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Esthétique de la langue française

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CHAPITRE X

Une Académie de la beauté verbale. — La formation savante et la déformation populaire. — La vitalité linguistique. — Innocuité des altérations syllabiques. — La race fait la beauté d’un mot. — Le patois européen et la langue de l’avenir.

Une académie serait utile, composée d’une vingtaine d’écrivains — si on en trouvait vingt — ayant à la fois le sens phonétique[104] et le sens poétique de la langue. Au lieu de rendre des arrêts par prétention, au lieu de se borner à omettre, dans un dictionnaire inconnu du public et déjà démodé quand il paraît, les mots de figure trop étrangère, elle agirait dans le présent, et les formes refusées ou bannies par elle seraient proscrites de l’écriture et du parler. Elle serait chargée de baptiser les idées nouvelles ; elle trouverait les mots nécessaires dans le vieux français, dans les termes inusités, quoique purs, dans le système de la composition et dans celui de la dérivation. Son rôle serait, non pas d’entraver la vie de la langue, mais de la nourrir au contraire, de la fortifier et de la préserver contre tout ce qui tend à diminuer sa forme expansive. Elle agirait dans le sens populaire, contre le pédantisme et contre le snobisme ; elle serait, en face des écorcheurs du journalisme et de la basse littérature, la conservatrice de la tradition française, la tutrice de notre conscience linguistique, la gardienne de notre beauté verbale[105].

[104] On voudra bien remarquer que je sursois volontairement aux corrections conseillées par moi-même et que je n’écris ni fonétique ni estétique. Tant que l’exemple ne sera pas donné par cinq ou six revues et journaux importants, tout particularisme « ortografique » ne serait qu’une manifestation gênante et inutile.

[105] A défaut de cette chimérique assemblée, il serait à souhaiter qu’un Bulletin de la langue française fût publié selon ces principes, et répandu dans le monde des écrivains et des professeurs.

Indulgente pour les déformations spontanées, œuvre de l’ignorance, sans doute, mais d’une ignorance heureuse et instinctive, elle admettrait avec joie les innovations du parler populaire ; elle n’aurait peur ni de gosse, ni de gobeur et elle n’userait pas de phrases où figure kaléidoscope[106] pour réprouver les innovations telles que ensoleillé et désuet[107]. Épouvantée par psycho-physiologie, par splanchnologie[108], par conchyliologie, elle n’aurait d’objections ni contre gaffe, ni contre écoper, mots très français, très purs, le premier l’une des rares épaves du celtique (gaf, croc), le second, anciennement escope, venu sans doute d’une forme scoppa, doublet latin de scopa[109].

[106] Il n’y a plus de k en français. Cette lettre d’origine allemande a été usitée jadis, puis rejetée comme inutile. Le c et le qu suffisent à noter tous les sons qui peuvent incomber au k ou au ch dur. Sans doute le k remplirait à lui tout seul le rôle des deux signes usuels, mais, puisqu’on ne peut songer à unifier l’écriture au point d’écrire ki ke ce soit, kelkonke, kitte, kalité, le k n’est plus qu’une complication inadmissible. Le ch dur, nous l’avons expliqué, doit être également proscrit.

[107] Comme le fait M. Emile Deschanel, les Déformations de la langue française (1898). Les deux mots sont excellents, bien formés, le premier sur des analogies multiples, le second d’après muet et fluet. — Le vieux français avait asoleillé.

[108] Il y a aussi splanchnique, qui ne veut pas dire autre chose que viscéral.

[109] Scopa a donné en vieux français escouve, écouve, dont il est resté écouvillon. Et quand même la vraie origine d’écope serait la forme anglaise scoope, le mot n’en serait pas plus mauvais. Scoope est identique à escouve. Le sens abstrait d’écoper dérive tout naturellement du sens concret primitif : la corvée de vider l’eau qui s’amasse au fond d’un bateau. M. Deschanel recule scandalisé devant écoper.

Livrées à elles-mêmes, soustraites aux influences étrangères ou savantes, les langues ne peuvent se déformer, si on donne à ce mot un sens péjoratif. Elles se transforment, ce qui est bien différent. Que ces changements atteignent la signification des mots ou leur apparence syllabique, ils sont pareillement légitimes et inoffensifs. Si beaucoup de mots latins n’ont pas gardé en français leur sens originaire, bien des mots du vieux français n’ont plus exactement en français moderne leur signification ancienne. M. Deschanel observe que mièvre, émérite, truculent, ne disent plus les mêmes idées que voilà un ou deux siècles ; mais c’est l’histoire même du dictionnaire. Paillard signifia jadis misérable, homme qui couche sur la paille ; paître, nourrir,

Dex est preudom, qui nos gouverne et pest[110] ;

souffreteux, besoigneux ; labourer, travailler, souffrir ; et tous les mots indiquant la condition : valet, autrefois écuyer ; garce, autrefois jeune fille. Il y a transformation de sens ; il n’y a pas déformation, puisque le mot reste identique à lui-même et n’a rien perdu de sa beauté plastique.

[110] Couronnement de Louis.

L’altération syllabique, intérieure ou finale, n’est pas plus dangereuse : ni la soudure de l’article ou du pronom, loriot pour l’oriot, l’oriol (aureolum), ma mie pour m’amie ; ni casserole pour cassole ; ni palette (de sang) pour poëlette ; ni bibelot pour bimbelot ne sont des accidents graves dans l’évolution d’une langue. Je suis même moins choqué par le populaire de l’eau d’ânon que par microphotographie ou bio-bibliographie ; les deux mots par quoi les bonnes femmes s’expliquent à elles-mêmes le mystérieux laudanum ont au moins le mérite de leur sonorité française ; d’ailleurs laudanum n’est lui-même qu’une corruption dont il a été impossible d’analyser les éléments primitifs[111].

La beauté d’un mot est tout entière dans sa pureté, dans son originalité, dans sa race ; je veux le dire encore en achevant ce tableau des mauvaises mœurs de la langue française et des dangers où la jettent le servilisme, la crédulité et la défiance de soi-même. Devenus les esclaves de la superstition scientifique, nous avons donné aux pédants tout pouvoir sur une activité intellectuelle qui est du domaine absolu de l’instinct ; nous avons cru que notre parler traditionnel devait accueillir tous les mots étrangers qu’on lui présente et nous avons pris pour un perpétuel enrichissement ce qui est le signe exact d’une indigence heureusement simulée. Il n’est pas possible qu’une langue littérairement aussi vivante ait perdu sa vieille puissance verbale ; il suffira sans doute que l’on proscrive à l’avenir tout mot grec, tout mot anglais, toutes syllabes étrangères à l’idiome, pour que, convaincu par la nécessité, le français retrouve sa virilité, son orgueil et même son insolence. Il vaut mieux, à tout prendre, renoncer à l’expression d’une idée que de la formuler en patois. Il n’est pas nécessaire d’écrire ; mais si l’on écrit il faut que cela soit en une langue véridique et de bonne couleur.

Ou bien résignons-nous ; laissons faire et considérons les premiers mouvements d’une formation linguistique nouvelle. Un patois européen sera peut-être la conséquence inévitable d’un état d’esprit européen, et aucun idiome n’étant assez fort pour dominer, ayant absorbé tous les autres, un jargon international se façonnera, mélange obscur et rude de tous les vocabulaires, de toutes les prononciations, de toutes les syntaxes. Déjà il n’est pas très rare de rencontrer une phrase qui se croit française et dont plus de la moitié des mots ne sont pas français. C’est un avant-goût de la langue de l’avenir.

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