir d'aucun côté ni Léonce, ni M. de Montalte; errante ainsi, sans pouvoir être reconnue, et dans le trouble le plus cruel que je pusse éprouver, des sensations extraordinaires s'emparèrent tout à coup de moi; j'avois peur de ma solitude, au milieu de la foule; de mon existence, invisible aux yeux des autres, puisque aucune de mes actions ne m'étoit attribuée. Il me sembloit que c'étoit mon fantôme qui se promenoit parmi les vivans, et je ne concevois pas mieux les plaisirs qui les agitoient, que si du sein des morts j'avois contemplé les intérêts de la terre. Je cherchois à travers toutes ces figures, que je voyois comme dans un rêve cruel, un seul homme, un seul être qui existoit encore pour moi, et me rendoit aux impressions réelles dans toute leur force et leur amertume. Je passois silencieusement au milieu des danses et des exclamations de joie, et je portois dans mon âme tout ce que la nature peut éprouver de douleur, sans jeter un cri, sans obtenir la compassion de personne. O souffrances morales! comme vous êtes cachées au fond du coeur dont vous faites votre proie! vous le dévorez en secret, vous le dévorez souvent au milieu des fêtes les plus brillantes; et tandis qu'un accident, une douleur physique, réveillent la sympathie des êtres les plus froids, une main de fer serre votre poitrine, vous ravit l'air, oppresse votre sein, sans qu'il vous soit permis d'arracher aux autres, par aucun signe extérieur, des paroles de commisération.
Après avoir long-temps marché d'un bout de la salle à l'autre, avec une activité et une agitation continuelles, Léonce parut enfin dans une loge, regardant par toute la salle avec une impatience remarquable, pour découvrir quelqu'un qu'il cherchoit. Je montai quelques marches pour aller vers lui; et comme il devoit nécessairement passer devant moi, en rentrant dans la salle, je restai quelque temps appuyée sur la balustrade de l'escalier pour le regarder encore; ce plaisir, le dernier, me jetoit, malgré tout ce qui m'environnoit, dans une rêverie profonde; et tant que je pus le considérer ainsi, mes inquiétudes même pour lui sembloient être suspendues. Dès qu'il descendit, je me hâtai de le suivre, résolue de m'attacher à ses pas, et de lui parler en me faisant connoître, si j'apercevois M. de Montalte. Léonce se retourna deux ou trois fois, étonné de mon insistance, et ses yeux se fixèrent sur ce masque qui l'importunoit, avec une expression d'indifférence très-dédaigneuse: ce regard, quoiqu'il ne s'adressât point à moi, me serra le coeur, et je mis ma main sur mes yeux pendant un moment, pour rassembler mes forces qui m'abandonnoient.
Je relevai la tête; un flot de monde m'avoit déjà séparée de Léonce, et je le vis assez loin de moi, coudoyant M. de Montalte qui se retournoit pour lui en demander l'explication; je voulus m'avancer, la foule arrêtoit chacun de mes pas; je saisis le bras d'un homme que je connoissois à peine, et je le priai de m'aider à traverser la foule; cet homme odieux me retenoit pour examiner ma main, pour considérer mes yeux, et m'adressoit tous les fades propos de cette insipide fête, quand, à dix pas de moi, il s'agissoit de la vie de Léonce.—Aidez-moi, répétois-je à celui qui m'accompagnoit, aidez-moi, par pitié!—Et je le traînois de toute ma force, pour qu'il fendît la presse que je ne pouvois seule écarter; je voyois Léonce qui, après avoir parlé vivement à M. de Montalte, se dirigeoit avec lui vers la sortie de la salle; il marchoit, je le suivois, mais j'étois toujours à vingt pas de lui sans pouvoir jamais franchir cette infernale distance, qu'on eût dite défendue par un pouvoir magique; enfin, coupant seule par un détour dans les corridors, je crus pouvoir me trouver à la grande porte avant Léonce; mais comme j'y arrivois, je le vis qui sortoit par une autre issue; je courus encore quelques pas, je tendis les bras vers lui, je l'appelai; mais, soit que ma voix déjà trop affoiblie ne pût se faire entendre, soit qu'il fût uniquement occupé du sentiment qui l'animoit, il poursuivit sa route, et je le perdis de vue au milieu de la rue, me trouvant entourée de chevaux, de cochers qui me crioient de me ranger, de voitures qui venoient sur moi, sans que je fisse un pas pour les éviter: un de mes gens me reconnut, m'enleva sans que je le sentisse, et me porta dans ma voiture: quand j'y fus, la voix de M. Barton me rappelant à moi-même, j'eus encore la force de lui dire de suivre Léonce, et de lui montrer le côté de la rue par lequel il avoit passé avec M. de Montalte; ces mots prononcés, je perdis entièrement connaissance.
Quand je rouvris les yeux, je me trouvai chez moi, entourée de mes femmes effrayées; je crus fermement d'abord que je venois de faire le plus horrible songe, et je les rassurai dans cette conviction; cependant par degrés, mes souvenirs me revinrent: quand le plus cruel de tous me saisit, je retombai dans l'état dont je venois de sortir. Enfin de funestes secours me rappelèrent à moi, et je passai trois heures telles, que des années de bonheur seroient trop achetées à ce prix; envoyant sans cesse chez M. Barton, chez Léonce, pour savoir s'ils étoient rentrés, écoutant chaque bruit, allant au-devant de chaque messager, qui me répondoit toujours: Non, madame, ils ne sont pas encore rentrés; comme si ces paroles étoient simples, comme si l'on pouvoit les prononcer sans frémir! J'avois épuisé tous le» moyens de découvrir ce qu'étoit devenu Léonce; j'étais retombée dans l'inaction du désespoir, et jetée sur un canapé, je cherchois des yeux, je combinois dans ma tête quels moyens pourroient me donner la mort, à l'instant même où j'apprendrois que Léonce n'étoit plus: quand j'entendis la voix de M. Barton, je tombai à genoux en me précipitant vers lui.—Il est sauvé, me dit-il; il n'est point blessé, son adversaire l'est seul, mais pas grièvement; tout est bien, tout est fini.
Louise, une heure après avoir reçu cette assurance, j'étois encore dans des convulsions de larmes; mon âme ne pouvoit rentrer dans ses bornes. J'appris enfin que Léonce s'étoit battu avec M. de Montalte et l'avoit blessé; mais qu'il avoit montré dans ce duel tant de bravoure et de générosité, tant d'oubli de lui-même, tant de soins pour M. de Montalte, lorsqu'il avoit été hors de combat, qu'il avoit tout-à-fait subjugué son adversaire, et qu'il en avoit obtenu tout ce qu'il désiroit relativement à moi; la promesse d'attribuer leur duel à une querelle de bal masqué, et de chercher naturellement toutes les occasions de me justifier en public, sur tout ce qui concernoit M. de Valorbe. M, Barton étoit arrivé à temps pour être témoin du combat, après avoir inutilement cherché pendant plusieurs heures Léonce, qui attendoit le jour avec M. de Montalte, chez un de leurs amis communs. M. Barton étoit animé par l'enthousiasme en me parlant de Léonce; il est vrai que, pendant toute cette nuit, ses paroles et ses actions avoient eu constamment le plus sublime caractère, et c'étoit dans ce moment même qu'il falloit se séparer de lui!
J'en sentois la nécessité plus que jamais, j'avois en horreur ce que je venois d'éprouver; et de tout ce qu'on peut souffrir sur la terre, ce qui me paroît le plus terrible, c'est de craindre pour la vie de celui qu'on aime. Je n'étois point à l'abri de cette douleur, elle pouvoit se renouveler; M. de Valorbe m'en menaçait: Cette idée vint s'unir au sentiment du devoir, qu'il ne m'étoit plus permis de repousser, et je partis sans rien voir, sans rien entendre, dans je ne sais quel égarement, dont je ne suis sortie que quand la fatigue d'Isore m'a forcée d'arrêter ici.
Vous ne pouvez vous faire l'idée de ce que je souffre, de l'effort qu'il m'a fallu faire, même pour vous écrire! Quand je n'aurais pas besoin de cacher ma retraite à Léonce et à M. de Valorbe, je ne devrais pas aller vers vous; il faut, dans l'état où je suis, combattre seule avec soi-même; le froid de la solitude me redonnera des forces; je vous aime, je ne puis vous voir; l'attendrissement, l'affection me feroient trop de mal, la moindre émotion nouvelle pourrait m'anéantir; laissez-moi. Je vais en Suisse: Léonce m'a dit que dans ses voyages c'étoit le pays qu'il avoit préféré; s'il vient une fois verser des larmes sur ma tombe, j'aime à penser que ce sera près des lieux qui captivèrent son imagination, dans les premières années de sa vie; c'est assez de cette espérance pour déterminer ma route dans le vaste désert du monde, où je puis fixer ma demeure à mon choix.
Louise, si je suis long-temps sans vous écrire, n'en soyez point inquiète, il faut que je vive, je me suis chargée d'Isore; je vais mander à sa mère que je m'y engage de nouveau; je veux l'élever, je veux laisser du moins après moi quelqu'un dont j'aurai fait le bonheur. Vous, ma soeur, écrivez-moi sous l'adresse que je vous envoie; vous saurez par madame de Lebensei l'effet que mon départ aura produit sur Léonce; mais prenez garde, en me l'apprenant, prenez garde à ma pauvre tête, elle est bien troublée; il faut la ménager, je me crains quelquefois moi-même. Cependant, pourquoi dans les longues heures de réflexion qui m'attendent ne saurois-je pas contempler avec fermeté mon sort? J'ai trop long-temps lutté pour être heureuse: le jour où il a été l'époux de Matilde, que ne m'étois-je dit que le ciel avoit prononcé contre moi!
LETTRE XXXVIII.
Delphine à madame d'Ervins, religieuse au couvent de Sainte-Marie, à
Chaillot.
Melun, ce 6 décembre.
Des circonstances non moins cruelles, ma chère Thérèse, que celles qui ont décidé de votre sort me forcent à m'éloigner pour jamais de Paris et du monde; j'emmène votre fille avec moi, j'achèverai son éducation avec soin, et je lui assurerai la moitié de ma fortune. Elle en jouira peut-être bientôt, si je prends le même parti que vous, si je m'enferme pour jamais dans un couvent.
Vous serez étonnée qu'un tel projet m'ait semblé possible avec les opinions que vous me connoissez; elles ne sont point changées: mais je voudrois mettre une barrière éternelle entre moi et les incertitudes douloureuses que les passions font toujours renaître dans le coeur. Dites-moi si vous croyez qu'il suffise d'une résignation courageuse et de la religion naturelle pour trouver du repos dans un asile semblable au vôtre; vous seule au monde savez que ce sombre dessein m'occupe,
Isore vous écrit mon adresse, le nom que j'ai pris; il ne reste déjà plus de traces de moi; mais quelquefois je me sens un vif désir de revivre, et des voeux irrévocables pourroient seuls l'étouffer.