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En croupe de Bellone

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LE NID DE GUÊPES

… Ces guêpes avaient fait leur nid dans la maison.

Elles s’étaient glissées dans je ne sais quel trou, quelle anfractuosité de la muraille, entre deux pierres, il y avait plus d’un an, il y avait si longtemps qu’on commençait d’oublier la date ; et maintenant elles étaient là : il semblait qu’elles y fussent pour toujours ; elles-mêmes sûrement le croyaient. Vous pouviez vous en convaincre à leur façon de bourdonner. « On ne nous chassera pas ! On ne nous chassera pas ! C’est à nous, cette demeure ! » Voilà ce que disait, de l’aube au coucher du soleil, le vrombissement de leurs ailes. Elles gâtaient tout, pour le plaisir de gâter. Sous la fenêtre, au-dessous de l’endroit où elles avaient établi leur redoutable camp, on voyait ruisseler le vomissement de leurs ordures. Cette race est propre chez elle, sale chez les autres. Elles pillaient tout, pour le plaisir de piller, détruisant ce qu’elles ne pouvaient emporter : car la guêpe ne possède pas, comme l’abeille, ces pattes au tarse poilu qui se garnissent de pollen et de cire. C’est sur place qu’il faut que sa bouche avide se gorge de butin ; et le reste, elle le déchire, l’abîme, le salit, à moins qu’elle n’en arrache un morceau tout entier. Elles étaient cruelles, pour le plaisir de la cruauté. La nature les a faites pour la guerre, pour l’offensive, pour la méchanceté ; la nature les a destinées au mal pour le mal. Les abeilles sont plus industrieuses, les abeilles sont bien plus artistes : mais elles ne peuvent que se défendre, il leur est interdit d’attaquer : car dans le combat leur aiguillon reste dans la blessure, elles ne peuvent se servir de cet aiguillon qu’une seule fois dans la vie, et elles en meurent. De là pour elles l’impérieuse nécessité de ne frapper que lorsque se présente un envahisseur, de ne frapper qu’en se sacrifiant elles-mêmes, dans un intérêt qui dépasse le sentiment de leur propre conservation, dans l’intérêt de la ruche.

L’aiguillon des guêpes est plus fermement attaché : elles peuvent tuer, et survivre. Elles en abusent : au demeurant, ne vivant que de meurtre.

Car c’est le meurtre qui est leur grande affaire, et même le principe de leur existence. Ce serait une erreur de croire qu’elles ne se nourrissent que de fleurs et de fruits. Le suc des fleurs et des fruits est pour elles un dessert, un vin qui les enivre, un nectar exaltant leur férocité. Mais avant tout il leur faut de la chair vive, elles sont carnivores, elles sont buveuses de sang — ne négligeant pas d’ailleurs la charogne ! Si la terreur qu’elles vous inspirent ne vous empêchait point de les observer, vous pourriez voir ce que j’ai vu parfois, au crépuscule, en rêvant sous les arbres : des myriades de petits diptères, d’inoffensifs moucherons s’élèvent, descendent, remontent en tourbillonnant, vont demander au dernier rayon de soleil qui se couche un encouragement à leur danse amoureuse. Mais la guêpe, elle aussi, sait en profiter, de ces dernières lueurs de l’astre, qui lui chauffent encore les ailes. Elle rôdait tout près, et se précipite : les pauvres insectes innocents l’aperçoivent, s’abattent, vont se cacher sous les feuilles. Mais il est trop tard, au moins pour l’un d’eux ; et la guêpe emporte cette proie qui continue à vivre jusqu’à son nid, jusqu’à ses larves qui dévoreront cette nourriture pantelante : c’est plus commode que de leur dégorger du sucre, et c’est meilleur !

Les guêpes dont je vous parle avaient caché leur nid juste sous une fenêtre du premier étage, on les entendait bourdonner sous le plancher : « Vous ne nous chasserez pas ! Vous ne nous chasserez pas ! » Voilà, je vous dis, ce qu’on entendait depuis des mois. Cette maison était une vieille maison de campagne, mais habitée par des Parisiens ; et ces Parisiens ne savaient pas les chasser, en effet. Pourtant ils avaient fait venir des hommes de l’art, des charmeurs d’abeilles, et les charmeurs d’abeilles avaient tenté d’enfumer les guêpes. Ils étaient arrivés avec leur masque, avec leurs gants, avec leur grosse pipe bizarre. Mais les uns avaient été mis en fuite, piqués avant même de pouvoir approcher du trou. D’autres avaient été plus heureux ; ils étaient partis tout fiers, disant : « Nous avons réussi ! Le trou est enfumé, elles ne bourdonneront plus. » Et le lendemain elles bourdonnaient comme par le passé, elles piquaient comme par le passé, méchantes surtout avec les enfants. C’est incroyable comme les guêpes savent choisir leurs victimes, épouvanter les femmes, faire pleurer les enfants ! On avait appelé aussi des maçons, qui avaient dressé le soir leur échelle, dans le plus grand silence, quand les guêpes dormaient : et ils avaient maçonné les trous, tous les trous, les moindres petits trous. Puis ils s’en étaient allés déclarant : « Maintenant, c’est fini. Elles mourront de faim, et de mauvais air ; elles s’empoisonneront de leur odeur, les unes les autres. » Mais le lendemain les guêpes avaient percé ailleurs. Par où ? Nul n’aurait pu le dire. Elles avaient percé, voilà. Et elles s’envolaient de nouveau, toujours perfides, toujours cruelles, toujours enragées au mal pour le mal, plus ivres de fureur encore, peut-être, et leurs dards chargés d’un venin plus âcre et plus brûlant. Mourant de faim aussi, rapaces, rongeuses, fouilleuses, et se jetant sur tout.

Cela s’est passé il y a longtemps, bien longtemps. J’étais un enfant, alors, un enfant dans cette maison envahie et gâtée. Et ces choses, je les ai vues.

Mais il arriva dans cette maison, vers le milieu de l’été, un vieil homme des champs, un vieil homme qui avait toujours vécu dans les champs. Et il souriait, et il gardait toute sa bonne humeur et tout son sang-froid, tandis que les autres, autour de lui, murmuraient : « On ne les aura jamais, jamais ! Elles sont là pour l’éternité. C’est une maison où il y a des guêpes, et il faudrait démolir la maison. » Lui répondait : « Mais non, mais non ! Seulement le moment n’est pas venu où on peut faire quelque chose. C’est fort, c’est malin, les guêpes. C’est plus fort que vous, aujourd’hui. Quand vous les approchez pour les détruire, elles sortent, et elles vous piquent. Ça vous gêne, vous ne pouvez pas travailler au bon endroit. Et puis, c’est industrieux. Pas industrieux comme les abeilles. Autrement. Là-dedans, tout autour de leur nid, elles ont mâché et remâché des tiges de feuilles et des morceaux d’écorce. Elles ont mélangé ça avec de petites pierres, avec des tas de débris, et ça leur fait un carton, une cuirasse de carton plus dure que l’acier. C’est pour ça que la fumée des charmeurs d’abeilles ne pénètre pas ; elles sont retranchées. Et vous ne vous figurez pas ce que ce doit être joli, ces retranchements, dans leur genre. »

Il disait cela si tranquillement qu’on aurait pu croire qu’il avait de la sympathie pour les guêpes. Peut-être en avait-il, aimant tout ce qu’il comprenait, même les guêpes.

— Alors, lui demandait-on, énervé, qu’est-ce qu’il faut faire ?

— Attendre ! répliquait-il.

Et puis, il avait l’air de penser à autre chose.

Enfin l’automne tomba du ciel sur la terre, avec de grands vents froids qui venaient du nord ou de l’ouest, balayant des feuilles mortes et vous engourdissant les doigts. Alors, le vieil homme des champs eut l’air de chercher quelque chose sur les vitres. Et il me dit :

— Regarde, petit ; regarde bien. Qu’est-ce que tu vois là ?

— C’est une guêpe !

— Eh bien, approche ; va, n’aie pas peur. Essaye de l’attraper, essaye de l’écraser avec ton mouchoir.

J’essayai, mais la guêpe s’échappa. Seulement, au lieu de revenir sur moi, elle retourna se coller obstinément à la fenêtre ; et ses ailes, droites le long de son corps, frémissaient bizarrement.

— Elles n’attaquent plus, les guêpes, maintenant ; elles ne cherchent plus à piquer. C’est qu’elles ont froid, c’est qu’elles ont de la peine à manger ; elles épuisent leur venin, elles voudraient bien dormir tout l’hiver. C’est le moment. Tu vas voir, cette nuit.

Et quand la nuit fut tombée, il plaça contre le mur l’échelle abandonnée par les maçons. Tout de même, il avait pris ses précautions. Il avait mis les gros gants, il avait mis le masque des charmeurs d’abeilles, il avait pris leur pipe. Il ne faisait pas autrement que les autres ; mais il le faisait à l’heure et à la saison.

Et il commença d’enfumer le nid de guêpes.

— Ce n’est pas assez, disait-il bien paisiblement à travers son nez ; ce ne serait pas suffisant. Ça ne sert qu’à les abrutir.

D’abord les guêpes avaient bourdonné ; puis elles se turent.

Alors, il prit une pince de fer, un pic, je ne sais quels autres outils.

— Qu’est-ce que tu vas faire, monsieur ? lui demandai-je.

— Entrer dedans, parbleu !

Il descella deux pierres, et froidement, avec sa pince, éventra le nid de guêpes. Il en retirait par grappes inertes, ces petites bêtes féroces, accrochées les unes aux autres, et les jetait dans un seau d’eau bouillante, à ses pieds. Cependant, il les regardait, il les regardait pour ainsi dire une à une, comme s’il les avait voulu compter.

— Qu’est-ce que tu cherches, monsieur ?

— La reine, mon petit ! C’est ça, surtout, qu’il faut détruire… Ah ! la voilà !

Il ne se contenta pas de la jeter dans l’eau bouillante, il l’écrasa soigneusement.

— … Et maintenant, conclut-il avec simplicité, je vais fumer une vraie pipe.


Et il la fuma, en parlant d’autre chose. C’était un brave homme, et qui savait son métier.

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