Esthétique de la langue française
CHAPITRE II
Le sens du mot déterminé par sa fonction et non par son étymologie. — Les mots détournés de leur sons premier. — Les mots à sens nul et les mots à sens multiples. — Le mot est un signe et non une définition.
Sans compter les dérivés, la langue française contient environ quatre mille mots latins de formation populaire ; il n’y a qu’à contempler le Dictionnaire de Godefroy pour apprendre que ces quatre mille mots ne sont que des témoins échappés à un grand naufrage. Les mots primitifs d’origine germanique sont encore dans le vocabulaire au nombre de plus de quatre cents ; on compte dans la même couche ancienne, mais tout à fait à la surface, une vingtaine de mots grecs importés par les Croisés, au XIIIe siècle ; la langue française ayant à ce moment un grand pouvoir d’assimilation, leur origine est méconnaissable ; radicalement francisés, ils sont devenus chaland, chicane, gouffre, accabler, avanie. La part du grec dans la langue française originale est équivalente à celle du celtique, nulle ; elle est au contraire importante, autant que déplorable, dans le français moderne.
On a fort bien dit que le nom n’a pas pour fonction de définir la chose, mais seulement d’en éveiller l’image. C’est pourquoi le souci des fabricateurs de tant d’inutiles mots gréco-français apparaît infiniment ridicule[6]. Lorsqu’on inventa les bateaux à vapeur, il se trouva aussitôt un professeur de grec pour murmurer pyroscaphe ; le mot n’a pas été conservé, mais il figure encore dans les dictionnaires. N’importe quel assemblage de syllabes était apte à signifier bateau à vapeur aussi bien que pyroscaphe, puisque, même avec la connaissance du grec, il nous est impossible de découvrir dans cette agglutination de termes l’idée de « bateau qui marche au moyen d’une machine à vapeur » ; trouvé dans les papyrus calcinés d’Herculanum, il serait légitimement traduit par brûlot[7]. Ces équivoques sont inévitables lorsqu’on veut substituer au procédé légitime de la composition ou de la dérivation le procédé, tout à fait enfantin, de la traduction. Tous ces mots empruntés au grec ont d’abord été pensés et combinés en français ; et absurdes en français, ils ne le sont pas moins en grec.
[6] M. Antoine d’Abbadie imaginant un nouveau théodolite l’appela aba, « mot qui a l’avantage d’être court et sans étymologie ». (Bulletin de la Société de Géographie, sept. 1878.) — A propos de théodolite, notons qu’il se trouve dans les dictionnaires entre théodicée et théogoniste ; cela donne envie de le traduire par route de Dieu.
[7] Les indigènes du Gabon, qui ne savent pas le grec, ont nommé le bateau à vapeur bateau fumée, ce qui est fort joli. (Voyages d’Alfred Marche.)
La filiation d’un mot, même du latin au français, n’est presque jamais immédiatement perceptible ; très souvent le mot français a une signification tout à fait différente de celle qu’il supportait en latin ; bien plus, à quelques siècles, et même à quelque cinquante ans de distance, un mot français change de sens, devient contradictoire à son étymologie, sans que nous nous en apercevions, sans que cela nous gêne dans l’expression de nos idées ; d’identiques sonorités expriment des objets entièrement différents, soit qu’elles aient une origine divergente, soit qu’un mot ait assumé à lui seul la représentation d’images ou d’actes disparates[8]. Il n’y a que des rapports vagues, purement métaphoriques, entre un grand nombre de mots français anciens et le mot latin dont ils sont la transposition populaire : de frigorem (froid) à frayeur, de rugitus (rugissement) à rut, ou de pedonem (piéton) à pion, de gurges (gouffre) à gorge, de marcare (marteler) à marcher, il y a si loin que la phonétique seule a pu identifier ces vocables divergents[9]. Les mots chapelet et rosaire ont passé du sens de chapeau et de couronne de roses à celui de grains enfilés, et c’est de ce dernier sens brut que dérivent nécessairement, aujourd’hui, toutes leurs significations métaphoriques, amoureuses ou pieuses. Chapelle provient de la même racine que chapelet et signifie proprement un petit chapeau ; poutre vient de pulletrum et Ronsard l’employa encore dans le sens de cavale.
[8] Les trois mots poële du français viennent de trois mots latins différents, petalum, patellam et pensiles. Les trois mots grâce (pitié, don, beauté) représentent le seul mot gratia. On compterait en français environ quinze cents mots dont le son se retrouve, avec des variantes orthographiques, dans un ou plusieurs autres mots. Le même son a quelquefois jusqu’à huit ou dix sens différents, de sorte qu’avec quinze cents sons la langue a fait au moins six mille mots.
Appelés jadis homonymes, ces mots sont dits maintenant homophones. Il y a un très riche Nouveau dictionnaire des mots homonymes par le sieur Delion-Baruffa (A Sedan, an XIII).
[9] Voir plus loin l’étude sur la Métaphore.
Certains écrivains, amateurs d’étymologies, sont très fiers quand ils ont fait rétrograder un mot français vers la signification stricte qu’il avait en latin ; c’est un plaisir dangereux dont on abusa au seizième siècle. Des mots tels que montre, règle, ne possèdent d’autre sens que ceux que leur donne la phrase où ils figurent ; cahier, voulant dire un assemblage de quatre choses, n’est représentatif d’un objet déterminé que parce que nous ignorons son origine ; le mot d’où il est né, quaternus, a reparu en français moderne sous la forme médiocre de quaterne. M. Darmesteter a analysé dans sa Vie des Mots douze significations du mot timbre, qui vient de tympanum ; il y en a d’autres[10], mais quel qu’en soit le nombre, nous ne les confondons jamais, pas plus que nous ne sommes troublés par la distance qu’il y a entre calmar, au sens de plumier, et calmar, au sens de seiche monstrueuse : quel travail s’il nous fallait retrouver dans les douze ou quinze significations de timbre l’idée de tambour et dans calmar l’idée de roseau. Le mot arrive quelquefois à un sens absolument contradictoire avec son étymologie : un exemple assez connu mais curieux est celui de cadran, venu de quadrantem, qui avait pris la signification de carré. Le verbe tuer vient littéralement du latin tutari (protéger)[11].
[10] Par exemple, celle de : coffre où l’on conserve les carafes frappées.
[11] Tutari, tutari focum (protéger, puis étouffer le feu), étouffer, tuer ; ainsi a-t-on reconstitué l’histoire singulière de ce mot qui dit exactement le contraire de ses syllabes primitives. On dit encore en Normandie, tuer le feu ; dans le centre de la France et au Canada, tuer la chandelle. Malherbe a écrit :
Défendre (il en était déjà de même du latin defendere) veut dire à la fois repousser et protéger.
Il faut donc sourire de la prétention de certains savants. Un mot n’a pas besoin de contenir sa propre définition. Dans l’instrument nommé télescope, l’idée de voir de loin n’est aucunement essentielle, mais si on la croyait nécessaire, le mot longue-vue était bien suffisant, et capable de porter, comme lunette, une double ou une triple signification. Le télescope aurait pu encore, sans aucun danger, être appelé tube ou tuyau ; c’est ce dernier nom qu’il eût sans doute reçu, si le peuple avait été appelé à le baptiser[12]. Comme jumelles, mot populaire, presque argotique, est joli, comparé à microscope, stéréoscope, d’une barbarie si savante et si triste ! Au pédant qui invente binocle, l’instinct heureux de l’ignorant répond par lorgnon ; à cycle, tricycle, bicycle et tous leurs dérivés l’ouvrier qui forge ces machines oppose bécane : il n’a point besoin du grec pour lancer un mot d’une forme agréable, d’une sonorité pure et conforme à la tradition linguistique[13].
[12] Par peuple, en linguistique, il faut entendre, sans distinction de classe, de caste, ou de couche, l’ensemble du public, tel que livré à lui-même et usant de la parole sans réflexion analytique.
[13] Bécane, mot de la langue des serruriers, semble parallèle à béquille (quille à bec, canne à bec). Bécane serait la forme contractée de bec-de-cane, également terme de serrurerie.