En croupe de Bellone
LE DÉPART
A Paris vous lisez les journaux. A Paris il y a des gens de toutes les opinions, de toutes les passions ; et tous ont de l’imagination, tous ont de la littérature, du moins par contact. C’est un milieu très ardent, très spécial, très intellectuel, parfois faussement intellectuel ; mais je voudrais dire, avec les mots les plus simples, sans éloquence, et sans phrases, sèchement même, comme si j’écrivais un rapport pour un chef qu’il ne faut point tromper, de quelle manière un petit village de France a reçu cette nouvelle : demain peut-être la guerre aura éclaté.
Ce village n’est pas tout à fait à dix lieues de Paris ; il semblerait cependant qu’il en soit séparé par des distances sociales et morales infinies. Aucun chemin de fer n’y passe, ni même un de ces tramways, une de ces « charrettes » d’intérêt local dont le réseau sillonne aujourd’hui toute la France. Depuis deux ans seulement un autobus, qui peut contenir exactement dix personnes, quitte quatre fois par jour la place de l’Église pour gagner la gare la plus proche, à deux lieues de là. Même, quand je dis que c’est un village, je crains d’exagérer : il est formé par le groupement artificiel et administratif de quatre ou cinq hameaux parfaitement distincts et dont la plupart possèdent leur chapelle, le tout couvrant la vaste superficie de 5.000 hectares entrecoupés de massifs boisés et de vergers. Non loin de là les habitants d’une autre bourgade portent encore le titre de « seigneurs », et leurs femmes celui de « dames », qu’on leur donne fort sérieusement. C’est qu’ils vivent sur un ancien « franc-alleu » dont les cultivateurs furent toujours reconnus par les rois de France comme libres propriétaires et « co-seigneurs » du territoire.
Peu de routes. Les agents voyers du département, les ingénieurs des ponts et chaussées semblent avoir ignoré ce pays. Sur un espace de vingt-cinq kilomètres carrés, on ne rencontre guère que des « chemins de terre », des pistes où les charrois ont laissé de profondes ornières ; leur réseau est presque inextricable — et plus loin, comme un mur qui s’écroule, c’est la cime houleuse et indéterminée d’un grand bois.
Ces gens vivent donc repliés sur eux-mêmes, n’ayant aucune communication avec une grande ville — il n’y en a point dans leurs entours — et quand ils vont à Paris, y arrivant la nuit pour porter un chargement aux Halles et repartant dès l’aube. Riches toutefois beaucoup plus qu’on ne saurait se l’imaginer. La culture des fruits, dont ils ont fait quelque chose comme un des beaux-arts, leur procure de bons revenus. L’année dernière le mauvais temps ayant fait manquer la récolte, ils se sont plaints d’avoir manqué à gagner trois millions de francs. Ils sont 1.500 habitants : c’est donc 2.000 francs par personne que leur rapporte annuellement leur industrie. Jugez de ce que cela peut faire par famille, d’autant plus que les familles sont assez nombreuses : il faut à tout pépiniériste une main d’œuvre assez considérable et de plus, expérimentée, il la trouve dans ses enfants. Qu’on me permette de le dire : c’est un phénomène que j’avais déjà noté voici dix ans, dans un vieil article de la Revue de Paris. C’est pourquoi sans doute on persiste à qualifier l’auteur d’humoriste.
Par ailleurs, ressemblant tous pour la plupart au reste du peuple souverain, prodigieusement terre-à-terre et sans autre souci politique apparent que leurs intérêts immédiats. Leur député est pour eux leur commissionnaire : s’il leur fait obtenir une conduite d’eau et une adduction d’électricité, il sera réélu ; sinon ils le ficheront à la porte. Aucune autre considération ne les touche.
Voici donc que la grande nouvelle, voici que les mauvaises nouvelles tombent dans ce pays paisible jusqu’à l’indifférence. Remarquez qu’il ne peut y avoir chez ces cultivateurs la contagion de sentiments qu’on trouve dans les grandes villes où plusieurs milliers de personnes se trouvent réunies sur un même point : ils sont parsemés sur un territoire très étendu, et vivent chacun dans leur verger. Faible transmission de l’émotion par la presse, d’autre part : une centaine de journaux suffisent, le matin, aux besoins de ces quinze cents habitants. Cependant restent-ils inertes ? Non pas. Ils épient le facteur tous les matins, ils se rendent chez celui qui reçoit un journal. Même quelques-uns attendent l’autobus, le soir, pour savoir s’il y a du nouveau. On croirait revenu le temps des vieilles diligences.
— Eh bien, c’est-il pour aujourd’hui, Monsieur Chouin ?
Ce qui pourrait être pour aujourd’hui, c’est la guerre, naturellement.
— Non, répond M. Chouin. Mais c’est toujours bien mauvais !
— On n’y coupera pas ! dit quelqu’un.
— En tout cas, dit un autre, on n’en a jamais été plus près !
— C’est un coup des Pruscos ! affirme un troisième.
Personne ne le contredit, mais nul n’ajoute un mot. Que pensent-ils ? On dirait qu’il s’agit d’un autre peuple, pour lequel ils auraient de la sympathie, rien de plus.
Cependant il y avait quelques permissionnaires dans la région. Ils sont rappelés à leur corps et on me l’apprend ce matin.
— Eh bien qu’est-ce qu’on a dit au village ?
— Ils ont dit : « Pour sûr, ça sent la guerre !
— Et il n’y a pas eu de scènes, de cris ? des larmes ou de l’enthousiasme ?
— Oh ! non.
En face de chez moi il y a le forgeron qui est dans la réserve, et doit partir au premier appel ; et il est très occupé en ce moment, le forgeron, à cause des moissons qui vont commencer. Dès l’aube et tout le jour il redresse des faucilles, il reforge des pièces de charrettes après les avoir chauffées à son grand feu que haleine un soufflet noir ; puis, au fur et à mesure il jette dans un seau d’eau froide, où elle siffle, leur blafarde incandescence.
J’entre chez lui sous prétexte de lui emprunter une clef anglaise pour réparer ma bicyclette. Sa femme est sur le pas de la porte.
— Eh bien, et la guerre ? dis-je.
— J’ crois ben qu’on va l’avoir, à cette fois.
Elle prononce « je crouès » comme du temps du grand roi.
— Ça n’a pas l’air de vous faire plus d’effet que ça ?
— Voilà si longtemps qu’on en parle ! C’est ennuyeux, à la fin. Si ça doit venir, que ça vienne !
Alors le forgeron s’arrête de frapper sur son enclume :
— Ça n’empêche pas, dit-il, levant son visage gai, couvert de sueur, ça n’empêche pas que si ça vient, y en aura, des femmes pour chialer !
Il la regarde avec de la force, de la gaillardise et de l’amour dans les yeux car il n’y a pas bien longtemps qu’ils sont mariés. Mais elle répond tout doucement :
— Pleurer aujourd’hui ou pleurer demain !…
… Elle vient de prononcer un mot sublime et ne s’en doute pas. Et, c’est bien ce qui m’a frappé de retrouver dans cette campagne, d’une façon si naturelle, toutes les vertus d’acceptation, de résolution et de courage des vieilles générations : Ce qu’il faudra faire, on le fera. Voilà tout !
Et voici maintenant, en quelques heures, la mobilisation, la déclaration de guerre, tout ce formidable orage qu’on avait vu grossir si vite — et qui crève. En quelques heures, une fois l’ordre de mobilisation affiché, le village se vide de sa jeunesse et de sa maturité : et tous ces hommes ont gagné si vite les gares d’embarquement que je ne les ai pas vus partir. Je ne m’en aperçois qu’à l’aspect étrange des champs et des vergers, où l’on ne voit plus que des femmes, des enfants, des vieillards. Dans l’autobus que je prends pour aller à Poissy, c’est une femme qui tient le volant de la lourde machine et perçoit l’argent. Solide, massive, d’une pulpe dure et chargée en couleur, elle a l’air d’une Sémiramis champêtre et mène son monde à la baguette. Il n’y a que des femmes dans la voiture, et toutes ces voyageuses pleurent : une vieille surtout, un type de haute bourgeoise des anciens jours, avec une capote de veuve, bordée de blanc, sur ses cheveux blancs. Alors la conductrice essuie à son tour une larme et dit brusquement : « Allez, allez ! c’est votre métier de pleurer. C’est pas le mien ! »
A Poissy, la foule s’attroupe devant une feuille Havas qui lui donne en quelques lignes les dernières nouvelles : les Prussiens sont entrés dans le Luxembourg ; ils ont tâté la frontière française sur différents points. Les hommes se regardent et disent seulement : « Ce sera bientôt la grande bataille, alors. Ah ! Bon Dieu ! ils n’auront pas volé la pile qu’ils vont recevoir ! » J’entre dans un bureau de tabac et la débitante m’annonce : « Un colonel — et elle me le nomme — vient de passer ; il paraît qu’il y a déjà eu une bataille à la frontière. Cinq mille tués et blessés du côté allemand, deux mille du côté français. » Je juge immédiatement que la nouvelle est fausse, et la buraliste voit battre très légèrement mes paupières. Elle se méprend sur la cause de ce mouvement imperceptible et me dit : « Eh bien quoi ? Quand on va à la guerre, il faut s’attendre à mourir ! » Un vieux à barbe blanche, qui l’écoute, approuve, puis ajoute : « Mon fils est sergent, tout près d’Avricourt. C’est une bonne place pour taper tout de suite : Il est bien ! »
Il n’a pas même pris un ton grave, ou stoïque, ou héroïque. Non. Il a dit ça d’une voix tout ordinaire.
Plus de train pour aller à Paris. J’abats les trente kilomètres à bicyclette et j’entre dans un bureau de poste pour envoyer un télégramme. Un ouvrier d’aspect délicat et usé avant l’âge s’approche de moi :
— Je ne sais pas écrire, fait-il. Est-ce que je ne pourrais pas vous dicter une dépêche pour ma femme ?
J’écris sous sa dictée, et ça n’est pas long :
« Madame Saverdon, Mamers. — Suis appelé mobilisation, partirai mardi, t’inquiète pas. »
C’est tout. Ah ! les braves gens !
Je suis arrivé pour apprendre l’ultimatum lancé par l’Allemagne à la Belgique. Après le Luxembourg neutre, c’est à la Belgique neutre qu’elle s’attaque. Cette impétuosité dans l’aveuglement fait battre mon cœur d’espoir. Notre cause est maintenant la cause de toute l’Europe. Dans mon appartement parisien, abandonné depuis un mois, je me prépare moi-même un lit et, avant de m’endormir, j’ouvre au hasard un volume des Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand. Mes yeux tombent sur cette phrase de la proclamation d’Alexandre Ier en 1813 contre Napoléon : « Puisse enfin ce colosse sanglant, qui menaçait le continent de sa criminelle éternité, n’être plus pour le monde qu’un objet d’horreur et de pitié ! »