Esthétique de la langue française
I
Nous ne connaissons pas dans leur texte vrai les écrits latins antérieurs au IVe siècle, car ils furent, à cette époque, récrits en langage moderne, purgés de tout ce qui semblait archaïque dans les mots, dans la syntaxe. Il est très probable que le Virgile que nous lisons ressemble à ce qu’aurait pu être Villon réduit au style et au goût de Malherbe, ou à ce qu’est devenu sous la plume des copistes du XVe siècle le rude Joinville du XIIIe. Ainsi l’on nous habitua à considérer comme les chefs-d’œuvre de la littérature latine des œuvres retouchées et qui doivent leur forme pure et agréable à la collaboration commerciale des libraires du temps de saint Jérôme. Mais, comme cette duperie dure depuis environ quinze siècles, nous y sommes si bien asservis que si, par hasard, on retrouvait en quelque Pompéi un authentique manuscrit de Cicéron, les épigraphistes seuls en voudraient tenir compte : la majorité des humanistes continuerait à cataloguer les nuances qui donnent une suprématie incontestable de langue à des œuvres entièrement remises à neuf, vers un moment où il est convenu que la décadence de la langue latine est déjà très avancée.
Jusqu’à ce qu’elles aient atteint leur plus haut point de valeur commerciale, les langues littéraires se transforment avec une grande rapidité. Mais dès que la littérature d’une époque se répand au point de devenir quasi universelle, la transformation de la langue tend à se ralentir, parce que les œuvres écrites dans le ton déjà connu de tous sont celles qui doivent être le mieux accueillies par le plus grand nombre des lecteurs. C’est vers le IVe siècle que la littérature latine acquit sa plus large expansion ; c’était une époque d’inquiétudes et de controverses ; deux grandes idées luttaient pour la conquête du monde, et quand deux idées sont en lutte, elles combattent au moyen de l’écriture. Des gens se mirent à lire qui n’avaient jamais lu ; Rome expédiait le pour et le contre dans tout le monde civilisé. Alors seulement commença pour le latin cet état de fixité qui dura jusqu’à sa mort définitive, après la longue traversée du moyen âge : il y a beaucoup moins loin de Prudence à Adam de Saint-Victor que de Plaute à Prudence.
La langue française, après plusieurs crises dont elle était sortie renouvelée et dégagée, s’éleva à une telle fortune littéraire qu’elle en fut immobilisée pendant plus d’un siècle, pendant cent cinquante ans, puisque les poètes de l’an 1819 sont encore sous la domination exclusive de Racine et de Boileau. A ce moment, le romantisme a rouvert les canaux de la sève, — et le romantisme dure encore. Nous sommes donc dans une période de vie linguistique et peut-être à un moment très critique, car il s’agit de savoir si le peuple d’aujourd’hui a assez de souplesse et de curiosité d’esprit pour suivre une évolution qui se fait au-dessus de lui et que nos gérontes et nos mandarins lui cachent avec une jalousie de censeurs et de jésuites. Il est à craindre que la littérature, devenue un art d’autant plus hardi qu’il trouve en autrui moins d’accueil, d’autant plus insolent qu’il voit diminuer ses chances de plaire, d’autant plus ésotérique qu’il sent se raréfier autour de lui l’air intellectuel, il est à craindre qu’au lieu de tendre toujours vers de nouvelles frontières la littérature ne soit destinée à se resserrer en de petites enceintes ponctuées dans le monde, comme un semis d’oasis.
Mais il s’agit de la langue plus que de la littérature, de l’instrument et non des œuvres de l’ouvrier, et je voudrais rechercher, puisque l’occasion s’en présente[112], si l’instrument est toujours bon, et si, parmi ce que M. Deschanel appelle des déformations, on ne pourrait pas trouver, aussi bien que des signes de vermoulure, des marques de vitalité et tout un système de feuilles et de fleurs.
[112] Les Déformations de la langue française, par Emile Deschanel (1898).
La langue française, qui ne semble pas destinée à subir prochainement de graves transformations, est cependant loin de la grande époque de stabilité que certaines langues atteignent avant de mourir. Elle vit, donc elle se différencie constamment. Si on la considère à des moments distants d’un demi-siècle, on trouve toujours que le dernier moment est en état de transformation, ou, puisqu’on pose le mot en principe, de déformation ; comparée au moment précédent, la période ultime semble bien plus bouillonnante, bien plus désordonnée. C’est que toute nouveauté verbale n’acquiert que lentement et souvent après de très longues années sa place définitive dans les habitudes linguistiques. Ce qui était déformation en 1850 est devenu aujourd’hui le principe d’une règle par quoi nous jugeons des déformations actuelles. L’histoire d’une langue n’est que l’histoire de déformations successives, presque toujours monstrueuses, si on les juge d’après la logique de la raison ; — mais la faculté du langage est réglée par une logique particulière : c’est-à-dire par une logique qui oublie constamment, dès qu’elle a pris son parti, les termes mêmes du problème qui lui était posé. Du conflit des idées elle tire une idée nouvelle, qui ne doit aux idées d’où elle sort que parfois les lettres qui forment leur commune armature ; la langue transporte à volonté l’idée de rouge au mot noir, ou l’idée de tuer au mot protéger : et cela est très clair[113].
On peut d’ailleurs, d’une façon générale, accepter l’idée de déformation et l’identifier à l’idée de création. La déformation est, du moins, une des formes de la création. Créer une idée nouvelle, une figure nouvelle, c’est déformer une idée ou une figure connue des hommes sous un aspect général, fixe et indécis. La déformation est une précision, en ce sens qu’elle est une appropriation, qu’elle détermine, qu’elle régit, qu’elle stigmatise. Tout art est déformateur et toute science est déformatrice, puisque l’art tend à rendre le particulier tellement particulier qu’il devienne incomparable, et puisque la science tend à rendre la règle tellement universelle qu’elle se confonde avec l’absolu. La biologie ne déforme pas moins la vie pour expliquer la vie que la sculpture ne déforme Moïse pour expliquer Moïse. A vrai dire, nous ne connaissons que des déformations ; nous ne connaissons que la forme particulière de nos esprits particuliers.
Pour qu’il fût permis de considérer comme véritablement déformés certains modes verbaux, il nous faudrait d’abord instituer les règles d’une faculté que nous ne connaissons que par ses résultats. Ne portant que sur les différences, nos règles sont nécessairement caduques ; nous comparons infatigablement l’orange nouvelle au fruit de l’an passé et nous sommes portés à condamner comme incongrue celle qui est encore à moitié verte et qui agace les dents. Mais l’homme spontané, peuple ou poète, a d’autres goûts que les grammairiens, et, en fait de langage, il use de tous les moyens pour atteindre à l’indispensable, à l’inconnu, à l’expression non encore proférée, au mot vierge. L’homme éprouve une très grande jouissance à déformer son langage, c’est-à-dire à prendre de son langage une possession toujours plus intime et toujours plus personnelle. L’imitation fait le reste : celui qui ne peut créer partage à demi, en imitant le créateur, les joies de la création.
Le mot nouveau, l’assemblage inédit de syllabes, l’expression neuve ont un tel charme pour l’homme inculte ou moyennement lettré que cela a toujours été une des charges de l’aristocratie de modérer la transformation du langage. En l’absence d’une autorité sociale et littéraire à la fois, les langues se modifient si rapidement que le vieillard ne comprend plus ses petits-enfants. Nous ne sommes pas exempts, dans notre société, de malentendus analogues, et il y a des mots qui, prononcés par deux générations éloignées de quelque vingt ans, se prononcent selon des significations absolument divergentes. Cela est inévitable et cela est bien, puisque c’est conforme aux lois du mouvement et de la vie. Mais chez les peuples enrichis d’une littérature, la langue est d’autant plus stable que la littérature est plus forte, qu’elle nourrit un plus grand nombre de loisirs et de plaisirs ; à un certain moment, la tendance à l’immobilité ou les ondulations rétrogrades d’un langage rendent parfois nécessaire une intervention directrice dans un sens opposé, et l’aristocratie intellectuelle, au lieu de restreindre la part du nouveau dans la langue, doit au contraire souffler au peuple abruti par les écoles primaires les innovations verbales qu’il est désormais inapte à imaginer.
Un peuple qui ne connaît que sa propre langue et qui l’apprend de sa mère, et non des tristes pédagogues, ne peut pas la déformer, si l’on donne à ce mot un sens péjoratif. Il est porté constamment à la rendre différente ; il ne peut la rendre mauvaise. Mais en même temps que les enfants apprennent dans les prisons scolaires ce que la vie seule leur enseignait autrefois et mieux, ils perdent sous la peur de la grammaire cette liberté d’esprit qui faisait une part si agréable à la fantaisie dans l’évolution verbale. Ils parlent comme les livres, comme les mauvais livres, et dès qu’ils ont à dire quelque chose de grave, c’est au moyen de la phraséologie de cette basse littérature morale et utilitaire dont on souille leurs cerveaux tendres et impressionnables. L’homme du peuple ne diffère pas de l’enfant, mais plus hardi il se réfugie dans l’argot et c’est là qu’il donne cours à son besoin de mots nouveaux, de tours pittoresques, d’innovations syntaxiques. L’instruction obligatoire a fait du français, dans les bas-fonds de Paris, une langue morte, une langue de parade que le peuple ne parle jamais et qu’il finira par ne plus comprendre ; il aime l’argot qu’il a appris tout seul, en liberté ; il hait le français qui n’est plus pour lui que la langue de ses maîtres et de ses oppresseurs.
Cependant cette situation est loin d’être générale et, à défaut du bas peuple, il reste assez de bouches françaises pour que l’envahissement de l’argot ne puisse, de longtemps, être considéré comme un danger. Il ne faut pas d’ailleurs mépriser absolument l’argot ; la vie argotique d’un mot n’est souvent qu’un stage à la porte de la langue littéraire ; quelques-uns des mots les plus « nobles » du vocabulaire français n’ont pas d’autre origine ; en trente ans une partie notable du dictionnaire de Lorédan Larchey a passé dans les dictionnaires classiques.
M. Deschanel trouve donc que « la langue française, si belle, va se corrompant ». C’est assez juste, mais il a négligé d’appuyer son opinion d’exemples solides ; il ne fait allusion ni à l’invasion grecque, ni à l’invasion étrangère ; la déformation, telle qu’il l’a sentie, est tout à fait bénigne et parfois bienfaisante. Sa délicatesse de vieux lettré plein de belles-lettres classiques est un peu craintive et vraiment pessimiste. Il répète trop volontiers la plainte timorée de Lamennais : « On ne sait presque plus le français, on ne l’écrit plus, on ne le parle plus », — plainte qui ne veut rien dire, sinon : le français étant une langue vivante se modifie périodiquement et aujourd’hui, en 1852, on ne lit plus et on n’entend plus le même langage qu’en 1802, alors que j’avais vingt ans. Il paraît que M. Scherer s’est, lui aussi, lamenté sur « la déformation de la langue française », mais la langue française, de son côté, n’a pas toujours eu à se louer de ses rapports avec M. Scherer, — et tout cela est un peu ridicule.
La déformation par changement de sens, que M. Deschanel réprouve, est quelquefois défavorable et quelquefois utile. C’est un moyen dont la langue se sert pour utiliser un mot qui vient de se trouver sans emploi. Ainsi quand le mot retraité eut remplacé le mot émérite, celui-ci prit la signification de habile, expert, et Balzac la vulgarisa. Quel mal y a-t-il à ce que excessivement ait pris le sens de extrêmement, ou que le mot potable s’achemine vers la signification générale de convenable ? Les mots ne sont en eux-mêmes que des sons indifférents, rudes ou amènes ; ils n’ont qu’une valeur esthétique ; ils sont aptes à se charger de toutes les significations que l’on voudra bien leur imposer. Nous sommes habitués à lier certains sons à certains sens et à croire qu’il y a entre eux un rapport nécessaire. La connaissance de quelques langues un peu éloignées suffit à purger l’esprit de cette croyance naïve ; l’étude de la transformation du latin en français est encore assez bonne pour nous détromper ; et il n’est pas mauvais, si l’on veut acquérir un bon degré de scepticisme sur ce point, d’apprendre résolument la langue française elle-même. Il ne faudrait pas sourire si l’on prédisait que le mot pied, quelque jour, signifiera tête. Cela est déjà arrivé. M. Deschanel en donne lui-même un exemple lorsqu’il rappelle que dais a d’abord voulu dire table, conformément à une des significations de son mot d’origine, le latin discus. Ce changement de sens rentre encore dans la série des utilisations : dépouillé de sa signification, dais aurait péri devant table si on ne lui avait assigné une autre fonction. C’est là un phénomène de conservation et non de déformation, et même de conservation créatrice, car empêcher un mot de périr, c’est le créer une seconde fois.
Les changements de prononciation et de forme ne sont pas moins fréquents, ni moins inévitables. La prononciation des mots français a beaucoup varié depuis l’origine de la langue ; on a écrit cette histoire qui n’est pas toujours très sûre. Alors que nous ne savons pas bien nous-mêmes et que la question est discutée de savoir si oi équivaut soit à oua, soit à oa, il est difficile de déterminer la valeur de ce signe, et de plusieurs autres, le long des siècles passés. M. Deschanel a relevé dans la manière d’aujourd’hui quelques prononciations défectueuses des lettres doubles ; il y a une tendance à les faire sentir, comme il y a une tendance à faire sentir les consonnes finales ; mais là encore M. Deschanel insiste trop peu, sans doute pour n’être pas forcé de blâmer le rôle, alors vraiment odieux, de l’école primaire, du maître hâtivement fabriqué par les méthodes artificielles de l’Université. On m’a cité un professeur de géographie d’un collège d’Algérie qui, en l’ignorance de toute tradition orale, affirmait à ses élèves l’existence de villes françaises telles que Le Mance, Cahan, Moulince, Foicse. Les noms communs ne sont pas toujours mieux traités et, comme l’a remarqué M. Anatole France, si on n’apprend pas encore aux enfants à compter sur leurs doiktes, c’est que la science des instituteurs primaires est encore neutralisée par la délicieuse ignorance des mères et des nourrices. N’est-elle pas très curieuse cette civilisation qui fait enseigner le français à un enfant de l’Isle-de-France par un paysan auvergnat ou provençal muni de diplômes ? On entend à Paris des gens ornés de gants et peut-être de rubans violets dire : sette sous, cinque francs : le malheureux sait l’orthographe, hélas ! et il le prouve.
Voilà une série de déformations sur laquelle on aurait aimé que s’exerçât l’autorité de M. Émile Deschanel, et un péril pour l’intégrité de la langue qu’il aurait dû signaler avec véhémence, puisqu’il a entrepris une telle campagne. Il reste dans l’anodin et dans l’anecdote, vitupère castrole et note que, remplacé par gerbe, le mot bouquet tombe en désuétude. Ses remarques sont intéressantes, mais il n’a pas su les relier par des idées générales, comme l’a fait, par exemple, M. Michel Bréal dans sa récente Sémantique.
Cependant il n’est pas loin de considérer le jeu des suffixes comme un principe de déformation. Si c’est déformer un nom que d’en façonner un verbe, voilà encore une déformation singulièrement féconde et vénérable. Pour recruter formé de recrue, il a l’autorité de Racine écrivant à son fils qui lui avait parlé de la Gazette de Hollande : « Vous y apprendrez certains termes qui ne valent rien, comme celui de recruter, dont vous vous servez ; au lieu de quoi il faut dire faire des recrues. » Mais Racine avait la même opinion sur à peu près tous les mots du dictionnaire de Furetière et aucune timidité linguistique ne peut surprendre de la part du poète dont l’indigence verbale, imposée par la mode, stérilisa pendant un siècle et demi la poésie française. Sa lettre fut peut-être écrite hier, encore une fois, par quelque vieil académicien effaré à son fils enclin aux mauvaises lectures : « Vous y apprendrez certains termes qui ne valent rien, comme celui de pédaler, dont vous vous servez ; au lieu de quoi il faut dire aller à bicyclette. » Pédaler doit sembler monstrueux à M. Deschanel ; pourtant le mot est excellent de ton et de forme.
Parmi les mots récemment obtenus par dérivation, il en est de mauvais, mais qui le sont surtout à cause de leur inutilité. Un mot de forme française et qui répond à un besoin est presque toujours bon. Je puis partager l’émoi que cause émotionner à M. Deschanel, mais arrestation ne me trouble pas, parce que je ne saurais le remplacer par rien. Il me serait difficile, malgré le désir de M. Deschanel, d’utiliser imprimer dans tous les cas où impressionner me vient sous la plume ; imprimer est meilleur et possède un sens concret[114] qui lui donne plus de force dans la métaphore, mais vraiment : « Ce spectacle m’a impressionné », si cela peut se traduire par « ce spectacle m’a ému », cela n’a jamais pu, à aucun moment de la langue, se dire par « ce spectacle m’a imprimé ». Malgré les citations de M. Deschanel, ni Molière ni La Bruyère n’ont employé imprimer au sens d’impressionner ; l’un et l’autre lui donnent le sens purement latin de « frapper » et ne l’emploient qu’avec un adverbe : « … si bien imprimé » ; « le plus fortement imprimés ! » Dans les deux phrases citées par M. Deschanel, frapper le remplacerait fort bien ; impressionner le remplacerait fort mal.
[114] Impressionner a d’ailleurs pris un sens concret dans la photographie, où il serait malaisé, même à M. Deschanel, de le remplacer par imprimer.
L’Académie n’admet pas l’animation des rues, mais l’opinion linguistique de l’Académie n’a pas de valeur pour le présent, puisque son dictionnaire représente déjà le passé, quand il paraît ; ensuite, nul concile, même académique, ne saurait prévaloir contre l’usage. Que M. Deschanel condamne des innovations telles que pourcentage, épater, terroriser, bénéficier, différencier, socialiser, méridional, cela surprend, car tous ces mots sont du français véritable et tous répondent à un besoin réel, même terroriser, qui semble avoir un sens plus actif, plus décisif, peut-être à cause de sa nouveauté, que effrayer ou épouvanter. En est-il de même de clamer, de perturber, de ululer, et de tout le groupe des latinismes récemment introduits dans la langue ? C’est assez douteux, car il ne faut demander directement au latin, grenier légitime de la langue française, que des mots réellement utiles et que nos propres ressources linguistiques ont été impuissantes à imaginer.
M. Deschanel signale enfin quelques déformations réelles ; elles sont vénielles. Sans doute herboriste est la corruption d’arboriste ; sans doute il peut sembler fâcheux qu’on ait confondu confrairie et confrérie, palette avec poëlette, chère avec chair, que le féminin de sacristain soit sacristine, qu’ornement ait donné ornemaniste et fusain, fusiniste, et que, dans le vocabulaire des injures politiques, on oublie, en écrivant salaud, que le féminin de cette délicieuse épithète est salope, mais avant de condamner des formes qui, malgré les grammairiens, se permettent de dévier un peu de la logique apparente, il faudrait peut-être les examiner avec quelque minutie et quelque bienveillance. On découvrirait alors que fusiniste et ornemaniste, par exemple, étant des formations orales, apparues à une époque où la langue prononce identiquement in et ain, an et ent, ne pouvaient prendre, en se dérivant, une prononciation que ne contiennent pas leurs radicaux ; l’aspect de ces deux mots décèle leur origine, qui est récente et populaire. Des professeurs eussent forgé ornementiste, comme ils ont forgé goncourtiste, qu’ils opposent à goncouriste, forme vraie puisqu’elle est la seule qui ne déforme pas la sonorité du radical. De fusain ils auraient fait fusainniste, mais comment marquer la nasalisation de ain ? Fusainniste, c’est fusainiste, lequel tend à fuséniste, lequel était destiné à devenir fusiniste, selon la gamme implacable a e i o u. Il est possible que le mot actuel ait passé par ces diverses étapes, lentement ou rapidement ; nous n’en savons rien. Quant au mot sacristine, il est probable qu’il vient de sacristie et non de sacristain. Tout cela d’ailleurs est insignifiant et il semblera puéril d’indiquer que salope est un substantif et salaud, un adjectif, et que, loin d’être le masculin et le féminin l’un de l’autre, les deux mots semblent d’origine différente[115].
[115] Le dernier chapitre du livre de M. Deschanel est une petite excursion étymologique qui ne semble pas toujours très heureuse. On ne peut vraiment lui concéder que exaucer vienne de exaudire ; bal, pompe et marmot du grec βαλλω, πομπη, μορμω. Le grec classique n’a rien donné directement et n’a rien pu donner au vieux français. Contre-danse n’est pas la corruption l’anglais country-dance, — au contraire. Gosse n’est aucunement l’apocope du mot problématique bégosse. Gosse est l’abrégé de gosselin et cela est tellement évident que son féminin, demeuré intact, est gosseline. « Le mot budget est notre ancien mot pouchette, bougette » ; nullement ; pouchette et bougette sont deux mots très différents : l’un est venu en français de l’anglo-saxon pocca, poche, pouche, pochette, pouchette ; l’autre est le latin bulga qui a fourni bouge, bougette, et ce dernier mot, au sens de sac, bourse, magasin, trésor, est entré légitimement en anglais avec le dialecte normand. Le verbe bouger est d’une autre famille : il est né du latin bullicare, pendant que bullire donnait bouillir. Tout cela est bien élémentaire, mais l’histoire des mots a son importance et contient sa philosophie, quand elle est exacte.
M. Deschanel demande : A quoi sert baser, puisque l’on possède fonder ? « S’il entre, je sors », dit Royer-Collard, quand on discuta la venue au dictionnaire de ce verbe excellent et de forme élégante. Voilà une parole et un geste que nous ne pouvons plus comprendre. Royer-Collard ne savait pas que beaucoup des mots dont il protégeait l’aristocratisme contre cet intrus ingénu n’étaient eux-mêmes que des parvenus que le XVIIe siècle avait méprisés. Le Dictionnaire néologique de l’abbé Desfontaines raille comme prétentieux, ridicules et outrecuidants, une quantité de mots alors nouveaux dans le bel usage. L’opuscule est précédé d’une lettre de Jean-Baptiste Rousseau qui est curieuse parce qu’elle est éternelle comme la plainte du vieillard : « Il règne aujourd’hui dans le langage une affectation si puérile, que le jargon des Précieuses de Molière n’en a jamais approché. Le style frivole et recherché passe des Caffés, jusqu’aux tribunaux les plus graves, et si Dieu n’y met la main, la Chaire des Prédicateurs sera bientôt infectée de la même contagion. Rien ne peut mieux réussir à en préserver le Public, que quelque Ouvrage qui en fasse sentir le ridicule : et pour cela il n’y a autre chose à faire que de lui présenter, dans un Extrait fidèle, toutes ces phrases vuides et alambiquées, dont les nouveaux Scudéris de notre temps ont farci leurs ouvrages, même les plus sérieux. » On n’est pas très surpris en lisant ce dictionnaire d’y trouver voués à la réprobation des honnêtes gens des mots tels que : Agreste, amplitude, arbitraire, assouplir, avenant ; « aviser, pour dire découvrir de loin, est un mot bas et de la lie du peuple » ; broderie, coûteux, coutumier, découdre défricher, sont tenus pour des termes incompatibles avec la littérature, et on rejette encore : détresse, émaillé, enhardir, équipée, germe, geste, etc. Ce n’est qu’après avoir consulté la liste de l’abbé Desfontaines que l’on comprend bien la question de M. Deschanel. A quoi sert baser ? A quoi sert enhardir ? demandait l’abbé Desfontaines.
Francis Wey, en 1844, se posait d’analogues questions. A quoi bon, disait-il, imagé, aisance, exorable, inepte, injouable, invendu, insuccès ? Clarifier, au figuré, est « une lourde faute » et il faut répudier encore incuit, motiver et chevalin. Mais son goût pur ne lui inspirait aucune répugnance pour phlébotomiser ! Nodier, plein de grec, affirme que déraison est un barbarisme ; les grammairiens de son temps écartent comme incongrus aventureux, valeureux, vaillance.
Après et malgré toutes mes objections, il m’est très facile de reconnaître l’intérêt du livre de M. Deschanel et la justesse de beaucoup de ses remarques. Il ne lui a vraiment manqué qu’un principe pour faire une œuvre solide et qui fût autre chose qu’un « Dites et Ne Dites pas ». Il accueille cercleux et refuse moyenâgeux, il consent à télescoper et recule devant écoper. On ne sait pourquoi. C’est le sentiment introduit dans la linguistique ; les mots sont jugés bons ou mauvais selon qu’il plaît et sans que l’on soit tenu à fournir un motif valable et discutable. Si l’on n’admet pas, comme jadis, l’autorité absolue de l’usage, du bel usage, on n’a pour guide que son propre goût ; mais on aurait plus de chances de le faire prévaloir, à écrire en beau style quelques livres de forte littérature qu’à recueillir des anecdotes philologiques. L’opinion de Voltaire ou même celle de Littré, ou même celle de M. Bréal, m’importe peu si elle n’est qu’une opinion. « Le langage actuel de telles écoles littéraires serait-il compris de nos écrivains du XVIIe et du XVIIIe siècle ? On en peut douter… » Il faut qu’on en puisse douter, car nous écririons en vain, plagiaires misérables, si nous n’écrivions différemment non seulement de Fénelon, mais de Jean-Jacques et de Chateaubriand. Et Villehardouin aurait-il compris Bossuet et Villon aurait-il compris Racine ? Le rêve de M. Deschanel, c’est donc l’imitation et l’immobilité ? Il reconnaît cependant lui-même que les langues se modifient sans cesse ; mais il ajoute : « Ce n’est pas toujours en bien. » Rien de plus juste, mais comment reconnaîtrons-nous le bien et le mal ?
Quels que soient les changements et, si l’on veut, les déformations que l’usage lui impose, une langue reste belle tant qu’elle reste pure. Une langue est toujours pure quand elle s’est développée à l’abri des influences extérieures. C’est donc du dehors que sont venues nécessairement toutes les atteintes portées à la beauté et à l’intégrité de la langue française. Elles sont venues de l’anglais : après avoir souillé notre vocabulaire usuel, il va, si l’on n’y prend garde, influencer la syntaxe, qui est comme l’épine dorsale du langage ; du grec, manipulé si sottement par les pédants de la science, de la grammaire et de l’industrie ; du grossier latin des codes que les avocats amenèrent avec eux dans la politique, dans le journalisme, et dans tout ce que l’on qualifie science sociale. Ces ruisseaux si lourdement chargés de sable et de bois mort ont encombré la langue française : il suffirait de les dessécher ou de les dériver pour rendre au large fleuve toute sa pureté, toute sa force et toute sa transparence.