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Delphine

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DELPHINE.

CINQUIÈME PARTIE.

FRAGMENS

DE QUELQUES FEUILLES ÉCRITES PAR DELPHINE, PENDANT SON VOYAGE.

PREMIER FRAGMENT.

Ce 7 décembre 1791.

Je suis seule, sans appui, sans consolateur; parcourant au hasard des pays inconnus, ne voyant que des visages étrangers, n'ayant pas même conservé mon nom, qui pourroit servir de guide à mes amis pour me retrouver! C'est à moi seule que je parle de ma douleur: ah! pour qui fut aimé, quel triste confident que la réflexion solitaire!

J'ai fait trente lieues de plus aujourd'hui: je suis de trente lieues plus éloignée de Léonce! Comme les chevaux alloient vite! les arbres, les rivières, les montagnes, tout s'enfuyoit derrière moi; et les dernières ombres du bonheur passé disparoissoient sans retour. Inflexible nature! je te l'ai redemandé, et tu ne m'as point offert ses traits; pourquoi donc, avec un des nuages que le vent agite, n'as-tu pas dessiné dans l'air cette forme céleste? Son image étoit digne du ciel, et mes yeux, fixés sur elle, ne se seroient plus baissés vers la terre!

Le malheur m'accable, et cependant je sens en moi des élans d'enthousiasme, qui m'élèvent jusqu'au souverain Créateur; il est là, dans l'immensité de l'espace; mais aimer, fait arriver jusqu'à lui. Aimer!… O mon Dieu! dans l'infortune même où je suis plongée, je te remercie de m'avoir donné quelques jours de vie que j'ai consacrés à Léonce.

Isore dort là, devant moi, et sa mère a tarit souffert! et moi aussi, qui me suis chargée d'elle, j'ai déjà versé tant de pleurs! Cher enfant, que t'arrivera-t-il? quel sera ton sort un jour? que ne peux-tu repousser la vie! et loin de la craindre, tu vas au-devant d'elle avec tant de joie…. Ah! comme elle t'en punira. Pauvre nature humaine, quelle pitié profonde je me sens pour elle! Dans la jeunesse, les peines de l'amour, et pour un autre âge que de douleurs encore! Deux vieillards se sont approchés ce soir de ma voiture, pour implorer ma pitié; ils avoient aussi leur cruelle part des maux de la vie, mais leur âme ne souffroit pas; un rayon du soleil leur causoit un plaisir assez vif, et moi, qui suis poursuivie par un chagrin amer, je n'éprouve aucune de ces sensations simples que la nature destine également à tous. Je suis jeune cependant; ne pourrois-je pas parcourir la terre, regarder le ciel, prendre possession de l'existence, qui m'offre encore tant d'avenir? Non, les affections du coeur me tuent. Quel est-il ce souvenir déchirant qui ne me laisse pas respirer? sur quelle hauteur, dans quel abîme le fuir?

Ah! qu'elle est cruelle, la fixité de la douleur! n'obtiendrai-je pas une distraction, pas une idée, quelque passagère qu'elle soit, qui rafraîchisse mon sang pendant au moins quelques minutes: dans mon enfance, sans que rien fût changé autour de moi, la peine que j'éprouvois cessoit tout à coup d'elle-même; je ne sais quelle joie sans motif effaçoit les traces de ma douleur, et je me sentois consolée! Maintenant je n'ai plus de ressort en moi-même, je reste abattue, je ne puis me relever; je succombe à cette pensée terrible:—mon bonheur est fini!

Que ne donnerois-je pas pour retrouver les impressions qui répandent tout à coup tant de charme et de sérénité dans le coeur! la puissance de la raison, que peut-elle nous inspirer? Le courage, la résignation, la patience; sentimens de deuil! cortège de l'infortune! le plus léger espoir fait plus de bien que vous!

FRAGMENT II

Le réveil! le réveil! quel moment pour les malheureux! Lorsque les images confuses de votre situation vous reviennent, on essaie de retenir le sommeil, on retarde le retour à l'existence; mais bientôt les efforts sont vains, et votre destinée tout entière vous apparoît de nouveau; fantôme menaçant! plus redoutable encore dans les premiers momens du jour, avant que quelques heures de mouvement et d'action vous habituent, pour ainsi dire, à porter le fardeau de vos peines.

Ce jour, qui ne peut rien changer à mon sort, puisqu'il est impossible que je voie Léonce; ces froides heures qui m'attendent, et que je dois lentement traverser pour arriver jusqu'à la nuit, m'effraient encore plus d'avance que pendant qu'elles s'écoulent. La nature nous a donné un immense pouvoir de souffrir. Où s'arrête ce pouvoir? pourquoi ne connoissons-nous pas le degré de douleur que l'homme n'a jamais passé? L'imagination verroit un terme à son effroi…. Que d'idées, que de regrets, que de combats, que de remords ont occupé mon coeur depuis quelques jours! Le génie de la douleur est le plus fécond de tous.

Quel chagrin amer j'éprouve en me retraçant les mots les plus simples, les moindres regards de Léonce! Ah! qu'il y a de charmes dans ce qu'on aime! quelle mystérieuse intelligence entre les qualités du coeur et les séductions de la figure! quelles paroles ont jamais exprimé les sentimens qu'une physionomie touchante et noble vous inspire! Comme sa voix se brisoit, quand il vouloit contenir l'émotion qu'il éprouvoit! quelle grâce dans sa démarche, dans son repos, dans chacun de ses mouvemens! Que ne donnerois-je pas pour le voir encore passer sans qu'il me parlât, sans qu'il me connût! Ce monde, cet espace vide qui m'entoure s'animeroit tout à coup; il traverseroit l'air que je respire, et pendant ce moment je cesserois de souffrir! O Léonce! quelle est ta pensée maintenant? Nos âmes se rencontrent-elles? tes yeux contemplent-ils le même point du ciel que moi? Quelles bizarres circonstances font un crime du plus pur, du plus noble des sentimens! Suis-je moins bonne et moins vraie, ai-je moins de fierté, moins d'élévation dans l'âme, parce que l'amour règne sur mon coeur? Non, jamais la vertu ne m'étoit plus chère que lorsque je l'avois vu; mais loin de lui, que suis-je? que peut être une femme chargée d'elle-même, et devant seule guider son existence sans but, son existence secondaire, que le ciel n'a créée que pour faire un dernier présent à l'homme? Ah! quel sacrifice le devoir exige de moi: que j'étois heureuse dans les premiers temps de mon séjour à Bellerive! je ne sentois plus aucune de ces contrariétés, aucune de ces craintes qui rendent la vie difficile. Le temps m'entraînoit, comme s'il m'eût emportée sur une route rapide et unie, dans un climat ravissant; toutes les occupations habituelles réveilloient en moi les pensées les plus douces: je sentois au fond de mon coeur une source vive d'affections tendres, je ne regardois jamais la nature, sans m'élever jusqu'aux pensées religieuses qui nous lient à ses majestueuses beautés; jamais je ne pouvois entendre un mot touchant, une plainte, un regret, sans que la sympathie ne m'inspirât les paroles qui pouvoient le le mieux, consoler la douleur. Mon âme constamment émue me transportoit hors de la vie réelle, quoique les objets extérieurs produisissent sur moi des impressions toujours vives; chacune de ces impressions me paroissoit un bienfait du ciel, et l'enchantement de mon coeur me faisoit croire à quelque chose de merveilleux dans tout ce qui m'environnoit.

Hélas! d'où sont-ils revenus dans mon esprit, ces souvenirs, ces tableaux de bonheur? M'ont-ils fait illusion un instant?… Non, la souffrance restoit au fond de mon âme, sa cruelle serre ne lâchoit pas prise; les souvenirs de la vertu font jouir encore le coeur qui se les retrace, les souvenirs des passions ne renouvellent que la douleur.

FRAGMENT III.

Je suis bien foible, je me fais pitié! tant d'hommes, tant de femmes même marchent d'un pas assuré dans la route qui leur est tracée, et savent se contenter de ces jours réguliers et monotones, de ces jours tels que la nature en prodigue à qui les vent; et moi, je les traîne seconde après seconde, épuisant mon esprit à trouver l'art d'éviter le sentiment de la vie, à me préserver des retours sur moi-même, comme si j'étois coupable, et que le remords m'attendît au fond du coeur.

J'ai voulu lire; j'ai cherché les tragédies, les romans que j'aime: je trouvois autrefois du charme dans l'émotion causée par ces ouvrages; je ne connoissois de la douleur que les tableaux tracés par l'imagination, et l'attendrissement qu'ils me faisoient éprouver étoit une de mes jouissances les plus douces: maintenant je ne puis lire un seul de ces mots, mis au hasard peut-être par celui qui les écrit, je ne le puis sans une impression cruelle. Le malheur n'est plus à mes yeux la touchante parure de l'amour et de la beauté, c'est-une sensation brûlante, aride; c'est le destructeur de la nature, séchant tous les germes d'espérance qui se développent dans notre sein.

Combien il est peu d'écrits qui vous disent de la souffrance tout ce qu'il eu faut redouter! Oh! que l'homme auroit peur, s'il existoit un livre qui dévoilât véritablement le malheur; un livre qui fît connoître ce que l'on a toujours craint de représenter, les foiblesses, les misères, qui se traînent après les grands revers; les ennuis dont le désespoir ne guérit pas; le dégoût que n'amortit point l'âpreté de la souffrance; les petitesses à côté des plus nobles douleurs; et tous ces contrastes, et toutes ces inconséquences, qui ne s'accordent que pour faire du mal, et déchirent à la fois un même coeur par tous les genres de peines! Dans les ouvrages dramatiques, vous ne voyez l'être malheureux que sous un seul aspect, sous un noble point de vue, toujours intéressant, toujours fier, toujours sensible; et moi, j'éprouve que dans la fatigue d'une longue douleur, il est des momens où l'âme se lasse de l'exaltation, et va chercher encore du poison dans quelques souvenirs minutieux, dans quelques détails inaperçus, dont il semble qu'un grand revers devroit au moins affranchir.

Ah! j'ai perdu trop tôt le bonheur! je suis trop jeune encore, mon âme n'a pas eu le temps de se préparer à souffrir. Une année, une seule heureuse année! Est-ce donc assez? O mon Dieu! les désirs de l'homme dépassent toujours les dons que vous lui faites; cependant je ne conçois rien, dans mon enthousiasme, par-delà les félicités que j'ai goûtées; je ne pressens rien au-dessus de l'amour! Rendez-le moi…. malheureuse!…. Une telle prière n'est-elle pas impie? Ne dois-je pas la retirer, avant qu'elle soit montée jusqu'au ciel?

FRAGMENT IV.

Je me suis remise à donner exactement des leçons à mon Isore; j'avois tort envers elle; je n'ai pas assez cherché à tirer des consolations de cette pauvre petite; elle m'aime, cette affection me reste encore; pourquoi n'essayerois-je pas d'y trouver quelques soulagemens? Hélas! l'enfance fait peu de bien à la jeunesse; on éprouve comme une sorte de honte d'être dévoré par les passions violentes, à côté de cet âge innocent et calme; il s'étonne de vos peines, et ne peut comprendre les orages nés au fond du cour, quand rien autour de vous ne fait connoître la cause de vos souffrances.

Pauvre Isore! que ferai-je pour la préserver de ce que j'ai souffert? que lui dirai-je pour la fortifier contre la destinée? me résoudrai-je à ne pas l'initier aux nobles sentimens, qui nous placent comme dans une région supérieure, et nous préparent, long-temps d'avance, pour le ciel, pour notre dernier asile?

    To be or not to be; that is the question,
    [Être ou n'être pas, voilà quelle est la question.]

disoit Hamlet, lorsqu'il délibéroit entre la mort et la vie; mais développer son âme ou l'étouffer, l'exalter par des sentimens généreux, ou la courber sous de froids calculs, n'est-ce pas une alternative presque semblable? Cependant, quel sera le destin d'Isore? souffrira-t-elle autant que moi? Non, elle ne rencontrera pas Léonce; elle ne sera pas séparée de lui; insensée que je suis!…. Le malheur s'arrêtera-t-il à moi? d'autres peines ne saisiront-elles pas les enfans qui vont nous succéder! Les êtres distingués voudroient adapter le sort commun à leurs désirs; ils tourmentent la destinée humaine, pour la forcer à répondre à leurs voeux ardens; mais elle trompe leurs vains essais. O Dieu! que voulez vous faire de ces âmes de feu qui se dévorent elles-mêmes? A quelle pompe de la nature les destinez-vous pour victimes? Quelle vérité, quelle leçon doivent-elles servir à consacrer? dites-leur un peu de votre secret, un mot de plus, seulement un mot de plus! pour prendre courage, et pour arriver au terme sans avoir douté de la vertu. Mon Dieu! que dans le fond du coeur, un rayon de votre lumière éclaire encore celle qui a tout, perdu dans ce monde!

FRAGMENT V.

Ce jour m'a été plus pénible encore que tous les autres; j'ai traversé les montagnes qui séparent la France de la Suisse, elles étoient presque en entier couvertes de frimas; des sapins noirs interrompoient de distance en distance l'éclatante blancheur de la neige, et les torrens grossis se faisoient entendre dans le fond des précipices. La solitude, en hiver, ne consiste pas seulement dans l'absence des hommes, mais aussi dans le silence de la nature. Pendant les autres saisons de l'année, le chant des oiseaux, l'activité de la végétation animent la campagne, lors même qu'on n'y voit pas d'habitans; mais quand les arbres sont dépouillés, les eaux glacées, immobiles, comme les rochers dont elles pendent; quand les brouillards confondent le ciel avec le sommet des montagnes, tout rappelle l'empire de la mort; vous marchez en frémissant an milieu de ce triste monde, qui subsiste sans le secours de la vie, et semble opposer à vos douleurs son impassible repos.

Arrivée sur la hauteur d'une des rapides montagnes du Jura, et m'avançant à travers un bois de sapins sur le bord d'un précipice, je me laissois aller à considérer son immense profondeur. Un sentiment toujours plus sombre s'emparoit de moi; de quel foible mouvement, me disois-je, j'aurois besoin pour mourir! un pas, et c'en est fait. Si je vis, à quel avenir je m'expose! un pressentiment qui ne m'a jamais trompée, me dit que de nouveaux malheurs me menacent encore. Chaque jour ne m'effacera-t-il pas du souvenir de Léonce, tandis que moi, solitaire, je vais conserver dans mon sein toute la véhémence des sentimens et des douleurs!—Je me livrois à ces réflexions, penchée sur le précipice, et ne m'appuyant plus que sur une branche que j'étois prête à laisser échapper.

Dans ce moment des paysans passèrent, ils me virent vêtue de blanc au milieu de ces arbres noirs; mes cheveux détachés, et que le vent agitoit, attirèrent leur attention dans ce désert; et je les entendis vanter ma beauté dans leur langage: faut-il avouer ma foiblesse? L'admiration qu'ils exprimèrent m'inspira tout à coup une sorte de pitié pour moi-même. Je plaignis ma jeunesse, et, m'éloignant de la mort que je bravois il y avoit peu d'instans, je continuai ma route.

Quelque temps après, les postillons arrêtèrent ma voiture, pour me montrer, de la hauteur de Saint-Cergues, l'aspect du lac de Genève et du pays de Vaud; il faisoit un beau soleil; la vue de tant d'habitations, et des plaines encore vertes qui les entouroient, me causa quelques momens de plaisir; mais bientôt je remarquai que j'avois passé la borne qui sépare la Suisse de la France; je marchois pour la première fois de ma vie sur une terre étrangère.

O France! ma patrie, la sienne, séjour délicieux que je ne devois jamais quitter; France! dont le seul nom émeut si profondément tous ceux qui, dès leur enfance, ont respiré ton air si doux, et contemplé ton ciel serein! je te perds avec lui, tu es déjà plus loin que mon horizon, et comme l'infortunée Marie Stuart, il ne me reste plus qu'à invoquer les nuages que le vent chasse vers la France, pour leur demander de porter à ce que j'aime et mes regrets et mes adieux….

Me voici jetée dans un pays où je n'ai pas un soutien, pas un asile naturel; un pays, dont ma fortune seule peut m'ouvrir les chemins, et que je parcours en entier de mes regards, sans pouvoir me dire: là-bas, dans ce long espace, j'aperçois du moins encore la demeure d'un ami. Eh bien! je l'ai voulu, j'ai choisi cette contrée où je n'avois aucune relation; je n'ai pas cherché ceux qui m'aiment, ils auroient pu me demander d'être heureuse; heureuse! juste ciel!…

Léonce, Léonce! elle est seule dans l'univers, celle qui t'a quitté; mais toi, les liens de la société, les liens de famille te restent, et bientôt Matilde aura sur ton coeur les droits les plus chers. Infortunée que je suis! si j'avois été unie à toi, j'aurois connu tout le bonheur des sermens les plus passionnés et les plus purs, ton enfant eût été le mien; ah! le ciel est sur la terre! on peut épouser ce qu'on aime; ce sort devoit être le mien, et je l'ai perdu….

FRAGMENT VI.

Me voici à Lausanne, je suis dans une ville; oh! que je m'y sens seule, moi qui n'ai plus que la nature pour société! Impatiente de la revoir, hier je me promenois sur une hauteur, d'où je découvrois d'un côté l'entrée du Valais, et vers l'autre extrémité, la ville de Genève; il y avoit dans ces tableaux une grandeur imposante qui soulageoit ma douleur; je respirois plus facilement, je demandois un consolateur à ce vaste monde, qui me sembloit paisible et fier; je l'appelois, ce consolateur céleste, par mes regards et mes prières; je croyois éprouver un calme qui venoit de lui. Mais tout à coup j'ai entendu sonner sept heures; ce moment, jadis si doux pour moi, ce moment, qui m'annonçoit sa présence, passe maintenant comme tous les autres, sans espoir et sans avenir; à cette idée, les sentimens pénibles de mon cour se sont ranimés plus vivement que jamais, et j'ai hâté ma marche, ne pouvant plus supporter le repos.

Je suis descendue vers le lac; un vent impétueux l'agitoit, les vagues avançoient vers le bord, comme une puissance ennemie prête à vous engloutir; j'aimois cette fureur de la nature qui sembloit dirigée contre l'homme. Je me plaisois dans la tempête; le bruit terrible des ondes et du ciel, me prouvoit que le monde physique n'étoit pas plus en paix que mon âme.—Dans ce trouble universel, me disois-je, une force inconnue dispose de moi; livrons-lui mon misérable cour, qu'elle le déchire; mais que je sois dispensée de combattre contre elle, et que la fatalité m'entraîne comme ces feuilles détachées, que je vois s'élever en tourbillon dans les airs.

Vers le soir l'orage cessa, je remontai silencieusement vers la ville; j'entendois de toutes parts en revenant le chant des ouvriers qui retournoient dans leur ménage; je voyais des hommes, des femmes de diverses classes se hâter de se réunir en société; et si j'en jugeois d'après l'extérieur, partout il y avoit un intérêt, un mouvement, un plaisir d'exister qui sembloit accuser mon profond abattement. Peut-être qu'en effet ma raison est troublée; un caractère enthousiaste et passionné ne seroit-il qu'un premier pas vers la folie? Elle a son secret aussi, la folie, mais personne ne le devine, et chacun la tourne en dérision.

Non, mes plaintes sont injustes; non, je veux en vain me le dissimuler, ce n'est pas pour mes vertus que je souffre, c'est pour mes torts; ai-je respecté la morale et mes devoirs dans toute leur étendue? Il n'y avoit rien de vil dans mon coeur, mais n'y avoit-il rien de coupable? Devois-je revoir Léonce chaque jour, l'écouter, lui répondre, absorber pour moi seule toutes les affections de son coeur; n'étoit-il pas l'époux de Matilde; m'étoit-il permis de l'aimer? Ah Dieu! mais tant d'êtres mille fois plus condamnables vivent heureux et tranquilles, et moi, la douleur ne me laissé pas respirer un seul instant; l'ai-je donc mérité?—

L'Être suprême mesure peut-être la conduite de chaque homme d'après sa conscience! l'âme qui étoit plus délicate et plus pure, est punie pour de moindres fautes, parce qu'elle en avoit le sentiment et qu'elle l'a combattu, parce qu'elle a sacrifié sa morale à ses passions, tandis que ceux qui ne sont point avertis par leur propre cour, vivent sans réfléchir et se dégradent sans remords. Oui, je m'arrête à cette dernière pensée, mes chagrins sont un châtiment du ciel! j'expie mon amour dans cette vie; ô mon Dieu! quand aurai-je assez souffert, quand sentirai-je au fond du cour que je suis pardonnée?

Une idée m'a poursuivie depuis deux jours, comme dans le délire de la fièvre; mille fois j'ai cru sentir que je n'étois plus aimée de Léonce. Je me suis rappelée toutes les calomnies qui avoient été répandues sur moi, pendant les derniers temps que j'ai passés à Paris, et une rougeur brûlante m'a couvert le front, quand je me représentois Léonce entendant ces indignes accusations. Oh! que la calomnie est une puissance terrible! je me repens de l'avoir bravée.—Léonce, Léonce! maintenant que je suis séparée de vous, défendez-moi dans votre propre coeur.—

Combien de momens de ma vie, que je trouvois douloureux, se présentent maintenant à moi comme des jours de délices! Pourquoi me suis-je plainte, tant que Léonce habitoit près de moi? Ah! si je retournois vers lui, si je me rendois encore un moment de bonheur! j'en suis sûre, son premier mouvement, en me revoyant, seroit de me serrer dans ses bras, et mon coeur a tant besoin qu'une main chérie le soulage! Je sens dans mes veines un froid qui passeroit à l'instant même où ma tête seroit appuyée sur son sein: si je sais mourir, pourquoi ne pas le revoir? Auroit-il le temps de blâmer celle qui tomberoit sans vie à ses pieds? Quand je ne serois plus, il ne verroit en moi que mes qualités: la mort justifie toujours les âmes sensibles; l'être qui fut bon trouve, quand il a cessé de vivre, des défenseurs parmi ceux même qui l'accusoient. Et Léonce, lui qui m'a tant aimée, me regretteroit profondément; mais dois-je troubler encore son sort et celui de sa femme? non, il faut rester où je suis.

Ces cruelles incertitudes renaîtront sans cesse dans mon coeur, si je n'élève pas entre l'espérance et moi une barrière insurmontable. Suivrai-je le dessein que j'ai confié à madame d'Ervins; en aurai-je la force? et puis-je me croire permis de recourir à cet état, sans les opinions ni la foi qu'il suppose?

LETTRE PREMIÈRE.

Madame d'Ervins à Delphine.

Du couvent de Sainte-Marie, à Chaillot, ce 8 décembre 1791.

Partout où vous emmenerez Isore avec vous, ma chère Delphine, je me croirai certaine de son bonheur; je vous l'ai donnée, je la suis de mes voeux; dites-lui de penser à moi comme à une mère qui n'est plus, mais dont les prières implorent la protection du Tout-Puissant pour sa fille.

Vous me dites que vos chagrins vous ont inspiré le désir d'embrasser le même état que moi; je m'applaudis chaque jour du parti que j'ai pris, et je ne puis m'empêcher de désirer que vous suiviez mon exemple. Vous craignez, me dites-vous, que votre manière de penser ne s'accorde mal avec les dispositions qu'il faut apporter dans notre saint asile? Vos opinions changeront, ma chère amie: au milieu du monde, tous les raisonnemens qu'on entend égarent les meilleurs esprits; quand vous serez entourée de personnes respectables, toutes pénétrées de la même foi, vous perdrez chaque jour davantage le besoin et le goût d'examiner ce qu'il faut admettre de confiance pour vivre en paix avec soi-même et avec les autres. Je serois fâchée que des motifs purement humains vous décidassent à prononcer des voeux qui doivent être inspirés par la ferveur de la dévotion; cependant je vous dirai que le genre de vie que je mène me seroit doux, indépendamment même des grandes idées qui en sont le but.

La régularité des occupations, le calme profond qui règne autour de nous, la ressemblance parfaite de tous les jours entre eux, cause d'abord quelque ennui; mais à la longue l'âme finit par prendre des habitudes, les mêmes idées reviennent aux mêmes heures, les souvenirs douloureux s'effacent, parce que rien de nouveau ne réveille le coeur; il s'endort sous un poids égal, sous une tristesse continue, qui ne fait plus souffrir. Une pensée, d'abord cruelle, fortifie la raison avec le temps; c'est la certitude que la situation où l'on se trouve est irrévocable, qu'il n'y a plus rien à faire pour soi, que l'irrésolution n'a plus d'objet, que la nécessité se charge de tout. Vous éprouveriez comme moi ce qu'il peut y avoir de bon dans cette situation, qui, selon l'heureuse expression d'une femme, apaise la vie, quand il n'est plus temps d'en jouir.

Je juge de votre coeur par le mien: nous n'avons plus rien à espérer; alors, mon amie, il vaut mieux s'entourer d'objets plus sombres encore que son propre coeur; quand il faut porter de la tristesse au milieu des gens heureux, ce contraste peut inspirer une sorte d'âpreté dans les sentimens, qui finit par altérer le caractère. Je me permets de vous présenter ces considérations purement temporelles, parce je suis bien sûre que vous n'auriez pas passé un an dans un couvent, sans embrasser avec conviction la religion qu'on y professe.

Si les excès dont on nous menace en France finissent par rendre impossible d'y vivre en communauté, je me retirerai dans les pays étrangers; peut-être pourrai-je vous rejoindre, retrouver ma fille avec vous! Non, je serois trop heureuse, je n'expierois pas ainsi mes fautes! mais qu'on a de peine à repousser les affections! elles rentrent dans le coeur avec tant de force!

THÉRÈSE.

SEPTIÈME ET DERNIER FRAGMENT

DES FEUILLES ÉCRITES PAR DELPHINE.

Thérèse, que m'écrivez-vous?—Je voudrois lui répondre; mais non, je ne pourrois lui dire ce que je pense, ce seroit la troubler; qu'y a-t-il de plus à ménager au monde qu'une âme sensible qui a retrouvé la paix? Jamais, lui aurois-je dit, jamais je ne croirai qu'on plaise à l'Être suprême en s'arrachant à tous les devoirs de la vie, pour se consacrer à la stérile contemplation de dogmes mystiques, sans aucun rapport avec la morale! Si je m'enferme dans un couvent, ce sont les sentimens les plus profanes, c'est l'amour qui m'y conduira! Je veux qu'il sache que, condamnée à ne plus le voir, je n'ai pu supporter la vie! Je veux l'attendrir profondément par mon malheur, et qu'il lui soit impossible d'oublier celle qui souffrira toujours. Les années, qui refroidissent l'amour, laissent subsister la pitié; et dût-il me revoir encore quand le temps aura flétri mon visage, le voile noir dont il sera couvert, les images sombres qui m'environneront, m'offriront à ses yeux comme l'ombre de moi-même, et non comme un objet moins digne d'être aimé.

Thérèse, est-ce avec de telles pensées qu'il faut entrer dans votre sanctuaire? Je n'ai pas vos opinions, mais je les respecte assez pour répugner à les braver, pour craindre surtout de tromper ceux qui croient, en ayant l'air d'adopter des sentimens que je ne partage pas. Mais si M. de Valorbe me poursuivoit, si je craignois qu'il n'excitât encore la jalousie de Léonce, ou qu'il ne voulût menacer sa vie, je ne sais quel parti je prendrois; ma raison n'a bientôt plus aucune force, j'ai peur d'un nouveau malheur; je crains son impression sur moi; la folie, les voeux irrévocables, la mort, tout est possible à l'état où je suis quelquefois, à l'état plus cruel encore où les peines qui me menacent pourroient me jeter.

J'espérois trouver à Lausanne des lettres de ma soeur, je lui avois dit de m'oublier; mais devroit-elle m'en croire! Ah! qu'il est facile de disparoître du monde, et de mourir pour tout ce qui nous aimoit! Quels sont les liens qu'on ne parvient pas à déchirer? quels sont ceux qu'un effort de plus ne briseroit pas? Ma soeur ne savoit-elle pas que je n'espérois que d'elle quelques mots sur Léonce? Hélas! veut-elle me cacher que mon départ l'a détaché de moi? Quelle cruelle manière de ménager, que le silence! Abandonner le malheureux à son imagination, est-ce donc avoir pitié de lui?

LETTRE II.

Mademoiselle d'Albémar à Delphine.

Montpellier, ce 17 décembre.

Je n'ai pas cru devoir vous cacher cette lettre, il ne faut rien dissimuler à une âme telle que la vôtre, il ne faut pas lui surprendre un sacrifice dont elle ignorerait l'étendue.

Madame de Lebensei à mademoiselle d'Albémar.

Hélas! que me demandez-vous, mademoiselle! Vous voulez que je vous entretienne de l'état de Léonce; je ne l'ai pas vu dans les premiers momens de sa douleur. M. Barton, qui s'étoit chargé de lui apprendre le départ de Delphine, m'a dit qu'il avoit, pendant quelques jours, presque désespéré de sa raison: son ressentiment contre elle prit d'abord le caractère le plus sombre, et néanmoins il formoit, pour la rejoindre, les projets les plus insensés, les plus contraires aux principes qui servent habituellement de règle à sa conduite; enfin, il a consenti à rester auprès de sa femme jusqu'à ce qu'elle fût accouchée; c'est tout ce qu'il a promis.

La première fois que je l'ai vu, il y avoit encore un trouble effrayant dans ses regards et dans ses expressions; il vouloit savoir en quel lieu Delphine s'étoit retirée, c'étoit le seul intérêt qui l'occupât, et cependant il s'arrêtoit au milieu de ses questions pour se parler à lui-même. Ce qu'il disoit alors étoit plein d'égarement et d'éloquence, il faisoit éprouver, tout à la fois, de la pitié et de la terreur! On auroit pu croire souvent que l'infortuné se rappeloit quelques-unes des paroles de Delphine, et qu'il aimoit à se les prononcer; car sa manière habituelle étoit changée, et ressembloit davantage au touchant enthousiasme de son amie, qu'au langage ferme et contenu qui le caractérise. Il me conjuroit de lui apprendre où il pourroit retrouver Delphine; il vouloit paroître calme, dans l'espoir de mieux obtenir de moi ce qu'il désiroit; mais quand je l'assurois que je l'ignorois, il retomboit dans ses rêveries.

—Cette nuit, disoit-il, la rivière grossie menaçoit de nous submerger; en traversant le pont, j'entendois les flots qui mugissoient; ils se brisoient avec violence contre les arches: s'ils avoient pu les enlever, je serois tombé dans l'abîme, et l'on n'auroit plus eu qu'un dernier mot à dire de moi à celle qui m'a quitté; mais les dangers s'éloignent du malheureux, ils laissent tout à faire à sa volonté; je suis rentré chez moi; l'on n'entendoit plus aucun bruit, le silence étoit profond; c'est dans une nuit aussi tranquille qu'on dit que même les mères qui ont perdu leur enfant cèdent enfin au sommeil. Et moi, je ne pouvois dormir! je veillois et m'indignois de mon sort! je reprenois quelquefois contre elle ces momens de fureur les plus amers de tous, puisqu'ils irritent contre ce qu'on aime; mais ce n'est pas elle qu'il faut accuser.—Léonce alors me reprochoit amèrement de lui avoir caché les résolutions de Delphine.

—Si j'avois su d'avance son dessein, me répétoit-il, jamais elle ne l'auroit accompli! Delphine, l'amie de mon coeur, n'auroit pas résisté à mon désespoir! Il vous a fallu, je le pense, de cruels efforts pour la décider à me causer une telle douleur! Que lui avez-vous donc dit qui pût la persuader?—Je voulois me justifier, mais il ne m'écoutoit pas; et, reprenant l'idée qui le dominoit, il s'écrioit:—Vous savez quelle est la retraite que Delphine a choisie, vous le savez, et vous vous taisez! Quel coeur avez-vous reçu du ciel pour refuser de me le confier? C'est à elle aussi, je vous le jure, c'est à votre amie que vous faites du mal, en me cachant ce que je vous demande: pouvez-vous croire, disoit-il en me serrant les mains avec une ardeur inexprimable, pouvez-vous croire que si elle me revoyoit, elle n'en seroit pas heureuse? Je le sens, j'en suis sûr, dans quelque lieu du monde qu'elle soit, elle m'appelle par ses regrets; si j'arrivois, je n'étonnerois pas son coeur, je répondrois peut-être à ses désirs secrets, à ceux qu'elle combat, mais qu'elle éprouve! En nous précipitant l'un vers l'autre, nos âmes seroient plus d'accord que jamais; vous nous déchirez tous les deux: à qui faites-vous du bien par votre inflexibilité? Parlez, au nom de l'amour qui vous rend heureuse! parlez!—Il m'eût été bien difficile, mademoiselle, de garder le silence, si j'avois su le secret qu'il vouloit découvrir; mais M. de Lebensei ayant assuré que je l'ignorois, Léonce le crut enfin: à l'instant où cette conviction l'atteignit, il retomba dans le silence, et peu d'instans après il partit.

Il est revenu depuis assez souvent, mais pour quelques minutes, et sans presque m'adresser la parole: seulement ses regards, en entrant dans ma chambre, m'interrogeoient; et si mes premières paroles portoient sur des sujets indifférens, certain que je n'avois rien à lui apprendre, il retomboit dans son accablement accoutumé. Hier cependant, j'obtins un peu plus de sa confiance, et, s'y laissant aller, il me dit avec une tristesse qui m'a déchiré le coeur:—Vous voulez que je me console, apprenez-moi donc ce que je puis faire qui n'aigrisse pas ma douleur; j'ai voulu partager avec madame de Mondoville ses occupations bienfaisantes; ce matin je suis entré dans l'église des Invalides, je les ai vus en prière; la vieillesse, les maladies, les blessures, tous les désastres de l'humanité étoient rassemblés sous mes yeux. Eh bien! il y avoit sur ces visages défigurés plus de calme que mon coeur n'en goûtera jamais. Où faut-il aller? Le spectacle du bonheur m'offense; et, quand je soulage le malheur, je suis poursuivi par l'idée amère que parmi les maux dont j'ai pitié, il n'en est point d'aussi cruels que les miens.

—Essayez, lui dis-je encore, des distractions du monde, recherchez la société.—Ah! me répondit-il vivement avec une sorte d'orgueil qui le ranimoit, qui pourroit-on écouter après avoir connu Delphine? Dans la plupart des liaisons, l'esprit des hommes est à peine compris par l'objet de leur amour, souvent aussi leur âme est seule dans ses sentimens les plus élevés; mais l'heureux ami de Delphine n'avoit pas une pensée qu'il ne partageât avec elle, et la voix la plus douce et la plus tendre mêloit ses sons enchanteurs aux conversations les plus sérieuses. Ah! madame, continua Léonce en s'abandonnant toujours plus à son émotion, où voulez-vous que je fuie son souvenir? Toutes les heures de ma vie me rappellent ses soins pour mon bonheur; si je veux me livrer à l'étude, je me souviens de ses conseils, de l'intérêt éclairé qu'elle savoit prendre aux progrès de mon esprit; elle s'unissoit à tout, et tout maintenant me fait sentir son absence. Oh! son accent, son regard seulement, si je le rencontrois dans une autre femme, il me semble que je ne serois plus complètement malheureux; mais rien, rien ne ressemble à Delphine; je plains tous ceux que je vois, comme s'ils devoient s'affliger d'être séparés d'elle; et moi, le plus malheureux des hommes! je me plains aussi, car je sais ce qu'il me faut de courage pour paroître encore ce que je suis à vos yeux, pour ne pas succomber, pour ne pas pousser des cris de désespoir, pour ne pas invoquer au hasard la commisération de celui qui me parle, comme si tous les coeurs dévoient avoir pitié de mon isolement. La douleur m'a dompté comme un misérable enfant.—A peine pus-je entendre ces derniers mots, que les sanglots étouffèrent. En ce moment je blâmai le sacrifice de Delphine, et Matilde ne m'inspiroit aucune pitié.

Cependant elle est devenue plus intéressante depuis le départ de madame d'Albémar; sa tendresse pour Léonce a donné de la douceur à son caractère; elle ne parloit pas autrefois à M. de Lebensei, maintenant elle consent assez souvent à le voir chez elle. Il y a deux jours que, l'entendant nommer madame d'Albémar, elle s'est approchée de lui, et lui a dit avec vivacité:—C'est une personne très-généreuse, que madame d'Albémar.—Ces mots signifioient beaucoup dans la manière habituelle de Matilde.

Quelques paroles échappées à Léonce, me font craindre qu'il ne cède une fois à l'impulsion donnée à la noblesse françoise, pour sortir de France et porter les armes contre son pays; il n'est malheureusement que trop dans le caractère de M. de Mondoville, d'être sensible au déshonneur factice qu'on veut attacher à rester en France. M. de Lebensei combat cette idée de toute la force de sa raison; mais son moyen le plus puissant, c'est d'invoquer l'autorité de Delphine. Léonce se tait à ce nom: ce qui me paroît certain pour le moment, sans pouvoir répondre de l'avenir, c'est que M. de Mondoville ne quittera point sa femme pendant sa grossesse; ainsi nous avons du temps pour prévenir de nouveaux malheurs.

Voilà, mademoiselle, tout ce que j'ai recueilli qui puisse intéresser notre amie; c'est à vous à juger de ce qu'il faut lui dire ou lui cacher; parlez-lui du moins de l'inaltérable attachement que M. de Lebensei et moi lui avons consacré, et daignez agréer aussi, mademoiselle, l'hommage de nos sentimens.

ÉLISE DE LEBENSEI.

Je partage du fond de mon coeur, mon amie, l'émotion que cette lettre vous aura causée; mais je vous en conjure, ne vous laissez pas ébranler dans vos généreuses résolutions: puisque vous avez pu partir, attendez que le temps ait changé la nature de vos sentimens; un jour Léonce sera votre ami, votre meilleur ami, et l'estime même que votre conduite lui aura inspirée consacrera son attachement pour vous.

J'ai regretté d'abord vivement que vous eussiez pris le parti de ne pas me rejoindre, mais à présent je l'approuve; Léonce seroit venu certainement ici, s'il avoit su que vous y fussiez, et M. de Valorbe n'auroit pas perdu un moment pour se rapprocher de vous, et vous persécuter peut-être d'une manière cruelle. Dérobez-vous donc dans ce moment aux dangereux sentimens que vos charmes ont inspirés; mais songez que vous devez un jour vous réunir à moi, et qu'il ne vous est pas permis de vous séparer de celle qui n'a d'autre intérêt dans ce monde, que son attachement pour vous.

LETTRE III.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Lausanne, ce 24 décembre.

Que de larmes j'ai versées en lisant la lettre de madame de Lebensei! cependant, ma chère Louise, elle m'a fait du bien, je suis plus calme qu'avant de l'avoir reçue; j'ai été profondément touchée de cette ressemblance, de cette harmonie de sentimens et d'expressions que la même douleur a fait naître entre Léonce et moi. Ah! nos âmes avoient été créées l'une pour l'autre: si nous différions quelquefois au milieu de la société, les fortes affections de l'âme, les cruelles peines du coeur font sur nous deux des impressions presque les mêmes.

Enfin, il se soumet à ses devoirs; le temps adoucira ses regrets, sans m'effacer entièrement de son souvenir; Matilde est heureuse: ces pensées doivent être douces, une fois peut-être elles me rendront le repos, si M. de Valorbe ne s'acharne point à me le ravir; l'inquiétude la plus vive qui me reste, c'est que Léonce ne cède au désir de se mêler de la guerre, si elle est déclarée; mais comme il ne quittera sûrement pas sa femme pendant sa grossesse, ne peut-on pas espérer que d'ici à quelques mois, il arrivera des événemens qui détourneront les malheurs dont la France est menacée?

Je veux m'établir dans un lieu moins habité que celui-ci, où le cruel amour de M. de Valorbe ne puisse pas me découvrir: il faut se résigner, les convulsions de la douleur doivent cesser, je ne serai jamais heureuse, jamais!…. Eh bien! quand cette certitude est une fois envisagée, pourquoi ne donneroit-elle pas du calme?

Hier au soir, cependant, j'ai été bien foible encore; j'avois été moi-même à la poste pour chercher votre lettre, que j'attendois déjà le courrier précédent: on me la remit; je m'approchai, pour la lire, d'un réverbère qui est sur la place; mon émotion fut telle, que je fus prête à perdre connoissance; je m'appuyai contre la muraille pour me soutenir, et quand mes forces revinrent, je vis quelques personnes qui s'étoient arrêtées pour me regarder. Si j'étois tombée morte à leurs pieds, qui d'entre elles en eût été troublée? qui m'auroit regrettée, qui se seroit donné la peine d'examiner pendant quelques instans si j'avois en effet perdu la vie? Ah! que l'intérêt des autres est nécessaire, et que leur haine est redoutable! où les fuir, où les retrouver? Comment supporter leur malveillance? comment renoncer à leurs secours? Que le monde fait de mal! que la solitude est pesante! que l'existence morale enfin est difficile à traîner jusqu'à son terme!

Je revins chez moi; Isore jouoit de la harpe: jusqu'à ce jour je l'avois priée de ne pas faire de la musique devant moi; mon âme n'étoit pas en état de la supporter; elle rappelle trop vivement tous les souvenirs; mais votre lettre, ma soeur, me permit d'y trouver quelques charmes; j'écoutois mon Isore, je lui donnai des leçons avec soin, et quand elle fut couchée, je me mis à jouer moi-même; je me livrai pendant plus de la moitié de la nuit à toutes les impressions que la musique m'inspiroit, je m'exaltois dans mes propres pensées, je suffisois à mon enthousiasme; cependant je m'arrêtai, comme fatiguée de cet état dont il n'est pas permis à notre âme de jouir trop longtemps; j'ouvris ma fenêtre, et considérant le silence de cette ville, si animée il y avoit quelques heures, je réfléchis sur le premier don de la nature, le sommeil; il enseigne la mort à l'homme, et semble fait pour le familiariser doucement avec elle. Quelle égalité règne dans l'univers pendant la nuit! les puissans sont sans force, les foibles sans maîtres, la plupart des êtres sans douleur! Veiller pour souffrir est terrible, mais veiller pour penser est assez doux; dans le jour, il vous semble que les témoins, que les juges assistent à vos plus secrètes réflexions; mais dans la solitude de la nuit, vous vous sentez indépendant; la haine dort, et des malheureux comme vous pourroient seuls encore vous entendre!

Léonce, Léonce! m'écriai-je plusieurs fois en regardant le ciel, le repos est-il descendu sur toi, ou ton coeur agité cherche-t-il aussi quelques idées, quelques sentimens qui fassent supporter la perte de l'espérance? l'invincible sort s'en va flétrissant toutes les jouissances passionnées, faut-il leur survivre? Léonce! Léonce! je me plaisois à dire son nom, à le prononcer dans les airs, pour qu'il me revînt d'en haut, comme si le ciel l'avoit répété.

Tout à coup j'entendis des gémissemens dans une maison vis-à-vis de la mienne, la fenêtre en étoit ouverte, et les plaintes arrivoient jusqu'à moi, qui, seule éveillée dans la ville, pouvois seule les entendre. Ces accens de la douleur me touchèrent profondément; il me sembloit que pour la première fois dans ces lieux, il existoit un être qui ne m'étoit plus étranger, puisqu'il pouvoit avoir besoin de ma pitié; j'élevai deux ou trois fois la voix pour offrir mes secours, on ne me répondit pas, et les gémissemens cessèrent; je demandai le matin qui demeuroit dans la maison d'où j'avois entendu partir des plaintes? et j'appris qu'elle étoit habitée par une femme âgée et malade, qui souffroit pendant la nuit, mais trouvoit assez de soulagement pendant le jour, dans les derniers plaisirs de l'existence physique qu'elle pouvoit encore supporter. Voilà donc, me dis-je alors, quelle est la perspective de la destinée humaine! quand les douleurs morales finiront, les douleurs physiques s'empareront de notre âme affoiblie! et la mort s'annoncera d'avance par la dégradation de notre être. Oh! la vie! la vie! que de fois, depuis que j'ai quitté Léonce, j'ai répété cette invocation! mais on l'interroge en vain, en vain on lui demande son secret et son but, elle passe sans répondre, sans que les cris ni les pleurs, la raison ni le courage, puissent jamais hâter ni retarder son cours.

Louise, pardon de vous fatiguer ainsi de mon imagination égarée; mes réflexions me ramènent sans cesse vers les mêmes idées; je voudrois entendre souvent des paroles de mort, je voudrois être environnée de solennités sombres et terribles; ce que je redoute le plus, c'est que ma douleur ne devienne un état habituel, une existence comme toutes les autres, un mal que je porterai dans mon sein, et que les hommes me diront de supporter en silence.—Adieu; je croyois avoir repris des forces, et je suis retombée; allons, à demain.

Berne, ce 25 décembre.

P. S. Je n'avois pas fermé cette lettre, lorsqu'un accident cruel a failli rendre mon sort encore plus misérable: j'ai appris, par un de mes gens, que M. de Valorbe venoit d'arriver à Lausanne; heureusement il n'a pas su que j'y étois; mais il pourroit le découvrir d'un moment à l'autre, et la frayeur que j'en ai ressentie ne m'a pas permis d'y rester plus long-temps. Je suis partie à onze heures du soir, j'ai voyagé toute la nuit, et je ne me suis arrêtée qu'ici; se peut-il qu'une destinée sans espoir soit encore poursuivie par tant de craintes!

Je vais à Zurich, j'y serai dans deux jours; écrivez-moi directement chez MM. de C., négocians; je leur suis recommandée sous un nom emprunté; adieu, ma soeur; je fuis de malheurs en malheurs, sans jamais trouver de repos.

LETTRE VI.

M. de Valorbe à M. de Montalte.

Lausanne, ce 25 décembre 1791.

Depuis long-temps je ne t'ai point écrit, Montalte. A quoi bon écrire? J'ai besoin cependant de parler une fois encore de moi; j'ai besoin d'en parler à quelqu'un qui m'ait connu, qui se rappelle ce que j'étois avant mon irréparable chute.

Tu m'as défendu, je le sais, avec générosité, avec courage; mais que peux-tu, que pouvons-nous l'un et l'autre contre la honte que j'ai acceptée par le plus indigne amour? Madame d'Albémar m'a perdu. Ma réconciliation avec M. de Mondoville est une tache que toutes les eaux de l'Océan ne peuvent laver. Je me suis battu trois fois avec des officiers de mon régiment; tout a été vain. Je fuis, je quitte la France, repoussé de mon corps, ruiné, flétri, sans espoir, sans avenir. Les lois contre les émigrés vont m'atteindre; mes biens seront saisis, moi-même exilé, poursuivi par des créanciers avides, n'ayant plus de patrie, peut-être bientôt plus d'asile. Et pourquoi tant de malheurs! parce que les larmes d'une femme m'ont attendri, parce que ce caractère si dur, me dit-on, si personnel, si haineux, n'a pu résister à la douleur de Delphine. Et cette douleur, elle venoit de sa passion pour un autre! C'est mon rival que j'ai épargné, c'est mon rival dont j'ai soigné le bonheur. Et cet heureux Léonce, et cette Delphine, qui étoit naguère à mes pieds, marchent aujourd'hui tous deux, insoucians de ma destinée. Sans moi, leur amour étoit connu, sans moi, l'opinion s'élevoit contre eux; et parce que j'ai été bon, parce que j'ai été sensible, c'est contre moi qu'elle s'élève! Justice des hommes! c'est par des vertus que je péris. Si j'avois su être dur, inflexible, inexorable, l'estime m'environneroit encore; et ce seroit Léonce, ce seroit Delphine, qui gémiroient dans le malheur.

Montalte, je ne te demande plus qu'un service. Je ne sais ce que les nouvelles lois ordonneront sur ma fortune. Je remets entre tes mains ce que tu pourras en sauver. Si je meurs, dispose de ces débris comme de ton bien. Malgré l'exemple général de l'ingratitude, il m'est encore doux d'être reconnoissant envers toi. Je veux découvrir madame d'Albémar, on dit qu'elle a quitté la France. Je la suis, je la cherche, je la trouverai. Si de ton côté tu en apprenois quelque chose, hâte-toi de me le mander.

Si j'arrive enfin jusqu'à cette Delphine que j'ai tant aimée, que j'aime encore, elle décidera de mon sort et du sien; elle verra l'abîme dans lequel elle m'a précipité; ma santé détruite, chacun de mes jours marqué par de nouvelles douleurs, mes blessures me faisant éprouver encore des souffrances aiguës, toute carrière fermée devant moi, et mon nom déshonoré. J'apprendrai si cette femme d'une sensibilité si vantée, si ce caractère si doux, cette bienveillance si générale, rempliront les devoirs de la plus simple reconnoissance.

Certes, quelle est la femme qui se croiroit permis d'hésiter, si elle voyoit devant elle l'infortuné qui a sauvé celui dont elle tient toute son existence, l'infortuné qui, par un sacrifice inouï, lui a immolé jusqu'à son honneur même; l'homme qu'elle auroit réduit à fuir son pays, à renoncer à sa fortune, à braver toute la rigueur des lois et toutes les souffrances de l'exil; si elle le voyoit à ses genoux, lui offrant un coeur que tant de peines n'ont pas aliéné, ne lui reprochant rien, n'écoutant encore que l'amour qui l'a perdu, la suppliant de céder à cet amour, de partager son sort, de colorer les dernières heures de sa destinée; je ne sais quelle âme il faudroit avoir pour repousser cette dernière prière.

Madame d'Albémar la repoussera cependant, je le prévois. Des expressions douces, de la pitié, des protestations compatissantes, c'est là tout ce que j'obtiendrai d'elle. Et grâce à cette douceur de manières, à cette pitié qui n'oblige à rien, lorsqu'elle aura causé ma mort, c'est moi que l'on accusera; c'est moi dont on blâmera la violence, dont on noircira le caractère; et tous ces hommes qui m'ont sacrifié, qui ont disposé de moi par calcul et sans scrupule, comme d'un accessoire dans leur vie, comme d'un être insignifiant et subalterne, ces hommes me condamneront.

Non, Montalte, il ne sera pas dit que ma vie aura toujours été la misérable conquête de quiconque aura voulu s'en emparer. Il ne sera pas dit que le sentiment irritable, mais profond, mais souvent généreux, qui me consume, aura toujours été habilement employé et constamment méconnu. Je la vaincrai, cette foiblesse, cette timidité douloureuse, qui me jette à la merci même de ceux que je n'aime pas, et qui, devant celle que j'aime, a fait taire jusqu'à mon amour.

Je veux que Delphine soit ma femme, je le veux à tout prix. Elle s'est servie de mon caractère, elle m'a trompé par son silence, elle m'a subjugué par sa douleur; mais, quand il s'est agi de Léonce et de moi, elle n'a pas même daigné me compter. Elle croit sans doute que la même générosité, la même foiblesse, me rendront toujours impossible de résister à ses larmes.

Je mourrai peut-être: tout me l'annonce. La vie m'est à charge; mais avant de mourir, je ferai revenir Delphine de l'idée qu'elle s'est faite de son ascendant sur moi. Quand je serai ce que les hommes se sont plu toujours à me supposer, quand je pourrai braver leurs souffrances, fermer l'oreille à leurs prières, ils sentiront le prix des qualités dont ils usoient avec insolence, sans les reconnoître ou m'en savoir gré.

Sans doute il seroit plus commode de déplorer un instant ma perte, pour m'oublier ensuite à jamais. Delphine trouverait doux de verser quelques larmes sur ma tombe, de se montrer bonne en me plaignant, quand elle n'auroit plus à me craindre. Mais je ne puis me résoudre à mourir, aussi facilement que mes amis se résigneroient à me pleurer.

Delphine m'appartiendra. Crime ou vertu, haine ou amour, sympathie ou cruauté, tous les moyens me sont égaux. Je tirerai parti de ses fautes, je profiterai de ses imprudences, j'encouragerai l'opinion qui déjà menace son nom trop souvent répété, et qui, comme toujours, s'arme contre elle de ce qu'elle a de meilleur et de plus noble dans le caractère. Je l'entourerai de mes ruses, je l'épouvanterai par mes fureurs…. Dans l'état où l'on m'a réduit, quel scrupule pourroit me rester encore? Les scrupules ne conviennent qu'aux heureux.

Mon dessein d'ailleurs est-il si coupable? Je veux l'obtenir, mais c'est pour lui consacrer ma vie: je veux m'emparer de son existence, mais son empire sur moi n'a-t-il pas détruit la mienne? Si je puis l'attendrir, le bonheur m'est encore ouvert: si elle est inflexible, je veux la punir, je veux me venger.

Cependant, Montalte, crois-moi, je ne suis pas encore l'homme féroce que cette lettre semble annoncer. Oh! si je retrouve un coeur qui me réponde, si l'estime d'un être sensible vient relever mon âme flétrie, si quelque ombre de justice envers mon malheureux caractère, me donne l'espérance qu'on n'en profitera pas toujours pour l'opprimer en le calomniant; si Delphine, touchée de mon sort, s'accusant de mes maux, consent à s'unir à moi, je puis renaître à la vie, je puis reprendre aux sentimens doux, je puis être heureux sur cette terre. Cet ange de paix, de grâce et de bonté, me consolera de tous les revers.

Adieu, Montalte; pardonne-moi ce long délire et ces contradictions sans nombre, et les mouvemens opposés qui m'agitent et qui me déchirent. Tu m'as connu, tu sais si la nature m'avoit fait dur ou barbare. Pourquoi les hommes m'ont-ils irrité? pourquoi n'ont-ils jamais voulu me connoître? pourquoi n'ai-je trouvé nulle part un seul être qui m'appréciât ce que je vaux! Ne m'as-tu pas vu capable de dévouement, d'élévation, de tendresse et de sacrifice? Mais lorsque dans tout le cours de sa vie on se voit puni de ce qu'on a fait de bon, lorsqu'il est démontré que, dans chaque événement, c'est un mouvement généreux qui a donné prise à l'injustice; qui peut répondre de soi? quel caractère ne s'aigriroit pas? quelle morale résisteroit à cette funeste expérience?

Quoi qu'il arrive, garde le silence à jamais sur moi. Je ne veux pas que les hommes s'intéressent à ma destinée; je ne veux pas me soumettre à ces juges plus personnels, plus égoïstes, plus coupables cent fois que celui qu'ils osent juger. Sois heureux, si tu peux l'être, arme-toi contre la société, contre l'opinion, contre ta propre pitié surtout. Tout ce que la nature nous donne de délicat ou de sensible, sont des endroits foibles où les hommes se hâtent de nous frapper.

LETTRE V.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Zurich, ce 28 décembre.

Je crois avoir trouvé enfin l'asile qui me convient. A six lieues de Zurich, sur une rivière qui se jette dans le Rhin, il y a un couvent de chanoinesses religieuses, appelé l'abbaye du Paradis, où l'on reçoit des femmes comme pensionnaires; leur conduite est soumise à l'inspection de l'abbesse, elles ne peuvent sortir sans son consentement, quoiqu'elles ne fassent point de voeux. [Ces sortes de pensionnaires s'appellent des données.] La manière de vivre dans ce couvent est régulière sans être pénible; il y a moins de sévérité dans les statuts de cette maison que dans la plupart de celles du même genre; mais on est difficile sur le choix des personnes qui peuvent y être admises, et c'est une retraite très-honorable pour les femmes qui y sont reçues; je dois y aller demain matin, et je vous manderai si je puis m'y établir.

J'éprouve une impatience singulière de trouver enfin une demeure fixe, une existence uniforme; chaque objet nouveau réveille en moi le même souvenir et la même douleur.

Ce 29.

Louise, l'auriez-vous prévu? L'abbesse de ce couvent, c'est madame de Ternan, la soeur de madame de Mondoville, la tante de Léonce; elle s'appelle Léontine, c'est d'elle qu'il tient son nom; elle lui ressemble, quoiqu'elle ait cinquante ans: il y a eu des momens, pendant notre longue conversation, où ces rapports de figure et de voix m'ont frappée jusqu'au point d'en tressaillir; elle a, dans sa manière de parler, cet accent un peu espagnol qui donne, vous le savez, tant de grâce et de noblesse au langage de Léonce; je ne pouvois me résoudre à m'éloigner d'elle, j'essayois mille sujets différens, dans l'espoir d'en découvrir un qui pût animer assez madame de Ternan, pour donner à ses mouvemens plus de jeunesse, plus de ressemblance avec ceux de Léonce. Je n'ai point cherché à connoître le caractère de madame de Ternan: ses gestes, ses regards m'occupoient uniquement. Je lui ai témoigné le plus grand désir de me fixer dans sa maison, sans que rien en elle m'ait fortement attiré, si ce n'est les traits de son visage et les accens de sa voix, qui rappellent Léonce.

Elle a consenti à ce que je désirois; elle m'a promis le secret sur mon véritable nom, et m'a accueillie très-poliment, quoique avec un mélange de hauteur qui rappeloit ce qu'on m'a dit du caractère de sa soeur; elle m'a paru avoir de l'esprit, mais celui d'une femme qui a été très-jolie, et dont les manières se composent de la confiance qu'elle avoit autrefois dans sa figure, et de l'humeur qu'elle a maintenant de l'avoir perdue. Rien en elle ne peut expliquer pourquoi elle s'est faite religieuse, et quand elle cause, elle a l'air de l'oublier tout-à-fait; on m'a dit cependant qu'elle était très-sévère pour la manière de vivre des pensionnaires qu'elle admettoit chez elle, et que toute sa communauté avoit en général un grand esprit de rigueur. Quoi qu'il en soit, je veux m'établir dans ce couvent: que m'importe plus ou moins d'exigence! je n'ai rien à faire qu'à me dérober, s'il est possible, aux sentimens douloureux qui me poursuivent. Madame de Ternan obtiendra de moi ce qu'elle voudra, elle ne se doute pas de l'empire qu'elle a sur ma volonté; j'irois au bout du monde pour la voir habituellement.

J'apprendrai, en vivant avec elle, tous les mots qu'elle prononce comme Léonce, toutes les impressions qui fortifient les traces de sa ressemblance avec lui, et je chercherai à faire reparoître plus souvent ces traces chéries.—O Léonce! me voilà un intérêt dans la vie: j'aimerai cette femme, quels que soient ses défauts; je la soignerai, pour qu'elle écrive une fois à votre mère que j'étois digne de vous.—Je ne serai pas séparée tout-à-fait de ce que j'aime; un rapport, quelque indirect qu'il soit, me restera encore avec lui; et quand, dans quelques années, je pourrai lui faire connoître ma retraite, lui raconter les jours que j'y ai passés, il sera touché des sentimens qui m'auront tout entière occupée.

Ma soeur, votre dernière lettre m'a profondément attendrie; ne vous affligez pas tant de ma situation; elle vaut mieux depuis que j'ai choisi une retraite, depuis que j'ai pu, loin de Léonce, retrouver encore quelques liens avec lui.

LETTRE VI.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Zurich, ce 31 décembre.

Je viens d'éprouver une émotion très-vive, ma chère Louise, et je ne sais si je me suis bien ou mal conduite, dans une situation où des sentimens très-opposés m'agitoient. La maison que j'habite ici est près de celle de madame de Cerlebe, femme que tout le monde vante à Zurich, et qui m'a paru en effet très-aimable; j'étois recommandée par des négocians de Lausanne à son mari; je l'ai vue tous les jours, elle m'a montré plusieurs fois l'empressement le plus aimable, et vouloit m'emmener avec elle à la campagne, où elle demeure presque toute l'année, avec son père et ses enfans. Hier, j'allai la remercier et prendre congé d'elle; une impression d'inquiétude altéroit la sérénité habituelle de son visage:—J'ai chez moi, me dit-elle, depuis quatre jours, un François qu'un de mes amis de Lausanne m'a prié de recevoir, et dont il me dit le plus grand bien; le pauvre homme est tombé malade en arrivant, des suites de ses blessures, et je crois aussi que quelque chagrin secret lui fait beaucoup de mal.—Troublée de ce qu'elle me disoit, je lui demandai le nom de cet infortuné.—M. de Valorbe, reprit-elle.—Sans doute mon visage exprimoit ce qui se passoit en moi, car madame de Cerlebe me saisit la main et me dit: —Vous êtes madame d'Albémar; je le soupçonnois déjà, j'en suis sûre à présent; vous allez rendre la vie à M. de Valorbe, il vous nomme sans cesse, il prétend qu'il doit vous épouser, que vous le lui avez promis; il mourra s'il ne vous voit pas.—Je me taisois. Madame de Cerlebe continua le récit des souffrances de M. de Valorbe, et des preuves continuelles qu'il donnoit de sa passion pour moi; et tout en me parlant, elle se levoit et marchoit vers la porte; comme ne doutant pas que je ne la suivisse pour aller voir M. de Valorbe.

Comment vous rendre compte de ce qui se passoit en moi? Si je n'avois jamais eu aucun tort envers M. de Valorbe, si ce silence qu'il n'a point oublié ne lui paroissoit pas une sorte de promesse, peut-être aurois-je été le voir; mais tel est le malheur d'un premier tort, qu'il vous force absolument à en avoir un second, pour éviter l'embarras cruel du reproche. Je ne savois d'ailleurs comment parler à M. de Valorbe; certainement sa situation m'inspiroit beaucoup de pitié; mais si j'exprimois cette pitié dans des termes vagues, n'exalterais-je pas ses espérances? et si je la restreignois par des expressions positives, ne le blesserois-je pas profondément? Je ne connois rien de si pénible que de voir un homme malheureux, lorsqu'on éprouve un sentiment intérieur de contrainte, qui oblige à mesurer les paroles qu'on lui adresse, avec un sang-froid presque semblable à la dureté. J'éprouvois enfin une répugnance invincible pour aller dans la chambre de M. de Valorbe; autrefois je l'aurois vaincue, cette répugnance; mais je souffre depuis si long-temps, que j'ai peut-être perdu quelque chose de cette bonté vive et involontaire, qui m'entraînoit sans réflexion, et souvent même malgré mes réflexions.

Je refusai madame de Cerlebe, elle s'en étonna et n'insista point; mais seulement elle me demanda assez froidement la permission de me quitter, pour aller voir dans quel état se trouvoit M. de Valorbe. Je fus fâchée d'avoir été désapprouvée par madame de Cerlebe, car je me sens un véritable penchant pour elle, depuis le peu de temps que je la connois. Je descendis lentement son escalier, hésitant toujours, mais toujours animée par le désir de m'éloigner. Quand je fus à peu de distance de la porte, je m'arrêtai, et je vis à la fenêtre une figure presque méconnoissable; ses regards me parurent fixés sur moi; je fis quelques pas pour retourner, mais l'idée de Léonce me vint, je pensai que s'il étoit là, il me retiendroit; je levai les yeux vers la fenêtre, il me sembla que le visage de M. de Valorbe exprimoit, en me voyant approcher, une joie tout-à-fait effrayante; un sentiment de crainte me saisit, et je retournai chez moi sans m'arrêter.

J'ai besoin de savoir, ma soeur, si vous me condamnerez ou si vous m'excuserez; je me retirerai demain dans un asile où personne du moins ne pourra plus prétendre à me voir.

LETTRE VII.

M. de Valorbe à M. de Montalte.

Zurich, le 1er janvier 1792.

Je me trompois, Montalte, lorsque je vous écrivois que madame d'Albémar auroit au moins avec moi des formes polies et douces; elle n'a pas même voulu s'en donner la peine. Elle a été dans la même maison que moi sans daigner me voir; elle me savoit malade, mourant, mourant pour elle, et quelques pas qui l'auroient amenée près de mon lit de douleur, lui ont paru un effort trop pénible! Je l'ai vue hésiter, revenir, et céder enfin à l'impitoyable sentiment qui lui défendoit de me secourir.

Je ne sais pourquoi je m'accuse quelquefois, ce sont les autres qui ont toujours eu tort envers moi; c'est Delphine qui est barbare, il faut qu'elle en soit punie. La nature aussi s'acharne sur ma misérable existence; je ne peux pas marcher, je ne peux pas me soutenir, je me sens une irritation inouïe, même contre les objets physiques qui m'environnent; une chaise qui me heurte, un papier que je ne trouve pas, une porte qui résiste, tout me cause une impatience douloureuse: que de maux sur la terre sont destinés à l'homme!

Il faut les dompter; je sortirai, je trouverai celle qui n'a pas voulu me voir, aucun asile ne la soustraira à ma volonté; les souffrances que j'éprouve m'agitent, au lieu de m'abattre.—Delphine, vous regretterez l'indigne mouvement qui vous a pour jamais privée de tous vos droits à ma pitié.

LETTRE VIII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

De l'abbaye du Paradis, ce 3 janvier 1792.

Enfin, je suis ici; je ne sais si je dois m'applaudir d'avoir quitté Zurich sans avoir vu M. de Valorbe; madame de Cerlebe au moins m'a promis de lui exprimer mes regrets, de lui offrir tous les services qui sont en ma puissance, et que je serois si empressée de lui rendre. Madame de Cerlebe ne m'a point paru refroidie pour moi, et j'en ai joui, car je ne la vois jamais sans que mon amitié pour elle ne s'augmente.

Elle connoît intimement une des religieuses du couvent où je suis, mais elle n'aime pas madame de Ternan; elle prétend que c'est une personne égoïste et hautaine, d'un esprit étroit et d'un coeur dur, et qu'elle n'a eu d'autre motif pour quitter le monde, que le chagrin de n'être plus-belle.

—Vous ne savez pas, me disoit madame de Cerlebe, combien une vie frivole dessèche l'âme! Madame de Ternan avoit des enfans, elle ne s'en est pas fait aimer; elle avoit de l'esprit naturel, elle l'a si peu cultivé, que son entretien est souvent stérile: maintenant qu'elle est forcée de renoncer à tous les genres de conversation pour lesquels il faut nécessairement un joli visage, elle s'est retirée dans un couvent, afin d'exercer encore de l'empire par sa volonté, quand ses agrémens ne captivent plus personne; un fonds de personnalité très-ferme et très-suivi s'est montré tout à coup en elle, quand sa beauté n'a plus attiré les hommages: elle n'est dans la réalité ni très-sévère, ni très-religieuse; mais elle a pris de tout cela ce qu'il faut pour avoir le droit de commander aux autres. L'amour-propre lui a fait quitter le monde, l'amour-propre est son seul guide encore dans la solitude; elle conserve une sorte de grâce, reste de sa beauté, souvenir d'avoir été aimée, qui vous fera peut-être illusion sur son véritable caractère; mais si quelque circonstance vous mettoit jamais dans sa dépendance, vous verriez si je vous ai trompée, et vous vous repentiriez de ne m'avoir pas crue.—

Ces observations, et plusieurs autres encore que madame de Cerlebe me présentoit avec beaucoup d'esprit et de chaleur, m'auroient peut-être fait impression, si madame de Ternan n'eût pas été la tante de Léonce; mais quels défauts pourroient l'emporter sur ce regard, sur ce son de voix qui me le rappellent! J'ai persisté dans mon dessein, et je suis établie ici depuis hier.

Pauvre M. de Valorbe! que je voudrois diminuer son malheur! pourrois-je sans l'offenser lui offrir la moitié de ma fortune? Enfin, ma chère Louise, que votre coeur imagine ce qui pourrait adoucir sa situation! mais je ne puis me résoudre à le voir, les témoignages de son amour me seroient trop pénibles, loin de Léonce. Je ne sais par quelle bizarrerie cruelle on craint toujours d'être plus aimée par l'homme qu'on n'aime pas, que par celui qu'on préfère; il vaut mieux n'entendre aucune expression de tendresse, et que tout se taise, quand Léonce ne parle pas.

LETTRE IX.

Madame de Mondoville, mère de Léonce, à madame de Ternan, sa soeur.

Madrid, ce 17 janvier 1792.

Vous m'apprenez, ma chère soeur, que madame d'Albémar est près de vous; mon fils ne le sait pas, gardez bien ce secret. Léonce a toujours la tête tournée d'elle, et, dans un moment où les indignes lois françoises vont permettre le divorce, j'éprouve une crainte mortelle qu'il ne se déshonore, en abandonnant Matilde pour cette Delphine, dont la séduction est, à ce qu'il paroît, véritablement redoutable: ne pourriez-vous pas prendre assez d'empire sur son esprit, pour l'engager à se marier avec un de ses adorateurs? je ne pourrai jamais ramener la raison de mon fils, s'il n'a pas à se plaindre d'elle.

Je n'ai pas d'idée fixe sur cette femme, qui me paroît, d'après tout ce que j'entends dire, un être tout-à-fait extraordinaire; mais je serois désolée, quand même mon fils seroit libre, qu'il devînt son époux. On ne peut jamais soumettre ces esprits qu'on appelle supérieurs, aux convenances de la vie; il faut supporter qu'ils vous donnent un jugement nouveau sur tout, et qu'ils vous développent des principes à eux, qu'ils appellent de la raison; cette manière d'être me paroît, à moi, souverainement absurde, particulièrement dans une femme. Notre conduite est tracée, notre naissance nous marque notre place, notre état nous impose nos opinions; que faire donc de cet esprit d'examen qui perd toutes les têtes? la morale et la fierté sont très-anciennes; la religion et la noblesse le sont aussi; je ne vois pas bien ce qu'on veut faire des idées nouvelles, et je ne me soucie pas du tout qu'une femme qui les aime exerce de l'empire sur mon fils. Je vous prie donc instamment, ma soeur, puisque le hasard met madame d'Albémar dans votre dépendance, d'employer tout votre esprit à la séparer sans retour de Léonce.

Comment vous trouvez-vous de votre établissement en Suisse? ne vous en lassez-vous point? et ne penserez-vous pas à venir dans un couvent en Espagne, pour me donner la douceur de finir mes jours auprès de vous?

LETTRE X.

Réponse de madame de Ternan à sa soeur, madame de Mondoville.

De l'abbaye du Paradis, ce 30 janvier 1792.

Je vois bien, ma soeur, que vous n'avez jamais vu madame d'Albémar; il se mêleroit à votre opinion, juste à quelques égards, un goût qu'il est impossible de ne pas ressentir pour elle: la facilité de son caractère et la grâce de son esprit sont très-séduisantes; sa figure a une expression de sensibilité si naturelle, si aimable, que les caractères les plus froids s'y laissent prendre; moi qui suis assurément bien revenue de toute espèce d'illusion, j'ai de l'attrait pour Delphine; mais soyez tranquille sur cet attrait; loin de nuire à vos projets, il y servira. Je veux la déterminer à se faire religieuse dans mon couvent, et je crois que j'y parviendrai; elle a beaucoup de mélancolie dans le caractère, un profond sentiment pour votre fils, et assez de vertu pour ne pas vouloir y céder; dans cette situation, que peut-elle faire de mieux que d'embrasser notre état? comment pourrois-je d'ailleurs être assurée de la garder près de moi, si elle ne le prenoit pas? elle me quitteroit nécessairement une fois, et ce seroit pour moi une véritable peine.

J'avois pris assez d'humeur contre toutes les affections, depuis que je ne peux plus en inspirer; Delphine est néanmoins parvenue à m'intéresser; n'imaginez pas cependant que je me laisse dominer par ce sentiment, je le ferai servir à mon bonheur; l'on ne fait pas de fautes quand on n'a plus d'espérances, car on ne hasarde plus rien. Je tiens beaucoup à conserver Delphine auprès de moi; et, comme je ne puis m'en flatter qu'en la liant à notre communauté d'une manière indissoluble, j'y ferai tout ce qu'il me sera possible: c'est seconder vos vues; et de plus, je ne pense pas qu'on puisse m'accuser de personnalité dans ce dessein; qu'arrivera-t-il à Delphine en restant au milieu du monde? ce que j'ai éprouvé; ce que toutes les belles femmes sont destinées à souffrir; elle se verra par degrés abandonnée, elle verra l'admiration qu'elle inspire se changer en pitié, et des sentimens commandés prendre la place des sentimens involontaires.

Hier, je parlois sur divers sujets avec assez de tristesse, vous savez que c'est en général à présent ma manière de sentir. Delphine m'écoutoit avec l'intérêt le plus aimable; je lui dis je ne sais quel mot qui apparemment la toucha, car tout à coup je la vis presque à genoux devant moi, me conjurer de l'aimer et de la protéger dans la vie. Le hasard avoit donné dans ce moment à sa figure une grâce nouvelle; elle étoit penchée d'une manière qui ajoutoit encore à la beauté de sa taille; sa robe s'étoit drapée comme un peintre l'auroit souhaité; et ses beaux cheveux, en tombant, avoient paré son visage du charme le plus attrayant. Vous l'avouerai-je, je me rappelai dans ce moment, que moi aussi j'avois été belle, et cette pensée m'absorba tout entière; je ne me sentis cependant aucun mouvement d'envie contre Delphine, et je désirai même plus vivement encore de la retenir auprès de moi. Elle me rend quelques-uns des plaisirs que j'ai perdus; elle me donne des témoignages d'amitié que je n'ai reçus que quand j'étois jeune; elle me joue des airs qui me plaisent; elle est malheureuse quoique jeune et belle, cela console d'être vieille et triste; il faut qu'elle reste auprès de moi.

Pourquoi la détournerois-je de se fixer ici? pourquoi ferois-je ce sacrifice? les sacrifices conviennent aux jeunes gens, ils sont entourés d'amis qui prennent parti pour eux contre eux-mêmes; mais quand on est vieille, tant de gens trouvent simple que l'on se dévoue, tant de gens l'exigent de vous, que par un mouvement assez naturel on est tenté de se faire une existence d'égoïsme, puisqu'on ne vous tient plus compte de l'oubli de vous-mêmes. Il est des qualités qu'il n'est doux d'exercer que quand les autres, s'y opposent; et croyez-moi, ma soeur, à cinquante ans personne ne nous aime autant que nous nous aimons nous-mêmes.

Vous êtes bonne de me proposer de revenir près de vous; mais nous nous rappellerions notre jeunesse ensemble, et cela fait trop de mal; j'aime mieux vivre ici, où personne ne m'a connue que telle que je suis. Je m'intéresse à vous, à votre famille; je vous servirai dans toutes les circonstances; mais je mourrai dans le couvent où je suis: j'ai vu quelque part, dans les Nuits d'Young, qu'il faut que la vieillesse se promène silencieusement sur le bord solennel du vaste Océan qu'elle doit bientôt traverser; cela m'a frappée. J'étois bien légère autrefois, à présent je n'aime que les idées sombres; je voudrois me persuader que la vie ne vaut rien pour personne, et qu'après moi l'amour, la beauté, la jeunesse, ont fini.

Vous n'avez pas ces mouvemens de tristesse, ma soeur; votre passion pour votre fils vous en a préservée; vous savez que le mien m'a abandonnée de très-bonne heure, je n'ai pu retenir aucune affection autour de moi, cependant j'en avois besoin; mais quand je les ai vues s'éloigner, un sentiment de fierté très-impérieux m'a empêchée de rien faire pour les rappeler; je me suis tracé une vie qui convient assez à mon caractère; l'extrême sévérité que j'ai établie parmi les religieuses chanoinesses qui me sont subordonnées, donne beaucoup de considération à l'abbaye que je gouverne; et vous l'avez remarqué comme moi, la considération est la seule jouissance des femmes dans leur vieillesse. Je ne pourrais pas facilement transporter en Espagne l'existence dont je jouis ici, il me faudroit plusieurs années pour préparer ce que je recueille maintenant; je ne dois donc pas songer à me réunir à vous: mais comptez toujours sur moi comme sur une soeur dévouée à tous vos intérêts, et qui partage la plupart de vos opinions, par goût et par sympathie.

LETTRE XI.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

De l'abbaye du Paradis, ce 2 février.

Je ne vous ai point écrit depuis près d'un mois; j'ai voulu essayer si la vie uniforme que je mène me donneroit enfin du calme, et si, en m'interdisant de parler, même à vous, des sentimens que j'éprouve, je finirois par en être moins troublée. Hélas! tous ces sacrifices ne me réussissent point: une seule résolution pourroit plus que tant d'efforts: si je partois… si je revoyois Léonce…. Insensée que je suis! ah! c'est pour n'avoir plus ces pensées agitantes qu'il faudroit s'enchaîner ici. Madame de Ternan auroit envie de me garder pour toujours auprès d'elle; je suis sensible à ce désir; mais je ne sais pourquoi le plaisir même qu'elle trouve à me voir, ne me persuade pas qu'elle m'aime; je crains qu'il n'entre peu d'affection dans le besoin qu'elle peut avoir des autres: elle discerne parfaitement les personnes qui lui conviennent, et souhaite de les captiver; mais il semble qu'elle emploieroit le même accent pour s'assurer d'une maison qui lui plairoit, que pour retenir un ami.

Elle exerce, malgré ses défauts, un grand empire sur ceux qui l'entourent. Il y a dans ses manières une dignité qui impose, et fait mettre beaucoup de prix à ses moindres expressions de confiance et de familiarité. Je crois, cependant, que sa ressemblance avec Léonce est la principale cause de son ascendant sur moi; car, pour peu qu'on pénètre jusqu'au fond de son âme, on y trouve je ne sais quoi d'aride, qui refroidit le coeur plus disposé à s'attacher.

Hier, par exemple, j'avois joué sur ma harpe des airs qu'elle avoit entendus autrefois, et ma conversation l'intéressoit: elle me dit un mot assez mélancolique, qui m'encouragea à lui demander quels avoient été les motifs de sa retraite dans un couvent; elle hésita quelques momens, et d'un ton très-réservé, elle me tint d'abord les discours convenables à son état; cependant comme je la pressai davantage, et que j'osai lui parler de sa beauté passée:—Eh bien! me dit-elle, puisque vous vous intéressez à moi, je vous donnerai quelques lignes que j'avois écrites, non pour raconter ma vie, car, selon moi, l'histoire de toutes les femmes se ressemble, mais pour me rendre compte des motifs qui m'ont déterminée au parti que j'ai pris: cela n'est pas achevé, parce qu'on ne finit jamais ce qu'on écrit pour soi; mais il y en a assez pour satisfaire votre curiosité et pour vous prouver ma confiance.

Je vous envoie, ma soeur, ce que madame de Ternan m'a remis; il y règne une impression de tristesse qui d'abord pourroit toucher; mais en y réfléchissant, on trouve dans cette tristesse bien plus d'amour-propre que de sensibilité; vous me direz l'impression que ce singulier écrit aura produite sur vous.

Raisons qui ont déterminé Léontine de Ternan à se faire religieuse.

J'ai été fort belle, et j'ai cinquante ans; de ces deux événemens fort ordinaires, naissent toutes les impressions que j'ai éprouvées. Je ne sais pas si j'ai eu moins de raison qu'une autre, ou seulement un esprit plus observateur, plus pénétrant, et qui n'étoit pas susceptible de se conserver à lui-même des illusions; ce que je sais, c'est qu'en perdant ma jeunesse, je n'ai rien trouvé dans le monde qui pût remplir ma vie, et que je me suis sentie forcée à le quitter, parce que tous les liens qui m'y attachoient se sont relâchés comme d'eux-mêmes, jusqu'à ce qu'il ne m'en soit plus resté un seul que je pusse véritablement regretter.

J'avois de l'esprit, j'en ai peut-être encore; mais on en peut difficilement juger, car cet esprit se développoit singulièrement par ma confiance dans ma figure; j'avois de l'imagination et beaucoup de gaîté, je contois d'une manière piquante, j'avois de l'humeur avec grâce, et, sûre de l'attrait que tout le monde, en me voyant, ressentoit pour moi, j'éprouvois un désir animé de plaire et une douce certitude d'y réussir; cette certitude m'inspiroit une foule d'idées et d'expressions que je n'ai jamais pu retrouver depuis.

J'avois épousé un homme bon et raisonnable, qui m'aimoit à la folie; je lui fus fidèle, plus encore, je l'avouerai, par fierté que par vertu; je voulois être soignée, suivie, adorée, et je ne voulois pas accorder à un seul homme la préférence qui étoit l'objet de l'ambition de tous. Je n'eus donc pas de torts envers mon mari, mais je fus peu occupée de lui, et par degrés il prit habitude de s'intéresser vivement aux affaires, et de se distraire des sentimens qui l'avoient absorbé pendant quelques années. J'eus deux enfans, un fils et une fille; je les ai rendus fort heureux dans leur enfance; j'ai soigné leurs plaisirs, je leur ai donné tous les maîtres qui avoient le plus de réputation, et j'ai joui de leur tendresse jusqu'à ce que l'un eût atteint dix-huit ans et l'autre seize; c'est vers cette époque que commence la nouvelle perspective de ma vie, celle qui, se rembrunissant de plus en plus, s'est enfin terminée par le genre de vie que je mène ici, et qui ressemble autant qu'il se peut à la mort.

Ma figure se conserva assez tard; néanmoins, depuis l'âge de trente ans, j'avois commencé à réfléchir sur le petit nombre d'années dont il me restoit à jouir; je m'étonnai d'une impression qui m'étoit tout-à-fait nouvelle, je craignois l'avenir au lieu de le désirer, je ne faisois plus de projets, je retenois les jours au lieu de les hâter. Je voulus devenir plus soigneuse pour mes amis; ils s'en étonnèrent, et ne m'en aimèrent pas davantage; je repris mes caprices, mon inconséquence; on n'y étoit plus préparé, et, sans que personne autour de moi se rendît compte d'aucun changement dans la nature de ses affections, je voyois déjà des différences dont personne que moi ne se doutoit encore.

Il me vint l'idée de faire des liaisons nouvelles; il me semblait qu'elles ranimeroient mon esprit et ma vie. Mais je n'avois pas en moi la faculté d'aimer ceux que je n'avois point connus dans les premières années de ma jeunesse; et, quoique ma sensibilité n'eût peut-être jamais été très-profonde, il y avoit pourtant une distance infinie entre ces affections que je commandois, et les affections involontaires qui avoient décidé mes premières amitiés. Je répétois ce que j'avois dit autrefois avec une sorte d'exactitude, pour voir si je produirois le même effet; je croyois rencontrer des caractères différens, des situations entièrement changées, tandis que tout étoit de même, excepté moi. J'avois perdu, non pas encore les charmes de la jeunesse, mais cette espérance vive, indéfinie, entraînant avec elle tous ceux qui s'unissent confusément aux nombreuses chances d'un long avenir.

Aucune de mes liaisons ne tenoit; rien ne s'arrangeoit de soi-même: toutes mes relations étoient, pour ainsi dire, faites à la main, et demandoient des soins continuels; j'en faisois trop ou trop peu pour les autres, je n'avois plus de mesure sur rien, parce qu'il n'y avoit point d'accord entre mes désirs et mes moyens; enfin, après sept ou huit ans de ces vains efforts pour obtenir de la vie ce qu'elle ne pouvoit plus me donner, je m'aperçus un jour que j'étois sensiblement changée, et je passai tout un bal sans qu'aucun homme m'adressât des complimens sur ma figure: on commença même à me parler avec ménagement des femmes jeunes et belles, et à ramener devant moi la conversation sur des sujets d'un genre plus grave; je sentis que tout étoit dit: les autres étoient enfin arrivés à découvrir ce que je prévoyois; il ne falloit plus lutter, et j'étois trop fière pour m'attacher à quelques foibles succès, que des efforts soutenus pouvoient encore faire naître.

Je n'étois cependant alors qu'à la moitié de la carrière que la nature nous destine; et je ne voyois plus un avenir, ni une espérance, ni un but qui pût me concerner moi-même. Un homme à l'âge que j'avois alors auroit pu commencer une carrière nouvelle; jusqu'à la dernière année de la plus longue vie, un homme peut espérer une occasion de gloire, et la gloire, c'est comme l'amour, une illusion délicieuse, un bonheur qui ne se compose pas comme tous ceux que la simple raison nous offre, de sacrifices et d'efforts; mais les femmes, grand Dieu! les femmes! que leur destinée est triste! à la moitié de leur vie, il ne leur reste plus que des jours insipides, pâlissans d'année en année; des jours aussi monotones que la vie matérielle, aussi douloureux que l'existence morale.

Et vos enfans, me dira-t-on, vos enfans! La nature, prodigue envers la jeunesse, nous a réservé les plus doux plaisirs de la maternité, pour l'époque de la vie qui permet encore les plus heureuses jouissances de l'amour; nous sommes le premier objet de l'affection de nos enfans, à l'âge où nous pouvons l'être encore de l'époux, de l'amant qui nous préfère; mais quand notre jeunesse finit, celle de nos enfans commence, et tout l'attrait de l'existence nous les enlève au moment même où nous aurions le plus besoin de nous reposer sur leurs sentimens.

J'essayai de revenir à mon mari, il étoit bien pour moi; mais quand je voulois lui redemander ces soins, cet intérêt suivi, cet amour enfin que je lui inspirois vingt ans plus tôt, il ne me le refusoit pas, mais il en avoit aussi complètement perdu le souvenir que des jeux les plus frivoles de son enfance; cependant, quel plaisir peut-on trouver dans la société d'un homme à qui vous n'êtes pas essentiellement nécessaire, qui pourroit vivre sans vous comme avec vous, et prend à votre existence un intérêt plus foible que celui que vous y prenez vous-même?

Quand les autres ne s'occupent plus naturellement de vous, on est assez tenté de devenir exigeante, et de reprendre par ses défauts une sorte d'empire qu'on ne peut plus espérer de ses grâces; moins j'inspirois d'amour, plus j'aurois voulu que mes enfans eussent, dans leur affection pour moi, cet entraînement et ce culte qui m'avoient rendu chers les hommages dont je m'étois vue l'objet; moins je trouvois dans le monde d'intérêt et de plaisir, plus j'avois besoin d'une société continuelle et douce dans mon intérieur; mais plus un sentiment, un plaisir, un but quelconque nous devient nécessaire, plus il est difficile de l'obtenir; la nature et la société suivent cette maxime connue de l'Évangile: elles donnent à ceux qui ont; mais ceux qui perdent, éprouvent une contagion de peines qui se succèdent rapidement et naissent les unes des autres.

Je voulus essayer de m'occuper, mais aucun intérêt ne m'y excitoit: mes enfans étoient élevés, mon mari occupé des affaires, et accoutumé à moi de telle sorte que je ne pouvois plus rien changer à nos relations: quel motif me restoit-il donc pour une action quelconque? tout étoit égal, et je passois des heures entières dans l'incertitude sur les plus simples actions de la vie, parce qu'il n'y en avoit aucune qui me fût plus commandée, plus agréable ou plus utile que l'autre.

Mon mari mourut; et, quoique nous ne fussions pas très-tendrement ensemble, je sentis cependant que sa perte ôtoit à mon existence son reste de charme et de considération; mes enfans étoient établis, l'un en Espagne, l'autre en Hollande; il n'y avoit plus aucune relation nécessaire entre personne et moi; quand on est jeune, les liens de parenté importunent, et l'on ne veut s'environner que de ceux que l'attrait réciproque rassemble autour de nous; mais, quand on est vieille, on souhaiteroit qu'il n'y eût plus rien d'arbitraire dans la vie, on voudroit que les sentimens et les liens qui en résultent fussent commandés à l'avance; on ne fonde aucun espoir sur le hasard ni sur le choix.

Je ne pouvois plus concevoir comment il me seroit possible de filer cette multitude de jours, qui m'étoient peut-être réservés encore, et pour lesquels je ne prévoyois ni un intérêt, ni une variété, ni un plaisir, rien, qu'un murmure frivole d'idées insipides, qui ne m'endormiroit pas même doucement jusqu'au tombeau. L'amour-propre a nécessairement beaucoup d'influence sur le bonheur des femmes; comme elles n'ont pas d'affaires, point d'occupations forcées, elles fixent leur attention sur ce qui les concerne, et détaillent pour ainsi dire la vie, qui vaut encore mieux par les grandes masses que par les observations journalières. J'éprouvois donc une sorte d'agitation intérieure très-pénible, je remarquois tout, je me blessois de tout, je ne jouissois de rien; j'avois un fond de douleur qui se faisoit toujours sentir, ajoutoit à mes peines et retranchoit de mes plaisirs; et, dans les meilleurs momens même, l'affadissement de la vie me gagnoit chaque jour davantage.

Enfin, une fois j'allai voir une religieuse de mes amies, qui jouissoit d'un calme parfait; elle me persuada facilement d'embrasser son état. Que perdois-je en effet? n'étois-je pas déjà sous l'empire de la mort? Elle commence, la mort, à la première affection qui s'éteint, au premier sentiment qui se refroidit, au premier charme qui disparoît! Ses signes avant-coureurs se marquent tous à l'avance sur nos traits; l'on se voit privé par degrés des moyens d'exprimer ce que l'on sent; l'âme perd son interprète, les yeux ne peignent plus ce qu'on éprouve, et les impressions de notre coeur, comme renfermées au dedans de nous-mêmes, n'ont plus ni regards ni physionomie. pour se faire entendre des autres; il faut alors mener une vie grave, et porter sur un visage abattu, cette tristesse de l'âge, tribut que la vieillesse doit à la nature qui l'opprime.

On parle souvent de la timidité de la jeunesse; qu'il est doux, ce sentiment! ce sont les inquiétudes de l'espérance qui le causent; mais la timidité de la vieillesse est la sensation la plus amère dont je puisse me faire l'idée; elle se compose de tout ce qu'on peut éprouver de plus cruel, la souffrance qui ne se flatte plus d'inspirer l'intérêt, et la fierté qui craint de s'exposer au ridicule. Cette fierté, pour ainsi dire, négative, n'a d'autre objet que d'éviter toute occasion de se montrer; on sent confusément presque de la honte d'exister encore, quand votre place est déjà prise dans le monde, et que, surnuméraire de la vie, vous vous trouvez au milieu de ceux qui la dirigent et la possèdent dans toute sa force. Je désirai que la maison religieuse où je voulois me fixer fût loin de Paris; le bruit du monde fait mal, même dans la solitude la plus heureuse. On m'indiqua une abbaye à quelques lieues de Zurich; j'y vins il y a trois ans, et depuis ce temps, je dérobe du moins aux regards le spectacle lent et cruel de la destruction de l'âge. J'ai pris une manière de vivre qui, loin de combattre ma tristesse, la consacre, pour ainsi dire, comme l'unique occupation de ma vie; mais c'est une assez douce société que la tristesse, dès que l'on n'essaie plus de s'en distraire; enfin, que puis-je dire de plus? J'avois à vivre, voilà ce que j'ai essayé pour m'en tirer.

LETTRE XII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar,

De l'abbaye du Paradis, ce 6 février.

Une crainte mortelle, ma chère Louise, est venue troubler le peu de calme dont je jouissois; un mot échappé à madame de Ternan me fait croire que la mère de Léonce lui a mandé que son fils se livroit vivement au projet de prendre parti dans la guerre dont la France est menacée; je sais bien qu'à présent il ne s'éloignera pas de Matilde; mais il peut contracter de tels engagemens à l'avance, qu'il n'existe plus aucun moyen de le détourner de les remplir; je ne vois auprès de lui que M. de Lebensei qui puisse mettre un vif intérêt à combattre ce funeste dessein, et je lui écris pour l'en conjurer. Envoyez ma lettre à M. de Lebensei, ma soeur, sans lui faire connoître d'aucune manière dans quel lieu je suis; cette lettre peut prévenir le malheur que je redoute, c'est assez vous la recommander.

LETTRE XIII.

Madame d'Albémar à M. de Lebensei.

Je vous conjure de nouveau, vous qui m'avez comblée des plus touchantes preuves de votre amitié, d'employer toutes les armes que vous donne votre manière de penser et de vous exprimer, pour empêcher Léonce de quitter la France, et de se joindre au parti qui veut faire la guerre avec l'armée des étrangers; vous savez, comme moi, quels sont les scrupules d'honneur, les sentimens chevaleresques qui pourroient entraîner Léonce dans cette funeste résolution; combattez-les en les ménagéant. Servez-vous de mon nom, si vous croyez qu'il puisse ajouter quelque force à ce que vous direz; cachez pourtant à Léonce que, du fond de ma retraite, vous avez reçu une lettre de moi; il vous demanderoit peut-être de la voir. Il voudroit y répondre lui-même, et renouvelleroit, en m'écrivant, une lutte que je n'ai plus la force de supporter; mais si jamais je vous ai inspiré quelque intérêt ou quelque pitié, faites, au nom du ciel, que, dans le séjour où j'ai enseveli ma destinée, je ne sois pas tout à coup arrachée par de nouvelles craintes, au triste repos d'un malheur sans espoir.

LETTRE XIV.

M. de Lebensei à M. de Mondoville.

Cernay, ce 18 février 1792.

Souffrez, mon ami, que je me hasarde à pénétrer dans vos secrets, plus avant encore que vous ne me l'avez permis; j'ai remarqué, pendant le peu de jours que je suis resté dans votre maison à Paris, l'effet que l'on produisoit sur vous, en vous racontant que les nobles sortis de France depuis quelques mois, pensent et disent qu'il est honteux pour les personnes de leur classe de ne pas se joindre à eux, lorsqu'ils font la guerre pour rétablir l'autorité royale et leurs droits personnels. Vous ne m'avez point parlé de votre projet à cet égard; ma manière de penser en politique vous en a peut-être détourné. Vous avez même voulu contenir devant moi l'impression que vous receviez, en apprenant quelle étoit sur ce sujet l'opinion de presque tous les gentilshommes; mais je crains que vous ne cédiez à l'empire de cette opinion, maintenant que vous êtes séparé de la céleste amie qui l'auroit combattue. Avant de discuter avec vous les motifs de la guerre qui doit, dit-on, cette année, éclater contre la France, [Le 18 février 1792, date de cette lettre, étoit trois mois avant le commencement de la guerre.] accordez: à l'amitié le droit de vous dire ce qui vous concerne particulièrement.

Ce n'est point, je le sais, votre conviction personnelle qui vous anime dans cette cause; vous ne voulez en politique, comme dans toutes les actions de votre vie, que suivre scrupuleusement ce que l'honneur exige de vous, et vous prenez pour arbitre de l'honneur, l'approbation ou le blâme des hommes. Je suis convaincu que, même dans les temps les plus calmes, il faut savoir sacrifier l'opinion présente à l'opinion à venir, et que les grandes spéculations en ce genre exigent des pertes momentanées; mais si cela est vrai d'une manière générale, combien cela ne l'est-il pas davantage dans les circonstances où nous nous trouvons? Vous ne pouvez satisfaire maintenant que l'opinion d'un parti; ce qui vous vaudra l'estime de l'un vous ôtera celle de l'autre; et si quelque chose peut faire sentir la nécessité d'en appeler à soi seul, ce sont ces divisions civiles, pendant lesquelles les hommes des bords opposés plaident contradictoirement, et s'objectent également la morale et l'honneur.

Ce n'est pas tout: l'opinion même du parti que vous choisiriez pourroit changer; il y a dans la conduite privée des devoirs reconnus et positifs; on est toujours approuvé en les accomplissant, quelles qu'en soient les suites; mais dans les affaires publiques, le succès est, pour ainsi dire, ce qu'étoit autrefois le jugement de Dieu; les lumières manquent à la plupart des hommes, pour décider en politique, comme elles manquoient autrefois pour prononcer en jurisprudence; et l'on prend pour juge le succès, qui trompe sans cesse sur la vérité; il déclare, comme autrefois, quel est celui qui a raison, par les épreuves du fer et du feu; par ces épreuves dont le hasard ou la force décident bien plus souvent que l'innocence et la vertu.

Si vous acquérez de l'influence dans votre parti, et qu'il soit vaincu, il vous accusera des démarches même qu'il vous aura demandées, et vous ne rencontrerez que des âmes vulgaires qui se plaindront d'avoir été entraînées par leurs chefs; les hommes médiocres se tirent toujours d'affaire; ils livrent les hommes distingués qui les ont guidés, aux hommes médiocres du parti contraire; les ennemis même se rapprochent, quand ils ont l'occasion de satisfaire ensemble la plus forte des haines, celle des esprits bornés contre les esprits supérieurs. Mais au milieu de toutes ces luttes d'amour-propre, de tous ces hasards de circonstance, de toutes ces préventions de parti, quand l'un vous injurie, quand l'autre vous loue, où donc est l'opinion? à quel signe peut-on la reconnoître?

Me sera-t-il permis de m'offrir à vous pour exemple? si j'ai bravé toutes les clameurs de la société où vous vivez, ce n'est point que je sois indifférent au suffrage public; l'homme est juge de l'homme, et malheur à celui qui n'auroit pas l'espérance que sa tombe au moins sera honorée! Mais il falloit ou suivre les fluctuations de toutes les erreurs de son temps et de son cercle, ou examiner la vérité en elle-même, et traverser, pour arriver à elle, les divers nuages que la sottise ou la méchanceté élèvent sur la route.

Dans les questions politiques qui divisent maintenant la France, où est la vérité, me direz-vous? Le devoir le plus sacré pour un homme n'est-il pas de ne jamais appeler les armées étrangères dans sa patrie? l'indépendance nationale n'est-elle pas le premier des biens, puisque l'avilissement est le seul malheur irréparable? Vainement on croit ramener les peuples par une force extérieure à de meilleures institutions politiques; le ressort des âmes une fois brisé, le mal, le bien, tout est égal; et vous trouvez dans le fond des coeurs je ne sais quelle indifférence, je ne sais quelle corruption, qui vous fait douter, au milieu d'une nation conquise et résignée à l'être, si vous vivez parmi vos semblables, ou si quelques êtres abâtardis ne sont pas venus habiter la terre que la nature avoit destinée à l'homme.

Ce n'est pas tout encore: non-seulement l'intervention des étrangers devroit suffire pour vous éloigner du parti qui l'admet; mais la cause même que ce parti soutient, mérite-t-elle réellement votre appui? C'est un grand malheur, je le sais, que d'exister dans le temps des dissensions politiques, les actions ni les principes d'aucun parti ne peuvent contenter un homme vertueux et raisonnable. Cependant, toutes les fois qu'une nation s'efforce d'arriver à la liberté, je puis blâmer profondément les moyens qu'elle prend; mais il me seroit impossible de ne pas m'intéresser à son but.

La liberté, vous l'avouerez avec moi, est le premier bonheur, la seule gloire de l'ordre social; l'histoire n'est décorée que par les vertus des peuples libres; les seuls noms qui retentissent de siècle en siècle à toutes les âmes généreuses, ce sont les noms de ceux qui ont aimé la liberté! nous avons en nous-mêmes une conscience pour la liberté comme pour la morale; aucun homme n'ose avouer qu'il veut la servitude, aucun homme n'en peut être accusé sans rougir; et les coeurs les plus froids, si leur vie n'a point été souillée, tressaillent encore lorsqu'ils voient en Angleterre les touchans exemples du respect des lois pour l'homme, et des hommes pour la loi; lorsqu'ils entendent le noble langage qu'ont prêté Corneille et Voltaire aux ombres sublimes des Romains.

Cette belle cause, que de tout temps le génie et les vertus ont plaidée, est, j'en conviens, à beaucoup d'égards, mal défendue parmi nous; mais enfin, l'espérance de la liberté ne peut naître que des principes de la révolution; et se ranger dans le parti qui veut la renverser, c'est courir le risque de prêter son secours à des événemens qui étoufferoient toutes les idées que, depuis quatre siècles, les esprits éclairés ont travaillé à recueillir. Il y a dans le parti que vous voulez servir, des hommes qui, comme vous, ne désirent rien que d'honorable; mais, dans les temps où les passions politiques sont agitées, chaque faction est poussée jusqu'à l'extrême des opinions qu'elle soutient; et tel qui commence la guerre dans le seul but de rétablir l'ordre, entend bientôt dire autour de lui, qu'il n'y a de repos que dans l'esclavage, de sûreté que dans le despotisme, de morale que dans les préjugés, de religion que dans telle secte, et se trouve entraîné, soit qu'il résiste, soit qu'il cède, fort au-delà du but qu'il s'étoit proposé.

Laissez donc, mon cher Léonce, se terminer sans vous ce grand débat du monde. Il n'y a point encore de nation en France; il faut de longs malheurs, pour former dans ce pays un esprit public, qui trace à l'homme courageux sa route, et lui présente au moins les suffrages de l'opinion pour dédommagement des revers de la fortune. Maintenant, il y a parmi nous si peu d'élévation dans l'âme, et de justesse dans l'esprit, qu'on ne peut espérer d'autre sort dans la carrière politique, que du blâme sans pitié, si l'on est malheureux, et si l'on est puissant, de l'obéissance sans estime.

A tous ces motifs qui, je l'espère, agiront sur votre esprit, laissez-moi joindre encore le plus sacré de tous, votre sentiment pour madame d'Albémar; son dernier voeu, sa dernière prière, en partant, fut pour me conjurer de vous détourner d'une guerre que ses opinions et ses sentimens lui faisoient également redouter; ce que je vous demande en son nom peut-il m'être refusé?

Je sais que vous ne répondrez point à cette lettre; vous voulez envelopper du plus profond silence vos projets, quels qu'ils soient; on n'aime point à discuter le secret de son caractère. Je me soumets à votre silence, mais j'ose espérer que je produirai sur vous quelque impression. Je me flatte aussi que vous pardonnerez à mon amitié de vous avoir parlé avec franchise, sans y avoir été appelé par votre confiance.

J'ai écrit à Moulins comme vous le désiriez, pour savoir ce qu'est devenu M. de Valorbe: on m'a répondu qu'on l'ignoroit; mais éloignez de voire esprit l'idée qui l'a troublé. M. de Valorbe ne sait pas où est madame d'Albémar; il est sûrement l'homme du monde à qui elle a caché le plus soigneusement le lieu de sa retraite.

LETTRE XV.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

De l'abbaye du Paradis, ce 4 mars 1792.

Je suis plus tranquille sur les terreurs que j'éprouvois, d'après ce que vous me mandez, ma chère Louise. [Cette lettre, et la plupart de celles que mademoiselle d'Albémar a écrites à madame d'Albémar, à l'abbaye du Paradis, ont été supprimées.] M. de Lebensei vous écrit qu'il est certain que Léonce n'a point encore formé de projet pour l'avenir. Hélas! il croit, me dites-vous, que Léonce ne pense à la guerre que par dégoût de la vie, et peut-être, ajoute-t-il, quand M. de Mondoville sera père, il n'éprouvera plus de tels sentimens. Ah! je le souhaite, je dois désirer même que la nouvelle affection dont il va jouir le console de ma perte.

M. de Valorbe ne cesse de me persécuter: depuis un mois que sa santé lui permet de sortir, il m'écrit, il demande à me voir, et, si madame de Ternan ne mettoit pas un grand intérêt à l'empêcher, je ne sais comment j'aurois pu jusqu'à ce jour me dispenser de le recevoir. Madame de Cerlebe, dont l'amitié m'est chère, me désole par ses sollicitations continuelles en faveur de M. de Valorbe; chaque fois qu'elle vient dans ce couvent, elle m'en parle: elle s'est persuadée, je crois, que madame de Ternan veut m'engager à prendre le voile; elle en est inquiète, et voudrait que je sortisse d'ici pour épouser M. de Valorbe. Vous aussi, ma soeur, vous avez la bonté de craindre que madame de Ternan ne me détermine à me faire religieuse; je n'y pense point à présent: je vous avoue que cette idée m'a occupée quelque temps, sans que je voulusse vous le dire; mais en observant cet état de plus près, je me suis sentie de la répugnance à imiter madame de Ternan, en prononçant des voeux sans y être appelée par des sentimens de dévotion. J'ai beau répéter à madame de Cerlebe que telle est ma résolution, elle a une si grande idée de l'ascendant que madame de Ternan peut exercer sur moi, que rien ne la rassure.

Je crois aussi qu'elle a su par M. de Valorbe mon attachement pour Léonce; la sévérité de ses principes me condamne, et elle veut essayer de m'arracher sans retour au sentiment qu'elle réprouve. Projet insensé! elle ne l'eût point formé, si j'avois osé lui parler avec confiance, si quelques mots lui avoient appris à connoître la toute-puissance du lien qu'elle voudroit briser! D'ailleurs, comme elle est très-heureuse par son père et par ses enfans, quoique son mari lui convienne très-peu, elle se persuade que je n'ai pas besoin d'aimer M. de Valorbe, pour trouver dans le mariage les jouissances qu'elle considère comme les premières de toutes, celles de la maternité: c'est, je crois, pour m'en présenter le tableau, qu'elle a mis une grande importance à ce que j'allasse voir demain la première communion de sa fille, dans l'église protestante voisine de sa campagne.

Je craignois d'abord d'y rencontrer M. de Valorbe, mais elle m'a promis qu'il n'y seroit pas, et j'ai consenti à ce qu'elle désiroit; cependant, avant de lui donner ma parole, j'ai été demander à madame de Ternan la permission de m'absenter pour un jour.—Je n'aime pas beaucoup, m'a-t-elle dit, que mes pensionnaires sortent, et il est établi qu'elles ne passeront jamais une nuit hors du couvent; mais comme vous pouvez facilement être revenue avant cinq heures du soir, je ne m'y oppose pas. Je vous prie seulement de ne pas renouveler ces visites, qui sont d'un mauvais exemple pour les autres dames, à qui je les interdis.—Cette réponse me déplut assez; je trouvai madame de Ternan trop exigeante, et je ne retirai point la demande que j'avois faite.

Vous m'écrivez, ma chère soeur, que le décret qui saisit les biens des émigrés va être porté, et que sûrement alors, M. de Valorbe ne persistera pas à refuser les offres que je lui ai déjà faites; ah! combien il me soulagera, s'il les accepte! je sentirai moins douloureusement les reproches que je me fais d'avoir été la cause de ses peines, pour prix de la reconnoissance que je lui dois. Mon excellente amie, votre délicatesse et votre bonté viennent sans cesse à mon secours.

LETTRE XVI.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Ce 6 mars.

Je suis encore émue du spectacle dont j'ai été témoin hier; je me suis livrée aux sentimens que j'éprouvois, sans réfléchir aux projets que pouvoit avoir madame de Cerlebe, en me rendant témoin d'une scène si attendrissante; seulement, quand je l'ai quittée, elle m'a dit que sa première lettre m'apprendroit quel avoit été son dessein.

C'est une chose touchante, que les cérémonies des protestans! Ils ne s'aident pour vous émouvoir que de la religion du coeur; ils la consacrent par les souvenirs imposans d'une antiquité respectable; ils parlent à l'imagination, sans laquelle nos pensées n'acquerroient aucune grandeur, sans laquelle nos sentimens ne s'étendroient point au-delà de nous-mêmes; mais l'imagination qu'ils veulent captiver, loin de lutter avec la raison, emprunte d'elle une nouvelle force. Les terreurs absurdes, les croyances bizarres, tout ce qui rétrécit l'esprit enfin, ne sauroit développer aucune autre faculté morale; les erreurs en tout genre resserrent l'empire de l'imagination au lieu de l'agrandir; il n'y a que la vérité qui n'ait point de bornes. Notre âme n'a pas besoin de superstition, pour recevoir une impression religieuse et profonde; le ciel et la vertu, l'amour et la mort, le bonheur et la souffrance, en disent assez à l'homme, et nul n'épuisera jamais tout ce que ces idées sans terme peuvent inspirer.

J'entendis, en arrivant dans l'église, les chants des enfans qui célébroient le premier acte de fraternité, la première promesse de vertu, que d'autres enfans comme eux alloient faire en entrant dans le monde; ces voix si pures remplirent mon âme du sentiment le plus doux; quelle heureuse époque de la vie, que celle qui précède tous les remords! les années se marquent par les fautes; si l'âme restoit innocente, le temps passeroit sur nous sans nous courber. C'étoit la fille de madame de Cerlebe qui devoit communier pour la première fois; vingt jeunes filles étoient admises en même temps qu'elle à cette auguste cérémonie; elles étoient toutes couvertes d'un voile blanc, on ne voyoit point leurs jolis visages, mais on entendoit leurs douces larmes; elles quittoient l'enfance pour la jeunesse, elles devenoient responsables d'elles-mêmes, tandis que, jusqu'alors, leurs parens pouvoient encore tout pardonner et tout absoudre. Elles soulevèrent leurs voiles en approchant de la table sainte; madame de Cerlebe alors me montra sa jeune fille; ses yeux attachés sur elle réfléchissoient, pour ainsi dire, la beauté de cette enfant, et l'expression de ses regards maternels indiquoit aux étrangers les grâces et les charmes qu'elle se plaisoit à considérer.

Son fils, âgé de cinq ans, étoit assis à ses pieds; il regardoit sa mère et sa soeur, étonné de leur attendrissement, n'en comprenant point encore la cause, mais cherchant à donner à sa petite mine une expression de sérieux, puisque tous ses amis pleuroient autour de lui.

J'étois déjà vivement intéressée, lorsque le père de madame de Cerlebe arriva. Il vint s'asseoir à côté d'elle, tout le monde s'étoit levé pour le laisser passer. C'est un homme très-considéré dans son pays, pour les services éminens qu'il a rendus; ses talens et ses vertus sont généralement admirés. En le voyant, l'expression de sa physionomie me frappa: c'est le premier homme d'un âge avancé qui m'ait paru conserver dans le regard toute la vivacité, toute la délicatesse des sentimens les plus tendres; j'aurois voulu que cet homme me parlât, j'aurois cru sa mission divine, et je l'aurois choisi pour mon guide. Je ne pus, pendant le temps que dura le cérémonie, détacher mes yeux de lui; toutes les nuances de ses affections se peignoient sur son visage, comme des rayons de lumière. Père de la première et de la seconde génération qui l'entouroit, il protégeoit l'une et l'autre, et des sentimens d'une nature différente, mais sortant de la même source, repandoient l'amour et la confiance sur les enfans comme sur leur mère.

Enfin, quand il présenta la fille de sa fille à son Dieu, je vis la mère se retirer par un mouvement irréfléchi, pour laisser tomber plus directement sur son enfant la bénédiction de son père; on eût dit que, moins sûre de ses vertus, et se confiant davantage dans l'efficacité des prières paternelles, elle s'écartoit timidement, pour que son père traitât lui seul avec l'Être suprême de la destinée de son enfant. Oh! que les liens de la nature sont imposans et doux! quelle chaîne d'affection, de siècle en siècle, unit ensemble les familles! Et moi, malheureuse, je suis en dehors de cette chaîne; j'ai perdu mes parens, je n'aurai point d'enfans, et tous les sentimens de mon âme sont rassemblés sur un seul être, dont je suis séparée pour jamais!

Louise, je ne supporte cette situation qu'en me livrant tous les jours davantage à mes rêveries. Je n'ai plus, pour ainsi dire, qu'une existence idéale, ce qui m'entoure n'est de rien dans ma vie: on me parle, je réponds; mais les objets que je vois pendant le jour laissent moins de traces dans mon souvenir, que les songes de la nuit, qui m'offrent souvent son image. J'ai les yeux sans cesse fixés sur les montagnes qui séparent la Suisse de la France; il vit par-delà, mais il ne m'a point oubliée; la douceur de mes pensées me l'assure. Quand je me promène sous les voûtes de la nuit, mes regrets ne sont point amers, et s'il avoit cessé de m'aimer, le frissonnement de la mort m'en auroit avertie.

Le bien le plus précieux qui me reste encore, mon amie, c'est ma confiance dans votre coeur; il n'y a pas une de mes peines dont je n'adoucisse l'amertume, en la déposant dans votre sein.

LETTRE XVII.

Madame de Cerlebe à madame d'Albémar.

Ce 7 mars.

Ce n'est point sans dessein que je vous ai demandé d'assister à la plus douce époque de ma vie; j'espérois que les sentimens qu'elle vous inspireroit vous détourneroient des cruelles résolutions que je vous vois prête à suivre, et je me suis promis de vous exprimer avec sincérité toute la peine qu'elles me font éprouver.

Vous refusez M. de Valorbe, et vous m'avez dit vous-même que vous l'estimiez; il vous aime avec passion, vous ne m'avez point nié que ses malheurs n'eussent été causés par son amour pour vous, et qu'avant ses malheurs même, vous ne crussiez lui devoir beaucoup de reconnoissance; j'examinerai avec vous, à la fin de cette lettre, quelles sont les obligations que la délicatesse vous impose vis-àvis de lui; mais c'est sous le rapport de votre bonheur, que je veux d'abord considérer ce que vous devez faire.

Un attachement, dont j'ose vous parler la première, décide de votre vie; cet attachement est contraire à vos principes de morale, et, trop vertueuse pour vous y livrer, vous êtes assez passionnée pour y sacrifier, à vingt-deux ans, toute votre destinée, et renoncer à jamais au mariage et à la maternité. Il faut, pour attaquer cette résolution avec force, que je vous déclare d'abord que je ne crois point au bonheur de l'amour, et que je suis fermement convaincue qu'il n'existe dans le monde aucune autre jouissance durable, que celle qu'on peut tirer de l'exercice de ses devoirs. Ces maximes seroient d'une sévérité presque orgueilleuse, si je ne vous disois pas qu'il me fallut plusieurs années pour en être convaincue, et que si je n'avois pas eu pour père l'ange que vous vîtes hier présider à nos destinées, j'aurois souffert bien plus long-temps, avant de m'éclairer.

Sans entrer dans les détails de mon affection pour M. de Cerlebe, vous savez que le bonheur de ma vie intérieure n'est fondé ni sur l'amour, ni sur rien de ce qui peut lui ressembler; je suis heureuse par les sentimens qui ne trompent jamais le coeur, l'amour filial et l'amour maternel.

Dans les premiers jours de ma jeunesse, j'ai essayé de vivre dans le monde, pour y chercher l'oubli de quelques-unes de mes espérances déçues; mais, je ressentois dans ce monde une agitation semblable à celle que fait éprouver une voiture rapide, qui va plus vite que vos regards même, et vous présente des objets que vous n'avez pas le temps de considérer. Je ne pouvais me rendre compte de la durée des heures, ma vie m'était dérobée, et cet état, qui semble être celui du plus grand mouvement possible, me conduisoit cependant à la plus parfaite apathie morale; les impressions et des idées se succédoient sans laisser en moi aucune trace; il m'en restoit seulement une sorte de fièvre sans passion, de trouble sans intérêt; d'inquiétude sans objet, qui me rendoit ensuite incapable de m'occuper seule.

C'est dans cette situation, qu'une voix qui, depuis que j'existe, a toujours fait tressaillir mon coeur, sut me rappeler à moi-même; mon père me conseilla de m'établir une grande partie de l'année à la campagne, et d'élever moi-même mes enfans. Je m'ennuyai d'abord un peu de la monotonie de mes occupations; mais, par degrés, je repris la possession de moi-même, et je goûtai les plaisirs qui ne se sentent que dans le silence de tous les autres, la réflexion, l'étude, et la contemplation de la nature. Je vis que le temps divisé n'est jamais long, et que la régularité abrège tout.

Il n'y a pas un jour, parmi ceux qu'on passe dans le grand monde, où l'on n'éprouve quelques peines: misérables, si on les compte une à une; importantes, quand on considère leur influence sur l'ensemble de la destinée. Un calme doux et pur s'empare de l'âme dans la vie domestique, on est sûr de conserver jusqu'au soir la disposition du réveil; on jouit continuellement de n'avoir rien à craindre, et rien à faire pour n'avoir rien à craindre; l'existence ne repose plus sur le succès, mais sur le devoir; on goûte mieux la société des étrangers, parce qu'on se sent tout-à-fait hors de leur dépendance, et que les hommes dont on n'a pas besoin ont toujours assez d'avantages, puisqu'ils ne peuvent avoir aucun inconvénient.

Quand je regrettais l'amour, et désirois le succès, la société, la nature, tout me paroissoit mal combiné, parce que je n'avois deviné le secret de rien: je me sentois hors de l'ordre, à l'extrémité du cercle de l'existence; mais rentrée dans la morale, je suis au centre de la vie, et loin d'être agitée par le mouvement universel, je le vois tourner autour de moi sans qu'il puisse m'atteindre.

J'ai pour père un ami, le premier de mes amis; mais quand je serois seule, je pourrois trouver dans ma conscience le confident de toutes mes pensées. J'entends au dedans de moi-même la voix qui me répond; et cette voix acquiert chaque jour plus de force et de douceur. Le devoir m'ouvre tous ses trésors; et j'éprouve ce repos animé, ce repos qui n'exclut ni les idées les plus hautes, ni les affections les plus profondes, mais qui naît seulement de l'harmonie de vous-même avec la nature.

Les occupations qui ne se lient à aucune idée de devoir, vous inspirent tour à tour du dégoût ou du regret; vous vous reprochez d'être oisif; vous vous fatiguez de travailler; vous êtes en présence de vous-même, écoutant votre désir, cherchant à le bien connoître, le voyant sans cesse varier, et trouvant autant de peine à servir vos propres goûts que les volontés d'un maître étranger. Dans la route du devoir, l'incertitude n'existe plus, la satiété n'est point à redouter; car dans le sentiment de la vertu, il y a jeunesse éternelle; quelquefois on regrette encore d'autres biens; mais le coeur, content de lui-même, peut se rappeler sans amertume les plus belles espérances de la vie: s'il pense au bonheur qu'il ne peut goûter, c'est avec un sentiment dont la douceur lui tient lieu de ce qu'il a perdu.

Quelles jouissances ne trouve-t-on pas dans l'éducation de ses enfans! Ce n'est pas seulement les espérances qu'elle renferme qui vous rendent heureux, ce sont les plaisirs mêmes que la société de ces coeurs si jeunes fait éprouver; leur ignorance des peines de la vie vous gagne par degrés; vous vous laissez entraîner dans leur monde, et vous les aimez non-seulement pour ce qu'ils promettent, mais pour ce qu'ils sont déjà; leur imagination vive, leurs inépuisables goûts rafraîchissent la pensée; et si le temps que vous avez d'avance sur eux ne vous permet pas de partager tous leurs plaisirs, vous vous reposez du moins sur le spectacle de leur bonheur; l'âme d'un enfant doucement soutenue, doucement conduite par l'amitié, conserve long-temps l'empreinte divine dans toute sa pureté; ces caractères innocens, qui s'étonnent du mal, et se confient dans la pitié, vous attendrissent profondément, et renouvellent dans votre coeur les sentimens bons et purs, que les hommes et la vie avoient troublés: pouvez-vous, madame, pouvez-vous renoncer pour toujours à ces émotions délicieuses?

M. de Valorbe est un homme estimable, spirituel, digne de vous entendre. Nos destinées, sous ce rapport, seront au moins pareilles. Je l'avoue, il est un bonheur dont je jouis, et qui n'a été donné à personne sur la terre; c'est à lui peut-être que je dois mon retour aux résolutions que je vous conseille; il faut donc vous faire connoître ce sentiment, dans tout ce qu'il peut avoir de doux et de cruel.

Vous avez entendu parler de l'esprit et des rares talens de mon père, mais on ne vous a jamais peint l'incroyable réunion de raison parfaite et de sensibilité profonde, qui fait de lui le plus sûr guide et le plus aimable des amis. Vous a-t-on dit que maintenant l'unique but de ses étonnantes facultés est d'exercer la bonté, dans ses détails comme dans son ensemble? il écarte de ma pensée tout ce qui la tourmente; il a étudié le coeur humain pour mieux le soigner dans ses peines, et n'a jamais trouvé dans sa supériorité qu'un motif pour s'offenser plus tard, et pardonner plus tôt; s'il a de l'amour-propre, c'est celui des êtres d'une autre nature que la nôtre, qui seroient d'autant plus indulgens, qu'ils connoîtroient mieux toutes les inconséquences et toutes les foiblesses des hommes.

La vieillesse est rarement aimable, parce que c'est l'époque de la vie où il n'est plus possible de cacher aucun défaut; toutes les ressources pour faire illusion ont disparu; il ne reste que la réalité des sentimens et des vertus; la plupart des caractères font naufrage avant d'arriver à la fin de la vie, et l'on ne voit souvent dans les hommes âgés que des âmes avilies et troublées, habitant encore, comme des fantômes menaçans, des corps à demi ruinés; mais, quand une noble vie a préparé la vieillesse, ce n'est plus la décadence qu'elle rappelle, ce sont les premiers jours de l'immortalité.

L'homme que le temps n'a point abattu, en a reçu des présens que lui seul peut faire, une sagacité presque infaillible, une indulgence inépuisable, une sensibilité désintéressée. La tendresse que vous inspire un tel père est la plus profonde de toutes; l'affection qu'il a pour vous est d'une nature tout-à-fait divine. Il réunit sur vous seul tous les genres de sentimens; il vous protège, comme si vous étiez un enfant; vous lui plaisez, comme si vous étiez toujours jeune; il se confie à vous, comme si vous aviez atteint l'âge de maturité.

Une incertitude presque habituelle, une réserve fière se mêlent à l'amour que vous inspirent vos enfans. Ils s'élancent vers tant de plaisirs qui doivent les séparer de vous; ils sont appelés à tant de vie après votre mort, qu'une timidité délicate vous commande de ne pas trop vous livrer, en leur présence, à vos sentimens pour eux. Vous voulez attendre, au lieu de prévenir, et conserver envers cette jeunesse resplendissante la dignité que l'on doit garder avec les puissans, alors même qu'on a pour eux la plus sincère amitié! Mais il n'en est pas ainsi de la tendresse filiale, elle peut s'exprimer sans crainte; elle est si sûre de l'impression qu'elle produit!

Je ne suis pas personnelle, je crois que ma vie l'a prouvé; mais si vous saviez combien il m'est doux de me sentir environnée de l'intérêt de mon père! de ne jamais souffrir sans qu'il s'en occupe, de ne courir aucun danger sans me dire qu'il faut que je vive pour lui, moi qui suis le terme de son avenir! L'on nous assure souvent qu'on nous aime, mais peut-être est-il vrai que l'on n'est nécessaire qu'à son père? Les espérances de la vie sont prêtes à consoler tous nos contemporains de route; mais le charme enchanteur de la vieillesse qu'on aime, c'est qu'elle vous dit, c'est que l'on sait, que le vide qu'elle éprouveroit en vous perdant ne pourroit plus se combler.

Si j'étois dangereusement malade, et que je fusse loin de mon père, je serois accessible à quelques frayeurs; mais s'il étoit là, je lui abandonnerois le soin de ma vie, qui l'intéresse plus que moi. Le coeur a besoin de quelque idée merveilleuse qui le calme, et le délivre des incertitudes et des terreurs sans nombre que l'imagination fait naître; je trouve ce repos nécessaire dans la conviction où je suis que mon père porte bonheur à ma destinée: quand je dors sous son toit, je ne crains point d'être réveillée par quelques nouvelles funestes; quand l'orage descend des montagnes et gronde sur notre maison, je mène mes enfans, dans la chambre de mon père, et, réunis autour de lui, nous nous croyons sûrs de vivre, ou nous ne craignons plus la mort, qui nous frapperoit tous ensemble.

La puissance que la religion catholique a voulu donner aux prêtres, convient véritablement à l'autorité paternelle; c'est votre père qui, connoissant toute votre vie, peut être votre interprète auprès du ciel; c'est lui dont le pardon vous annonce celui d'un Dieu de bonté; c'est sur lui que vos regards se reposent avant de s'élever plus haut; c'est lui qui sera votre médiateur auprès de l'Être suprême, si, dans les jours de votre jeunesse, les passions véhémentes ont trop entraîné votre coeur.

Mais, que viens-je de vous dire, madame? n'allez-vous pas vous hâter de me répondre, que je jouis d'un bonheur qui ne vous est point accordé, et que c'est à ce bonheur seul que je dois la force de ne plus regretter l'amour. Vous ne savez donc pas quel attendrissement douloureux se mêle à ce que j'éprouve pour mon père? Croyez-moi, la nature n'a pas voulu que le premier objet de nos affections nous précédât de tant d'années dans la vie, et tout ce qu'elle n'a pas voulu fait mal. Chaque fois que mon père, ou par ses actions, ou par ses paroles, pénètre mon âme d'un sentiment indéfinissable de reconnoissance et de tendresse, une pensée foudroyante s'élève et me menace; elle change en douleur mes mouvemens les plus tendres, et ne me permet d'autre espoir que cette incertitude de la destinée, qui laisse errer la mort sur tous les âges.

Non, il vaut mieux, dans la route du devoir, n'être pas assaillie par des affections si fortes; elles vous attendrissent trop profondément, elles vous détournent du but où vous devez arriver, elles vous accoutument à des jouissances qui ne dépendent pas de vous, et que l'exercice le plus pur de la morale ne peut pas vous assurer. Vous vous sentez exposée à ces douleurs déchirantes, dont l'accomplissement habituel des devoirs doit préserver; et si le malheur vous atteignoit, vous ne pourriez plus répondre de vous-même.

Pour vous, madame, vous auriez dans votre famille moins de bonheur, mais moins de craintes; et vous rempliriez la douce intention de la nature, en reposant votre affection tout entière sur vos enfans, sur ces amis qui doivent nous survivre. Acceptez cet avenir, madame; éloignez de vous les chimères qui troublent votre destinée; elle sera bien plus malheureuse, si vous avez à vous reprocher le désespoir, peut-être la mort d'un honnête homme.

M. de Valorbe souffre à cause de vous toutes les infortunes de la terre; ce n'est pas, je le sais, vous détourner de vous unir à lui, que de vous peindre l'amertume de son sort. Ses biens vont être séquestrés en France, et ses créanciers le poursuivent ici; je sais que vous lui avez offert, avec une grande générosité, de disposer de votre fortune; mais rien ne pourra l'y faire consentir si vous lui refusez votre main; un de ces jours il sera jeté dans quelque prison, et il mourra; car, dans l'état déplorable de sa santé, il ne pourroit supporter une telle situation sans périr.

Vous exercez sur lui un empire presque surnaturel; je le vois passer de la vie à la mort, sur un mot que je lui dis, qui relève ou détruit ses espérances; ce n'est point pour répéter le langage ordinaire aux amans, c'est pour vous préserver d'un grand malheur que je vous annonce que M. de Valorbe ne survivra pas à la perte de toute espérance; et combien ne le regretterez-vous pas alors! Il ne vous touche pas maintenant, parce que vous redoutez ses instances; mais quand il n'existera plus, votre imagination sera pour lui, et vous vous reprocherez son sort. Contentez-vous d'être passionnément aimée; c'est encore un beau lot dans la vie, quand seulement on peut estimer celui qui nous adore.

Dans quelques années, fussiez-vous unie à l'homme que vous aimez, votre sentiment finiroit par ressembler à ce que vous éprouveriez maintenant pour M. de Valorbe; ne vous est-il pas possible de vous transporter par la réflexion à cette époque? La morale nous rend l'avenir présent, c'est une de ses plus heureuses puissances; exercez-la pour votre bonheur, exercez-la pour sauver la vie à celui qui l'avoit conservée à M. d'Albémar.

Je ne répéterai point les excuses que je vous dois pour cette lettre; je sais que mon amitié, ma considération pour vous, me l'ont inspirée; je me confie dans l'impression que fait toujours la vérité sur un caractère tel que le vôtre.

HENRIETTE DE CERLEBE.

LETTRE XVIII.

Réponse de Delphine à madame de Cerlebe.

Ce 8 mars 1792.

Votre lettre, madame, m'a pénétrée d'admiration pour votre caractère, et m'a fait sentir combien ma position étoit malheureuse; car je ne pourrai jamais échapper au regret d'avoir été la cause des chagrins qu'éprouve M. de Valorbe; et cependant, permettez-moi de vous le dire, je ne me sens pas la force de m'unir à lui, et il me semble qu'aucun devoir ne m'y condamne.

De tous les malheurs de la vie, je n'en conçois point qu'on puisse comparer aux peines dont une femme est menacée par une union mal assortie; je ne sais quelle ressource la religion et la morale peuvent offrir contre un tel sort, quand on y est enchaînée; mais le chercher volontairement me paroît un dévouement plus insensé que généreux, et je me sens mille fois plus disposée à m'ensevelir dans le cloître où je vis maintenant, à désarmer par cette sombre résolution les désirs persécuteurs de M. de Valorbe, qu'à me donner à lui, quand je porte au fond du coeur une autre image et d'éternels regrets.

Que pourrois-je, en effet, pour le bonheur de M. de Valorbe, lorsque je me serois condamnée à ce mariage, sans amour, et bientôt après sans amitié? car jamais je ne me consolerois de la grandeur du sacrifice qu'il auroit exigé de moi, et toujours, à la place des sentimens pénibles qu'il me feroit éprouver, je rêverois au bonheur que j'aurois goûté, si j'eusse épousé l'objet que j'aime; comment suppléer en rien aux affections vraies et involontaires? Ah! bien heureusement pour nous, la vérité a mille expressions, mille charmes, tandis que l'effort ne peut trouver que des termes monotones, une physionomie contrainte, sur laquelle se peignent constamment les tristes signes de la résignation du coeur.

Mon esprit plaît à M. de Valorbe; mais a-t-il réfléchi que cet esprit même ne peut être animé que par des sentimens naturels et confians? Je ne suis rien, si je ne puis être moi; dès que je serai poursuivie par une pensée qu'il faudra cacher, je ne songerai plus qu'à ce que je dois taire; mes facultés suffiront à peine pour dissimuler mon désespoir; m'en restera-t-il pour faire le bonheur de personne?

Les détails de la vie domestique, source de tant de plaisirs, quand ils se rapportent tous à l'amour; ces détails me feroient mal, un à un, et tous les jours: il ne s'agiroit pas seulement d'un grand sacrifice, mais de peines qui se renouvelleroient sans cesse; je redouterois, chaque lien, quelque foible qu'il fût, après avoir contracté le plus fort de tous; et je chercherois, avec une continuelle inquiétude, les heures qui pourroient me rester, les occupations qui m'isoleroient, les plus petits intérêts qui pourroient n'appartenir qu'à moi.

Quand le sort d'une femme est uni à celui de l'homme qu'elle aime, chaque fois qu'il rentre chez lui, qu'elle entend son pas, qu'il ouvre sa porte, elle éprouve un bonheur si grand, qu'il fait concevoir comment la nature, en, ne donnant aux femmes que l'amour, n'a pas été cependant injuste envers elles; mais s'il faut que leur solitude ne soit interrompue que par des sentimens pénibles, s'il faut qu'elles aient la contrainte pour unique diversité de l'ennui, et l'effort d'une conversation gênée pour distraction de la retraite; c'est trop, oh! oui, c'est trop! A ce prix, qui peut vouloir de la vie? vaut-elle donc tant de persistance? faut-il mettre tant de scrupule à conserver tous les jours qu'elle nous a destinés?

Ne vous offensez point pour M. de Valorbe, madame, de ce tableau trop vrai du malheur que me feroit éprouver notre union; je sais qu'il est digne de toute mon estime, mais vous n'avez jamais vu celui dont je me suis séparée pour toujours; jamais ceux qui l'ont connu ne pourroient me demander de l'oublier! Ce n'est pas du bonheur, dites-vous, que vous m'offrez, c'est l'accomplissement d'un devoir. Ah! sans doute, la situation de M. de Valorbe me désespère, il n'est point de preuve de dévouement que je ne lui donnasse, avec l'empressement le plus vif, s'il daignoit m'en accorder l'occasion; mais ce qu'il exige de moi, c'est la perte de ma jeunesse, c'est celle de toutes les années de ma vie, c'est peut-être même le sacrifice de la vie à venir que j'espère.

Puis-je, en effet, répondre des mouvemens qui s'élèveront dans mon âme, quand j'aurai long-temps souffert, quand je verrai ma destinée ne laisser après elle, en s'écoulant, que d'amers souvenirs, pour aigrir d'amères douleurs? Ne finirai-je point par douter de la protection de la Providence, et mes résolutions vertueuses ne s'ébranleront-elles pas? les sentimens doux ne tariront-ils pas dans mon coeur? C'est du mariage que doivent dériver toutes les affections d'une femme, et si le mariage est malheureux, quelle confusion n'en résulte-t-il pas dans les idées, dans les devoirs, dans les qualités même! Ces qualités vous auroient rendue plus digne de l'objet de votre choix; mais elles peuvent dépraver le coeur qu'on a privé de toutes les jouissances: qui peut être certain alors de sa conduite? Vous, madame, parce que vous ne croyez plus à l'amour: mais moi, que son charme subjugue encore, quel est l'insensé qui veut de moi, qui veut d'une âme enthousiaste, alors qu'il ne l'a pas captivée!

Vous me menacez de la mort de M. de Valorbe; cette crainte m'accable, je ne puis la braver. Si vous avez raison dans vos terreurs, il faut que je le prévienne; ensevelie dans cette retraite, me comptera-t-il parmi les vivans? voudroit-il plus encore? seroit-il plus calme, si je n'existois plus? je lui ferois facilement ce sacrifice; il a sauvé mon bienfaiteur, je croirois m'immoler à ce souvenir; mais qu'il me laisse expirer seule, et que ma fin ne soit point précédée par quelques années d'une union douloureuse et funeste! Ah! c'est surtout pour mourir qu'il faudroit être unie à l'objet de sa tendresse! soutenue, consolée par lui, sans doute on regretteroit davantage la vie, et cependant les derniers momens seroient moins cruels; ce qui est horrible, c'est de voir se refermer sur soi le cercle des années, sans avoir joui du bonheur.

Une indignation amère et violente peut s'emparer de vous, en songeant qu'elle va passer, cette vie, sans qu'on ait goûté ses véritables biens; sans que le coeur, qui va s'éteindre, ait jamais cessé de souffrir; quelle idée peut-on se former des récompenses divines, si l'on n'a pas connu l'amour sur la terre! Oh! que le ciel m'entende; qu'il me désigne, s'il le veut, pour une mort prématurée; mais que je la reçoive tandis que le même sentiment anime mon coeur, qu'un seul souvenir fait toute ma destinée, et que je n'ai jamais rien aimé que Léonce.

Voilà ma réponse à M. de Valorbe, madame; confiez-la-lui, si vous le voulez; mon coeur, sans se trahir, n'en pourroit donner une autre.

LETTRE XIX.

Monsieur de Valorbe à M. de Montalte.

Zurich, ce 10 mars.

J'ai reçu ta lettre, Montalte; dans toute autre circonstance, peut-être m'auroit-elle fait impression, peut-être aurois-je consenti à ménager madame d'Albémar; mais elle m'a donné le terrible droit de la haïr; si tu savois ce qu'elle a écrit à madame de Cerlebe! quel amour pour Léonce! quel mépris pour moi! Elle se flatte de se délivrer ainsi de mes poursuites, elle se trompe; c'est à présent surtout qu'elle doit me redouter. Ne me parle plus des égards qu'elle mérite; je punirai son ingratitude, je soumettrai son orgueil. Tant d'insultes ont soulevé mon âme, tout mon amour se change en indignation! Il faut que madame d'Albémar tombe en ma puissance; par quelques moyens que ce soit, il le faut. Adieu, Montalte, je serai maître d'elle, ou je n'existerai plus.

LETTRE XX.

Delphine à madame de Cerlebe.

De l'abbaye du Paradis, ce 14 Mars.

Enfin, madame, il se présente une occasion de soulager mon coeur, en donnant à M. de Valorbe une véritable preuve de mon intérêt. J'apprends à l'instant, par un homme à lui, qu'il est arrêté pour dettes à Zell, et qu'on l'a jeté dans une prison qui compromet sa vie, en le privant des secours nécessaires à son état de santé; je pars, afin d'offrir ma garantie à ceux qui le poursuivent, et de souscrire à tous les arrangemens qui pourront le délivrer.

J'ai craint de m'exposer à l'humeur de madame de Ternan, en lui demandant la permission d'aller à Zell; c'est une personne si exigeante et si despotique, qu'il faut esquiver son caractère, quand on ne veut pas se brouiller avec elle: comme elle étoit un peu malade hier, elle dort encore, et je laisse un billet qui lui apprendra, à son réveil, que je serai absente seulement pour quelques heures. Zell n'étant qu'à trois lieues d'ici, je suis sûre d'être revenue ce soir, avant que le couvent soit fermé.

Je vous avouerai qu'il m'est très-doux de trouver un moyen de montrer un grand empressement à M. de Valorbe. J'aurois pu me contenter de chercher quelqu'un qu'on pût envoyer à Zell; mais c'étoit perdre nécessairement deux ou trois jours, ce retard pouvoit être funeste à la santé de M. de Valorbe, et peut-être aussi refuseroit-il le service que je veux lui rendre, si je ne l'en sollicitois pas moi-même.

Je sais bien que la démarche que je fais ne seroit pas jugée convenable, si elle étoit connue; mais ma conscience me dit que je remplis un devoir. M. d'Albémar, s'il vivoit encore, m'approuveroit de donner à l'homme qui l'a sauvé, ce témoignage de reconnoissance. Je ne me consolerois pas de posséder les biens que M. d'Albémar m'a laissés, tandis que M. de Valorbe seroit dans la détresse, et me refuseroit le bonheur de lui être utile; je ne veux pas m'exposer à cette peine, et j'espère qu'en présence il ne résistera point à mes prières.

J'étois, d'ailleurs, je vous l'avoue, cruellement tourmentée de quelques torts que je me reprochois envers M. de Valorbe; mon silence a pu le tromper une fois; ce silence a obtenu de lui un sacrifice qui a rendu sa vie très-malheureuse. Depuis ce temps j'ai refusé de le voir, soit par embarras, soit par crainte d'offenser celui dont le souvenir règne encore sur ma vie; je me reproche ces mouvemens, que la reconnoissance et la générosité devoient m'interdire; je saisis donc avec vivacité une circonstance importante qui me permet de tout réparer, et je pars. Adieu, madame; vous m'avez flattée que vous viendriez demain me voir, ne l'oubliez pas.

LETTRE XXI.

Léonce à M. de Lebensei.

Paris, ce 14 mars.

Juste ciel! me cachiez-vous ce que je viens d'apprendre? M. de Valorbe est parti en disant qu'il alloit rejoindre madame d'Albémar, et l'on assure qu'il est auprès d'elle. Seroit-ce là le motif de l'absence de Delphine? Non, je ne le crois pas; mais il n'y a qu'elle au monde maintenant qui puisse m'ôter cette horrible idée. Je veux aller à Montpellier, parler à sa belle-soeur; savoir, oui, savoir enfin, et personne ne pourra me le refuser, dans quels lieux elle vit, dans quels lieux est M. de Valorbe.

Si elle l'a vu, si elle lui a parlé, malgré les bruits qu'on a répandus sur leur attachement mutuel, après ce que j'en ai souffert, rien ne peut l'excuser; non, je ne puis rester un jour ici dans une anxiété si douloureuse; qu'on ne me parle plus de mes devoirs envers Matilde; Delphine oseroit-elle me les rappeler? a-t-elle respecté les liens qui l'attachoient à moi?… Ce que je dis est peut-être injuste; oui, je le crois, je suis injuste; mais j'ai beau me le répéter, je ne saurois me calmer! elle seule, elle seule peut m'ôter la douleur qu'on vient de jeter en mon sein. Tout ce que vous me diriez ne suffiroit pas… Mais que me diriez-vous, cependant? Au nom du ciel! répondez-moi… je n'attendrai point votre réponse.

LETTRE XXII.

Mademoiselle d'Albémar à Delphine.

Montpellier, ce 20 mars.

Il faut donc, ma chère Delphine, que votre vie soit sans cesse troublée; et c'est moi qui suis condamnée à ranimer dans votre coeur les sentimens et les inquiétudes que la solitude avoit adoucis. C'est en vain que je désirois vous cacher tout ce je savois de l'agitation et du malheur de Léonce; je suis forcée de vous apprendre ce que son désespoir lui a inspiré; il est ici, et dans quelles circonstances, hélas! et pour quel but!

Hier, j'étois seule, occupée de vos dernières lettres, cherchant par quel moyen je pourrois vous aider à sortir de la cruelle perplexité où vous jetoit l'amour de M. de Valorbe, lorsque je vis Léonce entrer dans ma chambre et s'avancer vers moi; hélas! qu'il est changé! ses yeux n'ont plus rien que de sombre; sa marche est lente, et comme abattue sous le poids de ses pensées; il vint à moi, me prit la main, et je sentis à l'instant même mes yeux remplis de larmes.—Vous me plaignez, me dit-il; elle ne m'a pas plaint, celle qui m'a quitté; mais ce n'est pas tout encore, s'il étoit possible, s'il étoit vrai que M. de Valorbe… alors il n'y auroit plus sur la terre que perfidie et confusion. Savez-vous que M. de Valorbe est parti de France en publiant qu'il alloit rejoindre Delphine? Savez-vous qu'on assure qu'il est près d'elle, qu'il sait le lieu de sa retraite, qu'il l'a vue? Je ne le crois pas; j'ai perdu ma vie pour un soupçon injuste, je les repousse tous loin de moi. Peut-être M. de Valorbe erre-t-il autour de la demeure de Delphine, et cherche-t-il ainsi à la compromettre dans le monde? Peut-être espère-t-il, la forcer à se donner à lui, en renouvelant les bruits déjà si cruellement répandus de leur attachement réciproque? Vous sentez que je ne puis vivre dans la situation d'âme où je suis; daignez donc me répondre, mademoiselle: que savez-vous de Delphine, de l'homme qui ose mettre son nom à côté du sien? Parlez, de grâce, parlez.

—Je suis certaine, lui dis-je, que Delphine abhorre l'idée d'épouser M. de Valorbe.—Il en est donc question! s'écria-t-il avec violence: je ne le pensois pas, vous m'en apprenez plus que je n'en voulois croire; sait-il où elle est? l'a-t-il vue, l'a-t-il vue?—Sa fureur étoit telle que je n'osai lui dire même qu'il étoit près de vous, quoique vous ayez refusé de le voir. Je lui répondis que j'ignorois entièrement ce qu'il me demandoit, et que je savois seulement qu'une amie de M. de Valorbe, vous avoit envoyé une lettre de lui en écrivant en sa faveur, mais que vous y aviez répondu par le refus le plus formel.—Il peut donc lui écrire! s'écria-t-il; il a peut-être reçu des lettres d'elle et moi, depuis trois mois, je ne sais plus qu'elle existe que par le désespoir qu'elle me cause: non, il faut un événement pour tout changer; mon âme ne sera plus alors fatiguée par les mêmes souffrances.

Cependant, ajouta-t-il, ma femme doit accoucher dans deux mois; il y a quelque chose de barbare à l'abandonner dans cette situation: n'importe, je le ferai, je compterai pour rien mes devoirs; c'est à ceux à qui le ciel a donné quelques jouissances qu'il peut demander compte de leurs actions! moi, je n'ai droit qu'à la pitié, je n'éprouve que de la douleur, qu'on me laisse la fuir! j'irai… je ne m'arrêterai pas que je n'aie rencontré Delphine, et si je trouve M. de Valorbe auprès d'elle, s'il a senti le bonheur de la voir quand je frappois ma tête contre terre, désespéré de son absence…. M. de Valorbe ou moi, nous serons victimes de l'amour funeste qu'elle a su nous inspirer.

L'émotion de Léonce étoit si profonde, sa résolution si ferme, que je n'aurois pas eu l'espoir de l'ébranler, s'il ne m'étoit pas venu l'idée de lui proposer de vous écrire, et de vous demander de m'adresser ici pour lui une réponse formelle sur vos rapports avec M. de Valorbe. Cette offre le frappa tout à coup, et l'acceptant avec la vivacité qui lui est naturelle, il me dit, en me serrant les mains:—Eh bien! si je reçois, si je possède ces lignes que Delphine écrira pour moi, je retournerai vers Maltide, je me remettrai sous le joug de ma destinée; oui, je vous le promets. Ah! sans doute, ajouta-t-il, je sais que je ne suis pas libre, et j'exige cependant que Delphine refuse un lien qui, peut-être…. Il ne put achever ce qu'il avoit intention de dire.—N'importe, s'écria-t-il, si un homme étoit l'époux de Delphine, je ne lui laisserois pas la vie; peut-elle se marier, quand un vengeur est tout prêt? et si c'étoit moi qui dusse périr, a-t-elle donc tout-à-fait oublié son amour, ne frémiroit-elle donc pas pour moi?—Je le rassurai de mille manières sur le premier objet de ses craintes, et j'obtins de lui qu'il attendroit ici votre réponse.

Hâtez-vous donc de me l'envoyer, ne perdez pas un jour, il les comptera tous avec une douloureuse anxiété; j'ai cru entrevoir, par quelques mots-qu'il m'a dits, que Matilde, pour la première fois, se plaignant sans réserve, avoit été profondément affligée de son absence, et qu'il craignoit d'exposer sa vie, s'il restoit loin d'elle au moment de ses couches. Calmez donc Léonce dans votre lettre, ma chère Delphine, autant qu'il vous sera possible; et refusez-vous absolument à voir M. de Valorbe. C'est moi qui ai à me reprocher de vous avoir trop souvent pressée de le traiter avec bonté, par considération pour la mémoire de mon frère; mais je vois clairement, que s'il revenoit à Léonce le moindre mot qui pût lui faire croire qu'on a seulement parlé de nouveau de vous et de M. de Valorbe, il seroit impossible de prévoir ce qu'il éprouveroit et ce qu'il feroit. Je chercherai quelques détours pour rendre service à M. de Valorbe, vous m'y aiderez, nous y parviendrons; mais Léonce est tellement irrité, au nom seul de M. de Valorbe, que si des calomnies, quelque absurdes qu'elles fussent, lui revenoient encore à ce sujet, son sentiment pour vous s'aigriroit, et sa colère contre M. de Valorbe ne connoîtroit plus de bornes.

J'espère vous avoir détournée pour toujours de l'idée insensée de vous lier où vous êtes par des voeux religieux. Il me semble, au contraire, que si M. de Valorbe ne vouloit pas s'éloigner des environs de votre demeure, vous feriez bien de quitter la Suisse, et de venir vous établir près de moi, lorsque Léonce sera retourné à Paris. Vous savez quel bonheur j'éprouverois, en étant pour toujours réunie avec vous!

LETTRE XXIII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Ce 28 mars.

Remettez ce billet à Léonce, ma soeur; vous ne savez pas dans quel abîme de douleur je suis tombée! qu'il l'ignore surtout, et vous-même aussi…. Adieu, ne pensez plus à moi. Un événement cruel, inouï, fixe mon sort, et me rend désormais toute consolation inutile; adieu.

Delphine à Léonce.

Je jure à Léonce de ne jamais revoir M. de Valorbe; je lui proteste, pour la dernière fois, qu'il doit être content de mon malheureux coeur; maintenant, qu'il ne s'informe plus de ma destinée, et qu'il retourne auprès de Matilde.

LETTRE XXIV.

Mademoiselle d'Albémar à Delphine,

Montpellier, ce 6 avril.

Ma chère amie, il est parti plus calme, je ne lui ai point fait partager mes cruelles inquiétudes; que signifie ce que vous m'écrivez? d'où vient votre profonde douleur? que vous est-il arrivé? je ne puis rien deviner, mais vos paroles mystérieuses me glacent d'effroi.

Dans quelque situation que vous soyez, vous avez besoin que je vous parle de Léonce. Je reviens aux derniers momens que j'ai passés avec lui. Je l'avois prévenu du jour où je pouvois recevoir votre lettre; le matin de ce jour, je savois que, depuis cinq heures, il s'étoit promené sur la route par laquelle le courrier devoit venir, sans pouvoir rester en repos une seconde; marchant à pas précipités, revenant après avoir avancé, tournant la tête à chaque pas, et dans un état d'agitation si remarquable, que plusieurs personnes s'étoient arrêtées dans le chemin, frappées de l'égarement et du trouble extraordinaire qu'exprimoit son visage; enfin, à dix heures du matin il entra chez moi, pâle et tremblant, et me dit, en se jetant sur une chaise près de la fenêtre, que le courrier étoit arrivé, et que je pouvois envoyer mon domestique chercher mes lettres. J'en donnai l'ordre, et je revins près de lui.

Il se passa près d'une heure dans l'attente; je parlai plusieurs fois à Léonce, il ne me répondit point; mais je vis qu'il tâchoit de prendre beaucoup sur lui, et qu'il rassembloit toutes ses forces pour ne point se livrer à son émotion. La violence qu'il se faisoit l'agitoit cruellement; je ne sais à quels signes j'apercevois ce qu'il éprouvoit au fond de son coeur, mais à la fin de cette heure, passée dans le silence, j'étois abîmée de douleur, comme après la scène la plus violente, dont l'intérêt et l'émotion auroient toujours été en croissant. Il distingua le premier le bruit de la porte de ma maison qui s'ouvrit, et me dit d'une voix à peine intelligible:—Voilà votre domestique qui revient.—Je me levai pour aller au-devant de lui; Léonce ne me suivoit pas, il cachoit sa tête dans ses mains; il m'a dit depuis, que, dans cet instant, il auroit souhaité qu'il n'y eût point de lettre; il désiroit l'incertitude autant qu'il l'avoit jusqu'alors redoutée.

Lorsque je reconnus votre écriture, je déchirai promptement l'enveloppe, pour que Léonce n'en vît pas le timbre; il croit que vous êtes en Suisse, mais il n'a pas la moindre idée du lieu même où vous demeurez. Je lus d'abord ce qui étoit pour Léonce, et, dans mon impatience de le lui porter, je ne vis point ce que vous m'écriviez; je rentrai, tenant à la main votre lettre, et je m'écriai:—Lisez, vous serez content.—Je serai content, s'écria-t-il: ah Dieu!—Et loin de saisir ce que je lui offrois, il répandoit des pleurs, et répétant toujours: Je serai content, avec une voix, avec un accent que je ne pourrai jamais oublier. Enfin, il prit votre lettre; et, après l'avoir lue plusieurs fois, il me regarda d'un air plein de douceur, me serra la main et sortit; il revint deux heures après, et m'annonça qu'il alloit retourner auprès de Matilde; il ne me demanda rien, ne me fit plus aucune question; seulement il me dit:—Soignez son bonheur, vous à qui le sort permet de vivre pour elle.—

Quand il fut parti, je me croyois soulagée; et c'est alors que j'ai lu les lignes pleines de trouble et de douleur que vous m'adressiez: je ne savois que devenir, je voulois vous rejoindre, le misérable état de ma santé m'en ôte la force. Se peut-il que vous m'ayez laissée dans un doute si cruel? ne recevrai-je aucune lettre de vous, avant que vous répondiez à celle-ci?

LETTRE XXV.

Madame de Cerlebe à mademoiselle d'Albémar.

Zurich, ce 12 avril.

Madame d'Albémar, mademoiselle, n'est pas en état de vous écrire; elle me condamne à la douloureuse tâche de vous apprendre sa situation: elle est horrible, elle est sans espoir, et mon amitié n'a pas su prévenir un malheur, que la générosité de madame d'Albémar devoit peut-être me faire craindre. Elle m'a raconté la scène la plus funeste par ses irréparables suites, et le coupable M. de Valorbe, dans une lettre pleine de délire, de regrets et d'amour, m'a confirmé tout ce que Delphine m'avoit appris. Il m'est imposé de vous en instruire, mademoiselle; votre amie veut que vous connoissiez les motifs du parti désespéré qu'elle a pris: ah! qui me donnera le moyen d'en adoucir pour vous l'amertume!

M. de Valorbe avoit été mis en prison pour dettes à Zell, ville d'Allemagne, occupée maintenant par les Autrichiens; son valet de chambre de confiance informa madame d'Albémar de sa situation. Il n'est que trop certain que M. de Valorbe avoit commandé lui-même cette démarche, et que, connoissant la bonté de Delphine, et l'imprévoyante vivacité de ses mouvemens généreux, il avoit calculé le parti qu'il pouvoit tirer d'un imprudent témoignage d'inquiétude et de pitié.

Madame d'Albémar m'écrivit en partant pour Zell; j'éprouvai, lorsque je reçus sa lettre, une vive inquiétude; je condamnai sa résolution, je redoutai le blâme qu'elle pouvoit attirer sur elle, et, comme vous allez le savoir, cette crainte que je ressentois, vague alors, devint bientôt la plus cruelle des anxiétés.

Delphine partit à six heures du matin, sans avoir vu madame de Ternan; elle arriva à Zell à dix heures, accompagnée seulement d'un cocher et d'un domestique suisse, qui ne la connoissoient pas. Madame de Ternan avoit exigé, en prenant madame d'Albémar en pension dans son couvent, qu'elle renvoyât son valet de chambre à Zurich, et Delphine ne quitte jamais Isore sans laisser auprès d'elle sa femme de chambre, pour la soigner. Arrivée à Zell, madame d'Albémar s'aperçut qu'elle n'avoit point de passe-port: on lui demanda son nom à la porte; elle en donna un au hasard, se promettant de repartir dans peu d'heures, avant que l'officier autrichien qui commandoit la place eût le temps de s'informer d'elle.

Elle descendit chez le négociant que l'homme de M. de Valorbe lui avoit indiqué, comme sachant seul tout ce qui avoit rapport à ses affaires; le négociant dit à Delphine que, par commisération pour l'état de santé de M. de Valorbe, on avoit, la veille, obtenu de ses créanciers sa sortie de prison, à condition qu'il seroit gardé chez lui. Madame d'Albémar voulut s'informer de ce que devoit M. de Valorbe, pour offrir son cautionnement, et repartir sans le voir. Le négociant lui dit que M. de Valorbe lui avoit expressément défendu de rien accepter de personne, et en particulier d'une femme qui devoit être elle, d'après le portrait qu'il lui en avoit fait. Alors madame d'Albémar pria le négociant de la conduire chez M. de Valorbe; il la mena jusqu'à la porte; mais quand elle y fut arrivée, il la quitta brusquement, en indiquant assez légèrement qu'elle arrangeroit mieux ses affaires sans lui. Madame d'Albémar m'a dit que se trouvant seule dans ce moment au bas de l'escalier de M. de Valorbe, elle éprouva un effroi dont elle ne put s'expliquer la cause; elle vouloit retourner sur ses pas, mais elle ne savoit quelle route suivre, dans une ville inconnue, et dont elle ignoroit la langue.

Comme elle délibéroit sur ce qu'elle devoit faire, elle aperçut M. de Valorbe qui descendoit quelques marches pour venir à elle: son changement, qui étoit très-remarquable, écarta d'elle toute autre idée que celle de la pitié, et elle monta vers lui sans hésiter; il lui prit la main, et la conduisit dans sa chambre: la main qu'il lui donna trembloit tellement, m'a-t-elle dit, qu'elle se sentit embarrassée et touchée de l'émotion qu'il éprouvoit; elle se hâta de lui parler de l'objet de son voyage; il l'écoutoit à peine, et paroissoit occupé d'un grand débat avec lui-même.

Delphine lui répéta deux fois la prière d'accepter le service qu'elle venoit lui offrir; et comme il ne lui répondoit rien, elle crut qu'il lui en coûtoit de prononcer positivement son consentement à ce qu'elle demandoit, et posant sur son bureau le papier sur lequel elle avoit signé la garantie de ses dettes, elle voulut se lever et partir: à ce double mouvement, M. de Valorbe sortit de son silence par une exclamation de fureur, et, saisissant Delphine par la main, il lui demanda, avec amertume, si elle le méprisoit assez pour croire qu'il recevroit jamais aucun service d'elle.

—Je suis banni de mon pays, s'écria-t-il, ruiné, déshonoré; des douleurs continuelles mettent mon sang dans la fermentation la plus violente. Je souffre tous ces maux à cause de vous, de l'amour insensé que j'ai pour vous, et vous vous flattez de les réparer avec votre fortune! et vous imaginez que je vous laisserai le plaisir de vous croire dégagée de la reconnoissance, de la pitié, de tous les sentimens que vous me devez! Non, il faut qu'il existe du moins un lien, un douloureux lien entre nous, vos remords. Je ne vous laisserai pas vous en délivrer, je troublerai de quelque manière votre heureuse vie.—Heureuse! s'écria Delphine; M. de Valorbe, songez dans quel lieu je vis, songez à ce que j'ai quitté, et répétez-moi, si vous le pouvez encore, que je suis heureuse!—La voix brisée de Delphine attendrit un moment M. de Valorbe, et se jetant à ses pieds, il lui dit:—Eh bien! ange de douceur et de beauté, s'il est vrai que tu souffres, s'il est vrai que les peines de la vie ont aussi pesé sur toi, pourquoi refuserois-tu d'unir ta destinée à la mienne? Ah! je voudrois exister encore, le temps n'est point épuisé pour moi, il me reste des forces, je pourrois honorer encore mon nom, il y a des momens où j'ai horreur de ma fin; Delphine, consentez à m'épouser, et vous me sauverez.—N'avez-vous pas lu, répondit madame d'Albémar, ma lettre à madame de Cerlebe?—Oui, je l'ai lue, s'écria M. de Valorbe en se relevant avec colère; vous faites bien de me la rappeler, c'est en punition de cette lettre que vous êtes ici, c'est pour l'expier que je vous ai fait tomber en ma puissance, vous n'en sortirez plus.

—Représentez-vous l'effroi de Delphine, à ces mots dont elle ne pouvoit encore comprendre le sens; elle s'élance précipitamment vers la porte; M. de Valorbe se saisit de la clef, la tourne deux fois, en mordant ses lèvres avec une expression de rage, et dans le même instant il va vers la fenêtre, l'ouvre, et jette cette clef dans le jardin qui environnoit la maison. Delphine poussa des cris perçans, et perdant la tête de douleur, elle appeloit à son secours de toutes les forces qui lui restoient.

—Vous essayez en vain, lui dit M. de Valorbe en s'approchant d'elle avec toutes les fureurs de la haine et de l'amour, vous essayez en vain de me faire passer pour un assassin; tout est prévu, personne ne vous répondra; il n'y a dans la maison qu'un homme fidèle, qui, me voyant souffrir chaque jour tous les maux de l'enfer à cause de vous, ne sera pas sensible à vos douleurs; il a été témoin des miennes! Vous souffrez à présent, je le vois, mais il ne me reste plus de pitié pour personne: pourquoi serois-je le plus infortuné des hommes? pourquoi Léonce, l'orgueilleux, le superbe Léonce, jouiroit-il de tous les biens de la vie, de votre coeur, de vos regrets? tandis que moi je suis seul, seul en présence de la mort, que je hais d'autant plus, que je me sens poussé vers elle. Delphine, je n'étois pas né méchant, je suis devenu féroce; savez-vous combien les hommes aigrissent la douleur? ils m'ont abandonné, trahi, pas un coeur ne s'est ouvert à moi; les livres m'avoient appris qu'au milieu des ingrats, des perfides, l'infortuné trouvoit du moins un ami obscur qui venoit au secours de son coeur; eh bien! cet unique ami, je ne l'ai pas même rencontré! tous se sont réunis pour me faire du mal; je rendrai ce mal à quelqu'un. Pauvre créature! dit-il alors en regardant Delphine avec pitié, c'est injuste de te persécuter, car tu es bonne; mais je t'aime avec idolâtrie, tu es là devant moi, toi qui es le bonheur, l'oubli de toutes les peines, la magie de la destinée; et la mort est ici, dit-il en montrant ses pistolets armés sur la table. Il faut donc que tu sois à moi, il le faut.

—M. de Valorbe, reprit Delphine avec plus de calme, et retrouvant dans le désespoir même le courage et la dignité; quand je vous estimois, j'ai refusé de m'unir à vous; quel espoir pouvez-vous former maintenant?—Vous me méprisez donc? s'écria-t-il avec un sourire amer; votre situation ne sera pas dans le monde bien différente de la mienne: vous n'avez pas réfléchi que votre réputation ne se relèvera pas de votre imprudente démarche; vous êtes ici seule, chez un jeune homme; vous y passez tout le jour; on vous attend à votre couvent, et vous n'y retournerez pas; tout le monde saura que nous sommes restés enfermés ensemble, que c'est vous qui êtes venue me chercher; en voilà plus qu'il n'en faut pour vous perdre dans l'opinion, si vous ne m'épousez pas: et si c'en est assez aux yeux de tous, que n'est-ce pas pour votre amant, pour Léonce, le plus irritable, le plus ombrageux, le plus susceptible des hommes!—A ces mots, Delphine se renversa sur sa chaise en s'écriant:—Malheureuse que je suis!—avec un accent si déchirant, que M. de Valorbe en frémit; et, pendant quelques instans, il assure qu'il eut horreur de lui-même; mais il s'étoit juré d'avance de résister à l'attendrissement qu'il pourroit éprouver; il mettoit de l'orgueil à lutter contre ses bons mouvemens.

Delphine tout à coup s'avança vers lui, et lui dit:—Si je suis ici, c'est pour en avoir cru mon désir de vous rendre service; je n'ai point réfléchi sur les dangers que je pouvois courir, il ne m'est pas venu dans la pensée qu'ils fussent possibles. Si vous me perdez, c'est l'amitié que j'avois pour vous que vous, punissez; si vous me perdez, c'est ma confiance en vous dont vous démontrez la folie: arrêtez-vous au moment d'être coupable! me voici devant vous, sans appui, sans défenseur; je n'ai d'espoir qu'en faisant naître la pitié dans votre coeur, et jamais je n'en eus moins les moyens: je me sens glacée de terreur, l'étonnement que j'éprouve surpasse mon indignation; je ne puis me persuader ce que j'entends, je ne puis imaginer que ce soit vous, bien vous qui me parlez; vous me découvrez des abîmes du coeur humain qui passoient ma croyance, et vous me consolez presque de la mort à laquelle vous me condamnez, en m'apprenant qu'il existoit sur la terre tant de dépravation et de barbarie!—Ah! s'écria M. de Valorbe, il fut un temps où je vous aurois tout sacrifié, même le bonheur auquel j'aspire! Mais vous ne savez pas quel sentiment intérieur me dévore; tout me dit que je dois me tuer, le ciel et les hommes me le demandent, et tout me dit aussi que si vous m'aimiez, je vivrois. Mon amour pour vous affoiblit mon âme; mais toute sa fureur lui revient, quand vous me repoussez dans le tombeau, vous qui seule pouvez m'en sauver. Dites-moi, pourquoi voulez-vous qu'à trente ans je cesse de vivre? Cette arme que vous voyez là, savez-vous qu'il est affreux de la placer sur son coeur pour en chasser votre image? le sang, le froid, les convulsions de l'agonie, toutes les horreurs de la nature désorganisée s'offrent à moi, et vous m'y condamnez sans pitié! Je le sais bien, je n'intéresse personne; Léonce, vous, qui sais-je encore? tout le monde désire que je n'existe plus, que je fasse place à tous les heureux que j'importune; mais pourquoi n'entraînerois-je personne dans ma ruine?

Vous a-t-on parlé de la fureur des mourans? elle porte un caractère terrible; prêts à s'enfoncer dans l'abîme, ils saisissent tout ce qu'ils peuvent atteindre; ils veulent faire tomber avec eux ceux même qui ne peuvent les secourir; ils font, avant de périr, un dernier effort vers la vie, plein d'acharnement et de rage. Voilà ce que j'éprouve! voilà ce qui me justifie! je ne sens plus le remords; je n'ai qu'un désir furieux d'exister encore, et néanmoins un sentiment secret que je n'y parviendrai pas, que tout ce que je fais ne sera pour moi que des douleurs de plus; n'importe, vous serez ma femme, ou vous souffrirez mille fois plus encore par les soupçons, et le mépris persécuteur de la vie! Je l'ai éprouvé, le mépris; je l'ai subi pour vous, il m'a rendu implacable, insensible à vos pleurs; jugez quel mal il doit faire!

—Le jour avançoit pendant que M. de Valorbe parloit ainsi, l'heure se faisoit entendre, et Delphine sentoit que le moment de retourner à son couvent alloit passer; elle connoissoit madame de Ternan; elle savoit que si elle restoit une nuit hors du couvent sans l'en avoir prévenue, elle se brouilleroit avec elle: et quel éclat, pensoit-elle, que de se brouiller avec madame de Ternan, avec la soeur de madame de Mondoville, pour une visite à M. de Valorbe! rien ne pourroit la justifier aux yeux de Léonce! Elle auroit dû craindre aussi tous les coupables projets que pouvoit former M. de Valorbe, pendant qu'elle se trouvoit entièrement dans sa dépendance; mais elle m'a dit depuis qu'elle avoit un tel sentiment de mépris pour sa conduite, qu'il ne lui vint pas même dans l'esprit qu'il osât se prévaloir de son indigne ruse. D'ailleurs M. de Valorbe étoit lui-même si humilié devant celle qu'il opprimoit, que, par un contraste bizarre, il se sentoit pénétré du plus profond respect pour elle, en lui faisant la plus mortelle injure.

Une seule idée donc occupoit Delphine, et faisoit disparoître toutes les autres; elle regardoit sans cesse le soleil prêt à se coucher, et la pendule qui marquoit les heures; elle voyoit, en comptant les minutes, qu'il lui restoit encore le temps de rentrer dans son couvent, avant qu'il fût fermé; alors elle conjuroit M. de Valorbe de la laisser partir, avec une instance, avec une si vive terreur de perdre un moment, que ses paroles se précipitoient, et qu'on pouvoit à peine les distinguer.—Mon cher M. de Valorbe, lui disoit-elle en serrant ses deux mains, sans penser à son amour pour elle, et sans qu'il osât lui-même le témoigner: mon cher M. de Valorbe, il y a quelques minutes encore, il y en a entre moi et la honte; je ne suis pas encore déshonorée, je puis encore retrouver un asile, laissez-moi l'aller chercher; si je reste encore, il faudra que je couche cette nuit sur la pierre, et qu'au jour je n'ose plus lever les yeux sur personne: voyez, je suis encore une femme que ses amis peuvent avouer, dont les peines excitent encore l'intérêt et la pitié; mais dans une heure, solitaire avec ma conscience, les hommes ne me croiront pas; celui que j'aime, enfin vous le savez, je l'aime, il ne reconnoîtra plus ma voix, et rougira des regrets qu'il donnoit à ma perte. O M. de Valorbe, que ne prenez-vous cette arme pour me tuer! Je vous pardonnerois; mais m'ôter son estime, mais l'avoir prévu, mais le vouloir, ô Dieu! L'heure se passe; vous le voyez, encore quelques minutes, encore….—Et elle se laissa tomber à ses pieds, en répétant ce mot: encore! encore! de ses dernières forces.

M. de Valorbe me l'a juré, et j'ai besoin de le croire, il se sentit vaincu dans ce moment, et, s'il garda le silence, ce fut pour jeter un dernier regard sur cette figure enchanteresse qu'il perdoit pour jamais, et qu'il voyoit à ses pieds dans un état d'émotion qui la rendoit encore plus ravissante. Mais on entendit un bruit extraordinaire dans la maison, on frappa d'abord avec violence à la porte, et des coups redoublés la faisant céder, des soldats entrèrent dans la chambre, un officier à leur tête. Delphine, sans s'étonner, sans s'informer du motif de leur arrivée, voulut sortir à l'instant, on la retint, et bientôt on lui fit savoir que c'étoit elle qui étoit suspecte; on la croyoit un émissaire des Français en Allemagne, et on venoit la chercher pour la conduire au commandant de la place.

M. de Valorbe, en apprenant cet ordre, se livra à toute sa fureur; il ne pouvoit supporter le mal que d'autres que lui faisoient à Delphine, et, sans le vouloir, il aggrava sa situation par la violence de ses discours. Delphine, quand elle entendit sonner l'heure qui ne lui permettoit plus d'arriver à temps à son couvent, redevint calme tout à coup, et se laissa conduire chez le commandant; on ne permit pas à M. de Valorbe de la suivre.

Le commandant autrichien prouva facilement à Delphine, en l'interrogeant, qu'elle n'avoit pas dit son vrai nom; car celui qu'elle s'étoit donné étoit suisse, et dès la première question, elle avoua qu'elle étoit Françoise; mais elle étoit décidée à ne se pas faire connoître, puisqu'elle avoit été trouvée seule, enfermée avec M. de Valorbe. Le négociant chez qui elle étoit descendue d'abord, avoit déposé qu'elle étoit venue pour le voir; quelques plaisanteries grossières de ceux qui l'entouroient, ne lui avoient que trop appris quelle idée ils s'étoient formée de ses relations avec M. de Valorbe; et, pour rien au monde, elle n'auroit voulu que dans de semblables circonstances son véritable nom fût connu. Elle se complaisoit dans l'espoir que son refus constant de le dire, irriteroit le commandant, confirmeroit ses soupçons, et qu'il l'enfermeroit peut-être dans quelque forteresse pour le reste de ses jours: la nuit entière se passa sans qu'elle voulût répondre.

Quelle nuit! vous représentez-vous Delphine, seule, au milieu d'hommes durs et farouches, qui, d'heure en heure, revenoient l'interroger, et cherchoient à lui faire peur, pour en obtenir un aveu qu'ils croyoient être de la plus grande importance. Le commandant surtout, se flattoit de trouver dans une découverte essentielle un moyen d'avancement; et que peut-il exister de plus inflexible, qu'un ambitieux qui espère du bien pour lui, de la peine d'un autre! Delphine, vers le milieu de la nuit, avoit obtenu qu'on la laissât seule pendant quelques heures; elle s'endormit, accablée de fatigue et de douleur: quand elle se réveilla, et qu'elle se vit dans une chambre noire, délabrée, entendant le bruit des armes, les juremens des soldats, elle fut dans une sorte d'égarement qui subsistoit encore quand je la revis.

Tout à coup le commandant entre chez elle, et lui demande pardon avec un ton respectueux, de ne l'avoir pas connue. M. de Valorbe, qui avoit pu enfin pénétrer jusqu'à lui, lui avoit appris, à travers les plus sanglans reproches, le nom de madame d'Albémar, et de quel couvent elle étoit pensionnaire. Comme dans cette abbaye il y avoit plusieurs femmes de la plus grande naissance d'Allemagne, et que madame de Ternan, en particulier, étoit très-considérée à Vienne, le commandant eut peur de lui avoir déplu, en maltraitant une personne qu'elle protégeoit; et changeant de conduite à l'instant, il donna un officier à madame d'Albémar pour la ramener jusqu'à l'abbaye, et se contenta de faire arrêter M. de Valorbe (qui est encore en prison), parce qu'il l'avoit offensé, en se plaignant avec hauteur des traitemens que madame d'Albémar avoit soufferts.

Ce commandant avoit fait partir un officier une heure avant madame d'Albémar, avec le procès-verbal de tout ce qui s'étoit passé, et une lettre d'excuses à madame de Ternan, qui contenoit des insinuations très-libres sur la conduite de madame d'Albémar avec M. de Valorbe. J'étois au couvent, où depuis la veille au soir je souffrois les plus cruelles angoisses; lorsque cet officier arriva, madame de Ternan, qui avoit déjà exprimé de mille manières l'impression que lui faisoit l'inexplicable absence de Delphine, ordonna, après avoir lu la lettre de Zell, que les principales religieuses se réunissent chez elle, et refusa très-durement de me communiquer, et ce qu'elle avoit reçu, et ce qu'elle projetoit.

L'infortunée Delphine arriva pendant que l'assemblée des religieuses duroit encore. J'eus le bonheur au moins d'aller au-devant d'elle; en descendant de voiture elle ne vit que moi; et lorsque je lui témoignai la plus tendre affection, elle me regarda avec étonnement, comme s'il n'étoit plus possible que personne prît le moindre intérêt à elle; nous nous retirâmes ensemble dans son appartement, et j'appris de Delphine, à travers son trouble, ce qui s'étoit passé; une inquiétude l'emportoit sur toutes les autres, et revenoit sans cesse à son esprit.—Léonce le saura, il me méprisera, disoit-elle en interrompant son récit.—Et quand elle avoit prononcé ces mots, elle ne savoit plus où reprendre ce récit, et les répétoit encore.

J'essayois de la consoler; mais ce qui me causoit une inquiétude mortelle, c'étoit la décision qu'alloit prendre madame de Ternan. Elle entra dans ce moment, Delphine essaya de se lever, et retomba sur sa chaise; je souffrois de lui voir cet air coupable, quand jamais elle n'avoit eu plus de droits à l'estime et à la pitié. Madame de Ternan aimoit l'effet qu'elle produisoit; elle regardoit Delphine, non pas précisément avec dureté, mais comme une personne qui jouit d'une grande impression causée par sa présence, quel qu'en soit le motif.—Madame, dit-elle à Delphine, après ce qui s'est passé à Zell, après l'éclat de votre aventure, nos soeurs ont jugé que votre intention étoit sans doute d'épouser M. de Valorbe, et elles ont décidé que vous ne pouviez plus rester dans cette maison.—Ah! voilà le coup mortel! s'écria Delphine, et elle tomba sans connoissance sur le plancher.

Je la pris dans mes bras; madame de Ternan s'approcha d'elle, nous la secourûmes. Quand elle parut revenir à elle, madame de Ternan, qui étoit placée derrière son lit, lui adressa quelques mots assez doux; Delphine égarée s'écria:—C'est la voix de Léonce; est-ce qu'il me plaint, est-ce qu'il a pitié de moi? Cependant je suis chassée, chassée de la maison de sa tante; c'est bien plus que quand je sortis de ce concert d'où la haine des méchans me repoussoit; et cependant que n'ai-je pas souffert alors! n'ai-je pas craint de perdre son affection! et maintenant qu'on m'a surprise enfermée avec son rival, qu'un acte authentique l'atteste, que je suis perdue, déshonorée, que des religieuses me chassent; ah! Dieu, Dieu, je suis innocente! je le suis, Léonce, Léonce!—Et elle retomba dans mes bras de nouveau, sans mouvement.

—Laissez-moi seule avec elle, me dit madame de Ternan, j'entrevois un moyen de la sauver.—Si vous le pouvez, lui dis-je, c'est un ange que vous consolerez;—et je me hâtai de lui dire la vérité; elle l'entendit, et je crus même voir qu'elle y étoit préparée. Je ne compris pas alors comment elle n'avoit pas pris plus tôt la défense de Delphine; mais c'est une femme d'une telle personnalité, qu'on n'a l'espérance de la faire changer d'avis sur rien; car il faudroit lui découvrir dans son intérêt particulier quelques rapports qu'elle n'eût pas saisis, et elle s'en occupe tant que c'est presque impossible.

Je me retirai: deux heures après il me fut permis de revenir; je trouvai un changement extraordinaire dans Delphine; elle étoit plus calme, et non moins triste; elle n'avoit plus cette expression d'abattement qui lui donnoit l'air coupable; sa tête s'étoit relevée, mais sa douleur sembloit plus profonde encore; l'on auroit dit seulement qu'elle s'y étoit vouée pour toujours. Elle me pria avec douceur de revenir la voir dans huit jours, et seulement dans huit jours. Je la quittai avec un sentiment de tristesse, plus douloureux que celui même que j'avois éprouvé, lorsque son désespoir s'exprimoit avec violence.

Huit jours après, quand je la vis, elle venoit de recevoir une lettre de vous, qui lui annonçoit et l'arrivée de Léonce, et sa fureur, à la seule pensée qu'elle pouvoit avoir vu M. de Valorbe.—Lisez cette lettre, me dit Delphine; vous voyez que s'il apprenoit ce qui s'est passé à Zell, il ne me le pardonneroit pas; je le connois, il vengeroit mon offense sur M. de Valorbe; il exposeroit encore une fois sa vie pour moi; et quand même je pourrois un jour me justifier à ses yeux, ne sais-je pas ce qu'il souffriroit, en voyant celle qu'il aime flétrie dans l'opinion? Son caractère s'est manifesté malgré lui cent fois à cet égard, dans les momens où son amour pour moi le dominoit le plus; et quel éclat, grand Dieu! que celui qui me menaçoit il y a huit jours! quel homme, quel autre même que Léonce le supporteroit sans peine! Écoutez-moi, me dit-elle alors, sans m'interrompre, car vous serez tentée d'abord de me combattre, et vous finirez cependant par être de mon avis.

Madame de Ternan m'a dit qu'il n'existoit qu'un moyen de rester dans le couvent où je suis, c'étoit de m'y faire religieuse; à cette condition, les soeurs consentent à me garder; le crédit de madame de Ternan fera disparoître toutes les traces de l'événement de Zell En prononçant les voeux de religieuse, je m'assure d'un repos que rien ne pourra troubler, j'y ai consenti. Je prends l'habit de novice après demain; ne frémissez pas, jugez-moi: voulez-vous que je sorte de cette maison comme une femme perdue? que Léonce apprenne que c'est pour M. de Valorbe que je suis bannie de l'asile que madame de Ternan m'avoit donné? que je me trouve aux prises de nouveau avec l'opinion, avec le monde, avec tout ce que j'ai souffert? Le nom de M. de Valorbe une seconde fois répété avec le mien ne s'oubliera plus, et Léonce saura que ma réputation est détruite sans retour; je resterai libre, mais j'aurai perdu tout le prix de moi-même, et je finirai par m'enfermer dans la retraite, sans avoir, comme à présent, la douce certitude que je suis restée pure dans le souvenir de Léonce, et que ses regrets me sont encore consacrés.

Si madame de Ternan avoit voulu me rendre les mêmes services sans exiger de moi un grand sacrifice, je l'aurois préféré; car ni mon coeur, ni ma raison, ne m'appellent à l'état que je vais embrasser; mais elle n'avoit aucun motif pour s'intéresser à moi, si je ne cédois pas à sa volonté; elle pouvoit m'objecter toujours la résolution de ses compagnes. Je savois bien que cette résolution venoit d'elle, mais c'étoit une raison de plus pour croire qu'elle ne chercheroit pas à la faire changer; je n'avois que le choix du parti que j'ai pris, ou de trouver en sortant de cette maison tous les coeurs fermés pour moi, tous, ou du moins un seul, n'étoit-ce pas tout? Pouvois-je y survivre? Je n'ai pas su mourir, voilà tout ce que signifie la résolution, en apparence courageuse, que je viens d'adopter. Il ne me restoit pas d'alternative; vous-même, répondez, que m'auriez-vous conseillé?

—Je ne sus que pleurer; que pouvois-je lui dire? Elle avoit raison. L'infâme M. de Valorbe! quels mouvemens de haine je sentois contre lui! mon émotion étoit extrême, mais je me taisois.—Ne vous affligez pas trop pour moi, reprit Delphine avec bonté; car dans ses plus grandes peines, vous le savez, elle s'occupe encore des impressions des autres:—Qu'est-ce donc que je sacrifie? une liberté dont je ne puis faire aucun usage; un monde où je ne veux pas retourner, qui a blessé mon coeur, dont l'opinion pourroit altérer l'affection de Léonce pour moi; je m'en sépare avec joie. Ma belle-soeur viendra peut-être me rejoindre un jour, et je passerai ma vie avec vous deux, qui connoissez mes affections et ma conduite comme moi-même.

Je ne sais, ajouta-t-elle avec la plus vive émotion, si j'avois aimé un homme tout-à-fait indifférent aux opinions des autres hommes; bannie, chassée, humiliée, j'aurois pu l'aller trouver, et lui dire: voilà le même coeur, le même amour, la même innocence; eh bien! qu'y a-t-il de changé? Mais il vaut mieux mourir, que de se livrer à un sentiment de confiance ou d'abandon qui ne seroit pas entièrement partagé par ce qu'on aime. Ah! n'allez pas penser que Léonce ne soit pas l'être le plus parfait de la terre! le défaut qu'il peut avoir est inséparable de ses vertus: je ne conçois pas comment un homme qui n'auroit pas même ses torts pourroit jamais l'égaler; et n'est-ce pas moi d'ailleurs dont l'imprudente vie a fait souffrir son coeur?

J'ai cru long-temps que mes malheurs venoient d'un sort funeste; mais il n'y a point eu, non, il n'y a point eu de hasard dans ma vie. Je n'ai pas éprouvé une seule peine dont je ne doive m'accuser. Je ne sais ce qui me manque pour conduire ma destinée, mais il est clair que je ne le puis. Je cède à des mouvemens inconsidérés; mes qualités les meilleures m'entraînent beaucoup trop loin, ma raison arrive trop tard pour me retenir, et cependant assez tôt pour donner à mes regrets tout ce qu'ils peuvent avoir d'amer; je vous le dis, l'action de vivre m'agite trop, mon coeur est trop ému; c'est à moi, à moi surtout, que conviennent ces retraites où l'on réduit l'existence à de moindres mouvemens; si la faculté de penser reste encore, les objets extérieurs ne l'excitent plus, et, n'ayant à faire qu'à soi-même, on doit finir par égaler ses forces à sa douleur.

Il y a deux jours, avant que j'eusse donné à madame de Ternan une réponse décisive, mes promenades rêveuses me conduisirent jusqu'à la chute du Rhin, près de Schaffouse; je restai quelque temps à la contempler, je regardois ces flots qui tombent depuis tant de milliers d'années, sans interruption et sans repos. De tous les spectacles qui peuvent frapper l'imagination, il n'en est point qui réveille dans l'âme autant de pensées; il semble qu'on entende le bruit des générations qui se précipitent dans l'abîme éternel du temps; on croit voir l'image de la rapidité, de la continuité des siècles dans les grands mouvemens de cette nature, toujours agissante et toujours impassible, renouvelant tout, et ne préservant rien de la destruction.—Oh! m'écriai-je, d'où vient donc que j'attache à mon avenir tant d'intérêt et d'importance? Voilà l'histoire de la vie! notre destinée, la voilà! des vagues engloutissant des vagues, et des milliers d'êtres sensibles, souffrant, désirant, périssant, comme ces bulles d'eau qui jaillissent dans les airs et qui retombent. Il ne faut pas moins que le bouleversement des empires, pour attirer notre attention; et l'homme qui sembloit devoir se consumer de pitié, puisqu'il a seul la prévoyance et le souvenir de la douleur, l'homme ne détourne pas même la tête pour remarquer les souffrances de ses semblables! Qui donc entendra mes cris? est-ce la nature? comme elle suit son cours majestueusement! comme son mouvement et son repos sont indépendans de mes craintes et de mes espérances! Hélas! ne puis-je pas m'oublier comme elle m'oublie! ne puis-je pas, comme un de ces arbres, me laisser aller au vent du ciel, sans résister ni me plaindre!

Non, ma chère Henriette, continua madame d'Albémar, il ne faut pas lutter longtemps contre le malheur; je me soumets au sort que m'impose madame de Ternan. Croyez-moi, je fais bien, je consacre ma mémoire dans le coeur de celui pour qui j'ai vécu; je me survis, mais pour apprendre qu'il me regrette, et que rien ne pourra plus altérer ce sentiment. Les anciens croyoient que les âmes de ceux qui n'avoient pas reçu les honneurs de la sépulture, erroient long-temps sur les bords du fleuve de la mort; il me semble qu'une situation presque semblable m'est réservée. Je serai sur les confins de cette vie et de l'autre, et la rêverie me fera passer doucement les longues années qui ne seront remplies que par mes souvenirs.

Je voudrois pouvoir unir à ce grand sacrifice l'idée qu'il est agréable à Dieu, mais je ne puis me tromper moi-même à cet égard. Je n'ai jamais cru qu'un Dieu de bonté exigeât de nous ce qui ne pouvoit servir à notre bonheur ni à celui des autres. En brisant mes liens avec le monde, je ne sens au fond de mon coeur que l'amour qui m'y condamne, et l'amour qui m'en récompense; oui, c'est pour son estime, c'est pour ne point exposer sa vie, c'est pour sauver la réputation de celle qu'il a honorée de son choix, que je m'enferme ici pour jamais! Pardonne, ô mon Dieu! l'on exige de moi que je prononce ton nom; mais tu lis au fond de mon âme, et tu sais que je ne t'offre point une action dont tu n'es pas l'objet! je t'offre tout ce que je ferai jamais de bon, d'humain, de raisonnable; mais ce que le désespoir m'inspire, ce sont les passions du coeur qui l'ont obtenu de moi!

Je suis fière, cependant, reprit Delphine, d'immoler mon sort à Léonce; je traverserai le temps qui me reste comme un désert aride, qui conduit du bonheur que j'ai perdu, au bonheur que je retrouverai peut-être un jour dans le ciel. Je tâcherai d'exercer quelques vertus dans cet intervalle, quelques vertus qui me fassent pardonner mes fautes, et soutiennent en moi jusque dans la vieillesse l'élévation de l'âme. Voilà tous mes desseins, voilà toutes mes espérances! ne discutez rien, n'ébranlez rien en me parlant, ma chère Henriette; vous pourriez me faire beaucoup de mal, mais vous ne changeriez rien à mon sort: le déshonneur est sur le seuil de ce couvent: si j'en sors, il m'atteint; s'il m'atteint, Léonce me venge, son sentiment est altéré, je crains pour sa vie, et je perds son amour! Grand Dieu! qui oseroit me conseiller de quitter cette demeure, fût-elle mon tombeau? qui ne me retiendrait pas par pitié, si mes pas m'entraînoient hors de cette enceinte?

—En l'écoutant, mademoiselle, je ne conservois qu'un espoir, c'est l'année de noviciat qui nous reste. Ne peut-on pas obtenir pendant ce temps de madame de Ternan qu'elle conserve Delphine dans sa maison, et qu'elle étouffe par tous ses moyens l'éclat de son aventure, sans exiger d'elle de prendre le voile? Mais cet espoir, s'il existe encore, ne dépend point de Delphine, je ne devois donc pas risquer de lui en parler. Je l'embrassai en pleurant; elle me chargea de vous écrire, et nous nous quittâmes, sans que j'eusse tâché d'ébranler dans ce moment sa résolution.

Je vais laisser passer quelques jours, afin que Delphine ait le temps d'adoucir, par sa présence, les cruelles préventions de ses compagnes; et je retournerai chez madame de Ternan, pour essayer ce que je puis sur elle. Vous aussi, mademoiselle, écrivez à Delphine; servez-vous de votre ascendant pour la détourner de son projet, et consacrons nos efforts réunis à la sauver du malheur qui la menace.

LETTRE XXVI.

Mademoiselle d'Albémar à Delphine.

Montpellier, ce 18 avril.

Ma chère Delphine, je frémis de la lettre de madame de Cerlebe, que je viens de recevoir! Au nom du ciel! retirez le consentement que vous avez donné à madame de Ternan; je sens tout ce qu'il y a de cruel dans votre situation, mais rien ne doit vous décider à un engagement irrévocable; ni vos opinions ni votre caractère ne sont d'accord avec les obligations que vous voulez vous imposer; votre pitié généreuse vous a fait commettre une grande imprudence, mais il n'est point impossible de faire connoître le véritable motif de votre démarche.

M. de Valorbe ne peut-il pas se repentir et vous justifier authentiquement? pensez-vous que le reste de votre vie dépende de ce qui sera dit pendant quelques jours, dans un coin de la Suisse ou de l'Allemagne? Si vous n'aviez pas peur d'être condamnée par Léonce, combien il vous seroit facile de braver l'injustice de l'opinion! vous que j'ai vue trop disposée à la dédaigner, vous lui sacrifiez votre vie tout entière; quel délire de passion! car, ne vous y trompez pas, votre seul motif, c'est la crainte d'être un instant soupçonnée par Léonce, ou d'en être moins aimée, quand même il connoîtroit votre innocence, si votre réputation restoit altérée. Mon amie, peut-on immoler sa destinée entière à de semblables motifs!

Le plus grand malheur des femmes, c'est de ne compter dans leur vie que leur jeunesse; mais il faut pourtant que je vous le dise, dussé-je vous indigner! dans dix ans, vous n'éprouverez plus les sentimens qui vous dominent à présent; dans vingt ans, vous en aurez perdu même le souvenir; mais le malheur auquel vous vous dévouez ne passera point, et vous vous désespérerez d'avoir soumis votre destinée entière à la passion d'un jour; encore une fois, pardonnez, je reviens à ce que vous pouvez entendre sans vous révolter contre la froideur de ma raison.

Avez-vous pensé que vous mettiez une barrière éternelle entre Léonce et vous? S'il étoit libre une fois, si jamais… juste ciel! dites-moi, l'imagination la plus exaltée auroit-elle pu inventer des douleurs aussi déchirantes que le seroient les vôtres? Vous vous êtes mal trouvée de vous livrer à l'enthousiasme de votre caractère, la réalité des choses n'est point faite pour cette manière de sentir; vous mettez dans la vie ce qui n'y est pas, ce qu'elle ne peut contenir; au nom de notre amitié, au nom encore plus sacré de celui que vous nommez votre bienfaiteur, de mon frère, renoncez à votre noviciat avant que l'année soit écoulée! le temps amènera ce que la pensée ne pouvoit prévoir; mais que peut-il, le temps, contre les engagemens irrévocables?

Je crains beaucoup l'ascendant qu'a pris sur vous madame de Ternan; sa ressemblance avec Léonce en est, j'en suis sûre, la principale cause: elle agit sur vous, sans que vous puissiez vous en défendre; sans cette fatale ressemblance, madame de Ternan vous déplairoit certainement: la femme qui n'a pu se consoler de n'être plus belle, doit avoir l'âme la plus froide et l'esprit le plus léger. Moi qui ai été vieille dès mes premiers ans, puisque ma figure ne pouvoit plaire, j'ai su trouver des jouissances dans mes affections; et si vous étiez heureuse, j'aimerois la vie. Madame de Ternan avoit des enfans, pourquoi n'a-t-elle pas désiré de vivre auprès d'eux? Elle étoit riche, pourquoi n'a-t-elle pas mis son bonheur dans la bienfaisance? elle n'a vu dans la vie qu'elle, et dans elle que son amour-propre. Si elle avoit été un homme, elle auroit fait souffrir les autres; elle étoit femme, elle a souffert elle-même; mais je ne vois en elle aucune trace de bonté, et, sans la bonté, pourquoi la douleur même inspireroit-elle de l'intérêt? en a-t-elle pour vous, cette femme cruelle, quand elle vous offre l'alternative du déshonneur, ou d'une vie qui ressemble à la mort?

Vous avez la tête presque perdue, vous ne croyez plus à l'avenir; vous êtes saisie par une fièvre de l'âme qui ne se manifeste point aux yeux des autres, mais qui vous égare entièrement. Je conçois qu'il est des momens où l'on voudroit abdiquer l'empire de soi, il n'y a point de volonté qu'on ne préfère à la sienne, et la personne qui veut s'emparer de vous le peut alors, sans avoir besoin, pour y parvenir, de mériter votre estime. Mais quand on se trouve dans une pareille situation, ce qu'il faut, mon amie, c'est ne prendre aucune résolution, replier ses voiles, laisser passer les sentimens qui nous agitent, employer toute sa force à rester immobile, et six mois jamais ne se sont écoulés sans qu'il y ait eu un changement remarquable en nous-mêmes et autour de nous.

Ma chère Delphine, avant que votre année de noviciat soit finie, j'irai vous chercher; et si mes raisons ne vous ont pas persuadée, j'oserai, pour la première fois, exiger votre déférence.

LETTRE XXVII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

De l'abbaye du Paradis, ce 1er mai.

Pardonnez, ma soeur, si je ne puis vous peindre avec détail les sentimens de mon âme; parler de moi me fait mal. Ce que je puis vous dire seulement, c'est que je souhaiterois sans doute qu'avant la fin de mon noviciat, une circonstance heureuse me permît de ne pas prononcer mes voeux; mais tant que je n'aurai que l'alternative de ces voeux ou de mon déshonneur, rien ne peut faire que j'hésite à les prononcer; pardon encore de repousser ainsi vos conseils et votre amitié; mais il y a des situations et des douleurs dans la vie, dont personne ne peut juger que nous-mêmes.

LETTRE XXVIII.

Madame de Mondoville, mère de Léonce, à sa soeur, madame de Ternan.

Madrid, ce 15 mai 1792.

Vainement, ma chère soeur, vous vous croyez certaine d'avoir fixé madame d'Albémar auprès de vous; vainement vous pensez que je n'ai plus rien à craindre du fol amour de mon fils pour elle; tous vos projets peuvent être renversés, si vous ne suivez pas le conseil que je vais vous donner.

Une lettre de Paris m'apprend que Matilde est malade, elle le cache à tout le monde, et plus soigneusement encore à mon fils; mais le jeûne rigoureux auquel elle s'est astreinte cette année, quoiqu'elle fût grosse, lui a fait un mal peut-être irréparable; et l'on m'écrit que si, dans cet état, elle persiste à vouloir nourrir son enfant, certainement elle n'y résistera pas deux mois: si elle meurt, mon fils ne perdra pas un jour pour découvrir la retraite de madame d'Albémar; il l'engagera bien aisément à renoncer à son noviciat, et rien au monde alors ne pourra l'empêcher de l'épouser; quelle est donc la ressource qui peut nous rester contre ce malheur? une seule, et la voici:

Il faut obtenir des dispenses de noviciat pour madame d'Albémar, et lui faire prononcer ses voeux tout de suite; rien de plus facile et rien de plus sûr que ce moyen: j'ai déjà parlé au nonce du pape en Espagne; il a écrit en Italie, l'on ne vous refusera point ce que vous demanderez; envoyez un courrier à Rome, donnez les prétextes ordinaires en pareils cas, et quand vous aurez obtenu la dispense, offrez, comme vous l'avez déjà fait, à madame d'Albémar, le choix de prononcer ses voeux, ou de sortir de votre maison; elle n'hésitera pas, et nous n'aurons plus d'inquiétude, quoi qu'il puisse arriver.

Nous ne pouvons nous reprocher en aucune manière d'abréger le noviciat de madame d'Albémar; elle a manifesté son intention de se faire religieuse, elle a vingt-deux ans, elle est veuve, personne n'est plus en état qu'elle de se décider, et ce n'est pas la différence de quelques mois qui rendra ses voeux moins libres et moins légitimes; mais de quelle importance n'est-il pas pour nous, de ne pas nous exposer à attendre les couches de Matilde? Si elle meurt, madame d'Albémar vous quitte; vous perdez ainsi pour jamais une société qui vous est devenue nécessaire; et moi, j'aurai pour belle-fille un caractère inconsidéré, une tête imprudente, qui mettra le trouble dans ma famille.

Je suis vieille, assez malade, je veux mourir en paix, et rappeler près de moi mon fils; soit que Matilde vive ou qu'elle meure, Léonce m'aimera toujours par-dessus tout, s'il n'est pas lié à une femme dont il soit amoureux, et qui absorbe entièrement toutes ses affections; mon esprit, au moins à présent, lui est nécessaire: s'il a une femme qui ait aussi de l'esprit, et de plus, de la jeunesse et de la beauté, que serai-je pour lui? Vous m'avez avoué, ma soeur, que vous vous préfériez aux autres: moi, si je suis personnelle, c'est dans le sentiment que je le suis; je donnerois ma vie avec joie pour le bonheur de mon fils; mais je ne voudrois pas qu'une autre que moi fit ce bonheur, et je me sens de la haine pour une personne qu'il aime mieux que moi.

Vous voyez, chère soeur, avec quelle franchise je vous parle; mais songez surtout combien il est essentiel de ne pas perdre un moment, pour nous préserver des chagrins qui nous menacent.

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