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En croupe de Bellone

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L’OUVERTURE

… On ne voyait rien, sur la face de cette grande plaine, absolument rien ! Pas un homme, pas même un cheval, un bœuf, un âne. Parfois, au flanc de ses grandes ondulations molles, l’égratignure blanche d’une route creusée dans la craie. Parfois, un bouquet d’arbres dont les troncs, pour la plupart, avaient été coupés à quelques pieds du sol, sans doute par des bûcherons quelque peu négligents. Parfois aussi, de hautes meules de paille, qui gonflaient dans l’air paisible leur pointe innocemment obtuse. Et c’était les petites bêtes sauvages et sans défense, toutes les petites bêtes qui n’ont pas voulu abdiquer, à travers les âges, leur précaire et périlleuse liberté, qui semblaient devenues les uniques possesseurs de cette terre, en apparence abandonnée.


Elles étaient là comme dans le paradis terrestre. Il y avait une compagnie de perdreaux qui comptait à cette heure plusieurs générations, depuis les arrière-grands-pères, depuis les fabuleuses aïeules aux ergots cornés, aux plumes déteintes de vieillesse, et dont les ailes fréquemment s’alourdissaient d’un vieux plomb demeuré entre cuir et chair, jusqu’aux jeunes de l’année, un peu patauds encore, bien qu’adultes, arrivés à leur pleine croissance, et prêts pour de longs vols. Il y avait — chose qu’avant ce temps on n’avait jamais vue, qu’on ne reverra peut-être jamais — un bon père lièvre, entouré de toute sa famille, sa hase au ventre pâle et ses quatre enfants, déjà presque aussi grands, aussi forts que leurs géniteurs. Il y avait des cailles sans nombre, et des râles, et des ramiers, et des faisans aux queues opulentes ; il y avait tout cela, dans la sérénité, dans la paix absolue, perpétuelle, incompréhensible d’un jour de septembre, du premier dimanche de ce mois de septembre !

Et tout à coup cette plaine silencieuse, cette plaine incroyablement silencieuse s’emplit d’un fracas désastreux, comme du bruit de vingt orages déchargeant à la fois tous leurs tonnerres. Les hautes meules innocentes dissimulaient d’énormes canons qui tous faisaient feu à la fois. Du fond d’invisibles abris, de toutes parts et de part en part creusés dans la terre, jaillit la détonation des crapouillots, des mortiers, des mitrailleuses. Une mine explosa comme un cratère, des milliers d’hommes coururent, se heurtèrent les uns contre les autres, s’embarrassèrent dans des pièges sournois, faits de fils de fer armés d’épines acérées. Car cette plaine qui semblait vide fourmillait d’humains, tous armés, tous portant le fusil au poing.

Instinctivement une des plus vieilles perdrix ouvrit les ailes et prit son élan. Le caquettement bref et ironique d’un des ancêtres mâles l’arrêta court ; confuse, elle retomba parmi les siens. Quant aux jeunes, ils n’avaient pas bronché.

— Ce n’est pas pour nous ! fit le vieux mâle, dédaigneux. Mais cette grand’mère-là n’a pas plus de cervelle qu’une poule : elle n’arrive pas à se figurer que ce n’est pas pour nous !

— C’est que, dit la vieille perdrix, humiliée, c’est que… c’est la saison ! Du moins, c’était la saison de la mort, pour nous, jadis, quand le soleil se levait et se couchait à cette heure, quand les grandes herbes avaient jauni, que les grains étaient mûrs. Les hommes passaient dans les champs, moins nombreux qu’aujourd’hui, mais portant les mêmes choses qu’aujourd’hui sur leurs épaules — et ces choses nous tuaient… Je vous assure, je m’en souviens, elles nous tuaient ! ajouta-t-elle en regardant les jeunes perdreaux qui l’écoutaient d’un air surpris et incrédule.

— Oui, répliqua l’ancêtre, c’était comme ça, avant. Bien peu d’entre nous pouvaient survivre à la saison terrible. Mais maintenant tout est changé. Il n’y a plus de danger pour nous, il n’y a aucun danger.

— C’est vrai, admit la vieille. Mais comment cela se fait-il ? C’est très difficile à comprendre.

L’ancêtre fut embarrassé. Son intelligence animale était capable de saisir les choses, et même quelques-uns des rapports des choses entre elles, afin d’en tirer des conclusions qu’enregistrait son expérience. Mais il n’allait pas plus loin. Il ne lui était jamais venu à l’idée de chercher la raison des choses, le pourquoi et le comment. S’inquiéter du pourquoi et du comment, si vous voulez bien y réfléchir une petite seconde, est tout juste ce qui distingue l’homme de la bête. Cependant il ne voulut pas avouer son insuffisance devant une de ses anciennes épouses et toute sa postérité.

— Ce n’est pas difficile à comprendre, dit-il. C’est tout simplement parce que… parce qu’il y a eu un accident aux outils dont les hommes se servaient pour nous mettre à mort. Alors ils ont fait comme ils avaient déjà fait : ils ont fabriqué des outils plus gros, des outils qui portent plus loin. Mais dans leur folie, ils ont dépassé le but, évidemment sans le vouloir ; et vous avez dû remarquer que les projectiles démesurés qu’ils emploient actuellement ne nous atteignent plus, sauf de rares exceptions ; même quand ceux-ci éclatent en un grand nombre de fragments, nous passons au travers. Le bruit est surprenant, il est épouvantable, et pourtant l’effet est nul. D’ailleurs, il est certain que les hommes se découragent. Avez-vous remarqué cet étrange phénomène : ils ne nous visent plus, ils ne savent plus nous viser ! Tandis que les perdreaux, et tous les autres libres animaux des champs deviennent de jour en jour plus adroits de leur corps et plus subtils d’esprit, la race humaine est certainement en décadence. Cet ennemi n’est plus à redouter ; il ne nous reste à craindre que les buses, les milans, les éperviers, qui sont du reste, je ne sais pourquoi, beaucoup plus nombreux que dans ma jeunesse.

Mais le père lièvre, qui n’était pas loin, remua ses longues oreilles. Les lièvres ont l’habitude de tout dire avec leurs oreilles. Celui-ci venait de faire en sorte que, malgré la grande réserve de ses façons, il était clair qu’il ne partageait pas tout à fait l’opinion qu’on venait d’exprimer devant lui.

— Les hommes sont encore dangereux, affirma-t-il. Non pas tous, mais une espèce particulière, et particulièrement terrible, qui s’appelle « le territorial ». Les autres aussi, peut-être, mais pour le territorial, j’en suis sûr. Nous le rencontrons fort souvent et nous avons appris qu’il est féroce. Bien souvent il s’assemble en troupes tumultueuses dont tous les fusils partent à la fois sur un seul d’entre nous. Et de cette manière, quelques-uns des nôtres ont déjà perdu la vie.

— Il n’en est pas moins certain, répliqua l’ancêtre perdreau, un peu froissé d’être contredit, que les entreprises des hommes ont beaucoup moins d’inconvénients qu’il y a quelques années. Le spectacle que nous avons sous les yeux en est la preuve. Regardez la nombreuse progéniture qui m’entoure. Considérez aussi le miracle même qu’est ma propre existence. Depuis combien de lunes devrais-je avoir succombé ? Aucun de mes pareils parvint-il jamais à cette longévité ? Et toi-même, ô lièvre ! Et ta vertueuse épouse !

— Il est vrai, fit le lièvre ébranlé ; il est vrai.

Mais ils virent à cet instant sortir de terre un rat, un simple rat, bien que d’une espèce assez rare : le rat noir, qui n’existe plus guère que dans certaines de nos campagnes, ayant été chassé des villes par les surmulots bruns, envahisseurs féroces venus de Norvège. Et ce rat fit briller ses petits yeux vifs.

— Ce n’est pas cela, fit-il ; ce n’est pas cela du tout. Ce n’est point parce que les hommes sont devenus incapables de nous tuer que vous vivez en paix : c’est parce qu’ils ont changé de chasse.

— Et qui donc chasseraient-ils, maintenant ? demanda un des jeunes perdreaux, incrédule.

— Eux ! dit le rat. Ils se chassent entre eux. J’ai vu, moi !


Mais nul ne le voulut croire.

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