En croupe de Bellone
ILS ENTRÈRENT
… C’est un habitant du Nord qui fut témoin, à Lille, de la première occupation allemande et a pu fuir, par une chance presque inespérée, avant la seconde. Durant tout le repas j’ai pris à tâche de ne l’entretenir, non pas d’autre chose que la guerre — je ne saurais, et il ne saurait : de quoi au monde pourrait-on parler ? — mais, s’il se peut, de détails qui ne lui fussent pas trop personnels et douloureux. Car je sais qu’il a tout perdu, que son usine est en cendres, qu’une partie des siens est restée là-bas, prisonnière. A la fin il se lève et me dit en souriant : « Vous ne m’en voulez pas au moins ? »
— Et de quoi, grand Dieu ?
— D’être un réfugié. Car je vais vous donner la définition du réfugié : c’est un homme qui s’assied à votre table, qui mange comme s’il était resté sans nourriture durant quinze jours, et parfois c’est un peu vrai. Puis qui ajoute : « Ah ! l’on voit bien qu’on n’est pas chez soi ! »
A ce moment, j’ai bien envie de l’embrasser tant je l’admire, ce Flamand de France : magnifique exemple de cet héroïsme de chez nous, qui n’oublie jamais, même dans les plus cruelles circonstances, le mot ironique et vaillant, de cette habitude particulière à notre race, qui est très pudique et sentimentale et ne veut pas l’avouer. J’en étais bien sûr qu’il l’avait pensé, réellement pensé, ce mot-là, que malgré tout, malgré la cordialité de l’accueil, malgré la consolation qu’il avait éprouvée de revoir un compatriote, il s’était dit : « Hélas ! rien de tout cela n’empêche que j’aie perdu ma ville et ma maison ! » Mais il avait tenu à ne l’exprimer qu’en raillant, pour ne pas pleurer, et avec le sourire ; et telle est l’idée qu’un peuple vraiment poli se fait de la vraie politesse.
C’est ainsi qu’il sut me faire comprendre qu’il était réellement brave et réellement Français, et ce n’est qu’à partir de cet instant que je ne craignis plus de solliciter ses confidences. Il restait plein d’énergie, il était sûr de la victoire. La maison, l’usine, on les reconstruirait ; les fortunes, on les referait. Ça irait bien, après la guerre, ça marcherait comme jamais encore ça n’a marché. Et avec le sens réaliste de son pays, il indiquait comment il faudrait s’y prendre pour que ça marchât. Mais tout à coup, s’interrompant :
— Savez-vous ce qui m’a ému, savez-vous ce qui ne me sort pas de la tête ?
— Les ruines, l’incendie, le bombardement ?
— Ce devrait être ça. Et pourtant c’est autre chose… J’ai presque honte, je me dis que c’est frivole… C’est quand ils sont entrés, ces Allemands ! Ils chantaient…
— Eh bien ?
— Eh bien, je savais que ces gens-là étaient couverts de crimes, je savais qu’ils étaient les mêmes que les massacreurs de Belgique et d’Orchies ; mais je ne pouvais pas m’empêcher d’admirer. C’était si beau ! Ils marchaient de leur pas de parade, qui est ridicule ; leurs uniformes, couleur réséda crasseux, étaient couverts de taches de vin et de graisse, immondes ! Mais tout cela se perdait dans leurs chants. Des chants graves, en trois parties, quasi religieux. Pas une voix qui détonnât, pas un accroc à la mesure, et c’était de la musique, enfin, de la vraie musique, populaire, mais pas canaille, simple et pourtant savante. Et c’est à ce moment-là, je vous le répète, que j’ai été le plus malheureux ! Je songeais : « Nous vaincrons, j’en suis certain, on les chassera d’ici, on leur imposera la paix qui les mettra pour toujours hors d’état de nuire. Mais nous n’aurons jamais ça ! » Est-ce que vous pouvez m’expliquer comment il se fait qu’il semble impossible que le sens populaire de la vraie musique ressuscite en France ?
Je n’ai pu l’expliquer, mais il me paraît, par malheur, trop évident qu’il avait raison. Sauf dans quelques départements du Midi, il est hors de doute que notre âme populaire est incapable aujourd’hui de s’exprimer par le chant autrement que par des unissons, et quels unissons ! Quatre-vingt-dix-neuf Français sur cent ne sauraient plus retenir une phrase musicale, je ne dirai pas compliquée, mais un peu longue. On a essayé d’évoquer, depuis la guerre, les beaux hymnes de l’époque révolutionnaire, et j’ai entendu sur les routes nos régiments essayer le Chant du départ. C’était trop difficile : ils l’écorchaient, ils l’abrégeaient, ils en faisaient autre chose, et quelque chose, je vous assure, qui n’était pas bien beau. L’idéal populaire de la musique, en France, s’est réduit à la valse la plus bêtement sentimentale, d’une part, et au refrain nègre et ordurier, d’autre part : avilissement de la joie comme de la mélancolie, incapacité d’enthousiasme serein et de gravité. Je me rappelle avoir dit un jour à un meneur des camelots du roi : « Je vous promets d’assister à vos réunions le jour où l’on y chantera Vive Henri IV. » Vive Henri IV, une des plus belles mélodies en mineur que je connaisse. « C’est impossible, me répondit-il, cet air-là, c’est bien trop triste ! » Par ailleurs, les socialistes ne valent pas mieux. Ce n’est pas seulement la « poésie » de l’Internationale qui est stupide, mais l’air, dont la banalité s’apparente avec les mélodies les plus banalement odieuses dont les pères jésuites ont empoisonné la musique religieuse à partir du début du siècle dernier ; et c’est pourquoi sans doute les socialistes vous affirment sérieusement que « l’Internationale, c’est beau comme un cantique ». Je me souviens qu’un jour, comme j’assistais à la cérémonie annuelle du « Mur des fédérés » au Père-Lachaise, les révolutionnaires russes répondirent à cette insupportable rapsodie par un hymne de leur patrie, l’un des plus funèbres, les plus sublimes, les plus déchirants qui puissent sortir d’une poitrine humaine : « Hein, me dit un ouvrier à côté de moi, ces pauvres Russes, ce qu’il faut qu’ils en aient encore une couche ! » Cet « encore » signifiait dans son esprit beaucoup de choses, mais plus particulièrement, j’imagine, que ces Russes ne devaient pas être de véritables révolutionnaires, puisqu’ils s’obstinaient à donner à leurs chants un caractère religieux.
On voudrait se consoler en considérant qu’une partie de la bourgeoisie et de ce qu’on est convenu d’appeler les classes supérieures continuent d’emplir les salles de concert et de drame lyrique. Mais il ne faudrait pas se bercer d’un fol espoir. Ou je me trompe fort, ou les gens qui font profession d’aimer la musique aujourd’hui ne sont pas du tout les mêmes que ceux qui l’aimaient jadis. Ils ont transporté la musique du plan émotionnel sur le plan intellectuel. Ils n’y cherchent plus un moyen de se transporter hors d’eux-mêmes, dans une région d’enthousiasme ou d’émotion sans cause apparente, mais le plaisir que procure la solution rare d’une équation musicale difficile. Voilà pourquoi il faut bien s’amuser, malgré la rigueur des temps, du mouvement tournant par lequel des Français, qui sont d’ailleurs aussi bons patriotes que les autres, mais ont conservé de l’affection pour la musique de Wagner, essayent de sauver Wagner en dénonçant que Meyerbeer était Prussien, Berlinois, et qu’on a donné son nom à une rue, ce qui ne se saurait supporter. La vérité est que Wagner, en France, n’a pas et n’aura jamais plus d’importance que Meyerbeer, parce qu’on n’y aime pas la musique, je veux dire qu’on ne l’y sent pas, ce qui, après tout, est la vraie manière de l’aimer.
… Seulement, il est possible, tout bien examiné, que les peuples arrivés à un certain degré de civilisation supérieure ne sentent plus la musique. Il faudrait, pour en garder le sentiment sincère et sain, un certain degré de barbarie. Cela permettrait d’expliquer pourquoi les Anglais ont perdu depuis plus longtemps que nous-mêmes ce sentiment et ce goût, et pourquoi les Allemands l’ont gardé. De la sorte, pour aimer la musique, il serait indispensable d’être resté assez sauvage pour pouvoir massacrer de gaieté de cœur les petits enfants. Il y a là matière à réflexion.