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En croupe de Bellone

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CEUX QUI RESTÈRENT

C’est une chose que j’ai apprise par hasard en cherchant à savoir d’autres choses, qui m’intéressaient davantage, qui étaient plus près de mon cœur, et que je n’ai jamais sues… L’invasion a déferlé du nord, elle a couvert ce pays de Belgique et des Flandres françaises d’où sortirent mes aïeux, où se passa ma jeunesse, qui m’a donné tant de souvenirs et me garde tant d’amis — plus que des amis : des hommes et des femmes issus du même sang et qui me sont plus chers à mesure que je vieillis. Et puis, subitement, le flot s’est arrêté. L’héroïsme d’une race, le génie des chefs l’a contenu. Il est allé jusque-là, jusqu’à ce point que nous connaissons ; il n’a pu, malgré les plus sanglants efforts, aller plus loin. Mais on dirait que la volonté de cette énorme vague a gelé en retombant, qu’elle a formé un mur de glace, que seul un printemps de France pourra fondre. Et en attendant, de ce qui se passe au-delà, de la vie, de la mort, des souffrances, des espoirs, des angoisses de ceux que nous aimons, nous ne savons rien, ou presque rien ; un « presque rien » peut-être plus cruel encore à notre sensibilité que le néant d’une totale ignorance.

Nous savons qu’ils sont là, nos amis, derrière ce mur de glace et de fer, qu’ils sont tout près. Ils font tous leurs efforts pour donner de leurs nouvelles, nous faisons tous nos efforts pour recevoir ces nouvelles désirées jusqu’à l’insomnie. Par intervalles, en effet, il filtre quelque chose, un bruit parvient jusqu’à nos oreilles, toujours aux écoutes et impatientes. Seulement, ce n’est presque jamais ce qu’on attendait. Ce n’est pas l’ami, ce n’est pas le frère qui parle ; c’est un inconnu sur des choses inconnues. On dirait de ces communications de l’autre monde qui vous arrivent par l’intermédiaire des spirites et vous déconcertent, vous déçoivent — vous émeuvent aussi quelquefois.

Celle-là m’a ému, d’une façon profonde, intime, mystérieuse ; si mystérieuse, que je ne puis bien définir la cause de ce trouble intime ; sans doute encore bien moins la traduire. Il me semble que tout à coup j’ai vu la guerre, toute l’atrocité de la guerre, par d’autres côtés, d’une façon toute neuve, comme si d’autres yeux s’étaient ouverts dans mon âme, des yeux qui voient ce qu’on n’avait pas encore vu : non pas des morts, non pas des soldats mutilés, des crimes contre les femmes et les enfants, des dévastations et des incendies ; plus et pourtant beaucoup moins : l’impondérable de l’horrible.


Cela se passe dans une ville des Flandres que je ne nommerai point, justement parce qu’elle m’est particulièrement chère. Le réfugié, le fugitif qui l’a vue est là, il demande à me parler. Je l’interroge. Et c’est encore une fois la même histoire : des miens il ignore tout ; il connaît leur nom, certes, il les a rencontrés mille fois, avant la guerre, il leur parlait, ils habitaient telle rue, tel numéro ; mais il ignore ce qu’ils sont devenus, dans quelle autre ville ils se sont réfugiés : toujours en pays envahi, en tout cas, sans quoi ils auraient donné de leurs nouvelles. Quant à cette ville-là, celle où ils habitaient, où il habitait, c’est bien simple, elle est rasée. Les incendies allumés consciemment par l’ennemi pour cacher ses rapines ont terminé l’œuvre des obus. Il y a l’église, effondrée jusqu’au niveau du sol et où demeure seulement une Madone intacte — car il y a toujours une bonne Vierge restée debout, il y a toujours un miracle. Il y a les maisons de la place, toutes démolies, sauf deux ou trois, auxquelles il ne manque à peu près que la toiture, par hasard ou par un oubli des Allemands. Il y a le grand trou, la fosse sinistre où l’on a jeté toutes les victimes, les femmes, les enfants, les vieillards massacrés, en les recouvrant d’un peu de terre sur laquelle on a empilé des pavés ; mais les envahisseurs les ont exhumés l’autre jour, on ne sait pas pourquoi… Tout cela est affreux, et je dis : « C’est affreux. » Pourtant, ce qu’il y a de plus cruel, de plus humiliant, c’est que je ne sens plus cette horreur que par la raison, non par les sens, parce que mes nerfs s’y attendaient, la connaissaient, ont usé à la fin leur capacité de souffrance et de révolte. Le réfugié ne s’indigne pas de cette callosité.

— Je suis comme vous, me dit-il. Quand je suis revenu là, venant de Hollande, je savais si bien ce que je verrais que ça ne m’a rien fait : non, rien, pas même de trouver ma maison tombée dans la cave. Je n’aurais jamais cru qu’on pouvait opposer tant de dureté de cœur à son propre mal. C’est probablement parce que la catastrophe est trop grande, universelle. Alors on se dit : « Sans doute, ça devait être comme ça. » Ou bien c’est qu’on ne peut plus comprendre ; c’est au-dessus de l’intelligence, comme un bruit trop fort qui vous étourdit. Mais il y a une chose qui vous déchire le cœur, tout de même. On a tout vu sans pleurer : et ça, les larmes vous sortent des yeux.

» … Oh ! ce n’est rien, rien du tout. On a honte, même, que ça vous fasse tant d’effet… Je n’ai pas besoin de vous dire que dans ce pays-là tout le monde a son chien : les bourgeois pour la chasse ou pour le plaisir, les petits commerçants pour la garde. C’est comme partout, enfin. Et ils sont restés dans la ville, les chiens, quand on s’est enfui ou qu’on a été massacré, ils sont restés dans cette ville où il n’y a pas une pierre qui soit à sa place. Comment ils se nourrissent, comment ils arrivent à ne pas mourir de faim, je ne saurais vous le dire. Ils doivent chasser pour leur compte, je suppose, attraper des rats, aller très loin dans la campagne. Mais ils reviennent le plus vite qu’ils peuvent et ils se mettent tous ensemble, à l’entrée du faubourg, sur la route.

» Ils sont là deux cents, ou trois cents peut-être, des braques, des épagneuls, des chiens de berger, des chiens-loups, des fox-terriers, jusqu’à des toutous d’appartement, des bêtes minuscules, ridicules ; et ils attendent, tous la tête tournée du même côté, avec un air d’intérêt intense, triste et passionné. Ils attendent quoi ? Oh ! c’est bien facile à comprendre. Quelquefois il y a un des anciens habitants de la ville qui se décide, qui revient de Hollande. Le désir de revoir son pays, de savoir ce qu’on a laissé de sa maison, de fouiller les ruines, a été plus fort que tout, que la peur, que la haine. Et quelquefois aussi, alors, il y a un de ces chiens qui le reconnaît. Son chien ! Si vous pouviez voir ça ! Si vous pouviez vous figurer le voir ! Tout ce troupeau de chiens qui dresse les oreilles, du plus loin qu’il voit venir un homme par la route de Hollande, un homme qui n’a pas de casque, un homme qui n’a pas d’uniforme. L’agitation douloureuse, l’agitation sur place de toutes ces bêtes qui regardent, qui regardent tant qu’elles peuvent — les chiens n’ont pas de très bons yeux — et qui flairent, qui flairent de loin, parce que leur nez vaut mieux que leurs yeux. Et enfin le bond, le grand bond d’un de ces chiens quand il a senti son maître, sa course folle, farouche, sur le chemin ravagé, creusé d’ornières par les canons et les gros convois automobiles, et coupé de tranchées ; sa joie, ses cris de joie, sa queue qui danse, ses pattes qui sautent, sa langue qui lèche, tout son corps, qui n’est qu’un frémissement de joie ! Il ne quitte plus l’homme, celui-là, il a trop peur de le perdre. Un jour, deux jours, il restera derrière son dos, sans manger, s’il le faut ; et il s’en va avec lui. Mais les autres, à ce moment-là ! Ils sont toujours sur la route, ils n’ont pas quitté leur faction. Et quand ils voient ce chien partir, ce chien qui a trouvé à la fin ce qu’ils veulent toujours, ce qu’ils voudront jusqu’à la mort, désespérément ils lèvent tous la gueule ensemble, et ils pleurent, ils pleurent à n’en plus finir : de grands hurlements qui remplissent le ciel et qui durent jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien sur la route. Alors ils se taisent ; mais ils ne bougent pas. Ils sont là. Ils espèrent.

» Et on pleure, quand on voit ça, monsieur ; on pleure comme eux, toutes ses larmes. Je vous demande pardon… »

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