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En croupe de Bellone

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L’ANGOISSE ET LA VICTOIRE

… Ces canonniers avaient connu l’humiliation cruelle et désastreuse : la retraite et l’horreur de la retraite. Sous leurs yeux, tout au long de l’âpre montée de Tailly, un à un les régiments de la 7e division avaient passé. Les hommes n’en pouvaient plus. Les plus jeunes visages, jaunis, ternis de misère et de fatigue, s’égratignaient de grandes rides ; le coin des lèvres retombait. Penchés en avant sous l’écrasement des sacs, dans l’attitude du Christ sous sa croix, les fantassins gravissaient la côte comme un calvaire. Tous les cent mètres, ils s’arrêtaient pour remonter leur fardeau d’un coup de reins. Certains tenaient leur fusil à bout de bras, comme un balancier, pour aider leur marche. D’autres se plaignaient de n’avoir pas mangé depuis deux jours. Un homme du 104e, hâve, les yeux fiévreux, s’arrêta tout à coup devant la gueule muette du canon gris, encore terrible, et dit à un pointeur :

— Tu devrais m’envoyer un de tes obus dans le ventre : au moins ce serait fini !

Presque tous les chevaux boitaient, endommagés par des prises de longes ou par des coups de pied. Rarement dételés, jamais déharnachés, les traits, les culerons, les croupières leur avaient fait de grandes plaies, couvertes tout le jour de mouches et de taons. Cavalerie misérable, affaiblie encore, comme les hommes, par une incessante diarrhée. Mais l’horreur suprême, le signe le plus atroce de l’invasion, c’était la fuite de la population devant l’ennemi : vieilles femmes, jeunes filles, mères avec des nourrissons, presque toutes avec des essaims d’enfants. Ces malheureux sauvaient ce qu’ils avaient de plus précieux, leur existence ; les femmes et les filles leur honneur, un peu d’argent, souvent une bête familière : un chien, un chat, un oiseau dans une cage. Une grande bâche, abritant l’avant d’une charrette, formait tente. Un vieillard, deux femmes, toutes deux enceintes, avec une demi-douzaine d’enfants dans leurs jupes, regardèrent la batterie qui reprenait sa route. Une des femmes poussa le coude du vieux :

— Vas-y, père !

Il hésitait.

— Vas-y !

Alors le vieux vint jusqu’aux soldats. Rougissant, au moment de parler, il se détourna :

— Ah ! non, gronda-t-il, ce n’est pas à mon âge qu’on apprend à demander de ça !

— Demander quoi donc, vieux ?

— Du pain. Vous n’auriez pas un peu de pain de trop ? C’est pour les gosses.

— Mais si ! Jamais on ne mange tout.

La vérité, c’est que le pain, même pour les soldats, se faisait rare. Il moisissait ; il fallait, en épluchant, retrancher la moitié des boules. Pourtant ils donnèrent deux miches.

— Merci… Je parie que vous vous privez.

— Mais non : on en touche comme ça de pleins fourgons tous les jours.

Le bonhomme partit avec ses deux miches. Il s’essuyait les yeux d’un revers de manche. Une volée de shrapnells hacha des feuilles et des branches, dans le bois lointain.

— Tas de vaches ! gronda le canonnier Millon, le poing vers l’ennemi.

Beaucoup de ses camarades se croyaient trahis. C’était leur fierté native, l’aristocratisme de leur race qui leur inspiraient ce mauvais soupçon. Se sachant individuellement supérieurs à l’adversaire, en ayant eu la preuve sur le champ de bataille, il fallait alors qu’on eût voulu cette défaite ; et même les meilleurs ne comprenaient plus. Cependant une autre préoccupation tourmentait leur esprit. La bataille, la bataille depuis laquelle ils reculaient, cela s’appellerait-il la bataille d’Ethe, ou la bataille de Virton ?

— Qu’est-ce que ça peut bien nous f…? demanda pourtant l’un d’eux.

Un trompette répondit :

— Une supposition que tu rentres, et qu’on te demande où tu t’es battu. Tu répondras : « Là-bas, en Belgique. » Mais c’est grand, la Belgique ! C’est plus grand que ta commune… C’est-il à Liège, à Bruxelles, ou à Copenhague ? Et t’auras l’air d’une andouille.

Ainsi le désir de savoir, l’impérieux désir de savoir pour pouvoir parler, au milieu de ces catastrophes, hantait éperdument l’âme de ces Français. Puis la route même recommençait à leur parler du malheur de la patrie ; c’était tout ce que les troupes abandonnaient : des sacs, des képis, des uniformes déchirés et sanglants, des fusils brisés, des baïonnettes tordues. Langage muet, mais désolé, qui leur criait avec véhémence le malheur de la patrie, l’infortune de leurs armes. Et certains se rappelaient alors, avec amertume, dans quels espoirs ils avaient quitté leur garnison, et dans quelle ivresse : des fleurs couvraient les affûts des canons, les canons, les avant-trains. Des femmes, à pleines brassées, apportaient des roses, des hortensias, des glaïeuls. Dans ces choses parfumées et croulantes, leurs visages avivés de soleil et d’émotion, leurs yeux humides apparaissaient pour disparaître ; et de loin, comme les sentinelles leur défendaient d’approcher, elles jetaient leurs bouquets.

Et maintenant… leur cœur en crevait.

C’est ainsi que les artilleurs arrivèrent aux portes de Paris, remâchant leur douleur, piétinant dans la poussière de leur retraite. On leur dit : « Les Allemands sont arrivés à Creil… On se bat sur le Grand Morin… — Ah ! Alors on est fichu ? — Mais non : pourquoi ? » Une confiance ingénue et sublime demeurait ancrée dans les cœurs. Pourtant on ne savait rien. C’était le 6 septembre, et l’on ne savait rien, rien d’autre que ce qui ne pouvait engendrer que de l’angoisse : et toutefois on était comme vivifié par la sensation inexprimable et précise d’une présence aimée, formidable, immortelle. C’était un souffle vivant, l’appui d’une personne, ou plutôt d’une divinité invincible. Ainsi, aux heures les plus désespérées des luttes inégales contre Xerxès, l’ombre tutélaire de Minerve avait continué de planer sur Athènes.

Le lendemain matin 7, le chef de pièce Bréjard cria :

— Debout ! Écoutez !

Il tira un papier de sa poche, et lut. Il lut ce que nous savons tous aujourd’hui, mais que nous devrions savoir par cœur :

« Au moment où s’engage une bataille d’où dépend le salut du pays, il importe de rappeler à tous que le moment n’est plus de regarder en arrière : tous les efforts doivent être employés à attaquer et à refouler l’ennemi. Une troupe qui ne pourra plus avancer devra coûte que coûte garder le terrain conquis et se faire tuer plutôt que de reculer. »

Quand le chef de pièce Bréjard eut fini de lire, il s’arrêta un moment…

— Maintenant, attelez, conclut-il simplement, on y va !

Ce fut tout. C’est comme ça qu’y alla toute la France, qu’y alla toute l’armée. Et pas plus qu’ils n’avaient compris tandis qu’ils reculaient, pas plus d’abord ces artilleurs ne comprirent, maintenant qu’ils retournaient vers ce nord glorieux. Ils tombèrent en pleine bataille.

— Eh bien, comment ça marche-t-il, là-bas ? demandèrent-ils à un marsouin blessé à la tête.

— Il en tombe ! répondit le blessé.

Des hommes, sans doute, non pas des balles ou des obus. Et la conversation continue, brève et fataliste. Le ciel très pur, à l’horizon du nord et de l’est est ocellé de la fumée blanche des shrapnells, mais la fumée des incendies et des gros projectiles explosifs est noire.

— Il y a longtemps qu’on se bat ?

— Oui.

— Combien de jours ?

— C’était commencé quand on est arrivé.

— Quand es-tu arrivé ?

— Avant-hier.

Puis l’homme répéta :

— Il en tombe !

Et ce fut tout. Une odeur de cadavres emplissait l’air. La batterie prit position entre Nanteuil-le-Haudouin et Sennevières. L’ennemi débordait :

— Ils nous tournent !

Des sections d’infanterie se repliaient. Un immense fer à cheval enveloppait les artilleurs. Il semblait ne plus rester à tout le 4e corps qu’une étroite voie libre au sud-est. Cependant les batteries s’arrêtent et font face. Les pièces sont des monstres hurlants, qui à pleine gueule vomissent du feu vers le soleil qui tombe, les douilles s’amoncellent et fument. Là-bas on voit des hommes se débander, courir, s’écrouler en monceaux. Aucune artillerie ne répond. Pourtant les régiments de ligne se retirent, des chasseurs à cheval passent au trot, puis toute une brigade de cuirassiers. C’est la retraite ! Encore une fois, c’est la retraite ! Devant les artilleurs, il ne reste aucun élément français. Ils sont à la merci d’une attaque de cavalerie.

Le lendemain, on s’attend à une canonnade furieuse : tout se tait. Pas un bruit, pas un homme à l’horizon. Le lieutenant-colonel qui passe reconnaît le commandant.

— Tiens, Solente, bonjour ! Ça va ?… Qu’est-ce que vous faites là, avec votre groupe ?

— Vous voyez : nous surveillons la route de Nanteuil.

— Alors vous ne savez pas ?… L’ennemi a foutu le camp pendant la nuit.

— Comment ?

— Oui. On se porte en avant : les Allemands battent en retraite sur toute la ligne.

— Alors ?

— Alors, c’est la victoire !

Un délire exalta les hommes puis un doute les prit. Était-ce bien ça, la victoire ? Ils doutaient encore, ils ne se rendaient pas compte. Cependant ils avancèrent. Un sous-officier du génie calculait le nombre des cadavres allemands avant de les enterrer : « C’est vous, les artiflots, qui avez fait ce travail-là ? J’en ai déjà compté dix-sept cents. Ça va faire plus de deux mille. » Les fossés de la route étaient jonchés de mausers, de baïonnettes courtes comme des couteaux de boucher, de casques, de sacs en peau de vache, de sacoches, de selles et de chevaux morts. Et les artilleurs, cette fois ivres de joie, hagards, et n’y pouvant croire encore, lirent sur cette route défoncée la retraite des autres. Ils avaient appris ce que cela signifiait… A cette heure, ils étaient sûrs !

....... .......... ...

Je n’ai fait ici que résumer en quelques pages un livre sublime et simple. Il s’appelle Ma pièce. Il est dédié à la mémoire du capitaine Bernard de Brisoult, dont la mort, face à l’ennemi, arracha à des yeux brûlés par la poudre et les veilles des larmes terribles de soldats. L’auteur, Paul Lintier, est mort lui-même face à l’ennemi, le 16 mars dernier, frappé d’un éclat d’obus sur le front de Lorraine. Ah ! comme vient de l’écrire Alphonse Séché, parlant de Péguy dans son Oreille sur le cœur, « n’aurait-on pu conserver cette lumière ? » Ce livre héroïque est d’un grand écrivain. Si vous voulez voir la guerre, la réalité atroce et furieuse de la guerre, prenez-le. Quelque chose, un talent naturel, instinctif, farouche et hautain, y fait qu’on l’aperçoit déjà comme nos petits-enfants le verront : immense et légendaire. Vous y raffermirez aussi vos espérances. Cette victoire de la Marne, incomplète et pourtant si féconde, elle emplit encore l’horizon. Elle fut la victoire de la France, de la France toute seule contre le géant étonné. Elle l’a fait remonter d’un bond sublime à la tête des nations, elle a fertilisé l’avenir. Quand Attila fut battu dans ces mêmes plaines de la Marne qui virent la défaite de ces autres barbares qui se réclament encore de son nom, il n’avoua pas sur le champ son impuissance. Mais sa force était brisée — et l’on vit un jour ces mêmes chariots, humiliés, disparaître derrière le Rhin…

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