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Esthétique de la langue française

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CHAPITRE III

Le gréco-français. — Les mots à combinaisons étymologiques. — Les mots composés français. — Le grec industriel et commercial. — Le grec médical. — Le grec et la dérivation française. — Le grec et le français dans la botanique, l’histoire naturelle, la sociologie. — Les dieux grecs.

Le grec, assez peu senti pour qu’on ose y toucher sans scrupule, offre aux fabricants de mots nouveaux une facilité vraiment excessive.

Au lieu d’interroger la langue française, d’étudier le jeu de ses suffixes, le mécanisme de ses mots composés, on a recours à un lexique dont la tolérance est infinie et qui se prête aux combinaisons agglutinatives les plus illogiques et les plus inutiles. Avec deux signes (un peu retors, il est vrai), avec, par exemple, le mot chum (cloche) et un déterminatif, les Chinois disent : « Son que produit une cloche dans le temps de la gelée blanche ; » avec trois signes ils disent : « Son d’une cloche qui se fait entendre à travers une forêt de bambous[14]. » Voilà sans doute l’idéal de tous ceux qui ignorent que, grâce à ce délicieux système, il faut une quarantaine d’années pour s’assimiler les « finesses » de ce langage immense mais immobile. Tout est prévu également par le gréco-français ; à la cloche chinoise il peut opposer, dans un genre plus sévère, icthyotypolite ou épiplosarcomphale.

[14] Callery, Dictionnaire de La langue chinoise. Spécimen. 1842.

Il est très mauvais, même dans la plupart des sciences, d’avoir des mots qui disent trop de choses à la fois ; ces mots finissent par ne plus correspondre à rien de réel, les mêmes combinaisons ne se représentant que fort rarement à l’état identique ; s’il s’agit de phénomènes stables il faut les qualifier soit par un mot net et simple, soit par un ensemble de mots ayant un sens évident dans la langue que l’on parle. L’abondance des termes distincts est une pauvreté, par la difficulté que tant de sonorités étrangères trouvent à se loger dans une mémoire et aussi parce que chacun de ces mots, réduit à une signification unique, est en lui-même bien pauvre et bien fragile. On arrive à ne coordonner qu’un assemblage énorme et disparate de vases de terre presque entièrement vides. Les langues viriles maniées par de solides intelligences tendent au contraire à restreindre le nombre des mots en attribuant à chaque mot conservé, outre sa signification propre, une signification de position. Ainsi le langage devient plus clair, plus maniable, plus sûr ; il donne, avec le moindre effort, le rendement le plus haut. Il ne s’agit pas de bannir les termes techniques, il s’agit de ne pas traduire en grec les mots légitimes de la langue française et de ne pas appeler céphalalgie le mal de tête[15].

[15] Noter que l’expression française, avec ses trois mots, est plus courte que l’unique mot grec.

Le français, tout aussi bien que le grec et certaines langues modernes, se prête volontiers aux mots composés ; on en relève plus de douze cents dans les dictionnaires usuels qui ne les contiennent pas tous, et il s’en forme tous les jours de nouveaux. Plusieurs méthodes ont été employées pour joindre deux idées au moyen de deux mots qui prennent un rapport constant ; celle qui semble aujourd’hui le plus en usage consiste à unir deux substantifs en donnant au second la valeur d’un adjectif ; elle est infiniment vieille et sans doute contemporaine des langues les plus lointaines que nous connaissions. On peut se figurer un langage sans adjectifs ; alors pour dire un homme rapide (qui-court-vite) on dit un homme cheval (un coureur jadis reçut ce sobriquet) ; si le second terme passe définitivement à l’idée générale de rapidité, la langue, pour exprimer l’idée de cheval, lui substitue un autre mot ; les langues bien vivantes ne sont jamais embarrassées pour si peu. Certains noms de couleurs en sont restés à la phase mixte, tantôt substantifs, tantôt adjectifs : teint brique, cheveux acajou, la Revue saumon[16] ; mais tout substantif français peut être employé adjectivement : le champ de la composition des mots selon ce système est donc illimité[17]. On forme encore beaucoup de nouveaux mots en faisant suivre d’un nom un verbe à l’impératif singulier ou un substantif verbal ; cette méthode a enrichi la langue française depuis l’origine : coupe-gorge, tire-laine, pèse-goutte, hache-paille. Les combinaisons sont nombreuses par lesquelles se façonnent les mots composés ; ce n’est pas ici le lieux de les expliquer, mais on peut conseiller, en principe, à tous les innovateurs d’avoir toujours sous la main les deux livres admirables de Darmesteter sur la formation actuelle des mots nouveaux et des mots composés. On vient d’inventer un appareil que l’on a bien voulu dénommer cinézootrope ; que nos aïeux n’ont-ils su le grec aussi bien que les photographes (encore un joli mot) et le tournebroche s’appellerait pompeusement l’obéliscotrope[18] !

[16] Cavallotti avait fondé un journal appelé Gazzettino rosa, nous disons de même une femme châtain. M. Daudet, dans ce cas, écrivait châtaine ; aurait-il dit une barbe acajoue ? Il faut rester dans l’analogie.

[17] Mots récents ainsi formés : cheval-vapeur, idées-forces.

[18] Οβελισκος veut dire broche ou brochette.

Cinézootrope appartient au grec industriel et commercial : c’est une langue fort répandue, qui se parle au Marais et qui s’écrit dans les prospectus. Selon cet idiome, un empailleur devient un taxidermiste et un vitrier un vitrologue ; le papier-cuir devient du papier skytogène[19] et toute pommade est philocome[20] comme tout élixir odontalgique[21]. Beaucoup de ces barbarismes sont assez fugitifs, mais il en demeure assez pour infecter même la langue commerciale qu’on aurait pu croire à l’abri du delirium græcum. C’est que l’auteur d’une invention souvent insignifiante croit ennoblir son œuvre en la qualifiant d’un mot qu’il achète et qu’il ne comprend pas[22] ; c’est aussi que les commerçants connaissent le goût du peuple pour les mots savants ; en prononçant des bribes de patois grec ou latin, la commère se rengorge et la femme du monde sourit, pleines de satisfaction. Un marchand d’appareils photographiques a baptisé sa boutique, Photo-Emporium ; il vend des vitagraphes et des kromskopes ! Tel industriel se vante d’être le créateur du cuir pantarote. Celui-ci trafique orgueilleusement d’huiles qu’il dénomme : enginer-auto et moto-naphta ! Voilà les résultats de l’instruction vulgarisée sans goût. Il y a là quelque chose de honteux, mais le grand point est de parler français le moins possible et d’avoir l’air, en prononçant des syllabes barbares, d’avouer un secret.

[19] Sans doute pour scytogène (σκυτος).

[20] Littéralement qui-soigne-sa-chevelure ; le mot est donc absurde.

[21] Même remarque : le sens direct est : qui-fait-mal-aux-dents. — Pour dire l’art de restaurer les livres, Nodier conseille sérieusement bibliuguiancie.

[22] L’inventeur qui a décoré sa lanterne du nom de biographe ignorait peut-être l’existence antérieure de ce mot dans l’usage français ; il ignorait encore bien plus que βιος signifie surtout la vie humaine et ne possède pas l’idée générale de vie qui est tenue par ζωη ou φυσις. — Le mot français biologie veut dire en grec biographie.

Les médecins de Molière parlaient latin, les nôtres parlent grec. C’est une ruse, qui augmente plutôt leur prestige que leur science. Ils commencèrent à user sérieusement de ce stratagème au dix-huitième siècle ; du moins ne voit-on, avant cette époque, même dans Furetière, que peu de termes médicaux tirés du grec. Peu à peu ils se mirent à divaguer dans une langue qu’ils croyaient celle d’Hippocrate et qui n’est qu’un jargon d’officine. Les vieux noms des maladies, tels que pourpre, grenouillette, poil[23], taupe, écrouelles, échauboulures, tortue, ongle, clou, fer-chaud, fic, thym (verrue) furent chassés ; chassées aussi les appellations populaires comme : mal S. Antoine, mal rose, mal des Ardents, trois noms de l’érysipèle ; comme mal d’aventure, pour panaris, mal S. Main, pour la gale, mal de mère, pour hystérie ; comme mal caduc, haut mal et mal S. Jean, pour épilepsie. Cependant Villars les cite encore[24] ainsi que les noms vulgaires des instruments de chirurgie ; bec de cygne, bec de cane, bec de grue, bec de lézard[25], bec de perroquet, bec de corbeau, bec de bécasse, pélican, érigne, feuille de myrte, etc. Il nous apprend que le sieur Mauriceau, accoucheur, ayant inventé un instrument, l’appela tire-teste. Ce médecin osait encore parler français. J’ignore le nom de l’actuel tire-tête, mais je suis sûr que ce nom commence par céphalo[26]. Malgré ce retardataire la nomenclature médicale s’ornait de vocables décisifs. On avait décidé de nommer acrochordons les verrues, emprosthotonos les convulsions, lipothymie la pâmoison, alexipharmaques les contre-poisons, anacathartiques les expectorants, eccoprotiques les purgatifs, anaplérotiques les cicatrisants ; il y eut des médicaments antihypocondriaques, à savoir : l’ellébore noir, la scolopendre, l’hépatique, le senné, le safran de mars, les capillaires et l’extrait panchimagogue. Ce fut un grand progrès d’avoir appelé histérotomotocie l’opération césarienne, scolopomacherion le bec de bécasse et méningophylax un couteau à pointe mousse pour la chirurgie de la tête !

[23] Maladie du sein dont le nom était, il est vrai, dû à une erreur assez ridicule.

[24] Dictionnaire françois-latin des termes de médecine et de chirurgie par Elie Col de Villars ; Paris, 1753. — Il cite aussi de curieux noms de bandages : épi, doloire, fanons, œil, épervier, etc.

[25] Comme on se figure difficilement le bec d’un lézard, voici l’article de Col de Villars : « Bec de lézard, s. m. Rostrum lacertinum, i. s. n. C’est aussi [comme le bec de grue] une espèce de tire-balle ou de pincettes dont les lames qui forment la partie antérieure sont applaties. »

[26] Nom médical de tête, en composition. Cerveau, cervelle, trop clairs, de trop bonne langue, sont remplacés par encéphale, en composition, encéphalo.

Les médecins modernes n’ont presque rien inventé de plus absurde, mais ils ont inventé davantage, et renouvelé à la fois leur science et l’art d’en voiler la faiblesse au vulgaire. Le Dr Bazin, qui avait du mérite, aurait rougi de ne pas appeler un cor, tylosis[27]. La petite maladie des paupières qu’Ambroise Paré nommait ingénument des grêles, ses héritiers l’ont baptisée chalazion ; ce mot était technique dans la médecine grecque, mais grêles (χαλαζα) le traduit fort bien, image pour image. « Les médecins, dit avec sagesse M. Brissaud, sont coupables de conserver — et surtout d’inventer des formes bâtardes, métissées de grec et de latin, dans les cas où le fond de notre langue suffirait amplement » ; et il cite le mot excellent de cailloute, nom d’une phtisie particulière aux casseurs de cailloux, ou provoquée par des poussières minérales ; les nosographes, le trouvant trop clair et trop français, l’ont biffé pour écrire pneumochalicose. Mais n’avaient-ils pas déjà substitué phlébotomie à saignée ! Voici sans observations une liste de mots français avec leur nom correspondant en patois médical ; on jugera de quel côté sont la raison et la beauté :

[27] Le Professeur Brissaud, Histoire des expressions populaires relatives à la médecine (1888), livre fort intéressant et qui m’a été des plus utiles pour ce chapitre sur le grec médical.

Adéphagie Fringale
Adénoïde Glanduleux
Agrypnie Insomnie
Adynamie Faiblesse
Omoplate Palette, Paleron (restés comme termes de boucherie)
Ombilic Nombril
Pharynx Avaloir (vieux français)
Zygoma Pommette
Thalasie Mal de mer
Epilepsie Haut-mal
Asthme Court-vent
Ephélides Son (taches)
Ictère Jaunisse
Naevi Envies
Phlyctène Ampoule
Ecchymose Bleu, Meurtrissure, Sang-meurtri (vieux français)
Myodopsie Berlue (latin : bislucere)
Diplopique Bigle
Apoplexie Coup de sang

On pourrait continuer, car le vocabulaire gréco-français est fort abondant. Les lexiques spéciaux contiennent environ trois mille cinq cents mots français tirés du grec, mais ils sont tous incomplets ; il est vrai que l’un de ces ouvrages attribue au grec la paternité d’une quantité de vocables purement latins, ou allemands, comme pain et balle. L’auteur, pour l’amour du grec, fait venir bogue, une sorte de poisson, de Βοαω, qui veut dire crier : c’est peut-être aller un peu loin ! Mais le nombre exact de ces mots importe peu ; il y en aura toujours trop, bien qu’ils meurent assez rapidement. Rien ne se fane plus vite dans une langue que les mots sans racines vivantes : ils sont des corps étrangers que l’organisme rejette, chaque fois qu’il en a le pouvoir, à moins qu’il ne parvienne à se les assimiler. Prosthèse, terme grammatical, — élégante traduction de greffe ! — a échoué sous la forme prothèse chez les dentistes qui bientôt n’en voudront plus. Déjà les médecins qui ont de l’esprit n’osent plus guère appeler carpe le poignet ni décrire une écorchure au pouce en termes destinés sans doute à rehausser l’état de duelliste, mais aussi à ridiculiser l’état de chirurgien. Si beaucoup de mots nécessaires à la médecine et à l’anatomie (celui-ci même, par exemple) sont irremplaçables, il faut tout de même tenter de les rendre moins laids en les francisant complètement et non plus seulement du bout de la plume ; nous examinerons ce point.

De l’usage des termes grecs dans les sciences médicales, on donne cette explication qu’il est impossible de tirer tel dérivé nécessaire de tel mot français. Que faire de oreille, par exemple, ou de œil ? Mais du mot œil l’ancienne langue a tiré œillet, œillade, œillère[28] ; de oreille, elle a tiré oreillon (orillon, dans Furetière), oreillard, oreiller, oreillette, oreillé (terme de blason). Oreillon, c’est pour le peuple toute maladie interne de l’oreille ; cela vaut bien otite, il semble. Œil était tout disposé à donner bien d’autres rejetons : œiller, œilliste, œillage, œillon, œillard, etc. ; et oreille : oreilliste, oreilleur, oreillage. Qui même peut affirmer que ces termes ne sont pas usités en quelque métier ?

[28] Œillette, anciennement oliette, se rattache à oleum, olium, huile.

Mais le médecin des yeux eût rougi de s’appeler œilliste, comme le médecin des dents s’appelle dentiste ; déjà la qualification d’oculiste, insuffisamment barbare, humilie ses prétentions : il est ophtalmologue. Il y a aussi des otologues, des glossologues et peut-être des onyxologues.

Comme la médecine, la botanique, dont les éléments premiers, les noms vrais des plantes, sont pourtant de forme populaire, a été ravagée par le latin et par le grec. Là, il n’y a aucune excuse, car toutes les plantes ont un nom original et rien n’obligeait les botanistes français à accepter la ridicule nomenclature de Linné, alors que la nomenclature populaire est d’une richesse admirable. Pour le seul mot clematis vitalba ou clématite, en véritable français, viorne, du latin viburnum, il n’y a pas dans la langue et dans les dialectes moins d’une centaine de noms[29] ; en voici quelques-uns, parmi lesquels on pouvait choisir : aubevigne, vigne blanche, vignolet, fausse vigne, veuillet, vioche, vigogne, viorne, vienne, vianne, viaune, liaune, liane, viène, vène, liarne, iorne, rampille, et des mots composés très pittoresques : barbe de chèvre, barbe au bon Dieu, cheveux de la Vierge, cheveux de la Bonne Dame, consolation des voyageurs[30]. A quoi bon alors le mot clématite (qui n’est d’ailleurs pas laid) ? Quel est son rôle si ce n’est celui de négateur de tous ceux qu’il a l’orgueil de remplacer ? Elle est singulière la légendaire pauvreté d’une langue où l’on pourrait dans l’écriture d’un paysage nommer trente fois une plante sans répéter deux fois le même nom ! Mais une langue est toujours pauvre pour les demi-savants[31]. Que d’images pleines de grâce dans ces noms que le peuple donna aux fleurs ! Ainsi l’adonis aestivalis ou autumnalis est appelé : goutte de sang, sang de Vénus, sang de Jésus ; l’anémone nemorosa est la pâquerette, la demoiselle, la Jeannette, la fleur des dames ; la pulsatilla vulgaris est la coquelourde, la coquerelle, le coqueret, la coquerette, la clochette, le passe-velours, la fleur du vent. Cette coquerelle, des botanistes ont osé la dénommer alkékange, mot dont j’ignore l’origine[32], mais dont la laideur est trop évidente. L’ortie de mer est devenue l’acalèphe ; le chardon, une acanthe, et l’épine-vinette, une oxyachante ; l’âne qui broute en remuant les oreilles reçoit la qualification pompeuse d’acanthophage.

[29] E. Rolland, Flore populaire, tome Ier.

[30] Les Anglais disent aussi : Traveller’s joy, parce que la viorne annonce un village prochain.

[31] Il ne faut pas confondre cette opulence imaginative ou verbale, qui témoigne de la vitalité d’une langue, avec l’indigente richesse dont on a parlé plus haut, qui ne met en circulation que de la fausse monnaie.

[32] C’est sans doute de l’arabe d’officine. Hadrianus Junius le cite comme synonyme de halicacabus et lui donne pour correspondants en français (XVIe siècle) : coquerets, coulebobes, alquequanges, baguenaudes.

Sous le nom de zoologie, l’histoire naturelle s’est glorifiée, comme la botanique, d’un mépris complet pour la langue populaire et raisonnable : l’espadon est promu à la dignité de xiphias et le raveçon devient un uranoscope, de sorte qu’on doute si ce poisson n’est pas plutôt une lunette d’approche ; les fourmiliers sont des oryctéropes ; les crabes, des ocypodes ; les chauves-souris, des chéiroptères ; traduit bien soigneusement en gréco-français, le fourmi-lion[33] devient le myrméléon.

[33] Sur ce mot voir plus loin, page 205.

Il y a un oiseau que Buffon appelle courlis de terre ou grand pluvier ; Belon, pour le mieux caractériser, adopte le terme populaire, jambe enflée, lequel est fort juste, puisque ce pluvier est remarquable par un renflement particulier de la jambe au-dessus du genou. Une telle bonhomie a choqué les naturalistes modernes et ils ont traduit soigneusement en grec jambe enflée, ce qui a donné le mot charmant œdicnème. Ce sont les mêmes ravageurs qui baptisèrent brutalement orthorrhyngue le miraculeux oiseau-mouche, la petite chose ailée par excellence, et dont on disait jadis qu’il vole sans jamais se reposer, qu’on croyait dénué de pattes, parce que les Indiens qui le capturaient les enlevaient si adroitement que toute trace de la blessure avait disparu ! Une histoire naturelle pour les enfants commence ainsi un chapitre : « Le nom du chœropotamos vient de deux mots grecs, choiros, porc, et potamos, rivière. » N’est-elle pas amusante cette explication, qui répète sans doute littéralement le raisonnement du savant inventeur de ce mot grotesque ? Mais ni le savant ni personne n’ont jamais songé combien il serait simple, clair et logique, et économique de dire, avec naïveté : porc de rivière. Ensuite les Grecs pourront traduire cela en grec, les Anglais en anglais, les Allemands en allemand ; cela ne nous regarde pas.

Outre sa nomenclature, où je veux encore relever quelques mots galants tels que chondroptérygien et macrorrhynque (comment des créatures humaines ont-elles pu émettre de tels sons[34], volontairement ?), l’histoire naturelle possède une langue générale dont elle a malheureusement imposé l’usage aux historiens et aux critiques. En voici un aperçu :

[34] En astronomie, le terrible sizygie est à peu près impossible à prononcer ; on le croirait inventé pour quelque « jeu de société », comme Gros gras grain d’orge, quand te dégrogragraindorgeriseras-tu ?

  • Anthropozoologique[35]
  • Morphologie
  • Anthropomorphique
  • Anthropolologie (?)
  • Anthropopithèque
  • Dolichocéphale
  • Mésaticéphale
  • Brachycéphale
  • Hvperdolychocéphalique
  • Brachychéphalisante
  • Bi-zygomatique
  • Eugénésique
  • Microorganisme
  • Microbiologie
  • Bio-sociologique
  • Chorographie.
  • Sociologiquement
  • Paléoethnologie
  • Mammologique
  • Leptorrhinienne
  • Néolithique
  • Néanderthaloïdes
  • Protohistorique
  • Troglodytes
  • Mégalithiques
  • Métazoaire
  • Protozoaire
  • Hyperzoaire

[35] J’ai relevé ce mot et le suivant, car il s’agit de les prendre en des livres de littérature, dans une étude de M. Faguet sur les fables de La Fontaine. Je prends la plupart des autres dans un excellent livre de M. Jean Laumonier, la Nationalité française. II. les Hommes. On les trouverait également épars en des centaines, en des milliers d’ouvrages récents et jusque dans les romans à prétentions scientifiques. Beaucoup sont usuels : ils n’en sont pas meilleurs. Cette liste montrera l’étendue et la gravité du mal qui opprime la langue française. Nodier disait déjà, en 1828 : « La langue des sciences est devenue une espèce d’argot moitié grec, moitié latin… Il faut prendre garde de l’introduire dans la littérature pure et simple… » Le mal est fait. Le même Nodier fait remarquer, quoique bien respectueux du grec, combien il est ridicule et impropre de dire en français alphabet au lieu de abécé ou abécédaire, selon les cas. (Examen critique des Dictionnaires.)

Quelques-uns de ces mots sont d’une laideur neutre et bête ; les autres sont hideux à dégoûter de la science et de toute science. Buffon cependant, qui avait du génie, a écrit sur l’homme tout un volume, encore scientifiquement valable, et dans une langue qu’un enfant de douze ans comprend à la première lecture. La notion contenue dans hyperdolychocéphale n’est pas de celles dont l’importance puisse justifier la méchanceté du mot.

Le grec admettait des combinaisons de lettres que nous ne pouvons plus juger, la prononciation ancienne nous étant inconnue ou mal connue. C’est pourquoi aucun mot grec, ni même les noms propres, ne peut être transposé littéralement en français. J’ignore comment les Grecs articulaient Ἡρακλης, mais certainement ils ne disaient pas Hèraklès. Hercule n’est pas une transcription beaucoup moins exacte. Du XIVe au XVIIe siècle, le français, alors si puissant, avait dompté et réduit au son de son oreille presque tous les noms grecs historiques. C’est de cette époque que datent Troie, Ulysse, Hélène, Achille, Cléopâtre, Thèbes, qu’on a voulu réformer plus tard et arracher de la langue en les écrivant Troiè, Odysseus, Hélénè, Akhilleus, Cléopatrè, Thébè. Quant à la nécessité de différencier Ποσειδων d’avec Neptunus, elle est certaine ; là, on pourra peut-être innover, mais en se souvenant que notre langue est latine et que la transcription latine de Ποσειδων est Posidion[36]. Il faut beaucoup de tact et beaucoup de prudence pour franciser des mots grecs, sans offenser à la fois le grec et le français.

[36] Nom de plusieurs villes et, en particulier, nom ancien de Catomeria, dans l’île de Chio : Posidion.

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