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Delphine

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LETTRE XXIX.

Léonce à Delphine.

J'ai peut-être mérité, par le trouble, où m'ont jeté des sentimens trop irrésistibles, la cruelle lettre que vous m'écrivez; cependant je ne m'y attendois pas. Je vous ai parlé de ce qui manquoit à mon bonheur, et vous me proposez de vous séparer de moi! quelle foible idée vous ai-je donc donnée de mon amour! Avez-vous pu penser que j'existerois un instant après vous avoir perdue! Je ne sais si vous avez raison d'éprouver les regrets et les remords qui vous agitent; je ne demande rien, je n'exige rien; mais je veux seulement que vous lisiez dans mon âme. Aucune puissance humaine, aucun ordre de vous ne pourroit me faire supporter la vie, si je cessois de vous voir. C'est à vous d'examiner ce que vaut cette vie, quels intérêts peuvent l'emporter sur elle! Je ne murmurerai point contre votre décision, quand vous saurez clairement ce que vous prononcez.

Je sens presque habituellement, à travers le bonheur dont je jouis près de toi, que la douleur n'est pas loin, qu'elle peut rentrer dans mon âme avec d'autant plus de force, que des instans heureux l'ont suspendue. Delphine, j'ai vingt-cinq ans; déjà je commence à voir l'avenir comme une longue perspective, qui doit se décolorer à mesure que l'on avance, Veux-tu que j'y renonce? je le ferai sans beaucoup de peine; mais je te défends de jamais parler de séparation. Dis-moi, je crois ta mort nécessaire, mon coeur n'en sera point révolté; mais j'éprouve une sorte d'irritation contre toi, quand tu peux me parler de ne plus se voir, comme d'une existence possible.

Mon amie! j'ai eu tort de t'entretenir de mes chagrins, pardonne-moi mon égarement; en me présentant une idée horrible, tu m'as fait sentir combien j'étois insensé de me plaindre! Hélas! n'est-ce donc que par la douleur, que la raison peut rentrer dans le coeur de l'homme! et n'apprend-on que par elle à se reprocher des désirs trop ambitieux! Eh bien! eh bien! ne me parle plus d'absence, et je me tiens pour satisfait.

Pourrois-je oublier quel charme je goûte, en te confiant mes pensées les plus intimes? lorsque nous regardons ensemble les événemens du monde, comme nous étant étrangers, comme nous faisant spectacle de loin, et que, nous suffisant l'un à l'autre, les circonstances extérieures ne nous paraissent qu'un sujet d'observations. Ah! Delphine, j'accepterois avec toi l'immortalité sur cette terre; les générations qui se succéderoient devant nous, ne rempliroient mon âme que d'une douce tristesse; je renouvellerais sans cesse avec toi mes sentimens et mes idées; je revivrois dans chaque entretien.

—Mon amie; écartons de notre esprit toutes les inquiétudes que notre imagination pourroit exciter en nous; il n'y a rien de réel au monde qu'aimer; tout le reste disparoît, ou change de forme et d'importance, suivant notre disposition: mais le sentiment ne peut être blessé sans que la vie elle-même ne soit attaquée. Il régloit, il inspiroit tous les intérêts, toutes les actions; l'âme qu'il remplissoit ne sait plus quelle route suivre, et perdue dans le temps, toutes les heures ne lui présentent plus ni occupations, ni but, ni jouissances.

Crois-moi, Delphine, il y a de la vertu dans l'amour, il y en a même dans ce sacrifice entier de soi-même à son amant, que tu condamnes avec tant de force; mais comment peux-tu te croire coupable, quand la pure innocence guide tes actions et ton coeur? Comment peux-tu rougir de toi, lorsque je me sens pénétré d'une admiration si profonde pour ton caractère et ta conduite? Juge de tes vertus comme de tes charmes, par l'amour que je ressens pour toi. Ce n'est pas ta beauté seule qui l'a fait naître; tes perfection morales m'ont inspiré cet enthousiasme qui, tour à tour, exalte et combat mes désirs. O mon amie, abjure ta lettre, sois fière d'être aimée, et ne te repens pas de me consacrer ta vie.

LETTRE XXX.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Bellerive, ce 2 avril 1791.

Vous m'écrivez moins souvent, ma chère Louise, et vous évitez de me parler de Léonce; il n'y a pas moins de tendresse dans vos lettres, mais un sentiment secret de blâme s'y laisse entrevoir: ah! vous avez raison, je le mérite, ce blâme; j'ai perdu le moment du courageux sacrifice, jugez vous-même à présent s'il est possible: je vous envoie la dernière lettre que j'ai reçue de Léonce; puis-je partir après ces menaces funestes, le puis-je? Toutes les femmes qui ont aimé, je le sais, se sont crues dans une situation qui n'avoit jamais existé jusqu'alors; mais, néanmoins, ne trouvez-vous pas que le sentiment de Léonce pour moi n'a point d'exemple au monde?

Cette tendresse profonde, dans une âme si forte, cet oubli de tout, dans un caractère qui sembloit devoir se livrer avec ardeur aux distinctions qui l'attendoient dans la vie; et quel homme étoit plus fait que Léonce pour aspirer à tous les genres de gloire? la noblesse de ses expressions, la dignité de ses regards, m'en imposent quelquefois à moi-même; je jouis de me sentir inférieure à lui. Jamais aucun triomphe n'a fait goûter autant de jouissances que j'en éprouve, en abaissant mon caractère devant celui de Léonce. Qui pourroit mesurer tout ce qu'il est déjà, et tout ce qu'il peut devenir? Par de-là les perfections que j'admire, j'en soupçonne de nouvelles qui me sont inconnues; et lorsqu'il se sert des expressions les plus ardentes, quelque chose de contenu dans son accent, de voilé dans ses regards, me persuade qu'il garde en lui-même des sentimens plus profonds encore que ceux qu'il consent à m'exprimer. Léonce exerce sur moi la toute-puissance que lui donnent à la fois son esprit, son caractère et son amour. Il me semble que je suis née pour lui obéir autant que pour l'adorer; seule, je me reproche la passion qu'il m'inspire; mais en sa présence, le mouvement involontaire de mon âme est de me croire coupable, quand j'ai pu le rendre malheureux. Il me semble que son visage, que sa voix, que ses paroles portent l'empreinte de la vertu même, et m'en dictent les lois. Ces récompenses célestes qu'on éprouve au fond de son coeur, quand on se livre à quelque généreux dessein, je crois les goûter quand il me parle; et lorsque, dans un noble transport, il me dit qu'il faut immoler sa vie à l'amour, je rougirois de moi-même, si je ne partageois pas son enthousiasme.

Ne craignez pas, cependant, que son empire sur moi me rende criminelle; le même sentiment qui me soumet à ses volontés me défend contre la honte. Léonce commande à mon sort, parce que j'admire son caractère, parce qu'il réunit toutes les vertus que vous m'avez appris à chérir; je ne puis le quitter, s'il ne consent pas lui-même à ce sacrifice; mais, lorsque oubliant la différence de nos devoirs, il veut me faire manquer aux miens, je m'arme contre lui de ses qualités mêmes, et, certaine qu'il ne sacrifierait pas son honneur à l'amour, le désir de l'égaler m'inspire le courage de lui résister. Ah! Louise, c'est bien peu, sans doute, que de conserver une dernière vertu, quand on a déjà bravé tant d'égards, tant de devoirs, qui me paroissoient jadis aussi sacrés que ceux que je respecte encore; mais ne gardez pas sur ma situation ce silence cruel! ne croyez pas qu'il ne soit plus temps de me donner des conseils, que je n'en puisse recevoir aucun! une fois, peut-être, je les suivrai, je n'en sais rien; mais aimez-moi toujours.

Hélas! notre situation peut à chaque instant être bouleversée. Je partirois, si Matilde, découvrant nos sentimens, désiroit que je m'éloignasse; je partirois, si Léonce cessoit un seul jour de me respecter, ou si l'opinion me poursuivoit au point de le rendre malheureux lui-même. Ah! de combien de manières prévues et imprévues, le bonheur dont je ne jouis qu'en tremblant ne peut-il pas m'être arraché! Louise, ne vous hâtez donc pas de prendre avec moi ce ton de froideur et de réserve, qu'il ne faut adresser qu'aux amis dont le sort est trop prospère; n'oubliez pas la pitié, je vous la demanderai peut-être bientôt.

Déjà vous m'inquiétez, en m'annonçant que M. de Valorbe, ayant perdu sa mère, se prépare à partir pour Paris; il faudra que j'instruise Léonce, et de ses sentimens pour moi, et de ses droits à ma reconnoissance; mais de quelque manière que je les lui fasse connoître, sa présence lui sera toujours importune. Ne pouvez-vous donc pas détourner M. de Valorbe de venir ici? Vous savez que, sous des formes timides et contraintes, il a un amour-propre très-sombre et très-amer, et que tout ce qu'il dit de son dégoût de la vie, vient uniquement de ce qu'il a une opinion de lui qu'il ne peut faire partager aux autres; il a plus d'esprit qu'il n'en sait montrer, ce qui est précisément le contraire de ce qu'il faut pour réussir à Paris, où l'on n'a le temps de découvrir le mérite de personne. Quand il ne devineroit pas mes véritables sentimens, il suffiroit de la supériorité de Léonce pour lui donner de l'humeur; et que de malheurs ne peut-il pas en arriver! Essayez de lui persuader, ma chère Louise, que rien ne pourra jamais me décider à me remarier. Je ne puis vous exprimer assez combien il me sera pénible de revoir M. de Valorbe, s'il me faut supporter qu'il me parle encore de son amour. D'ailleurs ma société est maintenant si resserrée, qu'en y admettant M. de Valorbe, je m'expose à faire croire qu'il m'intéresse.

Je ne vois habituellement que M. et madame de Lebensei, et quelquefois, mais plus rarement, M. et madame de Belmont; l'esprit de M. de Lebensei me plaît extrêmement, sa conversation m'est chaque jour plus agréable; il n'a de prévention ni de parti pris sur rien à l'avance, et sa raison lui sert pour tout examiner. La société d'un homme de ce genre vous promet toujours de la sécurité et de l'intérêt; on ne craint point de lui confier sa pensée, l'on est sûr de la confirmer ou de la rectifier en l'écoutant.

Sa femme a moins d'esprit et surtout moins de calme que lui; sa situation dans la société la rend malheureuse, sans qu'elle consente même à se l'avouer; ce chagrin est fort augmenté par une inquiétude très-naturelle et très-vive qu'elle éprouve dans ce moment; elle est prête d'accoucher, et elle a des raisons de craindre que sa grand'mère et sa tante, qui sont toutes les deux très-dévotes, ne veuillent pas reconnoître son enfant. Elle m'a dit, sans vouloir s'expliquer davantage, qu'elle avoit un service à me demander auprès de ses parens, qui sont un peu les miens; je serai trop heureuse de le lui rendre. Je voudrois lui faire quelque bien. Elle est souvent honteuse de ses peines, et mécontente de sa sensibilité, dont les jouissances ne lui font pas oublier tout le reste; elle craint que son mari ne s'aperçoive de ses chagrins; et reprend un air gai chaque fois qu'il la regarde. Madame de Belmont, avec un mari aveugle et ruiné, jouit d'une félicité bien plus pure; elle ne vit pas plus dans le monde que madame de Lebensei, mais elle n'a pas l'idée qu'elle en soit écartée; elle choisit la solitude, et la pauvre Élise y est condamnée: je la plains, parce qu'elle souffre, car, à sa place, je serois parfaitement heureuse; elle se croit, et a raison de se croire innocente; elle a épousé ce qu'elle aime; et l'opinion la tourmente! quelle foiblesse!

Adieu, ma soeur, ne m'abandonnez pas; reprenons l'habitude de nous écrire chaque jour tout ce que nous éprouvons; je ne me crois pas un sentiment dont votre coeur indulgent et tendre ne puisse accepter la confidence.

LETTRE XXXI.

Léonce à Delphine,

Le neveu de madame du Marset est menacé de perdre son régiment, pour avoir montré, dit-on, une opinion contraire à la révolution. M. de Lebensei a beaucoup de crédit auprès des députés démocrates de l'assemblée constituante; madame du Marset est venue me demander de vous engager à le prier de sauver son neveu. Si M. d'Orsan perdoit son régiment, il manqueroit un mariage riche qui, dans son état de fortune, lui est indispensablement nécessaire: je sais quelle a été la conduite de madame du Marset envers vous, envers moi; mais je trouve plaisir à vous donner l'occasion d'une vengeance qui satisfait assez bien la fierté: car ce n'est point par bonté pure qu'on rend service à ceux dont on a raison de se plaindre; on jouit de ce qu'ils s'humilient en vous sollicitant, et l'on est bien aise de se donner le droit de dédaigner ceux qui avoient excité notre ressentiment. Cette raison, d'ailleurs, n'est pas la seule qui me fasse désirer que vous soyez utile à madame du Marset.

Vous savez, quoique nous en parlions rarement ensemble, combien les querelles politiques s'aigrissent à présent; on a dit assez souvent, et madame du Marset a singulièrement contribué à le répandre, que vous étiez très-enthousiaste des principes de la révolution françoise: il me semble donc qu'il vous convient particulièrement d'être utile à ses ennemis; cette conduite peut faire tomber ce qu'on a dit contre vous à cet égard. En voyant le cours que prennent les événemens politiques de France, je souhaite tous les jours plus, que l'on ne vous soupçonne pas de vous intéresser aux succès de ceux qui les dirigent.

Vous avez exigé de moi, mon amie, que j'accompagnasse Matilde à Mondoville; j'aurois plutôt obtenu d'elle que de vous la permission de m'en dispenser: savez-vous que ce voyage durera plus d'une semaine? Avez-vous songé à ce qu'il m'en coûte pour vous obéir? toutes les peines de l'absence, oubliées depuis trois mois, se sont représentées à mon souvenir. Je vous en prie, soyez fidèle à la promesse que vous m'avez faite de m'écrire exactement. Je sais d'avance les journées qui m'attendent; elles n'auroient point de but ni d'espérance, si je ne devois pas recevoir une lettre de vous. Shakespeare a dit, que la vie étoit ennuyeuse comme un conte répété deux fois. Ah! combien cela est vrai des momens passés loin de Delphine! quel fastidieux retour des mêmes ennuis et des mêmes peines!

Adieu, mon amie; j'éprouve une tristesse profonde, et quand je m'interroge sur la cause de cette tristesse, je sens que ce sont ces huit jours qui me voilent le reste de l'avenir; et vous osiez penser à me quitter! N'en parlons plus; cette idée, je l'espère, ne vous est jamais venue sérieusement; vous vous en êtes servie pour m'effrayer de mes égaremens, et peut-être avez-vous réussi. Adieu.

LETTRE XXXII.

Delphine à Léonce.

M. de Lebensei, quelques heures après avoir reçu ma lettre, a terminé l'affaire de M. d'Orsan; vous pouvez mon cher Léonce, en instruire madame du Marset; je ne me soucie pas le moins du monde d'en avoir le mérite auprès d'elle, car il seroit usurpé. Je l'ai servie parce que vous le désiriez, et non par les motifs que vous m'avez présentés. Sans doute, je pense comme vous qu'il faut être utile même à ses ennemis, quand on en a la puissance; mais, comme les moyens de rendre service sont très bornés pour les particuliers, je ne m'occupe de faire du bien à mes ennemis, que quand il ne me reste pas un seul de mes amis qui ait besoin de moi; c'est un plaisir d'amour-propre, que de condamner à la reconnoissance les personnes dont on a de justes raisons de se plaindre; il ne faut jamais compter parmi les bonnes actions les jouissances de son orgueil.

Quant à l'intérêt que je puis avoir à me faire aimer de ceux qui n'ont pas les mêmes opinions que moi, je n'y mettrois pas le moindre prix sans vous. Je déteste les haines de parti, j'en suis incapable; et quoique j'aime vivement et sincèrement la liberté, je ne me suis point livrée à cet enthousiasme, parce qu'il m'auroit lancée au milieu de passions qui ne conviennent point à une femme; mais, comme je ne veux en aucune manière désavouer mes opinions, je me sentirois plutôt de l'éloignement que du goût, pour un service qui auroit l'air d'une expiation: je dirai plus, il n'atteindroit pas son but; toutes les fois qu'on mêle un calcul à une action honnête, le calcul ne réussit pas.

Je veux vous transcrire à ce sujet un passage de la lettre que m'a répondue M. de Lebensei: «Il faut, me dit-il, se dévouer, quand on le peut, à diminuer les malheurs sans nombre qu'entraîne une révolution, et qui pèsent davantage encore sur les personnes opposées à cette révolution même; mais il ne faut pas compter en général sur le souvenir qu'elles en conserveront. Je me suis donné, il y a deux mois, beaucoup de peine pour faire sortir de prison un homme que je ne connois pas, mais qui auroit risqué de perdre la vie, pour un fait politique dont il étoit accusé: j'ai appris hier, qu'il disoit partout que j'étois un homme d'une activité très-dangereuse; j'ai chargé un de mes amis de lui rappeler que, sans cette prétendue activité, il n'existeroit plus, et qu'elle devoit au moins trouver grâce a ses yeux. Un tel désappointement m'est fort égal, à moi qui suis tout-à-fait indifférent à ce que disent et pensent les personnes que je n'aime pas. Seulement je vous cite cet exemple, pour vous prouver qu'un homme de parti est ingénieux à découvrir un moyen de haïr à son aise celui qui lui a fait du bien, lorsqu'il n'est pas de la même opinion que lui; et peut-être arrive-t-il souvent que l'on invente, pour se dégager d'une reconnoissance pénible, mille calomnies auxquelles on n'auroit pas pensé, si l'on étoit resté tout-à-fait étrangers l'un à l'autre.» M. de Lebensei va peut-être un peu loin, en s'exprimant ainsi; mais j'ai voulu que vous sussiez bien, cher Léonce, que j'avois servi madame du Marset pour vous plaire, et sans aucun autre intérêt. Il m'a paru que dans cette affaire, M. de Lebensei accordoit une grande influence à votre nom; je crois qu'il seroit bien aise de se lier avec vous: voulez-vous qu'à votre retour je vous réunisse ensemble à dîner chez moi?

Voilà une lettre, mon ami, qui ne contient rien que des affaires; vous l'avez voulu, en m'occupant de madame du Marset: j'aurois pu vous entretenir cependant de la douleur que me cause votre absence; quand il me faut passer la fin du jour seule; dans ces mêmes lieux où j'ai goûté le bonheur de vous voir, je me livre aux réflexions les plus cruelles. Hélas! ceux qui n'ont rien à se reprocher supportent doucement une séparation momentanée; mais quand on est mécontent de soi, l'on ne peut se faire illusion qu'en présence de ce qu'on aime. Gardez-vous cependant d'affliger Matilde en revenant avant elle: songez que pour calmer mes remords, j'ai besoin de me dire sans cesse que mes sentimens ne nuisent point au bonheur de Matilde, et qu'à ma prière même, vous lui rendez souvent des soins que peut-être sans moi vous négligeriez.

LETTRE XXXIII.

Léonce à Delphine,

Mondoville, ce 20 avril.

Avant de quitter Mondoville, mon amie, je veux m'expliquer avec vous sur un mot de votre dernière lettre qui l'exige; car je ne puis souffrir d'employer des momens que nous passons ensemble à discuter les intérêts de la vie. Je ferai toujours tout ce que vous désirez; mais si vous ne l'exigez pas, je préfère ne pas me lier avec M. de Lebensei. Je puis, au milieu des événemens actuels, me trouver engagé, quoiqu'à regret, dans une guerre civile; et certainement je servirais alors dans un parti contraire à celui de M. de Lebensei.

Je vous l'ai dit plusieurs fois, les querelles politiques de ce moment-ci n'excitent point en moi de colère; mon esprit conçoit très-bien les motifs qui peuvent déterminer les défenseurs de la révolution, mais je ne crois pas qu'il convienne à un homme de mon nom de s'unir à ceux qui veulent détruire la noblesse. J'aurois l'air, en les secondant, ou d'être dupe, ce qui est toujours ridicule; ou de me ranger par calcul du parti de la force, et je déteste la force, alors même qu'elle appuie la raison. Si j'avois le malheur d'être de l'avis du plus fort, je me tairois.

D'autres sentimens encore; doivent me décider dans la circonstance présente; je conviens que, de moi-même, je n'aurois pas attaché le point d'honneur au maintien des privilèges de la noblesse; mais, puisqu'il y a de vieilles têtes de gentilshommes qui ont décidé que cela devoit être ainsi, c'en est assez pour que je ne puisse pas supporter l'idée de passer pour démocrate; et, dussé-je avoir mille fois raison en m'expliquant, je ne veux pas même qu'une explication soit nécessaire, dans tout ce qui tient à mon respect pour mes ancêtres, et aux devoirs qu'ils m'ont transmis. Si j'étois un homme de lettres, je chercherois en conscience les vérités philosophiques qui seront peut-être un jour généralement reconnues; mais, quand on a un caractère qui supporte impatiemment le blâme, il ne faut pas s'exposer à celui de ses contemporains, ni des personnes de sa classe. La gloire même qu'on pourroit acquérir dans la prospérité, ne sauroit en dédommager: certes, il n'est pas question de gloire maintenant dans le parti de la liberté; car les moyens employés pour arriver à ce but sont tellement condamnables, qu'ils nuisent aux individus, quand il se pourroit, ce que je ne crois pas, qu'ils servissent la cause.

Vous aimez la liberté par un sentiment généreux, romanesque même, pour ainsi dire, puisqu'il se rapporte à des institutions politiques. Votre imagination a décoré ces institutions de tous les souvenirs historiques qui peuvent exciter l'enthousiasme. Vous aimez la liberté, comme la poésie, comme la religion, comme tout ce qui peut ennoblir et exalter l'humanité; et les idées que l'on croit devoir être étrangères aux femmes, se concilient parfaitement avec votre aimable nature, et semblent, quand vous les développez, intimement unies à la fierté et à la délicatesse de votre âme; cependant je suis toujours affligé, quand on vous cite pour aimer la révolution; il me semble qu'une femme ne sauroit avoir trop d'aristocratie dans ses opinions, comme, dans le choix de sa société; et tout ce qui peut établir une distance de plus me paroît convenir davantage à votre sexe et à votre rang. Il me semble aussi qu'il vous sied bien d'être toujours du parti des victimes; enfin, et c'est de tous les motifs celui qui influe le plus sur moi, on se fait trop d'ennemis dans la société où nous vivons, en adoptant les opinions politiques qui dominent aujourd'hui; et je crains toujours que vous ne souffriez une fois de la malveillance qu'elles excitent.

N'ai-je pas trop abusé, ma Delphine, de la déférence que vous daignez avoir pour moi, en vous donnant presque des conseils? Mais vous m'inspirez je ne sais quel mélange, quelle réunion parfaite de tous les sentimens que le coeur peut éprouver. Je voudrois être à la fois votre protecteur et votre amant; je voudrois vous diriger et vous admirer en même temps: il me semble que je suis appelé à conduire dans le monde un ange qui n'en connoît pas encore parfaitement la route, et se laisse guider sur la terre par le mortel qui l'adore, loin des pièges inconnus dans le ciel dont il descend. Adieu; déjà je suis délivré de trois jours, sur les dix qu'il faut passer loin de vous.

LETTRE XXXIV.

Delphine à Léonce.

Bellerive, ce 24 avril.

Je ne veux point combattre vos raisonnemens; mon respect pour vos qualités, pour vos défauts même, m'interdit d'insister jamais, dès que vous croyez votre honneur intéressé le moins du monde dans une opinion quelconque. Mais quand vous prononcez l'horrible mot de guerre civile, puis-je ne pas m'affliger profondément du peu d'importance que vous attachez à la conviction individuelle, dans les questions politiques? Vous parlez de se décider entre les deux partis, comme si c'étoit une affaire de choix, comme si l'on n'étoit pas invinciblement entraîné dans l'un ou l'autre sens, par sa raison et par son âme.

Je n'ai point d'autre destinée que celle de vous plaire, je n'en veux jamais d'autre: vous êtes donc certain que j'éviterai avec soin de manifester une opinion que vous ne voulez pas que je témoigne; mais si j'étois un homme, il me seroit aussi impossible de ne pas aimer la liberté, de ne pas la servir, que de fermer mon coeur à la générosité, à l'amitié, à tous les sentimens les plus vrais et les plus purs. Ce ne sont pas seulement les lumières de la philosophie qui font adopter de semblables idées; il s'y mêle un enthousiasme généreux, qui s'empare de vous, comme toutes les passions nobles et fières, et vous domine impérieusement. Vous éprouveriez cette impression, si les opinions de votre mère et celle des grands seigneurs espagnols, avec qui vous avez vécu dès votre enfance, ne vous avoient point inspiré, pour la défense de la noblesse, les sentimens que vous deviez consacrer, peut-être, à la dignité et à l'indépendance de la nation entière. Mais c'est assez vous parler de votre manière de voir; avant tout, il s'agit de votre conduite.

Quoi! Léonce, seriez-vous capable de faire la guerre à vos concitoyens, en faveur d'une cause dont vous n'êtes pas réellement enthousiaste? Je vous en donne pour preuve l'objection même que vous faites contre le parti qui soutient la révolution: il est le plus fort, dites-vous, et je ne veux pas être soupçonné de céder à la force; et ne craignez-vous pas aussi qu'on, ne vous accuse d'être déterminé par votre intérêt personnel, en défendant les privilèges de la noblesse? Croyez-moi, quelle que soit l'opinion que l'on embrasse, les ennemis trouvent aisément l'art de blesser la fierté par les motifs qu'ils vous supposent; il faut en revenir aux lumières de son esprit et de sa conscience. Nos adversaires, quoi que l'on fasse, s'efforcent toujours de ternir l'éclat de nos sentimens les plus purs. Ce qui est surtout impossible, c'est de concilier entièrement en sa faveur l'opinion générale, lorsqu'un fanatisme quelconque divise nécessairement la société en deux bandes opposées. Tout vous prouvera ce que j'ai souvent osé vous dire, c'est qu'on ne peut jamais être sûr de sa conduite ni de son bonheur, quand on fait dépendre l'une et l'autre des jugemens des hommes. Quoi qu'il en soit, ce que j'ai voulu vous démontrer, c'est que vous n'étiez pas profondément persuadé de la justice de la cause que vous voulez soutenir, et qu'ainsi vous n'avez pas le droit d'exposer une goutte de votre sang, de ce sang qui est le mien, pour une opinion que vous avez jugée convenable, mais qu'une conviction vive ne vous a point inspirée; votre devoir, dans votre manière de penser, c'est l'inaction politique, et tout mon bonheur tient à l'accomplissement de ce devoir. Ah! mon ami, renoncez à ces passions qui paroissent factices auprès de la seule naturelle, de la seule qui pénètre l'âme tout entière, et change, comme par une sorte d'enchantement, tout ce qu'on voit en une source d'émotions heureuses! Soumettez les intérêts de convention à la puissance de l'amour; oubliez la destinée des empires pour la nôtre. L'égoïsme est permis aux âmes sensibles; et qui se concentre dans ses affections peut, sans remords, se détacher du reste du monde.

LETTRE XXXV.

Delphine à Léonce.

Bellerive, ce 26 avril.

Mon ami, je ne veux faire aucune démarche sans vous consulter; hélas! je sais trop ce qu'il m'en a coûté.

Madame de Lebensei est accouchée, il y a huit jours, d'un fils; j'ai été chez elle ce matin, et je m'attendois à la trouver dans le plus heureux moment de sa vie; mais les fortes raisons qu'elle a de craindre que sa famille ne veuille pas reconnoître son enfant, changent en désespoir les pures jouissances de la maternité; elle veut faire une démarche simple, mais noble, aller elle-même chez sa grand'mère et chez sa tante, pour mettre son fils à leurs pieds; mais elle désire que je l'accompagne. Ces vieilles dames sont de mes parentes, et comme je leur ai toujours montré des égards, elles sont bien disposées pour moi. Madame de Lebensei m'a fait cette demande en tremblant, et j'ai vu, par l'état où elle étoit en me l'adressant, quelle importance elle y attachoit. Un mouvement tout-à-fait involontaire m'a entraînée à lui dire que j'y consentois: je la voyois souffrir, et j'avois besoin de la soulager; l'instant d'après, j'ai cru découvrir, en y réfléchissant, un rapport éloigné entre la résolution prompte que je venois de prendre, et ma facile condescendance pour Thérèse. A ce souvenir, j'ai frissonné; mais il m'a été impossible de détromper madame de Lebensei d'un espoir qu'elle avoit saisi si vivement, qu'il étoit presque devenu son droit; et j'ai continué à lui parler de choses indifférentes, pour qu'elle ne crût pas que je m'occupois de la promesse que je lui avois faite. En rentrant chez moi, cependant, j'ai résolu de soumettre cette promesse elle-même à votre volonté. Répondez-moi positivement avant votre retour. Je ne vous cache pas qu'il m'en coûteroit extrêmement de manquer de générosité envers madame de Lebensei, et de perdre dans l'estime de son mari que je considère beaucoup. Il vient de mettre une grâce parfaite à terminer l'affaire de madame du Marset, que je lui avois recommandée en votre nom. Me montrer froide et égoïste, quand je suis naturellement le contraire, seroit de tous les sacrifices le plus pénible pour moi. C'est presque refuser un bienfait du ciel, que d'éloigner l'occasion simple qui se présente de rendre un service essentiel, de causer un grand bonheur; néanmoins, jusqu'à la sympathie même, jusqu'à ce sentiment que je n'ai jamais repoussé, je suis prête à tout vous immoler. Si vous exigez que je me dégage avec monsieur et madame de Lebensei, je le ferai.

Comment se peut-il faire qu'il vous échappe encore des plaintes amères dans votre dernière lettre! [Cette lettre ne s'est pas trouvée] Léonce, notre bonheur se conservera-t-il? Je crois voir approcher l'orage qui nous menace. Ah! que je meure avant qu'il éclate!

LETTRE XXXVI.

Léonce à Delphine.

Mondoville, ce 29 avril.

Je ne veux pas contrarier les mouvemens généreux de votre âme, ma noble amie; j'espère qu'il ne résultera aucun mal de cette démarche. J'aurois désiré que madame de Lebensei vous l'eût épargnée; mais puisque vous avez donné votre parole, je pense comme vous, qu'il n'existe plus aucun moyen honorable de vous en dégager. Adieu, ma Delphine! malgré mes instances, madame de Mondoville ne veut partir que dans quatre jours; je serai à Bellerive seulement le 4 mai, à sept heures.

LETTRE XXXVII.

Madame de Lebensei à madame d'Albémar.

Cernay, ce 2 mai 1791.

Vous m'avez rendu, madame, le bonheur que j'étois menacée de perdre sans retour! je ne pouvois supporter l'idée que mon fils ne seroit pas reconnu dans ma famille, et j'avois épuisé, pour y réussir, tous les moyens qu'un caractère assez fier pouvoit me suggérer. Vous avez paru, et tout a été changé; la vieillesse, les préjugés, l'embarras d'une longue injustice, rien n'a pu lutter contre la puissance irrésistible de votre éloquence et de la vraie sensibilité qui vous inspiroit.

Je n'oublierai jamais cet instant où, vous mettant à genoux devant ma grand'mère, pour lui présenter mon enfant, elle a posé ses mains desséchées sur les cheveux charmans qui couvroient votre tête, et vous a bénie comme sa fille; ah! que je voudrois vous voir heureuse! Les prières de tous ceux que votre bonté a protégés, ne seront-elles donc jamais efficaces?

M. de Lebensei est profondément reconnoissant de ce que vous venez de faire pour nous; il ne parle de vous, depuis qu'il vous connoît, qu'avec l'admiration la plus parfaite; permettez-moi de vous le dire, nous ne passons pas un jour sans nous affliger ensemble de ce que Léonce est l'époux de Matilde. Si M. de Mondoville, au milieu des événemens que prépare la révolution, pouvoit un jour trouver comme moi le moyen de rompre une union si mal assortie, mon mari seroit bien ardent à le lui conseiller; mais à quoi servent nos inutiles voeux? Qu'ils vous prouvent seulement combien nous nous occupons de vous! Pensez avec quelque douceur, madame, au ménage de Cernay; vous lui avez rendu la paix intérieure; ce bien, qui devoit nous consoler de la perte de tous les autres, nous étoit ravi sans vous.

LETTRE XXXVIII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Bellerive, ce 5 mai 1791.

J'ai joui, jusqu'au fond du coeur, ma chère Louise, d'avoir réussi à réconcilier madame de Lebensei avec sa famille; mais ce sentiment est troublé maintenant par une inquiétude vive; Léonce est arrivé hier matin de Mondoville; je m'attendois à le voir dans la journée, lorsqu'à huit heures du soir un homme à cheval est venu m'annoncer, de sa part, qu'il ne pourrait pas venir; et cet homme, a qui j'ai parlé, m'a dit qu'il avoit laissé Léonce dans une assemblée très-nombreuse, chez madame du Marset: madame de Mondoville n'y étoit pas, et cependant, en envoyant chez moi, il a donné l'ordre qu'on ne lui amenât sa voiture qu'à une heure du matin. Comment se peut-il qu'il se soit si facilement résolu à ne pas me revoir, après quinze jours d'absence? Comment ne m'a-t-il pas écrit un seul mot? Seroit-il fâché de ma démarche pour madame de Lebensei, quand il y a consenti, quand il en sait l'heureux succès?

Louise, j'ai déjà beaucoup souffert; mais si le coeur de Léonce se refroidissoit pour moi, vous qui blâmez ma conduite, trouveriez-vous que le ciel me punît justement? Non, vous ne le penseriez pas; non, le plus grand des crimes, si je l'avois commis, seroit ainsi trop expié. Mais pourquoi ces douloureuses craintes? ne peut-il pas avoir été retenu par une difficulté, par une affaire? Ah! s'il commence à calculer les affaires et les obstacles, si je ne suis plus pour lui qu'un des intérêts de sa vie, placé comme les autres à son temps, dans la mesure de ses droits, je ne consentirai point à ce prix au genre d'existence qu'il m'a forcée d'adopter. C'est en inspirant un sentiment enthousiaste et passionné, que je puis me relever à mes propres yeux, malgré le blâme auquel je m'expose: si Léonce me réduisoit à son estime, à ses soins, à son affection raisonnée, non, la douleur et la gloire des sacrifices vaudroient mille fois mieux. Louise, je me fais mal en développant cette idée et je m'efforce en vain de m'occuper d'aucune autre.

Madame d'Ervins m'écrit qu'elle sera de retour à Bellerive avant trois semaines, pour me remettre sa fille et prendre le voile. M. de Serbellane, n'espérant plus la faire changer de dessein, s'est établi en Angleterre, où il vit plongé dans la tristesse la plus profonde: homme généreux et infortuné! Louise, quelquefois je me persuade que l'Être suprême a abandonné le monde aux méchans, et qu'il a réservé l'immortalité de l'âme seulement pour les justes: les méchans auront eu quelques années de plaisir, les coeurs vertueux de longues peines; mais la prospérité des uns finira par le néant, et l'adversité des autres les prépare aux félicités éternelles. Douce idée! qui consoleroit de tout, hors de n'être plus aimée; car l'imagination elle-même alors ne pourroit se former l'idée d'aucun bonheur à venir.

Mon amie, combien je suis touchée de la dernière lettre que vous m'avez écrite! vous revenez à me demander avec instance tous les détails de ma vie, de cette vie que vous désapprouvez, et qui retarde sans cesse le moment où je dois vous rejoindre: ah! c'est vous qui savez aimer, c'est vous qui vous montrez toujours la même, qui n'avez ni caprices, ni préventions, ni négligences; c'est vous…. Hélas! croirois-je déjà que ce n'est plus lui!

LETTRE XXXIX.

Madame d'Artenas à madame d'Albémar.

Paris, ce 5 mai.

Il m'est vraiment douloureux, ma chère Delphine, d'être toujours chargée de vous inquiéter; mais la délicatesse de M. de Mondoville l'engageroit peut-être à vous cacher ce qui s'est passé hier au soir, et il faut absolument que vous le sachiez. Ma nièce, qui va dîner dans la vallée de Montmorenci, remettra cette lettre à votre porte.

Je suis arrivée hier chez madame du Marset, à peu près dans le même moment que Léonce: il venoit pour annoncer à la maîtresse de la maison que son neveu conserveroit son régiment; elle lui en fit de vifs remercîmens, et le pria de passer la soirée chez elle; il s'y refusa: pendant ce temps on m'établit à une partie, qui m'empêcha de me mêler de la conversation. Il y avoit dans la chambre un vrai rassemblement des femmes de Paris les plus redoutables par leur âge, leur aristocratie, ou leur dévotion; et l'on n'y voyoit aucune de celles qui s'affranchissent de ces trois grandes dignités, par le désir d'être aimables. Léonce s'ennuyoit assez, à ce que je crois, en attendant que le quart d'heure qu'il destinoit à cette visite fût écoulé; il étoit debout devant la cheminée, à causer avec quatre ou cinq hommes, lorsque votre nom prononcé à demi-voix dans les chuchotemens des femmes, attira son attention; il ne se retourna pas d'abord, mais il cessa de parler pour mieux écouter, et il entendit très-distinctement ces mots prononcés par madame du Marset:—Savez-vous que madame d'Albémar a été présenter elle-même à madame de Cernay le bâtard de sa petite-fille, de madame de Lebensei? Singulier emploi pour une femme de vingt ans!

—M. de Mondoville se retourna d'abord avec impétuosité, mais se retenant ensuite, pour mieux offenser par son mépris, il pria lentement madame du Marset de répéter ce qu'elle venoit de dire; il articula cette demande avec un accent d'indignation et de hauteur, qui fit trembler madame du Marset, et les témoins d'une scène qui commençoit ainsi. Madame du Marset se déconcerta; madame de Tesin, qui la protège dans sa carrière de méchanceté, et dont le caractère a plus d'énergie que le sien, la regarda pour lui faire sentir qu'elle devoit répondre. Madame du Marset reprit en disant:—Vous savez bien, monsieur, qu'on ne peut pas regarder madame de Lebensei comme légitimement mariée; ainsi, ainsi….—Je sais, interrompit M. de Mondoville, par quelles bizarres idées vous imaginez qu'une femme qui a fait divorce selon les lois établies dans le pays de son premier mari, n'a pas le droit de se regarder comme libre; mais ce que je sais, c'est qu'il doit vous suffire que madame d'Albémar reçoive madame de Lebensei, pour vous tenir pour honorée, si madame de Lebensei venoit chez vous.—

Madame du Marset n'avoit plus la force de se défendre; elle pâlissoit, et cherchoit des yeux un appui. Madame de Tesin sentit avec son esprit ordinaire, que pour intéresser une partie de la société qui étoit présente à la cause de madame du Marset, il falloit y faire intervenir l'esprit de parti:—Quant à moi, dit-elle alors, ce que je ne concevrai jamais, c'est pourquoi madame d'Albémar reçoit habituellement un homme qui a des opinions politiques aussi détestables que celles de M. de Lebensei.—Madame du Marset, reprit vivement M. de Mondoville, sait mieux que personne les motifs qu'on peut avoir pour se lier avec M. de Lebensei; c'est à lui qu'elle doit que M. d'Orsan, son neveu, conserve son régiment; et c'est à la prière seule de madame d'Albémar que M. de Lebensei s'en est mêlé, car il ne connoît point madame du Marset: j'ai reçu vingt billets d'elle pour engager ma cousine, madame d'Albémar, à solliciter M. de Lebensei; elle l'a fait, elle y a réussi, et quand son adorable bonté l'engage à réunir une famille divisée, c'est madame du Marset qui se hasarde à blâmer la conduite de ma cousine; mais je m'arrête, dit-il, c'en est assez; il me suffit d'avoir prouvé à ceux qui m'écoutent que les propos inspirés par l'ingratitude et l'envie, méritent à peine qu'un honnête homme y réponde.—

M. de Fierville sentit alors une sorte de honte de laisser ainsi humilier son amie, madame du Marset; il avoit jeté un coup d'oeil sur M. d'Orsan, pour l'engager à protéger sa tante; mais, comme il persistoit à se taire, M. de Fierville lui-même, quoique âgé de soixante et dix ans, ne put s'empêcher de dire à Léonce:—Vous aurez un peu de peine, monsieur, si vous voulez empêcher qu'on ne parle des imprudences sans nombre de madame d'Albémar; il ne suffit pas pour cela de faire taire les femmes.—Léonce à ce mot rougit et pâlit de colère: impatient de s'en prendre à quelqu'un de son âge, il s'avança au milieu du cercle, et quoiqu'il parlât à M de Fierville, il fixoit M. d'Orsan.—Vous ayez raison, dit-il, les vieillards et les femmes n'ont rien à faire dans cette occasion, et j'attends qu'un jeune homme soutienne ce que la foiblesse de votre âge vous a permis d'avancer.—Ces paroles furent prononcées avec un geste de tête d'une fierté inexprimable; un profond silence y succéda, ce silence étoit embarrassant pour tout le monde; mais personne n'osoit le rompre.

M. d'Orsan, quoique brave, ne se soucioit point de se battre avec Léonce, et probablement ensuite avec M. de Lebensei, pour les propos de sa tante; il prit un air distrait, caressa le petit chien de madame du Marset, le seul qui au milieu de cette scène osât faire du bruit comme à l'ordinaire, et s'approcha avec empressement de la partie où j'étois, comme s'il eût été très-curieux de mon jeu. Madame de Tesin, vivement irritée du triomphe de Léonce, se leva brusquement, et traversa le cercle pour aller parler à M. d'Orsan: son mouvement fut si remarquable, que tout le monde comprit qu'elle vouloit décider le neveu de madame du Marset à répondre à Léonce. Une femme qui s'intéresse à M. d'Orsan tendit les bras involontairement, comme pour arrêter madame de Tesin; elle ne s'en aperçut seulement pas, et prenant M. d'Orsan à part, elle lui parla bas avec une grande activité. Léonce, qui ne perdoit de vue rien de ce qui se passoit, se retourna vers madame du Marset, et lui dit avec un sourire d'une orgueilleuse amertume:—J'accepte, madame, l'invitation que vous m'avez faite, je reste ici ce soir; je veux laisser du temps, ajouta-t-il d'une voix plus haute, à tous ceux qui délibèrent.—Il sortit alors pour donner un ordre à ses gens, et salua, en allant vers la porte, le tête-à-tête de madame de Tesin et de M. d'Orsan avec un dédain qui véritablement devoit les offenser.

Pendant l'absence momentanée de Léonce, quelques femmes enhardies parlèrent un peu plus haut, et se hâtèrent de dire:—Vous voyez que M. de Mondoville aime madame d'Albémar; il est bien clair quelle répond à son amour, elle ne s'est établie à Bellerive que pour être plus libre de le recevoir. Léonce rentra, elles se turent subitement, avec un effroi ridicule: que pouvoient-elles craindre? Mais M. de Mondoville a un ascendant si marqué sur tout le monde, que les âmes qui ne sont point de sa trempe redoutent sa colère, sans même se faire une idée de l'effet qu'elle peut avoir. Il continua le reste de la soirée à examiner madame du Marset, madame de Tesin et M. d'Orsan; il réunissoit habilement dans son regard l'observation et l'indifférence, M. d'Orsan, qui s'étoit replacé près de notre partie, offrit d'en être, et s'y établit. Léonce vint deux fois près de la table; M. d'Orsan ne lui dit rien, et quand le jeu fut fini, il partit: Léonce alors s'en alla.

Je restai, parce que je vis bien que les amies de madame du Marset, qui ne s'étoient point encore retirées, se préparoient à se déchaîner contre vous. Madame de Tesin commença par déclarer que M. d'Orsan devoit se battre avec M. de Mondoville, puisqu'il avoit insulté sa tante; je pris la parole avec chaleur, en disant que rien ne me paroissoit plus mal dans une femme que d'exciter les hommes au duel.—Il y a tout à la fois, ajoutai-je, de la cruauté, du caprice, et peu d'élévation, dans ce désir de faire naître des dangers qu'on ne partage pas, dans ce besoin orgueilleux d'être la cause, d'un événement funeste.—C'est bien vrai, s'écria un vieil officier, dont la bravoure ne pouvoit être suspecte, et qu'on n'avoit pas remarqué, parce qu'il s'étoit endormi derrière la chaise de madame du Marset; il se réveilla comme je parlois, et répétant encore une fois:—C'est bien vrai; il ajouta:—Si une femme m'avoit obligé à me battre, je le ferois, mais le lendemain je me raccommoderois avec mon adversaire, et je me brouillerois avec elle.—Madame de Tesin n'insista pas, et vous pouvez être bien sûre qu'il ne sera plus question de ce duel, dont la nécessité n'existoit que dans sa tête. Elle se mit alors à vous blâmer d'une manière générale, mais très-perfide; je la combattis sur tout ce qu'elle disoit; à la fin, plusieurs femmes se joignirent à moi, et mon vieux officier, qui ne vous a vue qu'une fois, sans entendre rien au sujet de notre conversation, répétait sans cesse des exclamations sur vos charmes.

Ce que j'ai remarqué cependant, c'est à quel point on est aigri sur tout ce qui tient aux idées politiques; votre liaison avec M. de Lebensei vous fait plus d'ennemis que votre amour pour Léonce, et c'est à cause de vos opinions présumées qu'on sera sévère pour vos sentimens. Je sais bien qu'on n'obtiendra jamais de vous de renoncer à un de vos amis; mais évitez donc au moins tout ce qui peut avoir de l'éclat, ne rendez pas même de services lorsqu'ils sont de nature à être remarqués. Dans un temps de parti, une jeune femme dont on parle trop souvent, même en bien, est toujours à la veille de quelques chagrins. D'ailleurs, il n'y a rien qui soit également bon aux yeux de tout le monde; quand une action généreuse est, pour ainsi dire, forcée par votre situation, que c'est votre père, votre frère, votre époux que vous secourez, on l'approuve généralement; mais si la bonté vous entraîne hors de votre cercle naturel, celui que vous servez vous en sait gré pour le moment; mais tous les autres éprouvent un sentiment durable d'humeur et de jalousie, qui leur inspire tôt ou tard ce qu'il faut dire, pour empoisonner ce que vous avez fait. Enfin, Léonce a été trop peu maître de lui en vous entendant blâmer; ce n'est pas ainsi que l'on sert utilement ses amis. Venez me voir demain, je vous en prie; je fermerai ma porte, et nous causerons. Il est encore temps de remédier au mal qu'on a pu dire de vous; mais il devient absolument nécessaire que vous vous remettiez dans le monde; cette vie solitaire avec Léonce vous perdra; on s'occupe de vous comme si vous étiez au milieu de la société, et vous ne vous défendez pas plus que si vous viviez à deux cents lieues de Paris. Ma chère Delphine, laissez-vous donc conduire par votre vieille amie; toute la science de la vie est renfermée dans un ancien proverbe que les bonnes femmes répètent: si jeunesse savoit, et si vieillesse pouvoit; un grand mystère est contenu dans ce peu de mots, vous en êtes une preuve; vous êtes supérieure à tout ce que je connois, mais votre jeunesse est cause que votre esprit même ne gouverne encore ni votre imagination, ni votre caractère: je voudrois vous épargner l'expérience, qui n'est jamais que la leçon de la douleur. Adieu, ma jeune amie, à demain.

LETTRE XL.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Bellerive, ce 6 mai.

Après avoir reçu la lettre de madame d'Artenas que je vous envoie, ma chère Louise, j'attendois l'arrivée de Léonce avec une grande émotion; je ne pouvois me remettre de l'effroi que m'avoit causé le récit de ce qui s'étoit passé chez madame du Marset. J'étois touchée du vif intérêt que Léonce avoit montré pour ma défense; mais j'éprouvois je ne sais quel sentiment de peine, en réfléchissant à l'importance qu'il avoit mise à de misérables ennemis, et je craignois que, tout en les repoussant, il n'eût conservé de ce qu'ils avoient dit contre moi une impression défavorable. Ces idées s'effacèrent dès qu'il entra dans ma chambre; il étoit ravi de me revoir, après quinze jours d'absence; il m'exprima un enthousiasme plein d'illusion sur ma figure qu'il prétendit embellie, et je me rassurai d'abord; cependant, quand je lui parlai de la soirée de la veille, je vis qu'il en étoit malheureux, mais par des motifs pleins de générosité pour moi.

—Madame d'Artenas vous a instruite de tout, me dit-il; ne croit-elle pas que je vous ai fait du tort dans le monde, en parlant de vous avec trop de chaleur?—Elle espère, répondis-je, qu'on pourra réparer une imprudence qu'il me seroit bien doux de vous pardonner, si vous n'aviez exposé que moi.—Hélas! reprit-il alors, depuis quelque temps j'ai toujours tort, mon coeur est dans une agitation continuelle; il faut en votre présence lutter contre l'amour qui me consume, et je m'abandonne, quand je ne vous vois pas, à des violences condamnables. Dans tout ce que j'ai fait, il n'y avoit de raisonnable que d'appeler une circonstance qui pût me délivrer de la vie.—Il prononça ces mots avec un accent si sombre, que je vis dans l'instant qu'une scène cruelle me menaçoit. J'essayai de la détourner, en lui parlant de M. de Lebensei, qui étoit allé le voir ce matin, pour le remercier de sa conduite, chez madame du Marset; on la lui avoit répétée le soir même.—M. de Lebensei, me répéta deux fois Léonce, comme si ce nom augmentoit son trouble, je l'ai vu, c'est sans doute un homme distingué; mais je ne sais par quel hasard il m'a dit tout ce qui pouvoit me faire souffrir davantage.

—J'interrogeai Léonce sur sa conversation avec M. de Lebensei; il ne me la raconta qu'à demi: il me parut seulement qu'elle avoit eu surtout pour objet, de la part de M. de Lebensei, la nécessité de mépriser l'opinion, quand elle étoit injuste. Après avoir appuyé cette manière de voir par tous les raisonnemens d'un esprit supérieur, il avoit fini par ces paroles remarquables, que Léonce me répéta fidèlement: Je m'étois un moment flatté, lui a-t-il dit, que la félicité dont vous avez été privé vous seroit rendue; je croyois que l'assemblée constituante établiroit en France la loi du divorce, et je pensois avec joie que vous seriez heureux d'en profiter, pour rompre une union formée par le mensonge, et pour lier votre sort à la meilleure et à la plus aimable des femmes! Mais on a renoncé dans ce moment à ce projet, et mon espoir s'est évanoui, du moins pour un temps.—Je voulus interrompre Léonce, et lui exprimer l'éloignement que j'aurois pour une semblable proposition, si elle étoit possible; mais à l'instant il me saisit la main avec une action très-vive:—Au nom du ciel, ne prononcez pas un mot sur ce que je viens de vous dire! s'écria-t-il; vous ne pouvez pas prévoir l'effet d'un mot sur un tel sujet; laissez-moi.

—Il descendit alors sur la terrasse, et marcha précipitamment dans l'allée qui borde mon ruisseau; je le suivis lentement: en revenant sur ses pas, il me vit, et se jetant à genoux devant moi:—Non! s'écria-t-il, il falloit ne pas te quitter; mais te revoir est une émotion si vive! il me semble que ta céleste figure a pris de nouveaux charmes qui m'enivrent d'amour et de douleur. Qu'est-il arrivé depuis quinze jours? que s'est-il passé hier? que m'a dit M. de Lebensei? qu'ai-je éprouvé en l'écoutant? Ah! Delphine, dit-il en s'appuyant sur ma main, et chancelant en se relevant, je voudrois mourir; viens, conduis-moi sur le banc vers ces derniers rayons du soleil, que je le regarde encore avec toi.—Et il me pressa sur son coeur avec un transport si touchant, que les anges l'auroient partagé.—Reste là, dit-il, Delphine; seulement quand tu restes là je cesse de souffrir. Ah! dis-le-moi, qu'arrivera-t-il de nous, de notre amour, de la fatalité qui nous sépare, de mon caractère aussi? car au milieu de la passion la plus violente, peut-être me poursuivroit-il. Que deviendrons-nous? J'aurois pu te posséder, tu voulois être ma femme; je pourrois être heureux encore, si ton inflexible coeur…. Mais, non, ce n'est pas là mon sort, je te verrai calomniée pour le sentiment qui nous lie, et ce sentiment, imparfait dans ton âme, me livrera sans cesse au tourment que j'endure. Qui m'en soulagera? M. de Lebensei ne m'a-t-il pas rendu mille fois plus malheureux! Je ne sais ce que j'éprouve, je me sens oppressé; s'il y avoit de l'air je souffrirois moins.—Et tournant sa tête du côté du vent, il le respiroit avec avidité, comme s'il eût voulu appeler un sentiment de repos et de fraîcheur, pour calmer les pensées brûlantes qui le dévoroient.

Je lui pris la main, je m'assis à ses côtés, et pendant quelques instans, il me parut plus tranquille. C'était le premier beau soir du printemps, je revoyois Léonce; je sentois en moi le plaisir de vivre: il y a dans la jeunesse de ces momens où, sans aucune nouvelle raison d'espoir, au milieu même de beaucoup de peines, on éprouve tout à coup des impressions agréables qui n'ont point d'autre cause qu'un sentiment vif et doux de l'existence.—O Léonce! lui dis-je, ni ce ciel, ni cette nature, ni ma tendresse, ne peuvent rien pour ton bonheur!—Rien! me répondit-il, rien ne peut affoiblir la passion que j'ai pour toi; et cette passion à présent, me fait mal, toujours mal; tes yeux qui s'élèvent vers le ciel comme vers ta patrie, tes yeux implorent la force de me résister: Delphine, dans ces étoiles que tu contemples, dans ces mondes peut-être habités, s'il y a des êtres qui s'aiment, ils se réunissent; les hommes, la société, leurs vertus même ne les séparent point.—Cruel! m'écriai-je, et ne me suis-je donc pas donnée à toi? Ai-je une idée dont tu ne sois l'objet? mon coeur bat-il pour un autre nom que le tien?

—Va, reprit Léonce, puisque ton amour est moins fort que ton devoir, ou ce que tu crois ton devoir, quel est-il cet amour? peut-il suffire au mien?—Et il me repoussa loin de lui, mais avec des mains tremblantes et des yeux voilés de pleurs.—Delphine! ajoutat-il, ta présence, tes regards, tout ce délire, tout ce charme qui réveille tant de regrets, c'en est trop, adieu.—Et se levant précipitamment, il voulut s'en aller.—Quoi! lui dis-je en le retenant, tu veux déjà me quitter? Est-ce ainsi que tu prodigues les heures qui nous restent? les heures d'une vie de si peu de durée pour tous les hommes, hélas! peut-être bien plus courte encore pour nous?—Oui, tu as raison, répondit-il en revenant, j'étois insensé de partir! je veux rester! je veux être heureux! Pourquoi suis-je dans cet état? Pourquoi, continua-t-il en mettant ma main sur son coeur, pourquoi y a-t-il là tant de douleurs? Ah! je ne suis pas fait pour la vie, je me sens comme étouffé dans ses liens; si je savois les rompre tous, tu serois à moi, je t'entraînerois. M. de Lebensei, M. de Lebensei! pourquoi m'as-tu fait connoître cet homme? Il a des idées insensées sur cette terre où règne l'opinion, cette ennemie triomphante et dédaigneuse. Mais ces idées insensées troublent la tête, les sens; je ne suis plus à moi; je ne peux plus guider mon sort: si dans un autre monde nous conservons la mémoire de nos sentimens, sans le souvenir cruel des peines qui les ont troublés, si tu peux croire à cette existence, ô! mon amie, hâtons-nous de la saisir ensemble; il faut renverser ces barrières qui sont entre nous, il faut les renverser par la mort, si la vie les consacre! Parle-moi, Delphine, j'ai besoin du son de ta voix, de cette mélodie si douce; elle calme un malheureux, déchiré par son amour et sa destinée! viens, ne t'éloigne pas.—En achevant ces mots, il s'appuya sur un arbre, et, passant ses bras autour de moi, il me serra avec une ardeur presque effrayante.

Ne sens-tu pas, me dit-il, le besoin de confondre nos âmes? Tant que nous serons deux, ne souffriras-tu pas? Si mes bras te laissent échapper, n'éprouveras-tu pas quelque douleur qui puisse te donner une foible idée des miennes?—

Mon émotion étoit très-vive; je tremblois, je faisois des efforts pour m'éloigner.—Tu pâlis, s'écria-t-il; je ne sais ce qui se passe dans ton âme; répond-elle à la mienne? Delphine, dit-il avec un accent désespéré, faut-il vivre? faut-il mourir?—Une terreur profonde me saisit, je voulois m'éloigner, mais les regards, mais les paroles de Léonce me firent craindre de le livrer à lui-même; je n'avois plus la force de supporter sa douleur, et cependant j'étois indignée des dangers auxquels m'exposoit sa passion coupable. Tout à coup me retraçant ce qui avoit commencé le trouble de cette journée, je ne sais quelle pensée m'inspira un moyen cruel, mais sûr, de le faire rougir de son égarement.

—Léonce, lui dis-je alors avec un sentiment qui devoit lui en imposer, ce que vous voulez, c'est ma honte; notre bonheur innocent et pur ne vous suffit plus: vous m'accusez de ne pas vous aimer, quand mon coeur est mille fois plus dévoué que le vôtre; répondez-moi solennellement, songez que c'est au nom du ciel et de l'amour que je vous interroge: si, pour nous réunir l'un à l'autre, il falloit, comme M. et madame de Lebensei, nous perdre dans l'opinion, que feriez-vous?—Léonce frémit, recula, et se tut pendant un moment; je saisis ce moment, et je lui dis: Vous m'avez répondu: et vous osiez me demander de vous sacrifier l'estime de moi-même!—Cruelle! interrompit Léonce avec une expression de fureur dont rien ne peut donner l'idée, non je n'ai pas répondu; c'est un piège que vous avez voulu me tendre; vous joignez la ruse à la dureté, et, comme les tyrans, vous faites d'insidieuses questions aux victimes!—Ce reproche me perça le coeur, et je me repentis de l'avoir mérité.—Léonce, lui dis-je alors avec tendresse, ce n'est ni ton silence, ni ta réponse, qui auroient pu rien changer à ma résolution ni à notre sort; je ne cherche point à trouver dans ton caractère des raisons de résistance; ah! sous quelques formes que se montrent tes qualités et tes défauts même, je ne puis voir en toi que des séductions nouvelles; mais ne devois-je pas te rappeler quel joug la nécessité faisoit peser également sur nous deux; cette nécessité, c'est le devoir, c'est la vertu, c'est tout ce qu'il y a de plus sacré sur la terre. Léonce, écoute-moi, Dieu m'entend; si tu me fais subir une seconde fois d'indignes épreuves, ou je cesserai de vivre, ou je ne te reverrai plus.

—Je ne sais, me répondit Léonce, alors profondément abattu, je ne sais quel est ton dessein, j'ignore ce que le souvenir de ce jour peut t'inspirer; si tu pars, je jure, et je n'ai pas besoin d'en appeler au ciel pour te convaincre, je jure de n'y pas survivre; si tu restes, peut-être ne m'est-il plus possible de te rendre heureuse; tu souffriras avec moi, ou je mourrai seul; réfléchis à ce choix: adieu.—Et sans ajouter un seul mot, il s'élança vers la grille du parc; je n'osai point le rappeler. je fis quelques pas seulement pour continuer à le voir: il partit, j'entendis long-temps encore de loin les pas de son cheval; enfin tout retomba dans le silence, et je restai seule avec moi.

Mes réflexions furent amères; je vous en prie, ma soeur, n'y ajoutez rien; si la destinée, si Léonce me condamne au plus affreux sacrifice, n'en hâtez pas l'instant, ne précipitez pas les jours, on en donne pour se préparer à la mort; je me suis commandé de vous dire ce que j'aurois le plus souhaité de cacher: vous savez comme moi tout ce qui peut m'imposer la loi de m'éloigner de Léonce, je n'ai pas voulu repousser l'appui que vous pouvez prêter à mon courage; mais si Léonce m'épargnoit ce cruel effort, s'il consentoit à recommencer les mois qui viennent de s'écouler…. Ah! ne me dites pas que je ne dois plus m'en flatter.

P. S. Madame d'Ervins doit arriver dans peu de jours; elle aussi se réunira sans doute à vous; qu'obtiendrez-vous toutes les deux de mon coeur déchiré?

LETTRE XLI.

M. de Valorbe à madame d'Albémar.

Paris, ce l5 mai 1791.

Je suis à Paris, madame, et ne vous y ayant point trouvée, je me propose d'aller à votre campagne. Je ne sais pas si vous êtes bien aise de mon arrivée; il ne tiendroit qu'à moi de croire, par quelques mots de votre belle-soeur, que vous n'avez pas un grand désir de me revoir; il me semble cependant que j'ai des droits à votre bienveillance; peut-être y a-t-il de la modestie à réclamer ses droits! Mais je rends justice aux autres et à moi-même; il faut encore s'estimer très-heureux, quand la reconnoissance n'est point oubliée.

Vous savez avec quelle sincérité, avec quel dévouement je vous suis attaché depuis que je vous connois: je ne m'attends pas à ce que vous fassiez grand cas de tout cela à Paris; et je serai bien à mon désavantage à côté de tous les gens aimables qui vous entourent; mais à trente ans on a eu le temps d'apprendre que les succès valent peu de chose, et je me consolerois de n'en point avoir, si votre bonté pour moi n'en étoit point altérée. Je me sens triste et ennuyé; vous seule pouvez m'arracher à cette disposition; je ne connois que vous pour qui il vaille la peine de vivre; tout ce qu'on rencontre d'ailleurs est si inconséquent, et si absurde! Depuis un jour que je suis ici, j'ai déjà parlé à je ne sais combien de gens impolis, distraits, frivoles, et ne s'occupant sérieusement que d'eux-mêmes, enfin ils sont ainsi, c'est moi qui ai tort d'en être impatienté.

Je ne suis venu que pour vous chercher, je ne reste que pour vous; ne vous effrayez pas cependant, je ne vous verrai pas tous les jours. J'ai un voyage à faire chez une de mes tantes, qui durera près d'un mois, et plusieurs autres affaires me prendront du temps: vous voyez que je veux vous rassurer. Toutefois, en m'exprimant ainsi, je souffre, et vous le croyez bien; ceux qui se condamnent à paroître calmes, n'en sont que plus agités au fond du coeur. Agréez, madame, mes respectueux hommages.

A. DE VALORBE.

LETTRE XLII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Bellerive, ce 18 mai.

Je n'ai plus dans ma vie un seul jour sans douleur; il me semble que mon devoir se montre à moi sous toutes les formes. Le ciel m'avertit, par les peines que j'éprouve, qu'il est temps de renoncer au dangereux espoir de passer avec Léonce, dans la retraite, une vie heureuse et douce; il ne se contente plus du plaisir de nos entretiens, il cherche en vain à me cacher l'agitation qui le dévore, tout sert à la trahir; tantôt il m'accable des reproches les plus injustes, tantôt il se livre à un désespoir que je n'ai plus la puissance de calmer; quelle foiblesse de rester encore, quand je ne fais plus son bonheur!

M. de Valorbe est arrivé hier à Bellerive, comme je recevois une lettre de lui qui me l'annonçoit; je n'avois pu en prévenir Léonce: il étoit près de sept heures, et je redoutois ce qu'éprouveroit mon ami, en voyant un inconnu chez moi, dans le moment même de la journée où j'ai coutume de le voir seul. Je ne l'avois point instruit à l'avance de la reconnoissance que je devois à M. de Valorbe, afin de n'être dans le cas ni de lui cacher ni de lui apprendre ses sentimens pour moi: la visite de M. de Valorbe m'inquiétoit donc beaucoup; cependant j'espérois que Léonce ne seroit pas assez injuste pour s'en fâcher. M. de Valorbe fut d'abord embarrassé en me voyant; cependant il cherchait à me le dissimuler; vous savez que c'est un homme qui dispute toujours contre lui-même: il veut passer pour maître de lui, et c'est un des caractères les plus violens qu'il y ait; il ne dit pas deux phrases sans exprimer, de quelque manière, son mépris pour l'opinion des autres, et dans le fond de son coeur, il est très-blessé de n'avoir pas dans le monde la réputation qu'il croit mériter; il est en amertume avec les hommes et avec la vie, et voudroit honorer ce sentiment du nom de mélancolie et d'indifférence philosophique.

En l'écoutant me répéter, que rien n'étoit digne d'un vif intérêt, toujours moi excepté; que parmi les hommes qu'il avoit connus, il n'en avoit pas rencontré deux qui fussent estimables, je réfléchissois sur la prodigieuse différence de ce caractère avec celui de Léonce. Tous les deux susceptibles, mais l'un par amour-propre, et l'autre par fierté; tous les deux sensibles aux jugemens que l'on peut porter sur eux, mais l'un par le besoin de la louange, et l'autre par la crainte du blâme; l'un pour satisfaire sa vanité, l'autre pour préserver son honneur de la moindre atteinte; tous les deux passionnés, Léonce pour ses affections, M. de Valorbe pour ses haines; et ce dernier, quoique honnête homme au fond du coeur, capable de tout cependant, si son orgueil, la douleur habituelle de sa vie, étoit irrité. Il se remettoit par degrés, seul avec moi, de cette timidité souffrante qui est la véritable cause de son humeur, et il me parloit avec esprit et malignité sur les personnes qu'il connoissoit, lorsque Léonce entra. Il ne vit et ne remarqua que M. de Valorbe, dont la figure a de l'éclat, quoique sa tête couverte de cheveux noirs rabattus sur le front, et son visage trop coloré, lui donnent une expression rude, et que plus on l'observe, plus on ait de peine à retrouver la beauté qu'on lui croyoit d'abord.

Rencontrer un homme jeune chez moi, me parlant avec intimité, étoit plus qu'il n'en falloit pour offenser Léonce; sa physionomie peignit à l'instant ce qu'il éprouvoit, d'une manière qui me fit trembler. M. de Valorbe soutint quelques momens encore la conversation; mais, quand il s'aperçut que Léonce affectoit de ne pas l'écouter, il se tut, et le regarda fixement. Léonce lui rendit ce regard, mais avec quel air! Il étoit appuyé sur la cheminée; et, considérant de haut M. de Valorbe qui étoit assis à côté de moi, il ressembloit à l'Apollon du Belvédère lançant la flèche au serpent. M. de Valorbe répondit par un sourire amer à cette expression qu'il ne pouvoit égaler, et sans doute il alloit parler, si je ne m'étois hâtée de dire à M. de Valorbe, que M. de Mondoville, mon cousin, étoit venu pour m'entretenir d'une affaire importante. M. de Valorbe réfléchit un moment, et se rappelant sans doute que Matilde de Vernon, ma cousine, avoit épousé M. de Mondoville, son visage se radoucit tout-à-fait.

Il prit congé de moi, et salua Léonce qui resta appuyé, comme il étoit, sur la cheminée, sans donner un signe de tête ni des yeux qui pût ressembler à une révérence. M. de Valorbe surpris, voulut recommencer à le saluer pour le forcer à une politesse ou à une explication; je prévins cette intention en prenant tout de suite le bras de M. de Valorbe, pour l'emmener dans la chambre à côté, comme si j'avois eu quelques mots à lui dire. Cette familiarité amicale de ma part étoit si nouvelle pour M. de Valorbe, qu'elle lui fit tout oublier. Il me suivit avec beaucoup d'émotion, j'achevai de détourner ses observations, en lui disant; que mon cousin étoit absorbé par une inquiétude très-sérieuse dont il venoit m'entretenir. Je consentis à revoir M. de Valorbe le lendemain matin, avant l'absence d'un mois qu'il projetait, et je lui laissai prendre ma main deux fois, quoique Léonce pût le voir. J'étois si pressée de faire partir M. de Valorbe, que je ne comptois pour rien l'impression que pouvoit faire ma conduite sur M. de Mondoville. Enfin M. de Valorbe s'en alla, et je rentrai dans la chambre où étoit Léonce. Non, Louise, vous ne pouvez pas vous faire une idée du dédain et de la fierté de ses premières paroles; je les supportai, pour me justifier plus tôt, en lui racontant mes rapports avec M. de Valorbe dans la plus exacte vérité, et je finis en insistant particulièrement sur la reconnoissance que je lui devois, pour avoir sauvé la vie de mon bienfaiteur, de M. d'Albémar.

—Il se peut, me répondit Léonce, qu'il ait sauvé la vie de M. d'Albémar; mais moi, je ne lui dois rien, et nous verrons si je ne le fais pas renoncer aux droits qu'il se croit sur vous, et que vous autorisez.—Je fus blessé de cette réponse, et le souvenir de ce qui s'étoit passé, depuis le retour de Léonce ajoutant encore à cette impression, je lui dis vivement:—Vous flattez-vous de conserver un pouvoir absolu sur ma vie, quand tous mes jours se passent à repousser les plus indignes plaintes?—Il est vrai, répondit-il avec emportement, que je vous ai rendue témoin de mes souffrances, pardon de l'avoir osé; mais avez-vous pensé que ce tort vous donnât le droit de me trahir? Vous êtes-vous crue libre, parce que je suis malheureux? Votre erreur seroit grande, ou du moins votre nouvel amant ne seroit pas votre époux avant d'avoir appris quel sang il doit verser pour vous obtenir?—L'indignation me saisit à ces paroles, et ce mouvement enfin m'inspira ce qui pouvoit apaiser Léonce.—Je vous conseille, lui dis-je, de vous livrer à ces soupçons qui nous ont déjà séparés, quand nous devions être unis; ils sont plus justes cette seconde fois que la première, car j'ai mérité de perdre votre estime le jour où, cédant à vos prières, j'ai renoncé à mon départ, et où je suis revenue dans cette retraite me dévouer au coupable et funeste amour que je ressens pour vous.—A ces mots, Léonce perdit tout souvenir M. de Valorbe; il n'étoit plus irrité, mais je n'en espérai pas davantage pour notre bonheur à venir.

Il ne me cacha plus ce que je n'avois que trop deviné; il m'avoua qu'il ne pouvoit plus supporter la vie, tant que notre sort resteroit le même; qu'il étoit jaloux, parce qu'il ne se croyoit aucun droit sur moi; il me répéta cet odieux reproche avec désespoir.—Je le sais, me dit-il, je peux être mille fois plus malheureux encore qu'à présent; il y a tant d'abîmes dans la douleur, que son dernier terme est inconnu; tant que vous ne m'avez pas abandonné, je vis, mais en furieux, en insensé….—J'allois l'interrompre, pour le rappeler à des sentimens plus doux, lorsqu'on vint m'annoncer que le courrier de madame d'Ervins étoit arrivé, et la précédoit de quelques minutes:

Léonce voulut alors me quitter.—Je ne me sens pas en état, me dit-il, de voir madame d'Ervins; elle est à plaindre, je le sais; cependant j'ai besoin de me préparer à sa présence: c'est elle, je ne l'en accuse pas, mais enfin, c'est elle….—Il n'acheva point, me serra la main, et partit précipitamment; peu d'instans après son départ, madame d'Ervins arriva.

Hélas! combien elle est changée! ses traits sont restés charmans; mais l'expression de son visage, sa pâleur, son abattement, ne permettent pas de la regarder sans attendrissement. Elle étoit si fatiguée, que je n'ai pu causer avec elle ce soir. Et pendant qu'elle repose, ma Louise, je vous écris; je veux aussi confier ma situation à Thérèse, j'espère en ses conseils, en son exemple; secondez-moi de vos voeux.

LETTRE XLIII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Bellerive, ce 21 mai.

Oh! que d'émotions Thérèse m'a fait éprouver! Je ne sais point ce qu'on veut de moi, ce qu'on peut en obtenir, mon coeur succombe devant l'effort qu'on exige; une lettre de vous est venue se joindre aux exhortations de Thérèse; ne vous réunissez pas pour m'accabler; vous ne savez pas ce que vous me demandez! Dois-je renoncer à Léonce! Le voulez-vous? Ah! ne le prononcez pas; j'ai pressenti que vous alliez approcher de cette horrible idée dans votre lettre, je tremblois de la lire; et quand, par délicatesse, vous n'avez point achevé ce que vous aviez commencé, je me suis crue soulagée, comme si vous m'aviez affranchie de mes devoirs en ne me les exprimant pas. Je suis foible, je le sens; je n'ai point les vertus qui préparent aux grands sacrifices. Mon âme, livrée dés son enfance aux mouvemens naturels qui l'avoient toujours bien conduite, n'est point armée pour accomplir des devoirs si cruels: je n'ai point appris à me contraindre. Hélas! je ne croyois pas en avoir besoin. Que n'ai-je l'exaltation religieuse de Thérèse! Mais, quand j'implore le ciel, où ma raison et mon coeur placent un Être souverainement bon, il me semble qu'il ne condamne pas ce que j'éprouve; rien en moi ne m'avertit qu'aimer est un crime; plus je rêve, plus je prie, et plus mon âme se pénètre de Léonce.

Je vous ai mandé que M. de Serbellane avoit quitté l'Italie, pour s'établir en Angleterre, et que désespérant de faire changer Thérèse de résolution, il ne voyoit plus personne, et paroissoit plongé dans la plus profonde mélancolie. Thérèse ne m'a pas prononcé son nom; une lettre de Londres m'avoit appris ces tristes détails, et je n'ai pas osé lui en parler. Qu'elle est noble et sensible, cependant, cette Thérèse que s'immole à son devoir! je la conduis après demain à son couvent; que n'ai-je la force de l'y suivre! C'est ainsi qu'il faudroit se séparer! Il est moins cruel de descendre dans ce religieux tombeau de toutes les pensées de la terre, que de vivre encore en ne voyant plus ce qu'on aime!

Le lendemain de l'arrivée de Thérèse, je passai la matinée avec elle; j'entrevis dans ses discours qu'elle se croyoit coupable envers moi, et qu'elle en éprouvoit les regrets les plus amers; mais elle craignoit de m'en parler, et reculoit le moment de l'explication. Léonce vint le soir: au moment où madame d'Ervins entra dans ma chambre, il essaya de dissimuler l'impression qu'il éprouvoit; mais elle n'échappa point aux regards de Thérèse, et j'appris bientôt qu'elle savoit tout ce que je croyois lui avoir caché.

—Monsieur, dit-elle à Léonce avec un ton de dignité que je n'avois jamais remarqué dans un caractère timide et presque soumis, je sais que par le concours des plus funestes circonstances, c'est moi qui ai été la cause de l'erreur fatale qui vous a séparé de madame d'Albémar; j'ai fait le sacrifice à Dieu de tout mon bonheur dans ce monde; il ne m'a pas encore donné la force de me consoler des peines que j'ai causées à ma généreuse amie; si je n'avois pas cru que de mon consentement vous étiez instruit de mon crime, à l'époque même de la mort de M. d'Ervins, je me serois hâtée de m'accuser devant vous; mais je n'ai découvert que depuis votre mariage la méprise cruelle, que la délicatesse de madame d'Albémar l'avoit engagée à me taire. J'aurois pu, dès que je le soupçonnai pendant mon séjour ici, et lorsque j'en eus acquis la certitude à Bordeaux, par les diverses questions que vous fîtes à ma fille, j'aurois pu, dis-je, publier la vérité; mais vous étiez marié: je ne pouvois rendre à mon amie le bonheur dont je l'ai privée, et j'avois les plus fortes raisons de craindre que la famille de mon mari ne m'enlevât ma fille, et ne se permît, pour me l'ôter, si je m'avouais coupable, le scandale d'un procès public. J'ai donc espéré que vous me pardonneriez d'avoir retardé la justification authentique que je dois à madame d'Albémar, jusqu'à ce jour, où j'ai fait signer d'une manière irrévocable à toute la famille de M. d'Ervins les arrangemens qui assurent la fortune d'Isore, et m'autorisent à la confier à madame d'Albémar. J'ai abandonné tous mes droits personnels sur les biens de mon malheureux époux, et j'entre après demain dans un couvent: je suis donc libre à présent de réparer aux yeux du monde le tort que j'ai pu faire à la réputation de madame d'Albémar; mais hélas! je le sais, je n'en aurai pas moins perdu sa destinée. Son cour, inépuisable en sentimens nobles et tendres, n'a pas cessé de m'aimer: vous, monsieur, ajouta-t-elle en tendant à Léonce, avec une douceur angélique, sa main tremblante, serez-vous plus inflexible qu'un Dieu de bonté qui, malgré mes offenses, a reçu mon repentir? me pardonnerez-vous?

O ma soeur! que n'avez-vous pu voir Léonce en ce moment! Non, vous ne m'auriez plus demandé de le quitter; l'expression triste, sombre, et presque toujours contenue qu'il avoit depuis quelque temps, disparut entièrement, et son visage s'éclaira, pour ainsi dire, par le sentiment le plus pur et le plus doux. Il mit un genou en terre, pour recevoir la main de madame d'Ervins, et, de la voix la plus émue, il lui dit:—Pouvez-vous douter du pardon que vous daignez demander? Ce n'est pas vous, c'est moi qui suis le seul coupable; et cependant je vis, et cependant elle souffre mes plaintes, mes défauts, quelquefois même mes reproches. Aurois-je le droit de vous en adresser? non sans doute, et j'en ai moins encore le pouvoir; votre sort, votre courage, votre vertu, oui, votre vertu, entendez cette louange sans la repousser, me pénètrent de respect et de pitié; et si j'étois digne de me joindre à vos touchantes prières, je demanderois au ciel pour vous le calme que mon coeur déchiré ne connoît plus, mais qu'au prix de tant de sacrifices vous devez enfin obtenir.

Ah! dit Thérèse en relevant Léonce, je vous remercie d'écarter de moi votre haine; mais ce n'est pas tout encore, il faudra que vous m'écoutiez sur votre sort à tous les deux: avant de vous en parler, je veux voir madame d'Artenas; je ne connois qu'elle à Paris, c'est une parente de M. d'Ervins, elle est aussi l'amie de madame d'Albémar; je dois lui faire part de la résolution que j'ai prise. Voulez-vous avoir la bonté, M. de Mondoville, de me conduire demain chez elle? J'entre, après demain, dans mon couvent, et, huit jours après, le premier de juin, je prendrai le voile de novice.

—Ciel! dans huit jours! m'écriai-je.—C'est un secret, reprit Thérèse; vous savez que par les nouvelles lois on ne reconnoît plus les voeux; mais le prêtre vénérable qui me conduit a tout arrangé, et si l'on ne permettoit plus aux religieuses de vivre en France en communauté, il m'a assuré un asile dans un couvent en Espagne; je vous demanderai, ma chère Delphine, de me conduire vous-même dans ma retraite avec ma fille; je l'embrasserai sur le seuil du couvent pour la dernière fois, et, après cet instant, c'est vous qui serez sa mère.

—Sa voix s'altéra en parlant de sa fille; mais faisant un nouvel effort, elle dit à Léonce:—Demain à midi, n'est-il pas vrai, M. de Mondoville, vous viendrez me chercher pour me mener chez madame d'Artenas?—Léonce consentit à ce qu'elle désiroit par un signe de tête; il ne pouvoit parler, il étoit trop ému. Ah! c'est une âme aussi tendre que fière! ce n'est pas l'amour seul qui le rend sensible, la nature lui a donné toutes les vertus. Thérèse le regardoit avec attendrissement, et c'est lui, j'en suis sûre, dont elle auroit imploré la protection, s'il lui étoit encore resté quelque intérêt dans le monde.

Le lendemain, Léonce et madame d'Ervins revinrent ensemble à quatre heures de chez madame d'Artenas; je vis, sans en savoir la cause, que Léonce avoit été très-attendri: Thérèse, calme en apparence, demanda cependant à se retirer quelques heures dans sa chambre. Léonce, resté seul avec moi, me raconta ce qui venoit de se passer; il ne se doutoit point du projet de madame d'Ervins, en la conduisant chez madame d'Artenas, et dans la route elle n'avoit rien dit qui pût lui en donner l'idée. Ils arrivèrent ensemble chez madame d'Artenas, et la trouvèrent seule avec sa nièce, madame de R. Après que madame d'Ervins eut annoncé sa résolution à madame d'Artenas, elle lui fit le récit de la conduite que j'avois tenue envers elle, et attribuant à cette conduite un mérite bien supérieur à celui qu'elle peut avoir, elle avoua tout, excepté ce qui eût indiqué mes sentimens pour Léonce. Il m'a dit que de sa vie il n'avoit éprouvé, pour aucune femme, autant de respect que pour madame d'Ervins, dans le moment où elle croyoit faire un acte d'humilité. Léonce a remarqué que Thérèse avoit rougi plusieurs fois en parlant, mais sans jamais hésiter.—Et je voyois réunie en elle, a-t-il ajouté, la plus grande souffrance de la timidité et de la modestie, à la plus ferme volonté.—Elle finit en déclarant à madame d'Artenas, que loin de demander le secret sur ce qu'elle venoit de lui dire, elle désiroit qu'elle le publiât, chaque fois que ses relations dans le monde la mettroient à portée de repousser la calomnie dont je pourrois être l'objet.

Elle se recueillit un instant, après avoir achevé ses pénibles aveux, pour chercher s'il ne lui restoit point encore quelque devoir à remplir; personne n'osa rompre le silence; elle avoit trop ému ceux qui l'écoutoient; pour qu'ils fussent en état de lui répondre; et comme sans doute elle craignoit toute conversation sur un pareil sujet, elle se leva pour la prévenir, en faisant une inclination de tête à madame d'Artenas et à sa nièce; elle sortit, sans leur avoir laissé le temps d'exprimer l'intérêt et l'attendrissement qu'elles éprouvoient. Vous concevez, ma chère Louise, combien cette scène m'a touchée. Admirable Thérèse! bien plus admirable que si jamais elle n'avoit commis de fautes; que de vertus elle a tirées du remords! combien elle vaut mieux que moi, qui me traîne sans forces sur les dernières limites de la morale, essayant de me persuader que je ne les ai pas franchies!

Cette journée d'émotion n'étoit pas terminée; Thérèse n'avoit pas encore accompli tout ce que sa religion lui commandoit: elle vint rejoindre Léonce et moi, et comme j'allois vers elle pour lui exprimer ma reconnoissance:—Attendez, me dit-elle, car je crains bien d'être forcée de vous déplaire; mais demain je quitte le monde, et j'ai presque aujourd'hui les droits des mourans; écoutez-moi donc encore.—Elle s'assit alors, et s'adressant à Léonce et à moi, elle nous dit:

—J'ai détruit votre bonheur; sans moi vous seriez unis, et la vertu contribueroit autant que l'amour à votre félicité; ce tort affreux, ce tort que je ne pourrai jamais expier, c'est mon crime qui en a été la cause; un malheur plus funeste encore, la mort de mon mari a été la suite immédiate de mon coupable amour. Ce n'est donc pas moi, non ce n'est pas moi qui pourrois me croire le droit de donner de sévères conseils à des âmes aussi pures que les vôtres; cependant Dieu peut choisir la voix des pécheurs pour faire entendre des avis salutaires aux coeurs les plus vertueux. Vous vous aimez; l'un de vous est lié par des chaînes sacrées, et vous vous voyez, et vous passez presque tous vos jours ensemble, vous fiant à la morale qui vous a préservés jusqu'à présent! Je n'avois point sans doute, vos lumières, je n'avois point vos vertus; mais je formai néanmoins les mêmes résolutions que vous, et le charme de la présence affoiblit par degrés tous les sentimens honnêtes sur lesquels je m'appuyois. Delphine, faudroit-il qu'après être tombée, je vous entraînasse dans ma chute! aurois-je à rendre compte de votre âme à l'Éternel! Ah! ce seroit moi seule qui mériterois d'être punie, mais vous ne seriez plus cet être incomparable que je retrouverai dans le ciel un jour, si mon repentir m'y fait recevoir.

Et vous, Léonce, et vous, continua-t-elle; serez-vous heureux si vous entraînez mon amie? si vous égarez ce caractère noble et vertueux, que Dieu appellera plus particulièrement à lui, quand le malheur, ou ce qui est la même chose, une plus longue durée de la vie lui aura fait sentir la nécessité d'une religion positive? quand elle guidera ma fille dans le monde, au lieu d'y régner elle-même?….—Votre fille! m'écriai-je, pourquoi l'abandonnez-vous? pourquoi m'en remettez-vous le soin? je n'en suis pas digne.

—Delphine, généreuse Delphine, interrompit Thérèse, me serois-je donc si mal fait comprendre que vous puissiez penser qu'il existe un être au monde que j'estime plus que vous! quand vous vous laisseriez entraîner par l'amour, je sais que votre coeur, resté pur, ne puiseroit-dans ses fautes qu'une connoissance plus cruelle, mais plus certaine de la nécessité de la morale. Les malheurs de mon amie me seroient, hélas! un garant de plus des soins qu'elle donneroit à l'éducation vertueuse de ma fille. Mais vous, mais vous, Delphine, que deviendrez-vous si vous êtes coupable? et par quel vain espoir vous flattez-vous de l'éviter? s'il gémit de votre résistance, s'il vous montre sa douleur, s'il vous la cache, et que ses traits altérés le trahissent, s'il est malheureux enfin; dites-moi donc, si vous le savez, comment vous ferez pour le supporter? Écoutez, je suis prête à m'ensevelir pour toujours, la main de Dieu est déjà sur moi; j'ai trouvé dans mon âme la force de tout briser, de renoncer à tout; eh bien! je ne me sentirois pas encore la puissance de voir souffrir ce que j'aime; et vous vous la croyez cette puissance! Delphine, insensée, il faut vous séparer de lui pour jamais, ou tomber à ses pieds, soumise à ses désirs. Vous ne pouvez trouver que dans l'exaltation d'un grand sacrifice des forces contre l'amour. Delphine, au nom du ciel….—Arrêtez, s'écria Léonce avec l'accent le plus douloureux; ce n'est point à Delphine que vous devez vous adresser, elle est libre et je suis lié pour jamais; elle vouloit s'unir à moi, je l'ai méconnue; s'il faut déchirer un coeur, choisissez le mien; je puis partir, je le puis; la guerre va bientôt s'allumer en France; j'irai me joindre à ceux dont je dois partager les opinions; dans ce parti sans puissance, se faire tuer n'est pas difficile. Si vous avez dans votre religion des ressources pour faire supporter à Delphine la mort de Léonce, si vous en avez, j'y consens et je vous le pardonne: mais pouvez-vous imaginer qu'après avoir passé près d'elle des jours orageux, et néanmoins pleins de délices, des jours pendant lesquels je lui ai confié mes peines les plus secrètes, mes sentimens les plus intimes, je vivrois privé tout à la fois de ma maîtresse et de mon amie! de celle qui devroit être ma femme, et que je ne reverrois plus! de celle qui dirige mes actions, donne un but à mes pensées, et m'est sans cesse présente? croyez-moi, sans avoir besoin de recourir à la résolution du désespoir, mon sang glacé cesseroit de ranimer mon coeur, si je ne vivois plus pour elle. Et c'est vous, madame, qui pouvez oublier tout ce que vous-même vous avez inspiré! tout ce qu'éprouve encore sans doute celui qui pleure loin de vous!—C'en est trop, s'écria Thérèse en pâlissant, avec un tremblement convulsif qui me causa le plus mortel effroi; c'en est trop: quel langage vous me faites entendre! me croyez-vous donc assez guérie pour n'en pas mourir? ignorez-vous ce qu'il m'en coûte? pouvez-vous réveiller ainsi tous mes souvenirs? Cessez! cessez! Delphine, soutenez-moi, éloignons-nous d'ici.

Léonce, inconsolable de l'état où il avoit jeté madame d'Ervins, n'osoit approcher d'elle; on l'emporta dans sa chambre, je la suivis, et je fis dire à Léonce que je ne redescendrois pas. Je ne voulois pas quitter madame d'Ervins, et je me sentois aussi dans un trouble qui me rendoit impossible de parler à Léonce. Pourquoi le rendre témoin de mes cruelles incertitudes? des remords que madame d'Ervins a fait naître en moi? je veux me déterminer enfin, je le veux; mais je ne puis le revoir qu'après avoir pris une décision. Quelle sera-t-elle? ô mon Dieu!

Madame d'Ervins passa près d'une heure sans prononcer une parole, m'écoutant quelquefois, et ne me répondant que par des pleurs; je crus que c'étoit le moment d'essayer encore de la détourner d'entrer au couvent: les premiers mots que je prononçai sur ce sujet lui rendirent tout à coup du calme; elle me demanda doucement de m'éloigner. J'ai appris depuis qu'elle avoit passé deux heures en prières, qu'après ces deux heures elle s'étoit couchée, et qu'elle avoit paisiblement dormi jusqu'au matin.

Pour moi, j'ai passé cette nuit sans fermer l'oeil: infortunée que je suis! un esprit éclairé, quand l'âme est passionnée, ne fait que du mal; je ne puis, comme Thérèse, adopter aveuglément toutes les croyances qui remplissent son imagination, et mon coeur en auroit besoin. J'invoque une terreur, un fanatisme, une folie, un sentiment, quel qu'il soit, assez fort pour lutter contre l'amour. Quelquefois je suis prête à vous conjurer de venir ici; je voudrais m'en remettre à vous sur mon sort, vous parleriez à Léonce, vous le verriez et vous me jugeriez. Ah! ma soeur, cette prière seroit-elle trop exigeante? feriez-vous ce sacrifice à celle que vous avez élevée, et qui vous redemanderoit d'exercer de nouveau l'empire le plus absolu sur sa volonté?

LETTRE XLIV.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Bellerive, ce 26 mai 1791.

Non, ne venez pas, tout est promis; je le crois, tout est décidé. Thérèse a trop usé peut-être de l'empire que mon attendrissement lui donnoit sur moi; mais enfin, j'ai cédé à ses larmes, à l'ardeur de ses prières. Son imagination étoit frappée de l'idée qu'elle auroit à se reprocher la perte de mon âme; son confesseur, je crois, l'avoit encore, la veille, pénétrée de nouveau de cette crainte. Sa douleur, son éloquence, m'ont entièrement bouleversée; je n'ai pas consenti cependant à m'éloigner de Léonce sans être rassurée sur son désespoir; je ne le puis, je ne le dois pas: le véritable crime seroit d'exposer sa vie; quel effroi peut l'emporter sur une telle crainte! le remords même est plus facile à braver.

Thérèse veut que Léonce soit témoin avec moi de la cérémonie qui consacrera le moment où elle doit prendre le voile de novice. Elle compte sur l'impression de cette solennité, et, malgré la résistance qu'il a déjà opposée à ses prières, elle croit qu'au pied de l'autel, ses derniers adieux obtiendront de Léonce qu'il me laisse partir. Elle veut lui répéter alors ce dont elle est convaincue, c'est que son salut à elle-même dépend du mien, et qu'il ne peut sans barbarie se refuser au dernier effort qu'elle veut tenter, pour m'arracher aux malheurs qui me menacent; elle se croit sûre d'obtenir ainsi le consentement de Léonce. J'ai promis que si elle l'obtenoit en effet, je partirois a l'instant même; c'est dans six jours, et je dois jusque-là cacher à Léonce ce que j'éprouve; je l'ai juré. Je vous l'avoue, lorsque Thérèse m'a arraché tous les engagemens qu'elle a voulu, j'avois un espoir secret que rien ne pourrait décider Léonce à mon départ; mon opinion à présent n'est plus la même: Thérèse est si touchante! le moment qu'elle a choisi pour parler à Léonce est si propre à l'émouvoir! J'y joindrai moi-même mes instances, je le dois, je le ferai; mais se taire pendant ces six jours, le revoir avec l'idée que bientôt peut-être nous serons séparés! Thérèse a trop exigé de moi; sa dévotion, tout à la fois exaltée et romanesque, m'ébranle, m'entraîne, et ne me soutient pas.

Elle m'a répété de mille manières, avec cet accent passionné qu'elle tient de l'amour et qu'elle consacre à la religion, que je ne pouvais pas me refuser à l'espoir qui lui restoit encore de me sauver, et d'obtenir l'absolution de ses fautes.—Je vous demande bien peu, me disoit-elle, je vous demande seulement la permission d'essayer dans un moment solennel, si je puis attendrir votre amant sur le sort auquel il vous livre; vous ne pouvez pas vous y opposer, sans vous avouer à vous-même que, dût-il accéder à votre départ, vous n'en seriez pas capable!—Je résistois encore à ce qu'elle désiroit, une crainte vague me retenoit; mais lorsque j'étois prête à la quitter, elle s'est précipitée à mes pieds avec sa fille, et m'a représenté avec une telle force ce que j'éprouverois si je me rendois coupable, ce qu'elle avoit souffert; parce que, éloignée de moi, une âme courageuse n'étoit point venue à son secours; elle a fait naître dans mon coeur une émotion si vive, que j'ai consenti à tout.

Qu'en arrivera-t-il? une séparation déchirante: je suis comme égarée, on dispose de moi sans que ma volonté me guide, je ne sais ce que je dois craindre; peut-être de tels efforts augmenteront-ils les dangers même dont on veut me sauver.—Ah! Léonce, c'est à vous qu'on s'en remet, est-ce vous qui briserez nos liens?

LETTRE XLV.

Léonce à Delphine.

Paris, ce 28 mai.

D'où vient le trouble que j'éprouve? jamais vous ne m'avez paru plus touchante, plus sensible qu'hier! J'étois dans l'ivresse auprès de vous, et quand je me suis rappelé notre soirée, je n'ai éprouvé qu'une inquiétude, une tristesse indéfinissable. Je vous ai trouvée vous faisant peindre pour moi; vous aviez revêtu un costume grec qui vous rendoit plus céleste encore, tous vos charmes se développoient à mes yeux; je vous ai regardée quelque temps, mais je me sentois dévoré par une passion qui consumoit ma vie; le peintre nous a quittés, je vous ai serrée dans mes bras, et deux fois vous avez penché votre tête sur mon épaule; mais je ne vous avois point communiqué l'ardeur que j'éprouvois. Vos yeux se remplissoient de larmes, votre visage étoit pâle, et votre regard abattu; si, dans cet état, il eût été possible que votre coeur vous livrât à mon amour, il me semble qu'un sentiment inconnu, mais tout puissant, m'eût interdit d'accepter le bonheur même.

Je m'éloignois, je me rapprochois de vous, vous gardiez le silence; cependant vous m'aimiez, et j'éprouvois au dedans de moi-même une fièvre d'amour, un frisson de douleur tout-à-fait inexplicable. J'ai voulu vous demander de prendre votre harpe; vous savez combien vous me calmez en me faisant entendre votre voix unie à cet instrument.—Ah! m'avez-vous répondu vivement, je ne puis pas supporter la musique, ne m'en demandez pas.—Pourquoi ne pouvez-vous plus la supporter? Vous m'avez souvent répété ces paroles de Shakespeare: l'âme qui repousse la musique est pleine de trahison et de perfidie. Pourquoi la repoussez-vous?

J'ai votre parole de ne jamais partir à mon insçu, je ne puis la révoquer en doute, vous me l'avez de nouveau répété; quelle est donc la cause de l'état où je vous ai vue? Ah! sentiriez-vous quelque atteinte de la douleur qui me tue? sentiriez-vous qu'il faut mourir, si nous ne nous appartenons pas l'un à l'autre? Non, vos yeux n'exprimoient ni l'entraînement ni l'abandon. Delphine, ton âme est si pure, si vraie, que rien ne peut la troubler sans que ton ami l'aperçoive; dis-moi donc quel est le sentiment qui t'occupoit hier.

LETTRE XLVI.

Léonce à M. Barton.

Paris, ce 31 mai.

L'un de vos amis vous a mandé qu'il m'avoit trouvé changé, et vous en êtes inquiet; je vous en prie, rassurez-vous; je souffre, mais il n'y a point de danger pour ma vie; j'ai assez souvent la fièvre le soir, ce sont les peines de mon âme qui me la donnent. Depuis quelque temps je crains sans cesse que madame d'Albémar ne s'éloigne de moi; le trouble qu'elle me cause excite dans mon sang une agitation continuelle; mais ce n'est pas, soyez-en sûr, la maladie qui me tuera. Ne venez point me voir, vous ne pourriez rien sur moi; jamais on n'a ressenti ce que j'éprouve! Je sortirai de cet état, il faut qu'il finisse à quelque prix que ce puisse être, il le faut. Attendez mon sort; je ne veux pas que votre vie paisible s'approche de la mienne, une influence fatale tomberoit sur vous.

LETTRE XLVII.

Delphine à Léonce.

Bellerive, ce 1er juin, à 10 heures du matin.

Madame d'Ervins m'écrit encore ce matin, qu'elle désire vivement que vous soyez témoin de la cérémonie de ce soir; venez me chercher à quatre heures pour me conduire à son couvent; elle le veut, nous ne pouvons pas le lui refuser.

LETTRE XLVIII.

Réponse de Léonce à Delphine.

Paris, ce 1er juin, à midi.

Si vous l'exigez, j'irai; mais essayez de m'en dispenser, j'ai peur des émotions; vous ne savez pas, dans la disposition actuelle de mon âme, combien elles me font mal! Je serai chez vous à quatre heures; mais, s'il est possible, écrivez à madame d'Ervins que vous irez seule.

LETTRE XLIX.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Bellerive, ce 2 juin.

Si je ne suis pas encore tout-à-fait indigne de vous, ma Louise, je ne sais à quel secours du ciel je le dois. Méritois-je ce secours, après des momens si coupables? Non, sans doute, mais il m'a été donné pour me livrer à la douleur, pour expier par mes regrets, ce jour où mes sentiment ont profané tout ce qu'il y a de plus respectable au monde. Je suis bien malade; on me croit en danger, on me défend d'écrire; mais si je dois mourir, je veux que vous connoissiez les dernières heures que j'ai passées. Elles ont été terribles! que le souvenir en demeure déposé dans votre sein! Apprenez quels sont les efforts qui peut-être ont précédé la fin de ma vie! Je crains que ma fièvre ne me fasse tomber dans le délire; je n'ai peut-être plus que quelques instans pour recueillir mes pensées, je vous les consacre encore. Aimez-moi! Si je meurs, je puis être pardonnée.

Léonce, à regret, s'étoit enfin décidé à m'accompagner comme le désiroit madame d'Ervins; nous arrivons à la porte du couvent où je l'avois conduite la veille, et près duquel demeuroit son confesseur; un homme m'y attendoit, pour me remettre une lettre d'elle qui m'apprenoit qu'elle seroit reçue novice, dans quel lieu, juste ciel! dans l'église même où j'ai vu Léonce se marier! Thérèse me l'avoit caché, mais c'étoit sur ce moyen qu'elle comptoit, pour triompher de notre amour. J'hésitai, je l'avoue, si je continuerois ma route; mais la fin de la lettre de Thérèse étoit tellement pressante, elle me disoit avec tant de force qu'elle avoit besoin de me revoir encore, que je lui percerois le coeur en la privant dans un tel moment de la présence de sa seule amie, que je n'eus pas le courage de la refuser. Léonce, cette fois, voyant dans quel état d'émotion j'étois, insista pour ne pas m'abandonner seule à cette épreuve douloureuse. J'étois déjà dans un tel trouble que je cessai de vouloir, et je me laissai conduire sans réflexion ni résistance.

Pendant la route qui nous restoit encore à faire, nous gardâmes l'un et l'autre le plus profond silence; néanmoins, à l'instant où ma voiture tourna dans le chemin qui conduit à l'église de Sainte-Marie, Léonce reconnoissant les lieux qu'il ne pouvoit oublier, dit avec un profond soupir:—C'étoit ainsi que j'allois avec Matilde; elle étoit là, s'écria-t-il en montrant ma place: oh! pourquoi suis-je venu! Je ne puis!…—Il sembloit vouloir fuir; mais en me regardant, ma pâleur et mon tremblement le frappèrent sans doute, car, s'arrêtant tout à coup, il ajouta:—Non, pauvre malheureuse, tu souffres, je ne te laisserai point souffrir seule, appuie-toi sur ton ami.—Nous descendîmes de la voiture; l'église étoit fermée pour tout le monde, excepté pour nous: un vieux prêtre vint à notre rencontre, et se souvenant mal des deux personnes qu'on l'avoit chargé de recevoir, il me dit en montrant Léonce: Madame, monsieur est sans doute votre mari?—Ah! Louise, ce mot si simple réveilloit tant de regrets et de remords, que je restai comme immobile devant la porte de l'église, n'osant en franchir le seuil.—Léonce prit la parole avec précipitation:—Je suis le parent de madame, répondit-il;—et m'entraînant après lui, nous entrâmes.

Le prêtre nous fit asseoir sur un banc peu éloigné de la grille du choeur. Léonce se plaça de manière qu'il ne pût apercevoir l'autel devant lequel il s'étoit marié; sa respiration étoit haute et précipitée; moi, j'avois couvert mes yeux de mon mouchoir, je ne voyois rien, je pensois à peine, j'éprouvois seulement une agitation intérieure, une terreur sans objet fixe, qui troubloit entièrement mes réflexions. L'une des portes qui conduisoient dans l'intérieur du couvent s'ouvrit; des religieuses couvertes d'un voile noir, suivies par l'infortunée Thérèse, vêtue d'une robe blanche, s'avancent à quelque distance de nous, dans un profond silence; Thérèse s'appuyoit sur le bras de son confesseur; mais ses pas n'étoient point chancelans, on pouvoit même remarquer qu'une exaltation extraordinaire les rendoit trop rapides; pendant qu'elle marchoit, les prêtres chantoient un psaume lugubre, qu'accompagnoit un orgue assez doux; Thérèse quitta les religieuses pour venir vers moi; elle me serra la main avec une expression que je ne pourrai jamais oublier, et tendant une lettre à Léonce, elle lui dit à voix basse:—Quand la barrière éternelle sera refermée sur moi, lisez ce papier, dans cette église même, à la lueur de cette lampe qui brûle à quelques pas de l'autel où vous avez prononcé d'irrévocables sermens. Écoutez, pour vous préparer à ce que j'ose vous demander, les chants des religieuses qui vont consacrer mon entrée dans leur asile; quand ils auront cessé, je n'existerai plus pour le monde; mais, si vous exaucez mes prières, vous me réconcilierez avec Dieu; je ne serai plus coupable devant lui de votre perte à tous les deux; et toi, mon amie, me dit-elle, tu vois où l'amour m'a conduite, fuis mon exemple, adieu.—En achevant ces mots, elle s'approcha de la grille du choeur, tourna la tête encore une fois vers moi, et dans le moment où cette grille alloit nous séparer pour toujours, elle me fit un dernier signe, comme sur les confins de la terre et du ciel. Je crus la voir passer de la vie à la mort, et dans l'éloignement, elle m'apparoissoit telle qu'une ombre légère, déjà revêtue de l'immortalité.

Léonce étoit resté immobile, tenant à la main la lettre de Thérèse.—Que contient-elle? me dit-il avec l'accent le plus sombre; que voulez-vous de moi? Seriez-vous d'accord avec elle?—Je vous en conjure! interrompis-je, obéissez à la prière de Thérèse, ne lisez point encore ce qu'elle vous écrit! Donnez un moment à la pitié pour elle! Je suis là, près de vous, mon ami; ah! pleurons encore quelques instans sans amertume!—Léonce, placé derrière moi, posa sa main sur le pilier qui me servoit d'appui; ma tête tomba sur cette main tremblante, et ce mouvement, je crois, suspendit quelque temps son agitation. La musique continua; l'impression qu'elle me causoit me plongea dans une rêverie extraordinaire, dont je n'ai pu conserver que des souvenirs confus; bientôt j'entendis les sanglots étouffés de mon malheureux ami, et je m'abandonnai sans contrainte à mes larmes. J'invoquai Dieu pour mourir dans cette situation, elle étoit pleine de délices; je n'imposois plus rien à mon âme, elle se livroit à une émotion sans bornes; il me sembloit que j'allois expirer à force de pleurs, et que ma vie s'éteignoit dans un excès immodéré d'attendrissement et de pitié. Je ne sais combien de temps dura cette sorte d'extase, mais je n'en fus tirée que par le bruit que firent les rideaux du choeur, lorsqu'on les ferma. La cérémonie terminée, les religieuses et les prêtres s'étant retirés, nous n'entendîmes plus, nous ne vîmes plus personne, et nous nous trouvâmes seuls dans l'église, Léonce et moi.

Léonce, sans quitter ma main, s'approcha de la lumière, et lut la prière solennelle, éloquente et terrible, que Thérèse lui adressoit, pour l'engager à sauver mon âme, en rompant nos liens, et en cessant de nous voir. Je ne pus en saisir que quelques paroles, qu'il répétoit en frémissant. A peine l'eut-il finie que, levant sur moi des yeux pleins de douleur et de reproches, il me dit:—Est-ce vous qui avez combiné ces émotions funestes? Est-ce vous qui avez résolu de me quitter?—Consentez, lui dis-je avec effort, consentez à mon absence. Léonce, je t'en conjure, cède à la voix du ciel que Thérèse t'a fait entendre! Ne sens-tu pas que les forces de mon âme sont épuisées? Il faut que je m'éloigne, ou que je devienne criminelle! Un plus long combat n'est pas en ma puissance! Saisissons cet instant!…—Il est donc vrai, reprit Léonce, il est donc vrai que vous avez formé le dessein de me quitter! que tant de jours passés ensemble n'ont point laissé de trace dans votre coeur! Oui! c'en est fait! il n'y aura plus sur cette terre une heure de repos pour moi! Et quand devoit-elle commencer, cette séparation?—A l'heure même! m'écriai-je; tout est prêt, l'on m'attend, laissez-moi partir, que ce lieu soit témoin de ce noble effort!—Il sera témoin, s'écria-t-il, de ma mort; je me sens abattu, je n'ai plus l'espérance qui pourroit m'aider à triompher de votre dessein! Je me suis trompé! vous n'avez pas d'amour! vous n'en avez pas! vous pouvez partir. Eh bien! le sacrifice est fait, vous le pouvez. Adieu.

—Louise, jamais la douleur de Léonce n'avoit été si profonde et si touchante; elle avoit changé son caractère. Il n'essayoit pas de me retenir; mais je voyois dans son regard une expression funeste, une désignation sombre qui me glaçoit de terreur. J'essayai de lui parler, il ne me répondoit plus; je ne pouvois supporter qu'il eût cessé de croire à ma passion pour lui; dix fois il en repoussa l'assurance, et sembloit craindre les sentimens les plus doux, comme si, décidé à mourir, il avoit eu peur de regretter la vie. Enfin, un accent plus tendre le ranima tout à coup, mais pour lui rendre un égarement non moins effrayant que l'accablement dont il sortoit. Eh bien! me dit-il, si tu veux que je croie à ton amour, si tu veux que je vive, il en existe encore un moyen! Il peut seul expier ce que tu m'as fait souffrir! il peut seul prévenir les tourmens qui m'attendent! Il faut te lier à l'instant même par un serment que tu nommeras sacrilège, mais sans lequel aucune puissance humaine ne peut me faire consentir à la vie.—Que veux-tu de moi? lui dis-je épouvantée; ne sais-tu pas que je t'adore? n'es-tu pas le souverain de ma vie?—Qui pourroit compter, me répondit-il avec amertume, qui pourroit compter sur ton âme incertaine, combattue, toujours prête à m'échapper? Il n'est qu'un lien sur la terre, il n'en est qu'un qui puisse répondre de toi! Et ce moment de désespoir est le dernier où la passion toujours repoussée, toujours vaincue par chaque nouveau repentir, puisse te demander, puisse obtenir l'engagement de l'amour. Qu'il soit donné dans ces lieux mêmes dont tu invoques sans cesse contre moi les cruels souvenirs! que l'horreur même de ce séjour consacre ta promesse ou ton refus irrévocable. Viens, suis-moi.—Je sentois qu'il vouloit m'entraîner vers l'autel fatal, près de la colonne derrière laquelle j'avois été témoin de son malheureux mariage; nous en étions encore à quelques pas, et je m'appuyois sur l'un des tombeaux que des regrets pieux ont consacrés dans cette église.

—Restons ici, dis-je à Léonce, reposons-nous près des morts.—Non, me dit-il avec une voix qui retentit encore dans tout mon être, ne résiste point, suis mes pas.—Les forces me manquoient, il passa son bras autour de moi, et entraînée par lui, je me trouvai précisément en face de l'autel où le sacrifice de mon sort avoit été accompli. Je regardai Léonce, cherchant à découvrir sa pensée; ses cheveux étaient défaits, sa beauté, plus remarquable que dans aucun moment de sa vie, avoit pris un caractère surnaturel, et me pénétroit à la fois de crainte et d'amour.—Donne-moi ta main, s'écria-t-il, donne-la-moi; s'il est vrai que tu m'aimes, tu dois, infortunée, tu dois avoir besoin comme moi de bonheur; jure sur cet autel, oui, sur cet autel même dont il faut à jamais écarter le fantôme horrible d'un hymen odieux; jure de ne plus connoître d'autres liens, d'autres devoirs que l'amour; fais serment d'être à ton amant, ou je brise à tes yeux ma tête sur ces degrés de pierre, qui feront rejaillir mon sang jusqu'à toi; c'en est trop de douleurs; c'en est trop de combats; c'est dans ce sanctuaire, triste asile des larmes, que j'ose déclarer que je suis las de souffrir! je veux être heureux, je le veux; la trace de mes chagrins es trop profonde; rien ne peut faire cesser mes craintes; je te verrai toujours prête à m'échapper, si des liens chers et sacrés ne me répondent pas de notre union; le poids que je soulève pour respirer l'air m'oppresse trop péniblement; il faut que je m'enivre des plaisirs de la vie, ou que la mort m'arrache à ses peines. Si tu me refuses, Delphine, tiens, les lieux sont bien choisis; sous ces marbres sont des tombeaux, indique la pierre que tu me destines, fais-y graver quelques lignes, et tu seras quitte envers mon sort; que reste-t-il de tant d'hommes infortunés comme moi? des inscriptions presque effacées sur lesquelles le hasard porte encore quelquefois nos yeux inattentifs. Delphine, la mort est sous nos pas, repousse ton amant dans l'abîme, ou viens te jeter dans ses bras; il t'enlèvera loin de ces voûtes funestes, et nous retrouverons ensemble et le ciel et l'amour.—

Ses regards me causoient une terreur inexprimable; je lui dis:—Léonce, sortons d'ici; je ne partirai pas; que veux-tu de moi? sortons d'ici.—Non! s'écria-t-il en me retenant avec violence, dans une heure tu reprendras sur moi ton funeste empire; je recommencerai cette misérable vie de tourmens, de craintes, de regrets; non, ce jour terminera cette existence insupportable; ton âme doit sentir en cet instant ce qu'elle peut pour moi: si tu résistes à l'état où je suis, au trouble qu'il te cause, c'en est fait, nos noeuds sont brisés. Fais le serment que j'exige, ou laisse-moi; reviens seulement demain à la même heure, les prêtres chanteront pour moi les mêmes hymnes que pour ton amie, tu seras seule au monde. Delphine, pauvre Delphine! ainsi séparée de tout ce qui te fut cher, ne regretteras-tu donc pas le malheureux insensé qui t'a si tendrement aimée?—Louise, mon coeur s'égaroit.—Cruel! m'écriai-je, quoi! c'est dans ce lieu même que tu peux exiger une semblable promesse! Oses-tu donc profaner tout ce qu'il y a de saint sur la terre?

—Je veux, reprit Léonce, te lier pour jamais; je veux affranchir ton âme violemment et sans retour, de tous les scrupules vains qui la retiennent encore. Delphine, si nous étions au bout du monde, si les volcans avoient englouti la terre qui nous donna naissance, les hommes que nous avons connus, croirois-tu faire un crime en t'unissant à ton amant? Eh bien! oublie l'univers, il n'est plus, il ne reste que notre amour. Tu ne l'as jamais connu, l'amour, fille du ciel! aucun mortel n'a possédé tes charmes. Quand ton âme sera tout entière livrée à moi, tu m'aimeras d'une affection que tu ne peux encore comprendre; il naîtra pour nous deux une seule et même vie, dont nos existences séparées n'ont pu te donner l'idée. Dis-moi donc, ne sens-tu pas ce que j'éprouve, un élan du coeur vers la félicité suprême, un délire d'espérance qu'on ne pourroit tromper sans que l'avenir fût flétri pour toujours? Écoute, Delphine, si tu sors de ces lieux sans que ta volonté soit vaincue, sans que tes desseins soient irrévocablement changés, j'en ai le pressentiment, tout est fini pour moi; tu auras horreur de ma violence, tu ne te souviendras que d'elle. Delphine, c'en est fait, prononce, jamais la mort ne fut plus près de moi! Quand tout mon sang, s'écria-t-il en frappant avec violence sa poitrine, quand tout mon sang sortit de cette blessure, j'avois mille fois plus de chances de vie qu'en cet instant!—Qui pourroit, juste ciel, se faire l'idée de l'expression de Léonce alors! il étoit tellement hors de lui-même, que je ne doutai pas du plus funeste dessein. J'allois perdre tout sentiment de moi-même, j'allois promettre, dans le sanctuaire des vertus, d'oublier tous mes devoirs; je me jetai à genoux cependant, par une dernière inspiration secourable, et j'adressai à Dieu la prière, qui, sans doute, a été entendue.

—O Dieu! m'écriai-je, éclairez-moi d'une lumière soudaine! tous les souvenirs, toutes les réflexions de ma vie ne me servent plus; il me semble qu'il se passe en moi des transports inouïs qu'aucun devoir n'avoit prévus; si tant d'amour est une excuse à vos yeux, si, quand de tels sentimens peuvent exister, vous n'exigez pas des forces humaines de les combattre, suspendez cet effroi que j'éprouve encore, pour un serment que je crois impie! éloignez le remords de mon âme, et qu'oubliant tout ce que j'avois respecté, je fasse ma gloire, ma vertu, ma religion du bonheur de ce que j'aime. Mais si c'est un crime que ce serment, demandé avec tant de fureur, ô mon Dieu! ne me condamnez pas du moins à voir souffrir Léonce; anéantissez-moi à l'instant, dans ce temple saint tout rempli de votre présence! des sentimens d'une égale force s'emparent tour à tour de mon âme, vous pouvez seul faire cesser cette incertitude horrible. O mon Dieu! la paix du coeur, ou la paix des tombeaux, je l'appelle, je l'invoque….—Je ne sais ce que j'éprouvai alors, mais la violence de mes émotions surpassant mes forces, je crus que j'allois mourir, et frappée de l'idée qu'il y avoit quelque chose de surnaturel dans cet effet de ma prière, en perdant connoissance, je pus encore articuler ces mots:—O mon Dieu! vous m'exaucez.—

Léonce m'a dit depuis, qu'il se persuada, comme moi, que j'étois frappée par un coup du ciel, et qu'en me relevant dans ses bras, il douta quelques instans de ma vie: il me porta jusqu'à ma voiture, et j'arrivai à Bellerive, sans avoir repris mes sens. Lorsque j'ouvris les yeux, je trouvai Léonce au pied de mon lit; je fus long-temps sans me rappeler ce qui s'étoit passé; comme le jour commençoit à paroître, mes souvenirs revinrent par degrés, je frémis de ce qu'ils me retracèrent. Le remords, la honte, une vive impression de terreur me saisit, en me rappelant dans quel lieu l'on m'avoit demandé des sermens criminels; je détournai mes regards de Léonce, je le conjurai de me quitter, de retourner chez lui calmer l'inquiétude que son absence devoit causer à Matilde; je vis à son trouble qu'il craignoit les résolutions que je pourrois former, je lui jurai de l'attendre ce soir. Oh! je ne puis pas partir, je n'ai plus la force de rien.

Louise, je crois, en effet, que ma prière a été réellement exaucée; ce que j'éprouve ressemble aux approches de la mort. J'ai pu du moins écrire jusqu'à la fin ce récit terrible; vous saurez, quoi qu'il m'arrive, quel combat j'ai soutenu, quelles douleurs…..ah! ce seront les dernières. Adieu, Louise; ma main tremble, je sens ma raison troublée; avec mes dernières forces, avec mon dernier accent, je vous dis encore que je vous aime.

LETTRE L.

Madame de Lebensei a mademoiselle d'Albémar.

Paris, ce 4 juin 1791.

Je suis bien malheureuse, mademoiselle, d'avoir à vous causer la peine la plus cruelle. Madame d'Albémar est à toute extrémité; on l'a transportée à Paris dans le délire, et ce qu'elle dit dans cet état, fait trop voir que les peines de son coeur sont la cause de la maladie dont elle est atteinte. S'il en est encore temps, venez près d'elle; M. de Mondoville est dans un état qui ne diffère guère de celui de Delphine; mon mari seul conserve assez de présence d'esprit pour secourir ces deux infortunés. Madame d'Albémar a déjà prononcé plusieurs fois votre nom. Ah! que n'êtes-vous ici! que ne nous reste-t-il du moins l'espérance que vous y arriverez à temps!

QUATRIÈME PARTIE.

LETTRE PREMIÈRE.

Léonce à M, Barton.

Paris, ce 10 juin 1791.

On vous a écrit que j'avois la tête perdue, on a dit vrai; la vie de Delphine est en danger, je suis dans une chambre près de la sienne; je l'entends gémir; c'est moi, criminel que je suis, c'est moi qui l'ai jetée dans cet état: pensez-vous que, pour être calme, il suffise de la résolution de se tuer si elle meurt? Il y a des tourmens inouïs, tant que le sort est en suspens! Hier elle m'a regardé avec une douceur céleste, elle a reposé sa tête sur moi comme si elle vouloit recevoir quelque bien de moi, de ce furieux, l'unique cause… Non, elle ne mourra point, depuis quelques heures ses plaintes sont moins déchirantes.

Elle n'a cessé, dans son délire, de rappeler une horrible scène dans une église…. La nuit dernière surtout, madame de Lebensei et moi nous veillions auprès de son lit; tout à coup elle a soulevé sa tète, ses cheveux sont tombés sur ses épaules, son visage étoit d'une pâleur mortelle, cependant il avoit je ne sais quel charme que je ne lui connoissois point encore; son regard pénétroit le coeur, et me faisoit éprouver un sentiment de pitié si douloureux, que j'aurois voulu mourir à l'instant pour en abréger la souffrance.—Léonce, me disoit-elle, Léonce, je t'en conjure, n'exige pas de moi, dans le lieu le plus saint, le serment le plus impie; ne me fais pas jurer mon déshonneur, ne me menace pas de ta mort, laisse-moi partir! rends-moi la promesse que je t'ai faite de rester, rends-la-moi!

—Elle m'appeloit, et cependant elle ne me connoissoit pas; ses yeux me cherchoient dans la chambre, et ne pouvoient parvenir à me distinguer. Je m'écriai, en me jetant à genoux devant son lit, que je la dégageois de tout, qu'elle étoit libre de me quitter; que n'aurois-je pas fait pour la calmer! quel arrêt n'aurois-je pas prononcé contre moi-même! Mais, hélas! elle n'entendit point ma réponse, et, répétant sa prière, elle m'accusa de la refuser, et me demanda grâce avec un accent toujours plus déchirant, chaque fois qu'elle croyoit n'obtenir aucune réponse.

Ah, ciel! concevez-vous un supplice égal à celui que j'éprouvois! on eût dit qu'un pouvoir magique nous empêchoit de nous comprendre; elle m'imploroit, et je lui paroissois inflexible. Elle se plaignoit de mon silence, et son délire l'empêchoit de m'entendre. Moi, qu'elle accusoit et supplioit tour à tour, j'étois là, près d'elle, essayant en vain de faire arriver jusqu'à son coeur une seule des paroles que mon désespoir lui prodiguoit, et ne pouvant ni la détromper ni la secourir. O mon maître! quelle âme m'avez-vous formée? D'où viennent tant de douleurs? Une fois, dans mon enfance, je m'en souviens, j'ai failli mourir dans vos bras; si vous eussiez prévu mes jours d'à présent, n'est-il pas vrai, vous ne m'auriez pas secouru? Je ne serois pas ici, ses cris ne perceroient pas jusqu'à ma tombe, j'y reposerois en paix depuis long-temps: O ciel! elle m'appelle!…

LETTRE II.

Léonce à Delphine.

Ce 12 juin.

Tu vivras, ma Delphine, ils me l'ont juré! que le ciel les en récompense! Ah! combien il a duré, le temps qui vient de s'écouler! Est-il vrai que tu n'as été; en danger que pendant dix jours? Le souvenir de toutes mes années me semble moins long; tu es mieux, on m'en répond, je devrois en être certain; mais que je suis loin encore d'être rassuré! Les pensées qui t'agitent prolongent tes souffrances; que puis-je faire, que pourrois-je te dire qui portât du calme dans ton âme? As-tu besoin de m'entendre répéter que je déteste la scène criminelle qui a produit sur ton imagination un effet si terrible? Ah! tu n'en peux douter! Souviens-toi que je me refusois à te suivre dans cette fatale église; je me sentois depuis quelques jours dans un égarement qui m'ôtoit tout empire sur moi-même. Cette prière solennelle de Thérèse, que je croyois concertée avec toi, la terreur de ton départ, le souvenir d'un hymen funeste, cruellement retracé, l'amour, les regrets; que sais-je? l'homme peut-il se rendre compte de ce qui cause sa folie? J'étois insensé; mais tu ne dois pas craindre que désormais ce coupable délire puisse s'emparer de moi, tu ne le dois pas, si tu as quelque idée de l'impression qu'a faite sur mon coeur l'état où je t'ai vue; mon amour n'a rien perdu de sa force, mais il a changé de caractère.

Il me sembloit, avant ta maladie, qu'une vie surnaturelle nous animoit tous les deux; j'avois oublié la mort, je ne pensois qu'à la passion, qu'à ses prodiges, qu'à son enthousiasme. Au milieu de cette ivresse, tout à coup la douleur t'a mise au bord du tombeau; oh! jamais un tel souvenir ne peut s'effacer! la destinée m'a replacé sous son joug, elle m'a rappelé son empire, je suis soumis. Toutes les craintes, tous les devoirs pourront m'en imposer maintenant: n'ai-je pas été au moment de te perdre? Suis-je sûr de te conserver encore? et mes emportemens criminels n'ont-ils pas rempli ton âme innocente de terreur et de remords?

O Delphine! être que j'adore! ange de jeunesse et de beauté! relève-toi! ne te laisse plus abattre, comme si ma passion coupable avoit humilié l'âme sublime qui sut en triompher! Delphine! depuis que je t'ai vue prête à remonter dans le ciel, je te considère comme une divinité bienfaisante qui recevra mes voeux, mais dont je ne dois pas attendre des affections semblables aux miennes. Que se passe-t-il dans ton coeur? Tu parois indifférente à la vie, et cependant je suis là, près de toi; nous ne sommes pas séparés, nous nous voyons sans cesse, et tu veux mourir! Mon amie! les jours de Bellerive sont-ils donc entièrement effacés de ta mémoire? nous en avons eu de bien heureux, ne t'en souvient-il plus? ne veux-tu pas qu'ils renaissent? insensé que je suis! puis-je désirer encore que tu me confies ta destinée? Delphine, ton sort étoit paisible, tu étois l'admiration et l'amour de tous ceux qui te voyoient, je t'ai connue, et tu n'as plus éprouvé que des peines! Eh bien! douce créature, es-tu découragée de m'aimer? ce sentiment qui te consoloit de tout, est-il éteint? Tu n'as pu me parler; j'ignore ce qui t'occupe, je ne sais plus ce que je suis pour toi. Cependant, puisque je ne me sens pas seul au monde, sans doute tu m'aimes encore.

J'ai craint de t'agiter trop vivement par un entretien; j'ai préféré de t'écrire pour te rassurer, pour te dire même que tu étois libre, oui, libre de me quitter! Si mon supplice, si mon désespoir…. Non, je ne veux point t'effrayer, je t'ai rendu le pouvoir absolu, à quelque prix que ce soit, tu peux en user: mais quand je te jure par tout ce qu'il y a de plus sacré sur la terre, de te respecter comme un frère, Delphine, pourquoi changerois-tu rien à notre manière de vivre? Ne frémis-tu pas à l'idée de ces résolutions nouvelles qui bouleversent l'existence, quand tout est si bien! Coupable que je suis! pourquoi n'ai-je pas toujours pensé ainsi? Je suis résigné, tu n'as plus rien à craindre de moi, tu dois en être convaincue, nous nous connoissons trop pour ne pas répondre l'un de l'autre. Oh! n'est-il pas vrai qu'à présent, si tu le veux, tu seras bientôt guérie? tu en as le pouvoir; cet amour qui existe en nous peut appeler ou repousser la mort à son gré; il nous anime, il est notre vie; Delphine, il réchauffera ton sein. Sois heureuse, livre ton âme aux plus douces espérances; les douleurs que j'ai ressenties ont pour toujours enchaîné les passions furieuses de mon âme; oui, de quelque puissance que vienne cette horrible leçon, elle a été entendue. Mon amie, je vais te voir, je vais te porter cette lettre; après l'avoir lue, ne me dis rien, ne me réponds pas; un de tes regards m'apprendra tes plus secrètes pensées.

LETTRE III.

Mademoiselle d'Albémar à madame de Lebensei.

Dijon, ce 14 juin 1791.

Je serai à Paris, madame, le lendemain du jour où vous recevrez cette lettre; préparez Delphine à mon arrivée. O ma pauvre Delphine! dans quel état vais-je la trouver? Elle sera mieux, je l'espère; sa jeunesse, vos soins l'auront sauvée? De quel secours pourrai-je être à son bonheur? Mais elle m'a nommée, dites-vous, j'ai dû venir. Je vous en conjure, madame, épargnez-moi le plus que vous pourrez les occasions de voir du monde. Vous ne savez peut-être pas à quel point je souffre d'arriver à Paris; mais aucune considération n'a pu m'arrêter, quand il s'agissoit d'une personne si chère. Adieu, madame, je repars à l'instant pour continuer ma route.

LOUISE D'ALBÉMAR.

LETTRE IV.

Madame de Lebensei à M. de Lebensei.

Paris, ce 19 juin.

Tu peux m'envoyer chercher demain, mon cher Henri, pour retourner près de toi. La belle-soeur de madame d'Albémar est arrivée depuis deux jours. Delphine est mieux, malgré l'émotion très-vive que lui a causée la présence de son amie; elle peut maintenant se passer de mes soins; quoique mon amitié pour elle soit la plus tendre de toutes, j'ai besoin de me retrouver dans notre doux intérieur: la vie m'est pénible loin de mon époux et de mon enfant.

Madame d'Albémar a reçu une lettre de Léonce qui l'a un peu calmée, à ce que je crois, car au milieu de nous, elle a eu quelque retour de cet esprit aimable et piquant qui la rend si séduisante. Je ne pourrai jamais te peindre la reconnoissance qui animoit les regards de Léonce, à chaque mot qu'elle disoit. Depuis que nous craignons pour la vie de Delphine, j'ai pris pour M. de Mondoville un intérêt véritable; chaque jour il m'a donné une preuve nouvelle de la sensibilité la plus profonde. Quand Delphine souffroit, Léonce se tenoit attaché aux colonnes de son lit, dans un état de contraction qui étoit plus effrayant encore que celui de son amie. Souvent il se plaçoit devant elle, en l'observant avec des regards si fixes, si perçans, qu'il pressentoit tout ce qu'elle alloit éprouver, et rendoit compte de son mal aux médecins, avec une sagacité, avec une sollicitude qui étonnoit leur longue habitude de la douleur. As-tu remarqué l'autre jour l'art avec lequel il les interrogeoit, son besoin de savoir, ses efforts pour écarter une réponse funeste? J'étois convaincue, en le voyant, que si les médecins lui avoient prononcé que Delphine n'en reviendroit pas, il seroit tombé mort à leurs pieds.

Depuis que tu nous as quittés, depuis que Delphine est presque convalescente, il invente mille soins nouveaux, comme l'amie la plus attentive; quand Delphine s'endort, il rougit et pâlit au moindre bruit qui pourroit l'éveiller; s'il essaie de lui faire la lecture, et que ses yeux se ferment en l'écoutant, il reste immobile à la même place pendant des heures entières, repoussant de la main les signes qu'on lui fait pour l'inviter à venir prendre l'air, et contemplant en silence, avec des yeux mouillés de larmes, cette belle et touchante créature que la mort a été si près de lui enlever. Enfin, je ne puis m'empêcher d'excuser Delphine, en voyant comme elle est aimée.

La preuve touchante d'amitié que mademoiselle d'Albémar a donnée à sa belle-soeur, lui a causé beaucoup de joie; mais il m'a paru que M. de Mondoville étoit extrêmement troublé de l'arrivée de mademoiselle d'Albémar. Il s'imagine, je crois, qu'elle vient pour emmener Delphine, et si j'en juge par quelques mots qu'il a dits, ce projet ne s'accomplira pas facilement; cependant il seroit peut-être nécessaire qu'elle s'éloignât pendant quelque temps. Une femme de mes amies m'a assuré qu'on commencoit à dire assez de mal d'elle dans le monde; on a rencontré Léonce une fois revenant très-tard de Bellerive; les visites qu'il y faisoit chaque soir sont connues; la chaleur avec laquelle il a pris la défense de Delphine, lorsqu'elle s'est dévouée si généreusement pour nous, a donné de la consistance aux soupçons vagues qui existoient déjà. On se souvient encore des bruits qui ont été répandus sur M. de Serbellane; et quoique la noble démarche de madame d'Ervins, avant de prendre le voile, les ait formellement démentis, tu sais bien que dans un pays où l'on n'écoute point la réponse, une justification ne sert presque à rien. La première accusation fait perdre à une femme la pureté parfaite de sa réputation; elle pourrait la recouvrer, dans une société qui mettroit assez d'importance à la vertu pour chercher à savoir la vérité; mais à Paris l'on ne veut pas s'en donner la peine. Tu sais braver, mon cher Henri, toutes ces défaveurs de l'opinion, dont nous sommes tous les deux plus victimes que personne; mais Léonce n'a point à cet égard un caractère aussi fort que le tien. Ne vaudroit-il pas mieux pour Delphine ne pas le mettre à cette épreuve!

Au reste, M. de Mondoville ne se doute pas du murmure encore sourd qui menace la considération de celle qu'il aime. Il n'a point été dans le monde depuis que Delphine est malade, il partage sa vie entre elle et sa femme, et je le crois fort occupé du désir de captiver la bienveillance de mademoiselle d'Albémar. Il lui-montre, une déférence et des égards dont elle est fort reconnoissante; ses désavantages naturels lui font éprouver une telle timidité, qu'elle a besoin d'être encouragée pour oser seulement entrer dans une chambre, et y prononcer à voix basse quelques mots toujours spirituels, mais dont elle a constamment l'air de douter.

Mon ami, quel malheur que d'être ainsi privée de toute confiance en soi-même, et de ne pouvoir inspirer à aucun homme l'affection qui l'engageroit à vous servir d'appui! Si j'avois eu la figure et la taille de mademoiselle d'Albémar, vainement mon coeur et mon esprit eussent été les mêmes, je t'aurois aimé sans que jamais ton amour eût récompensé le mien.

LETTRE V.

Delphine à madame de Lebensei.

Paris, ce 6 juillet.

Pourquoi l'indisposition de votre fils ne vous a-t-elle pas permis de venir hier chez moi! Je le regrette vivement. Je ne sais quelle pensée douce et triste, quel pressentiment, qui tient peut-être à la foiblesse que la maladie m'a laissée, me dit que j'ai joui de mon dernier jour de bonheur. Pourquoi donc l'ai-je goûté sans vous? Quand mes amis célébroient ma convalescence, ne deviez-vous pas en être témoin? Vos soins m'ont sauvé la vie, et dût-elle ne pas être un bienfait pour moi, je chérirai toujours le sentiment qui vous a inspiré le désir de me la conserver.

Vous aviez déjà remarqué les soins de Léonce pour ma belle-soeur; il cherchoit à se la rendre favorable, parce qu'il imaginoit que je la choisirois pour l'arbitre de notre sort. Nous ne nous en étions point parlé; mais il existe entre nos coeurs une si parfaite intelligence, qu'il devine même ce que je ne pense encore que confusément. Mademoiselle d'Albémar, par respect pour la mémoire de son frère, a introduit M. de Valorbe chez moi; Léonce, qui avoit ordonné qu'on lui fermât ma porte pendant que j'étois malade, le voyant amené par mademoiselle d'Albémar, ne s'y est point opposé, et cependant M. de Valorbe gâte assez, selon moi, le plaisir de notre intimité; mais Léonce met tant de prix à plaire à ma belle-soeur, qu'il ne veut en rien la contrarier. Je remarquois seulement, depuis quelques jours, que toutes les fois que l'on parloit du départ du roi, et de la cruelle manière dont il a été ramené à Paris, Léonce cherchoit à faire entendre qu'il croyoit le moment venu de se mêler activement des querelles politiques; et il m'étoit aisé de comprendre que son intention étoit de me menacer de quitter la France, et de servir contre elle, si je me séparois de lui.

Je cherchois l'occasion de dire à Léonce que, ne me sentant plus la force de me replonger dans l'incertitude qui a failli me coûter la vie, je m'en remettois de mon sort à ma soeur; je voulois l'assurer en même temps que j'ignorois son opinion; car, par ménagement pour moi, elle n'a pas voulu, jusqu'à ce jour, m'entretenir un seul instant de ma situation. Mais hier, à six heures du soir, comme je devois descendre pour la première fois dans mon jardin, Léonce et ma belle-soeur me proposèrent d'aller à Bellerive: votre mari, qui étoit venu me voir, insista pour que j'acceptasse; M. de Valorbe se crut le droit de me prier aussi; il m'étoit pénible de n'être pas seule, en retournant dans des lieux si pleins de mes souvenirs; je cédai cependant au désir qu'on me témoignoit; je demandai Isore, qui m'est devenue plus chère encore par l'intérêt qu'elle m'a montré pendant ma maladie; on me dit qu'elle étoit sortie avec sa gouvernante, et nous partîmes. La voiture m'étourdit un peu; je me plaignois, pendant la route, de ce que nous arriverions de nuit; mais comme personne ne paroissoit s'en inquiéter, je me laissai conduire. Le long épuisement de mes forces m'a laissé de la rêverie et de l'abattement; je n'ai pas retrouvé la puissance de penser avec ordre, ni de vouloir avec suite.

Nous entrâmes d'abord dans ma maison; elle étoit ouverte, et je m'étonnai de n'y trouver aucun de mes gens; mais au moment où j'ouvris la porte du salon, je vis le jardin tout entier illuminé, et j'entendis de loin une musique charmante; je compris alors l'intention de Léonce, et, soit que je fusse encore foible, ou que tout ce qui me vient de lui me cause une émotion excessive, je sentis mon visage couvert de larmes, à la première idée d'une fête donnée par Léonce pour mon retour à la vie.

J'avançai dans le jardin; il étoit éclairé d'une manière tout-à-fait nouvelle; on n'apercevoit pas les lampions cachés sous les feuilles, et on croyoit voir un jour nouveau, plus doux que celui du soleil, mais qui ne rendoit pas moins visibles tous les objets de la nature. Le ruisseau qui traverse mon parc répétoit les lumières placées des deux côtés de son cours, et dérobées à la vue par les fleurs et les arbrisseaux qui le bordent. Mon jardin offroit de toutes parts un aspect enchanté; j'y reconnoissois encore les lieux où Léonce m'avoit parlé de son amour, mais le souvenir de mes peines en étoit effacé; mon imagination affoiblie ne m'offroit pas non plus les craintes de l'avenir, je n'avois de forces que pour le présent, et il s'emparoit délicieusement de tout mon être. La musique m'entretenoit dans cet état; je vous ai dit souvent combien elle a d'empire sur mon âme! On ne voyoit point les musiciens, on entendoit seulement des instrumens à vent; harmonieux et doux, les sons nous arrivoient comme s'ils descendoient du ciel; et quel langage en effet conviendroit mieux aux anges que cette mélodie, qui pénètre bien plus avant que l'éloquence elle-même dans les affections de l'âme! il semble qu'elle nous exprime les sentimens indéfinis, vagues et cependant profonds, que la parole ne sauroit peindre.

Je n'avois encore vu que la fête solitaire; au détour d'une allée, j'aperçus sur des degrés de gazon ma douce Isore entourée de jeunes filles, et dans l'enfoncement plusieurs habitans de Bellerive qui m'étoient connus. Isore vint à moi; elle voulut d'abord chanter je ne sais quels vers en mon honneur; mais son émotion l'emporta, et se jetant dans mes bras, avec cette grâce de l'enfance qui semble appartenir à un meilleur monde que le nôtre, elle me dit:—Maman, je t'aime, ne me demande rien de plus, je t'aime.—Je la serrai contre mon coeur, et je ne pus me défendre de penser à sa pauvre mère. Thérèse, me dis-je tout bas, faut-il que je reçoive seule ces innocentes caresses, dont votre coeur déchiré s'est imposé le sacrifice! Léonce me présenta successivement les habitans du village à qui j'avois rendu quelques services; il les savoit tous en détail, et me les dit l'un après l'autre, sans que je pensasse à l'interrompre; je le laissois me louer pour jouir de son accent, de ses regards, de tout ce qui me prouvoit son amour.

Enfin, il fit approcher des vieillards que j'avois eu le bonheur de secourir, et leur dit:—Vous qui passez vos jours dans les prières, remerciez le ciel de vous avoir conservé celle qui a répandu tant de bienfaits sur votre vie! Nous avons tous failli la perdre, ajouta-t-il avec une voix étouffée, et dans ce moment la mort menaçoit de bien plus près encore le jeune homme que le vieillard; mais elle nous est rendue; célébrez tous ce jour, et s'il est un de vos souhaits que je puisse accomplir, vous obtiendrez tout de moi au nom de mon bonheur.—Je craignis dans ce moment que M. de Valorbe ne fût près de nous, et que ces paroles ne l'éclaircissent sur le sentiment de Léonce; votre mari, qui a pour ses amis une prévoyance tout-à-fait merveilleuse, l'avoit engagé dans une querelle politique, qui l'animoit tellement, qu'il fut près d'une heure loin de nous.

Quand la danse commença, nous revînmes lentement, ma belle-soeur, Léonce et moi, vers cette partie du jardin réservée pour nous seuls, qui environnoit ma maison; nous y retrouvâmes la musique aérienne, les lumières voilées, toutes les sensations agréables et douces, si parfaitement d'accord avec l'état de l'âme dans la convalescence. Le temps étoit calme, le ciel pur, j'éprouvois des impressions tout-à-fait inconnues; si la raison pouvoit croire au surnaturel, s'il existoit une créature humaine qui méritât que l'Être suprême dérangeât ses lois pour elle, je penserois que, pendant ces heures, des pressentimens extraordinaires m'ont annoncé que bientôt je passerai dans un autre monde. Tous les objets extérieurs s'effaçoient par degrés devant moi; je n'entendois plus, je perdois mes forces, mes idées se troubloient; mais les sentimens de mon coeur acquéroient une nouvelle puissance, mon existence intérieure devenoit plus vive; jamais mon attachement pour Léonce n'avoit eu plus d'empire sur moi, et jamais il n'avoit été plus pur, plus dégagé des liens de la vie! Ma tête se pencha sur son épaule; il me répéta plusieurs fois avec crainte:—Mon amie! mon amie, souffrez-vous?—Je ne pouvois pas lui répondre, mon âme étoit presqu'à demi séparée de la terre; enfin les secours qu'on me donna me firent ouvrir les yeux, et me reconnoître entre ma soeur et Léonce.

Il me regardoit en silence; sa délicatesse parfaite ne lui permettoit pas de m'interroger sur ce qui l'occupoit uniquement, dans un jour où ses soins pleins de bonté pouvoient lui donner de nouveaux droits; mais avois-je besoin qu'il me parlât pour lui répondre?—Léonce, lui dis-je en serrant ses mains dans les miennes, c'est à ma soeur que je remets le pouvoir de prononcer sur notre destinée; voyez-la demain, parlez-lui, et ce qu'elle décidera, je le regarde d'avance comme l'arrêt du ciel, j'y obéirai.—Qu'exigez-vous de moi? interrompit ma soeur.—Mon père, mon époux, mon protecteur revit en vous, lui dis-je; jugez de ma situation: vous connoissez maintenant Léonce, je n'ai plus rien à vous dire.—Ma soeur ne répondit point, Léonce se tut, et il me sembla que les plus profondes réflexions s'emparoient de lui; votre mari et M. de Valorbe nous rejoignirent, et nous revînmes tous à Paris. M. de Valorbe et M. de Lebensei causèrent ensemble pendant la route, sans que nous nous en mêlassions.

Quel usage Louise fera-t-elle des droits que je lui ai remis? peut être prononcera-t-elle qu'il faut nous séparer! mais j'espère qu'elle me laissera encore un peu de temps, et si j'ai du temps, qui sait si je vivrai? Vous ne savez pas combien, dans de certaines situations, une grande maladie et la foiblesse qui lui succède donnent à l'âme de tranquillité. L'on ne regarde plus la vie comme une chose si certaine, et l'intensité de la douleur diminue avec l'idée confuse que tout peut bientôt finir; je m'explique ainsi le calme que j'éprouve, dans un moment où va se décider la résolution dont la seule pensée m'étoit si terrible. Je me refuse à souffrir; mes facultés ne sont plus les mêmes. Suis-je restée moi? hélas! sais-je si demain je ne sentirai pas toutes les douleurs que je crois émoussées!

Je vous écrirai ce qui sera prononcé sur mon sort; vous vous intéressez à mon bonheur, vous me l'avez dit, vous me l'avez prouvé de mille manières; jamais mon coeur n'aura rien de caché pour vous. Adieu; cette longue lettre m'a fatiguée; mais je voulois que vous fussiez présente à cette fête qui vous étoit due, car personne n'a plus contribué que vous à mon rétablissement.

LETTRE VI.

Mademoiselle d'Albémar à Delphine.

Paris, ce 8 juillet.

J'aime mieux vous écrire que vous parler, ma chère Delphine; je ne veux pas prolonger votre anxiété, et je ne me sens pas la force, ce soir, après les heures que je viens de passer avec Léonce, de soutenir une émotion nouvelle. Vous avez voulu que je fusse l'arbitre de votre sort; est-ce par foiblesse, est-ce par courage que vous l'avez souhaité? je n'en sais rien; mais quoi qu'il dût m'en coûter, je ne pouvois me résoudre à repousser votre confiance; et puisque j'ai fait de votre destinée la mienne, j'ai presque le droit d'intervenir dans la plus importante décision de votre vie.

Que vais-je vous dire cependant? je devrois avoir plus de force que vous, et je vous en montrerai peut-être moins; je devrois vous encourager dans le plus pénible effort, et je vais peut-être affoiblir les motifs qui vous en rendroient capable; j'aurai sûrement une conduite différente de celle que vous attendez; mais comme je me sacrifie moi-même au conseil que je vous donne, je suis sûre au moins que mon opinion n'est pas dirigée par ce qui entraîne les hommes au mal, l'intérêt personnel.

Il est possible que vous ayez en moi un mauvais guide; je connois peu le monde, et le spectacle des passions, tout-à-fait nouveau pour moi, ébranle trop fortement mon âme; mais enfin, après avoir observé Léonce, après l'avoir écouté long-temps, je ne me crois pas permis de vous conseiller de vous séparer de lui maintenant. La douleur excessive qu'il m'a montrée, la douleur plus dévorante encore qu'il essayoit en vain de contenir, les résolutions funestes que dans les circonstances politiques où la France se trouve, vous pouvez seule l'empêcher d'adopter; tout m'effraie sur votre sort, si vous preniez un parti devenu trop cruel pour tous les deux. Delphine, après avoir laissé tant d'amour se développer dans le coeur de Léonce, il est du devoir d'une âme sensible de ménager avec les soins les plus délicats ce caractère passionné; je m'entends mal à déterminer les limites de l'empire entre la morale et l'amour, la destinée ne m'a point appris à les connoître; mais il me semble qu'après le mariage de Léonce, il falloit vous séparer de lui, mais que vous ne devez pas maintenant briser son coeur, en l'immolant tout à coup à des vertus intempestives.

Je ne sais si le charme de Léonce a exercé sur moi trop de puissance; je le confesse, s'il existe une gloire pour les femmes hors de la route de la morale, cette gloire est sans doute d'être aimée d'un tel homme: ses qualités éminentes ne sont point un motif pour lui sacrifier vos principes, mais vous lui devez de chercher à les concilier avec son bonheur; un caractère si remarquable impose des devoirs à tous ceux qui peuvent influer sur son sort. En vous parlant ainsi, croyez bien que je me suis imposé celui de ne pas vous quitter; malgré mon éloignement pour Paris, je resterai jusques à ce que vous puissiez vous en aller avec moi, sans exposer les jours de Léonce. Vous voulez m'arranger un appartement chez vous, je l'accepte: M. de Mondoville se soumet à ne vous voir qu'avec moi; il proteste qu'après ce qu'il a craint, il sera heureux de votre seule présence, de votre entretien, de ce charme que vous savez répandre autour de vous, et dont je sens si bien la douce influence. Delphine, essayez ce nouveau genre de vie, il calmera par degrés la violence des sentimens de Léonce, et vous pourrez goûter un jour peut-être ensemble les pures jouissances de l'amitié.

Ce que je crois certain, au moins selon les lumières de ma raison, c'est qu'il seroit mal de faire succéder tant de rigueur à tant de foiblesse, et de cesser tout à coup de voir Léonce, après six mois passés presque seule avec lui. Souffrez que je vous le dise, mon amie, la parfaite vertu préserve toujours de l'incertitude; mais, quand on s'est permis quelques fautes, les devoirs se compliquent, les relations ne sont plus aussi simples, et il ne faut pas imaginer de tout expier par un sacrifice inconsidéré, qui déchireroit le coeur dont vous avez accepté l'amour. Si vous vous sépariez de Léonce avant d'avoir, s'il est possible, affoibli la douleur que cette idée lui cause, vous ne feriez qu'une action barbare autant qu'inconséquente, et vous le livreriez à un désespoir dont la cause seroit la passion même que vous avez excitée.

En me permettant de prononcer un avis, que l'austère vertu condamneroit peut-être, j'ai réfléchi sur moi-même; il se peut que, n'ayant jamais été l'objet d'aucun sentiment d'amour, je sois moins accoutumée à résister à la pitié qu'il inspire; il se peut que, n'ayant jamais eu à triompher de mon propre coeur, j'hésite à conseiller un sacrifice dont je n'ai jamais mesuré la force; enfin, il se peut, surtout, qu'ayant passé ma triste vie sans avoir jamais été le premier objet des sentimens de personne, je tremble de briser l'image d'un tel bonheur, lorsqu'elle s'offre à moi; c'est à vous de juger des motifs qui ont influé sur mon opinion, mais quelles qu'en soient les causes, j'ai dû vous l'exprimer.

Convaincue, comme je le suis, que si, dans la disposition actuelle de Léonce, vous persistiez à vouloir le quitter, il s'exposeroit à une mort inévitatble, je ne puis vous engager à partir. Je souffrirois en vous donnant un tel conseil, comme si je faisois une action injuste et cruelle; je ne vous le donnerai donc point.

LETTRE VII.

Delphine à madame de Lebensei.

Paris, ce 11 juillet.

Ma soeur a décidé que je ne devois pas partir; Léonce a exercé sur elle cet ascendant irrésistible qui est peut-être aussi mon excuse; enfin, j'avois promis de me soumettre à ce qu'elle prononceroit. Elle sacrifie ses goûts à mon bonheur, elle vient rester près de moi pour veiller sur mon sort; les promesses de Léonce, les réflexions que j'ai faites pendant ma longue maladie, tout me répond de moi-même et de lui; j'éprouve donc depuis quelques jours, ma chère Élise, un sentiment de calme souvent assez doux: cependant, m'étoit-il permis de mettre ainsi l'opinion d'une autre à la place de ma conscience? Je ne sais, mais je n'avois plus la force de me guider, et j'éprouvois une telle anxiété, que peut-être je devois enfin compatir à moi-même, et chercher pour moi, comme pour un autre, une ressource quelconque, qui soulagent les maux que je ne pouvois plus supporter. Quand j'ai choisi pour arbitre l'âme la plus honnête et la plus pure, n'en ai-je pas assez fait? que peut-on exiger de plus?

Léonce étoit hier parfaitement heureux; ma soeur nous regardoit avec attendrissement; il me sembloit que nous goûtions les plaisirs de l'innocence; ne peuvent-ils pas exister même dans notre situation, ou seroit-ce encore une des illusions de l'amour? J'ai néanmoins répété, en consentant à rester, que si Matilde exprimoit de l'inquiétude sur ma présence, je partirois; mais elle est venue me voir deux ou trois fois depuis ma convalescence, elle s'est fait écrire tous les jours chez moi quand j'étois malade, et je n'ai rien vu, ni dans ses manières, ni dans sa conduite, qui annonçât le plus léger changement dans ses dispositions pour moi; elle a l'air de la tranquillité la plus parfaite. Je ne conçois pas comment l'on peut être la femme d'un homme tel que Léonce, l'aimer sincèrement, et n'éprouver ni des sentimens exaltés, ni l'inquiétude qu'ils inspirent.

Je ne veux point retourner à Bellerive, cette vie solitaire est trop dangereuse; je crains d'ailleurs de m'être fait assez de mal dans la société en m'en éloignant. Léonce n'a vu personne encore depuis ma maladie: est-il sûr qu'il n'apprendra rien sur ce qu'on dit de moi qui puisse le blesser? Hier, madame d'Artenas est venue me voir, j'étois seule; il m'a semblé qu'il y avoit dans sa conversation assez d'embarras; elle me donnoit des consolations, sans m'apprendre à quel malheur ces consolations s'adressoient; elle m'assuroit de son appui, sans me dire contre quel danger elle me l'offroit, et se répandit en idées générales sur la raison et la philosophie, d'une manière peu conforme à son caractère habituel. J'ai voulu l'engager à s'expliquer, elle m'a répondu vaguement que tout s'arrangeroit, quand je reparoîtrois dans le monde; et, ne voulant entrer dans aucun détail avec moi, elle m'a beaucoup pressée de venir chez elle. Telle que je connois madame d'Artenas, ses impressions viennent toutes de ce qu'elle entend dire dans les salons de Paris; son univers est là, tout son esprit s'y concentre: elle a sur ce terrain assez d'indépendance et de générosité; mais, n'ayant pas l'idée qu'on puisse trouver du bonheur, ou de la considération, hors de la bonne compagnie de France, elle vous plaint ou vous félicite d'après la disposition de cette bonne compagnie pour vous, comme s'il n'existoit pas d'autre intérêt dans le monde. Je suis persuadée qu'elle auroit fini par me parler sincèrement, si ma soeur n'étoit pas arrivée; mais elle a saisi ce prétexte pour partir, en me répétant avec amitié, qu'elle comptoit sur moi tous les soirs où elle a du monde chez elle.

N'avez-vous rien appris, ma chère Élise, qui vous confirme les observations que j'ai faites sur madame d'Artenas? Ce n'est pas à vous qui avez sacrifié l'opinion à l'amour, que je devrois montrer le genre d'inquiétude qu'elle me cause; mais comment ne souffrirois-je pas de ce qui pourroit rendre Léonce malheureux? Les affaires publiques dont votre mari s'occupe lui donnent plus de rapport que vous avec la société; découvrez par lui, je vous en conjure, tout ce qui me concerne, tout ce que Léonce ne manquera pas de savoir, dès qu'il retournera dans le monde. Je ne puis interroger que vous sur un sujet si délicat; on craint de montrer aux autres de l'inquiétude sur ce qu'on dit de nous, car il est bien peu de personnes qui ne tirent de ce genre de confidence une raison d'être moins bien pour celle qui la leur fait.

Mandez-moi donc ce que vous saurez, et pardonnez-moi, cette lettre que votre parfaite amitié peut seule autoriser.

LETTRE VIII.

Delphine à madame de Lebensei.

Paris, ce 18 juillet.

Votre réponse, ma chère Élise, ne m'a point entièrement rassurée; j'ai bien vu que votre intention étoit de me calmer, mais la vérité de votre caractère ne vous l'a pas permis; et vous savez, j'en suis sûre, ce que je n'ai que trop remarqué dans le monde, depuis que j'ai essayé d'y retourner. Certainement, ma position n'y est pas entièrement la même; je n'y suis pas mal encore, mais je ne me sens plus établie dans l'opinion, d'une manière aussi sûre ni aussi brillante qu'auparavant.

Hier, par exemple, j'ai été chez madame d'Artenas; comme ma belle-soeur a une répugnance invincible pour se montrer, je ne la priai pas de m'accompagner: en arrivant, je vis quelques voitures des femmes de ma connoissance qui me suivoient, et, presque sans y réfléchir, je restai sur l'escalier assez de temps pour entrer avec elles: autrefois, il me plaisoit assez d'arriver seule; une inquiétude vague m'empêchoit hier de le désirer. On me témoigna presque le même empressement qu'à l'ordinaire; j'étois loin cependant de goûter dans cette société un plaisir égal à celui que j'y trouvois autrefois.

Je mettois de l'importance à tout; les politesses de madame d'Artenas me sembloient plus marquées, comme si elle avoit cru nécessaire de me rassurer, et d'indiquer aux autres la conduite que l'on devoit tenir envers moi; la froideur de quelques femmes, dont je ne me serois pas occupée dans un autre temps, cette froideur qui peut-être étoit causée par des circonstances étrangères à celles qui m'occupoient, m'inquiétoit tellement, que je ne pouvois plus me livrer, comme je le faisois jadis si volontiers, au mouvement de la conversation; elle n'étoit plus pour moi un amusement, un repos agréable et varié; je faisois des observations sur chaque parole, sur chaque mouvement, comme un ambitieux au milieu d'une cour. En effet, celui dont je dépends n'y étoit-il pas! il me sembloit que je voyois quelques nuances d'embarras dans la figure de Léonce; il avoit plus de prudence dans sa conduite, il cherchoit à mieux cacher son sentiment: enfin, ce n'étoit pas encore la peine, mais tous les présages qui l'annoncent.

Dès mon enfance, accoutumée à ne rencontrer que les hommages des hommes et la bienveillance des femmes, indépendante par ma situation et ma fortune, n'ayant jamais eu l'idée qu'il pût exister entre les autres et moi d'autres rapports que ceux des services que je pourrois leur rendre, ou de l'affection que je saurois leur inspirer, c'étoit la première fois que je voyois la société comme une sorte de pouvoir hostile, qui me menaçoit de ses armes, si je le provoquois de nouveau.

Je n'ai pas besoin de vous dire, ma chère Élise, qu'aucune de ces réflexions n'approcheroit de mon esprit, si je n'attachois le plus grand prix à conserver aux yeux de Léonce cet éclat de réputation qui lui plaît, et dont il aime à jouir. Dès l'instant où la société m'auroit été moins agréable, je m'en serois éloignée pour toujours, et je ne suis pas assez foible pour m'affliger de la défaveur de l'opinion, avec un caractère qui me porte naturellement à ne pas la ménager; mais ce qu'il y a de pénible dans ma situation, c'est que mon sentiment pour Léonce m'expose au blâme, et que l'objet pour qui je braverois ce blâme avec joie, y est mille fois plus sensible que moi-même. Néanmoins, depuis cette soirée de madame d'Artenas, je n'ai rien aperçu dans la manière de mon ami qui me fit croire à la moindre inquiétude de sa part; je n'aurois pu la soupçonner qu'aux expressions plus aimables encore et plus sensibles qu'il m'adressoit le lendemain.

M. de Mondoville ira sûrement bientôt à Cernay; en voyant tous les jours chez moi M. de Lebensei, pendant ma maladie, il a perdu les préventions politiques qui l'éloignoient de lui, et s'est pénétré d'estime pour son caractère, et d'admiration pour son esprit; il a pour vous, vous le savez, ma chère Élise, la plus sincère amitié: si par un mot de lui vous apprenez qu'il soit inquiet de ma situation dans le monde, instruisez-m'en, je vous en conjure, sans ménagement: c'est le seul sujet sur lequel Léonce ne me parleroit pas avec une confiance absolue; jugez donc, ma chère Élise, combien il m'importe qu'à cet égard vous ne me laissiez rien ignorer.

LETTRE IX.

Delphine à madame de Lebensei.

Paris, ce 1er août.

Léonce ne vous a rien dit, je n'ai rien su de nouveau par madame d'Artenas ni par personne. J'espère donc que mon imagination m'avoit un peu exagéré ce que je craignois; mais dès qu'une inquiétude cesse une autre prend sa place; il semble qu'il faut toujours que la faculté de souffrir soit exercée.

Les assiduités de M. de Valorbe commencent à déplaire visiblement à Léonce, et sa condescendance pour ma soeur est, à cet égard, presque entièrement épuisée. Je ne sais comment écarter M. de Valorbe, sans qu'il m'accuse de la plus indigne ingratitude, et vous jugerez vous-même si, d'après ce qui vient de se passer, je ne dois pas chercher un prétexte quelconque pour cesser de le voir. Il a été trouver ma soeur avant-hier, et lui a déclaré qu'il avoit découvert mon attachement pour Léonce. Son premier mouvement, a-t-il dit, avoit été de se battre avec lui; mais réfléchissant que c'étoit un moyen sûr de me perdre, il avoit trouvé plus convenable de m'arracher, au sentiment qui compromettoit ma réputation, ma morale et mon bonheur. Il venoit donc conjurer ma soeur de me décider à l'épouser: c'est un singulier rapprochement d'idées, que celui qui conduit un homme à désirer d'autant plus de se marier avec moi, qu'il se croit plus certain que j'en aime un autre. Mais tel est M. de Valorbe; son amour-propre seroit flatté d'obtenir ma main, il le seroit d'autant plus qu'il croiroit remporter ainsi un triomphe sur Léonce, dont la supériorité l'importune; et, quoiqu'il m'aime réellement, il s'inquiète moins de mes sentimens pour lui, que de la préférence extérieure qu'il voudroit que je lui accordasse. C'est un homme qui apprend des autres s'il est heureux, et qui a besoin d'exciter l'envie pour être content de sa situation; son orgueil combat et détruit tout ce qu'il a d'ailleurs de bonnes qualités, et je le redoute beaucoup, maintenant que je suis obligée de le blesser par un refus positif.

Je répétois depuis plusieurs jours à ma soeur, combien je craignois qu'elle ne se repentît elle-même d'avoir amené si souvent M. de Valorbe chez moi, lorsque ce matin elle est venue, ce qui vous étonnera peut-être assez, me proposer sérieusement de l'épouser; elle m'a d'abord assuré qu'il m'aimoit avec idolâtrie, et que la plupart des défauts que je lui trouvois dans le monde, tenoient à l'embarras de sa situation vis-à-vis de moi.—C'est un homme, m'a-t-elle dit, que le succès et le bonheur rendront toujours très-bon; je ne réponds pas de lui dans l'adversité, mais comme il en serait à jamais préservé s'il vous épousoit, ma chère Delphine, vous pourriez compter sur ce qu'il y a d'honnête dans son caractère. Sans doute, après avoir aimé Léonce, vous n'éprouverez jamais un sentiment vif pour personne; mais dans un mariage de raison, vous pouvez goûter la douceur d'être mère; et croyez-moi, ma chère amie, il est si difficile d'avoir pour époux l'homme de son choix, il y a tant de chances contre tant de bonheur, que la Providence a peut-être voulu que la félicité des femmes consistât seulement dans les jouissances de la maternité; elle est la récompense des sacrifices que la destinée leur impose, c'est le seul bien qui puisse les consoler de la perte de la jeunesse.

—Je vous l'avouerai, ma chère Élise, j'étois presque indignée que ma soeur, qui avoit elle-même reconnu que je ne pouvois, sans barbarie, me séparer de Léonce, vînt me proposer de le trahir. Comme j'exprimois ce sentiment avec assez de vivacité, elle m'interrompit pour me soutenir qu'elle m'offroit l'unique moyen de rendre Léonce à ses devoirs, aux intérêts naturels de sa vie; elle assura que tant que je serois libre, il ne feroit aucun effort sur lui-même pour renoncer à moi. Elle me dit enfin tout ce qu'on dit dans une semblable situation, quand, avec une âme tendre, on ne peut néanmoins concevoir une passion qui tient lieu de tout dans l'univers; une passion sans laquelle il n'existe ni jouissances, ni espoir, ni considérations tirées de la raison ou de la sensibilité commune, qu'on ne rejette intérieurement avec mépris: mais il est doux de se livrer à ce mépris que l'on prodigue au fond de son coeur à tous les rivaux de celui qu'on aime.

La conversation finit bientôt sur ce sujet; quelques paroles de moi donnèrent promptement à ma soeur l'idée d'une résistance telle, qu'aucune force humaine ne pourroit imaginer de la vaincre, et je ne songeai plus qu'à supplier Louise d'éloigner M. de Valorbe. Elle me promit de s'en occuper, mais elle en conçoit peu d'espérance, soit à cause de l'entêtement qui le caractérise, soit parce qu'elle se sent foible contre un homme qui a été le sauveur de son frère.

Demandez à M. de Lebensei, ma chère Élise, quel conseil il pourroit me donner pour sortir de cette perplexité. Il connoît M. de Valorbe, car ils causent souvent de politique ensemble. Quoique M. de Valorbe soit dans le fond du coeur ennemi de la révolution, il a en même temps la prétention de passer pour philosophe, et se donne beaucoup de peine pour expliquer à votre mari, que c'est comme homme d'état qu'il soutient les préjugés, et comme penseur qu'il les dédaigne. M. de Lebensei ne voit dans cette profondeur que de l'inconséquence, et M. de Valorbe sourit alors comme si votre mari faisoit semblant de ne pas l'entendre, et qu'ils fussent deux augures, dont l'un voudroit avoir l'air de ne pas comprendre l'autre. Dans toute autre disposition je m'amuserois de ces discussions, entre M. de Valorbe qui voudroit se faire admirer des deux parties et votre mari qui ne pense qu'à soutenir ce qu'il croit vrai; entre M. de Valorbe qui feint de mépriser les hommes, pour cacher l'importance qu'il met à leurs suffrages, et votre mari qui, étant indifférent à l'opinion de ce qu'on appelle le monde, n'a point de misanthropie, parce qu'il n'y a jamais de mécompte dans ses prétentions et ses succès. Mais ce qui m'importe, c'est de savoir si M. de Lebensei n'a point découvert dans tout le jeu de l'amour-propre de M. de Valorbe, quelque moyen de l'attacher à une idée, à un intérêt qui le détournât de son acharnement à s'occuper de moi.

Je suis extrêmement inquiète des événemens que peuvent amener la fierté de Léonce et l'amour-propre de M. de Valorbe; quand il voit M. de Mondoville, il est contenu par cette dignité de caractère, qui rend impossible aux ennemis même de Léonce de lui manquer en présence; mais il s'indigne en secret, j'en suis sûre, de l'impression involontaire que Léonce lui fait éprouver; et l'effort dont il auroit besoin pour se révolter contre le respect importun qui l'arrête, pourroit l'emporter d'autant plus loin. Encore une fois, ma chère Élise, consultez pour moi votre mari, dans cette situation délicate; et gardez-vous de laisser apercevoir à Léonce ce que je viens de vous confier sur M. de Valorbe.

LETTRE X.

Delphine à madame de Lebensei.

Paris, ce 5 août, à 11 heures du matin.

Mon dieu! combien mes craintes étoient fondées! j'envoie chez vous à l'insu de Léonce, pour supplier M. de Lebensei de venir; je vous écris pendant que mon valet de chambre cherche un cheval pour aller à Cernay. Instruisez votre mari de tout, remettez-lui ma lettre pour qu'il la lise, et qu'il voie si, avant même de venir chez moi, il ne pourroit pas prendre un parti qui nous sauvât. Fatal événement! Ah! le sort me poursuit.

Hier, Léonce me dit qu'il devoit y avoir une grande fête chez une de ses parentes qui demeure dans la même rue que moi; il ajouta qu'il croyoit nécessaire d'y aller, afin de ne pas trop faire remarquer son absence du monde; il m'étoit revenu le matin même, que M. de Valorbe parloit avec assez de confiance de ses prétentions sur moi, et je craignois qu'on n'en informât Léonce dans cette assemblée, où il devoit trouver tant de personnes réunies; mais comme je ne pouvois lui donner aucun motif raisonnable pour s'y refuser, je me tus; et ma soeur approuvant Léonce, il me quitta de bonne heure pour chercher un de ses amis qu'il conduisoit à cette fête. Un quart d'heure après, M. de Valorbe arriva chez moi assez troublé, et nous apprit que, s'étant mêlé d'une manière imprudente de ce qui concernoit le départ du roi, il avoit reçu l'avis à l'instant qu'un mandat d'arrêt étoit lancé contre lui et devoit s'exécuter dans quelques heures. Il venoit me demander de se cacher chez moi cette nuit même, et me prier d'obtenir de votre mari qu'il tâchât de lui faire avoir un moyen de partir aujourd'hui pour son régiment, et d'y rester jusques à ce que son affaire fût apaisée.

Vous sentez, ma chère Élise, s'il étoit possible d'hésiter: un asile peut-il jamais être refusé! je l'accordai; il fut convenu que ma soeur, qui logeoit encore dans l'appartement d'une de ses parentes, où elle étoit descendue en arrivant, resteroit ce soir chez moi; que M. de Valorbe viendroit dans ma maison lorsque tous mes gens seroient couchés, et qu'Antoine seul veilleroit pour l'introduire secrètement. Il n'étoit encore que huit heures du soir; M. de Valorbe devoit aller terminer quelques affaires essentielles chez son notaire, et y rester le plus tard qu'il pourrait, pour attendre l'heure convenue. Tout ce qui concernent la sûreté de M. de Valorbe étant ainsi réglé, il partit, après m'avoir témoigné beaucoup plus de reconnaissance que je n'en méritais, puisque j'ignorois alors ce qu'il allait m'en coûter.

Je me hâtai de rentrer chez moi pour écrire à Léonce, sous le sceau du secret, ce qui venoit de se passer; je n'avois point d'autre motif, en le lui mandant, que de l'instruire avec scrupule de toutes les actions de ma vie; j'ordonnai cependant qu'on remit avec soin ma lettre au cocher qui devoit aller le chercher dans la maison où il soupoit, si par hasard il y étoit déjà. Je m'endormis parfaitement tranquille, assurée que j'étois de l'approbation de Léonce pour une action généreuse, alors même que son rival en était l'objet.

Ce matin, mademoiselle d'Albémar est entrée dans ma chambre, et j'ai compris à l'instant même, en la voyant, qu'elle avoit à m'annoncer un grand malheur.—Qu'est il arrivé? me suis-je écriée avec effroi.—Rien encore, me dit-elle; mais écoutez-moi, et voyez si vous avez quelques ressources contre le cruel événement qui nous menace.—Alors elle m'a raconté qu'elle avoit découvert, par quelques mots de M. de Valorbe, qu'il avoit rencontré Léonce cette nuit-même; mais comme il ne vouloit pas lui confier ce qui s'étoit passé, elle a écrit à huit heures du matin à M. de Mondoville, de manière à lui faire croire qu'elle savoit tout, et qu'il étoit inutile de lui rien cacher. Sa réponse contenoit les détails que je vais vous dire.

Hier, en sortant du bal, Léonce, impatienté de ce que la foule empêchoit sa voiture d'avancer, se décida à l'aller chercher à pied au bout de la rue; il éprouvoit, il en convient, beaucoup d'humeur de ce que diverses personnes lui avoient annoncé mon mariage avec M. de Valorbe comme très-probable. Dans cette disposition, cependant, il se faisoit plaisir encore, dit-il, de revoir ma maison pendant mon sommeil, et choisit à dessein le côté de la rue qui le faisoit passer devant ma porte; il étoit alors une heure du matin. Par un funeste hasard, au moment où il approchoit de chez moi, M. de Valorbe se dérobant avec soin à tous les regards, enveloppé de son manteau, se glisse le long du mur, frappe à ma porte, et dans l'instant on l'ouvre pour le recevoir. Léonce reconnut Antoine, qui tenoit une lumière pour éclairer à M. de Valorbe. Léonce l'a dit, je le crois, il ne lui vint pas seulement dans la pensée que je pusse être d'accord avec M. de Valorbe; mais convaincu que sa conduite avoit pour but quelques desseins infâmes, il s'élança sur lui avant qu'il fût entré chez moi, le saisit au collet, et le tirant violemment loin de la porte, il lui demanda avec beaucoup de hauteur, quel motif le conduisoit, à cette heure et ainsi déguisé, chez madame d'Albémar. M. de Valorbe irrité, refusa de répondre; Léonce, dans le dernier degré de la colère, le saisit une seconde fois, et lui dit de le suivre, avec les expressions les plus méprisantes. M. de Valorbe étoit sans armes; la crainte d'être découvert lui revint à l'esprit; il répondit avec assez de calme à M. de Mondoville:—Vous ne doutez pas, je le pense, monsieur, qu'après l'insulte que vous m'avez faite, votre mort ou la mienne ne doive terminer cette affaire; mais je suis menacé d'être arrêté cette nuit pour des raisons politiques; c'est afin de me soustraire à ce danger, que madame d'Albémar m'a accordé un refuge; sa belle-soeur est venue s'établir chez elle ce soir même, pour m'autoriser, par sa présence, à profiter de la générosité de madame d'Albémar; je crains d'être poursuivi, si ma retraite est connue; remettons à demain une satisfaction qui, certes, m'intéresse plus que vous.—A ces mots, Léonce confus, couvrit ses yeux de sa main, et se retira sans rien dire. A quelques pas de là, il retrouva ses gens, on lui remit ma lettre, et il confesse qu'il fut très-honteux, en la lisant, de son impétuosité; mais il déclare en même temps, à ma belle-soeur, qu'il ne faut pas penser à en prévenir les suites.

Lorsque mademoiselle d'Albémar fut instruite de tout, elle en parla à M. de Valorbe; il lui parut mortellement offensé, et n'admettant pas l'idée qu'une réconciliation fût possible. Cependant, il est certain que personne n'a été témoin de l'emportement de Léonce; votre mari ne peut-il pas être médiateur entre M. de Valorbe et M. de Mondoville? s'il obtient un passe-port pour M. de Valorbe, un pareil service ne lui donneroit-il aucun empire sur lui?

Léonce doit venir me voir tout à l'heure; mais puis-je me flatter du moindre pouvoir sur sa conduite, dans une semblable question? cependant je lui parlerai, je conserve encore du calme; savez-vous ce qui m'en donne? c'est la certitude de ne pas survivre un jour à Léonce; le ciel même ne l'exigeroit pas de moi! Mais est-ce assez de cette certitude pour supporter le malheur qui me menace? s'il perdoit cette vie dont il fait un si noble usage, si son amour pour moi lui ravissoit tant de jours de gloire et de bonheur, que la nature lui avoit destinés, si sa mère redemandoit son fils, en maudissant ma mémoire! O Élise, Élise, les douleurs que j'éprouve, vous ne les avez jamais senties; et moi qui ai tant versé de pleurs, que j'étois loin d'avoir l'idée de ce que je souffre! Antoine arrive, il va partir; au nom du ciel, ne perdez pas un moment!

LETTRE XL

Delphine à madame de Lebensei.

Paris, ce 8 août.

Mes craintes sont dissipées; je dois beaucoup à votre mari, à M. de Valorbe lui-même: il est parti, tout est apaisé; mais suis-je contente de ma conduite? ce jour n'aura-t-il point de funestes effets? que puis-je me reprocher cependant, quand la vie de Léonce étoit en danger? votre mari reste encore ici jusqu'à demain, ce sera moi qui vous apprendrai tout ce que votre Henri a fait pour nous; mais que jamais un seul mot de vous, ma chère Élise, ne trahisse les secrets que je vais vous confier.

Hier matin, Léonce arriva, comme je venois de vous envoyer ma lettre; il y avoit un peu d'embarras dans l'expression de son visage; je me hâtai de lui dire que s'il s'étoit mêlé le moindre soupçon sur moi à son emportement contre M. de Valorbe, jamais je n'aurais pu retrouver aucun bonheur dans notre sentiment mutuel; mais je le conjurai d'examiner s'il vouloit perdre un homme proscrit, qui pouvoit être obligé de quitter la France, et que l'éclat d'un duel feroit nécessairement découvrir.—Ma chère Delphine, me répondit Léonce, c'est moi qui ai insulté M. de Valorbe, lui seul a droit d'être offensé, je ne puis l'être, et ma volonté, dans cette affaire, doit se borner à lui accorder la satisfaction qu'il me demandera.—Quoi! lui dis-je, quand de votre propre aveu vous avez été injuste et cruel croyez-vous indigne de vous de le réparer?—Je ne sais, me dit-il, ce que M. de Valorbe entendroit par une réparation; comme il est malheureux dans ce moment, je pourrois me croire obligé d'être plus facile; mais cette réparation, je ne puis la donner que tête à tête: nous étions seuls, du moins je le crois, lorsque j'ai eu le tort d'offenser M. de Valorbe; mais trouvera-t-il que ce soit une raison pour se contenter d'excuses faites aussi sans témoins? je l'ignore. A sa place, rien ne me suffiroit; à la mienne, ce que je puis tient à de certaines règles que je ne dépasserai point.—Indomptable caractère! lui dis-je, alors avec une vive indignation, vous n'avez pas encore seulement daigné penser à moi; doutez-vous que le sujet de cette querelle ne soit bientôt connu, et qu'il ne me perde à jamais?—Le secret le plus profond, interrompit—il….—Ignorez-vous, repris-je, qu'il n'y a point de secret? mais je n'insisterai pas sur ce motif, c'est à vous et non à moi de le peser: sans doute, si vous triomphez, je suis déshonorée; si vous périssez, je meurs: mais l'intérêt supérieur à ces intérêts, c'est le remords que vous devez éprouver, si vous ne respectez pas la situation de M. de Valorbe; pouvez-vous vous battre avec lui, quand il doit se cacher, quand vous faites connaître ainsi sa retraite, quand vous le livrez aux tribunaux dans ces temps de trouble, où rien ne garantit la justice; le pouvez-vous?—Ma chère Delphine, répondit Léonce, plus ému qu'incertain, je vous le répète, c'est moi qui ai tort envers M. de Valorbe, je n'ai rien à faire qu'à l'attendre; la générosité ne convient pas à celui qui a offensé; c'est à M. de Valorbe à se décider; je lui dirai, s'il le veut, tout ce que je dois lui dire; il jugera si ce que je puis est assez.

—Dans ce moment, M. de Lebensei entra; Antoine l'avoit rencontré à la barrière, il avoit ordre de remettre ma lettre à l'un de vous deux; votre excellent Henri la lut et ne perdit pas un instant pour se rendre chez moi; je lui répétai ce que je venois de dire, Léonce gardoit le silence.—Il faut d'abord, dit M. de Lebensei, que je m'informe des accusations qui peuvent exister contre M. de Valorbe: s'il est vraiment en danger, il importe de le mettre en sûreté. M. de Mondoville souhaite certainement avant tout, que M. de Valorbe ne soit pas exposé à être arrêté.—Sans doute, répliqua Léonce, mes torts envers lui m'imposent de grands devoirs; si je puis le servir, je le ferai avec zèle: mais vous me permettrez, dit-il plus bas à M. de Lebensei, de vous parler seul quelques instans.—D'où vient ce mystère? m'écriai-je; Léonce, suis-je indigne de vous entendre sur ce que vous croyez votre honneur? ne s'agit-il pas de ma vie comme de la vôtre? et pensez-vous que, si véritablement votre gloire étoit compromise, je ne trouverois pas, dans la résolution où je suis de mourir avec vous, la force de consentir à tous vos périls? Mais encore une fois, vous avez été souverainement injuste envers M. de Valorbe; il est proscrit; à ce titre, votre inflexible fierté devroit plier.—Eh bien! reprit Léonce, je ne dirai rien à M. de Lebensei que vous ne l'entendiez; je ne puis d'ailleurs lui rien apprendre sur la conduite que je dois tenir; ce qu'il feroit, je le ferai.—Je demande, reprit M. de Lebensei, que l'on attende les informations que je vais prendre sur tout ce qui concerne la situation de M. de Valorbe; dans peu d'heures je la connoîtrai.

—M. de Lebensei nous quitta pour s'en occuper; mais en partant, il me dit:—M. de Mondoville a raison à quelques égards, c'est M. de Valorbe qui doit décider de cette affaire; voyez-le vous-même ce matin, essayez de le calmer.—Je voulois à l'instant même passer dans l'appartement de ma belle-soeur, où je devois trouver M. de Valorbe. Léonce me retint et me dit:—La pitié que m'inspire un homme malheureux, les torts que j'ai eus envers lui, la crainte de vous compromettre, tous ces motifs mettent obstacle à la conduite simple, qu'il est si convenable de suivre dans de semblables occasions; mais je vous en conjure, mon amie, ne vous permettez pas en mon absence un mot que je fusse forcé de désavouer: songez que l'on pourra croire que j'approuve tout ce que vous direz, et soyez plus fière que sensible, quand il s'agit de la réputation de votre ami. Je ne vous rappellerai point que je la préfère à ma vie, je rougirois d'avoir besoin de vous l'apprendre; mais quand votre sublime tendresse confond vos jours avec les miens, j'ose d'autant plus compter sur l'élévation de votre conduite; mon honneur sera le vôtre, et pour votre honneur, Delphine, vous ne craindriez point la mort. Adieu; il faut que je vous quitte, je dois rester chez moi tout le jour, pour y attendre des nouvelles de M. de Valorbe.—Il y avoit tant de calme et de fierté dans l'accent de Léonce, qu'un moment il me redonna des forces; mais elles m'abandonnèrent bientôt quand j'entrai chez ma belle-soeur, et que j'y vis M. de Valorbe.

Louise se retira dans son cabinet pour nous laisser seuls; je ne savois de quelle manière commencer cette conversation: M. de Valorbe avoit l'air tout-à-fait résolu à l'éviter; j'hésitois si je devois essayer de lui parler avec franchise de mes sentimens pour Léonce; quoiqu'il les connût, je craignois qu'il ne se blessât de leur aveu. Je hasardai d'abord quelques mots sur les regrets qu'avoit éprouvés M. de Mondoville, lorsqu'il avoit appris la situation fâcheuse dans laquelle M. de Valorbe se trouvoit. Il répondit à ce que je disois d'une manière générale, mais sans prononcer un seul mot qui pût faire naître l'entretien que je désirois; et lui, qui manque souvent de mesure quand il est irrité, s'exprimoit avec un ton ferme et froid qui devoit m'ôter toute espérance. Je sentois néanmoins que la résolution de M. de Valorbe pouvoit dépendre de l'inspiration heureuse, qui me feroit trouver le moyen de l'attendrir. Il existait sans doute ce moyen, j'implorois les lumières de mon esprit pour le découvrir, et plus j'en avois besoin, plus je les sentois incertaines. Assez de temps se passa, sans même que M. de Valorbe me permît de commencer; il détournoit ce que je voulois lui dire, m'interrompoit, et repoussoit de mille manières le sujet dont j'avois à parler: j'éprouvois une contrainte douloureuse qu'il avoit l'art de prolonger. Enfin, je me décidai à lui représenter d'abord le tort irréparable que me feroit l'éclat d'un duel, et je lui demandai s'il étoit juste que le sentiment qui m'avoit porté à lui donner un asile, fût si cruellement puni; il sortit alors un peu de ses phrases insignifiantes pour me répondre, et me dit que la cause de sa querelle avec M. de Mondoville, ne pouvoit avoir été entendue que par un homme qu'il avoit cru remarquer près de là, mais qu'il ne connoissoit pas. Je me hâtai de lui dire ce que je croyois alors, et ce dont M. de Mondoville étoit persuadé comme moi, c'est que cet homme étoit un de ses gens qui s'approchoit de lui pour lui annoncer sa voiture, et qui n'avoit pas eu la moindre idée de ce qui s'étoit passé. M. de Valorbe parut réfléchir un moment à cette réponse et me dit ensuite:—Eh bien! madame, si personne ne nous a ni vus, ni entendus, vous ne serez point compromise, quoi qu'il puisse arriver entre M. de Mondoville et moi.—Je n'avois pas prévu ce raisonnement, et je crois encore ce que je soupçonnai dans le moment même; c'est que M. de Valorbe eut besoin de se recueillir pour ne pas me laisser apercevoir qu'il étoit adouci par l'idée que personne n'avoit été témoin de sa querelle avec Léonce: néanmoins, quelle que fût la pensée qui traversa son esprit, il voulut rompre la conversation, et se leva pour appeler mademoiselle d'Albémar.

Elle vint; je ne savois plus que devenir, un froid mortel m'avoit saisie; je voyois devant moi celui qui vouloit tuer ce que j'aime, et ma langue se glaçoit quand je voulois l'implorer. Un billet de votre mari me fut apporté dans cet instant; il me disoit qu'il étoit vrai que les charges contre M. de Valorbe étoient très-sérieuses, qu'il importait extrêmement qu'il quittât Paris sans délai, et que ce soir à la nuit tombante il lui apporteroit un passe-port sous un faux nom, qui lui permettrait de s'éloigner: il se flattoit ensuite de parvenir à faire lever le mandat d'arrêt de M. de Valorbe; mais il insistoit beaucoup sur l'importance dont il étoit pour lui de n'être pas pris dans ce moment de fermentation. Je me hâtai de donner ce billet à M. de Valorbe, et j'eus tort de ne pas lui cacher le mouvement d'espoir que j'éprouvois, car il s'en aperçut; et s'offensant de ce que je pouvois supposer que les dangers dont on le menaçoit auroient de l'influence sur lui, il rentra dans sa chambre précipitamment, et en sortit peu d'instans après, avec une lettre pour M. de Mondoville; il la remit à un de mes gens, et lui dit assez haut pour que je l'entendisse, de la porter à son adresse. Il revint ensuite vers nous; ma pauvre belle-soeur étoit tremblante, et je me soutenois à peine.

On annonça qu'on avoit servi; nous allâmes à table tous les trois; M. de Valorbe nous regardoit tour à tour Louise et moi, et le spectacle de notre douleur lui donnoit assez d'émotion, quoiqu'il fit des efforts pour la surmonter: il parla sans cesse pendant le dîner, avec plus d'activité peut-être qu'on n'en a dans une résolution calme et positive; il s'exaltoit d'une manière extraordinaire, par ses propres discours et par le vin qu'il prenoit: nous étions devant lui immobiles et pâles, sans prononcer un seul mot; nous sortîmes enfin de ce supplice. Quel repas, juste ciel! c'étoit le banquet de la mort; il parut lui-même presque honteux du rôle qu'il venoit de jouer, et se sentit le besoin de s'en excuser.

—Vous m'avez secouru, me dit-il, et je vous afflige; mais jamais affront plus sanglant ne mérita la vengeance d'un honnête homme!—A ces mots, qui sembloient m'offrir au moins l'espoir d'être écoutée, j'allois répondre, il m'arrêta; et, se livrant alors à son goût naturel pour produire de grands effets, il me dit:—Tout est décidé. J'ai écrit à M. de Mondoville, le rendez-vous est donné, ici même, à six heures; nous partirons ensemble, nous nous arrêterons dans la forêt de Senars, à dix lieues de Paris; là, l'un de nous doit périr. Si M. de Mondoville meurt, je continuerai ma route avant d'être reconnu; si c'est moi, il reviendra vers vous. Maintenant, vous le voyez, les paroles irrévocables sont dites; rentrez dans votre appartement, et souhaitez qu'il me tue; vous n'avez plus que cet espoir.—Au moment où il me disoit ces effroyables paroles, la pendule avoit déjà sonné cinq heures, son aiguille marchoit vers le moment fixé, l'exactitude de Léonce n'étoit pas douteuse; ce départ, cette forêt, les paroles sanglantes de M. de Valorbe, tout ajoutait à l'horreur du duel. Ce que je craignois il y avoit quelques heures, ne pouvoit se comparer encore à l'effroi dont j'étois pénétrée: ma tête s'égaroit entièrement; la mort, la mort certaine de Léonce étoit devant mes yeux, et son meurtrier me parloit.

Je ne sais quels cris de douleur échappèrent de mon sein; ils excitèrent dans le coeur de M. de Valorbe un mouvement impétueux qui le précipita à mes pieds.—Quoi! me dit-il, vous aimez Léonce, et vous espérez que je ménagerai sa vie! Je rends grâce au ciel de l'insulte qu'il m'a faite, elle me permet de punir une autre offense, et c'est pour celle-là, oui, c'est pour celle-là, dit-il avec un frémissement de rage, que je suis avide de son sang.—Dieu! qu'avez-vous fait, m'écriai-je, des sentimens de générosité qui vous méritoient une si haute estime? pouvez-vous souhaiter de m'épouser, quand mon coeur n'est pas libre?—Oui, dit-il, je le souhaite encore; le temps vous éclaireroit sur les sentimens que vous nourrissez au fond du coeur; vous respecteriez vos devoirs envers moi; vous avez des qualités si douces et si bonnes que, si j'étois votre époux, même avant d'avoir obtenu votre amour, je serois le plus heureux des hommes: mais non, il vous faut des victimes; vous en aurez, l'heure approche; quand le temps aura prononcé, vous ne serez plus écoutée.—Élise, ne frémissez-vous pas pour votre malheureuse amie? Ma tête s'égaroit; je suppliai M. de Valorbe, je le crois, avec un accent, avec des paroles de flamme; il repoussa tout, occupé d'une seule idée qui lui revenoit sans cesse.—Que ferez-vous pour moi, s'écrioit-il, si je suis déshonoré, si l'on sait l'outrage que j'ai reçu?—Rien ne sera connu, répétai-je, rien!—Et si cette espérance est trompée, dites-moi, s'écria-t-il avec fureur, dites-moi, vous qui ne m'offrez pas de l'amour, comment vous ferez pour que je supporte la honte!—Jamais elle ne vous atteindra, repris-je; mais si quelque peine pouvoit résulter pour vous du sacrifice que vous m'auriez fait, le dévouement de ma vie entière, reconnoissance, amitié, fortune, soins, tout ce que je puis donner est à vous.—Tout ce que vous pouvez donner, créature enchanteresse, interrompit-il; c'est toi qu'il faut posséder; tu pourrois seule faire oublier même le déshonneur! tu as peur du sang, tu veux écarter la mort…… Eh bien! eh bien! jure que je serai ton époux, cette gloire, cette ivresse….—

En disant ces mots il me saisissoit la main avec transport; six heures sonnèrent, une voiture s'arrêta à la porte, il ne restoit plus qu'un instant pour éviter le plus grand des malheurs; tout ce qu'avoit dit M. de Valorbe me persuadoit que sa résolution n'étoit pas inébranlable, mais que jamais il n'y renonceroit, si je n'offrois pas un prétexte quelconque à son amour-propre: il reprit avec plus d'instance, en voyant que je me taisois, et me dit:—Permettez-moi de prendre ce silence pour une réponse favorable; elle restera secrète entre nous; je vous laisserai du temps; je n'abuserai point tyranniquement d'un consentement arraché par le trouble….—Le bruit de la voiture de Léonce entrant dans la cour se fit entendre; je puis à peine me rappeler ce qui se passoit en ce moment dans mon âme bouleversée, mais il me semble que je pensai qu'un scrupule insensé pouvoit seul m'engager à parler, quand peut-être il sufisoit de me taire pour sauver Léonce. La veille même, madame d'Artenas m'avoit vivement grondée de ce qu'elle appelait mes insupportables qualités, qui m'exposoient à tous les malheurs, sans me permettre jamais la moindre habileté pour m'en tirer; ses conseils me revinrent, je condamnai mon caractère, je m'ordonnai d'y manquer; enfin surtout, enfin les paroles qui exposoient les jours de Léonce ne pouvoient sortir de ma bouche. M. de Valorbe s'écria avec transport qu'il me remercioit de mon silence; je ne le désavouai point. Je le trompai donc; oui, grand Dieu! c'est la première fois que la dissimulation a souillé mon coeur! Léonce parut!….

Quelle impression sa présence produisit sur tout ce qui étoit dans la chambre! Ma bonne soeur détourna la tête pour lui cacher ses pleurs; M. de Valorbe se hâta de recomposer son visage, et moi, qui ne savois pas si je venois de sauver ce que j'aime, ou seulement de me rendre indigne de lui, je pouvois à peine me soutenir. M. de Mondoville, voulant abréger cette scène, après avoir salué ma soeur et moi, avec cette grâce et cette noblesse que les indifférens même ne peuvent voir sans en être charmés, pria M. de Valorbe de le conduire dans son appartement: ils sortirent alors tous les deux, mes tourmens redoublèrent; je n'avois pas revu Léonce depuis le matin, j'ignorois ce que la journée avoit pu apporter de changemens dans ses dispositions. Le silence dont je m'étois, hélas! trop adroitement servie, avoit-il suffi pour désarmer M. de Valorbe? ou ne s'étoit-il pas dit que, dans un tel moment, il ne devoit y attacher aucune importance? Loin donc que ma douleur fût soulagée, elle étoit devenue plus amère encore, par l'espérance que j'avois entrevue, et que le temps n'avoit pu confirmer.

Ce jour, déjà si cruel, fut encore marqué par un hasard bien malheureux: madame du Marset vint à ma porte demander mademoiselle d'Albémar; et mes gens, qui n'avoient point reçu l'ordre de ma belle-soeur, la laissèrent entrer. Elle arriva dans le salon même où j'étois avec mademoiselle d'Albémar; elle venoit lui faire une visite, et s'acquitter d'un de ces devoirs communs de la société, dont la froideur et l'insipidité font un si cruel contraste avec les passions violentes de l'âme. Représentez-vous, chère Élise, ce que je dus éprouver pendant une demi-heure qu'elle resta chez ma soeur! je ne pouvois m'en aller, parce que de l'a chambre où nous étions, j'entendois au moins la voix de Léonce et de M. de Valorbe; je m'assurois ainsi qu'ils étoient encore là, et je tâchois de deviner, à leur accent plus ou moins élevé, s'ils s'apaisoient ou s'irritoient de nouveau; mais je ne crois pas qu'il soit possible de se faire l'idée de l'horrible gêne que m'imposoit la présence de madame du Marset! voulant lui cacher mon trouble, et le trahissant encore plus; répondant à ses questions sans les entendre, et par des mots qui n'avoient sans doute aucun rapport avec ce qu'elle me disoit; car elle marquoit à chaque instant son étonnement, et prolongeoit, je crois, sa visite, par des intentions malignes et curieuses. Je ne sais combien de temps le supplice auroit duré, si mademoiselle d'Albémar, ne pouvant plus le supporter, n'eût pris sur elle de déclarer à madame du Marset que j'étois encore très-souffrante de ma dernière maladie, et que j'avois dans ce moment besoin de repos. Madame du Marset reçut ce congé avec un air assez méchant, et je ne doute pas, d'après ce que j'ai su depuis, qu'elle ne fût venue pour examiner ce qui se passoit chez moi.

Quand elle fut sortie, Léonce ouvrit la porte et rentra avec M. de Valorbe; je voulus le questionner, mais la violence que je m'étois faite pendant la visite de madame du Marset, m'avoit jetée dans un tel état, qu'en essayant de parler, je tombai comme sans vie aux pieds de Léonce. Quand je revins à moi, on m'avoit transportée dans ma chambre; Léonce tenoit une de mes mains, ma soeur l'autre, et ma petite Isore pleuroit au pied de mon lit: il fut doux, ce moment, ma chère Élise, où je me retrouvois au milieu de mes affections les plus chères, où les regards de Léonce m'exprimoient un intérêt si tendre!—Ma douce amie, me dit-il, pourquoi vous effrayer ainsi? tout est terminé, tout l'est comme vous le désirez; calmez donc cette âme si sensible: ah! vous m'aimez, je veux vivre, ne craignez rien pour moi.

Je lui demandai de me raconter ce qui venoit de se passer entre M. de Valorbe et lui.—Je le croyois décidé, me dit-il, quand j'arrivai; mais, comme j'avois vu M. de Lebensei, qui m'avoit donné de véritables inquiétudes sur les dangers que couroit M. de Valorbe, j'étois disposé à me prêter à la réconciliation, s'il la désiroit. Il a commencé par me demander si je pouvois lui garantir que rien de ce qui étoit arrivé hier au soir ne seroit jamais connu; je lui ai dit que je lui donnois ma parole, en mon nom et de la part de M. de Lebensei, que le secret seroit fidèlement gardé, et que je ne croyois pas que personne, excepté lui et moi, en fût instruit. Il m'a fait encore quelques questions, toujours relativement à la publicité possible de notre aventure; je l'ai rassuré à cet égard, autant que je le suis moi-même, sans pouvoir lui donner cependant une certitude positive; car j'étois trop ému hier au soir, pour avoir rien remarqué de ce qui se passoit autour de moi. M. de Valorbe a réfléchi quelques instans, puis il a prononcé votre nom à demi-voix; il s'est arrêté, ne voulant pas sans doute que je susse que vous seule décidiez de sa conduite dans cette circonstance; vous seule aussi, ma Delphine, vous m'aviez inspiré les mouvemens doux que j'éprouvois; votre souvenir étoit un ange de paix entre nous deux. M. de Valorbe m'a tendu la main, après un moment de silence, et je me suis permis alors de lui exprimer franchement et vivement tous les regrets que j'éprouvois de mon impardonnable vivacité. Nous sommes sortis alors pour vous rejoindre; depuis ce moment je n'ai pensé qu'à vous secourir, et j'ai laissé M. de Lebensei avec M. de Valorbe.

Comme Léonce nommoit votre mari, il ouvrit ma porte, et me dit avec une vivacité qui ne lui est pas ordinaire:—Tout est prêt pour le voyage de M. de Valorbe, il demande à vous voir un moment; il convient de ne pas l'obliger à rendre M. de Mondoville témoin de sa douleur en vous quittant, et rien n'est plus pressé que son départ.—Léonce n'hésita point à se retirer, et M. de Lebensei, sans perdre un moment, fit entrer M. de Valorbe. Je fus touchée en le voyant, il étoit impossible d'avoir l'air plus malheureux; il s'approcha de mon lit, me prit la main, et se mettant à genoux devant moi, il me dit à voix basse:—Je pars, je ne sais ce que je vais devenir, peut-être suis-je menacé des événemens les plus malheureux; que mon honneur me reste, et je les supporterai tous! Souvenez-vous, cependant, que c'est à vous seule que j'ai fait le sacrifice de la résolution la plus juste et la plus nécessaire; songez, reprit-il en appuyant singulièrement sur chacune de ses expressions, songez à ce que vous ferez pour moi, si mon sort est perdu pour vous avoir obéi, pour m'être fié à vous. Je rougis en écoutant ces paroles, qui me rappeloient un tort véritable. M. de Valorbe vouloit rester encore; mais M. de Lebensei étoit si impatient de son départ, qu'il interrompit d'autorité notre entretien. M. de Valorbe se jeta sur ma main en la baignant de pleurs, et votre mari l'emmena.

Dès que la voiture de M. de Valorbe fut partie, M. de Lebensei remonta, et je lui demandai d'où lui venoit une agitation que je ne lui avois jamais vue.—Hélas! me dit-il, je viens d'apprendre, comme j'arrivois chez vous, que M. de Fierville a été témoin de la scène d'hier au soir; il étoit sorti à pied, peu de momens après Léonce, de la maison où ils avoient soupé ensemble; il s'est glissé derrière les voitures pour n'être pas reconnu, et il a raconté aujourd'hui, dans un dîner, tout ce qu'il avoit entendu; je craignois donc extrêmement que M. de Valorbe ne le sût avant de partir, et que, changeant de dessein, il ne restât, malgré tout ce qui pouvoit lui en arriver.—Ah, mon Dieu! m'écriai-je, et M. de Valorbe ne sera-t-il pas déshonoré, pour ne s'être pas battu avec Léonce?—M. de Lebensei chercha à dissiper cette crainte, en m'assurant que l'on parviendroit à détruire l'effet des propos de M. de Fierville; mais, tout en me calmant sur ce sujet, il paroissoit troublé par une pensée qu'il n'a pas voulu me confier.

Je suis restée, lorsqu'il m'a quittée, dans un trouble cruel; certainement je ne me repens pas d'avoir tout fait pour empêcher que M. de Valorbe ne se battît avec Léonce; je suis loin de me croire liée par un silence que doit excuser la violence de ma situation; ma soeur, qui a été témoin de tout, m'assure que M. de Valorbe lui-même n'a pas dû se persuader que je pusse prendre avec lui, dans l'état où j'étois, le moindre engagement: si M. de Valorbe étoit malheureux, je ferois pour lui certainement tout ce qui seroit en ma puissance; c'est en vain, cependant, que je me raisonne ainsi depuis plusieurs heures; ma joie est empoisonnée par cet instant de fausseté. Rien ne me feroit consentir à l'avouer à Léonce, et cependant c'est pour lui…; il faut donc que ce soit mal…. Je suis sûre que les plus cruelles peines me viendront de là. Les fautes que le caractère fait commettre, sont tellement d'accord avec la manière de sentir habituelle, qu'on finit toujours par se les pardonner; mais quand on se trouve entraînée, forcée même à un tort tout-à-fait en opposition avec sa nature, c'est un souvenir importun, douloureux, et qu'on veut en vain écarter. Ne m'en parlez jamais, je parviendrai peut-être à l'oublier.

Remerciez votre Henri, quand vous le verrez, de la parfaite amitié qu'il m'a témoignée. Votre enfant est-il encore malade? ne pouvez-vous pas le quitter? J'irai vous voir dès que je serai mieux; mais ce que j'ai souffert m'a redonné la fièvre, on veut que je me ménage encore quelque temps.

LETTRE XII.

Mademoiselle d'Albémar à madame de Lebensei.

Paris, ce 25 août.

J'ai besoin, madame, de vous confier mes chagrins, de vous demander vos conseils. M. de Lebensei vous a-t-il dit comment l'indigne M. de Fierville, et son amie plus odieuse encore, ont trouvé l'art d'empoisonner l'aventure de M. de Valorbe? Ils ont répandu dans le monde que Delphine, notre angélique Delphine, avoit donné rendez-vous à deux hommes la même nuit, et qu'un malentendu sur les heures, avoit été la cause de la rencontre où Léonce avoit grièvement insulté M. de Valorbe. Non! je n'ai pu vous écrire une semblable infamie sans que mon front se couvrît de rougeur! Juste ciel! c'est donc ainsi qu'on veut punir une âme innocente de sa générosité même; c'est ainsi que l'on outrage le caractère le plus noble et le plus pur! deux êtres méchans, et le reste indifférent et foible, voilà ce qui décide de la réputation d'une femme au milieu de Paris.

Madame du Marset et M. de Fierville ont voulu se venger ainsi, dit-on, d'un jour où Léonce les a profondément humiliés, en défendant madame d'Albémar. Maintenant, que faut-il faire pour la servir? Aidez-moi, je vous en conjure, et cachons-lui surtout qu'elle a pu être l'objet d'une pareille calomnie; sa santé la retient encore chez elle, et je lui ai conseillé de fermer sa porte. Léonce est allé conduire sa femme à la terre d'Andelys, qu'elle tient des dons de Delphine, et sans laquelle, hélas! elle n'eût jamais épousé M. de Mondoville. Je l'aurois consulté lui-même dans cette circonstance, puisque l'âge de M. de Fierville ne permet pas de craindre un événement funeste; mais il est absent, et je suis seule au milieu d'un monde bien nouveau pour moi, et dont la puissance me fait trembler: néanmoins, j'ai vaincu ma répugnance pour la société; j'y vais, j'irai chaque jour, j'y répéterai ce qui justifie glorieusement mon amie. Sans avouer le sentiment de Delphine pour Léonce, je ne le démentirai point; car je veux mettre toute ma force dans la vérité, il ne me reste qu'elle: je suis ici une étrangère, sans agrémens, sans appui, intimidée par ma figure et mon ignorance de la vie; n'importe, j'aime Delphine, et je soutiens la plus juste des causes.

Je ne sais à qui m'adresser, je ne sais de quels moyens on se sert ici pour repousser la calomnie; mais je dirai tout ce que mon indignation m'inspirera: peut-être enfin triompherai-je de l'envie, seul genre de malveillance que ma douce et charmante amie puisse redouter. Je n'avois pas d'idée du mal que peut faire l'opinion de la société, quand on a trouvé l'art de l'égarer. Oui, ceux qu'on est convenu d'appeler des amis me font plus souffrir encore que les ennemis même; ils viennent se vanter auprès de vous des services qu'il prétendent vous avoir rendus, et l'on ne peut démêler avec certitude si, pour augmenter le prix de leur courage, ils ne se plaisent pas à exagérer les attaques dont ils prétendent avoir triomphé: d'autres se bornent à vous assurer que, quoi qu'il arrive, ils ne vous abandonneront pas, et vous ne pouvez, pas leur faire expliquer ce quoi qu'il arrive: il leur convient mieux de le laisser dans le vague. Quelques-uns me donnent le conseil d'emmener Delphine en Languedoc; et lorsque je veux leur prouver que le plus mauvais moment pour s'éloigner, c'est celui où l'on doit braver et confondre une indigne calomnie, ils me répètent le même conseil sans avoir fait attention à ma réponse, et, tout occupés de l'avis qu'ils ont proposé, ils y attachent leur amour-propre, et se croient dispensés de vous secourir, si vous ne le suivez pas: il est plus facile de se défendre contre des adversaires déclarés, que de s'astreindre à la conduite nécessaire avec de tels amis. Ils servent seulement à encourager les ennemis, en leur montrant combien est foible la résistance qu'ils ont à craindre; et cependant, s'ils se brouilloient avec vous, ils rendroient votre situation plus mauvaise. Ne commenceroient-ils pas leur phrase de renonciation par ces mots: Moi qui aimais madame d'Albémar, je suis obligé de convenir qu'il n'y a pas moyen à présent de l'excuser? funeste pays! où le nom d'ami, si légèrement prodigué, n'impose pas le devoir de défendre, et donne seulement plus de moyens de nuire si l'on abandonne!

L'opinion apparoît en tout lieu, et vous ne pouvez la saisir nulle part; chacun me dit, qu'on répand les plus indignes mensonges contre Delphine, et je ne parviens pas à découvrir si celui qui me parle les répète, ou les invente lui-même. Je me crois toujours environnée de moqueurs qui se trahissent par un regard ou par un sourire d'insouciance, dans le moment où ils me protestent qu'ils s'intéressent à ma peine. Je ne perds pas une occasion de raconter les motifs de reconnoissance qui devoient engager Delphine à donner un asile à M. de Valorbe, comme s'il falloit, pour rendre service à un malheureux, d'autres motifs que son malheur! En vérité, je le crois, il est ici plus dangereux d'exercer la vertu que de se livrer au vice; l'on ne veut pas croire aux sentimens généreux, et l'on cherche avec autant de soin à dénaturer la cause des bonnes actions, qu'à trouver des excuses pour les mauvaises.

Ah! qu'il vaut mieux vivre obscure, et n'avoir jamais obtenu ces flatteuses louanges, avant-coureurs de la haine, et dont elle vient en hâte exiger de vous le prix! Pour la première fois, je me console d'avoir été bannie du monde par mes désavantages naturels: qu'ai-je dit? je me console! Delphine n'est-elle pas malheureuse, et quel calme puis-je jamais goûter, si l'on ne parvient pas à la justifier! Daignez, madame, vous concerter avec M. de Lebensei sur ce qu'il est possible de tenter, et accordez-moi l'un et l'autre le secours de vos lumières et de votre amitié.

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