En croupe de Bellone
UNE NUIT DE NOËL
On venait de déshabiller le petit prince. Il s’était laissé faire d’un air pensif, sachant que cette nuit était une grande nuit, la nuit d’entre les nuits : il le croyait encore. Et quand il se trouva libre et frais dans sa longue chemise, courant pieds nus sur le tapis, il alla lui-même cacher ses souliers dans la cheminée.
Il était à l’âge délicieux où les petits enfants ne sont que de petits enfants, non pas le petit homme ou le petit prince qu’un peu plus tard l’éducation aura fait d’eux. Il portait en lui les germes de sa race, mais ces germes n’étaient pas développés. Il avait de petites mains tendres, un corps tout rond, une âme sincère. La gouvernante américaine qu’on lui avait donnée l’année dernière pour remplacer l’ancienne, l’Anglaise qui était partie, le regardait parfois avec un peu d’émotion et d’épouvante : « Se peut-il, songeait-elle, que plus tard il ressemble aux autres, à ses frères, à tous les siens ? Hélas ! il le faudra bien, puisqu’on le veut. Pauvre petit ! Pauvre petit ! » Certes, il le faudrait. Il venait de prononcer de ses lèvres innocentes, une prière pleine de mots farouches qui appelait, sur la tête d’ennemis dont il avait à peine fini d’apprendre les noms, la colère du ciel. On lui enseignait à être un soldat ; il était très fier déjà d’être un prince-soldat. Il portait un uniforme, pas plus grand que celui d’une grande poupée ; il était chef d’un régiment… Toutes ces choses allaient marquer leur empreinte : il était à l’âge où l’on croit que les choses sont comme elles doivent être, et que le mal serait qu’elles fussent autrement.
La gouvernante l’aida à monter dans le lit étroit et tout blanc. Il demanda :
— Noël viendra cette année ? Il viendra comme l’autre fois ?…
Il s’interrompit très fier d’être assez vieux pour avoir un souvenir.
— Je me rappelle très bien qu’il est venu ! Il a mis des choses, beaucoup de choses dans la cheminée. Et le lendemain, bien plus encore, qu’il avait apportées et qui pendaient à un grand sapin vert, avec des boules d’or et d’argent, et des bougies, de petites bougies allumées, jusqu’en haut… Il viendra ? Vous êtes sûre qu’il viendra ?
— Oui, Altesse, affirma la gouvernante. Il viendra si vous dormez bien. Noël n’aime pas qu’on le regarde.
— Je vais dormir, dit le petit prince, convaincu.
Docilement il avait fermé les yeux. La main de la gouvernante fit mourir la lumière. Et puis une porte se ferma.
Le petit prince était seul, et les paupières closes. Cependant il ne dormit pas tout de suite. Il pensait à son grand-père, qui était gai, jadis, brusque et gai, mais qu’à cette heure il ne voyait que rarement, et qui ne le regardait plus, distrait et comme accablé de soucis ; et à son père, qu’il ne voyait plus du tout. Même sa mère avait l’air de ne pas aimer qu’on en parlât. Le prince avait compris qu’il valait mieux n’en pas demander de nouvelles. Mais c’est une grâce accordée aux enfants que la facile acceptation des réalités immédiates : ils vivent dans un autre monde, qu’ils se font à eux-mêmes ; et la guerre, dont il entendait ses frères parler si souvent, la mort même du comte de Warbstein, tué dans cette guerre, et qu’il aimait bien, l’inquiétait moins que la perte du petit poney des Shetlands que le comte lui avait donné et qu’on ne pouvait pas remplacer, à cause de la guerre, justement, lui avait-on dit : ce qui lui paraissait incompréhensible. Tous les poneys des Shetlands sont-ils donc morts dans les grandes batailles ? Voilà ce qu’il avait demandé. On lui avait répondu que ce n’était pas cela, mais qu’ils ne pouvaient plus franchir la mer par la faute des méchants Anglais. Alors pourquoi ne les mettait-on pas dans les Zeppelins, pour passer l’eau ?
Non, si le petit prince ne voulait pas dormir, c’est qu’il voulait adresser une prière particulière au vieux Noël, une prière qu’il ne voulait pas qu’on entendît. Il murmura :
« Père Noël, père Noël, il faut que je vous dise ce que je veux, parce que peut-être vous ne savez pas. Père Noël, ne m’apportez plus de canons, ni de boîtes de soldats de plomb, ni de Zeppelins. J’ai encore tous ceux de l’année dernière, et j’ai tant joué avec eux, je les ai tant vus que j’en suis fatigué. C’est toujours la même chose, père Noël, et ce n’est plus amusant ; même c’est presque triste. Grand-père, quand il vient nous voir et qu’il parle de ses canons, des gros canons qu’on fabrique pour lui tous les jours, dit quelquefois : Si on pouvait faire aussi des soldats ! » Moi, je lui donnerais bien tous mes soldats de plomb. Je voudrais autre chose, vois-tu, pour changer. Je voudrais une bergerie, par exemple : une grande ferme avec la fermière qui fait du beurre, et beaucoup de vaches, et beaucoup de bœufs, et des cochons. Je voudrais un gramophone qui jouerait autre chose que la Wacht am Rhein, le Deutschland über alles et tous les autres chants guerriers. Je les ai tant entendus, ces chants-là ! Et tout le monde autour de moi a l’air de n’aimer plus les entendre. Je voudrais une automobile mécanique qui promènerait des messieurs et des dames habillés comme ceux qui sont dans la rue, et pas des soldats — et tout ce que tu pourras imaginer, père Noël, qui ne soit pas ce que j’ai eu l’année dernière et les autres années, parce que j’en ai assez, parce que c’est toujours la même chose, et qu’il ne faut pas, pour que les petits enfants puissent s’amuser, que ce soit toujours la même chose. J’espère que tu n’es pas fâché, père Noël ! »
… Le petit prince se figura la belle bergerie avec ses arbres verts, merveilleusement verts, la fermière qui faisait du beurre, et toutes les bêtes ! Et puis le sommeil vint : le bon sommeil paisible des tout petits enfants, qui suggère le désir de s’approcher d’eux et de les respirer pour savoir s’ils ne se seraient pas mis à sentir bon, comme des fleurs. Le petit prince avait eu envie de se tenir éveillé jusqu’à minuit afin de voir le père Noël, et le remords d’en avoir eu envie, puisque c’est défendu : et ces soucis avaient continué de germer dans ces profondeurs mystérieuses de l’âme où s’agite toujours on ne sait quoi qui refuse de cesser de penser. Il rêvait. Il rêvait et il crut distinguer dans la cheminée comme une grande lumière, des rumeurs confuses, un murmure de voix. « C’est le père Noël, songea-t-il. Peut-être avec des anges. » Mais d’abord, à ce qu’il vit, il décida que c’était seulement des anges. Des petites filles et des petits garçons, en chemise de nuit comme lui-même, et qui s’approchèrent de son lit en silence. Il les trouva très beaux, très innocents, et supposa qu’ils venaient l’inviter à jouer avec eux. Mais comme ils étaient pâles ; quand il put les regarder de plus près ! Ah ! si pâles ! si pâles ! Et leurs chemises de nuit, leurs grands cheveux étaient mouillés. Ils pleuraient doucement, intarissablement, la face toute blanche, et leurs mains avaient l’air de chercher quelque chose. « Qu’est-ce que vous demandez ? leur dit le petit prince. Oh ! parlez, parlez, je vous en supplie ! On dirait que vous êtes malheureux, on dirait que vous avez du chagrin. Je ne veux pas que vous ayez du chagrin ! »
Et ils répondirent, d’une voix si faible qu’il l’entendait à peine dans son rêve :
— Nous sommes de petits enfants anglais et de petits Américains. Et nous avons été noyés une nuit. Nous étions sur un navire, un grand navire, et nous avons été noyés. Nous ne savons pas comment, nous ne savons pas pourquoi. Nous avions toujours été bien sages, petit prince, et nous nous sommes trouvés tout à coup dans l’eau horrible, amère et très froide. Nous avons ouvert la bouche pour appeler, l’eau nous a rempli la bouche, et nous sommes morts, presque tout de suite… Pourtant il nous semble qu’auparavant, quelque part sur les vagues, nous avons entendu rire et se moquer des hommes qui parlaient ton langage. Pourquoi ont-ils fait cela, petit prince, le sais-tu ? Y a-t-il une raison ?…
» Nous étions si légers, si légers ! Nos corps ont flotté longtemps avant de descendre au fond de la mer, flotté longtemps, comme des fleurs qu’on jette. Et maintenant, ce sont nos ombres qui reviennent. Nous aurions tant aimé voir cette nuit de Noël, avec des yeux vivants ! Ne t’a-t-on pas dit que chez nous aussi Noël est une grande fête pour les petits enfants ? Et nous n’aurons jamais, jamais, les jouets qui nous attendaient pour cette fête-là ! Nous n’avions pourtant rien fait de mal, pas plus que toi. Pense à nous, petit prince, pense à nous ! »
La gouvernante vint réveiller le petit prince le lendemain. Il se rappela, et dit en sanglotant :
— J’ai eu un rêve, un rêve…
— Qu’est-ce que vous avez vu, Altesse ? demanda la gouvernante.
Mais il ne voulut pas le dire.