En croupe de Bellone
A LA MÉMOIRE DE J. M.
Tombé en Argonne le 17 février 1915
Mon cher petit, voilà un mois, maintenant juste un mois. Que cela est loin, et que cela est près ! Vieillir, c’est voir mourir les autres ; au cours de mes déjà longues années, j’ai vu beaucoup mourir ; mais sauf une autre fois, jamais je n’ai eu autant de peine, et qui dure. Ceux qui tombent loin de vous, tout jeunes, ne meurent pas comme ceux qu’on assiste aux derniers moments. Malgré tout, on ne comprend pas, on n’a jamais assez d’imagination. On a beau se dire : « Il est mort », on ne le sait pas, on ne le sent pas complètement. Pour nous, vivants, la mort va par degrés, comme toutes choses ; il faut s’initier, il faut avoir prévu, il faut avoir pensé : « Il va mourir », il faut avoir fermé les yeux à celui qu’on aimait, avoir pleuré avec ceux qui pleuraient et entendu la terre rouler sur un cercueil. Sinon la conscience ne vient que par arrachements successifs. On pense à celui qui n’est plus comme s’il était encore, on rencontre à toute heure des choses qu’on voudrait lui montrer, des idées qui étaient pour lui…, et ce n’est qu’à cet instant que par une espèce d’offensive farouche d’une autre partie de soi-même, on s’écrie : « Mais non, ce n’est plus possible. C’est fini. Rends-toi compte que tout est fini à jamais !… »
Et pourtant j’ai hésité toutes ces quatre longues semaines à parler de toi, à écrire de toi, mon pauvre petit ! Je me demandais si c’était juste et si j’en avais bien le droit. Tu es tombé comme je t’avais, pour ma part un peu, appris à vivre : droit, fort, ironique et brusque ; ta mort n’a même pas été le hasard d’un combat, mais un don volontaire, la décision qui vous fait dire : « Ce que d’autres ne font pas, c’est moi qui le ferai. » Et c’est bien cette libre résolution dans le dévouement qui est l’héroïsme. Mais tu me dirais toi-même que cent mille jeunes hommes ont eu le même héroïsme — et voilà pourquoi, bien longtemps, bien longtemps, je me suis posé cette question : « Il en est d’autres que moi qui pleurent, d’autres qui ont perdu ce qu’ils aimaient le plus au monde, et le monde n’en saura jamais rien. Le devoir est d’être comme eux. »
Et puis il m’a semblé qu’au contraire parler de toi, c’est parler de tous ceux qui firent comme toi.
C’est pour t’avoir connu que j’ai connu la jeunesse de la France actuelle, et combien elle fut supérieure à celle de ma génération. Une impitoyable rigueur de méthode lui fait dédaigner les phrases. Une magnifique et rétractile pudeur lui interdit le romantisme des sentiments. La générosité se prouve, elle ne s’étale pas ; le courage se montre, il ne s’exclame pas. Les jeux athlétiques, devenus sa passion, ne lui ont rien enlevé de son activité intellectuelle, parce qu’un Français ne saurait ne pas avoir un cerveau et ne point aimer à jouir de ce cerveau ; mais par surcroît, ils lui ont enseigné la résistance, l’obstination, la discipline dans l’effort. Plus que cela — et c’est une vertu toute neuve chez nous ; à proprement parler, même, c’est la vertu — la conviction que l’essentiel n’est pas la victoire, mais la constance dans la lutte une fois engagée, quel qu’en puisse être le résultat. Je t’avais peut-être donné quelques leçons dans ton adolescence, mon petit, mon cher petit, mais combien plus tard j’en reçus de toi en retour, et salutaires ! Tu disais simplement : « Le mal n’est pas d’être battu ; le mal c’est d’engager un combat sans être entraîné ; c’est le manque d’entraînement qui déshonore. » Ainsi je voyais naître une nouvelle morale, une morale d’énergie, d’endurance, de volonté, de discipline, de sacrifice de l’individu à l’équipe dont il fait partie et dont le succès seul compte — et c’était ta vingtième année, mon enfant, qui en était l’apôtre. Tu parlais de la guerre sans faux enthousiasme, sans ce romantisme barbare qui a faussé le jugement de nos adversaires, mais aussi sans terreur. Les lois de l’athlétisme encore guidaient ton intelligence et ta sensibilité ; elles te faisaient pressentir ce que même les experts militaires ne prévoyaient pas alors : « C’est celui qui pourra tenir le plus longtemps qui marquera le plus de points, disais-tu. Le commencement des parties n’a aucune importance. »
Alors j’étais jaloux de ta jeune sagesse, de l’espèce de rapidité d’esprit qu’en toutes choses te donnait la maîtrise de ton corps. J’eusse été presque satisfait que, pour se procurer ces mérites, ta génération eût perdu d’autres avantages. Je songeais : « Ces jeunes gens sont des athlètes et des ingénieurs ; ils ont l’esprit rude et précis. Mais toutes ces vieilles choses qui ont fait la joie et la beauté de notre civilisation, qu’en reste-t-il pour eux ? » Je te tendais mon Térence, et tu le lisais à livre ouvert, mieux que moi… Je crois que, de nos jours, tout le monde n’apprend plus le latin, mais que ceux qui l’apprennent le savent mieux que de mon temps…
Il est un âge où l’on parvient à un singulier désintéressement de soi-même, un âge où l’on conçoit, sans regrets, que l’existence vous a donné tout ce qu’elle pouvait donner ; c’est la fin des ambitions, c’est l’envol des chimères : le compte personnel est clos. On reporte alors ses rêves sur un enfant qui porte votre nom, qui est de votre sang. Si l’on peut croire qu’il est vraiment un homme, si l’on peut espérer qu’il vaudra mieux que vous, c’est le soir d’un beau jour. Que dis-je ? Il n’y a même pas de crépuscule, c’est la lumière paisible et sans ombre des immortalités de la race : mais voilà que tu es partie, ma lumière !
Tu dors maintenant dans le cimetière des Islettes, à quelques lieues de la terre sanglante où une balle ennemie t’atteignit au ventre. C’est là que durant cinq longues et cruelles journées tu as regardé venir la mort en face, et sans gémir ! C’est là que tu demeureras à jamais. Pourquoi imposer un triste voyage à ce qui reste de toi ? C’est dans ces bois de l’Argonne que tu défendis ton pays, son avenir, sa fierté : ils sont à toi, tu es à eux. Il n’y a pas de terre plus sacrée que celle à qui on a donné son sang. C’est à ceux qui t’aimèrent de venir te revoir ; ce coin de terre où tu as fait, au prix de ta vie, ta part de l’ouvrage terrible et nécessaire qui affranchit la France, doit devenir l’habitation de leurs pensées, le lieu de leurs méditations. Ta tombe restera là, mon petit. Nous irons la visiter. Je ne l’ai pas encore vue ; jusqu’à ce jour cette triste consolation m’a été refusée. Mais un jour prochain nous pourrons incliner nos têtes vers ce sol douloureux. Personne ne fera attention à nous, nous essayerons d’être pareils à toi, si jaloux toujours, dans ta fierté, de cacher ce qui te faisait vraiment du mal et vraiment du plaisir ; et nous dirons seulement à voix très basse :
— Dors en paix, mon petit, tu n’es pas mort en vain : la France est sauvée…
19 mars 1915.