Delphine
LETTRE XXIX.
Madame de Cerlebe à mademoiselle d'Albémar.
De l'abbaye du Paradis, ce 20 juin.
Tout est dit, le temps sur lequel je comptais nous est arraché. Les voeux éternels sont prononcés! Ah! nous avons été entraînées par je ne sais quelle puissance inexplicable, et maintenant qu'il faut que je vous rende compte de ces malheureux jours, leur souvenir se perd dans le trouble qui nous a peut-être empêchées de faire usage de notre raison.
Depuis près de trois mois, que madame d'Albémar étoit novice, madame de Ternan avoit cherché tous les moyens de prendre de l'ascendant sur elle; ce n'étoit point par de l'art ou de la fausseté qu'elle y étoit parvenue; il faut rendre à madame de Ternan la justice qu'elle a beaucoup de vérité dans le caractère, mais tant d'humeur et de personnalité, qu'il faut, ou se brouiller avec elle, ou céder à ses volontés. Combien, dans la plupart des associations de la vie, n'y a-t-il pas d'exemples de l'empire de l'humeur et de l'exigeance, sur la douceur et la raison: dès qu'un lien est formé de manière qu'on ne puisse plus le rompre sans de graves inconvéniens, c'est le plus personnel des deux qui dispose de l'autre.
Je me croyois sûre cependant que nous avions encore plusieurs mois devant nous; je comptois sur votre arrivée, que vous aviez annoncée; je me flattois que pendant ce temps il surviendroit des incidens qui délivreroient madame d'Albémar sans la compromettre: lorsqu'il y a trois jours, je vins la voir à son couvent, je la trouvai beaucoup plus triste qu'elle ne l'avoit été jusqu'alors; interrogée par moi, elle me dit que madame de Ternan avoit obtenu à Rome des dispenses de noviciat, et qu'elle vouloit l'obliger à prononcer ses voeux dans trois jours: indignée de cette résolution, j'en demandai les motifs.—Elle ne me les a pas fait connoître, répondit madame d'Albémar, elle s'est retranchée dans la phrase ordinaire dont elle se sert, quand elle a de l'humeur contre moi; elle m'a dit que si je ne voulois pas suivre ses conseils, elle rendrait publique la lettre du commandant de Zell, et se conformeroit à la délibération des soeurs qui, en conséquence de cette lettre, avoient décidé qu'elles ne me garderoient pas dans leur couvent. J'ai cependant persisté dans mon refus d'abréger mon noviciat, continua Delphine; mais cette affreuse menace me remplit de terreur.—J'essayai alors de rassurer madame d'Albémar, et je me déterminai à parler à madame de Ternan, malgré l'éloignement qu'elle m'inspire: je lui fis demander de la voir; elle me fit dire capricieusement de revenir le lendemain.
En arrivant, je lui expliquai l'objet de ma visite; elle me dit, avec une franchise d'égoïsme tout-à-fait originale, qu'elle avoit des raisons de craindre que si le noviciat de Delphine duroit un an, les circonstances ou ses amis ne la fissent renoncer au projet de se faire religieuse, et qu'elle ne vouloit pas s'exposer à perdre la société d'une personne qui lui plaisoit extrêmement. Je voulus lui parler alors du plaisir d'être généreuse envers ses amis, de se sacrifier pour eux; elle me répondit honnêtement, mais comme s'il falloit de la politesse pour ne pas se moquer de ce qu'elle appeloit ma mauvaise tête; et non-seulement elle n'étoit pas ébranlée par tout ce que je pouvois lui dire, mais elle n'avoit pas l'air de croire qu'on pût hésiter sur ce que je proposois, et répétoit sans cesse:—Comment peut-on me demander de ne pas employer tous mes moyens pour faire réussir une chose que je souhaite? c'est vraiment de la folie.
—Je retournai ensuite vers Delphine, et je voulus l'engager à sortir de l'abbaye, à braver ce qu'on pourroit dire, en venant s'établir chez, moi; mais je vis avec douleur qu'elle n'en avoit pas la force.—Autrefois, me dit-elle, je ne craignois pas du tout l'opinion, et je ne consultois jamais que le propre témoignage de ma conscience; mais depuis que le monde a trouvé l'art de me faire mal dans mes affections les plus intimes, depuis que j'ai vu qu'il n'y avoit pas d'asile contre la calomnie, même dans le coeur de ce qu'on aime, j'ai peur des hommes, et je tremble devant leur injustice, presque autant que devant mes remords; enfin, j'ai tant souffert, que je n'ai plus qu'un vif désir, celui d'éviter de nouvelles peines.—C'est ainsi, mademoiselle, que me trouvant entre l'inflexible personnalité de madame de Ternan, et l'effroi que causoit à Delphine la seule idée d'un éclat déshonorant, tous mes efforts auprès de l'une et l'autre étoient inutiles.
Cependant je me flattois, avec raison, d'avoir plus d'ascendant sur Delphine; elle redoutoit les voeux précipités qu'on exigeoit d'elle, et souhaitoit extrêmement de pouvoir y échapper: j'étois avec elle, et nous cherchions ensemble s'il existoit un moyen d'ébranler la résolution de madame de Ternan, lorsqu'elle entra dans la chambre avec un air d'indignation qui me fit battre le coeur.—Voilà, madame, dit-elle à Delphine, la lettre que vous m'attirez; c'en est trop, il faut pourtant que vous cessiez de porter le trouble dans cette maison.—Je lus à Delphine tremblante la lettre que madame de Ternan consentit à me donner; elle contenoit des menaces insensées et offensantes, que M. de Valorbe écrivoit à madame de Ternan; il lui déclaroit qu'il avoit appris qu'elle vouloit forcer madame d'Albémar à se faire religieuse, et que, dans peu de jours, espérant obtenir sa liberté du gouvernement autrichien, il viendroit réclamer lui-même madame d'Albémar, et accuser publiquement quiconque voudroit la retenir: il ajoutoit à ces menaces, déjà très-blessantes, quelques mots qui indiquoient le peu de dévotion de madame de Ternan, et les motifs de vanité qui lui avoient fait haïr le monde. Après une telle lettre, il n'étoit plus possible d'espérer que madame de Ternan fléchît jamais sur la volonté qu'elle avoit exprimée; le malheureux Valorbe n'avoit certainement dans cette circonstance que le désir d'être utile à madame d'Albémar, et pour la seconde fois il la perdoit.
Madame de Ternan étoit irritée à un degré excessif; c'est une personne qu'on ne peut plus ramener, quand une fois son amour-propre est offensé. Madame d'Albémar voulut dire quelques mots sur ce qu'il seroit injuste de la rendre responsable du caractère de M. de Valorbe, elle qui en avoit été si cruellement victime.—Que vous soyez innocente ou non, madame, de son insolente folie, répondit madame de Ternan, il n'en est pas moins vrai qu'il veut vous enlever d'ici, quand il aura recouvré sa liberté. Pour prévenir cette scène scandaleuse, il ne reste que deux partis à prendre; ou vous ferez perdre toute espérance à M. de Valorbe, en vous fixant dans cette maison pour toujours, ou vous voudrez bien en sortir; et comme il ne faut pas que M. de Valorbe puisse se flatter que ces menaces m'ont fait peur, je ferai connoître la délibération de nos soeurs et ses motifs.—J'espérai un moment que le ton impérieux de madame de Ternan avoit révolté Delphine, et qu'elle alloit tout braver pour lui résister, car elle lui répondit, avec beaucoup de dignité:—Vous abusez trop, madame, de mon malheur, et vous comptez trop peu sur mon courage.
—Dans ce moment on apporta une lettre de vous; pardonnez-moi, mademoiselle, la peine que je vais vous causer; ne vous accusez pas cependant, car je suis sûre que cette lettre n'a rien changé à l'événement, il étoit inévitable. Madame de Ternan prit, avec sa hauteur accoutumée, votre lettre adressée à madame d'Albémar, et dit à Delphine:—Tant que vous êtes novice dans ma maison, madame, j'ai le droit de lire vos lettres: la voici, continua-t-elle, après l'avoir parcourue; on y parle seulement de mon neveu et de l'heureux accouchement de sa femme.—Delphine tressaillit au nom de Léonce, et la main qu'elle tendit pour recevoir la lettre trembloit extrêmement. Vous savez que vous lui mandiez que Matilde étoit accouchée d'un fils, et que sans doute elle se portoit bien, puisqu'elle étoit décidée à nourrir son enfant; vous ajoutiez que Léonce paroissoit sentir vivement le bonheur d'être père.
Delphine baissa son voile, pour lire cette lettre, afin de cacher son trouble; je lui demandai de la voir, et comme elle me la donnoit, sa main souleva par hasard ce voile, et nous vîmes baigné de pleurs ce visage céleste, que toutes les impressions de l'âme, même les plus douloureuses, embellissent encore. Elle rougit extrêmement, quand elle s'aperçut que son émotion, dans une pareille circonstance, et pour un semblable sujet, avoit été connue; et c'est alors qu'avec l'accent le plus sombre, et l'expression de découragement la plus déchirante, elle dit:—C'est assez résister, c'est assez combattre pour une existence infortunée, contre tous les événemens et tous les caractères; mes amis, le monde et mon propre coeur sont lassés de moi, c'est assez; demain, madame, continua-t-elle en s'adressant à madame de Ternan, demain, à pareille heure, je me lierai par les sermens que vous me demandez. Que personne n'en soit témoin, je vous en conjure; ma disposition ne me rend pas digne de l'appareil qui donneroit à cette cérémonie un caractère imposant; séparez-moi du passé, de l'avenir, de la vie; c'est tout ce que je veux, c'est tout ce que je puis.—Madame de Ternan embrassa Delphine avec une sorte de triomphe qui me fit bien mal; ce qui lui causoit le plus de plaisir encore dans la résolution de Delphine, c'étoit d'être parvenue à se faire obéir. Elle me demanda de la laisser seule avec madame d'Albémar tout le jour, pour la préparer au lendemain; il fallut m'éloigner. Delphine, profondément absorbée, ne remarqua point mon départ.
Le lendemain, j'arrivai de bonne heure au couvent; les religieuses entouroient Delphine, et lui demandoient si elle sentoit la grâce descendre dans son coeur; elle ne répondoit rien, pour ne pas les scandaliser ni les tromper; mais elle m'a dit depuis, que dans aucun temps de sa vie, elle n'avoit éprouvé des sentimens moins conformes à la situation où elle se trouvoit; car rien ne lui paroissoit plus contraire à l'idée qu'elle a toujours nourrie de la véritable piété, que ces institutions exagérées qui font de la souffrance le culte d'un Dieu de bonté. Les cérémonies de deuil dont on l'entouroit ne produisirent aucune impression; une fois, m'a-t-elle dit, elle avoit été profondément touchée d'une semblable cérémonie, mais son âme étoit maintenant si fort occupée, qu'aucun objet extérieur ne frappoit même son imagination.
L'abbesse arriva; elle avoit mis du soin dans l'arrangement de son costume, elle avoit l'air plus jeune, et sans doute elle rappeloit davantage Léonce; car Delphine, s'approchant de moi, me dit:—Considérez madame de Ternan, c'est la ressemblance de Léonce que je vois, c'est elle qui marche devant moi, puis-je me tromper en la suivant? N'y a-t-il pas quelque chose de surnaturel dans cette ombre de lui qui me conduit à l'autel? O mon Dieu! continua-t-elle à voix basse, ce n'est pas à vous que je me sacrifie, ce n'est pas vous qui exigez l'engagement insensé que je vais prendre; c'est l'amour qui m'entraîne, c'est l'injustice des hommes qui m'y condamne; pardonnez si l'on me force à prononcer votre nom, je ne cherche ici qu'un asile; c'est dans mon coeur qu'est votre culte. Toutes ces vaines démonstrations, toutes ces folles promesses, je vous en demande le pardon, loin d'en espérer la récompense.—Je ne puis vous peindre, mademoiselle, ce qu'il y avoit d'effrayant dans ce discours, et dans l'expression de douleur qu'on voyoit alors sur le visage de Delphine; si elle s'étoit faite religieuse avec les sentimens de cet état, j'aurois versé plus de larmes, mais j'aurois moins souffert; il me sembloit que je la voyois marcher à la mort, sans réflexion, sans terreur, avec cet égarement qui a quelquefois le caractère de l'insouciance, mais qui ne vient cependant que de l'excès même du désespoir.
Les religieuses accompagnèrent Delphine sans ordre, sans recueillement; elles avoient, sans s'en rendre compte, une idée confuse du motif de tout ce qui se passoit. Delphine étoit plus belle que je ne l'ai vue de ma vie; mais ces charmes ne venoient point de l'abattement ni de la pâleur qui la rendoient si intéressante depuis quelque temps; elle avoit, au contraire, une expression animée, qui tenoit, je crois, à de la fièvre; elle ne leva pas même une seule fois les yeux vers le ciel, comme si elle eût craint de l'attester dans une pareille circonstance.
Madame de Ternan remplissoit les devoirs de sa place avec décence, mais sans que rien en elle pût émouvoir le coeur par des sentimens religieux; un prêtre d'un talent médiocre fit un discours que personne n'écouta fort attentivement: cependant lorsqu'à la fin, suivant l'usage, il interpella formellement la novice, pour lui recommander de ne point embrasser l'état de religieuse par des motifs humains, Delphine tressaillit, et, laissant tomber sa tête sur ses deux mains, elle fut absorbée dans une méditation si profonde, qu'aucun des objets qui l'entouroient ne paroissoit attirer son attention; elle devoit, dans un moment convenu, s'avancer au milieu du choeur; et, comme elle n'avoit pas l'air de penser à quitter sa place, j'eus un moment l'espoir qu'elle alloit refuser de prononcer ses voeux, mais cet espoir dura peu. L'abbesse commença la première à chanter, ainsi que cela est ordonné dans ces cérémonies, un psaume très-solennel, dont les paroles sont:
Souviens-toi qu'il faut mourir.
[Mémento mori.]
La voix de madame de Ternan est belle et jeune encore: je reconnus dans sa manière de prononcer cet accent espagnol dont madame d'Albémar m'avoit souvent parlé, et je compris d'abord, à l'extrême émotion de Delphine, que tout lui rappeloit Léonce; enfin elle se leva, et se dit à elle-même, assez haut cependant pour que je l'entendisse:—Eh bien! puisque le ciel se sert de cette voix pour m'ordonner de mourir, il n'y faut pas résister. Léonce, Léonce! répéta-t-elle encore en se jetant à genoux, reçois mon sacrifice!—Sa beauté, en ce moment, étoit enchanteresse, et je pensois, avec un mélange d'étonnement et de terreur, à cet amour tout-puissant, à cet homme inconnu, mais sans doute extraordinaire, puisque son souvenir occupoit entièrement cette charmante créature, qui s'immoloit à sa tendresse pour lui.
Pendant le reste de la cérémonie, Delphine montra assez de force; et ce qui acheva de me confondre, c'est que, rentrée chez elle avec moi, lorsque tout fut terminé, elle ne paroissoit pas se ressouvenir qu'elle eût changé d'état: elle ne disoit plus rien qui eût aucun rapport avec ce qui venoit de se passer, et s'occupoit seulement de la lettre qu'elle vouloit écrire à M. de Valorbe, en lui apprenant la résolution qu'elle venoit d'accomplir, et le priant d'accepter une partie de sa fortune. Je ne combattis point cette généreuse pensée; madame d'Albémar ne peut se soutenir dans sa situation que par l'enthousiasme; tant qu'il lui restera quelque action noble à faire, elle ne sentira pas tout ce que son état a de cruel.
Elle a pris de grandes précautions pour qu'on ne sache point son nom, afin que de long-temps Léonce ne puisse découvrir ce qu'elle est devenue, ni les motifs qui l'ont forcée à se faire religieuse; elle craindroit qu'il ne s'en vengeât sur M. de Valorbe. Enfin, je l'ai vue, pendant les deux heures que j'ai passées avec elle, constamment occupée des autres, et, dans l'éclat de la jeunesse et de la beauté, parlant d'elle-même comme si elle eût déjà cessé d'exister.
Maintenant, hélas! mademoiselle, en écrivant à votre amie, songez que son malheur est sans ressource, encouragez-la à le supporter; vous avez de l'empire sur elle, faites-en l'usage que la nécessité commande. Ne me haïssez pas de n'avoir pu sauver Delphine! j'ai assez souffert pour que vous ne puissiez pas douter des sentimens dont je suis pénétrée.
LETTRE XXX.
M. de Valorbe à madame d'Albémar.
Zell, ce 24 juin.
Vous avez eu tort de vous faire religieuse, vous avez craint d'être déshonorée par les heures passées à Zell, et vous n'avez pas daigné penser que je vous justifierois avant de mourir; en mourant, je ferai connoître la vérité; elle parviendra à Montalte, qui est maintenant en Languedoc; je lui permettrai d'en instruire Léonce, une fois, dans quelque temps, quand mes cendres seront assez refroidies, pour que votre triomphe ne les insulte pas; vous serez alors bien affligée de vous être séparée pour jamais du monde; mais pourquoi n'avez-vous pas compté sur ma mort? Je vous l'avois promise, il falloit m'en croire.
Si quelqu'un avoit voulu m'aimer, je sens que je me serois adouci, je serois redevenu digne de ce qu'on auroit fait pour moi; mais à qui importoit-il que je vécusse?
Savez-vous ce qu'il y a d'horrible dans ma situation? Ce n'est pas de terminer une vie que la ruine, les souffrances, le déshonneur me rendent odieuse; mais c'est de n'avoir pas au fond du coeur un seul sentiment doux, de ne pouvoir verser des pleurs sur mon sort, d'être dur pour moi, comme l'a été le reste des hommes; de me haïr, de repousser l'instinct de la nature, par une sorte de férocité qui m'inspire la dérision de mes propres douleurs. Oui, les hommes m'ont enfin mis de leur parti, je me traite comme ils m'ont traité; et si c'est un crime de repousser tous les secours qui pourroient conserver la vie, je le commets, ce crime, avec le sang-froid barbare qui feroit immoler un ennemi long-temps détesté.
Delphine, vous que j'aimois, vous qui pouviez tirer encore des larmes de ce coeur desséché, vous avez mieux aimé nous tuer tous les deux, que de réunir nos malheureuses destinées. Écoutez-moi, je vous ai pardonné, vous valiez encore mieux que le reste de la terre; votre réputation sera complètement rétablie, elle le sera par moi; Léonce ne pourra pas former contre vous le moindre soupçon. Malheureux que je suis! il y aura encore de l'amour après moi, il y aura des coeurs qui seront heureux… Qu'ai-je dit, hélas! pauvre Delphine, ce ne sera pas vous qui jouirez de la vie. Je vous le répète encore, pourquoi vous êtes-vous faite religieuse? C'étoit moi que vous vouliez fuir, et vous préfériez le tombeau à notre hymen. Mais ne pouviez-vous pas attendre quelques momens, quelques jours? je n'en demandois pas plus pour achever de vivre. Oh! que je souffre! mourir est plus douloureux encore que je ne croyois.
LETTRE XXXI.
Madame de Cerlebe à mademoiselle d'Albémar.
Zurich, ce 28 juin 1792.
L'infortuné Valorbe n'est plus; en mourant, il a écrit à madame d'Albémar qu'il la justifieroit dans l'opinion; ainsi, huit jours après avoir prononcé ses voeux, elle apprend que le sacrifice affreux qu'elle a fait est devenu inutile.
La mort de M. de Valorbe a été terrible. En recevant la lettre de madame d'Albémar, qui lui apprenoit qu'elle avoit prononcé ses voeux, il est tombé dans un accès de désespoir tel, qu'il a déchiré lui-même ses blessures déjà rouvertes, et, pendant trois jours, il a refusé tous les secours qu'on vouloit lui donner pour le sauver; mais, par une inconséquence déplorable, quand il n'y avoit plus de ressource, il a vivement désiré qu'on pût en trouver. Violent et foible jusqu'au dernier moment, il a regretté la vie, quand sa volonté avoit appelé la mort; irrité par ses douleurs, irrité par la résistance que la nature opposoit à ses désirs, il a éprouvé comme une sorte de rage de mourir, après avoir maudit l'existence, tant qu'il étoit en son pouvoir de la conserver. Plusieurs fois, en expirant, il a nommé madame d'Albémar, et l'a accusée de son sort.
Madame de Ternan, qui ne ménage jamais les autres, a remis à Delphine une lettre de Zell, qui contenoit tous ces détails; et quand je suis arrivée à l'abbaye, madame d'Albémar savoit tout, et, se jetant dans mes bras, elle m'a dit:—Jusqu'à ce jour, je n'avois fait de mal qu'à moi, et maintenant je suis coupable de la mort d'un homme, d'un homme qui avoit conservé la vie à mon bienfaiteur! Oh! que j'ai pitié de lui; oh! que je voudrois, aux dépens de ma vie, l'avoir sauvé! Il vivroit, s'il ne m'eût pas connue! malheureuse, pourquoi suis-je née!—J'ai dit à Delphine tout ce qui pouvoit lui persuader qu'elle ne devoit point se reprocher la mort de M. de Valorbe.—Je sais bien, me répondit-elle, que je ne suis pas méchante, mais j'ai d'autres défauts qui causent autant de malheurs autour de moi, l'imprudence, l'entraînement, les sentimens irréfléchis et passionnés. Je n'ai pas su guider ma vie, et j'ai précipité les autres avec moi.—Je vous en conjure, lui dis-je, ne considérez pas les malheurs que vous éprouvez comme le résultat de vos erreurs et de vos fautes. Les résolutions que vous avez prises appartenoient à des sentimens tout-à-fait involontaires. Il y a de la fatalité, en nous comme hors de nous, et il ne faut pas plus se révolter contre soi, que contre les autres.—Ah! reprit Delphine, tout pouvoit encore se supporter; mais la mort! l'irréparable mort!—
J'essayai de lui parler du soin que M. de Valorbe avoit pris de la justifier dans l'esprit de Léonce.—Le malheureux, s'écria-t-elle, c'est un trait de bonté qui doit l'absoudre de tout, il m'a justifiée! Voilà donc, dit-elle en s'arrêtant subitement comme si une pensée tout-à-fait imprévue se fût emparée d'elle, voilà déjà la moitié de la prédiction de ma soeur qui s'est accomplie! ne m'a-t-elle pas dit que la vérité seroit connue sur mon voyage à Zell? elle le sera. Ne m'a-t-elle pas dit aussi que peut-être un jour Léonce seroit libre? Oh! d'où vient que cette idée, la plus invraisemblable de toutes, m'est revenue dans cet instant? c'est parce que mon sort est maintenant irrévocable, que je crois aux événemens qui me paroissoient impossibles il y a quelque temps: funeste imagination! s'écria-t-elle, ah Dieu!—Et elle resta plongée dans le plus profond silence.
Madame d'Albémar n'est pas encore en état de vous écrire, mademoiselle, elle m'a demandé de m'en charger; c'est toujours à vous qu'elle pense au milieu de ses plus grandes peines. Ah! mademoiselle, venez, venez ici. Votre présence est le seul bien qui puisse consoler cette jeune infortunée, privée de tout autre espoir pour le cours de sa longue vie.
H. DE CERLEBE.
LETTRE XXXII.
Madame de Lebensei à mademoiselle d'Albémar.
Paris, ce 30 juin 1792.
Madame de Mondoville est tombée tout à coup très-malade, mademoiselle; elle s'obstine à vouloir nourrir son enfant, dans cet état, et si l'on n'obtient pas d'elle d'y renoncer, sa mort est certaine. Je vous donnerai de ses nouvelles exactement; mon mari ne quitte pas M. de Mondoville. Ne mandez pas à madame d'Albémar la situation de Matilde; il faut lui épargner des impressions trop mêlées, trop diverses, pour ne pas agiter vivement son coeur. Soyez sûre que je ne passerai pas un jour sans vous informer de la santé de madame de Mondoville. Nous nous entendons sans nous exprimer. Adieu, mademoiselle.
ÉLISE DE LEBENSEI.
SIXIÈME PARTIE.
LETTRE PREMIÈRE.
Delphine, à mademoiselle d'Albémar.
De l'abbaye du Paradis, ce 1er juillet 1792.
Mon amie, j'ai causé la mort d'un homme! c'est en vain que je cherche dans ma pensée des excuses, des explications; je n'ai pas eu des intentions coupables, mais sans doute je n'ai pas su ménager le caractère de M. de Valorbe; je n'aurois pas dû lui donner un asile dans ma propre maison: un bon sentiment m'y portoit; mais la destinée des femmes leur permet-elle de se livrer à tout ce qui est bien en soi? Ne falloit-il pas calculer les suites d'une action même honnête, et trouver une manière plus sage de concilier la bonté du coeur avec les devoirs imposés par la société? Si je n'avois pas des reproches à me faire, serois-je si malheureuse? on ne souffre jamais à ce point sans avoir commis de grandes fautes.
Je repasse sans cesse dans ma pensée ce que j'aurois pu écrire à M. de Valorbe, qui eût adouci son désespoir, quand je lui annonçai mon nouvel état: il me semble que la crainte fugitive de ce qui vient d'arriver a traversé mon esprit, et que je ne m'y suis pas assez arrêtée. Je cherche à me rappeler le moment où cette crainte m'est venue, le degré d'attention que j'y ai donné, les pensées qui m'en ont détournée. Je m'efforce de suivre en arrière les plus légères traces de mes réflexions, pour m'accuser ou m'absoudre. Je me reproche enfin de ne pas accorder à la mémoire de M. de Valorbe les sentimens qu'il demandoit de moi, de ne pas regretter assez celui qui est mort pour m'avoir aimée; je n'ose me livrer à m'occuper de Léonce: il me semble que M. de Valorbe me poursuit de ses plaintes, il n'y a plus de solitude pour moi, les morts sont partout.
Vous le savez, autrefois, quand j'étois près de vous, je me plaisois dans la vie contemplative; le bruit du vent et des vagues de la mer, qu'on entendoit souvent dans notre demeure, me faisoit éprouver les sensations les plus douces; je rêvois l'avenir, en écoutant ces bruits harmonieux, et, confondant les espérances de la jeunesse avec celles d'un autre monde, je me perdois délicieusement dans toutes les chances de bonheur que m'offroit le temps, sous mille formes différentes. Cet été même, quand je n'avois plus à attendre que des peines, vingt fois, au milieu de la nuit, me promenant dans le jardin de l'abbaye, je regardois les Alpes et le ciel, je me retraçois les écrits sublimes qui, dès mon enfance, ont consacré ma vie au culte de tout ce qui est grand et bon: les chants d'Ossian, les hymnes de Thompson à la nature et à son Créateur, toute cette poésie de l'âme qui lui fait pressentir un secret, un mystère, un avenir, dans le silence du ciel et dans la beauté de la terre; le merveilleux de l'imagination, enfin, m'élevoit quelquefois dans la solitude au-dessus de la douleur même; je me rappelois alors la destinée de tout ce qui a été distingué dans le monde, et je n'y voyois que des malheurs. Amour, vertu, génie, tout ce qui a honoré l'homme, l'homme l'a persécuté. Pourquoi donc, me disois-je, serois-je révoltée de mon sort? quand j'ai osé sentir, penser, aimer, ne me suis-je pas condamnée à souffrir! Et je levois des regards plus fiers vers ces astres, qui ont recueilli toutes les idées, toutes les affections que les vulgaires habitans de ce monde ont repoussées. Cette disposition de mon coeur m'étoit assez douce, elle m'aidoit à supporter le nouvel état que j'ai embrassé; mais depuis la mort de M. de Valorbe, je ne sais quelle inquiétude, quel sentiment amer ne me permet plus d'être bien quand je suis seule.
Il faut que j'essaie d'une vie plus utilement employée, et que je fasse servir mon existence au bien des autres, pour parvenir à la supporter moi-même. Les plaisirs d'une bienfaisance continuelle, l'espoir de perfectionner mon âme, en soulageant l'infortune, me ranimeront peut-être: les heures oisives que l'on passe ici me deviennent trop pénibles; la rêverie me consume, au lieu de me calmer; je ne puis échapper à moi, qu'en m'occupant sans cesse à secourir les souffrances de l'humanité; écoutez mon projet, ma soeur, et secondez-le.
La société de madame de Ternan me devient chaque jour moins agréable; je ne lui plais plus, depuis que les malheurs que j'ai éprouvés me rendent incapable de chercher à la distraire; elle a un fond de tristesse sans sujet, qui lui fait détester dans les autres les peines qui ont une cause réelle; et jamais personne n'a été moins propre à consoler, car elle n'observe jamais que ce qui la regarde personnellement; on diroit qu'elle ne croit à rien qu'à ce qu'elle éprouve, et que tout ce qui l'environne lui paroît devoir être une modification d'elle-même. Je voudrois quitter cette femme qui m'a fait tant de mal, et me réunir à quelque association religieuse, mais consacrée à la bienfaisance. Je n'ai pas la moindre vocation pour le genre de vie qu'on mène ici; les pratiques continuelles et minutieuses que l'on m'impose sont, avec ma manière de voir, une sorte d'hypocrisie qui révolte mon caractère. Je ne veux pas cependant, comme madame de Ternan, m'affranchir presque entièrement des exercices religieux qu'on exige de nous; je craindrois d'affliger, par mon exemple, mes compagnes qui s'y soumettent, mais je voudrois remplir quelques devoirs qui fussent analogues aux idées que j'ai sur la vertu.
Hier, un religieux du mont Saint-Bernard est venu dans notre couvent; je lui trouvois une expression de calme et de sensibilité que n'ont point nos religieuses. Je me promenai quelque temps avec lui; il me raconta par hasard, et sans y attacher lui-même autant d'importance que moi, un trait qui pénétra mon coeur. Un vieillard de son ordre, accablé d'infirmités, et retiré dans l'hospice des malades, apprit cet hiver qu'un voyageur, tombé dans les neiges à peu de distance de son couvent, étoit près de mourir; il se trouvoit seul alors, tous ses frères étant absens pour rendre d'autres services; il n'hésita pas, il partit, et trouva le malheureux voyageur expirant au milieu des neiges; il n'étoit plus possible de le transporter, il entendoit avec difficulté ce qu'on lui disoit; le vieillard se mit à genoux près de lui, sur les glaces qui l'environnoient, il se pencha vers son oreille, et tâcha de lui faire comprendre les paroles qui donnent encore de l'espérance au dernier terme de la vie; il resta près d'une heure dans cette situation, recevant sur sa tête blanchie et sur son corps infirme la pluie et les frimas, qui sont mortels au sommet des Alpes pour la jeunesse elle-même. Le vieillard élevoit la voix ou l'adoucissoit, suivant l'expression du visage de son infortuné malade; il faisoit pénétrer des consolations à travers les souffrances de l'agonie, et suivoit l'âme enfin jusqu'à son dernier souffle, pour apaiser les peines morales, quand la nature physique se déchiroit et s'anéantissoit. Peu de jours après, ce bon vieillard mourut du froid qu'il avoit souffert. Celui qui me racontoit ce généreux dévouement, s'étonnoit de mon émotion.
—Croyez-moi, ma chère soeur, me dit-il, on est heureux de consacrer sa vie et sa mort au bien des autres; que signifieroient nos engagemens, nos sacrifices, s'ils n'avoient pas pour but de secourir les misérables? La prière est un doux moment, mais c'est quand on a fait beaucoup de bien aux hommes, que l'on jouit de s'en entretenir avec Dieu; la piété se renouvelle par la vertu, les exercices religieux sont la récompense et non le but de notre vie. Nous mettons de bonnes actions faites sur la terre entre le ciel et nous; c'est alors seulement que la protection divine se fait sentir au fond de notre coeur.—Voilà, ma chère Louise, ce qui peut être utile dans l'état religieux; voilà le genre de vie que je veux adopter, que je veux suivre.
Hélas! si l'infortuné Valorbe m'avoit justifiée pendant sa vie, comme il l'a fait à sa mort, je serois libre encore; mais pourquoi regretter les voeux que j'ai faits? ils m'ont été arrachés dans un moment de délire, ils n'avoient pour objet que d'échapper au plus grand des malheurs; mais ces voeux me lieront plus fortement encore à l'accomplissement de tous les devoirs de la morale; et si je puis consacrer toutes les heures de ma journée à des actes d'humanité, j'espère que je reprendrai du calme. Non, mon amie, je le sens, je n'ai pas mérité de souffrir toujours; et si je conforme ma vie à la plus parfaite vertu, la paix de l'âme doit m'être un jour rendue.
Existe-t-il encore, ma chère Louise, dans le Languedoc ou la Provence, quelques établissemens de charité tels que je les désire? je pourrois peut-être obtenir de mes supérieurs la permission de m'y retirer, et je finirois près de vous ma vie qui ne peut être longue. Ma soeur, dites-moi que vous désirez me revoir; je n'en doute pas, mais il me sera doux de me l'entendre répéter.
LETTRE II.
Delphine à mademoiselle d'Albémar.
De l'abbaye du Paradis, ce 15 juillet 1792.
—Ne quittez pas le lieu où vous êtes, la retraite inconnue où vous vivez; ne venez pas près de moi à présent; au nom du ciel, n'y venez pas!—Voilà ce que vous m'écrivez! Est-ce vous que mon malheur a lassée? est-ce vous qui, fatiguée de mes égaremens, ne voulez plus me tendre une main protectrice? Écoutez, Louise, j'ai perdu successivement toutes mes illusions, toutes mes espérances; mais si vous n'êtes pas ce qu'il y a de plus noble et de meilleur au monde, j'ignore ce que je suis moi-même; je ne puis plus rien juger, rien aimer; le ciel et la terre sont confondus à mes yeux; je ne sais où poser mes pas, et je demande à la nature ce qu'elle veut faire de moi, quand elle m'ôte le seul appui sur lequel je reposois encore mon âme. Mais non, j'en suis sûre, vous m'expliquerez le mystère qui règne dans votre lettre: le sort renferme mille événemens extraordinaires, toutefois il en est un impossible, c'est que la bonté se démente, c'est que l'amitié sincère se détache par le malheur, c'est que vous ne soyez pas une amie parfaitement bonne et généreuse! Réveillez-vous, Louise, réveillez-vous! un motif qui m'est inconnu vous a dicté votre incroyable refus; mais quel qu'il soit, ce motif, il ne doit rien valoir.
Peut-être croyez-vous qu'il est plus convenable pour moi de rester ici, que je ferois mieux de ne pas aller en France; ah! ne me déchirez pas le coeur, pour ce que vous croyez mon bien; la douleur que vous m'avez causée est au-dessus de toutes celles que vous voudriez m'épargner; les chances de l'avenir sont incertaines, et la douleur présente est le véritable mal. Plus je relis votre lettre, plus je me persuade que ce n'est point un sentiment froid, raisonnable, calculé, qui vous l'a dictée; il y règne un trouble, une obscurité, une contradiction qui me font craindre pour vous, pour moi, quelque grand malheur que vous redoutez, que vous me cachez. Léonce est-il malade? est-il menacé de quelque péril?
Vous dirai-je que de malheureuses superstitions se sont emparées de moi, depuis que votre lettre a frappé mon esprit de terreur. Le dernier mot que M. de Valorbe a écrit en mourant, c'étoit pour exprimer son désir d'être enseveli dans notre église; nos religieuses s'y refusoient d'abord, parce que l'on avoit répandu le bruit qu'il s'étoit tué; mais j'ai mis tant de chaleur dans ma demande, que je l'ai enfin obtenue; j'attachois un grand prix à rendre à cet infortuné ce dernier hommage. Hier au soir, je voulus aller visiter son tombeau; votre lettre m'avoit inspiré plus de désir encore d'apaiser ses mânes. Je craignois pour Léonce; j'avois besoin d'implorer toutes les protections invisibles que les infortunés appellent sans cesse, dans leurs impuissantes douleurs. J'arrive près du tombeau de M. de Valorbe, je frémis du profond silence qui m'environnoit, près d'un coeur si passionné, près d'un homme que la violence de ses sentimens avoit fait mourir. Je me mis à genoux, et je me penchai sur la pierre qui couvroit sa cendre. J'y versai long-temps des pleurs de pitié, de regret et de crainte. Quand je me relevai, mon premier mouvement fut de tirer de mon sein le portrait de Léonce, que j'y ai toujours conservé; je voulus justifier auprès de lui la pitié que m'inspiroit M. de Valorbe; mais je trouvai le portrait entièrement méconnoissable; le marbre du tombeau de M. de Valorbe, sur lequel je m'étois courbée, l'avoit brisé sur mon coeur!
Plaignez-moi; cette circonstance si simple me parut un présage; il me sembla que du sein des morts, M. de Valorbe se vengeoit de son rival, et qu'un jour Léonce devoit périr dans mes bras. Ce jour approche-t-il? le savez-vous? voulez-vous me le cacher? Ah! cessez de vous montrer insensible à mon sort! je ne puis le croire, je ne puis soupçonner votre coeur; et toutes les chimères les plus cruelles s'offrent à moi, pour expliquer ce que je ne saurais comprendre.
LETTRE III.
Madame de Lebensei à mademoiselle d'Albémar.
Paris, ce 15 juillet 1792.
Les médecins ont déclaré que si Matilde persistoit à nourrir son enfant, elle étoit perdue, et que son enfant même ne lui survivrait peut-être pas. Un confesseur et un médecin amené par ce confesseur, soutiennent l'opinion contraire, et Matilde ne veut croire qu'eux. Léonce s'est emporté contre le prêtre qui la dirige; il a supplié Matilde à genoux de renoncer à sa résolution; mais jusqu'à présent il n'a pu rien obtenir. Elle se persuade que toutes les femmes qui sont un peu malades se font conseiller de ne pas nourrir, pour se dispenser d'un devoir; et rien au monde ne peut la faire sortir de cette opinion. Elle sait une phrase pour répondre à tout; elle dit que, quand elle se sentira malade, elle cessera de nourrir; mais que, n'éprouvant aucune douleur à présent, elle n'a point de motif pour céder à ce qu'on lui demande. On lui parle de son changement; on lui retrace tous les symptômes alarmans de son état; on veut l'effrayer sur le mal qu'elle peut faire à son fils: elle répond qu'elle n'y croit pas; que le lait de la mère convient à l'enfant; qu'un changement de nourriture seroit très-dangereux pour lui, et qu'elle doit savoir, mieux que personne, ce qui est bon pour son fils et pour elle-même. Ces deux ou trois phrases répondent à toutes les conversations qu'on veut avoir avec elle, elle les répète toujours, les varie à peine; et l'on sent en lui parlant, m'a dit M. de Lebensei, la résistance de l'entêtement comme un obstacle physique, sur lequel la force des raisonnemens ne peut rien.
Quel triste spectacle cependant que cette altération du jugement, cette folie véritable, revêtue des formes les plus froides et les plus régulières! Léonce est au désespoir, surtout pour son fils. J'espère qu'il triomphera de la résistance de Matilde; elle l'aime, c'est le seul sentiment qui ait sur elle un pouvoir indépendant de sa volonté. M. de Lebensei ne quitte pas Léonce; il ne se montre pas toujours à Matilde, mais il est habituellement dans la chambre de M. de Mondoville, pour le soutenir et le consoler. Léonce, depuis huit jours, n'a pas prononcé le nom de madame d'Albémar. J'aime ce respect et cette pitié pour la situation de sa femme. Jamais, cependant, je crois, il ne fut plus occupé de Delphine! Agréez, mademoiselle, mes tendres hommages.
ÉLISE DE LEBENSEI.
LETTRE IV.
M. de Lebensei à mademoiselle d'Albémar.
Paris, ce 21 juillet 1792.
Hier, la femme de Léonce a cessé de vivre! c'est vous, mademoiselle, qui l'apprendrez à madame d'Albémar. Je ne puis me refuser à vous exprimer la pitié que j'ai ressentie pour les derniers momens de cette jeune Matilde; je suis sûr que votre noble amie, loin de me blâmer, la partagera.
Depuis un mois, l'opiniâtreté de madame de Mondoville avoit révolté tout ce qui l'entouroit. Léonce, surtout, inquiet pour son enfant, et ne sachant quel parti prendre, entre la crainte de réduire Matilde au désespoir, et le danger de son fils, n'avoit cessé de montrer à Matilde un sentiment contenu, mais très-blessé; lorsqu'il y a quatre jours, une nuit plus alarmante que toutes les autres convainquit Matilde de son état; elle fit venir Léonce, et, lui remettant son fils entre les bras, elle lui dit:—Il se peut que j'aie eu tort de vous résister si long-temps; mais les opinions que je vous opposois exercent un tel empire sur moi, que je leur sacrifie sans regrets, à vingt ans, une vie que vous rendiez heureuse. Pardonnez, si votre volonté n'a pas d'abord obtenu ce que je ne faisois pas pour la conservation de ma propre existence. Je crains que la roideur de mon caractère ne vous ait donné de l'éloignement pour la religion que je professe; ce seroit la pensée la plus amère que je pusse emporter au tombeau: n'attribuez point mes défauts à ma religion, elle n'a pu les corriger tous; mais sans elle, ils auroient fait mon malheur et celui des autres; c'est elle qui m'inspire la force de quitter avec courage ce que Dieu même me permettoit d'appeler le bonheur, une union intime avec le seul homme que j'aie aimé sur la terre.—Ces derniers mots touchèrent Léonce; Matilde s'en aperçut, et lui prenant la main:—Croyez-moi, lui dit-elle, ce coeur n'étoit pas si froid que vous le pensiez! mais ne falloit-il pas l'habituer à la contrainte? la vie religieuse est une oeuvre d'efforts, et l'entraînement trop vif vers les penchans les plus purs, détourne l'âme de son Dieu.
—Trois jours après cette conversation, Matilde, se sentant tout-à-fait mal, voulut causer seule avec Léonce, pour lui confier tout ce qui s'étoit passé entre elle et madame d'Albémar. Elle remit à son mari la lettre qu'elle avoit reçue de Delphine, et qui exprime si noblement tous les sentimens généreux de cette âme angélique. Léonce, qui avoit toujours conservé une sorte de ressentiment du départ de Delphine, éprouva l'émotion la plus vive en en apprenant la cause; et, malgré tous ses efforts, il lui fut impossible, m'a-t-il avoué, de cacher à Matilde l'admiration qu'il éprouvoit pour la conduite de madame d'Albémar.—Vous l'aimez, lui dit Matilde avec douceur, vous l'aimez encore! et je meurs. Eh bien! avouez donc que Dieu me protège! Croyez en lui, Léonce, et ne rendez pas inutiles les prières que je fais pour vous!—Ces mots si sensibles causèrent un remords douloureux à Léonce; il se jeta au pied du lit de Matilde, et couvrit sa main de larmes. Matilde reprit de la force; son coeur étoit satisfait de l'attendrissement de Léonce.—Vous épouserez madame d'Albémar, continua-t-elle; c'est une âme sensible et généreuse; mais je pense avec peine que votre bonheur, à l'un et à l'autre, est bien dépendant des hommes et des circonstances. L'honneur est votre guide, le sentiment est le sien; mais vous n'avez point en vous-même un appui qui vous réponde de votre sort; prenez-y garde, Léonce, Dieu veut être notre premier ami, notre seul maître, et la soumission entière à sa volonté est l'unique moyen d'être affranchi de tout autre joug. Léonce, ajouta-t-elle d'une voix émue, Léonce! je voudrois emporter l'idée que vous serez heureux; mais je crains bien que vous n'en ayez pas pris la route. Si je pouvois obtenir de vous que vous élevassiez notre enfant dans mes principes! mais, hélas! ce pauvre enfant, qui sait s'il vivra? Il sera bientôt, peut-être, un ange dans le sein de Dieu.—Tout à coup elle s'arrêta, comme si une idée l'avoit troublée, et demanda son confesseur avec instance; Léonce crut apercevoir qu'elle étoit inquiète d'avoir nourri son enfant trop long-temps. Il alla chercher le confesseur, et lui dit:—Monsieur, vous nous avez fait bien du mal, tâchez de le réparer autant qu'il est en votre puissance; écartez de Matilde toute idée de remords.—Je ferai mon devoir, répondit le confesseur, et il entra chez Matilde.—C'est un homme tout à la fois rempli de fanatisme et d'adresse; convaincu des opinions qu'il professe, et mettant cependant à convaincre les autres de ces opinions, tout l'art qu'un homme perfide pourroit employer; imperturbable dans les dégoûts qu'il éprouve, et toujours actif pour les succès qu'il peut obtenir; portant enfin dans une persévérance que rien ne rebute, cette dignité religieuse qui s'honore des humiliations, et place son orgueil dans les souffrances même et dans l'abaissement.
Il resta plusieurs heures enfermé avec Matilde, et quand Léonce la revit, elle lui parut calme et ferme, et ne cherchant aucune occasion de lui parler seule. Pendant toute la nuit qui précéda sa mort, cette jeune et belle Matilde supporta courageusement toutes les cérémonies dont les catholiques environnent les mourans. J'étois retiré dans un coin de la chambre, derrière les domestiques qui écoutoient à genoux les prières des agonisans; j'apercevois dans une glace le lit de Matilde, et je voyois son confesseur approcher souvent la croix de ses lèvres mourantes. J'éprouvois à ce spectacle un tressaillement intérieur que tout l'effort de ma volonté ne pouvoit vaincre. A-t-on raison, me disois-je, d'entourer nos derniers momens d'un appareil si sombre, de surpasser en effroi la mort même, et de frapper par tant d'idées terribles l'imagination des infortunés qui expirent? le sacrifice même est à peine aussi redoutable que ses préparatifs? ne vaut-il pas mieux laisser venir la fin de l'homme comme celle du jour, et faire ressembler, autant qu'il est possible, le sommeil de la mort au sommeil de la vie! Oui, je le crois, celui qui meurt regretté de ce qu'il aime doit écarter de lui cette pompe funèbre; l'affection l'accompagne jusqu'à son dernier adieu, il dépose sa mémoire dans les coeurs qui lui survivent, et les larmes de ses amis sollicitent pour lui la bienveillance du ciel; mais l'être infortuné qui périt seul, a peut-être besoin que sa mort ait du moins un caractère solennel; que des ministres de Dieu chantent autour de lui ces prières touchantes, qui expriment la compassion du ciel pour l'homme, et que le plus grand mystère de la nature, la mort, ne s'accomplisse pas sans causer à personne ni pitié ni terreur.
Léonce étoit resté toute la nuit appuyé sur le pied du lit de Matilde, absorbé dans les impressions profondes qu'il éprouvoit. Il m'a dit depuis, qu'en voyant mourir avec le calme le plus parfait, une femme si belle et si jeune, il se demandoit pourquoi dans les peines du coeur on s'efforçoit de vivre, puisque la mort causoit si peu d'effroi, même au milieu de toutes les prospérités de la vie; tant il est vrai que, dans la destinée la plus heureuse, il y a toujours une fatigue secrète d'exister, qui console d'arriver au terme, quelque court qu'ait été le voyage!
Vous savez combien la physionomie de Léonce est expressive, et surtout combien la douleur s'y peint avec un charme et une énergie singulière; il avoit passé la nuit dans la même attitude, debout et immobile; ses cheveux étoient défaits, et sa beauté étoit vraiment alors très-remarquable. Matilde, qui avoit fermé les yeux depuis assez long-temps, les ouvrit; le premier objet qui frappa ses regards, ce fut Léonce.—O mon Dieu! s'écria-t-elle, est-ce mon époux? est-ce un messager du ciel que je vois?—A peine eut-elle dit ces mots, que son visage pâle se couvrit d'une vive rougeur; elle appela son confesseur, et lui parla bas pendant quelques minutes; j'entendis seulement qu'il lui répondoit:—Vous pouvez, madame, dire à M. de Mondoville un dernier adieu, vous le pouvez; mais, après l'avoir prononcé, vous devez rester seule avec nous.—Léonce, dit alors Matilde en serrant la main de son époux dans les siennes, Léonce, répéta-t-elle avec un regard où se peignoient à la fois elles ombres de la mort, et le sentiment le plus vif de la vie, je vous ai toujours aimé; ne conservez de moi que ce souvenir! Jésus-Christ lui-même n'a-t-il pas dit qu'il seroit beaucoup pardonné à qui a beaucoup aimé? ne dédaignez point ma mémoire, ne foulez point aux pieds, sans tressaillir, le tombeau de celle qui n'a chéri que vous sur la terre.—Léonce se précipita vers Matilde en pleurant; peu de secondes après, le confesseur s'approcha du lit, et dit à Léonce: Éloignez-vous, monsieur; madame de Mondoville ne se doit plus maintenant qu'à la prière et aux intérêts du ciel.—Léonce irrité se releva, Matilde prévit qu'il alloit exprimer sa colère, et se hâta de lui dire:—Léonce, c'est mon dernier, c'est mon plus grand sacrifice; mais il le faut, il le faut!—Léonce, accablé par cet ordre, se retira, et ne revit plus Matilde; une heure après elle expira.
Depuis ce moment, Léonce n'a point quitté son fils, dont l'état est fort dangereux, et je suis bien sûr qu'il n'a pas l'idée de s'en éloigner dans ce moment. Mais je ne doute pas non plus que, si son enfant étoit mieux, il ne partît à l'instant pour rejoindre Delphine. Il ne m'a pas encore prononcé son nom; mais ce matin, comme nous étions ensemble à la fenêtre, au moment où le jour commencoit à paroître, il me dit:—Voyez, mon ami! c'est du côté de la Suisse que le soleil se lève, c'est de là que viennent tous ses rayons!—Et il se tut, craignant d'exprimer ses pensées secrètes; mais son visage trahissoit des sentimens d'espoir qu'il auroit voulu cacher.
Mandez-moi dans quel lieu demeure Delphine, il faut en instruire Léonce; ah! maintenant, rien ne s'oppose plus à son bonheur! Que l'infortunée Matilde le pardonne, mais je bénis le ciel d'avoir enfin réuni pour toujours deux êtres qui s'aimoient, et qui désormais ne seront plus séparés! Élise et moi, mademoiselle, nous vous offrons nos tendres et respectueux hommages.
HENRI DE LEBENSEI.
LETTRE V.
Mademoiselle d'Albémar à M. de Lebensei.
Montpellier, ce 27 juillet.
Gardez-vous bien, monsieur, de laisser partir Léonce pour la Suisse; il n'est point de dessein plus funeste. Il faut vous révéler un secret affreux, un secret qui anéantit toutes nos espérances, au moment où le sort avoit écarté tous les obstacles. Les persécutions de M. de Valorbe, la barbare personnalité d'une femme, un enchaînement de circonstances enfin, dont l'ascendant étoit inévitable, ont précipité madame d'Albémar dans la plus malheureuse des résolutions; elle est religieuse dans l'abbaye du Paradis, à quatre lieues de Zurich. M. de Valorbe, l'auteur de tous les chagrins de Delphine, est mort désespéré, lorsqu'il ne pouvoit plus rien réparer. Madame d'Albémar ne se repent que trop, je le crois, des voeux imprudens qui la lient pour jamais; et cependant elle ignore encore la mort de Matilde! Je ne puis penser sans horreur au désespoir que vont éprouver Léonce et Delphine, quand elle apprendra qu'il est libre, quand il saura qu'elle ne l'est plus. On ne peut éviter qu'ils ne connoissent une fois leur sort; mais il faut les y préparer, si toutefois il est possible qu'ils l'apprennent sans en mourir.
Je suis retenue dans mon lit par un accident assez fâcheux; remplissez à ma place, monsieur, les devoirs de l'amitié; vous avez plus de force et de caractère que moi, vos conseils leur seront plus utiles que mes larmes; secourez nos amis, jamais ils ne furent plus malheureux.
LETTRE VI.
M. de Lebensei à mademoiselle d'Albémar.
Paris, ce 2 août.
Quelle nouvelle vous m'apprenez, juste ciel! et il est parti ce matin, avant que votre lettre me fût arrivée! Je vais le rejoindre; dans deux heures j'aurai mon passe-port, et je serai sur ses traces. J'ignore ce que je lui dirai, ce que je pourrai faire pour lui; mais enfin il ne sera pas seul. L'infortuné! quels événemens funestes ont précédé le malheur qui va l'accabler! Avant-hier, il reçut la nouvelle qu'une maladie violente l'avoit privé de sa mère, et deux heures après, son fils est mort dans ses bras! Au moment où ce pauvre enfant a cessé de vivre, Léonce s'est jeté sur son berceau, avec des convulsions de douleur qui me faisoient craindre pour lui:—Mon ami, s'est-il écrié, tous mes liens sont brisés, tous, hors un seul! mais celui-là, si je le retrouve, je puis vivre; oui, sur le tombeau de ma famille entière, barbare que je suis, l'amour peut encore me rendre heureux.—Hélas! et j'entendois ces paroles sans me douter de ce qu'elles avoient d'horrible. Je croyois à l'espérance qu'il invoquoit alors à son secours: depuis ce moment il ne m'a plus prononcé le nom de Delphine.
Le lendemain, il a suivi l'enterrement de son fils jusqu'au cimetière de Bellerive, où il a voulu qu'on l'ensevelît. J'y ai été avec lui; rien n'est plus touchant que les honneurs rendus au cercueil d'un enfant: cette cérémonie n'a rien de sombre; il semble qu'on devroit plaindre davantage celui qui perd la vie avant d'avoir goûté ses beaux jours, et cependant j'éprouvois un sentiment tout-à-fait contraire: ce qui attriste dans la mort, ce sont les longues douleurs qui l'ont précédée, les espérances trompées, les efforts pénibles qui n'ont pu conduire au but, et n'ont creusé que l'abîme où le temps et la douleur précipitent tous les hommes; mais j'aime ces mots d'Hervey sur la tombe d'un enfant: «La coupe de la vie lui a paru trop amère, il a détourné la tête.» Heureux enfant! dispensé de l'épreuve! pauvre enfant! que va devenir ton père? prieras-tu pour lui dans le ciel? ta mère se réunira-t-elle à toi? Oh! quel est l'esprit assez fort pour ne pas appeler ceux qui ne sont plus, au secours des vivans qu'ils ont aimés! Quel est le coeur qui n'invoque pas ce qu'il ignore, quand il succombe à ce qu'il éprouve! Hélas! maintenant que je sais de quel sort Léonce est menacé, il me semble que l'expression de sa physionomie en étoit le présage; il y avoit des rayons d'espoir qui l'illuminoient tout à coup; mais il retomboit l'instant d'après dans la tristesse la plus profonde, comme si l'image du bonheur lui étoit apparue, et qu'une voix secrète eût empêché son âme de s'y confier.
Quand la cérémonie fut achevée, il se mit à genoux sur le gazon qui recouvroit les restes de son fils. Je n'avois jamais pensé qu'à la douleur d'une mère; lorsque je vis la mâle expression des regrets paternels, ce jeune homme pleurant sur l'enfance, cette âme forte abattue, je fus touché profondément; les femmes sont destinées à verser des larmes; mais quand les hommes en répandent, je ne sais quelle corde habituellement silencieuse résonne tout à coup au fond du coeur.
En sortant de l'église, Léonce me demanda d'aller avec lui dans le jardin de Bellerive; quand nous fûmes arrivés à la grille du parc, il s'appuya sur un des barreaux sans l'ouvrir, et, après quelques minutes d'hésitation, il me dit:—Non, cela me feroit mal, de me rappeler le passé; qui sait si j'ai un avenir, qui le sait? et sans cet espoir, comment affronter ces lieux! Mon enfant, dit-il en levant les yeux sur l'église de Bellerive, mon enfant! tu reposes près du séjour où ton père a goûté les seuls instans fortunés de sa vie; toutes les espérances de mon coeur sont ensevelies ici. O destinée! que me rendrez-vous?—Sa voix s'altéra en prononçant ces derniers mots; mais vous savez combien il a d'empire sur lui-même; il reprit des forces, s'éloigna du jardin, et me fit signe de remonter en voiture avec lui.
Il ne me dit rien pendant la route; mais quand nous fûmes arrivés chez lui, il m'annonça qu'il partoit pendant la nuit.—Vous savez où je vais, me dit-il; mon fils, ma femme, ma mère n'existent plus; il n'y a plus qu'un seul objet d'espoir pour moi sur la terre; si je l'ai conservé, je vivrai; s'il m'étoit ravi, quel droit le ciel même auroit-il sur l'être privé de tout ce qui lui fut cher? Adieu.—Peu d'heures après, Léonce étoit parti, et ce n'est que ce matin que j'ai reçu votre lettre. Je me suis décidé à l'instant même; je suivrai Léonce, et dès que je l'aurai retrouvé, je verrai ce que m'inspirera sa situation. Mais quand je pourrois lui proposer une ressource salutaire, ses opinions lui permettroient-elles de l'accepter? Enfin, il faut le rejoindre, il faut qu'un ami soit près de lui, dans le plus cruel moment de sa vie. Madame de Lebensei a consenti à mon absence; j'ai obtenu un passe-port pour un mois; ma première lettre sera datée de Suisse. Adieu, mademoiselle, adieu, bonne et malheureuse amie; que pourrons-nous faire pour sauver Delphine et Léonce? quels conseils suivront-ils, si l'on osoit leur en donner?
LETTRE VII.
Léonce à M. Barton.
Lausanne, ce 5 août.
Je suis venu ici en moins de trois jours; je puis m'arrêter, maintenant que j'habite une ville où elle a été; je n'ai pas encore de renseignemens précis sur son séjour actuel; mais me voici sur ses traces, et bientôt je l'atteindrai. Mon cher Barton, que je suis honteux de l'état de mon âme! je viens de perdre une mère que je chérissois, une femme estimable, un fils qui m'avoit fait connoître les plus tendres affections de la paternité. Eh bien! vous l'avouerai-je? il y a des momens où mon coeur tressaille de joie. L'idée de revoir Delphine, de la retrouver libre, d'unir mon sort au sien; cette idée efface tout, l'emporte sur tout; cependant ne croyez pas que j'aie foiblement senti les malheurs qui m'ont frappé: mon état est extraordinaire, mais mon âme n'est pas dure, jamais même elle ne fut plus sensible! J'éprouve au fond du coeur une tristesse profonde, je ne puis être seul sans verser des larmes; quand j'aurai retrouvé Delphine, je me livrerai à mes regrets, je pleurerai à ses pieds; de long-temps, même auprès d'elle, je ne serai consolé; mais dans l'attente où je suis, ce que je sens ne peut être ni du plaisir ni de la peine; c'est une agitation qui confond dans le trouble l'espérance comme la douleur.
Vous m'avez connu de la fermeté, eh bien! à présent je suis très-foible, je crains, comme une femme, tous les mouvemens subits; ce qui va se décider pour moi est trop fort; il y a trop loin du désespoir à ce bonheur; j'ai peur des émotions même que me causera sa présence, et je me surprends à souhaiter un sommeil éternel, plutôt que ces secousses morales, si violentes que la nature frémit de les éprouver.—Ah, Delphine! qu'ai-je dit! c'est toi, oui, c'est toi qui fermeras toutes les blessures de mon coeur! Le premier son de ta voix, de ta voix fidèle à l'amour, va me rendre en un moment toutes les jouissances de la vie. Il me reste toi, toi que j'ai tant aimée; d'où viennent, donc mes inquiétudes?—Mon ami! ne sais-je pas qu'elle m'aime, ne connois-je pas son caractère vrai, tendre, dévoué? Je crains, parce que la revoir me semble un bonheur surnaturel; depuis huit mois j'invoque en vain son image, depuis huit mois je souffre à tous les instans, je n'ai plus foi au bonheur; mais c'est une foiblesse que ce doute; n'a-t-il pas existé un temps où je la voyois? un temps où chaque jour je passois trois heures avec elle? Pourquoi ces heures ne reviendroient-elles pas? elles ont été dans ma vie, elles peuvent encore s'y retrouver.
LETTRE VIII.
Léonce à M. Barton.
Zurich, ce 7 août.
Je suis à six lieues de madame d'Albémar, je viens de le savoir, presque avec certitude; je ne doute pas, d'après ce qu'on m'a dit, que ce ne soit elle qui s'est retirée, il y a trois mois, dans l'abbaye du Paradis; sensible Delphine! c'est dans la retraite la plus profonde qu'elle a passé le temps de notre séparation: depuis qu'elle a quitté Zurich, on n'a pas une seule fois entendu parler d'elle; personne, même ici, ne la connoît sous son véritable nom; mais sa généreuse conduite dans tous les détails de la vie, mais l'impression que ses charmes ont produite sur ceux qui l'ont vue, ne me permettent pas de m'y méprendre. J'ai reconnu ses traces divines, mon coeur en est assuré; il est sept heures du soir, les couvens ne s'ouvrent pas pendant la nuit, mais demain, avec le jour, demain je la verrai!
O mon cher maître! quel avenir se prépare pour moi! comme l'espérance ouvre mon âme à toutes les plus nobles pensées! comme elle la dispose à la vertu! ah! qu'elle me deviendra facile, quand cet ange sera ma femme! elle sera un de mes devoirs; elle, un devoir! Félicités éternelles, divinités tutélaires! toutes mes veines battent pour le bonheur; que les morts me le pardonnent! j'irai peut-être les rejoindre bientôt, une vie si heureuse ne sauroit être longue; mais qu'on me laisse m'enivrer de ce moment.
P. S. J'apprends à l'instant que Henri de Lebensei est arrivé de Paris, et qu'il demande à me voir. Quel peut être le motif de ce voyage? J'aime M. de Lebensei, mais je ne sais pourquoi j'aurois voulu qu'il ne vînt point; je n'ai besoin de me confier à personne, mon âme est toute remplie d'elle-même; il m'en coûte de parler. C'est à vous seul, mon ami, qu'il m'étoit doux d'exprimer ce que j'éprouve. Combien je suis fâché que M. de Lebensei soit ici!
LETTRE IX.
M. de Lebensei à mademoiselle d'Albémar.
Ce 7 août.
Il est minuit; j'ai vu Léonce ce soir, et je n'ai pu me résoudre à lui annoncer son malheur. Il lui reste une ressource, s'il avoit le courage de l'embrasser; j'essaierai de l'y préparer. Je verrai madame d'Albémar dans peu d'heures, et je ferai tout pour secourir ces infortunés! Jamais aucun des événemens de ma propre vie n'a si vivement agité mon coeur!
Depuis sept heures du soir, je suis à Zurich; Léonce y étoit arrivé le même jour. J'ai appris d'abord où il demeuroit; je l'ai prévenu par un mot de mon arrivée, et j'ai été le voir un quart d'heure après; il m'a bien reçu, mais avec une distraction très-visible; j'ai supposé qu'une affaire personnelle m'avoit obligé de venir à Zurich; il ne m'écoutoit pas; enfin, je lui ai dit que j'avois reçu de vos nouvelles; votre nom rappela son attention, et il me dit qu'il partoit à quatre heures du matin pour être à l'abbaye du Paradis, au moment où l'on en ouvroit les portes; il ajouta qu'il se croyoit sûr d'y trouver Delphine. Je frémis de son projet, et j'eus la présence d'esprit de lui dire sans hésiter, que vous me mandiez par votre dernière lettre que madame d'Albémar avoit quitté ce couvent depuis quinze jours, pour se retirer dans une campagne près de Francfort; il tressaillit à ces mots, et me dit:—Encore quatre jours, quand je comptois sur demain!—Et il porta sa main à son front avec douleur.—Si vous voulez, repris-je, je vous accompagnerai jusqu'à Francfort.—Je proposois ce voyage seulement dans l'intention de gagner encore quelques jours.—Vous êtes bon, me répondit-il, peut-être accepterai-je votre offre, nous en parlerons demain matin.—Je voulois insister, et savoir quelque chose de plus sur ses projets, mais il me regardoit avec une sorte d'inquiétude qui me faisoit mal, et je résolus d'aller d'abord, sans qu'il le sût, chez madame d'Albémar, pour la prévenir à tout événement de l'arrivée de Léonce. Ce dessein arrêté, je me promis de laisser encore à mon malheureux ami ce jour de repos, et je lui proposai d'aller nous promener ensemble sur le bord du lac de Zurich; il y consentit, et ne me dit pas un mot pendant le chemin.
Arrivés dans une allée de peupliers qui conduit au tombeau de Gessner, nous nous avançâmes jusque sur le rivage du lac; Léonce regarda tour à tour pendant quelque temps le ciel parsemé d'étoiles, et les ondes qui les répétaient:—Mon ami, me dit-il alors, croyez-vous qu'enfin je doive être heureux?—Et il s'arrêta pour attendre ma réponse; je baissai la tête, en signe de consentement, mais je ne pus articuler un seul mot; il ne remarqua point ce qui se passoit en moi, tant il étoit absorbé dans ses pensées.—Pourquoi ne le serois-je pas? continua-t-il. Ceux qui ne se sont point occupés des idées religieuses, les croyez-vous l'objet du courroux de la Divinité qu'ils auroient ignorée? Il y a tant de mystères dans l'homme, hors de l'homme; celui qui ne les a pas compris, doit-il en être puni? sera-t-il condamné sur cette terre à ne jamais posséder ce qu'il aime? s'il a respecté la morale, s'il a servi l'humanité, s'il n'a point flétri dans son âme l'enthousiasme de la vertu, n'a-t-il pas rendu un culte à ce qu'il y a de meilleur dans la nature, quelque nom qu'il ait attribué au principe de tout bien? Il est vrai, je l'avoue, j'ai attaché trop de prix à l'estime et à l'opinion publique; mais qu'ai-je fait de condamnable pour les obtenir? Ce que j'ai fait! s'écria-t-il, j'ai soupçonné Delphine! je pouvois l'épouser, et j'ai pris Matilde pour femme! Matilde que je n'aimois point, et que je n'ai pas su rendre aussi heureuse qu'elle le méritoit. Mon cher Henri, reprit Léonce d'une voix plus sombre, quel homme, en examinant sa vie, peut se trouver digne du bonheur! et cependant comment l'espérer, si l'on n'en est pas digne?—Combien n'y a-t-il pas dans votre vie, lui dis-je, de bonnes et de nobles actions, qui doivent vous inspirer de la confiance?—Oh! reprit-il, la source de ce qui est bien est-elle entièrement pure? On veut les suffrages des hommes pour récompense d'une bonne conduite, et c'est ainsi que la vertu n'est jamais sans mélange; mais dans le mal, il n'y a que du mal. Je repasse toute ma jeunesse dans mon souvenir, et j'y découvre des torts qui ne m'avoient point frappé. Serai-je heureux, serai-je heureux! Est-il vrai que je vais revoir Delphine, m'unir à son sort pour toujours? Je suis foible, bien foible, il suffit du moindre présage, de votre silence, quand je vous interroge, pour m'effrayer.—Je voulus m'excuser alors.—Asseyons-nous, me dit-il; j'ai une palpitation de coeur très-douloureuse, parlez-moi, je ne peux plus parler; mais ayez soin de ne me rien dire qui me trouble. Je vous en prie, donnez-moi du calme, si vous le pouvez.—
Vous concevez, mademoiselle, ce que je devois souffrir; je voyois mon malheureux ami comme un homme frappé de mort à son insu, et je n'osois ni le consoler ni l'inquiéter, car il auroit suffi d'un mot pour bouleverser son âme; je voulus tâcher de découvrir sa disposition sur les idées qui m'occupoient, et je lui demandai si, pour posséder Delphine, il s'exposeroit cette fois, s'il le falloit, au blâme universel de la société.—Pourquoi cette question? s'écria-t-il, en se levant avec colère. Madame d'Albémar n'est-elle pas le choix le plus honorable, le caractère le plus estimé? Que savez-vous? que croyez-vous?—Je ne sais rien, interrompis-je, qui ne soit à la gloire de celle que vous aimez; mais dans les momens les plus agités de la vie, j'aime qu'on soit capable de réfléchir et de raisonner.—Je ne le suis pas, me répondit-il brusquement, et il s'éloigna.—Je le suivis, la bonté de son caractère le ramena; il revint à moi et me dit, en me tendant la main:—Vous qui saviez si bien trouver, il y a quelques mois, ce que j'avois besoin d'entendre, pourquoi, depuis que vous êtes ici, l'état de mon âme est-il beaucoup moins doux?—C'est que l'attente se prolonge, lui répondis-je. Partons demain pour Francfort.—Eh bien! oui, me répondit-il, je vous verrai demain.—Et il me quitta pour rentrer chez lui.
Dans quelques heures, je serai à l'abbaye du Paradis; madame d'Albémar soutiendra, je le crois, avec plus de force la nouvelle que j'ai à lui annoncer, elle n'a pas un instant cessé de souffrir; mais ce qui me fait trembler pour Léonce, c'est qu'il a repris à l'espoir du bonheur, avec confiance et vivacité. Je vous apprendrai dans ma première lettre comment j'aurai trouvé madame d'Albémar, et quel conseil elle adoptera dans son malheur. Ah! je voudrois qu'elle se confiât entièrement à mes avis, sa situation ne seroit pas encore désespérée.
Je ne vous dis pas, mademoiselle, combien vos peines m'affligent! je fais mieux que vous plaindre, je souffre autant que vous.
LETTRE X.
M. de Lebensei à mademoiselle d'Albémar.
Près de l'abbaye du Paradis, ce 9 août.
Tous mes efforts ont été vains; ce que je craignois le plus est arrivé; sans le souvenir de ma femme et de mon enfant, je ne sais si ma raison me suffirait pour supporter l'affreux spectacle de douleur dont je suis témoin. Il paroît que Léonce ne s'étoit pas entièrement confié à ce que je lui avois dit du prétendu départ de Delphine pour Francfort, ou qu'il vouloit du moins s'informer d'elle dans un lieu qu'elle avoit habité long-temps. Hier matin, il partit sans m'en prévenir pour l'abbaye du Paradis; je le sus un quart d'heure après, au moment où je montois moi-même à cheval pour m'y rendre. Je me flattois encore de le rejoindre avant qu'il fût arrivé, et jamais, je crois, on n'a fait une course plus rapide que la mienne. Le soleil commençoit à se lever, je parcourois le plus beau pays du monde sans distinguer un seul objet. J'aperçus enfin Léonce à un quart de lieue de l'abbaye, mais à deux cents pas de moi; je redoublai d'efforts pour l'atteindre, et, comme s'il eût craint que je ne le joignisse, il hâtoit tellement le pas de son cheval, qu'il m'étoit impossible d'approcher de lui, même à la distance de la voix. Enfin, il descendit à la porte de l'abbaye, et dit à l'instant même, ainsi que je l'ai su depuis, qu'il demandoit à parler à une dame qui demeuroit dans le couvent, de la part de mademoiselle d'Albémar. Je ne sais par quel malheureux hasard la tourrière qui se trouvoit là, se rappela que ce nom avoit été souvent prononcé par Delphine; elle monta pour la prévenir que quelqu'un vouloit la voir de la part de mademoiselle d'Albémar; et j'arrivois lorsqu'on disoit à Léonce que la personne qu'il demandoit étoit prête à le recevoir.
Je voulus le retenir au moment où il montoit les premières marches de l'escalier du couvent.—Au nom du ciel! m'écriai-je, écoutez-moi, Léonce, arrêtez!—M'arrêter! dit-il en se retournant vers moi; qui sur la terre oseroit me le proposer?—Daignez m'entendre, répétai-je, vous ne savez pas….—Je sais que Delphine est ici, interrompit-il avec fureur, et que vous vouliez me le cacher! c'en est trop, ne prononcez pas un mot de plus!—Il ouvrit la porte en finissant ces dernières paroles; il n'étoit plus temps de rien essayer, le sort avoit tout décidé.
Comme Léonce entroit dans le parloir, Delphine parut revêtue de son voile noir derrière la fatale grille; à ce spectacle, un tremblement affreux saisit Léonce; il regardoit tour à tour Delphine et moi, avec des yeux dont l'expression appeloit et repoussoit la vérité presque en même temps:—Est-elle religieuse! s'écria-t-il; l'est-elle!—A ces accens, Delphine reconnut Léonce; elle tendit les bras vers lui; il s'élança vers la grille qu'il saisit, qu'il ébranla de ses deux mains, avec une contraction de nerfs impossible à voir sans frémir, et dit avec une voix dont les accens ne sortiront jamais de mon souvenir:—Matilde est morte; Delphine, pouvez-vous être à moi?—Non, lui répondit-elle, mais je puis mourir!—Et elle tomba par terre sans mouvement.
Léonce la considéra quelque temps avec un regard fixe et terrible; puis, se retournant vers moi, il s'appuya sur mon bras et s'assit avec un calme apparent, que démentoit l'affreuse altération de son visage; il se mit à me parler alors, mais il m'étoit impossible de le comprendre, car ses dents frappoient les unes contre les autres avec une grande violence, et ses idées se troubloient tellement, qu'il n'y avoit plus aucun sens dans ce qu'il disoit. Delphine, revenant à elle, fit demander à l'abbesse la permission d'entrer dans la chambre extérieure; madame de Ternan, effrayée de l'arrivée de son neveu, n'osa ni se montrer, ni refuser ce que lui demandoit Delphine. Mon malheureux ami n'entendoit déjà ni ne voyoit plus rien; lorsqu'on ouvrit la grille à Delphine, elle se précipita dans l'instant aux genoux de Léonce, et tint ses mains glacées dans les siennes, en lui prodiguant les noms les plus tendres. Léonce alors, sans revenir tout-à-fait à lui, reconnut cependant son amie, et la prenant dans ses bras, il la pressa sur son coeur avec un mouvement si passionné, des regards tellement enthousiastes, qu'involontairement je levai les mains au ciel pour le prier de les réunir tous les deux! Peut-être m'a-t-il exaucé! Léonce, serrant dans ses mains tremblantes les mains tremblantes de Delphine, et déjà dans le délire de la fièvre qui ne l'a point quitté depuis, lui disoit:—D'où vient donc, mon amie, que tu m'apparois couverte de ce voile? quel présage m'annonce cet habit lugubre? n'est-ce pas avec des parures de fête que notre hymen doit être célébré? Oh! dégage-toi de ces ombres noires qui t'environnent, viens à moi vêtue de blanc, dans tout l'éclat de ta jeunesse et de ta beauté; viens, l'épouse de mon coeur, toi sur qui je repose ma vie. Mais pourquoi pleures-tu sur mon sein? tes larmes me brûlent; quelle est la cause de ta douleur? N'es-tu pas à moi, pour jamais à moi, à moi!…—Sa voix s'affoiblissoit toujours plus; en répétant ces paroles déchirantes, il pencha sa tête sur mon épaule, et perdit absolument connoissance.
Delphine me reconnut alors, et me dit:—Vous le voyez, je lui donne la mort; je ne sais quel être je suis, je porte le malheur avec moi, je ne fais rien que de funeste; sauvez-le, sauvez-le.—Écoutez-moi, lui dis-je, vos voeux ne sont point irrévocables, ils peuvent être brisés, ils le seront.—Ces paroles la firent frissonner, mais elle les entendit sans en conserver le souvenir; elle posa la tête défaillante de son ami sur son sein, et m'envoya chercher du secours; je revins avec deux tourières du couvent. Tous nos efforts pour rappeler Léonce à la vie furent d'abord vains; Delphine, dont l'effroi redoubloit à chaque instant, pressant Léonce dans ses bras, cherchoit à le soutenir, à le ranimer, et lui répétoit, avec cet abandon de tendresse qui fait d'une femme un être céleste, un être qui n'exprime et ne respire que l'amour:—Mon ami, mon amant, ange de ma vie! ouvre les yeux; n'entends-tu donc plus cette voix d'amour qui t'appelle, cette voix de ta Delphine? nous mourrons ensemble, mais reviens à toi, pour me dire encore une fois que tu m'aimes; ne sens-tu pas mon coeur sur ton coeur? ma main qui presse la tienne? Je ne sais ce que je suis, je ne sais quels liens m'enchaînent, mais mon âme est restée libre, et je t'adore: l'excès du sentiment que j'éprouve n'auroit-il donc aucune puissance? la vie qui me dévore, ne puis-je la faire passer dans tes veines? Léonce, Léonce!—Il ouvrit les yeux à ces accens, mais il les referma bientôt après, repoussant de sa main Delphine même, comme s'il ne se trouvoit bien que dans l'engourdissement de la mort.
Je remarquai l'embarras des religieuses, témoins de cette scène, et je résolus de faire transporter Léonce dans une maison voisine du couvent, où l'on pourroit le secourir. Delphine ne s'opposa point aux ordres que je donnai, et quand on emporta l'infortuné Léonce, sans qu'il eût repris ses sens, elle se mit à genoux sur le seuil de la porte, le suivit de ses regards tant qu'elle put l'apercevoir, et baissant ensuite son voile, elle se releva, et rentra dans son couvent.
Depuis ce moment, je n'ai pas quitté Léonce; il n'a pas cessé d'être en délire; cependant les médecins me donnent l'espoir de sa guérison. Je vous manderai dans peu de jours, mademoiselle, ce que je veux tenter pour nos malheureux amis; il faut que je recueille mes pensées, pour l'importante résolution que je dois leur proposer; en attendant, je leur prodiguerai tous les soins qui peuvent conserver leur vie. Ne vous affligez pas trop d'être loin d'eux; daignez croire que mon amitié ne négligera rien pour les secourir.
LETTRE XI.
M. de Lebensei à mademoiselle d'Albémar.
Près l'abbaye du Paradis, ce 11 août 1792.
Léonce ne peut pas survivre à son malheur, et je suis certain qu'il a résolu de terminer sa vie. Il m'a interrogé plusieurs fois sur le récit que Delphine m'a fait des événemens qui l'ont amenée à se faire religieuse; une circonstance se retrace sans cesse à lui, c'est la terrible crainte qu'a éprouvée Delphine de se voir perdue de réputation; il sent que c'est surtout à cause de lui qu'elle n'a pu supporter l'idée d'être même injustement soupçonnée, et il se regarde comme l'auteur de son propre malheur. Sa fièvre a cessé, mais c'est parce qu'il est décidé, qu'il est calme: il m'a annoncé, avec une sorte de solennité, que dans quatre jours il vouloit avoir un entretien, seul avec Delphine.—Madame de Ternan, me dit-il, ne me le refusera pas, après le mal qu'elle m'a fait; elle me craint, elle redoute de me parler, mais elle n'osera pas s'exposer inconsidérément à m'irriter. Je veux revoir Delphine près de cette église où elle a permis que les restes de M. de Valorbe fussent déposés.—Je connois Léonce, son caractère, sa passion, sa douleur; je ne sais ce que moi-même je trouverois à lui dire dans sa situation, pour l'engager à vivre, mais je sais mieux encore qu'il ne veut rien écouter. Delphine, vous n'en doutez pas, n'existera pas un jour après Léonce, et je laisserois périr ainsi ces deux nobles créatures! Non, que tous les préjugés de la terre s'arment contre moi, n'importe! je suis sûr que je fais une bonne action, en essayant de rendre à la vie deux êtres dignes du bonheur et de la vertu; je dédaigne ceux qui me blâmeront, ils ne m'atteindront pas dans l'asile de mon coeur, où je suis content de moi; ils n'ébranleront point cette parfaite conviction de l'esprit, qui est aussi une conscience pour l'homme éclairé. Vous saurez dans deux jours, mademoiselle, l'issue de mon projet; j'espère que vous l'approuverez; votre suffrage m'est nécessaire; et plus je sais m'affranchir des vaines clameurs, plus j'ai besoin de l'estime de mes amis.
LETTRE XII.
M. de Lebensei à mademoiselle d'Albémar.
Ce 13 août, près de l'abbaye du Paradis.
Je crois que mon projet a réussi, cependant vous en allez juger; madame d'Albémar m'a particulièrement recommandé de ne vous laisser rien ignorer. J'ai été la voir hier matin.—Léonce va terminer sa vie, lui ai-je dit, sa résolution est irrévocablement prise, voulez-vous le sauver?—Dieu! s'écria-t-elle, comment pouvez-vous me parler ainsi! ai-je un autre espoir que de mourir avec lui? peut-il en exister un autre? que prétendez-vous, en faisant naître en moi des émotions si violentes? laissez-moi périr résignée.—Vous avez fait des voeux, repris-je, sans aucune des formalités ordonnées, ils vous ont été surpris cruellement; je suis fermement convaincu que les scrupules les plus religieux pourroient vous permettre de réclamer votre liberté, si vous en aviez le moyen; ce moyen, je vous l'offre. Il existe un pays, et ce pays, c'est la France, où l'on a brisé par les lois tous les voeux monastiques; venez l'habiter avec Léonce, et, bravant l'un et l'autre d'absurdes préjugés, unissez-vous pour jamais à la face du ciel qui l'approuvera.—Que me proposez-vous? s'écria-t-elle avec un tremblement affreux, puis-je y consentir sans honte? le croyez-vous? seroit-il possible?—Vous souvenez-vous, lui dis-je, qu'il y a près d'un an, lorsque je vous écrivis sur la possibilité du divorce, vous me répondîtes que vous ne connoissiez qu'un devoir, un devoir dont ils dérivoient tous, celui de faire le plus de bien possible, et de ne jamais nuire à qui que ce fût sur la terre; eh bien! je vous le demande, qui faites-vous souffrir en brisant ces voeux insensés que le désespoir seul a pu vous arracher? et vous sauvez Léonce! lui, pour qui vous avez pris la fatale résolution qui vous perd! Ne m'avez-vous pas avoué que l'amour seul vous l'avoit inspirée! eh bien! que l'amour délie les noeuds funestes qu'il a formés!—Quoi! me dit encore Delphine, vous croyez impossible de consoler Léonce, de fortifier assez son âme pour qu'il puisse consacrer sa vie à la gloire et à la vertu? Ne vous embarrassez pas de mon sort, je me sens frappée à mort, je sens que la nature va bientôt venir à mon secours: s'il veut vivre, je pourrai mourir en paix.—Non, lui répondis-je, je ne dois pas vous le cacher, rien ne peut engager Léonce à supporter sa destinée.—Et lui-même, reprit Delphine, accepteroit-il un parti si contraire à ses idées habituelles, à l'opinion, qu'il a toujours profondément respectée?—Les grands malheurs, lui répondis-je, les malheurs réels font disparoître les défauts qui sont l'ouvrage des combinaisons factices de la société; les loisirs et l'agitation du monde irritent les peines de l'imagination; mais aux approches de la mort, on ne sent plus que la vérité; Léonce, prêt à périr, saisira avec transport le moyen secourable qui ferme le tombeau sous ses pas; permettez seulement que je lui donne cet espoir.—Laissez-moi, interrompit Delphine, j'ai besoin de quelques heures pour réfléchir sur l'idée la plus inattendue, sur celle qui bouleverse tout à coup mes esprits. Avant que le jour soit fini, vous aurez ma réponse.—Je la quittai; le soir, elle m'envoya la lettre qu'elle avoit reçue de Léonce, avec la réponse qu'elle m'avoit promise; les voici toutes deux.
Léonce à Delphine.
Delphine, dans le jardin de ta prison, non loin des lieux où tu n'as pas refusé un sombre asile même à ton ennemi, je veux te voir; ne sois pas effrayée, j'ai besoin de quelques momens doux avant le dernier, je ne veux pas cesser de vivre dans la disposition où je suis; il faut que ta voix m'ait attendri; il ne faut pas que mon âme s'exhale dans un moment de fureur; rends-la digne du ciel vers lequel elle va remonter. Infortunée! veux-tu mourir avec moi, le veux-tu? c'est quelque chose qui ressemble au bonheur, que de quitter la vie ensemble; je te donnerai le poignard qu'il faut plonger dans mon coeur; tu le sentiras, ce coeur, à ses palpitations terribles; je guiderai le fer et ta main. Bientôt après tu me suivras… non… attends encore, je le veux; mais qui oseroit exiger de moi que je survécusse à cette rage du destin qui nous sépare, lorsque tant de hasards nous réunissoient! Je reste seul dans cet univers, où rien de ce qui me fut cher n'est plus auprès de moi. Qui maintenant a le secret de mes douleurs? qui a connu ma vie passée? pour qui ne suis-je pas un être nouveau? faudroit-il recommencer l'existence avec un coeur déchiré? je la supportois avec peine, même avant d'avoir souffert; que ferois-je maintenant?
Ah! Delphine, donnons un dernier jour à nous voir, à nous entendre; il y a, crois-moi, beaucoup de douceur dans la mort, je veux la savourer tout entière. Je me fais de ce jour un long avenir; oui, tous les sentimens que l'homme peut éprouver se trouveront réunis, confondus, et quand le soleil se couchera, la nature, qui m'aura laissé goûter toutes les affections les plus tendres, ne sera-t-elle pas quitte envers moi?
Lorsque je te reverrai, je porterai déjà la mort dans mon sein: vers la fin du jour, mes yeux s'obscurciront par degrés; mais les derniers traits que j'apercevrai seront les tiens. Delphine, demain je te dirai tout ce que je pense, dans cette situation sans avenir, sans espérance; mon âme s'épanchera tout entière dans la tienne; je goûterai les délices de l'abandon le plus parfait; les liens de la vie seront brisés d'avance, je n'attendrai plus rien d'elle qu'un dernier jour, une dernière heure d'amour passée près de toi. Delphine, ne crains rien, demain te laissera un doux souvenir; espère demain, au lieu de le redouter. Que la mort de ton amant, ainsi préparée, te paroisse ce qu'elle est pour lui, un heureux moment dans un sort funeste! Adieu.
Delphine à M. de Lebensei.
Voilà sa lettre, monsieur, elle achève de me déterminer; écrivez-lui vos motifs; ce qu'il décidera, je l'accepterai.
J'aurois voulu pouvoir consulter une amie, madame de Cerlebe, que la maladie de son père retient loin de moi depuis plusieurs jours; son esprit n'égale sûrement pas le vôtre; mais elle est femme, et son opinion sur les devoirs d'une femme doit être plus scrupuleuse; n'importe, je m'en remets à vous. Je n'ignore pas cependant à quel malheur je m'expose; il se peut que Léonce condamne ma résolution, et que je sois moins aimée de lui pour l'avoir prise; je préférerois les tourmens les plus affreux à ce danger; mais il s'agit de la vie de Léonce, et non de la mienne, tout disparoît devant cette pensée. Je n'ai pu goûter un moment de repos, depuis qu'un homme que je n'aimois point a péri pour moi, et je serois destinée à donner la mort au plus aimable, au plus généreux des hommes! Non, la honte même, la honte, du moins celle qui n'est point unie aux remords, est plus facile à supporter que le désespoir de ce qu'on aime!
Au fond de mon coeur, je ne me crois point coupable; mais tout m'annonce que je serai jugée ainsi, que j'offense l'opinion dans toute sa force, dans toute sa violence. Il suffira peut-être à Léonce de savoir que je n'ai pas repoussé un tel dessein, pour cesser de m'aimer. Eh bien! néanmoins qu'il sache que je ne l'ai pas repoussé! Si je lui deviens moins chère, il pourra vivre sans moi, je n'aspire qu'à sa vie, tous les sacrifices sont possibles quand il s'agit de le sauver. Demain, il veut mourir; demain, s'éteindroit dans mes bras cette âme héroïque et pure: la dernière fois que je l'ai vu, mes cris, mes pleurs l'ont ranimé, et dans quelques jours il seroit de même étendu sans mouvement à mes pieds, de même, mais pour toujours! Je me dégrade peut-être à ses yeux; mais soit qu'il refuse ou qu'il accepte, il vivra; l'impression qu'il recevra de ce que vous allez lui proposer arrêtera son funeste projet: si je détruis ainsi l'amour de Léonce pour moi, je saurai mourir, mais alors il me survivra; c'est tout ce que je veux. Écrivez-lui donc, j'y consens.
DELPHINE.
Après avoir reçu la lettre de Delphine, j'écrivis à l'instant à Léonce ce que vous allez lire.
M. de Lebensei à M. de Mondoville.
Serez-vous capable d'écouter un conseil courageux, salutaire, énergique; un conseil qui vous sauve de l'abîme du malheur, pour élever Delphine et vous à la destinée la plus parfaite et la plus pure? Saurez-vous suivre un parti qui blesse, il est vrai, ce que vous avez ménagé toute votre vie, les convenances; mais qui s'accorde avec la morale, la raison et l'humanité?
Je suis né protestant, je n'ai point été élevé, j'en conviens, dans le respect des institutions insensées et barbares qui dévouent tant d'êtres innocens au sacrifice des affections naturelles; mais faut-il moins en croire mon jugement, parce qu'aucune prévention n'influe sur lui? l'homme fier, l'homme vertueux ne doit obéir qu'à la morale universelle; que signifient ces devoirs qui tiennent aux circonstances, qui dépendent du caprice des lois, ou de la volonté des prêtres, et soumettent la conscience de l'homme à la décision d'autres hommes, asservis depuis long-temps sous le joug des mêmes préjugés, et surtout des mêmes intérêts? Certes, la morale est d'une assez haute importance, pour que l'Être suprême ait accordé à chacune de ses créatures ce qu'il faut de lumières pour la comprendre et pour la pratiquer; et ce qui répugne aux coeurs les plus purs, ne peut jamais être un devoir! écoutez-moi. Les lois de France dégagent Delphine des voeux que de fatales circonstances ont arrachés d'elle; venez vivre sur le sol fortuné de votre patrie, et, vous unissant à celle que vous aimez, soyez l'homme le plus heureux et le plus digne de l'être. Vous voulez mourir plutôt que de renoncer à Delphine, et l'idée que je vous présente ne s'est point encore offerte à votre esprit! est-ce un époux qui vous enlève votre amie? quel est le devoir véritable qui la sépare de vous? un serment fait à Dieu? ah! nous connoissons bien peu nos rapports avec l'Être suprême; mais sans doute il sait trop bien quelle est notre nature, pour accepter jamais des engagemens irrévocables.
La veille du jour où madame d'Albémar a prononcé ses voeux, toute son âme n'étoit-elle pas livrée aux plus cruelles incertitudes? ces funestes voeux ne furent que l'acte d'un moment, suivi du plus amer repentir; et toute sa destinée seroit attachée à cet instant passionné, qui l'entraîna comme une force extérieure, dont elle ne seroit en rien responsable! Hélas! d'un âge à l'autre, il y a souvent dans le même caractère plus de différence, qu'entre deux êtres qui se seroient totalement étrangers; et l'homme d'un jour enchaîneroit l'homme de toute la vie! qu'est-ce que l'imagination n'a pas inventé pour se fixer elle-même! mais de toutes ses chimères, les voeux éternels sont la plus inconcevable et la plus effrayante. La nature morale se soulève, à l'idée de cet esclavage complet de tout notre avenir; il nous avoit été donné libre, pour y placer l'espérance, et le crime seul pouvoit nous en priver sans retour.
Quand le sort des autres est intéressé dans nos promesses, alors sans doute des devoirs sacrés peuvent en consacrer à jamais la durée; mais l'Être tout-puissant et souverainement bon n'a pas besoin que sa créature soit fidèle aux voeux imprudens qu'elle lui a faits. Dieu, qui parle à l'homme par la voix de la nature, lui interdit d'avance des engagemens contraires à tous les sentimens, comme à toutes les vertus sociales; et si d'infortunés téméraires ont abjuré, dans un moment de désespoir, tous les dons de la vie, ce n'est pas le bienfaiteur dont ils les tiennent, qui peut leur défendre d'appeler de ce suicide, pour faire du bien et pour aimer.
Je n'ai pas besoin de vous parler davantage sur la folie des voeux religieux, vous pensez à cet égard comme moi; mais si le malheur ne vous a point changé, la crainte du blâme agit fortement sur vous; et lorsqu'à Zurich je voulois vous préparer à l'événement cruel qui vous menaçoit, je vous vis tressaillir, au moment où j'osai vous conseiller le mépris de l'opinion, ce mépris sans lequel je prévoyois que le bonheur ne pouvoit vous être rendu. Peut-être aussi éprouvez-vous de la répugnance à faire usage des lois françoises, qui sont la suite d'une révolution que vous n'aimez pas.
Mon ami, cette révolution que beaucoup d'attentats ont malheureusement souillée, sera jugée dans la postérité par la liberté qu'elle assurera à la France; s'il n'en devoit résulter que diverses formes d'esclavage, ce seroit la période de l'histoire la plus honteuse; mais si la liberté doit en sortir, le bonheur, la gloire, la vertu, tout ce qu'il y a de noble dans l'espèce humaine est si intimement uni à la liberté, que les siècles ont toujours fait grâce aux événemens qui l'ont amenée!
Au reste, ai-je besoin de discuter avec vous ce qu'on doit penser des lois de France? jugez vous-même les circonstances qui ont accompagné les voeux de Delphine, la précipitation de ces voeux, les moyens employés par madame de Ternan pour abréger le noviciat; quel est le tribunal d'équité, dans quelque lieu, dans quelque époque que ce fût, qui ne releveroit pas Delphine de semblables engagemens! Aucun sentiment de délicatesse, aucun scrupule de conscience, ne s'opposent au parti que je vous propose; il n'est donc question que d'un seul obstacle, d'un seul danger, le blâme de la plupart des personnes de votre classe avec qui vous avez l'habitude de vivre.
Avez-vous bien réfléchi, mon cher Léonce, sur la peine que vous causera cet injuste blâme, quand il seroit vrai qu'il fût impossible de l'apaiser? Heureux, le plus heureux des mortels dans votre intérieur, vivez dans la solitude, et renoncez à voir ceux dont l'opinion ne seroit pas d'accord avec la vôtre. Vous oublierez les hommes que vous ne verrez pas, et vous transporterez ailleurs qu'au milieu d'eux, votre considération et votre existence. L'imagination ne peut se guérir, quand la présence des mêmes objets renouvelle ses impressions; mais elle se calme, lorsque pendant long-temps rien ne lui rappelle ce qui la blesse. Il y a dans presque tous les hommes quelque chose qui tient de la folie, une susceptibilité quelconque qui les fait souffrir, une foiblesse qu'ils n'avouent jamais, et qui a plus d'empire sur eux cependant que tous les motifs dont ils parlent; c'est comme une manie de l'âme, que des circonstances particulières à chaque homme ont fait naître; il faut la traiter soi-même, comme elle le seroit par des médecins éclairés, si elle avoit dérangé complètement les organes de la raison; il faut éviter les objets qui réveilleroient cette manie, se faire un genre de vie et des occupations nouvelles, ruser avec son imagination, pour ainsi dire, au lieu de vouloir l'asservir; car elle influe toujours sur notre bonheur, alors même qu'on l'empêche de diriger notre conduite. Je ne viens donc point avec des lieux communs de philosophie, vous conseiller de triompher de vos inquiétudes sur tout ce qui tient à l'opinion; mais je vous dis d'adopter une manière de vivre qui vous mette à l'abri de ces inquiétudes.
Votre amour pour Delphine doit vous rendre la solitude bien douce avec elle; n'admettez dans votre intimité que quelques amis exempts de préjugés et qui jouiront de votre bonheur. Vous voulez mourir, dites-vous? Mais n'est-ce pas immoler aussi Delphine? elle ne vous survivra pas, vous n'en pouvez douter; et vous renonceriez l'un et l'autre à la plus belle des destinées, à l'amour dans le mariage, parce qu'il existera quelques hommes qui vous blâmeront! Rappelez-vous un à un ces hommes dont vous redoutez le jugement; en est-il qui vous parussent mériter le sacrifice d'un jour, d'une heure de la société de Delphine? et pour tous réunis, vous lui donneriez la mort! Vous pouvez généraliser d'une manière assez noble les sentimens qu'inspire la crainte de blesser l'opinion des hommes, mais représentez-vous en détail ce que vous redoutez. Une visite qu'on ne fera pas à votre femme, une invitation qu'elle ne recevra pas, une révérence qui lui sera refusée; vous aurez honte de mettre en balance le bonheur et l'amour avec ces misérables égards de politesse, que le pouvoir obtient toujours, quelque mal qu'il ait fait, chaque fois qu'il menace d'en faire plus encore.
Ah! si votre conscience étoit d'accord avec ce que les hommes diroient de vous, chacun d'eux pourroit vous humilier, car votre coeur ne conserveroit en lui-même aucune force pour se relever; mais est-ce vous, Léonce, est-ce vous à qui l'amour et la vertu, les affections du coeur et le repos de la conscience ne suffiroient pas pour supporter la vie! Si vous vous trouviez tout à coup transporté sur les rives de l'Orénoque avec Delphine, vous y seriez heureux, parfaitement heureux. Eh bien! vous avez de plus les plaisirs et les jouissances que la fortune et les arts de la civilisation peuvent donner. Seroit-il possible, que des êtres qui n'ont pour vous aucun genre d'attachement, des êtres qui emploieroient un quart d'heure de leur journée à vous blâmer, mais qui n'en auroient pas consacré autant à vous rendre le plus important service, seroit-il possible qu'ils se plaçassent entre Delphine et vous, et vous empêchassent de vous réunir! Ils seroient bien étonnés, Léonce, des sacrifices que vous leur feriez, ces redoutables censeurs; ils seroient bien fiers d'avoir blessé de leurs petites armes, un caractère qu'ils croyoient eux-mêmes au-dessus de leurs atteintes!
Votre sang, celui de Delphine, couleroient, non pour l'amour, non pour le remords, mais pour les frivoles discours de telle société, de tel cercle de femmes, parmi lesquelles vous ne daigneriez pas choisir une amie, mais à qui vous croyez devoir immoler celle que le ciel vous a donnée dans un jour de munificence!
Léonce, j'ai réduit votre désespoir à son unique cause; désormais il ne peut plus en exister d'autres; j'ai dégradé dans votre esprit jusqu'à votre douleur. Repoussez les fantômes qui pourraient vous intimider encore; regardez le ciel, revoyez la nature, parcourez pendant quelques heures les montagnes qui nous environnent, considérez la terre de leur sommet, et dites-moi si vous ne sentez pas que toutes les misérables peines de la société restent au niveau du brouillard des villes, et ne s'élèvent jamais plus haut. Croyez-moi, les rapports continuels avec les hommes troublent les lumières de l'esprit, étouffent dans l'âme les principes de l'énergie et de l'élévation; le talent, l'amour, la morale, ces feux du ciel, ne s'enflamment que dans la solitude. Léonce, vous pouvez être heureux dans la retraite, vous le serez avec Delphine. Vous êtes tous les deux pleins de jeunesse, d'amour et de vertu, et vous formez le projet d'anéantir tous ces dons avec la vie! Dans les beaux jours de l'été, sous un ciel serein, la nature vous appelle, et la méchanceté des hommes vous rendroit sourds à sa voix! L'intention du Créateur ne se manifeste qu'obscurément dans toutes ces combinaisons de la société, que les passions et les intérêts ont compliquées de tant de manières; mais le but sublime d'un Dieu bienfaisant, vous le retrouverez dans votre propre coeur, vous le comprendrez au milieu des beautés de la campagne, vous l'adorerez aux pieds de Delphine! Mon ami, c'en est assez, votre coeur doit s'indigner de mon insistance.
Delphine sait le conseil que je vous donne, Delphine l'approuve; c'est aux femmes peut-être qu'il est permis de trembler devant l'opinion; mais c'est aux hommes, c'est à Léonce surtout qu'il convient de la diriger, ou de s'en affranchir.
H. DE LEBENSEI.
On porta cette lettre à M. de Mondoville; il resta trois heures enfermé, depuis le moment où elle lui fut remise; enfin, après ce temps, il donna sa réponse à mon domestique, d'un air calme, mais sérieux. Il ne me fit point demander; il défendit à ses gens d'entrer dans sa chambre le reste de la soirée. Voici cette réponse.
M. de Mondoville à M. de Lebensei.
Delphine a donné son consentement à votre proposition, je l'accepte; elle change mon sort, elle change le sien; nous vivrons, et nous vivrons ensemble, quel avenir inattendu! demain devoit être mon dernier jour, il sera le premier d'une existence nouvelle; Delphine enfin sera donc heureuse! Adieu, mon ami; je vous dois la vie; je vous dois bien plus, puisque vous croyez que Delphine ne m'auroit pas survécu; achevez de terminer les arrangemens nécessaires à notre départ et à notre établissement, je me sens incapable de tout, après de si violentes secousses.
LÉONCE DE MONDOVILLE.
Dans les premiers momens, j'étois parfaitement content de cette lettre, et je la portai, plein de joie, à Delphine; elle la lut d'abord vite, une seconde fois lentement; puis me la remettant, elle me dit:—Le parti qu'il prend lui coûte cruellement; examinez quelle est sa première pensée, le consentement que j'ai donné à ce parti; et plus loin, il espère que je serai heureuse! dit-il un seul mot de lui? et cette manière de vous charger de tous les détails, n'est-ce pas une preuve qu'ils lui sont tous pénibles? et bien d'autres nuances encore… Mais il vivra, l'impression est faite, il vivra. Mon ami, ajouta-t-elle, ne terminez rien, je veux seule conserver la décision de mon sort. J'obtiendrai de madame de Ternan, que ma douleur fatigue, et qui redoute le ressentiment de Léonce, la permission, d'aller prendre les eaux de Baden, près de Zurich; l'état de ma santé motive cette demande, elle ne me sera point refusée. Je serai seule avec Léonce, nous causerons librement ensemble, et, quoi qu'il arrive, je l'aurai fait du moins renoncer au projet funeste qui menaçoit sa vie.—
Voilà, mademoiselle, dans quelle situation se trouvent maintenant, les deux personnes du monde qui mériteroient le plus d'être heureuses. J'espère que pendant le séjour de madame d'Albémar à Baden, ses inquiétudes et les peines de Léonce se dissiperont entièrement; je leur ai donné tous les secours que l'amour peut recevoir de l'amitié; leur sort maintenant ne dépend plus que d'eux seuls. [C'est ici que commençoit l'ancien dénoûment de Delphine; je remplis les intentions de ma mère, en y substituant celui que l'on va lire, tel que je l'ai trouvé dans ses manuscrits. Mais comme l'ancien dénoûment contient des beautés que l'on peut admirer, indépendamment de leur liaison avec le reste du tableau, je l'ai placé, en variante, à la fin de ce volume. (Note de l'Éditeur.)]
La lettre de Léonce à M. de Lebensei donna, comme on le voit, beaucoup d'inquiétude à Delphine. Cependant, l'espoir de s'unir à Léonce lui causoit tant de bonheur, qu'elle écartoit sans s'en apercevoir tout ce qui pouvoit troubler une impression si douce; elle résolut cependant de ne prendre aucun parti avant deux mois, et de passer ce temps avec Léonce aux eaux de Baden; le mauvais état de sa santé, et la crainte qu'avoit madame de Ternan de rien refuser à Léonce, rendoient facile pour elle d'obtenir la permission de s'absenter pendant quelque temps; elle prit donc une maison de campagne assez solitaire, auprès de Baden, et c'est là qu'elle revit Léonce. En se retrouvant, ils éprouvèrent un sentiment de bonheur qui s'exprima par beaucoup de larmes. Je ne sais s'il existoit au fond du coeur de l'un et de l'autre des pensées pénibles, si la délicatesse de Delphine lui reprochoit de rompre ses voeux, et si Léonce pressentoit confusément ce qu'il éprouveroit, lorsque le monde sauroit la résolution de Delphine et la sienne, mais tous les deux évitoient de se parler sur leur avenir, et sembloient goûter le présent en repoussant la crainte, et même l'espérance. A Bellerive, Léonce souhaitoit avec fureur de posséder celle qu'il aimoit; dans la solitude, près de Baden, il ne se seroit pas permis un témoignage d'amour qui auroit pu faire croire à Delphine qu'il n'étoit pas déterminé à l'épouser. Ses manières avec elle étoient tendres et respectueuses; il tomboit souvent dans de profondes rêveries; en la regardant, ses yeux se remplissoient de pleurs. Quand Delphine lui adressoit quelques paroles sensibles, et souvent même aussi quand elle paroissoit calme et heureuse, Léonce éprouvoit une émotion qui sembloit autant appartenir à la mélancolie qu'à la joie. Ils lisoient ensemble, ils faisoient de la musique ensemble, ils éprouvoient chaque jour davantage que leur esprit et leur âme étoient parfaitement en harmonie; cependant, il y avoit un point par où leurs coeurs ne se touchaient pas, et, d'un commun accord, ils évitoient ce qui pouvoit le leur faire sentir.
Delphine étoit inépuisable dans la solitude; elle embellissoit de mille manières cette existence idéale, que l'imagination et l'amour peuvent rendre si animée et si douce; elle savoit trouver dans les poètes, dans les ouvrages dramatiques, ces morceaux qui appartiennent aux plus heureux momens de l'inspiration, et font éprouver à l'âme la délicieuse sensation de l'enthousiasme, le pur sentiment de l'élévation: ils sont en petit nombre, ces vers délicieux, ou ces pages sensibles, qui répondent parfaitement à nos impressions secrètes, et développent en nous une existence nouvelle: il suffit d'un mot froid ou déplacé, pour nous tirer tout à coup de cette extase du coeur qui fait oublier le reste du monde; mais, quand l'émotion est complète, quand rien n'en détourne, et que l'on peut admirer de toute la puissance de sa sensibilité, quel bonheur de faire partager cette impression à ce qu'on aime, de pleurer près de lui, de voir son attendrissement, de sentir sa main pressée par la sienne, d'être averti enfin, par les plus douces impressions, que le même sentiment remplit deux âmes à la fois, et que si les portes du ciel s'ouvroient dans cet instant, elles y entreroient ensemble!
Léonce et Delphine passoient de la poésie à la musique, mystérieuse puissance qui jette dans le vague nos pensées, et nous plonge quelquefois dans une rêverie toute céleste. Il semble que c'est aux sons de la musique qu'on voudroit passer de ce monde dans une meilleure vie; il semble qu'il y a des secrets de notre nature que notre esprit ne peut découvrir, et qui nous sont comme indiqués par l'exaltation qu'inspire la musique; et, s'il nous arrive souvent d'éprouver cette exaltation dans la solitude, quelles paroles pourront la peindre, quand elle est partagée par ce qu'on aime! Delphine, en jouant de la harpe, en écoutant Isore, qu'un maître habile accompagnoit, savoit Léonce près d'elle; elle se sentoit regardée par lui, environnée de son intérêt protecteur; elle éprouvoit ce repos délicieux qu'on ne peut goûter que quand le coeur est parfaitement satisfait. Sa santé étoit moins bonne qu'autrefois; mais cet état de foiblesse ajoutoit au charme de sa situation. Quand il lui venoit quelques inquiétudes sur les dispositions futures de Léonce, sur le bonheur qu'il goûteroit, lorsqu'il seroit uni avec elle, l'idée confuse que peut-être elle ne vivroit pas longtemps amortissoit ses inquiétudes; un nuage couvroit ses craintes, et laissoit à sa félicité présente toute sa vivacité. On s'étonnera peut-être que Delphine, dont l'esprit étoit si pénétrant, ne cherchât point à découvrir l'avenir avec certitude; mais qui n'a pas éprouvé cette sorte d'aveuglement, quand le bonheur présent avoit une grande force! Ne se fait-on pas quelquefois illusion jusqu'au moment du départ, sur la douleur même de la séparation? Tant que l'on voit l'objet qu'on aime, on n'a pas l'idée de l'absence, et l'imagination, ébranlée par le coeur, est tantôt follement inquiète, tantôt follement rassurée.
Léonce et Delphine se promenoient ensemble dans ce beau pays, où la nature est si poétique; ils en sentoient les merveilles avec délices; quelquefois ils s'arrêtoient pour considérer les accidens des nuages au milieu des montagnes; ils écoutoient le vent, ils regardoient tomber les torrens, et trouvoient je ne sais quel charme dans le frémissement qu'inspire une nature sombre, dans le besoin qu'elle donne de s'appuyer l'un sur l'autre, et d'animer le désert par nos sentimens et nos espérances. Quelquefois il échappoit à Léonce de dire: «Oh! que la nature seroit belle, si le souvenir des hommes ne nous y poursuivoit pas!» et il parloit avec amertume de la société. Delphine exprimoit des sentimens plus doux; elle se sentoit heureuse, son coeur étoit plein d'indulgence. «Qui peut, disoit-elle à Léonce, connoître et mesurer les diverses circonstances qui disposent de la conduite et des opinions des hommes; je pardonne beaucoup, par exemple, à ceux qui souffrent, de quelque manière que ce soit. On ne sait pas quel ravage le malheur produit dans le coeur; je ne suis sévère que pour la prospérité, et c'est bien rarement qu'on la rencontre. Il y a tant de souffrances cachées au fond de l'âme! Mon ami, il faut beaucoup plaindre; car la plupart des torts sont précédés par de grandes douleurs.—Oui, dit Léonce en soupirant; mais pourquoi?… Puis il s'arrêta, et voulut rassurer Delphine, comme s'il lui eût confié ce qui l'occupoit Elle le regarda avec étonnement; un sentiment de terreur s'empara d'elle; Léonce le vit et le dissipa; car il aimoit, car il étoit aimé, et rien ne résiste à cette magie. Delphine étoit véritablement fascinée par l'amour: après deux années de peines, elle avoit tellement besoin d'être heureuse, qu'elle rejetoit loin d'elle tous les doutes, comme cette mère qui répétoit sans cesse pendant la maladie de son enfant: Il ne mourra pas, non, il ne mourra pas, car Dieu sait que je ne pourrois pas le supporter.
Léonce reçut une lettre d'un de ses amis émigrés, qui le prioit d'aller le trouver à son passage à Lausanne. Delphine ne put voir Léonce s'éloigner, même pour peu de jours, sans éprouver une peine très-vive: peut-être craignoit-elle d'avoir du temps pour réfléchir, et pour approfondir ce qu'elle ne vouloit pas s'avouer; mais elle versa beaucoup de larmes avant de le quitter; et, descendant pour l'accompagner jusque sur le seuil de la porte, elle répéta: «O mon Dieu! protégez-nous, bénissez-nous!» Léonce s'arrêta, prêt à monter à cheval, et lui demanda avec inquiétude, quel sentiment lui inspiroit cette prière. «Aucun qui doive vous alarmer, lui dit-elle; mais quand le coeur est plein d'affection, ne faut-il pas prier Dieu pour ce qu'on aime? Nos plus vifs sentimens ont si peu de puissance, comment ne pas frémir en se séparant, si l'on n'en appelle pas au secours du ciel.»
Léonce écrivit à Delphine pendant son absence, qui se prolongea quelques jours; ses lettres étoient tendres, mais courtes; il donnoit toujours un prétexte pour les abréger; il étoit aisé de voir qu'il craignoit de développer ses sentimens. Les impressions qu'on éprouve se trahissent plus facilement encore peut-être dans les lettres que dans la conversation. La présence de la personne qu'on aime vous attendrit toujours, quand vous lui parlez; mais séparé d'elle, ce que vous écrivez appartient à vos sentimens les plus profonds et les plus habituels. Si vous aimez parfaitement, si vous êtes dans une situation simple, vous êtes inépuisable en expressions passionnées; mais, s'il faut expliquer des combats, modifier des sentimens, on a peur des mots dont on se sert, des paroles qui vont prendre un caractère de fixité, qui seront relues vingt fois, et dont l'impression profonde ne pourra peut-être plus s'effacer.
Delphine, en recevant les lettres de Léonce, éprouvoit d'abord une sensation très-pénible; mais, comme il se servoit cependant des mêmes termes de tendresse, elle se disoit que ses lettres prouvoient sa sécurité, et que l'amour, certain d'obtenir ce qu'il souhaite, ne pouvoit pas avoir le même langage que la passion agitée. Elle relisoit ces lettres; elle cherchoit, dans une expression contenue, les trésors de sentiment dont son coeur avoit besoin; elle retardoit enfin de tous ses efforts ce cruel moment où l'on commence à juger ce qu'on aime, à connoître avec précision le degré de sentiment que l'on inspire.
Léonce cependant n'étoit pas moins amoureux de Delphine; elle lui étoit aussi chère que jamais; mais il frémissoit à la pensée de l'effet que produiroit dans le monde son mariage avec une femme qui rompoit ses voeux, quittoit l'état de religieuse, et s'appuyoit de lois que l'opinion n'avoit point encore sanctionnées, pour faire une démarche si hasardée. Il n'avoit osé parler de son projet à aucun des amis qu'il avoit rencontrés à Lausanne; mais il avoit essayé, dans la conversation générale, de mettre en avant quelques thèses qui pussent les engager à montrer leur manière de voir, et tous ses essais avoient été les plus malheureux du monde. Ses amis quittoient la France par haine des principes qui auroient pu favoriser la rupture des voeux; et tout ce qu'ils disoient, trop d'accord avec les idées de Léonce, lui faisoit souffrir mille morts. Il revint à Baden, plus décidé que jamais à se séparer entièrement du monde; il se flattoit encore que, s'il ne rencontroit personne qui lui parlât de sa situation, il parviendroit à oublier ce que les autres en pourroient penser. Mais tous ces combats qui se passoient en lui-même, remplissoient son coeur de tristesse, et il revit Delphine sans que cette tristesse fût dissipée. Elle n'osa pas l'interroger sur le sentiment qui l'occupoit; et, gardant Isore auprès d'elle, elle évita de rester seule avec lui.
Isore vouloit fêter le retour de Léonce; elle avoit préparé pour le lendemain, avec quelques-unes de ses petites compagnes, dans un bosquet du jardin, des fleurs, de la danse et de la musique. Delphine ne s'opposa point au désir d'Isore, et conduisit vers le soir Léonce près des lieux que sa petite amie avoit entourés de guirlandes. Léonce éprouva d'abord un sentiment d'inquiétude sur cette fête; il craignoit ce qu'Isore pouvoit dire; il craignoit sa propre émotion; enfin, il avoit au fond du coeur un malaise qu'il parvenoit à cacher, lorsque rien d'inattendu ne le surprenoit, mais qui lui faisoit craindre vivement tout ce qui pouvoit troubler son âme. Cependant, la grâce charmante d'Isore, sa gaîté, la simplicité de ses chants, qui n'exprimoient que la reconnoissance, le calme et le bonheur, tout ce qu'il y avoit de champêtre et de paisible dans sa petite fête éloigna par degrés de la mémoire de Léonce, les souvenirs importuns de la société, et il se livra sans arrière-pensée aux douces émotions qu'il éprouvoit. Au milieu de cette fête, et dans le moment où il regardoit son amie avec le plus d'amour et d'espoir, deux instrumens à vent, d'une justesse et d'une beauté parfaites, se firent entendre à quelque distance, et les petites filles elles-mêmes suspendirent leur danse, pour écouter ces sons si doux et si mélancoliques. «Pourquoi, dit Léonce à Delphine, mêler aux joies de l'enfance des impressions d'une nature si sérieuse?» Delphine ne répondit rien, et les instrumens continuèrent à jouer la complainte de Marie Stuart, air écossais de la plus touchante et de la plus noble simplicité. Léonce, profondément ému, répéta encore avec un accent douloureux: «Delphine, pourquoi des larmes au milieu du bonheur? Vous me faites mal, bien mal!—Léonce, lui dit-elle alors, j'ai voulu attacher mon souvenir à cet air; dans quelque lieu du monde que vous l'entendiez, je veux qu'il vous rappelle Delphine.—Grand Dieu! reprit-il avec force, est-ce que vous vous imaginez que nous serons jamais séparés? que voulez-vous dire? expliquez-vous.» et il l'entraîna loin du jardin et de la fête.
Ils se trouvèrent ensemble dans le bois qui environnoit leur maison, près d'une salle de verdure, où les habitans de Baden avoient coutume de se réunir. Delphine gardoit le silence, et les vives prières de Léonce ne pouvoient pas obtenir d'elle une seule réponse; elle marchoit appuyée sur lui; elle vouloit parler, mais elle frémissoit de tout ce qui pouvoit naître du premier mot, et prolongeoit le vague du silence aussi long-temps qu'elle pouvoit. Tout à coup ils entendirent dans le lointain une marche vive et animée; et, s'approchant pour l'écouter, ils virent passer des jeunes filles qui ramenoient de l'église une charmante personne, qui venoit de se marier avec l'homme qu'elle aimoit; Léonce et Delphine les avoient entendu nommer; ils les avoient vus passer une fois, et les reconnurent à l'instant. Une émotion inexplicable s'empara de tous les deux au même moment; ils s'approchèrent de la salle de danse où se rendoit la joyeuse troupe, et ils contemplèrent long-temps le jeune homme et la jeune femme, qui étoient l'image du plus parfait bonheur: la physionomie de l'homme exprimoit cet intérêt calme et tendre, qui devoit servir de guide et d'appui à sa douce compagne; sa femme le regardoit avec confiance, comme le généreux souverain de son coeur et de sa vie; ils s'avançoient ensemble, comme Adam et Ève dans le paradis, la main dans la main, hand in hand, et goûtoient tous les plaisirs de la vie; exaltés par l'amour, ils dansoient avec une légèreté, avec une gaîté remarquable; les airs vifs des allemandes-suisses étoient encore animés par un tambour qui marquoit la mesure avec force; ils regardoient les compagnons de leur enfance, ils s'entremêloient à leurs danses, pour se montrer reconnoissans de la bienveillance qu'on leur témoignoit; mais on voyoit bien qu'ils existaient seuls l'un pour l'autre dans l'univers. Ils se cherchoient, ils ne se perdoient pas de vue, et quand ils se retrouvoient, il sembloit que la terre bondissoit sous leurs pieds, et qu'ils étaient portés dans l'air sur les ailes d'un bonheur céleste. Quel spectacle pour Delphine! Il y avoit bien long-temps qu'elle n'avoit vu de fête, et depuis un an surtout, elle n'avoit vécu que dans la retraite et la douleur; elle se sentit comme étourdie par tant de sensations diverses; et, s'appuyant contre un arbre, ses regards étoient attachés sur cette femme couronnée de fleurs, entourée des bras de son ami, et s'enivrant de la plus délicieuse coupe de la vie, de l'amour dans le mariage.
Léonce étoit près de Delphine; et quoiqu'il ne parlât point, Delphine sentoit qu'il partageoit toutes ses impressions. Il avoit des regards si éloquens, une expression si touchante! «Léonce, lui dit-elle en lui montrant l'heureux couple, ils sont heureux, et moi, jamais! jamais!—Il faut que je vous parle, s'écria Léonce, il le faut; écoutez-moi ce soir, je le veux.—Moi, répondit-elle, je le veux aussi;» et ils s'éloignèrent en silence. Il étoit tard quand ils revinrent chez eux; tout dormoit dans la maison; Léonce, en se voyant seul avec Delphine, se jeta à ses pieds, et lui avoua toutes les pensées qui l'avoient troublé. Elle voulut à l'instant lui rendre sa parole, retourner dans son couvent; mais il lui exprima son amour avec tant de vérité, mais il chercha tellement à la convaincre que, dans la solitude, avec elle, il seroit parfaitement heureux, qu'elle consentit doucement à l'entendre développer ses projets. Il étoit parti de France avec un passe-port; il pouvoit y retourner sans danger; il lui proposa de la mener à sa terre de Mondoville, de l'épouser à son arrivée, et de s'y fixer pour toujours. Quand elle s'inquiétoit des sacrifices qu'il lui faisoit, en quittant ainsi le monde, il lui représentoit qu'au milieu des événemens cruels qui déchiroient son pays, il n'y avoit ni honneur, ni sûreté que dans la solitude. Delphine revenoit souvent à la crainte qui l'agitoit le plus; elle demandoit à Léonce si, dans le fond de son coeur, il ne l'estimoit pas moins, pour le sacrifice même qu'elle étoit disposée à lui faire. «Je sais, lui dit-elle, que l'amour, et l'amour seul, pouvoit vaincre la répugnance que j'éprouve à sortir de ma retraite; je ne m'explique pas précisément la nature du devoir qui pouvoit m'y retenir; mais je sens cependant que, de quelque manière que les voeux m'aient été arrachés, il eût été plus délicat de m'y soumettre; je le sens, et mon irrésistible passion pour toi m'entraîne; le reste du monde ne recevra pas cette excuse; mais si tu l'acceptes, Léonce, c'en est assez. Ah, Dieu! si ton coeur se blâsoit sur l'excès même de mon affection, si ton imagination, qui ne peut rien souhaiter au-delà de ce que j'éprouve, se lassoit de notre bonheur, alors, tu réfléchirois sur ma faute.»
Léonce interrompit Delphine par les protestations les plus vives et les plus sincères. Dans ce moment, le jour commençoit à paroître; leur entretien avoit duré toute la nuit sans qu'ils s'en fussent doutés. Les premiers rayons du soleil levant leur causèrent à tous deux une grande émotion; ils se sentirent un témoin, et, s'avançant vers la fenêtre, ils se dirent qu'ils s'aimoient en présence du ciel. L'aspect de l'horizon étoit singulièrement majestueux; la nature se réveilloit, les êtres vivans dormoient encore; Léonce et Delphine célébroient seuls la toute-puissance du Créateur. Léonce, qui jusqu'alors s'étoit peu occupé d'idées religieuses, parut les saisir avec ardeur; il vouloit échapper aux hommes; il cherchoit un asile au fond de sa conscience: car dans le sein de l'homme vertueux, dit Sénèque, Je ne sais quel Dieu, mais il habite un Dieu. Tous les sentimens désintéressés, toutes les idées élevées, toutes les affections profondes, ont un caractère religieux; chacun entend à sa manière cette révélation de l'âme; mais il n'existe aucune émotion tendre et généreuse qui ne nous fasse désirer un autre monde, une autre vie, une région plus pure, où la vertu retrouve sa patrie. Léonce mit un genou en terre devant Delphine; Delphine se pencha sur lui, et ses cheveux couvrirent presque en entier la belle tête de son amant. Il se releva en la pressant sur son coeur; et, passant à son doigt un anneau, gage de sa foi, il lui promit devant Dieu de la prendre pour son épouse. «Être tout-puissant, s'écria Delphine en élevant ses mains vers le ciel, je n'aurai jamais ni plus de bonheur ni plus d'amour: fermez mes yeux pour toujours; en ce moment, j'ai touché les bornes de l'existence! pourquoi redescendre vers l'incertain avenir!—Quel souhait! s'écria Léonce; arrête! arrête!» et il trembloit, comme si les paroles de Delphine avoient pu attirer la mort sur sa tête. Pourquoi trembloit-il? pourquoi crioit-il, arrête? Quand la pauvre Delphine formoit ce voeu, peut-être étoit-il inspiré par son bon génie.
Le lendemain, Léonce et Delphine partirent pour Mondoville, et ce voyage fut encore très-heureux. Il n'y a rien de si doux que de voyager avec ce qu'on aime! Le sentiment d'isolement que fait éprouver cette situation, ce sentiment pénible, quand on est seul, est précisément ce qui rend les jouissances de l'affection plus délicieuses. Vous ne connoissez personne, personne ne vous connoît; vous traversez des pays nouveaux, votre curiosité est agréablement satisfaite, mais rien ne vous distrait de l'idée profonde qui remplit votre coeur; vous aimez à sentir à chaque instant la différence de cet univers étranger qui passe devant vos yeux, avec cet être si cher, si intime, que vous avez près de vous, et qu'aucune affaire, aucune relation de société ne vous enlèvera, même pour un moment.
La santé de Delphine étoit restée très-foible, depuis les peines qu'elle avoit éprouvées à l'abbaye du Paradis; les soins de Léonce pour elle étoient inépuisables; elle étoit placée dans sa voiture entre Isore et lui, et l'enfance et l'amour rivalisoient auprès d'elle de tendresse. Léonce étoit l'ange tutélaire de son amie, dans les plus petites comme dans les plus grandes circonstances. Cette protection habituelle, le commencement de la vie domestique, plongeoit Delphine dans la rêverie enchanteresse du bonheur; à chaque poste elle s'étonnoit que le chemin fût si court; elle perdoit du temps sous mille prétextes; elle ralentissoit le voyage, elle craignoit d'arriver, soit qu'un pressentiment l'avertît qu'elle devoit craindre le séjour de Mondoville, soit que dans un état heureux, le moindre changement fasse peur. Tout conspire en nous-mêmes comme au dehors de nous, contre ces impressions si délicates et si vives, qui satisfont à la fois l'imagination et le coeur, et le plus simple hasard suffit pour les détruire.
Léonce fut reçu avec beaucoup d'affection et de respect, dans la terre qu'avoient habitée long-temps son père et sa mère. Mondoville étoit près de la Vendée, où se rassembloient les royalistes, et l'ancienne considération que l'on avoit pour les seigneurs de terres s'y étoit conservée; on y détestoit assez généralement tout ce qui tenoit à la révolution, et les opinions nouvelles n'y avoient point encore pénétré. Delphine s'enferma chez elle avec Isore, pendant que Léonce vit les personnes auxquelles il avoit affaire. Léonce, en arrivant, donna quelques jours à la vive douleur que lui causa la nouvelle de la mort de son respectable ami, M. Barton: il vouloit le consulter, se confier à lui: il n'étoit plus. A peine eut-il passé quelque temps à Mondoville, que le bruit s'y répandit sourdement qu'il avoit amené avec lui une religieuse, et qu'il comptoit l'épouser; il ne sut point précisément quel effet produisit ce bruit; personne ne l'en avertit, mais il vit une sorte de contrainte dans la manière de quelques vieux serviteurs de ses parens, et, comme il craignoit d'en découvrir la cause, il n'interrogea personne; mais chaque jour il devenoit plus sombre, et, sous des prétextes divers, il éloignoit souvent les occasions de s'entretenir avec Delphine. Delphine s'en aperçut promptement. La crainte d'être moins aimée l'emportant sur tout, l'empêchoit de réfléchir sur ce que sa situation avoit d'horrible; mais néanmoins un sentiment d'humiliation aiguisoit quelquefois son désespoir; sa dépendance, son isolement, le sacrifice de sa réputation, de son existence, toutes ces preuves de dévouement qu'il lui avoit été si doux de donner, lui causoient quelquefois, non des regrets, mais une crainte délicate et naturelle: elle sentoit que Léonce se croiroit obligé à l'épouser, et cette idée lui étoit affreuse. Enfin, un matin, l'altération de Delphine, dont la santé dépérissoit chaque jour, frappa tellement Léonce, qu'il fut tout à coup saisi par un sentiment de terreur et de remords; et, après lui avoir prodigué les expressions d'amour les plus tendres, il sortit de chez elle, résolu d'aller à l'instant chez le maire, pour déclarer l'intention où il étoit de se marier, et de choisir le jour où il conduiroit Delphine à l'autel.
Au moment où il arriva, l'on recevoit la nouvelle des massacres qui avoient eu lieu le deux septembre à Paris, et toutes les femmes s'étoient précipitées dans la salle de l'hôtel de ville, pour en apprendre les détails. Plusieurs d'entre elles connoissoient quelques-uns de ceux qui avoient péri, et tous les esprits étoient très-agités par cette horrible nouvelle. Léonce étoit tellement troublé de ce qu'il alloit faire, qu'il ne s'informa point du sujet de la rumeur générale; et, s'avançant rapidement vers le maire, il lui annonça, avec une voix d'autant plus haute et d'autant plus ferme, qu'il vouloit cacher son agitation intérieure, la résolution où il étoit d'épouser madame d'Albémar. Le maire, qui avoit été autrefois attaché à la famille de Mondoville, baissa les yeux, soupira, et écrivit en silence le nom de Léonce, et celui de madame d'Albémar. A l'instant un murmure retentit dans toute la salle, et Léonce entendit plusieurs voix qui disoient: Quoi, notre jeune seigneur va épouser une religieuse qui fuit de son couvent! quoi, il déshonore ainsi son nom! ah! que diraient ses parens, s'ils vivaient encore! Aucun homme sur la terre ne pouvoit éprouver une douleur égale à celle que ces paroles causèrent à Léonce; cependant, il fit effort sur lui pour marcher à travers la foule avec sa contenance accoutumée; on se tut en le voyant passer; mais il aperçut sur tous les visages cette désapprobation muette, tourment de ceux qui ont besoin de l'estime des autres. En sortant, il trouva rangés devant la porte de l'hôtel de ville quelques soldats qui avoient autrefois servi dans son régiment; ils lui présentèrent les armes; mais l'instant d'après, par un mouvement tout-à-fait irréfléchi, ils baissèrent tristement leurs fusils devant lui, comme ils ont coutume de le faire devant des funérailles illustres. Léonce, frappé de cette action, leur dit: «Vous avez raison, mes amis; ce n'est plus moi, c'est à peine mon ombre: je vous remercie de me pleurer.» et il s'éloigna rapidement.
Passant devant l'église, il vit ouverte la porte qui conduisoit à la chapelle où tous ses ancêtres avoient été ensevelis; il recula d'abord en l'apercevant; puis, triomphant de sa première impression, il entra dans la chapelle, pour épuiser toutes les douleurs dans un même jour. La première pierre qu'il aperçut étoit celle qui couvroit la tombe de son respectable ami Barton: il en fut à peine ému. «Je suis bien aise, dit-il tout haut, que tu ne sois pas témoin de cela;» et il se reposa quelques momens sur cette pierre. Il vit dans le fond de la chapelle un tombeau plus remarquable que tous les autres, et qui n'y étoit point encore lorsqu'il avoit quitté Mondoville; il frémit à cet aspect, sans pouvoir comprendre lui-même d'où venoit son effroi. Dans ce moment, un vieil officier, qui avoit servi sous son père, entra dans l'église, le reconnut, et se jeta à ses pieds. «Que faites-vous, s'écria Léonce; que faites-vous?—Je suis arrivé hier, lui dit-il, de la campagne où je vis, pour vous voir, pour embrasser encore une fois avant de mourir le fils de mon général; j'ai appris, faut-il le croire! que vous, noble jeune homme, que vous, héritier d'un sang illustre, vous alliez faire une action déshonorante; je ne sais pas ce qu'on peut dire pour excuser votre résolution, mais je sais que vous n'oserez plus regarder sans rougir les anciens amis de vos parens, et je viens vous supplier, pendant qu'il en est temps encore, d'abjurer cette erreur d'un jour, que démentent votre caractère et votre vie.—Laissez-moi, s'écria Léonce, laissez-moi; vous ne savez pas!…—Oserez-vous me refuser, dit le vieillard en se relevant, si j'embrasse ce tombeau en suppliant?» et il alla s'appuyer, les mains jointes, sur le marbre noir qui étoit placé au fond de la chapelle. «Quel est ce tombeau, s'écria Léonce; quel est-il?—C'est celui de votre mère, répondit le vieil officier; elle m'a ordonné d'apporter ici son coeur. Je suis venu du fond de l'Espagne avec ces précieux restes, elle m'a commandé de les déposer dans cette chapelle, pour reposer près de vous, quand le temps vous auroit frappé à votre tour; mais si votre conduite flétrit la gloire de votre famille, au nom de votre mère, si noble, si fière, si délicate sur l'honneur, je vous défends de placer votre tombe auprès de la sienne; je bannis votre cendre loin des cendres de vos aïeux!» Pendant qu'il parloit, Léonce fit quelques pas en chancelant, pour arriver jusqu'au tombeau de sa mère; mais l'excès de son émotion surpassant enfin ses forces, il tomba comme mort sur le pavé de l'église; on le transporta chez lui, et la malheureuse Delphine le vit arriver dans cet état. Comme elle se jetoit sur lui pour l'embrasser et mourir avec lui, l'impitoyable vieillard qui l'avoit suivi, lui dit: «Madame, c'est vous qui plongez M. de Mondoville dans le désespoir; c'est le combat de l'amour et de l'honneur, c'est l'effroi que lui cause la honte à laquelle vous le condamnez en vous épousant, qui causera sa mort; de grâce, éloignez-vous, ne sentez-vous pas que vous le devez à vous-même?» Il n'en falloit pas tant pour anéantir Delphine; et, malgré son inquiétude mortelle pour Léonce, elle tomba sur une chaise, derrière le lit où on l'avoit posé, et ne prononça pas un seul mot. Léonce, en revenant à lui, ne la vit pas; il aperçut l'officier, dont les paroles avoient produit sur lui une impression si terrible qu'il étoit encore dans le délire. «Malheureux, s'écria-t-il, vous voulez que je lui plonge un poignard dans le sein! que je l'abandonne, quand elle a tout sacrifié pour moi, quand elle sera seule dans cet univers, quand elle mourra! et moi, qu'est-ce que je veux? le déshonneur, la honte? Opinion! exécrable fantôme! me poursuivras-tu jusque dans la retraite, jusqu'auprès de cet ange qui m'aime? Non, ce n'est pas l'ombre de ma mère, homme cruel, que vous avez fait parler; non, ce n'est pas elle, c'est l'opinion; c'est son inflexible puissance que vous avez armée contre moi. Si les morts pensent encore à nous, c'est avec des sentimens plus doux, plus purs, plus dégagés des misérables préjugés des hommes; mais, moi, comment ferai-je pour supporter la honte, ces soldats, ces femmes, ces tombeaux? Tuez-moi, s'écria-t-il en regardant le vieillard qui se taisoit; tuez-moi,» et il s'élança pour saisir son épée. Dans ce moment, un cri de Delphine la fit reconnoître; il comprit qu'elle avoit tout entendu; il voulut s'approcher d'elle, la prendre dans ses bras; un froid mortel l'avoit déjà saisie, elle ne pouvoit plus ni parler ni faire un mouvement; elle n'étoit pas tombée sans connoissance, mais son état étoit plus effrayant. Encore immobile, le regard fixe, on auroit dit qu'elle se relevoit du cercueil, sans avoir repris la vie. Léonce la porta dans sa chambre, et renvoya avec fureur, loin du château, tous ceux dont la vue pouvoit retracer à Delphine ce qui venoit de se passer. Pendant dix jours et dix nuits, il ne la quitta pas un instant; mais tous ses soins furent inutiles, le poignard étoit entré dans le coeur, et de ses coups jamais on ne revient. Delphine cependant recouvra la parole, et quand, examinant son état, elle se crut certaine que sa maladie étoit mortelle, elle fut plus calme.
Lorsque Léonce vit combien l'état de Delphine étoit dangereux, il tomba dans le plus sombre désespoir, et, se reprochant avec amertume d'être la cause de sa mort, irrité contre son propre caractère, il conçut pour lui-même un sentiment de haine qui suffit à lui seul pour rendre la vie odieuse, et il résolut fermement de ne pas survivre à son amie. Elle s'aperçut de ce dessein; des paroles échappées à Léonce l'en informèrent, et surtout une résignation triste et sombre qui n'étoit pas dans le caractère de son ami. Quand le médecin vouloit lui donner quelque espérance sur l'état de Delphine, il la repoussoit, et disoit presque froidement devant elle, qu'il étoit certain qu'elle ne pouvoit être sauvée. «Mais, généreuse Delphine, ajoutoit-il, ton coeur a tant de bonté, que tu consentiras sans peine à ce départ de la vie, avec le coupable ami qui t'a percé le coeur.» Quelquefois cependant il perdoit entièrement cette sorte de calme qui lui coûtoit tant d'efforts; et considérant son amie, que la douleur avoit déjà si fort changée, il se jetoit par terre, avec des convulsions de désespoir. «C'est moi, s'écrioit-il, c'est moi qui prive le monde de cette douce et noble créature; c'est moi qui ai empoisonné sa jeunesse; c'est moi qui la traîne dans le tombeau! qu'importe que je l'y suive, moi, si violent, si amer, si irritable; c'est du repos pour moi que la mort: mais elle, qui n'a jamais éprouvé que des sentimens d'affection et de bonté, pourquoi faut-il qu'elle meure désespérée? Innocent objet, s'écria-t-il en se jetant au pied de son lit, tu me regardes encore avec une expression si touchante, tu sembles me demander de vivre; hélas! je ne puis te sauver; je t'ai déchiré le coeur, mais je n'ai pas la puissance de te soulager; tu sais bien que le mal est irréparable! Insensé que j'étois! j'ai foulé sous mes pas ta destinée, et je voudrois te relever maintenant, pauvre fleur que j'ai flétrie; mais tu retombes, et l'inflexible nature me punit. Ah! Delphine, si la mort ne dépendoit pas de nous, si je ne pouvois pas te suivre, quel supplice, quel tourment égaleroit ce qui se passe dans mon sein! Mais, Delphine, entends-moi; je ne te quitte pas, je suis là, près de toi; je t'accompagne dans la mort, dans ses mystères; ton ami sera près de toi, Delphine! Delphine!» Il l'appeloit; son amie vouloit répondre, mais sa foiblesse ne lui permettant pas de parler long-temps, elle lui dit qu'elle désiroit d'être seule; et quand il l'eut laissée aux soins de ses femmes et d'Isore, elle essaya de lui écrire, et lui fit dire plusieurs fois, lorsqu'il vouloit rentrer chez elle, qu'elle lui demandoit encore quelques instans, pour achever de lui faire connoître ses derniers sentimens et ses dernières volontés. Voici ce qui fut remis, de sa part, à M. de Mondoville.
LETTRE XIII ET DERNIÈRE.
Delphine à Léonce.
Je vois avec douleur, mon ami, combien vous vous reprochez la peine que vous croyez m'avoir causée, et je frémis des résolutions que vous vous plaisez à entretenir. La plus douce pensée qui me reste, c'est l'espoir que vous me survivrez, et que le noble objet de toutes mes affections sur cette terre, conservera de moi ce qui vaut la peine d'être sauvé, mon souvenir. Il ne faut pas beaucoup regretter ma vie; je suis convaincue que j'avois un caractère qui ne m'auroit jamais permis d'être heureuse; je ne sais si c'est le monde ou ma disposition qu'il faut blâmer, mais il est certain que j'ai toujours senti entre ma manière de voir et celle de la société, une sorte de désaccord qui devoit, tôt ou tard, me causer de grands chagrins. Il me semble qu'il y a de la dureté dans la plupart des hommes, de la dureté surtout pour les peines du coeur. On parvient assez à inspirer de la pitié pour ces maux qu'on appelle incontestables, et que les êtres les plus vulgaires redoutent pour eux-mêmes; mais on froisse, mais on déchire sans scrupule les âmes sensibles: leur délicatesse, leur exaltation, s'appellent bientôt de la folie, et quand on a dit à ces pauvres personnes qu'elles n'ont pas raison de souffrir, on passe, assez satisfait de la barbare consolation qu'on croit leur avoir donnée. Voyez ce vieillard qui nous a fait tant de mal; il m'a dit les paroles les plus cruelles sans en éprouver le moindre remords, et cependant, je le sais, ce n'est pas un méchant homme: si mes peines avoient été dans l'ordre de ses idées, dans le cours des sentimens qu'il conçoit, il m'auroit volontiers secourue; mais parce que ma situation heurtoit ses préjugés, il a été sans pitié; le monde est ainsi, et l'indépendance et l'irréflexion même de mon caractère, m'exposent sans cesse à irriter contre moi ce monde qui trouve toujours le moyen de se venger. On ne peut, quoi qu'on fasse, s'isoler entièrement de la société, et l'opinion des autres est une sorte de poison qui s'insinue dans l'air que l'on respire.
Ne vous blâmez point, mon ami, d'avoir frémi en voyant l'effet que produiroit votre mariage avec moi: c'est un sentiment naturel dans un homme d'honneur; c'est moi qui ai eu tort, extrêmement tort de ne considérer que votre sentiment et le mien. Si le coeur pouvoit ainsi porter son univers avec lui, l'existence seroit trop douce; Dieu, sans doute, a voulu que quelque chose consolât de mourir, et c'est la société, ce sont nos relations nécessaires avec elle qui nous lassent de vivre. Un coeur long-temps flétri par l'injustice, l'ingratitude et la dureté, se repose dans le tombeau, et, toute jeune que je suis, je sens déjà cette fatigue qui doit accabler à la fin du voyage. Mon ami, j'avois quelques défauts, peut-être même quelques qualités, qui me livroient sans défense à tous les coups de la destinée; j'ai pensé souvent que mon malheur ne venoit que de la fatalité des circonstances; mais je le crois à présent, la plupart de nos circonstances sont en nous-mêmes, et le tissu de notre histoire est toujours formé par notre caractère et nos relations.
Léonce, vous me regretterez: je ne puis souhaiter que vous m'oubliiez. Je ne vaux rien pour moi, je valois peut-être quelque chose pour vous: car une affection complète et profonde ne se trouve pas deux fois, dans la vie même de l'homme le plus brillant et le plus aimable; mais vous auriez été malheureux par la situation où mes propres imprudences m'ont placée. Dieu, qui m'auroit trouvée trop punie, si j'avois vu votre attachement pour moi diminuer, m'a rappelée à lui, et je sens que j'y serai bien. En effet, n'est-il pas temps que votre pauvre amie ne souffre plus? mon coeur est épuisé; il a reçu je ne sais quelle blessure qui m'empêche de respirer, et tout, dans ma nature désolée, appelle le sommeil de la mort. Ne savez-vous pas que je joins à une grande sensibilité, une imagination qui m'offre sans cesse, sous mille formes différentes, ou le passé ou l'avenir? des regrets, des craintes agitent mon âme, et tous ces regrets, et toutes ces craintes, inspirés par mes affections, me font éprouver une oppression, un serrement de coeur qui auroit dû me donner déjà plusieurs fois la secourable maladie dont je meurs. Pardon, Léonce, de nommer ainsi ce qui me sépare de toi: mais ne falloit-il pas te quitter? Et quel supplice que de vivre, après avoir déchiré tous nos liens! quelle occupation, quel intérêt me seroit-il resté, qui ne renouvelât ton souvenir? Je n'ai eu dans ma vie qu'une idée, qu'un sentiment, c'est toi: tout est empreint de ton image; mon esprit, je le développois pour toi; mes talens avoient pour but de te plaire; ma rêverie ou ma gaîté, les plus petits de mes plaisirs, les plus grandes de mes pensées, tout me ramenoit à toi. Léonce, que ferois-je seule? nulle femme n'a plus besoin d'appui que moi: je n'ai point de confiance en mes propres forces: j'invoque un bras protecteur sur cette terre, comme un juge miséricordieux dans le ciel: je ne puis rien pour moi-même; ce qu'on appeloit ma supériorité, n'est qu'une vaine louange donnée à quelques dons brillans et inutiles; mon âme est foible et tremblante, et tout ce que cette âme peut éprouver de souffrances, je le sentirois loin de toi. Léonce, ne m'envie pas la mort; songe au cruel changement de destinée qui me menaçoit; songe à tous ces longs jours recommencés sans toi, à cette solitude, à cette lutte pour vivre, à ces heures si délicieuses pendant nos entretiens, arides et brûlantes lorsque leur poids retomberoit sur moi seule; songe enfin que peut-être, au milieu de ces peines insupportables, je finirois par m'aigrir contre toi, par te blâmer de mon malheur: mon caractère, qui est doux, deviendrait âpre, irritable, douloureux pour moi-même et pour les autres. Léonce, je meurs sans avoir un moment cessé de t'admirer, sans avoir éprouvé contre toi un seul sentiment amer. Ah! qu'il eût été horrible, le moment où tout cet amour que j'ai pour toi m'eût excitée à me plaindre, à t'accuser! et qui peut se répondre que la douleur à la fin n'altère pas le caractère? Nous avons tant besoin d'être heureux, que nous perdons toute justice quand tout espoir nous est ôté. Et que deviendrois-je, le jour où je te croirois coupable de ma douleur, où j'éprouverois un sentiment amer en pensant à toi? Ah, Léonce! qu'il est doux de mourir, lorsque les affections sont encore dans tout leur charme, et lorsque l'on peut exhaler une âme douce et pure dans le sein de celui qui nous l'a donnée!
Mais vous, Léonce; mais vous, pourquoi voudriez-vous me suivre? Sans doute, je le sais, vous serez quelque temps malheureux; vous le serez jusqu'au moment où de grands intérêts, le désir d'être utile à vos amis ou à votre patrie, ranimeront votre espérance. Le bonheur d'un homme se recommence, sa destinée se répare, son avenir renaît; mais ce coeur tout plein d'affection, que les pauvres femmes possèdent, ce coeur qui ne sait qu'aimer, qui ne voit dans les idées, dans les opinions, dans les succès, que des moyens d'être aimé, que voulez-vous qu'il devienne, quand la source de sa félicité est tarie? Léonce, laisse-moi te précéder dans ce monde inconnu qui m'attend. Oui, peut-être ai-je épuisé sur cette terre toutes les douleurs que je méritois, et ne trouverai-je qu'indulgence auprès du Tout-Puissant! S'il en est ainsi, je demanderai de revenir, quand il sera temps, auprès de ton lit de mort, et d'accompagner ton âme dans ce cruel passage. Mon ami, j'en conviens, il me cause quelque effroi: je crains la mort, sans regretter la vie; l'être le plus malheureux ne voit pas approcher sans terreur cet inconcevable moment, dont la jeunesse et l'amour écartoient si doucement l'idée; je me contemple avec une sorte de pitié: ces yeux éteints qui t'exprimoient autrefois tant de tendresse, ces traits abattus, ces mains déjà sans couleur.
O Léonce! te souviens-tu de ce jour de fête où nous dansâmes ensemble? que de roses alors ornoient ma tête! que d'espérances remplissoient mon coeur! Il y a à peine trois années depuis ce temps, et tout est dit. Mais je ne meurs pas seule: ta main chérie soutiendra ma tête, que je n'ai déjà plus la force de soulever; je vais te rappeler, et de cet instant tu ne me quitteras plus: mon avenir est court, mais il est sans nuage, et les dernières lueurs que j'apercevrai te montreront encore à moi. Ah, cher Léonce! et tant d'amour cependant ne pouvoit nous donner une félicité parfaite! Madame de Vernon ne m'a-t-elle pas répété que les différences de nos caractères nous auraient empêchés d'être heureux ensemble, quand même aucun obstacle ne se seroit opposé à notre union? J'ai toujours repoussé cette idée, et cependant il me semble que je l'accepte, à présent qu'il faut me détacher de la vie; je craindrois de mourir désespérée, si je me persuadois que des événemens seuls se sont opposés au bonheur suprême que je pouvois goûter avec toi; mais quand je me dis qu'une fatalité invincible nous séparoit, qu'il y avoit en moi des défauts qui ne m'empêchoient pas de te paroître aimable, mais qui troubloient ton repos et inquiétoient ton caractère: je suis bien aise de cesser de vivre; je me détache de moi sans peine, puisque je ne pouvois rendre ta destinée tout-à-fait heureuse. Adieu, Léonce; adieu! je laisse à la douce Isore la plus grande partie de ma fortune; tu la conduiras près de ma bonne amie, mademoiselle d'Albémar. Songe que cette pauvre petite va se trouver seule dans le monde, et que tu me dois de ne la pas quitter avant de l'avoir remise entre les mains de ma soeur; c'est le seul devoir que je laisse après moi: mon ami, il faut que tu l'accomplisses. Adieu encore, tu vas revenir; ne parlons plus de la mort: que mes derniers momens ne soient remplis que de ma tendresse pour toi; je me sens beaucoup de calme, aucun départ ne m'a causé moins d'effroi; ne trouble pas la bienfaisante intention de la Providence, elle veut que je meure en paix dans tes bras: ouvre-les pour me recevoir: je croirai que le ciel descend au-devant de moi, et que le précurseur des anges me console, et me rassure en leur nom.
Cette lettre ne changea point les résolutions de Léonce, mais elle le détermina à faire sur lui-même un effort presque surnaturel pour montrer du courage à son amie dans ses derniers momens. Il rentra dans la chambre de Delphine; elle le reçut avec un sourire angélique, et lui fit signe de s'asseoir auprès de son lit: elle fit venir Isore qui la croyoit seulement indisposée, et ne se doutoit pas de son danger. Delphine ne vouloit pas épouvanter l'enfance par cette idée de la mort que la nature ne lui révèle que plus tard; elle lui parla seulement de la confiance qu'elle devoit avoir en Léonce. La petite l'écoutoit avec attention, et, quand Delphine lui parloit de l'amitié que M. de Mondoville auroit pour elle, elle répondoit toujours: «Mais, maman, je n'ai pas besoin d'un autre ami que toi.» Cette simple réponse émut Delphine; et, se sentant affoiblir, elle ordonna qu'on éloignât Isore, et elle pria une de ses femmes de lui lire quelques morceaux qu'elle préféroit dans les Psaumes, dans l'Évangile, et dans quelques écrivains religieux: tous ceux qu'elle avoit choisis étoient pleins de douceur et de miséricorde. «Tu le vois, dit-elle à Léonce, ce sont des paroles de paix; écoute-les dans tes jours malheureux, elles rameneront le calme dans ton coeur. Il y a quelques rapports secrets, quelque noble intelligence entre nous et l'idée d'un Dieu souverainement bon. Je ne sais si toutes les espérances qu'elle inspire à notre âme se réaliseront, mais il me semble impossible de se résigner à ce qui nous est donné sur cette terre: le coeur mérite mieux que cela; il faut donc qu'il ait une autre destinée. O Léonce! si je la connois avant toi, ne pourrai-je pas t'en informer par quelques douces et secrètes pensées?» Le désespoir de Léonce l'emportoit toujours davantage sur ses résolutions, et Delphine sentit qu'elle devoit éviter de l'entretenir trop long-temps, puisque chacune de ses paroles ajoutoit à sa douleur. «Écoute, dit-elle à Léonce, le jour baisse; quand il fera nuit, nous serons plus tristes encore; je voudrais cependant vivre jusqu'à l'aurore de demain; tu sauras pourquoi je le voudrois. Fais venir dans la chambre à côté de la mienne, cet orgue dont les sons harmonieux ont attiré notre attention l'autre jour: j'ai toujours pensé qu'il me seroit doux de mourir en entendant une musique belle et simple. Oh! je suis plus heureuse que je ne l'espérois; je comptois tirer de moi seule les consolations que ta présence me donnera. O mon ami! mets ta main sur mon coeur; ne sens-tu pas qu'il bat doucement? je te le dis, je suis heureuse; mais ne t'éloigne pas. Peut-être est-il barbare d'exiger de toi que tu sois témoin de ma mort: mais nous avons toujours trouvé de la douceur l'un et l'autre à nous pénétrer de notre amour; et quelque amer que soit cet instant, si c'est celui où nous nous sommes le plus aimés, il ne faut pas l'abréger.»
Léonce se leva pour ordonner ce que Delphine avoit demandé; il se promena quelque temps dans sa chambre, tourmenté par le désir le plus violent de finir sa vie avant que Delphine eût expiré, et se reprochant néanmoins la cruauté qu'il y auroit à l'abandonner ainsi. Pendant que ce combat absorboit ses pensées, la musique que Delphine avoit demandée se fit entendre; et sa douceur pénétrant jusque dans l'âme de Léonce, il put se jeter au pied du lit de Delphine, et répandre, pendant long-temps, des torrens de larmes. Enfin, soulevant sa tête, et regardant le malheureux objet de sa tendresse: «Céleste créature, lui dit-il, que j'ai précipitée dans le tombeau, est-il vrai que tu voies sans horreur ce coupable ami, plein d'orgueil, d'irritation, d'injustice; mais cet ami, qui cependant n'a jamais cessé de t'adorer, et qui, du jour où il t'a vue, n'a plus eu dans le coeur un sentiment dont tu ne fusses l'objet? hélas! cet amour ne t'a conduite qu'à la mort! Ange de beauté, de jeunesse, te voilà donc frappée par moi, immolée par moi; peux-tu pardonner à ton assassin? et s'il te rejoint bientôt, ton ombre indignée ne se détournera-t-elle pas de lui?—Te pardonner, s'écria Delphine avec toute la force qu'elle put rassembler, ah! ne m'as-tu pas tendrement aimée? Après un tel bonheur, tu pouvois me causer de grandes peines sans épuiser le don que tu m'as fait, sans en effacer la reconnoissance; tu m'avois aimée, tu m'aimes encore, toutes les jouissances du coeur subsistent encore pour moi; je n'ai pas un sentiment amer, pas une inquiétude, je m'endors, et voilà tout. Ah! Léonce, cesse de t'accuser; mais si tu m'accordes quelques droits sur les volontés, jure-moi de me survivre, jure-le devant Dieu, désormais l'unique protecteur de ton amie, et ne l'irrite pas contre nous deux, en trahissant tes devoirs et ta promesse!—Va, lui dit Léonce, je pourrois te tromper, pour rendre tes derniers momens plus calmes; mais toi, qui oses me demander de vivre, réponds-moi, supporterois-tu l'existence, si c'étoit moi que tu visses sur ce lit de douleur?» Delphine se tut un moment; mais bientôt après, désespérée du trouble qu'elle avoit montré, elle s'efforçoit avec agitation et avec crainte, de dissimuler la cause de son silence: «Ne cherche pas à cacher ta pensée, noble Delphine, reprit Léonce; dans toute la force de ton esprit, jamais tu n'en eus le pouvoir, et ta touchante foiblesse me laisse plus facilement encore lire au fond de ton âme. Mais écoute-moi: Je conduirai Isore près de ton amie, et j'irai servir ensuite dans le parti que je crois le plus malheureux et le plus juste; n'exige rien, ne demande rien de contraire à ce projet; et si j'ose encore en appeler à l'ascendant que j'avois sur toi, ne prononce pas un mot sur une résolution invariable.» Le respect que Delphine avoit toute sa vie ressenti pour Léonce, lui imposa même encore dans ce dernier moment, et elle espéra d'ailleurs que Léonce retrouveroit à la guerre un genre d'intérêt qui pourroit le rattacher à la vie.
Une grande partie de la nuit s'étoit déjà passée, et plusieurs fois Delphine étoit tombée dans des évanouissemens si profonds, qu'on avoit craint de ne pouvoir la ranimer. En revenant de cet état, elle dit à Léonce: «Je vais me lever, pour m'approcher de la fenêtre; je voudrois encore revoir le soleil.» Léonce s'éloigna quelques instans; Delphine fit placer son fauteuil en face du jour, qui ne devoit pas tarder à paroître. Au moment où Léonce rentroit, l'orgue qui s'étoit souvent fait entendre pendant la nuit, de distance en distance, exécuta une marche que Delphine et Léonce reconnurent à l'instant pour celle qui avoit été jouée dans l'église, lorsque Léonce et Matilde alloient ensemble à l'autel. «Ah! c'en est trop, s'écria Léonce; cessez, répéta-t-il avec les cris les plus sombres, cessez!» La musique s'arrêta; Delphine, que cet air avoit aussi vivement émue, se remit bientôt cependant, et dit à Léonce: «Mon ami, pourquoi ce désespoir? pourquoi repousser le souvenir que le ciel nous envoie dans ce moment? Ne dois-je pas reconnoître sa bonté dans le hasard qui me rappelle ce que j'ai souffert de plus cruel pendant la vie, au moment où je dois braver la mort. Ah! depuis l'époque terrible et solennelle de ton mariage avec Matilde, ai-je goûté un seul jour de véritable bonheur? pourquoi donc ces déchiremens? pourquoi ce désespoir? mon ami, mon ami! entends encore ma voix mourante; ne repousse pas cette main qui s'avance vers toi; retiens, si tu peux, le reste de chaleur qui l'anime encore.» A ce mot, Léonce, qui étoit tombé à terre, se releva, prit cette main, et la réchauffa contre son coeur; il sembloit se flatter, dans son ardeur, de prolonger ainsi l'existence de Delphine: elle fit signe à la femme qui la servoit de lui donner l'anneau qu'elle avoit reçu de Léonce, et qu'elle ne pouvoit plus porter depuis quelques jours, à cause de son extrême maigreur; elle le mit à son doigt, et dans ce moment les rayons du soleil commencèrent à pénétrer dans sa chambre. «Reconnois-tu cet anneau, dit-elle à Léonce, et te rappelles-tu quand je l'ai reçu de toi? de même l'aurore commençoit à paroître, de même tu étois à mes pieds; tu jurois alors d'unir ton sort au mien; eh bien! l'accomplissement de ta promesse n'est que retardé. O Dieu! dit-elle en se soulevant sur le bras de Léonce, ce soleil que vous envoyez pour saluer mes derniers instans, il fut témoin du plus beau moment de ma vie; il sembloit alors éclairer pour moi tous les plaisirs de la terre; puisse-t-il maintenant me tracer ma route vers le ciel! O Léonce! Léonce! le nuage s'élève, je ne te vois plus; es-tu là? Adieu.» Léonce prit Delphine dans ses bras avec des convulsions de douleur; il l'appela, répéta son nom, lui adressa les paroles les plus passionnées; elle parut les entendre encore, tressaillit, et expira.
Un mois après, Léonce, ayant recouvré quelque force, conduisit Isore à l'infortunée mademoiselle d'Albémar, qui ne pouvoit survivre à Delphine que pour accomplir ses dernières volontés; il se rendit ensuite immédiatement à la Vendée, et se fit tuer à la première action où il se trouva.
O mort! ô douce mort! quel bien vous faites à ceux qui s'aiment, lorsqu'ils sont pour jamais séparés!
ANCIEN DÉNOUEMENT DE DELPHINE.
LETTRE XIII.
Delphine à mademoiselle d'Albémar.
Bade, ce 18 août 1792.
Vous avez su, ma soeur, par M. de Lebensei, tout ce qui me concerne; les nouvelles de France l'ont forcé à nous quitter, son inquiétude pour sa femme ne lui laissoit plus un moment de repos. Ce matin, à mon arrivée à Bade, il est venu me voir avec Léonce, pour prendre congé de moi; je n'avois pas revu Léonce depuis les propositions faites par M. de Lebensei, j'avois cru plus convenable de lui défendre de revenir à mon couvent; mais cependant sa résignation à cet ordre m'a étonnée. Son émotion, en me retrouvant ce matin, m'a profondément touchée, et du moins j'ai vu que je n'avois rien perdu dans son coeur. Nous ne nous sommes point parlé seuls; je le craignois, mais lui aussi ne l'a pas cherché; nous nous sommes uniquement occupés l'un et l'autre du départ de M. de Lebensei: il étoit simple que moi je ne parlasse que de ce départ; mais, Léonce, pourquoi ne me forçoit-il pas à m'entretenir d'un autre sujet?
Louise, cet espoir d'être à Léonce, en rompant mes voeux, ne m'avoit d'abord inspiré que de la terreur; il s'est emparé de mon âme maintenant avec toutes ses séductions: ne croyez pas cependant que si je démêle dans Léonce une peine, un regret, je ne sache pas briser ce dernier lien, avec la vie que l'amitié de M. de Lebensei a su tout à coup renouer pour moi.—Non, Léonce, si mon coeur n'est pas content du tien, je ne t'en accuserai point, je te pardonnerai, mais je saurai te rendre au monde, à ses gloires; et, quand ma perte ne sera plus pour toi qu'un regret qui te permettra de vivre, il me sera libre de mourir.—Il y a bien longtemps, ma chère Louise, que je n'ai reçu de vos lettres; êtes-vous malade, ou plutôt ne voulez-vous pas me parler sur ma situation? Vous avez raison, je craindrois de connoître votre opinion, si elle ne s'accorde pas avec mes désirs. Je suis dans un de ces momens de la vie où l'on ne veut se soumettre qu'aux événemens; je ne demande aucun conseil, je suis entraînée par un sentiment tellement irrésistible, que rien de ce qui n'est pas lui ne peut avoir d'empire sur moi; je ne crois point, non, je ne crois point que je prenne l'heureuse et terrible résolution qui me rendroit libre; mais ce n'est aucun des motifs qu'on pourroit me présenter qui me fait hésiter. Je suis fière de ma passion pour Léonce, elle est ma gloire et ma destinée, tout ce qui est d'accord avec elle m'honore à mes propres yeux: depuis que je ne crains plus de troubler par mon amour le bonheur de personne, je m'y abandonne comme les âmes pieuses à leur culte. Je ne suis rien que par Léonce; s'il m'aime, s'il me choisit pour compagne, devant qui pourrois-je rougir? Qui ne seroit pas au-dessous de moi! Mais lui que pense-t-il? qu'éprouve-t-il? ma soeur, le devinez-vous? pourriez-vous me l'apprendre? Ah! ne me parlez que de lui.
LETTRE XIV.
Delphine à mademoiselle d'Albémar.
Bade, ce 20 août.
Non, il ne s'abandonne pas sans regrets à notre avenir, non! Hier au soir, nous nous sommes trouvés seuls pour la première fois depuis près d'une année, après tant d'événemens terribles pour tous les deux; en entrant, il a cherché des yeux M. de Lebensei, qu'il ne savoit pas encore parti; autrefois, en me voyant, il ne cherchoit plus personne! il s'est approché de moi et m'a dit:—Ma chère Delphine, j'ai perdu ma respectable mère, mon fils, ma famille entière.—Il s'est arrêté, puis il a repris:—Mais je vais m'unir à toi, je serai encore trop heureux.—J'ai serré sa main sans rien dire; il faut, hélas! il faut que je l'observe. Heureux le temps où je lisois dans mon propre coeur tout ce que le sien éprouvoit!
Un silence a suivi les derniers mots de Léonce, puis il a passé ses bras autour de moi, et m'a dit:—Delphine, te voilà, c'est bien toi, tu as quitté cet habit qui ressembloit aux ombres de la mort; ah! combien je t'en remercie!—Oui, lui dis-je, je l'ai quitté pour un temps.—Pour toujours! reprit-il; c'étoit pour moi que tu avois prononcé ces voeux, je dois les rompre, je dois te rendre l'existence que tu as sacrifiée pour moi, je dois….—II s'arrêta lui-même, comme s'il avoit senti que ce mot de devoir, si souvent répété, pouvoit blesser mon coeur.-Ah! reprit-il, j'ai tant souffert depuis quelque temps, que je suis encore triste, comme si le malheur n'étoit pas passé.—Nous parlerons ensemble, répondis-je, de tout ce qui nous intéresse, de notre avenir….—De quoi parlerons-nous? interrompit-il précipitamment; tout n'est-il pas décidé? il n'y a rien à dire.—Plus rien à dire! repris-je. Ah, Léonce! est-ce ainsi….—II ne me laissa pas finir le reproche inconsidéré que j'allois prononcer. Il se jeta à mes pieds, et m'exprima tant d'amour, que je perdis par degrés, en l'écoutant, toutes mes inquiétudes; quand il me vit rassurée, il se tut, et retomba de nouveau dans ses rêveries. Il vouloit que je fusse heureuse; mais quand il croyoit que je l'étois, il n'avoit plus besoin de me parler.
Je veux qu'il s'explique, je le veux. Qui, moi, j'accepterois sa main, s'il croyoit faire un sacrifice en la donnant! Son caractère nous a déjà séparés: s'il doit nous désunir encore, que ce soit sans retour! Si ce dernier espoir est trompé, tout est fini, jusqu'au charme même des regrets: dans quel asile assez sombre pourrois-je cacher tous les sentimens que j'éprouverois? Suffiroit-il de la mort pour en effacer jusqu'à la moindre trace? Ah, ma soeur! est-ce mon imagination qui s'égare? est-il vrai?… Non, je ne le crois point encore; non, ne le croyez jamais.
LETTRE XV.
Delphine à mademoiselle d'Albémar.
Bade, ce 24 août.
Aujourd'hui, Léonce et moi, nous sommes sortis ensemble pour aller sur les montagnes et dans les bois qui environnent Bade; il étoit huit heures du matin, jamais le temps n'avoit été si beau.—Ah! me dit Léonce quand nous fûmes à quelque distance de la ville, qu'il est doux de contempler la nature! elle fait oublier les hommes! Enfonçons-nous dans ce bois, que je ne voie plus les habitations, qu'il n'y ait que toi et moi dans l'univers; ah! que nous y serions bien alors!—Et quel mal nous font, lui répondis-je, d'autres êtres qui vivent et meurent comme nous, s'aiment peut-être, souffrent du moins presque autant que s'ils s'aimoient, et méritent notre pitié, alors même que nous avons le plus de droit à la leur?—Quel mal ils nous font? reprit Léonce avec véhémence, ils nous jugent! mais n'importe, oublions-les!—Et il marcha plus vite vers la forêt où il me conduisoit: je pâlis, les forces me manquèrent; depuis quelque temps, je souffre assez, et peut-être la nature me délivrera-t-elle des perplexités de mon sort. Léonce vit l'altération de mes traits; il en éprouva la peine la plus vive et la plus touchante; il me conjura de m'asseoir, et, me prodiguant les expressions et les promesses les plus tendres, il ne s'aperçut pas qu'en me rassurant sur ses pensées les plus secrètes, il me les révéloit, et m'apprenoit ce qu'il ne m'avoit pas dit encore.
Je ne laissai rien échapper, en lui répondant, qui pût lui faire remarquer ce que j'avois observé; mais je revins, résolue de l'interroger demain solennellement, et de le dégager de toutes les promesses qu'il m'avoit faites; mais dans quel état sera-t-il, quand je lui découvrirai son propre coeur? que deviendrai-je moi-même? Je cherche en vain une ressource, toutes me sont ravies; une idée me vient, je la saisis d'abord, et la réflexion me prouve qu'elle est impossible. Quand tout espoir est perdu, quand il ne reste plus une situation où l'on puisse être, je ne dis pas heureux, mais soulagé, la vie ne devroit-elle pas cesser d'elle-même? Mais, hélas! la nature, prodigue de douleurs, semble s'arrêter mystérieusement avant la dernière, avant celle qui, surpassant nos forces, nous délivreroit de l'existence.
Je croyois avoir beaucoup souffert, et cependant je ne connoissois pas le supplice d'être contrainte avec celui qu'on aime; de sentir, lorsqu'on est seule avec lui, le malaise qu'on éprouveroit, s'il y avoit dans la chambre un tiers qui vous empêchât de lui parler. Quand Léonce étoit absent, je l'appelois de mes regrets; maintenant il est près de moi, et je n'ai pas retrouvé le bonheur; il m'aime, je le sens, autant qu'il m'a jamais aimée, et néanmoins nous ne nous entendons pas, nos âmes s'évitent; jamais les devoirs qui nous séparoient, les torts même qu'il m'a supposés, n'ont mis entre nous une semblable barrière! une explication la renverseroit; mais nous frémissons l'un et l'autre de cette explication, parce que nous sentons bien qu'il y va de la vie. Je l'exigerai de Léonce cependant, une fois; mais chaque mot qu'il me dira, oui, chaque mot sera irréparable! C'est le fond de son coeur que je veux connoître, ce sont les sentimens intimes qui renaîtroient bientôt dans toute leur force, quand un mouvement d'amour les lui auroit fait oublier.
Enfin, demain… non… c'est trop tôt; je veux me donner quelques jours pour reprendre des forces; quoi, demain, je saurois tout! Non, retardons encore, conservons ces impressions vagues et indécises qui me suspendent sur l'abîme, mais ne m'y précipitent pas sans retour. Louise, ne me refusez pas votre pitié, jamais le malheur ne m'y a donné plus de droits.
LETTRE XVI.
Delphine à mademoiselle d'Albémar.
Ce 30 août.
Mon sort n'est pas encore décidé, mais l'instant irrévocable approche. Hier, Léonce m'entretint des événemens politiques de la France, de l'indignation qu'il en éprouvoit, et du désir qu'il avoit eu de rejoindre les émigrés, pour faire la guerre avec la noblesse françoise; il lui échappa même quelques mots qui pouvoient indiquer qu'il avoit encore ce désir. Je restai confondue; c'étoit la première fois qu'il me parloit de lui, indépendamment de moi; c'étoit la première fois qu'il m'exprimoit un sentiment, ou me faisoit connoître un dessein, sans le rattacher, ou du moins sans chercher à le rattacher à l'amour; un froid mortel me saisit au coeur; il me sembla que la nuit couvroit toute la terre, et je n'eus pas la force de prononcer un mot.
Léonce voulut continuer, et fit un grand effort pour articuler ces mots en se levant:—Pourquoi ne suivrois-je pas ce que l'honneur me commande?—Je crus alors que tout étoit dit, et sans doute mon visage exprima le désespoir, car Léonce m'ayant regardée, s'écria:—Barbare que je suis!—et tomba sans connoissance à mes pieds. Dieu! que n'éprouvai-je pas en le voyant ainsi! les mouvemens les plus passionnés de l'amour rentrèrent dans mon âme, je rappelai Léonce à la vie, et quand il put m'entendre, je voulus renoncer à tout, et lui pardonner jusqu'aux sentimens qui nous séparoient; mais chaque fois que je commençois à m'expliquer, il m'interrompoit en me disant:—Au nom du ciel, arrête, je souffre trop; veux-tu me faire mourir?—Et l'altération de ses traits me faisoit craindre qu'il ne retombât dans l'état dont il venoit de sortir.
—C'est au coeur, me dit-il, que j'éprouve une souffrance aiguë.—Et il y portoit la main, comme pour soulager une douleur insupportable; j'étois dans un trouble, dans une émotion qui surpassoit tout ce que j'ai jamais éprouvé; je craignois le mal que je pouvois lui faire en lui parlant, et cependant je souhaitois vivement lui rendre la liberté, et le délivrer d'un combat qui offensoit mon coeur, quoique la peine qu'il en ressentoit dût me toucher. Toute explication me fut impossible; il évita, il repoussa tout, et me quitta, pouvant à peine se soutenir, mais ne voulant ni rester plus long-temps, ni rompre le silence.
Ah! puis-je me dissimuler encore quels sont les sentimens qui l'agitent! Ma soeur, pourquoi faut-il que j'aie eu de l'espérance! ne savois-je donc pas que je n'échapperois jamais au malheur!
LETTRE XVII.
Delphine à mademoiselle d'Albémar.
Ce 8 septembre 1792.
Le hasard a tout fait, je sais tout, mon parti est pris; mais, je l'espère, il me coûtera la vie! Depuis la dernière scène qui s'étoit passée entre Léonce et moi, nous continuions, par une terreur secrète, par un accord singulier, à ne nous point parler de nos projets à venir, et l'on auroit dit, à nos entretiens, que nous n'avions aucun parti à prendre, aucun plan à former, mais seulement une situation douce et mélancolique.
Nous avions ainsi passé la matinée, tous les deux rêveurs, tous les deux craignant de mettre un terme à ces jours où nous tenant par la main, nous nous promenions encore appuyés l'un sur l'autre. J'avois remarqué que Léonce prenoit constamment un détour, pour éviter de traverser la ville en me ramenant à ma maison; je m'attendois ce matin qu'il feroit ce même détour, lorsque nous vîmes quelques personnes qui se hâtoient d'aller à la poste, parce qu'on y racontoit, disoient-elles, de très-mauvaises nouvelles de France; un mouvement irréfléchi nous engagea à les suivre, Léonce et moi; mais lorsque nous fûmes au milieu du groupe qui environnoit la maison de la poste, j'entendis des voix autour de moi qui murmuroient: Voyez-vous cette religieuse, qui fuit de son couvent pour épouser ce jeune homme! Des femmes d'une figure aigre et désagréable, disoient: c'est avec ces beaux principes qu'on assassine en France! comment souffre-t-on un tel scandale ici! Léonce fit un geste menaçant; je l'arrêtai.—Que voulez-vous? lui dis-je; redoutez un éclat qui seroit plus funeste encore; éloignons-nous.—Il m'obéit; mais je vis des gouttes de sueur tomber en abondance de son front pendant le chemin qui nous restoit à faire, et tour à tour la pâleur et la rougeur couvroient son visage.
Quand nous fûmes montés dans ma chambre, il se jeta sur un canapé, et se parlant à lui-même, en oubliant que j'étois là, il s'écria:—Non, la vie ne peut se supporter sans l'honneur! et l'honneur, ce sont les jugemens des hommes qui le dispensent, il faut les fuir dans le tombeau.—Ces paroles, la violence de l'émotion qu'il éprouvoit en les prononçant, ce que je venois d'entendre au milieu de la foule, tout enfin m'éclaira sur ma faute! je vis la vérité, comme si je l'apercevois pour la première fois; et je ne conçois pas encore comment j'ai pu croire que M. de Mondoville sauroit braver la situation où nous nous serions trouvés, si nous avions suivi les conseils de M. de Lebensei.
—Léonce, lui dis-je, demain je retourne à mon couvent; je renonce pour jamais à la folle espérance qui avoit rempli mon âme; demain je vous quitte; adieu.—Adieu? répéta-t-il. Juste ciel, qu'ai-je donc dit?—Il se leva comme égaré, et retomba l'instant d'après dans l'accablement de la douleur; je me plaçai près de lui, et avec plus de courage que je ne me flattois d'en avoir, je lui dis:—Léonce, ne vous faites point de reproches, nous nous sommes abusés l'un et l'autre; non-seulement un caractère aussi délicat que le vôtre ne devoit pas maintenant supporter l'idée de notre union, mais elle eût fait souffrir tout homme que ses habitudes et ses réflexions n'ont pas affranchi du monde; elle attirera sur vous le blâme universel, il faut y renoncer.—Misérable que je suis! dit-il; oui, je l'avouerai, aujourd'hui j'ai souffert; la honte m'auroit-elle atteint? La honte avec toi! quoi! prêt à te posséder, je te perdrois! mon indomptable caractère nous sépareroit encore une fois! Si tu n'avois pas consenti à me suivre, si tu l'avois regardé comme impossible, je serois mort avec une idée douce, je serois mort sans me détester moi-même; mais à présent tu te donnes à moi, je puis être ton époux, et cette infernale puissance, qu'on appelle l'opinion des hommes, s'élève entre nous deux pour nous désunir! Exécrable fantôme! s'écria-t-il dans un véritable accès de délire; que veux-tu de moi, en me représentant sans cesse sous les plus noires couleurs le mépris! le mépris? qui a pu prononcer ce nom? qui oseroit en témoigner pour moi, pour elle? ne puis-je pas poignarder tous ceux qui auroient l'audace de nous blâmer? Mais il en renaîtra de leur sang, pour nous insulter encore; où trouver l'opinion, comment l'enchaîner, où la saisir? O Dieu! je veux déchirer ce coeur, qui ne sait ni tout immoler à l'amour, ni sacrifier l'amour à l'honneur; j'ai soif de la mort! Dieu qui m'as créé pour tant de maux, détruis ton ouvrage, je t'invoque, je t'offense, anéantis-moi!—Arrête, lui dis-je, arrête; il fera mieux pour nous, ce Dieu que tu méconnois; je me sens mourir.—En effet, j'en éprouvois alors l'espérance.—Tu meurs, reprit Léonce, et tu aurois vécu pour moi, tu aurois été ma femme! viens à l'autel, viens à l'instant même; quand je te posséderai, je serai dans l'ivresse, je ne sentirai rien que mon bonheur; suis-moi, décidons dans ce moment de notre vie; il est des résolutions qu'il faut prendre avec transport, ne laissons pas aux réflexions amères le temps de renaître! livrons-nous à l'amour qui nous inspire, ne laissons pas le froid de la pensée nous gagner; je t'en conjure, n'hésite plus, ne tarde plus….—Insensé que vous êtes! interrompis-je; quel bonheur maintenant pourrois-je goûter avec vous? Si j'avois découvert un seul regret dans votre coeur, il eût suffi pour empoisonner ma vie; et j'oublierois les atroces combats que je viens de voir, je les oublierois! Je fais devant toi, lui dis-je avec force, un serment plus sacré que tous ceux que je voulois rompre, car il est libre, car il est fait dans toute la force de ma raison: Que le ciel me fasse périr à tes yeux, si jamais je suis ton épouse!—Eh bien! s'écria Léonce, que je perde et ton amour et jusqu'à ta pitié, si je survis à cette imprécation!—Et il voulut sortir à l'instant.
Épouvanté de son dessein, je me jetai à genoux pour le conjurer de rester; il fut ému à cet aspect, la pâleur mortelle de mon visage le toucha; il me prit dans ses bras, et me dit d'une voix plus douce:—Pourquoi t'affligerois-tu de ma perte? ne vois-tu pas que nous avons flétri notre sentiment, que je t'ai offensée, que tu dois me haïr, que je déteste ma foiblesse, et que je ne puis en guérir? tout est contraste, tout est douleur dans mon existence, laisse-moi mourir! la fièvre intérieure qui m'agite cessera par degrés, quand mes forces m'abandonneront; mais j'ai trop de vie encore, et les hommes, les hommes savent si bien irriter la puissance de la douleur! comment se venger de ce qu'ils font souffrir? comment satisfaire le mouvement de rage qu'ils excitent?—Dans ce moment, un régiment passa sous mes fenêtres, et une musique militaire très-belle se fit entendre. Léonce, en l'écoutant, releva la tête, avec une expression de noblesse et d'enthousiasme si imposante et si sublime, qu'oubliant toutes mes douleurs, encore une fois je m'enivrai d'amour en le regardant; il devina mes sentimens, et laissant tomber sa tête sur mes mains, je les sentis inondées de ses pleurs. La musique cessa; Léonce, paroissant alors avoir retrouvé du calme, me dit:—Mon âme est plus tranquille, il m'est venu d'en haut, de l'intelligence céleste qui veille sur toi, un secours véritablement salutaire; adieu, mon amie, j'ai besoin de repos; à demain.—A demain, répétai-je.—Oui, répondit-il, adieu!—Et il me quitta sans rien ajouter.
Il n'a point voulu me dire quels sentimens l'avoient occupé pendant qu'il écoutoit cette musique. Auroit-elle réveillé dans son âme le dessein d'aller à la guerre? Ah Dieu! dans quelle situation mes malheurs et mes fautes m'ont précipitée! Demain je veux annoncer à Léonce que je retourne dans mon couvent, que je m'y renferme pour toujours; il saura demain que je lui pardonne, que je le conjure de m'oublier oui, demain… Ah! qu'arrivera-t-il?….
LETTRE XVIII.
Léonce à Delphine.
Ce 8 septembre 1792.
En remontant chez moi, j'ai appris les massacres qui ont ensanglanté Paris; tout est douleur, tout est crime! qui a pu se flatter d'être heureux dans ce temps effroyable? Ne vois-tu pas dans l'air quelque chose de sombre, quelques signes, avant-coureurs des événemens funestes? Non, je ne te reverrai plus; écoute-moi… que vais-je te dire? Je pars, eh bien! tu le sais… n'entends-tu pas le reste?….
Notre situation étoit horrible, je rougissois de mes foiblesses sans pouvoir en triompher, tout étoit bouleversé dans nos rapports ensemble. Je te repoussois, toi que j'adore, je repoussois le bonheur sans lequel je ne puis vivre; la douleur alloit faire de moi le plus méprisable insensé, lorsque hier, en écoutant cette musique qui rappeloit les combats, je me suis senti ranimé. J'ai su depuis d'affreuses nouvelles, elles ont achevé de me décider. Dans les combats, les hasards m'appartiennent; et je saurai, quand je voudrai, les diriger sur ma tête. Non, ce n'est qu'au milieu de la guerre que je pouvois soutenir la douleur de te quitter; c'est là que la mort toujours facile, toujours présente, vous aide à supporter quelques derniers jours de vie, consacrés à la gloire; c'est là que j'éprouverai des mouvemens qui soulagent le désespoir même, le sang qu'on doit verser, le péril qui vous menace, l'horreur qui vous environne, et tous ces cris de haine qui suspendent pour un temps les douleurs de l'amour; je serai bien, tant que le glaive sera levé sur moi; je serai mieux encore, quand il aura pénétré jusqu'à mon coeur.
O mon amie! ne crois pas que ma passion pour toi se soit affoiblie dans cette lutte de mon caractère contre mon amour; je n'ai pu les accorder que par le sacrifice de ma vie, ce n'est pas te moins aimer; mais devois-je m'unir à toi sans t'honorer, sans pouvoir repousser loin de toi les traits cruels de la censure publique? Falloit-il éprouver, au milieu du bonheur suprême, un sentiment d'amertume? rougir de soi-même, parce qu'on n'a pas la force de dompter ce sentiment? rougir devant les autres alors qu'ils le devinent? aimer avec idolâtrie, et n'être pas heureux avec ce qu'on aime? t'estimer, t'adorer à l'égal des anges, et te voir flétrie dans l'opinion? garder dans le fond de son âme une peine qu'il aurait fallu te cacher? Ah! cette existence étoit odieuse! De tous les supplices les plus affreux, le plus extraordinaire n'est-il pas de trouver dans son propre coeur un sentiment qui nous sépare de l'objet de notre tendresse? d'avoir en soi l'obstacle, quand tous les autres ont disparu? Malheureux! je souffrois encore pendant que je serrois dans mes bras celle que j'adore, pendant que le feu de l'amour couloit dans mes veines; cependant, après avoir pu devenir ton époux, comment souffrir le jour, en s'accusant de la perte d'un tel sort! comment recommencer cette douleur déjà éprouvée, mais la recommencer en se disant à toutes les heures: si je le veux, elle est à moi, et je m'éloigne d'elle, et je la laisse languir dans une solitude déplorable où son amour pour moi l'a précipitée!—Non, non, ma Delphine, quand ces contrastes, ces inconséquences, ces douleurs opposées se sont emparées d'un malheureux, il faut qu'il meure, car il ne peut ni se décider, ni rester incertain, ni vivre après avoir choisi.
Et toi, mon amie, et toi, quelle douleur je te fais éprouver! quel prix de ta tendresse! Mais déjà le trouble que je n'ai pu cacher n'a-t-il point altéré ton affection pour moi? Ne m'as-tu pas dit que jamais tu n'oublierois le moment fatal, l'instant d'incertitude qui avoit désenchanté notre avenir? Ah! je me suis montré si peu digne de ton amour, que peut-être ce souvenir te consolera de ma perte.
O ma Delphine! crois-mois cependant, je t'ai passionnément aimée; non, jamais, jamais tu n'oublieras cet ami plein de défauts, d'orgueil, de véhémence, mais cet ami qui, du jour où il t'a vue, sentit que seule dans cet univers tu remplissois son âme, et que sa destinée se composeroit de toi seule.
Oh! c'en est donc fait, et ma volonté nous sépare. Puis-je avoir un ennemi plus cruel que moi-même! te ferai-je jamais comprendre comment il se peut que je te quitte et que je t'adore, que je cherche la mort, quand un bonheur tant souhaité m'étoit offert, et que ma passion pour toi soit au comble de sa violence, dans le moment même où cette passion ne peut dompter mon caractère! O toi, si douce et si tendre! toi qui toujours as su lire dans mon coeur, vois au fond de ce coeur les tourmens qui le déchirent, vois ce que je ne puis dire, et ce que je ne puis supporter; et tout coupable qu'il est, prends encore pitié de ton malheureux ami.
Je ne te demande point de regrets trop amers; vis, ange de paix, pour répandre encore sur les malheureux la douce influence de ta bonté; vis, pour que ma dernière pensée retourne à toi, et que mon nom, inconnu sur la terre, tombant un jour sous tes yeux, parmi les listes des morts, obtienne encore quelques larmes, quelques souvenirs qui te rappellent les jours heureux où tu m'aimois, où je me croyois digne de toi! Ah! je pouvois les recommencer encore… Non, je ne le pouvois plus. Un regret étoit un outrage qui auroit profané ton culte et le bonheur… Allons… Adieu; encore une prière, si tu me pardonnes. Oh! la meilleure des femmes! quand je ne serai plus, informe-toi de ma tombe, viens te reposer sur la place où mon coeur sera enseveli; je te sentirai près de moi, et je tressaillerai dans les bras de la mort.
LETTRE XIX.
Delphine à Léonce.
[Cette lettre, écrite le 9 septembre, après le départ de Léonce, ne lui parvint pas.]
Tu me quittes, tu pars… je te suivrai… mais, barbare, tu m'as caché ta route… je ne sais où te chercher sur la terre, jamais tant de cruauté!… l'infortuné, non il n'est pas cruel, il va mourir… Je veux te retrouver… je veux te dire…; mais seule, où courir? quel isolement affreux! ah! mon Dieu! mon Dieu, un secours, un appui… On me demande; qui veut me voir? Ce n'est pas lui, qui donc? O divine Providence, m'avez-vous exaucée? C'est un ami, c'est M. de Serbellane.
LETTRE XX.
Delphine à mademoiselle d'Albémar.
De tous les hommes, le meilleur, le plus compatissant, c'est M. de Serbellane. Si je meurs, qu'après moi tous mes amis lui témoignent une profonde reconnoissance. Il a rencontré Léonce, et sait dans quels lieux il va chercher la mort; ce généreux ami n'a pu ramener Léonce, mais il me conduit vers lui; il espère, il croit que si je le revois, j'apaiserai son désespoir. M. de Serbellane, cet homme dont tout le monde vante la raison parfaite, a pitié de mon coeur égaré, il ne condamne point les conseils du désespoir, il sait secourir la douleur comme elle veut être secourue. Ah! je le bénis, c'est lui qui sera mon ange tutélaire, c'est lui qui me rendra le bonheur… le bonheur! Hélas! de quel mot ai-je osé me servir! pourquoi l'effacerois-je? Louise, je le jure, vous n'entendrez plus parler que de mon bonheur: sur la terre ou dans le ciel; vous me saurez heureuse.
CONCLUSION.
Les lettres nous ont manqué pour continuer cette histoire, mais M. de Serbellane et quelques autres amis de madame d'Albémar nous ont transmis les détails que l'on va lire. M. de Serbellane, effrayé de l'état où il avoit vu M. de Mondoville, ne résista point au désir et à la douleur de madame d'Albémar, et la conduisit sur les traces de Léonce, à travers l'Allemagne. Suivant toujours M. de Mondoville, sans pouvoir l'atteindre, ils arrivèrent jusqu'à Verdun, où l'armée qui entroit en France se trouvoit réunie. Ce voyage fut cruel, mais la fermeté de M. de Serbellane et sa bonté délicate, tour à tour contenoient et soulageoient les mortelles inquiétudes de madame d'Albémar.
Quand elle entra dans la ville de Verdun, elle frémit, et son impatience parut s'arrêter au moment de tout savoir; elle pria M. de Serbellane d'aller s'informer de M. de Mondoville, et descendit dans une auberge, en attendant son retour. Pendant qu'elle y étoit, un jeune François blessé fut rapporté dans une chambre voisine de la sienne: elle demanda son nom; on lui dit que c'étoit Charles de Ternan; elle ne l'avoit jamais rencontré, mais elle savoit qu'il étoit parent de M. de Mondoville, et pensant qu'il pouvoit l'avoir vu, elle entra dans sa chambre, par un mouvement tout-à-fait irréfléchi; cependant l'embarras la retint sur le seuil de la porte, et elle entendit M. de Ternan qui disoit:—Non, ce n'est pas de moi qu'il faut s'occuper, mais de mon brave compagnon, de mon généreux ami: ne peut-on envoyer personne au camp françois pour le réclamer? Il ne servoit point dans l'armée des étrangers, il venoit seulement d'arriver à Verdun; en nous promenant ensemble, je me suis trop écarté des limites du camp, que mon ami ne connoissoit point; nous avons été attaqués par une patrouille républicaine, j'ai été blessé au premier coup de fusil, et mon ami, sachant que si j'avois été fait prisonnier, j'étois perdu, n'a pris les armes que pour me sauver; je suis arrivé trop tard à son secours, il était déjà pris, emmené à Chaumont, pour être jugé, pour être fusillé. Juste ciel, si vous saviez quel mépris de la vie, quel héroïsme d'amitié il a montré!—Delphine, entendant ces paroles, ne douta presque plus de son malheur: couverte d'un voile qui empêchoit de remarquer son éclatante figure, elle s'avança dans la chambre, et, tendant les bras vers M. de Ternan, elle s'écria:—Cet homme généreux, intrépide, infortuné, c'est Léonce de Mondoville?—Oui, répondit M. de Ternan, en retournant la tête; qui l'a deviné?—Moi, répondit Delphine en perdant connoissance: on courut à son secours, on détacha son voile, et ses cheveux tombèrent sur son visage, comme pour le couvrir encore. M. de Serbellane, en arrivant, la vit entourée d'hommes, qui croyoient presque qu'il y avoit quelque chose de surnaturel dans cette apparition d'une femme inconnue, si belle et si touchante.
Il avoit appris de son côté ce que Delphine venoit de découvrir. Quand elle revint à elle, saisissant les mains de M. de Serbellane, avec une force convulsive, elle lui dit:—Vous viendrez avec moi: nous irons à son aide; votre pays n'est point en guerre avec les François; ils vous écouteront, je les implorerai: n'y a-t-il pas des accens de douleur auxquels nul homme n'a résisté? Partons.—
M. de Serbellane n'hésita pas: il avoit déjà formé le dessein d'aller à Chaumont, et portoit avec lui les passe-ports nécessaires pour s'y rendre: il comprit qu'il étoit impossible de détourner Delphine de le suivre, et ne voulut pas même le lui proposer. Son caractère étoit aussi calme que celui de Delphine étoit passionné; mais quand les grandes affections de l'âme sont compromises, tous les êtres généreux s'entendent et suivent la même conduite.
Ils partirent ensemble, et furent à Chaumont en moins de dix heures. Peu de momens avant d'arriver, Delphine, se ressouvenant que M. de Serbellane lui avoit dit autrefois qu'il existoit en Italie un poison doux mais rapide, qui terminoit la vie en très-peu de temps, rappela à M. de Serbellane ce poison dont ils s'étoient une fois entretenus ensemble.—Il est dans cette bague, répondit M. de Serbellane en la montrant, je la porte toujours depuis que j'ai perdu Thérèse; je me sentois plus calme et plus libre, en pensant que si la vie me devenoit insupportable, j'avois avec moi ce qui pouvoit facilement m'en délivrer.—Delphine alors, quelle que fût son intention secrète, et l'idée vague et terrible qui l'occupoit, donna pour motif à M. de Serbellane, en lui demandant cette bague, le désir qu'auroit Léonce, fier et irritable comme il l'étoit, d'échapper au supplice, dans un temps où le peuple pouvoit se permettre des insultes contre l'homme qui lui seroit désigné comme son ennemi.—Je crois à la vérité de ce que vous me dites, répondit M. de Serbellane: si vous vouliez mourir, vous ne me le cacheriez pas; nous parlerions ensemble de ce dessein, avec le courage qui convient à une âme telle que la vôtre, et je vous en détournerois, je l'espère: je vous dirois ce que j'ai éprouvé, c'est qu'on peut encore faire servir au bonheur des autres une vie qui ne nous promet à nous-mêmes que des chagrins, et cette espérance vous la feroit supporter.—Madame d'Albémar répéta avec une sombre tristesse que son dessein, en lui demandant ce funeste présent, étoit de le donner à Léonce, s'il étoit condamné.—Alors M. de Serbellane tira sa bague de son doigt, et la remit à Delphine.—Voilà donc, s'écria-t-elle, voilà donc, ô Léonce! ce qui doit nous réunir! voilà l'anneau nuptial que j'étois destinée à te présenter! O mon Dieu! ajouta-t-elle, donnez-moi de la force jusqu'au dernier moment!
Dès qu'ils furent arrivés à Chaumont, M. de Serbellane alla demander la permission de voir M. de Mondoville. Madame d'Albémar, en l'attendant, s'assit sur un banc, en face de la prison où elle avoit appris que M. de Mondoville étoit renfermé. La beauté de Delphine, et la douleur qui se peignoit dans toute sa personne, avoient attiré l'attention de plusieurs femmes, enfans et vieillards, qui l'environnoient sans qu'elle s'en aperçût; mais au moment où elle se leva, pour aller au-devant de M. de Serbellane qui lui apportoit la permission d'entrer dans la prison, les pauvres gens qui l'avoient vue pleurer, lui dirent: Vous avez du chagrin, ma bonne dame, nous prierons Dieu pour vous.—Je vous en remercie, répondit-elle: priez pour un ami que j'ai dans ce monde, et que l'on veut faire périr. Il y a parmi vous peut-être des créatures bien plus innocentes que moi, Dieu les écoutera plus favorablement. Priez donc pour qu'il me fasse grâce; et si vous avez sur la terre un être que vous aimiez, que cet être vous récompense du bien que vous m'aurez fait!—En parlant ainsi, elle attendrit ceux qui l'écoutoient, mais ils ne pouvoient la servir.
M. de Serbellane annonça à Delphine qu'elle pouvoit voir Léonce à l'instant, et qu'il lui resteroit encore le temps d'entretenir celui qui devoit présider le tribunal, avant qu'il s'assemblât pour prononcer sur la vie de Léonce. M. de Serbellane, pendant que Delphine seroit dans la prison, devoit continuer à voir tous ceux qui, dans la ville, pouvoient avoir quelque influence sur le tribunal, et venir reprendre Delphine, quand elle auroit vu M. de Mondoville, et qu'elle auroit su de lui toutes les circonstances qui pouvoient servir à le justifier.
La permission étant présentée au geôlier, il ouvrit la porte de la prison, et Delphine, en entrant dans ce lieu de douleur, vit son amant qui écrivoit avec beaucoup de calme. Le bruit de la porte lui fit lever la tête, et, se jetant à genoux devant elle, il s'écria:—Juste ciel, quel miracle s'accomplit pour moi! est-ce mon imagination qui me la représente? Je l'invoquois, et la voilà! tous ses traits, tous ses charmes sont-ils devant mes yeux! Delphine, Delphine, est-ce toi?—Et, la serrant dans ses bras, il perdit entièrement le souvenir de sa situation; mais le coeur de Delphine n'étoit pas soulagé, et les transports de son amant ne lui donnèrent pas même un instant d'illusion.
—Delphine, lui dit encore Léonce en découvrant sa poitrine, vois-tu ce médaillon qui contient tes cheveux? je n'ai défendu que lui; ils n'ont pu me l'arracher. Si tu n'étois venue près de moi, c'est à lui seul que j'aurois confié mes adieux. Ah! Delphine, pourquoi t'ai-je quittée?—C'est moi qui suis coupable de ton sort, répondit-elle, je le sais; si je n'avois pas consenti à sortir de mon couvent, si…; mais que fait cette douleur de plus dans l'abîme des douleurs! Dites-moi seulement ce que je puis dire à vos juges; j'ignore si j'espère encore, mais je veux leur parler.—Vous n'obtiendrez rien, mon amie, reprit Léonce; cependant je pourrois consentir à vivre maintenant: il s'est fait un grand changement dans ma manière de voir. Au milieu des malheurs que je viens d'éprouver, et de la destinée qui me menace, je me suis senti comme humilié d'avoir attaché tant de prix aux jugemens des hommes. La présence de la mort m'a éclairé sur ce qu'il y a de réel dans la vie; je ne le cache point, j'ai regretté d'avoir sacrifié les jours que tu protégeois. J'ai connu le prix de l'existence simple et douce que j'aurois goûtée près de toi. S'il en étoit temps encore, aucun nuage ne troubleroit plus notre bonheur: vois donc, ô ma Delphine! si tu peux me sauver, je l'accepte.—O mon Dieu! s'écria Delphine,—et les sanglots étouffèrent sa voix.
—Je ne sais, réprit Léonce, ce qu'on peut dire pour ma défense; cependant il me semble que, dans l'opinion même de ceux qui vont me juger, je ne suis pas coupable. J'étois arrivé à Verdun le matin du jour où l'on m'a fait prisonnier; je cherchois la mort, il est vrai, mais je ne savois point encore quel moyen je prendrois pour atteindre ce but facile. J'ai suivi sans dessein le jeune Ternan, mon ami d'enfance. Je n'étois pas reçu dans l'armée, mon nom même n'y étoit point encore connu. Charles Ternan s'est imprudemment éloigné des limites du camp, une patrouille nous a attaqués, le premier coup de fusil a blessé Charles Ternan; il ne pouvoit plus se défendre, et, pris en uniforme les armes à la main, son sort n'étoit pas douteux. Je lui ai crié de tâcher de s'éloigner, pendant que j'arrêterois la patrouille par ma résistance, et, afin de le déterminer à me quitter, j'ai ajouté qu'il devoit retourner au camp pour demander du secours; mais avant que le secours arrivât, le nombre m'a accablé: je ne sais par quel hasard je n'ai pas été tué, mais je crois que je le dois au désir que j'avois de prolonger le combat, pour donner à Ternan plus de temps pour s'éloigner: voilà ce qui s'est passé, ma Delphine; ton esprit secourable peut-il trouver dans ce récit les moyens de me justifier avec honneur?—Généreuse conduite! répondit Delphine; mais y croiront-ils? mais en seront-ils émus? Ah! mon ami, sans le secours de la Providence, sans la plus signalée de ses faveurs, quel espoir nous reste-t-il! Cède, ajouta-t-elle, cède à ce que tu pourrois appeler une superstition du coeur; quand même ce que je vais te demander ne te paroîtroit qu'une foiblesse, cède encore; viens prier avec moi le protecteur des malheureux, de m'accorder l'éloquence qui entraîne la volonté des hommes; viens, prions ensemble. Léonce eut un moment d'embarras; mais bientôt, s'abandonnant au mouvement inspiré par Delphine, il se mit à genoux devant les rayons du soleil, qui perçoient à travers les barreaux de sa prison, et dit:—Être tout-puissant, être inconnu! je t'implore pour la première fois de ma vie, je ne mérite pas que tu m'exauces; mais l'un de tes anges attache sa vie à la mienne; sauve-moi, puisqu'elle le souhaite, et je jure de consacrer le reste de mes jours à suivre ton culte; mon amie me l'enseignera.—Delphine, en écoutant ces paroles, eut un moment d'espoir.—Ah! s'écria-t-elle, quelque insensés, quelque coupables que nous soyons, peut-être le Dieu de bonté, qui ne nous a donné que des commandemens d'amour, a-t-il entendu nos prières, a-t-il pris pitié de nous! Adieu, Léonce; à ce soir, il y a encore ce soir. Adieu!—Et elle le quitta en réprimant son émotion. La nature donne toujours un moment de calme dans les situations les plus violentes de la vie, comme un instant de mieux avant la mort; c'est un dernier recueillement de toutes les forces, c'est l'heure de la prière ou des adieux.
Delphine, en sortant de la prison, rencontra M. de Serbellane qui venoit la chercher; il la conduisit chez le président du tribunal. Arrivés devant la maison de celui dont dépendoit la vie de Léonce, Delphine tressaillit, et, comme elle franchissoit le seuil de la porte, elle se sépara de M. de Serbellane, avec un dernier regard qui lui demandoit de faire des voeux pour elle. Elle entra, et trouva le président entouré de quelques secrétaires: elle lui demanda s'il lui seroit permis de l'entretenir sans témoins.—Je n'ai de secrets pour personne, répondit-il en élevant d'autant plus la voix que Delphine cherchoit à la baisser; il ne faut pas qu'un homme public mette de mystère dans sa conduite.—Hélas! monsieur, reprit Delphine, sans doute vous n'avez point de secret, mais je puis en avoir un; me refuserez-vous de ne le confier qu'à vous?—Je vous ai déjà dit, reprit le juge, que je ne veux point éloigner de moi ceux qui m'entourent; je ne le dois point.—Delphine, se retournant alors vers ceux qui étoient dans la chambre, leur dit avec une noble douceur:—Messieurs, je vous en conjure, éloignez-vous pendant quelques momens; soyez assez généreux pour me prouver ainsi votre pitié.—La voix et le regard de Delphine exprimoient l'émotion la plus profonde, et produisirent un effet inespéré; tous ceux qui étoient dans la chambre s'éloignèrent doucement, sans proférer un seul mot.
Quand Delphine se vit seule avec celui qui pouvoit absoudre ou condamner son amant, ses lèvres tremblèrent avant de prononcer les paroles qui devoient appeler ou repousser la conviction, donner la vie ou causer la mort: tout annonçoit dans le juge un homme inflexible; cependant Delphine avoit aperçu sur son bureau le portrait d'une femme tenant un enfant dans ses bras, et ce tableau, lui apprenant qu'il étoit époux et père, lui avoit un moment donné l'espoir de l'attendrir. Elle tâcha d'exposer avec calme le récit des faits qui prouvoient que Léonce n'avoit pris aucun grade dans l'armée ennemie, que le danger seul de son ami l'avoit forcé à le secourir; et, racontant avec courage et simplicité toutes les circonstances qui avoient engagé Léonce à quitter la Suisse, elle se donna tous les torts, en cherchant à prouver au juge que Léonce n'avoit cédé qu'à la douleur qu'il éprouvoit, et qu'aucun motif politique, aucune résolution ennemie n'étoit entrée pour rien dans les circonstances qui l'avoient conduit à Verdun. Le juge s'étoit d'abord montré inaccessible à la conviction; et, regardant Léonce comme coupable, il étoit résolu à le condamner; le récit déchirant de Delphine lui persuada que la conduite de Léonce n'avoit pas été telle qu'il se l'imaginoit; mais il sentit l'impossibilité de persuader à ses collègues que Léonce pouvoit être absous, quand toutes les apparences l'accusoient; ne voulant pas prendre sur lui de le faire mettre en liberté sans qu'il eût été jugé, il ne voyoit aucun moyen de le sauver; et, la pitié que lui inspirait madame d'Albémar le faisant souffrir, il cherchoit à lui répondre en termes vagues, et à terminer le plus tôt possible ce cruel entretien. Une timidité douloureuse enchaînoit Delphine; elle sentoit qu'il n'existoit plus pour elle qu'une ressource, c'étoit de se livrer sans contrainte à toute l'émotion qu'elle éprouvoit; mais l'idée que cet espoir une fois détruit il n'en resteroit plus, lui faisoit essayer des moyens d'un autre genre, qui n'épuisoient pas encore sa dernière espérance. Enfin, le juge fit quelques pas pour sortir, en déclarant que, dans cette affaire, il ne pouvoit être éclairé que par l'opinion de ses collègues, et que c'étoit à eux seuls qu'il vouloit s'en remettre.
L'infortunée Delphine, à ces mots, ne se connoissant plus, se précipita vers la porte et s'écria:—Non, vous n'avancerez pas, non, vous n'irez pas commettre l'action la plus barbare! il n'est pas criminel, celui que vous allez condamner, il ne l'est pas, vous le savez; je vous ai prouvé qu'il n'avoit point porté les armes, qu'il n'étoit pas votre ennemi, que la générosité, l'amitié, l'avoient seules entraîné; et quand il seroit vrai que vos opinions et les siennes sur la guerre actuelle ne fussent pas d'accord, n'est-il pas le meilleur et le plus sensible des êtres, celui que le hasard a jeté dans un parti différent du vôtre? Les hommes se ressemblent comme pères, comme amis, comme fils; c'est par ces affections de la nature que tous les coeurs se répondent, mais les fureurs des factions ne peuvent exciter que des haines passagères, des haines qu'on peut sentir contre des ennemis puissans, mais qui s'éteignent à l'instant, quand ils sont vaincus, quand ils sont abattus par le sort, et que vous ne voyez plus en eux que leurs vertus privées, leurs sentimens et leur malheur. Ah! celui pour qui je vous implore, si vous étiez en péril, et que je lui demandasse de vous sauver, il n'hésiteroit pas, non-seulement à vous absoudre, mais à vous secourir de tous ses moyens, de tous ses efforts; si vous donnez la mort à qui ne l'a pas méritée, vous, ne savez pas quelle destinée vous vous préparez, vous ne savez pas quels remords vous attendent! plus de repos, plus de douces jouissances; au sein de votre famille, au milieu de vos concitoyens, vous serez poursuivi par des craintes, par une agitation continuelle; vous ne compterez plus sur l'estime; vous ne vous fierez plus à l'amitié; et quand vous souffrirez, et quand les maladies vous feront redouter une fin cruelle, une vieillesse douloureuse, vous vous accuserez de l'avoir mérité, et votre propre pitié vous manquera dans vos propres maux.—Jeune femme, vous m'insultez, lui dit le juge, parce que je veux obéir aux lois de mon pays.—Moi, je vous insulte! s'écria Delphine en se jetant à ses pieds; ô Dieu! s'il m'est échappé une seule parole qui puisse vous blesser, si mon trouble ne m'a pas permis d'être maîtresse de mes discours, ah! n'en punissez pas mon ami. Est-il coupable de mon imprudence, de ma foiblesse, de ma folie? Dites, seroit-ce moi qui vous irriterois contre lui, moi qui ai déjà fait tomber tant de douleurs sur sa vie! Ah! je me prosterne devant vous; juste ciel! voudrois-je vous offenser? quelle réparation voulez-vous? parlez;—et l'infortunée, à genoux, penchoit son visage jusqu'à terre, dans un état si déplorable que le juge en fut touché.—Non, madame, lui dit-il en la relevant; vous ne m'avez point offensé; non, soyez tranquille, si je pouvois sauver M. de Mondoville, ce seroit pour vous que je le ferois.—Delphine étonnée, saisie d'un premier espoir qui redoubloit encore la violence de son état, s'appuya sur le bras de cet homme qui ne l'effrayoit plus, et lui dit dans une sorte d'égarement:—Ce seroit pour moi que vous le sauveriez! vous savez donc que je vais mourir aussi? En effet, vous n'avez pu croire que je survécusse à cet être si bon et si tendre. Il va porter dans le tombeau tant d'affection pour moi, pour moi, pauvre insensée, qui ne lui ai fait que du mal! Qu'importe au reste que je meure! la mort est mon unique espoir; mais vous qui pouvez tout, me refuserez-vous ce mot sacré, ce mot du ciel qui absout l'innocent et rend la vie aux infortunés qui le chérissent? Hélas! dans les temps orageux où nous vivons, savez-vous quel sera votre avenir? il y a six mois que toutes les prospérités de la terre environnoient mon malheureux ami; et maintenant, jeté dans les prisons, près de périr, il n'a plus qu'une amie qui verse des pleurs sur son sort. Vous êtes le président du tribunal; vous pouvez, je le sais, s'il vous est prouvé que M. de Mondoville ne servoit pas dans l'armée ennemie, vous pouvez décider qu'il n'y a pas lieu à le juger criminellement, et le faire mettre en liberté.—Vous ne savez pas, madame, interrompit le juge, en cessant de se contraindre et laissant voir un caractère qui avoit en effet beaucoup de bonté, vous ne savez pas ce que vous me demandez; vous ignorez à quels périls je m'exposerois si je voulois soustraire M. de Mondoville au cours naturel des lois. Sans doute j'aurois souhaité que la liberté pût s'établir en France, sans qu'un seul homme pérît pour une opinion politique; mais puisque la guerre étrangère excite une fermentation violente, n'exigez pas d'un père de famille, qui s'est vu forcé d'accepter dans ces temps difficiles un emploi pénible, mais nécessaire, n'exigez pas qu'il compromette ses jours pour conserver ceux d'un inconnu.—D'un inconnu! reprit Delphine, s'il est innocent; d'un inconnu! si sa vie dépend de vous! ah! qu'il doit nous être cher, l'homme infortuné que nous pouvons sauver d'une mort injuste et certaine! Oui, j'en conviens, ce que je vous demande exige du courage, de la générosité, du dévouement; ce n'est point une pitié commune que j'attends de vous, c'est une élévation d'âme qui suppose des vertus antiques, des vertus républicaines, des vertus qui honoreront mille fois plus le parti que vous défendez, que les plus illustres victoires. Eh bien! soyez cet homme supérieur aux autres hommes, cet homme qui se sacrifie lui-même à ce qui est noble et bon! Écrivez sur ce papier, dit-elle en s'avançant pour le prendre sur le bureau du juge, écrivez que M. de Mondoville doit sortir de prison; tout est dit alors, son nom ne sera point cité, il quittera la France, il partira pour la Suisse, et dans ce pays vous avez deux êtres à vous; venez les retrouver, et vous apprendrez ce que c'est que la reconnoissance dans les coeurs généreux; jamais lien plus sacré put-il unir les âmes? Ah! si le libérateur de Léonce me demandoit ma vie, au bout du monde, après vingt années, cette vie seroit encore à lui. Signez, signez….—
Le juge, étonné des impressions qu'il éprouvoit, mit sa main sur ses yeux pour ne pas voir Delphine, et retrouvant alors dans le fond de son âme la crainte que l'émotion combattoit, il fit un dernier effort pour étouffer son attendrissement, et refusa nettement ce que madame d'Albémar se croyoit près d'obtenir. A ces mots, elle tomba sur une chaise, presque sans vie, comme frappée d'un coup mortel et inattendu. Dans ce moment une femme ouvrit la porte, et Delphine la reconnut pour celle dont le portrait l'avoit frappée: cette femme, voyant que son mari n'étoit pas seul, voulut se retirer; Delphine, inspirée par son désespoir, s'avança vers elle et la conjura d'entrer.—Je venois, répondit-elle, prier mon mari de monter pour voir le médecin, qui est très-inquiet de notre fils.—Votre fils, s'écria Delphine, votre fils! Oui, madame, répondit la femme, je n'ai que cet enfant, et il est bien malade.—Votre enfant est malade! répéta Delphine; eh bien! dit-elle en se retournant vers le juge, avec un regard solennel, si vous livrez Léonce au tribunal, votre enfant, cet objet de toute votre tendresse, il mourra! il mourra!—Le juge et sa femme reculèrent, effrayés de cette voix et de cet accent prophétique.—Oui, reprit-elle, vous ne savez pas combien est infaillible la punition du ciel, quand on s'est refusé à la pitié. Vous serez frappés dans ce que vous avez de plus cher. La douleur qu'on redoute, c'est la douleur qui nous atteint, et l'être qui nous punit sait où porter ses coups; mais ajouta-t-elle en versant un torrent de pleurs, si vous sauvez mon ami, si vous signez sa délivrance, votre unique enfant vivra, et bénira le nom de son père jusqu'à son dernier jour.—A ces mots, la femme du juge, sans parler, supplioit son mari de ses regards, de ses mains élevées, demandoit ainsi la grâce de Léonce, presque sans s'apercevoir elle-même de ce qu'elle faisoit. Le mari, regardant tour à tour Delphine et sa femme, dit:—Non, je ne refuserai rien pendant que mon fils est en danger; non, quoi qu'il puisse m'en arriver, madame, vous avez vaincu:—et, prenant la plume, il écrivit l'ordre de mettre en liberté M. de Mondoville. Delphine n'osoit ni respirer, ni parler, de peur que le moindre mouvement ne changeât quelque chose à la résolution inespérée du juge. Il lui dit en lui remettant l'ordre:—Je vous donne, madame, la vie de M. de Mondoville; mais ne tardez pas à le faire partir; si un commissaire de Paris venoit ici, je n'y serois plus le maître; je lui répéterois sans doute, comme vous me l'avez attesté, comme je le crois, que M. de Mondoville n'a point porté les armes; mais ce seroit peut-être en vain alors que je m'efforcerois encore de le sauver. Vous avez su toucher mon coeur, madame, par je ne sais quelle éloquence, quelle sensibilité surnaturelle. C'est à vous que votre ami doit la vie, jouissez-en tous les deux et…—Priez pour mon fils, ajouta la mère.—
Delphine, dont l'émotion rendoit les paroles à peine intelligibles, reçut l'ordre à genoux, et, pressant sur son coeur la main secourable de son bienfaiteur:—Que je ne meure pas, lui dit-elle, homme généreux, sans avoir fait sentir à votre âme un peu du bonheur que je lui dois! adieu.—Elle courut à la prison, craignant de perdre une seconde, ralentissant quelquefois ses pas, pour ne pas attirer l'attention de ceux qui la regardoient, mais ne pouvant calmer la frayeur que lui causoit le danger du moindre retard. En entrant dans la chambre de Léonce, elle lui tendit l'ordre, et resta quelques instans sans pouvoir prononcer un seul mot. Léonce lut l'ordre, et, profondément attendri, il répéta plusieurs fois à Delphine:—C'est toi qui m'arraches à la mort! que ma vie sera heureuse avec toi!—Quand elle eut repris ses forces, elle se hâta d'expliquer qu'il falloit partir à l'instant, que le moindre délai pouvoit être funeste, et pressa le geôlier avec une ardeur passionnée, d'aller remplir une dernière formalité, nécessaire pour sortir de la prison et de la ville; il partit.
Léonce alors se livra à tous les projets de bonheur les plus doux.—Ma Delphine, disoit-il, te souviens-tu de cette maison sur le coteau de Baden, dont le site nous rappeloit Bellerive? Nous pouvons l'acquérir, nous nous y établirons; quelques légers changemens la rendront tout-à-fait semblable à ce séjour où nous avons passé des momens heureux, mais troublés, tandis que dans notre habitation nouvelle une félicité parfaite nous est promise. Tu ne seras point poursuivie dans un pays protestant; je suis sûr d'ailleurs d'en imposer à madame de Ternan, et notre destinée obscure n'excitant l'envie de personne, nous n'aurons point d'ennemis. Oh! que cet avenir se présente à moi sous un aspect enchanteur! Delphine, ma céleste amie, ajoute donc quelques traits à ce tableau, peins-moi le sort qui nous attend, que l'espérance nous y transporte.—Delphine ne répondoit point, son âme agitée n'avoit point retrouvé de calme.—Craindrois-tu, lui dit encore Léonce, de retrouver en moi quelques traces des foiblesses qui nous ont séparés; me ferois-tu cette offense?—Non, non! interrompit Delphine.—Même avant ton arrivée, continua Léonce, ton souvenir et mon amour avoient entièrement dissipé les erreurs de mon caractère; je te l'avouerai, certain de périr, la mort que j'avois désirée ne m'inspiroit plus qu'un sentiment assez sombre: il me sembloit que la nature m'accusoit d'avoir méconnu ses bienfaits; et mon imagination se retournant tout à coup, je n'ai plus vu, prêt à perdre l'existence, que les affections délicieuses qui devoient me la rendre chère; ah! j'avois peut-être besoin de cette épreuve, mais je n'en perdrai jamais le fruit; je vivrai pour être heureux, pour être aimé….—Hélas! reprit Delphine, le temps se passe, le geôlier ne revient point.—Cette inquiétude augmentant son trouble à chaque minute, elle n'entendoit plus ce que Léonce lui disoit pour la calmer, et, s'approchant des barreaux de la prison, à travers lesquels on entrevoyoit la rue, elle y resta fixement attachée. Tout à coup elle s'écria:—O mon Dieu! ô mon Dieu! d'une voix si déchirante, que Léonce en frémit, et courant à elle, il lui dit:—Qu'avez-vous? Votre accent me cause un effroi que de ma vie je n'avois éprouvé.—Que viennent faire, lui dit Delphine, ces deux hommes vêtus de noir, qui accompagnent le geôlier?—Apporter l'ordre pour mon départ, lui répondit Léonce.—Non, non, reprit Delphine, cela n'est pas naturel, cela ne l'est pas.—La porte de la prison s'ouvrit, et les deux hommes, peu d'instans après être entrés, déclarèrent que le commissaire de Paris étoit arrivé, qu'il avoit déchiré l'ordre donné par le juge, et qu'il étoit décidé que M. de Mondoville ne sortiroit pas de prison, et seroit jugé. A cette nouvelle, Léonce détourna la tête, ne voulant point montrer son émotion. Delphine, levant les yeux au ciel, s'avança d'un pas assez ferme, pour demander aux deux hommes envoyés s'il ne lui seroit pas permis de voir le commissaire.—Non, madame, lui répondirent-ils, vous ne pouvez pas sortir, vous êtes en arrestation ici jusqu'à demain.—Léonce tendit alors la main à Delphine, avec un sentiment qui n'étoit pas sans quelque douceur; les stupides témoins de cette scène voulurent rassurer Delphine sur son propre sort, croyant qu'il étoit l'objet de son inquiétude, et lui dirent qu'elle pouvoit être tranquille, qu'elle sortiroit au moment même où le jugement de M. de Mondoville seroit exécuté. A ces affreuses paroles, Delphine fut près de succomber; mais prenant sur elle, elle dit seulement à voix basse:—En est-ce assez, mon Dieu!—et demanda ensuite à ceux qui venoient de parler, si un étranger qui l'avoit accompagnée, M. de Serbellane, ne devoit pas venir la voir.—Il nous a chargés de vous dire, lui répondirent-ils, qu'il seroit ici dans une heure, quand le tribunal, qui est assemblé maintenant, aura prononcé. Il fait ce qu'il peut pour vous être utile; mais à présent que le commissaire de Paris est arrivé, cela ne se passera pas comme ce matin.—Léonce, assez vivement irrité, les interrompit en leur disant:—Je ne suis pas condamné à votre présence, laissez-moi.—Ils murmurèrent intelligiblement quelques paroles d'humeur, mais le regard de Léonce leur en imposa, et ils sortirent. Léonce alors, se rapprochant de Delphine, la serra dans ses bras avec l'émotion la plus passionnée; elle ne répondoit à rien, n'exprimoit rien, et sembloit tout entière renfermée en elle-même.—Dieu! prononça-t-elle à demi-voix, Dieu qui m'avez abandonnée, préservez-moi de sentimens impies! que je supporte ce cruel jeu de la destinée sans cesser de croire en vous! La mort, après tout, la mort… Eh bien! mon ami, dit-elle en se jetant dans les bras de Léonce, nous la recevrons ensemble; c'est un reste de pitié de la Providence envers nous. Pressons nos coeurs l'un contre l'autre, que leurs derniers battemens cessent au même instant; le seul mal au-delà des forces humaines, c'est de vivre ou de mourir séparés.—
Léonce, inquiet de la résolution de Delphine, voulut lui parler de ses devoirs, de son sort après lui:—Je te défends de m'entretenir sur ce sujet, interrompit-elle; ignore mes desseins, quels qu'ils soient; ne m'interroge plus, et passons ces dernières heures dans la confiance et l'abandon qui peuvent encore leur donner du charme.—Léonce lui obéit; il sentoit que sur un pareil sujet, il ne pouvoit rien obtenir d'elle; mais il se flattoit que M. de Serbellane veilleroit sur le sort de son amie, quand il n'existeroit plus, et c'étoit à lui qu'il se proposoit de la confier.
Léonce et Delphine gardèrent donc le silence, l'un à côté de l'autre, pendant assez long-temps. Ils attendoient M. de Serbellane, quoiqu'ils n'en espérassent rien; enfin il arriva, portant sur son visage l'empreinte des sentimens qui le déchiroient.
—Demain, à huit heures du matin, dit-il à Léonce, vous devez être conduit dans une plaine, à une demi-lieue de la ville, pour être fusillé; un espoir cependant reste encore; le juge généreux de qui madame d'Albémar avoit obtenu votre liberté, vient de sortir du tribunal même pour me parler; il m'a dit que si je pouvois lui apporter à l'instant une déclaration signée de vous, qui attestât positivement que vous n'avez point eu l'intention de porter les armes, et que vous traversiez l'armée en voyageur, pour revenir en France, cette déclaration pourroit vous sauver.—Delphine, à ce mot, leva les yeux, qu'elle avoit tenus fixés sur la terre jusqu'alors; Léonce répondit à M. de Serbellane, avec la plus noble simplicité:—Quand j'ai été fait prisonnier, j'en conviens, je n'avois point encore porté les armes; j'étois venu à Verdun, non pour seconder aucune cause, mais dans l'espoir de mourir; qu'importent toutefois ces détails connus de moi seul? Les François qui sont dans l'armée des étrangers ont dû croire que je venois pour servir avec eux; une déclaration contraire leur paroîtroit un mensonge que je ferois pour sauver ma vie; mon intention d'ailleurs n'étoit point de rentrer en France; je ne puis donc, sans m'avilir, attester ce qui paroîtroit faux aux yeux des autres, ou ce qui le seroit réellement.—Delphine, en entendant ce refus décisif, baissa de nouveau les yeux, sans prononcer une parole; elle savoit que Léonce n'appelleroit jamais d'une résolution qu'il croyoit honorable.
M. de Mondoville, touché de la douleur que lui témoignoit M. de Serbellane, lui prit la main et lui dit:—Généreux ami, vous avez tout fait pour nous; il ne me reste plus, relativement à moi, qu'un service à vous demander. Si mon nom étoit calomnié, quand j'aurai cessé de vivre, donnez à la vérité l'appui de votre respectable caractère: n'oubliez pas que la mémoire d'un homme qui fut passionné pour l'honneur, est un dépôt qu'il confie aux soins scrupuleux de ses amis.—J'accepte avec reconnoissance ce glorieux dépôt, répondit M. de Serbellane; votre réputation, sans doute, ne sera point attaquée; mais, si jamais je pouvois être appelé à la défendre, quelle force, quelle énergie ne trouverois-je pas dans l'admiration que m'inspire votre courageuse conduite!—Maintenant, reprit Léonce, encore une prière, et la plus sacrée de toutes!—
Il conduisit M. de Serbellane vers la fenêtre, pour lui recommander Delphine, quand il ne seroit plus. Il auroit pu parler devant elle sans qu'elle l'entendît; ses réflexions l'absorboient entièrement. Immobile et pâle, quelquefois elle tressailloit, mais elle n'écoutoit ni ne voyoit plus rien, et ne versoit pas même une larme. Quand toute espérance est perdue, toute démonstration de douleur cesse, l'âme frissonne au dedans de nous-mêmes, et le sang glacé n'a plus de cours.
Léonce entra dans les plus grands détails avec M. de Serbellane, sur la conduite qu'il devoit tenir pour conserver les jours de Delphine, si sa douleur lui inspiroit le désir de les terminer. M. de Serbellane, non-seulement lui promit tout ce qu'il désiroit, mais sut presque le rassurer, en se montrant digne de soutenir et de consoler l'infortunée remise à ses soins. Léonce, touché de son noble caractère, ne put lui témoigner sa reconnoissance sans avoir les yeux remplis de larmes: il étoit resté ferme contre le malheur; mais en retrouvant la pitié, il s'attendrit.—Adieu, mon ami, lui dit-il; laissez-moi seul avec elle; demain, avec le jour, revenez la chercher; vous recevrez, le dernier serrement de main d'un homme qui vous estime et vous honore. Adieu.—M. de Serbellane, en s'en allant, s'approcha de Delphine, et lui demanda sa main qu'elle abandonna:—Madame, lui dit-il d'une voix émue, courage et résignation! Les plus vives douleurs ont encore cette ressource.—Un profond soupir souleva le sein de Delphine:—N'oubliez pas Isore, lui répondit-elle: Adieu.—
M. de Serbellane sortit, se promettant de revenir le lendemain auprès de ses infortunés amis. Alors Léonce et Delphine se trouvèrent seuls, au commencement de cette nuit solennelle qu'ils devoient passer ensemble, dans cette sombre prison qu'éclairoit une lumière pâle et tremblante; ils entendirent le geôlier refermer sur eux les verroux.—Ah! s'écria Delphine, si ces portes pouvoient ne plus s'ouvrir; si le jour pouvoit ne jamais se lever, quels lieux de délices vaudroient cette prison! Léonce, pourront-ils t'arracher à moi?—Et elle le serroit dans ses bras avec une force surnaturelle, à laquelle succédoit le plus profond abattement. Léonce, effrayé de son état, voulut fixer sa pensée sur quelques idées plus douces, et, passant ses bras autour d'elle, il lui dit:—Ma Delphine, tu crois à l'immortalité, tu m'en as persuadé; je meurs plein de confiance dans l'Être qui t'a créée. J'ai respecté la vertu, en idolâtrant tes charmes; je me sens, malgré mes fautes, quelques droits à la miséricorde divine, et tes prières me l'obtiendront. Mon ange, nous ne serons donc pas pour jamais séparés; même avant de nous réunir dans le ciel, tu sentiras encore mon âme auprès de toi; tu m'appelleras toujours, quand tu seras seule. Plusieurs fois tu répéteras le nom de Léonce, et Léonce recueillera peut-être dans les airs les accens de son amie. Cherche, ma Delphine, tout ce qu'il y a de doux, de sensible dans la douleur; remplis ta vie des hommages solitaires et tendres que l'on peut rendre encore à la mémoire de l'objet que l'on regrette.—Arrêtes, interrompit Delphine, que parles-tu de ma vie? As-tu donc osé penser que je pourrais te survivre? Oui, sans doute, mon coeur s'est toujours confié dans l'immortalité de l'âme, quand il ne s'agissoit que de mon sort; cette noble croyance suffisoit à mon repos: mais est-ce assez de cette espérance, qu'un nuage couvre encore aux regards des plus vertueux des mortels? est-ce assez d'elle pour supporter l'existence après ta mort? Non, rien ne peut me soutenir contre l'horreur de ta perte. Léonce, en ton absence, le moindre souvenir de toi, un mot que tu m'avois dit, des lieux que nous avions vus ensemble, mille hasards qui retracent une idée toujours présente, me faisoient succomber sous la douleur d'une émotion déchirante, et j'aurois ces mêmes souvenirs, mais avec les traits de la mort! je m'écrierois sans cesse: Jamais! jamais! mes pleurs, mes cris n'obtiendroient pas de la nature entière un son de ta voix, la trace de tes pas, une ombre de tes traits! Léonce, ami si tendre, toi qui, dans mes chagrins, as si souvent eu pitié de moi, je me précipiterais, désespérée, sur la terre qui te renfermeroit, sans qu'il en sortît, un soupir pour répondre à mes larmes! Non, non! je n'irai point dans ce désert, dans ce silence, dans cette nuit du monde, où je ne te verrois plus. La mort, dont l'affreuse idée m'a souvent glacée de terreur, te frapperoit, moi vivante! je me représenterois ton visage défiguré, tes yeux éteints pour toujours, tes restes froids, ensevelis dans la tombe où je t'aurois laissé seul, seul! O mon ami, tu n'y seras pas seul! Léonce, souverain de ma vie, répétoit Delphine, je te vois ému, je sens que ton coeur répond au mien; dis-moi donc que tu m'appelles, que tu ne voudrois pas me laisser vivre, dis que tu ne le veux pas! Ah! j'aimerois cette touchante preuve d'amour, ce dédain d'une pitié vulgaire, cette compassion véritable qui t'inspireroit ces douces paroles:—Delphine, suis-moi; pauvre Delphine, n'essaie pas de la vie, sans la main qui te conduisoit!—O Léonce, Léonce! répète ces mots consolateurs, je t'en conjure….—Les pleurs interrompoient les prières passionnées de Delphine; elle embrassoit les genoux de Léonce; elle vouloit obtenir de lui-même le conseil de mourir; il cherchoit en vain à la calmer, et la conjuroit de s'éloigner avec M. de Serbellane, avant l'heure du supplice. Delphine, pensant alors à la fatale bague, voulut en parler à Léonce, mais sans lui confier d'abord qu'elle la possédoit, de peur qu'il ne la lui ôtât, quand même il seroit résolu à n'en pas faire usage.
—Léonce, lui dit-elle, cette mort, semblable à celle que subiroit un criminel, ce supplice, en présence d'un peuple furieux, ne révolte-t-il point ton âme? Veux-tu te l'épargner? Notre ami, M. de Serbellane, peut nous donner un poison salutaire qui nous affranchiroit du sort qu'on nous prépare.—Léonce, étonné, réfléchit quelques instans, puis il dit:—Mon amie, je crois plus digne de moi de périr aux yeux des François; il me condamnent aujourd'hui, mais peut-être sauront-ils une fois que je ne l'ai pas mérité; et si, dans mes derniers momens, j'ai montré quelque force d'âme, je ne hais pas, je l'avoue, l'espoir que mes ennemis même ne me verront pas tomber sans émotion. Pardonne, mon amie, si cette pensée me force à rejeter le secours inespéré que tu daignes m'offrir; ta main auroit fermé mes yeux, et le même sentiment qui anima mon existence, l'eût conduite doucement jusqu'à sa fin; ah! qu'il m'en coûte pour m'y refuser!—Delphine garda le silence; elle craignoit, en insistant, de faire connoître à Léonce qu'elle possédoit un moyen sûr de ne pas lui survivre.
—Hélas! continua Léonce, il y a, j'en conviens, quelque chose de sombre dans cette prison qui précède le dernier jour; je voudrois pouvoir regarder le ciel avec toi; ce sont ces murs qui nous dérobent son aspect, c'est la barbarie des hommes, nos gardiens et nos juges, qui donne à la mort un caractère si terrible; vingt fois je l'avois désirée à tes pieds; mais à présent que j'avois abjuré mes misérables erreurs, à présent que je pouvois être ton époux, ton heureux époux; ah Dieu!—Il s'arrêta, craignant de rappeler des pensées trop amères. Delphine, succombant au désespoir, n'avoit plus la force d'exprimer les tourmens qu'elle souffroit: quelques heures se passèrent encore, pendant lesquelles Léonce se montra le plus sensible et le plus courageux des hommes. Delphine l'admira quelquefois, plus souvent elle l'interrompit par ses gémissemens. Enfin Léonce, accablé par plusieurs nuits d'insomnie, laissa tomber sa tête sur les genoux de Delphine, et s'endormit pendant une heure. Elle le regardoit dans toute sa beauté; ses cheveux noirs tomboient sur son front, et son visage conservoit encore une expression d'attendrissement dont le sommeil n'altéroit point le charme.
Ah! qui s'est jamais vu dans une situation si cruelle? La malheureuse Delphine éprouva pendant cette nuit tout ce que l'âme peut souffrir de plus déchirant. Elle sentoit le temps s'écouler, et regardoit sans cesse à la fenêtre, craignant d'apercevoir les avant-coureurs du jour. Ses yeux se portoient alternativement du visage enchanteur de son amant, à ce ciel dont les premiers rayons devoient le lui ravir; mais bientôt elle aperçut, sur le mur opposé à la fenêtre, la fatale lueur qui annonçoit le jour, et avant que Léonce fût réveillé, le soleil avoit percé dans cette demeure du désespoir.—O Dieu! s'écria-t-elle, pas un nuage, pas un voile de deuil sur ce soleil! Le plus brillant éclat de la nature, pour éclairer le plus horrible des forfaits et les plus infortunés des êtres!—Enfin, le coup de tambour, ce bruit subit et funeste, réveilla Léonce. Il leva les yeux sur Delphine, et, l'embrassant avec transport:—C'est toi, dit-il, c'est encore toi! jusqu'à mon dernier moment ta vue aura le pouvoir de suspendre toutes mes peines!—
Léonce se hâta de rattacher ses cheveux en désordre, pour donner à toute sa contenance l'air du calme et de la fermeté. Delphine alors se tenoit à quelque distance de Léonce, suivoit ses mouvemens, et s'appuyoit de temps en temps contre la muraille, soutenant par la puissance de sa volonté ses forces prêtes à défaillir. Enfin, Léonce s'approcha d'elle; et, remarquant l'extrême altération de ses traits, il ne put réprimer plus long-temps ce qu'il éprouvoit.—Delphine, s'écria-t-il, dans cet instant sans espoir, un mouvement cruel et doux m'entraîne encore à te le répéter, oui, je regrette la vie! Quand mes farouches ennemis vont paroître, je saurai leur cacher ce sentiment, mais je te l'avoue, à toi qui me l'inspires, à toi….—Les soldats approchoient de la prison, et l'on ouvrit les verroux pour les recevoir. Alors Delphine, comme hors d'elle-même, se jeta aux genoux de Léonce, et s'écria:—Mon ami, pardonne-moi ta mort, dont je suis la véritable cause. Je n'ai jamais aimé que toi; jamais ce coeur n'a tressailli qu'en ta présence, jamais une autre voix n'a régné sur mon âme; nous allons mourir ensemble, quand de longues années d'union et de tendresse pouvoient nous être accordées; il le faut! Les barbares avancent, encore un instant; mais que toute la passion d'une vie entière soit renfermée dans cet instant!—La porte s'ouvrit, et les soldats remplirent la chambre.
Delphine, se relevant avec dignité, adressa la parole aux soldats:—J'étois aux genoux, leur dit-elle, du plus estimable des hommes, du plus admirable caractère qui ait jamais existé; je lui devois cet hommage; vous allez le conduire au supplice. Votre aveugle obéissance ferme vos coeurs à la pitié; mais, qu'ai-je dit? ne vous offensez pas; j'ai besoin de vous implorer encore: permettez-moi de suivre mon ami jusqu'à la mort.—Madame, répondit l'officier, on n'accorde d'ordinaire cette permission qu'au prêtre qui exhorte les condamnés avant de mourir.—Eh bien, reprit Delphine, je saurai remplir cet auguste ministère. Léonce, dit-elle en se retournant vers lui, la religion donne aux malheureux qui marchent au supplice un ami pour les consoler, veux-tu que je sois cet ami? Je te parlerai comme lui, au nom d'un Dieu de bonté: un instant, je n'en fus pas digne, un instant j'ai douté; je trouvois le malheur qui m'accabloit plus grand que mes fautes; mais à présent les espérances religieuses sont revenues dans mon coeur: le ciel me les a rendues, je te les ferai partager.—Ce que tu veux entreprendre, répondit Léonce, est au-dessus de tes forces.—Non, je l'ai résolu, reprit Delphine, tu me verras te suivre d'un pas ferme, avec une âme courageuse; je ne suis plus agitée, pourquoi n'aurois-je pas maintenant le même calme que toi?—Madame, reprit l'officier, on conduira le condamné sur un char, jusqu'à une demi-lieue de la ville, dans la plaine où il doit être fusillé; vous ne serez pas en état de le suivre jusque-là.—Je le pourrai, répondit-elle.—Ah! s'écria Léonce, dois-je accepter ce généreux effort?—Tu le dois, interrompit Delphine.—Et M. de Serbellane entrant dans ce moment, il obtint pour lui-même aussi d'accompagner madame d'Albémar. Léonce, incertain encore s'il devoit consentir à ce qu'exigeoit son amie, consulta M. de Serbellane.—Ne vous opposez pas, répondit-il, au voeu que madame d'Albémar exprime avec tant d'instance; si elle peut vous survivre, ce n'est qu'après avoir épuisé toutes les douleurs; laissez-la s'y livrer, ne lui refusez rien.