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Esthétique de la langue française

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II

Pour blâmer la déformation linguistique, M. Deschanel s’est placé au point de vue de l’usage et de la correction académique. C’est aussi ce qui a guidé le colligeur de l’Almanach Hachette pour la présente année 1899. Ce modeste et anonyme défenseur du beau langage a recueilli environ trois cents fautes (à ce qu’il écrit) de français, et il les a redressées courageusement. Il ne donne pas d’explications ; il enjoint. C’est un Dites, Ne dites pas dans toute la sécheresse brutale de ces sortes de manuels et intitulé avec fermeté : Si nous parlions français ? Il fallait peut-être plus de modération, car l’opinion de Malherbe sur l’excellence du parler de la place Maubert a toujours sa valeur, et il y a un usage obscur qui souvent sera l’usage universel, demain. Vaugelas dit innocemment : « Dans les doutes de la langue, il vaut mieux pour l’ordinaire consulter les femmes et ceux qui n’ont point étudié que ceux qui sont bien sçavans en la langue Grecque et en la Latine. » Et Vaugelas, vraiment, ne trompe jamais.

Trois cents déformations populaires ; voilà un répertoire curieux et qui va peut-être nous permettre de reconnaître quelques-unes des tendances auxquelles obéissent les déformateurs. Il est très certain que les lois qui ont présidé à la naissance du français continuent de guider sa vie et que l’Almanach Hachette lui-même est impuissant à modifier le gosier d’une race[116]. Nous disons statue par politesse et par peur ; pour ne pas contrarier nos maîtres et pour ne pas déchoir dans l’estime de nos contemporains. Mais dès que la politesse ou la peur n’ont plus de prises sur nous, nous disons estatue avec délices. C’est pourquoi je voudrais passer en revue presque toutes ces trois cents déformations et me rendre compte si, dans tous les cas, le déformateur est bien du côté que croit M. Deschanel, avec tout le monde et avec le précieux Anonyme.

[116] Au tome II de son Origine et formation de la langue française, Chevallet a montré la permanence des lois linguistiques qui ont formé le français.

Il ne s’agit pas de contester l’usage (l’usage est comme l’âme et la vie des mots, dit encore Vaugelas), ni de donner de pernicieux conseils : l’Anonyme a toujours raison ; il s’agit seulement de montrer que la déformation est beaucoup moins capricieuse que ne le croient les professeurs d’orthographe.

Estatue

Aucun mot français véritable, c’est-à-dire d’origine populaire, ne commence par st, sc, sp, non plus que deux consonnes quelconques, à l’exception des liquides l, r précédées de b, c, g, p, etc. Pour st en particulier, tous les mots de cette sorte venus de l’italien ont pris la forme initiale est, à l’exception de stance, stuc et stylet, qui ne descendirent jamais, ou descendirent trop tard, à l’usage populaire :

Stoccata Estocade
Saffetta Estafette
Staffiere Estafier
Staffilata Estafilade
Stampa Estampe
Strada Estrade (route, batteur d’estrade)
Strato Estrade (plancher)
Stramazzone Estramaçon
Steccata Estacade
Stroppiare Estropier.

Ces mots ne sont pas de formation populaire originale ; ils ont seulement été remaniés par le peuple à mesure qu’ils arrivaient à sa portée. La vraie formation populaire se trouve dans les mots de cette sorte venus anciennement du latin : esturgeon, de sturionem ; estragon, de draconem ; étape (autrefois estaple), de stapula, flamand stapel ; étain (autrefois estain), de stannum ou stagnum. Dès le Ve siècle, on relève dans les inscriptions de la Gaule : iscala, ispiritus, ispes, ischola, istudium, etc.[117].

[117] Le Blant, Epigraphie.

Celui qui dit : des estampes et des estatues parle-t-il plus mal, en théorie, que celui qui dirait : des stampes et des statues ?

Fanferluche. Palfernier. Pimpernelle. Sersifis.

Le trait commun aux trois premiers de ces mots populaires c’est la transposition de l’r et de l’e, re devenu er. C’est le contre-courant de la tendance normale, qui est le changement de er en re. Berbis, latin berbicem, a donné brebis ; beryllare a donné briller. Fanfreluche vient de l’italien fanfalucca ; palefrenier, de paraveredus ; pimprenelle, de pimpinella. Ils devraient donc être : fanfeluche, palefredier et pimpenelle ; les trois formes correctes sont des corruptions.

Quant à sersifis pour salsifis, l’original étant l’italien sassefrica, le mot le plus déformé est évidemment celui qui a passé dans la langue générale. Sersifis n’est pas plus irrégulier que breuvage, de biberaticum, ou frange, de fimbria. Salsifis est sans doute plus récent que sersifis ; on y trouve, comme dans les mots suivants, l remplaçant r.

Angola. Colidor. Flanquette.

Ainsi l’italien garbo a donné garbe, encore employé par Ronsard, lequel est devenu galbe ; ainsi bureter est devenu buleter, puis bluter ; ainsi carandrion, calandre ; peregrinus, pèlerin, etc.

Angola est la déformation naturelle de Angora. Tout le monde connaît le titre du petit roman écrit au dernier siècle, Angola, histoire indienne.

Nentilles. Esquilancie

Ainsi liveau, latin libella, est devenu niveau ; ainsi colucula a donné quenouille ; ainsi marle de margula, pesle, de pessula, posterle, de posterula sont devenus marne, pène, poterne.

Dans esquilancie, c’est le changement contraire : n est devenu l. Rien de plus raisonnable ; en effet :

Orphaninus Orphelin
Quaternionem Carillon
Bononia Bologne
Intranea Entrailles

L’ancien français fanot est devenu falot.

Cangrène. Franchipane. Reine-Glaude. Cintième.

Ce sont des changements :

1o de g en c. En beaucoup de mots d’origine commune aux trois langues, le g de l’italien et de l’espagnol est représenté en français par un c. Crier : gritar, gridare ; Crèche : ital. greppia. Le g et le z italiens deviennent souvent c en français : Gabineto, cabinet ; zagrin (vénitien), chagrin. Cela se rencontre également au passage du latin au français : mergus, marcotte, anciennement margotte. Il y a un exemple de g latin devenu ch : pergamenum, parchemin.

2o de c en g. C’est le changement normal ;

Aquila Aigle
Ciconia Cigogne
Cicala Cigale
Cicuta Ciguë

Nodier signale la prononciation Glaude ; tous les dictionnaires, à second, indiquent avec le mot et ses dérivés se disent segond ; secret a eu la même tendance.

3o du c dur ou q en t. Il y a des exemples du contraire : craindre vient de temere ; carquois était jadis tarquois venu du grec de Byzance, ταρκασιον (turc, turkash). Le t pour le c dur se trouve en latin : quinque, quintus, ce qui correspond à la déformation française ; taberna et caverna ; torquere, tortura, l’italien busto a donné buste et busc. En français on peut noter tabatière pour tabaquière, peut-être abricotier pour abricoquier et, plus sûrement, la forme populaire parisienne, chartutier pour charcutier, et l’argot patelin (pays), au XVIe siècle pacquelin.

Sesque. Prétexe. Esquis.

L’x latin se change volontiers en sc, sq, au lieu de s et ss. Lâcher, de laxare, est dans la Chanson de Roland sous la forme lasquer ; myxa a donné mesche, devenu mèche.

Prétexte, que le peuple dit prétèxe, deviendra peut-être prétesque ou prétesse. La forme actuelle est particulièrement hostile.

Rien de plus normal que esquis :

Exagium Essai Examen Essaim
Excorrigata Escourgée Axiculum Essieu
Excussa Escousse Exaurare Essorer

Vermichelle.

Exemple d’une forme orale qui s’est transmise intacte, concurremment avec une forme écrite. En effet, l’original italien s’écrit vermicelli et se prononce vermichelle (ou tchelle).

Castrole.

Ce mot, en effet très vulgaire, indigna M. Deschanel. Il se plaint que cassole ait déjà été déformé en casserole, quoique cassole appartienne à une autre série, que cassolette vienne de l’espagnol et que casserole soit un dérivé direct de casse, poëlon. Il y a en français un diminutif en role ; exemples :

Ligne   Lignerole (Ficelle)
Mouche Moucherolle (Oiseau)
Museau Muserolle (Partie de la bride)
Roux Rousserolle (Fauvette)
Fève Fèverole
Flamme Flammerolle
Feu Furolles (Feux-follets)
Fusée { Fusarolle (Terme d’architect.)
Fuserolle (Terme de tissage)
Bande   Banderole
Barque Barquerolle (Petit bateau, coffre, pâtisserie).
Bout Bouterolle (Terme de serrur.)

A cela on ajoute sans surprise aucune :

Casse Casserole[118]

[118] Quant à savoir pourquoi de ces mots les uns ont un l et les autres deux, c’est le secret des grammairiens.

Castrole n’est pas plus mystérieux. Phonétiquement, casserole équivaut à cas’role. Or une dentale s’intercale normalement entre s et r au passage du latin en français ; c’est ainsi que se sont formés, par l’adjonction d’un t ou d’un d, nombre de mots qui, dans l’original latin, n’ont aucune dentale :

Croistre } Crescere
Croître
Ancestre } Antecessor, ancessor
Ancêtre
Estre } Essere
Etre
Cousdre } Consuere
Coudre

Le latin faisait ces intercalations de dentales ; on trouve dans les graffiti de Pompéi sudit pour suit, ce qui suppose sudere et consudere pour suere et consuere.

Brachet cite : tonstrix pour tonsorix et même Istraël pour Israël. Il ajoute, ce qui me dispense d’un plus long commentaire : « Le peuple, toujours fidèle à l’instinct, continue cette transformation euphonique et dit castrole pour casserole. »

Eléxir. Gérofle. Géroflée. Gengembre. Gigier.

Déformations de déformations, ces mots ne doivent pas inspirer une horreur sans mélange. Elixir est une adaptation de l’arabe al-aksir, quintessence ; gingembre, anciennement gingibre, puis gingimbre, vient de zinziber ; girofle représente le gréco-latin caryophillum, d’abord chériofle, puis gériofle ; gésier, qui est le latin gigerium, est plus anormal que gigier, et ne l’est pas moins que gisier et jugier, formes que donne encore l’abrégé de Richelet de 1761.

Chaircutier.

Cette manière de dire qui a précédé la manière actuelle, et qui est celle que J.-J. Rousseau emploie, est elle-même une déformation de chaircuitier, marchand de chair cuite. Le mot aujourd’hui en usage est assez récent, et récent aussi le verbe charcuter, qui n’a pu être fait qu’à un moment où ses éléments n’avaient plus de sens direct.

Crusocale. Poturon.

Tous les traités vous diront que y se transforme naturellement en u ; le bas latin écrit bursa et byrsa, crypta et crupta. Mais nous n’avons plus à différencier i et y et il suffira de noter que l’i latin, lui aussi, s’est changé jadis assez volontiers en u[119] :

[119] « J’ai appelé perriches celles de l’Amérique, pour les distinguer des perruches de l’ancien continent ; ce nom de perriche est assez en usage. » Buffon, Lettre à l’abbé Bexon.

Affiblare Affubler
Sibilare Subler[120]
Fimarium Fumier
Piperata Purée
Casibula
Casib’la
Chasuble
Zizyphum Jujube

[120] En bourguignon. Ce « biau marle qui subloit tant haut ». Le Pédant Joüé.

Ce dernier mot est à lui tout seul la justification de nos deux monstres modernes.

Lévier.

Évier rappelle le lointain moment de la langue où aqua était devenu eve. Dunn, dans son Glossaire canadien, cite la forme agglutinée lévier (pour l’évier) comme champenoise ; au Canada on dit aussi lavier et même lavoir. L’agglutination de l’article s’est faite sous l’influence de ce dernier mot. Cette corruption curieuse est aujourd’hui répandue à Paris, où le peuple dit le lévier. Elle est, on le sait, tout à fait dans les habitudes de la langue[121].

[121] Voir pages 93 et 183.

Pariure.

Excellent mot qui a plusieurs analogues dans la langue. Pariure, pour pari, est tout aussi légitime que parure ou que le vieux français parléure, malheureusement perdu sans compensation. Il y a cinq ou six cents mots en ure dans le dictionnaire ; de quel droit les grammairiens veulent-ils condamner pariure quand ils respectent reliure, sciure, pliure et même chiure de mouches ?

Mairerie. Seigneurerie. Chrétienneté.

Ne dites pas… Sans doute, mais si nous disions : sucrie, trésorie, verrie, serrurie, que diraient les grammairiens ? Là encore le peuple a raison ; le suffixe est bien rie et non ie : toile-rie, tapisse-rie, tanne-rie, poudre-rie, maire-rie[122].

[122] Ou du moins il est devenu rie, la finale ie s’ajoutant presque toujours à l’infinitif du verbe.

Il y a des mots en de deux sortes : ceux qui viennent directement du latin, fierté, de feritatem, chrétienté, de christianitatem ; et ceux où est précédé d’un e et qui semblent des formations analogiques postérieures au moyen de l’adjectif féminin. Sauf exceptions, puisque puritatem a donné pureté ; chrétienneté n’est pas plus extraordinaire, mais il est inutile.

Nage. Consulte. Purge.

Nage, pour natation ; consulte, pour consultation ; purge, pour purgation : il suffit d’écrire ces mots successivement pour rejeter les mauvais, — ceux qui sont en usage. Ce sont des substantifs verbaux, comme il y en a des milliers en français. Purge est d’ailleurs resté comme terme de droit et nage vit dans une locution.

Se revenger. Rancuneux. Enchanteuse. Corrompeur.

Pour n’être pas admis par les arbitres, ces mots n’en sont pas moins de bonnes formes françaises.

Venger appelle revenger.

Rancuneux fait penser à la querelle du XVIIe siècle sur matineux et matinier, à propos du sonnet de la « Belle Matineuse ».

Enchanteuse, qui était inévitable, n’est pas déplaisant. Quant à la logique des féminins attribués aux mots en eur, il suffit de citer cantatrice, enchanteresse et chanteuse pour montrer que, dans cet ordre de finales, la langue se permet toutes ses fantaisies.

Corrompeur, rapproché de corrompu, est très logique.

Regaillardir.

Au lieu de la forme usitée ragaillardir. Il y a rebouter et rabouter ; radoter fut d’abord redoter.

Cambuis.

Richelet (1680) constate que l’on dit du buis et, plus généralement, du bouis ; ces deux formes ont sans doute été aussi en usage pour la finale du mot que le vieux français écrivait cambois.

Comparition.

Étant donnés apparitio et comparitio, il eût été sage de ne pas faire de l’un apparition et de l’autre, comparution. Mais comparution et parution, tout court, que l’on commence à rencontrer, prouvent du moins qu’il n’est pas nécessaire d’être du bas peuple pour changer les i en u.

Parution est le poturon des grammairiens.

Contrevention.

Ne se dit pas. Sans doute, mais dirons-nous contrabande, contracarrer, contradire ?

Coutumace.

Écrit ainsi, le mot est un peu moins mauvais ; il rentre dans la logique de la vieille langue, au moins pour sa première syllabe :

Constare Coûter
Consuetudinem Coutume
Conventum Couvent

Dinde. Nacre.

Il est convenu que le premier est exclusivement féminin. Mais comme dinde est l’abrégé de coq d’Inde aussi bien que de poule d’Inde, la décision des grammairiens est un peu hardie. Il est vrai qu’il y a dindon, mais seulement dans les basses-cours. Dinde est un exemple, peut-être unique, de la préposition de s’agglutinant avec un substantif pour former un autre substantif[123].

[123] Du moins dans la période moderne de la langue.

Le peuple dit du nacre ; ce mot, qui semble venir du persan nakar, est entré en français par l’intermédiaire de l’espagnol, où il est masculin, nacar.

e devenant i.

Une des tendances de l’e long latin est de se transformer en i. Déjà, aux temps mérovingiens, on écrivait ecclisia, mercidem, possedire, permanire ; au passage du latin en français, ce fait se retrouve constamment : cire (cera), fleurir (florere), raisin (racemus). Il se perpétue et le peuple dit : fainiant, moriginer, pipie, recipissé, resida, sibile, batiau, siau. Ce dernier mot n’est pas plus étonnant que fabliau, jadis fableau.

Pomme d’orange. Jardin des Olives.

Les fruits dont les arbres sont inconnus portent le même nom que cet arbre. Dans le nord de la France, il n’y avait jadis qu’un mot pour dire orange et oranger, olive et olivier, et ce mot était celui qui est demeuré pour désigner le fruit. Pomme d’orange, fleur d’orange, plantation de café, jardin des Olives : toutes ces expressions sont fort logiques. Nous disons de même, et sans être blâmés par les grammairiens : noix de coco, noix de kola, fleur de cassis, clou de girofle, etc. Mais il est plus facile de blâmer que d’expliquer et de comprendre.

Bivouaquer.

Bivac, de l’allemand beiwache, étant devenu bivouac, il est fâcheux que bivaquer ait été arrêté en chemin par la fantaisie des arbitres.

Airé.

Bien meilleur que aéré. Il faudrait oser s’en servir.

Laideronne.

Par ce féminin, le peuple achève de faire vivre le mot laideron.

Fortuné.

Fortuné prend le sens de riche ; il suit l’évolution de fortune, et les grammairiens n’y peuvent rien. C’est un barbarisme, disait Nodier en 1828 ; mais les mots qui veulent vivre sont tenaces. Incarnat, que les dictionnaires définissent : entre rose et rouge, ne contenait pour Voltaire que l’idée de carnation : « Votre peau, dit Cunégonde à Candide, est encore plus blanche et d’un incarnat plus parfait que celle de mon capitaine. »

Carbonate.

Voilà des années que les grammairiens font la chasse à ce mot. « Dites : du carbonate de soude ! » De tous les carbonates, un seul est usuel et son usage est constant ; on le tire de la foule, on le spécifie, et avec quelle simplicité de moyens : par un changement de genre. La, au lieu de le, et voilà un mot nouveau, clair, vrai. Il sera dans les dictionnaires avant dix ans.

Jor. Jornal. Ojord’hui.

Ce sont des prononciations archaïques.

Jour a d’abord été jorn, puis jor ; journal a été jornal. Au XVIIe siècle, on prononçait ojord’hui.

Écale. Écaille.

Ce sont deux orthographes d’un même mot. Le peuple avoue ne pouvoir les distinguer. En fait, la répartition de deux sens différents aux deux orthographes est absolument arbitraire. Écale de noix exige écale d’huître ; et, d’autre part, il y a loin des écailles d’une carpe à l’écaille de la tortue. Ici encore l’intervention des grammairiens a été mauvaise. Écale est le mot primitif ; il vient de l’allemand, où la forme ancienne était schalja. Aujourd’hui schale veut dire indifféremment écale et écaille ; en français les deux formes ont des sens tellement voisins qu’on les confond dès que l’on sort des locutions usuelles. On a voulu réserver écaille pour les poissons et écale pour les végétaux ; c’est d’après le même principe de répartition enfantine et hiérarchique qu’un grammairien avait décidé jadis de n’accorder au bouillon que des œils : yeux lui semblait trop noble pour une constatation aussi vulgaire. Peut-être même assignait-il à ces œils une étymologie particulière ; ainsi le plus répandu des petits dictionnaires manuels a soin de spécifier que écaille vient du latin squama, ce qui est absurde[124].

[124] Il y a peut-être à ces pluriels, œils, ciels, etc., une raison véritable. Changer un mot à une signification nouvelle, c’est, en somme, un autre mot. Or la langue ne peut plus à cette heure attribuer à un mot nouveau un signe du pluriel autre que l’s. Cela est très sensible à ciel, qui fait son pluriel en s dans toutes ses significations métaphoriques, celle de paradis exceptée ; mais elle est très ancienne.

Ecale et écaille sont des formes parallèles à métal et métail, entre lesquels on avait voulu aussi faire une distinction[125]. Métail a disparu.

[125] Victor Hugo, dans un erratum du tome II de la Légende du beau Pécopin : « Le métal est la substance métallique pure ; l’argent est un métal. Le métail est une substance métallique composée ; le bronze est un métail. » Pure imagination. Métail et métal sont des doublets du latin metallum. La forme populaire se retrouve dans médaille, venu de l’italien ; de metallia, le vieux français avait tiré maille (monnaie).

Maline. Echigner.

L’usage impose échiner et maligne ; il impose aussi cligner, mais clin (d’œil) témoigne qu’à un moment de la langue on a dit cliner. Peigne a d’abord été peine. Maline, qui est dans La Fontaine, est une forme plus ancienne que maligne, refait sur le latin écrit. Echigne, de skina, est identique à cligner de clinare. Du temps de Vaugelas, on disait à la cour preigne et viegne pour prenne et vienne. La langue n’a pas encore choisi un son unique pour cette finale ; il serait bien prématuré de poser des règles.

Farce. Flegme[126].

[126] Flegme est d’un langage bien académique. Il y a longtemps que le peuple, avec raison, dit flemme, flemmard, etc. On trouve flemme et fleume, au XVIe siècle.

Ces mots sont devenus des adjectifs parmi le peuple. Rien de plus normal. Il en est de même de colère. J’ai entendu cette phrase : « Vous avez agi d’une façon cruche. » Le substantif qui implique une idée de qualité, de manière d’être, tend naturellement à devenir un adjectif ; c’est le passage du particulier au général. L’inverse est tout aussi fréquent ; une idée générale de qualité se particularise en substantif : de là des mots comme baudet, renard, qui signifiaient d’abord, gai et rusé. Pour expliquer cruche, il suffit de citer bête, butor, andouille, brute, pioche, daim, tourte, jocrisse, mots qui, avant d’être à la fois des adjectifs et des substantifs, furent d’abord exclusivement des substantifs.

Dompeteur.

Cette prononciation absurde est un des méfaits de l’orthographe enseignée à des enfants du peuple. On ne sait d’ailleurs où des humanistes ont pris le p dont ils ornèrent ce mot. L’ancienne langue disait donter, ce qui représente le latin domitare.

Le cheval à mon père.

C’est une des tristesses des grammairiens que, malgré leurs objurgations, on continue à marquer la possession par à aussi bien que par de. « Ce chien est à moi, dirent des enfants. » Ils autorisent : ce cheval est à mon père ; ils défendent : le cheval à mon père. Hélas ! cette faute remonte exactement au Ve siècle, puisqu’on lit sur un marbre de cette époque membra ad duos fratres, pour membra duorum fratrum[127]. Voilà un solécisme qui a de belles lettres de noblesse.

[127] Le Blant, Epigraphie.

Mésentendu.

Prohibé par les grammairiens, quoique excellent, de même que mésaventure, mésestime, et d’autres.

Perclue.

Une langue ressemble à un jardin où il y a des fleurs et des fruits, des feuilles vertes et des feuilles tombées, où, à côté du définitif, il y a la vie, la croissance, le devenir. On a cherché depuis trois siècles à figer ce jardin dans cette attitude contradictoire ; de là, ces incohérences qui permettent de rédiger des grammaires en quatre volumes. Il faut bien justifier inclus et exclu, reclus et conclu, incluse et conclue, recluse et exclue. Je sais : les uns sont des participes français et les autres des adjectifs latins mal francisés. Laissons le peuple dire perclue, puisqu’il le veut bien. La tendance est bonne.

Eclairer. Allumer.

On entend assez souvent cette expression qui semble bizarre : éclairer le gaz. Elle nous choque, quoiqu’elle soit identique à allumer le gaz, puisque allumer, c’est adluminare, donner de la lumière à…, comme éclairer, c’est donner de la clarté à… Il est curieux de retrouver, à tant de siècles de distance, la même méthode linguistique aboutissant au même résultat.

A fur et à mesure.

Cette déformation reproduit exactement le latin ad forum et ad mensuram, au prix et à mesure. Ce forum est le même qui figure dans forfait, prix fait, marché fait, forum factum.

Secoupe.

Et même s’coupe. Ainsi succussare a donné secouer, qui maintenant est assez souvent s’couer. Secourir, c’est succurrere. Soucoupe, malgré son sens très clair, devait devenir secoupe.

Vous faisez.

Ceci représente brutalement la tendance de la langue française à ramener tous ses verbes à la première conjugaison. L’Anonyme cite agoniser pour agonir (de sottises) ; il y en a bien d’autres, et on les constaterait surtout dans le langage des enfants. J’ai entendu : buver, cuiser, romper, pleuver, mouler, chuter pour boire, cuire, rompre, pleuvoir, moudre, choir. Aujourd’hui, il est impossible de créer un verbe français qui ne se conjugue sur aimer. On a abandonné depuis longtemps tistre pour tisser, semondre pour semoncer ; imbiber remplace imboire, qui devient archaïque ; on oublie émouvoir et l’on abuse d’émotionner.

Prévu d’avance.

On connaît par ses affiches la société des « Prévoyants de l’Avenir ». Ce pléonasme apparent s’explique par l’affaiblissement de la signification de certains mots. Prévoir n’a plus un sens absolu pour le peuple ; mais nous-mêmes ne disons-nous pas, sans rougir, prédire l’avenir ?

C’est encore à ce besoin de renforcement que répondent les expressions : monter en haut, dépêchez-vous vite, et les locutions plus populaires, regardez voir, voyez voir. Vaugelas disait, à propos de certains pléonasmes d’usage, que « la parole n’est pas seulement une image de la pensée, mais la chose même », laquelle se représente d’autant plus nettement que la phrase est plus descriptive de l’acte.

Promener.

Il y a une tendance à supprimer le pronom réfléchi dans les phrases : je vais me promener, — me coucher, — me baigner, etc. L’expression toute récente, se cavaler, est déjà devenue cavaler. J’entendis hier les enfants abandonnant un camarade dire : Cavalons, il nous rejoindra.

Cependant, Vaugelas écrivait au mot promener : « Tantôt il est neutre, comme quand on dit : Allons promener ; il est allé promener ; je vous enverrai bien promener. » Il est donc possible que la manière populaire de traiter promener soit un archaïsme[128].

[128] Vaugelas revient souvent ici parce que son livre est toujours précieux. On a suivi l’édition de 1662 : Remarques sur la langue françoise utiles à ceux qui veulent bien parler et bien escrire. Vaugelas fut un observateur de premier ordre.

Raisons.

Le peuple emploie ce mot, au pluriel, comme synonyme de discussion, difficultés, querelle et même injures. Quelque jour, ce sens passera dans les dictionnaires. Mots et paroles ont également ces mêmes significations, peut-être atténuées.

Voix de Centaure.

C’est un exemple amusant d’étymologie populaire. On exprime par ce terme la tendance du peuple à ramener l’inconnu au connu.

Il ignore Stentor ; centaure lui est moins étranger : cela suffit pour influencer son oreille, ensuite sa langue. Quel rôle cette habitude a-t-elle joué dans la formation du français ? On n’a jamais tenté de l’établir et cela serait peut-être impossible. Cependant, c’est sans doute ainsi qu’on expliquerait certains mots tels que : marjolaine, échalotte, ancolie, érable, camomille, étincelle, licorne, et d’autres que l’on a signalés parmi ceux qui échappent aux explications phonétiques. Si c’est amaracana qui est l’original de marjolaine, il faut que le mot français ait subi une influence analogue à celle qui a transformé récemment olénois en à la noix et jadis galatine en galantine. Quoi qu’il en soit, voici quelques-unes des explications que se donne à cette heure le peuple, des mots qu’il ne comprend pas :

Voix de Centaure (Stentor)
Cresson à la noix (Alénois, ollenois, orlenois, orléanois)
Dernier adieu (Denier à Dieu)
Souguenille (Souquenille)
Soupoudrer (Saupoudrer)
Trois-pieds (Trépied)
Ruelle de veau (Rouelle)
Semouille (Semoule)
Tête d’oreiller (Taie)
Bien découpé (Découplé)
Écharpe (Écharde)

Cette dernière mutation est due à écharper, verbe qui n’a aucun rapport de sens, ni d’origine, avec écharpe ; mais il en a avec charpie, avec l’idée de déchirer (carpire), par conséquent blesser. Il est donc possible que écharpe, au sens de blessure, soit très ancien.

Venimeux. Vénéneux.

Le peuple confond ces deux mots, mais sa préférence va au premier, qui est de meilleure lignée. Vénéneux, c’est le latin tout cru, venenosus. Venimeux a été formé de venin ; on commença par venineux, puis le second n s’est dissimilé ; en des parlers provinciaux l’n est devenu l et on dit velimeux ; en italien, il y a deux formes : veneno et veleno.

La répartition des deux mots a été tentée, comme pour écaille et écale, d’après des principes étrangers à la logique linguistique : l’un est bon pour les bêtes ; l’autre, pour les plantes et les minéraux. Ces distinctions sont nécessairement absurdes, la nature étant plus variée que ne peut le concevoir le cerveau d’un grammairien. Nombre de plantes sont venimeuses et nombre d’animaux sont vénéneux, si on s’en rapporte aux définitions des dictionnaires.

La répartition des mots très voisins de forme se fait lentement et difficilement. Désespérant de jamais sentir la différence trop profonde qu’il y a entre colorer et colorier, le peuple s’en tire en fabricant couleurer qui répond à tous ses besoins dans cet ordre d’idées. Il prendra long-temps encore l’un pour l’autre : croire et accroire, envers et revers, coulé et coulis[129], épurer et apurer, étuvée et étouffée, des fois et parfois, recouvrer et recouvrir, passager et passant, neuf et nouveau, gradé et gradué, enfin autour et alentour.

[129] Il s’agit de cuisine. Il y a un autre mot de même son écrit coly par Thévenot (1684), couli par B. de Saint-Pierre et que les anglomanes, ignorant toute la littérature française, ont vulgarisé sous la forme absurde coolie (Cf. le Dictionnaire de Hatzfeld). — Voir la note 80.

Cette dernière répartition est toute récente et particulièrement arbitraire ; elle a devancé l’usage. A ce propos, il faut noter la certitude plaisante des dictionnaires à cataloguer les mots sous les vieilles rubriques scolastiques, à les figer dans une fonction unique. Cela est très délicat. Les mots sont souvent des signes à tout faire, tantôt verbes et tantôt substantifs, ici adverbes, et là adjectifs ; et à mesure qu’une langue se dépouille, cela devient plus visible. Les mots anglais ont ainsi acquis une très grande liberté d’allures, peut-être parce qu’ils ont été moins tyrannisés qu’en France. Pour autour et alentour, ce ne sont ni des adverbes, ni des prépositions, à moins que n’en soient aussi au pied, au fond, au cœur, au bas. Tour est un substantif et entour un de ses dérivés, comme atour et pourtour. Au lieu de définir et de classifier, les dictionnaires devraient se borner à décomposer de tels mots : au tour, à l’entour ; cela serait plus clair et moins compromettant.

Iniation.

Cette déformation d’apparence bizarre, que j’ai recueillie personnellement, est des plus caractéristiques comme preuve de la perpétuité des lois qui ont guidé la création du français. Elle représente le mot initiation, tel que prononcé et écrit à plusieurs reprises (des centaines de fois) par un commis de librairie. C’est tout simplement la règle de la chute du t médial ; avec encore un effort, on aurait un mot pareil à tant de vieux mots français[130] :

Abba-t-ia Ini-t-iation Inia-t-ion
Abba–ye Ini–iation Iniai–son

[130] Comparez avec iniation l’anglais coercion pour coercition.

Cette manifestation de l’instinct est une grande leçon.

Voilà. J’ai seulement voulu montrer que la déformation n’est pas du tout cahotique ; que le mauvais français du peuple est toujours du français et parfois du meilleur français que celui des grammairiens.

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