Histoire de l'Afrique Septentrionale (Berbérie) depuis les temps les plus reculés jusqu'à la conquête française (1830) ( Volume I)
CHAPITRE III
DEUXIÈME GUERRE PUNIQUE
220-201
Hannibal commence la guerre d'Espagne. Prise de Sagonte.--Hannibal marche sur l'Italie.--Combat du Tessin; batailles de la Trébie et de Trasimène.--Hannibal au centre et dans le midi de l'Italie; bataille de Cannes.--La guerre en Sicile.--Les Berbères prennent part à la lutte.--Syphax et Massinissa.--Guerre d'Espagne.--Campagne de Hannibal en Italie.--Succès des Romains en Espagne et en Italie: bataille du Métaure.--Evénements d'Afrique; rivalité de Syphax et de Massinissa.--Massinissa, roi de Numidie.--Massinissa est vaincu par Syphax.--Evénements d'Italie; l'invasion de l'Afrique est résolue.--Campagne de Scipion en Afrique.--Syphax est fait prisonnier par Massinissa.--Bataille de Zama.--Fin de la deuxième guerre punique; traité avec Rome.
Hannibal commence la guerre d'Espagne. Prise de Sagonte.--A peine Hannibal fut-il revêtu du pouvoir qu'il se prépara à la guerre contre les Romains. A cet effet, il vint en Afrique faire des levées et réunit une armée considérable formée presque en entier de Berbères: Numides, Maures, Libyens et même Gétules et Ethiopiens 46, tous attirés par l'espoir du butin. Ayant fait passer ses mercenaires en Espagne, il commença le siège de Sagonte, malgré l'opposition des Romains; pendant huit mois, les assiégés se défendirent avec un courage indomptable, mais, abandonnés à eux-mêmes, écrasés par le grand nombre de leurs ennemis, ils succombèrent en s'ensevelissant sous les ruines de leur cité que les derniers survivants incendièrent eux-mêmes (219).
Dès lors, Rome se disposa à la lutte; néanmoins, une nouvelle ambassade fut envoyée à Karthage pour obtenir réparation: tentative inutile dans un moment où la victoire surexcitait l'orgueil national. La guerre, proposée par Fabius pour trancher le différend, fut acceptée avec acclamation par les Karthaginois. Les Romains, croyant avoir facilement raison de leurs ennemis, chargèrent le consul Semprenius de se rendre en Sicile pour y préparer une armée destinée à envahir l'Afrique; mais c'est sur un autre théâtre que la guerre allait éclater.
Hannibal marche sur l'Italie.--Le but de Hannibal était atteint: la guerre allait recommencer, et il ne lui restait qu'à appliquer un plan de campagne depuis longtemps préparé par son père et par Asdrubal. Il ne s'agissait rien moins que de l'envahissement de l'Italie par la voie de terre; la route avait été soigneusement étudiée par des émissaires, et les Barcides avaient eu soin de nouer des relations d'amitié avec les peuplades dont on devait traverser le territoire, et de faire briller à leurs yeux l'or de Karthage 47. Ce ne fut donc pas une inspiration soudaine, mais un plan parfaitement mûri que Hannibal mit à exécution. Il commença par envoyer en Afrique une vingtaine de mille hommes, dont la plus grande partie fut chargée de garder le détroit pour assurer les communications, le reste allant coopérer à la défense de Karthage; il laissa en Espagne douze mille fantassins, deux mille cinq cents cavaliers, une trentaine d'éléphants, le tout sous le commandement de son frère Asdrubal. La flotte reçut la mission de croiser dans le détroit. Des otages espagnols furent gardés en Afrique, tandis que des Libyens des meilleures familles étaient répartis en Espagne ou emmenés à l'armée. En même temps, on préparait à Karthage une flotte de guerre destinée à attaquer les côtes d'Italie et de Sicile.
Au printemps de l'année 218, Hannibal quitta Karthagène à la tête d'une armée d'une centaine de mille hommes, et se dirigea vers le nord. Dans sa marche, il se débarrassa des éléments faibles et douteux, culbuta les peuplades indigènes qui voulurent lui résister, laissa son frère Magon entre l'Ebre et les Pyrénées et, ayant franchi cette chaîne de montagnes, entra en Gaule avec cinquante mille fantassins et neuf mille cavaliers, tous soldats éprouvés, les deux tiers berbères; à sa suite marchaient trente-sept éléphants. L'inertie inexplicable des Romains semblait laisser le champ libre à l'audacieux Karthaginois.
Dans sa marche à travers la Gaule, Hannibal rencontra des populations diverses dont les unes se joignirent à lui comme alliées; il gagna les autres par ses présents, et passa sur le corps de celles qui refusèrent de traiter. Il atteignit ainsi sans grandes difficultés le Rhône. Non loin de Marseille, les cavaliers numides, envoyés en éclaireurs, soutinrent un combat contre les soldats du consul P. Scipion, parti par mer pour l'Espagne, mais qui, apprenant les progrès de l'ennemi, s'était arrêté dans la cité phocéenne. En vain, les Volks essayèrent de disputer aux envahisseurs le passage du Rhône; Hannibal les trompa, franchit le fleuve et se lança hardiment dans les Alpes. Par quel défilé passa l'armée karthaginoise? c'est un point sur lequel on discutera sans doute pendant long-temps. Peu importe, du reste! Ce qui est certain, c'est qu'à force d'énergie, et au prix des plus grandes fatigues et des souffrances les plus pénibles, car on était au mois d'octobre, Hannibal parvint, malgré la neige et les précipices, à traverser la terrible montagne. Il déboucha dans le pays des Insubres avec vingt mille fantassins et six mille cavaliers. Il avait donc perdu en route la moitié de son armée, et c'est avec ces débris qu'il fallait conquérir l'Italie.
Combat du Tessin; batailles de la Thébie et de Trasimène.--D'immenses difficultés avaient été surmontées par Hannibal, mais celles qu'il lui restait à vaincre étaient plus grandes encore. Les Gaulois cisalpins, qui lui avaient promis leur appui, se tenaient dans l'expectative, et il ne pouvait décidément compter que sur ses soldats exténués par leur marche et démoralisés par leurs pertes. Publius Scipion arrivait sur son flanc droit. Dans ces conditions, le seul espoir de salut était dans l'énergie de la lutte, et Hannibal qui avait, comme tous les grands hommes de guerre, l'art d'enflammer les courages, sut le persuader à ses troupes. Les Romains étaient venus se placer en avant du Tessin pour garder le passage. Hannibal les fit attaquer par sa cavalerie numide. Scipion vaincu, blessé dans le combat, se vit contraint de repasser le fleuve, d'aller se retrancher derrière la ligne du Pô et d'y attendre des secours.
Rome, renonçant pour le moment à la campagne d'Afrique, s'empressa de rappeler le consul Sempronius, qui venait de s'emparer de l'île de Malte, et lui donna l'ordre de rejoindre au plus vite son collègue Scipion. Quelque temps auparavant, la flotte karthaginoise, ayant fait une démonstration contre Lilybée, avait été écrasée par le préteur Æmilius (218).
En Espagne, où Cneius Scipion avait été envoyé par son frère, ce général réussissait à intercepter les communications des Karthaginois avec l'Italie. Hannibal ne pouvait donc compter sur aucun secours, ni par mer, ni par terre. Heureusement pour lui, son succès du Tessin avait décidé les Gaulois, Insubres et Boïens, à lui fournir leur appui; ses troupes, remises de leurs fatigues, bien approvisionnées par leurs alliés et par leurs fourrageurs, et pleines de confiance, ne demandaient qu'à combattre.
Le consul Sempronius ayant, par une marche de quarante jours, au milieu d'un pays insurgé, rejoint P. Scipion 48, les forces romaines réunies présentèrent un effectif considérable que les consuls jugèrent suffisant pour triompher de l'armée karthaginoise. Après quelques combats sans importance, Hannibal amena Sempronius à lui livrer une bataille décisive sur les bords de la Trébie. L'armée romaine était forte de quarante mille hommes, dont quatre mille cavaliers seulement. Les Karthaginois étaient moins nombreux, mais possédaient une plus forte cavalerie; de plus, ils occupaient un terrain choisi et dont Hannibal tira très habilement parti; enfin, les Romains étaient exténués par les combats des jours précédents, mouillés par la pluie et la grêle, et sans vivres.
La bataille fut néanmoins des plus acharnées, et l'infanterie romaine y montra une grande solidité; mais un mouvement tournant, opéré par un corps d'élite karthaginois commandé par Hannon, frère de Hannibal, décida de la victoire. Les Romains écrasés laissèrent trente mille hommes sur le champ de bataille; un corps de dix mille hommes, commandé par Sempronius, parvint seul à se réfugier à Plaisance en culbutant les Gaulois insurgés.
Cette brillante victoire assurait à Hannibal la conquête de toute l'Italie du nord. Elle ne lui coûtait, en outre de ses derniers éléphants, qu'un nombre relativement peu considérable de guerriers, car les principales pertes avaient été supportées par les Gaulois. Mais ces pertes furent bientôt compensées par l'arrivée d'auxiliaires accourant de toutes parts, et il ne tarda pas à se trouver à la tête d'une armée de quatre-vingt-dix mille hommes. Au printemps suivant, Hannibal laissant Plaisance, avec Sempronius sur ses derrières, se jeta résolument dans l'Apennin, et, l'ayant traversé au prix des plus grandes fatigues, envahit l'Etrurie. Le consul Flaminius attendait, dans son camp retranché d'Arrétium, l'attaque de l'ennemi. Hannibal ne commit pas la faute d'aller l'y chercher; il le dépassa, et comme le général romain s'était mis à sa poursuite, il manœuvra assez habilement pour l'attirer dans une véritable souricière, sur les bords du lac de Trasimène. L'armée romaine, surprise par les Karthaginois cachés dans les collines entourant le lac, fut entièrement détruite; le consul y trouva la mort, ainsi que quinze mille de ses soldats; un nombre égal fut fait prisonnier 49; mais Hannibal suivant une politique constante, renvoya sans rançon les confédérés italiens, ne conservant que les Romains (218).
Hannibal au centre et dans le midi de l'Italie. Bataille de Cannes.--Le sort de la guerre semblait favorable aux Karthaginois: l'Etrurie était ouverte et Rome, s'attendant à voir paraître l'ennemi, coupait ses ponts et se préparait à la résistance. Q. Fabius Maximus, nommé dictateur, fut chargé de la périlleuse mission de repousser les Karthaginois. Cependant Hannibal, ne se jugeant pas assez fort pour tenter un effort décisif et ne voulant rien livrer au hasard, était passé en Ombrie et dans le Picénum et s'occupait à refaire son armée et à former ses auxiliaires à la tactique romaine. Jusqu'alors, il avait dû ses succès à sa brillante cavalerie berbère, mais pour triompher de la solide infanterie ennemie, il lui fallait avant tout des fantassins. Du Picénum, Hannibal descendit, en suivant l'Adriatique, vers l'Italie méridionale, ravageant tout sur son passage. Fabius le suivait, couvrant Rome, harcelant sans cesse l'ennemi et l'affaiblissant, mais, en ayant soin d'éviter une grande bataille, ce qui lui valut le nom de «temporiseur». Mais l'impatience populaire, habilement exploitée par les ennemis du dictateur, ne s'accommodait pas de cette prudence; les armées romaines avaient remporté des succès en Espagne et dans le nord de l'Italie; quant à Hannibal, qui avait compté sur le soulèvement des populations de la Grande-Grèce, il n'avait rencontré partout qu'hostilité et défiance; abandonné à lui-même, il se trouvait dans une situation en somme assez critique. C'est pourquoi l'on réclamait à Rome une action décisive. Fabius ayant résigné le pouvoir, le parti populaire nomma consul T. Varron, tandis que la noblesse élisait Paul-Emile.
Au printemps de l'année 216, Hannibal avait repris l'offensive en Apulie et était venu s'emparer de la place forte de Cannes. Ce fut là que les nouveaux consuls vinrent l'attaquer, avec une armée forte de quatre-vingt mille hommes d'infanterie et de six mille chevaux. Paul-Emile, élève de Fabius, ne voulait pas encore attaquer, mais Varron, héros populaire sans aucun talent, tenait avant tout à plaire à l'opinion de la masse, et comme les deux consuls avaient, tour à tour, le commandement pendant un jour, il donna le signal du combat. Dix mille hommes furent laissés à la garde du camp: le reste s'avança dans la plaine en masses profondes, disposition qui avait été adoptée par Varron pour donner plus de solidité à la résistance, mais qui lui enlevait son principal avantage en laissant dans l'inaction une partie de ses forces.
Hannibal n'avait à mettre en ligne que cinquante mille hommes, mais sur ce nombre il possédait dix mille cavaliers berbères, et il sut, avec son génie habituel, disposer son armée pour envelopper celle de l'ennemi. Après une lutte acharnée, dans laquelle la cavalerie numide, commandée par Asdrubal, se couvrit de gloire, la défaite des Romains fut consommée; un très petit nombre parvint à s'échapper. Paul-Emile et presque tous les chevaliers romains restèrent sur le champ de bataille; les dix mille hommes laissés à la garde du camp furent faits prisonniers. Les pertes de Hannibal étaient, cette fois encore, peu considérables et portaient principalement sur les auxiliaires gaulois.
Conséquences de la bataille de Cannes.--Energique résistance de Rome.--Après la victoire de Cannes, Hannibal ne voulut pas encore marcher directement sur Rome; son armée, composée en partie de mercenaires, ne lui offrait pas une confiance assez grande pour se lancer dans les périls d'une longue route au milieu de nations hostiles, avec cette perspective de trouver comme but une ville puissamment fortifiée et défendue par une population résolue. Il préféra continuer méthodiquement la guerre qui lui avait si bien réussi jusqu'alors. Un certain nombre de villes, parmi lesquelles Capoue, la seconde cité de l'Italie, lui offrirent leur soumission. Les populations grecques résistèrent généralement; Hannibal se vit donc contraint d'entreprendre une série d'opérations de détail, afin de réduire par la force les opposants. En même temps il envoyait à Karthage son frère Magon pour demander instamment des secours; il ne pouvait en attendre d'Espagne, car les Scipions avaient continué à y remporter des avantages et, soutenus par la puissante confédération des Celtibériens, ils empêchaient absolument le passage des Pyrénées.
Les échecs éprouvés par les Romains, loin d'abattre leur courage, n'avaient eu pour conséquence que de surexciter leur énergie et de leur inspirer de mâles résolutions. Le Sénat, par sa fermeté, rendit à tous la confiance. Les forces furent réorganisées; on appela aux armes tous les hommes valides, même les esclaves, même les criminels. Le préteur Marcus Claudius Marcellus reçut la mission de sauver la patrie; les voix qui osèrent parler de traiter furent bientôt réduites au silence.
A Karthage, tout autre était l'attitude. Là, nul enthousiasme; l'annonce des victoires de Hannibal ne suscitait que la jalousie du parti de Hannon et la défiance de tous. Alors que l'envoi d'importants renforts en Italie eût été nécessaire pour terminer promptement la campagne, le frère de Hannibal obtint avec beaucoup de difficulté le départ de quatre mille Berbères et de quarante éléphants. On autorisa, il est vrai, Magon, à lever des troupes en Espagne, mais ce projet ne se réalisa pas (216).
Hannibal demeurait donc, pour ainsi dire, abandonné à lui-même, car ces secours étaient insuffisants et le temps s'écoulait, permettant chaque jour aux Romains de reprendre de nouvelles forces sous l'habile direction de Marcellus. La confédération italique était brisée, mais la résistance était partout, chacun combattant pour son compte. Dans cette conjoncture, Hannibal, qui était en relations avec Philippe, roi de Macédoine, signa avec lui un traité d'alliance offensive et défensive, d'après lequel le roi devait arriver en Italie avec deux cents vaisseaux (215).
En attendant, la position de Hannibal, entouré par trois armées romaines, devenait de jour en jour plus critique; pour éviter d'être cerné, le général karthaginois se décida même à se porter vers le nord-est, espérant que le roi de Macédoine le rejoindrait sur les côtes de l'Adriatique.
En Sicile, Hiéronyme, roi de Syracuse, qui avait contracté alliance avec les Karthaginois, était vaincu par les légions échappées à Cannes et périssait assassiné.
L'année 214 se passa en opérations militaires dans lesquelles les généraux déployèrent de part et d'autre un véritable génie. Les succès des Romains furent positifs: presque toute l'Apulie était reconquise et Capoue étroitement bloquée. Enfin, en Espagne, les Romains n'avaient cessé de remporter des avantages décisifs: la plus grande partie de la Péninsule avait été conquise par eux. Cependant les Karthaginois tenaient encore fermement dans les provinces du sud-est.
La guerre en Sicile.--Après la mort de Hiéronyme, Karthage tenta de recueillir l'héritage de son allié. Un parti avait proclamé à Syracuse une sorte de république; mais cette ville ne pouvait rester neutre entre les deux grandes rivales; d'habiles émissaires, envoyés, dit-on, par Hannibal, la décidèrent à appeler les Karthaginois. A cette nouvelle, Rome chargea Marcellus de prendre la direction des affaires en Sicile; le brave général commença aussitôt le siège de Syracuse; mais cette ville avait été fortifiée avec soin par Hiéron, durant son long règne, et elle était défendue par une population énergique, avec le génie d'Archimède pour auxiliaire; aussi les Romains, après six mois d'efforts infructueux, durent-ils renoncer aux opérations actives et se contenter d'un blocus. En même temps, des troupes nombreuses, dont le chiffre atteignait, dit-on, trente mille hommes, avaient été envoyées par Karthage, en Sicile. Bientôt la plus grande partie de l'île fut arrachée aux Romains. Quant à Marcellus, il concentrait tous ses efforts contre Syracuse.
Hannibal avait compté sur le secours que Philippe s'était engagé à lui fournir par son traité, et il est certain que, si le roi de Macédoine avait envoyé en Sicile ou en Italie des secours importants aux Karthaginois, la situation des Romains serait devenue fort critique. Son indécision, ses retards, sa mollesse compromirent tout, et Rome en profita habilement pour attaquer Philippe chez lui et semer la défiance et l'esprit d'opposition parmi les confédérés grecs; le secours du roi de Macédoine fut donc annulé.
En 212, Syracuse se rendit à Marcellus, qui livra la ville au pillage. La guerre, transformée en lutte de guérillas, devint dès lors funeste aux Karthaginois. Le consul Lævinus leur enleva toutes leurs conquêtes.
Les Berbères prennent part à la lutte. Syphax et Massinissa.--Les Berbères étaient depuis trop d'années mêlés, par leurs mercenaires, à la lutte de Rome et de Karthage, pour qu'il leur fût possible d'en demeurer plus longtemps les spectateurs désintéressés. Gula, fils de ce Naravase qui avait aidé Amilcar à triompher des Mercenaires, était chef des Massyliens. Syphax 50 régnait sur les Masséssyliens, c'est-à-dire, sur la Numidie occidentale. Par ses traditions, par sa situation, Gula devait s'allier aux Karthaginois qui, du reste, lui prodiguaient leurs bons offices; c'est ce qu'il fit. Quant à Syphax, il accueillit, dit-on, les propositions et les promesses que les Scipions lui envoyèrent d'Espagne et se prononça pour Rome (213). Il s'occupa d'abord à organiser son armée sous la direction de centurions romains, et, quand il se crut assez fort, il se mit en marche contre les Massyliens.
Mais Gula, prévenu de ces dispositions, n'était pas resté inactif. Son fils Massinissa, jeune homme de dix-sept ans, doué des plus belles qualités 51, marcha, à la tête de troupes massyliennes et karthaginoises, à la rencontre de Syphax, le vainquit dans une grande bataille, où celui-ci perdit, dit-on, plus de trente mille hommes, et le contraignit à abandonner Siga, sa capitale, pour se réfugier dans les montagnes de la Maurétanie. Syphax ayant voulu se reformer avec l'appui des Maures fut de nouveau vaincu (212). Toute la Numidie se trouva alors réunie sous le sceptre de Gula, dont le royaume s'étendit de la Molochat à l'Afrique propre.
Guerre d'Espagne.--Ces victoires éloignaient, pour le moment, un danger qui avait menacé directement Karthage. Celle-ci songea alors à tenter un grand effort en Espagne pour arrêter les succès des Scipions. Asdrubal, qui était venu lui-même coopérer à la campagne contre Syphax, s'empressa de retourner dans la péninsule, emmenant avec lui des renforts considérables fournis en grande partie par les Numides, et avec eux Massinissa, dont il avait pu apprécier la valeur.
Les Scipions appelèrent aux armes les populations espagnoles nouvellement soumises et, comme les Karthaginois avaient divisé leurs troupes en trois corps, ils formèrent aussi trois armées pour les leur opposer. Le résultat fut désastreux pour eux. Publius Scipion, abandonné par ses auxiliaires, fut d'abord défait, puis ce fut le tour de Cnéius. Enfin les débris de l'armée furent sauvés par Caius Marcius qui se retira derrière l'Ebre. Toute la ligne située au sud de ce fleuve rentra ainsi en la possession des Karthaginois. Massinissa et les Numides avaient puissamment contribué à ces importants succès (212).
Les deux Scipions étaient morts en combattant et il semblait qu'il restait peu d'efforts à faire aux Karthaginois pour débloquer le nord de l'Espagne et porter secours à Hannibal; mais la désunion qui régnait parmi les chefs phéniciens, d'autre part, l'habile tactique de C. Marcius et la promptitude de Rome à envoyer des secours arrêtèrent les conséquences d'une campagne si bien commencée. La guerre, avec ses péripéties, reprit son cours régulier. Massinissa d'un côté, le jeune Publius Scipion, de l'autre, se rencontrèrent sur ces champs de bataille.
Campagnes de Hannibal en Italie.--Pendant que la Sicile, l'Afrique et l'Espagne étaient le théâtre de ces événements, Hannibal abandonné, enfermé en Italie, déployait les ressources inépuisables de son génie pour tenir ses ennemis en échec. Un moment, en 213, il s'était trouvé dans une situation si critique que le Sénat, jugeant sa chute prochaine, avait cru pouvoir rappeler deux légions et les envoyer contre Capoue. Aussitôt, le général karthaginois avait repris l'offensive, reconquis une partie du terrain perdu dans la Lucanie et le Bruttium et s'était même fort approché de Rome. Peu après, Tarente lui ouvrait ses portes (212). Mais comme les Romains s'étaient réfugiés dans la citadelle de cette ville, les Karthaginois furent contraints d'en entreprendre régulièrement le siège.
En 211, pendant qu'une partie des troupes karthaginoises étaient retenues devant la citadelle de Tarente, Hannibal se porta par une marche rapide sur Rome, qu'il espérait surprendre par la soudaineté de son attaque. Mais la ténacité des Romains déjouait toutes les surprises; il trouva tous les postes gardés et dut se contenter de ravager la campagne environnante. Vers le même temps, Capoue était réduite à capituler (211). L'année suivante se passa en opérations dans lesquelles Hannibal obtint quelques succès; mais cette situation ne pouvait se prolonger, s'il ne recevait promptement de puissants renforts. En 209, tandis que les troupes karthaginoises étaient retenues dans le centre, le vieux consul Fabius parvenait à rentrer en possession de Tarente; quelque temps après le brave Marcellus, écrasé par Hannibal, trouvait sur le champ de bataille la mort du guerrier (208).
Succès des Romains en Espagne et en Italie. Bataille du Métaure.--Cette terrible guerre se poursuivait en Italie avec un acharnement égal de part et d'autre, et il était difficile d'en prévoir le dénouement, quand les événements d'Espagne vinrent changer la face des choses. En 209, Publius Scipion, profitant de ce que les troupes karthaginoises étaient disséminées à l'intérieur, alla surprendre et enlever Karthagène, quartier général des Phéniciens, où il trouva des approvisionnements considérables, un nombreux matériel de guerre, des vaisseaux, de l'argent, des otages. Le tout lui fut livré par le général Magon, après une résistance qui aurait pu être plus héroïque. Pour assurer les conséquences de cet important succès, Scipion marcha contre Asdrubal et le défit, mais il ne put empêcher le hardi Karthaginois de prendre, avec des forces importantes, des éléphants et de l'argent, le chemin du Nord. En route, Asdrubal reforma son armée, traversa les Pyrénées et fit invasion en Gaule (208).
Bientôt on apprit à Rome que les Karthaginois menaçaient le nord de l'Italie. La consternation fut grande, mais comme toujours les viriles résolutions triomphèrent. L'argent manquait: on fit appel au patriotisme des citoyens et des alliés; les légions étaient disséminées, on les fit rentrer d'Espagne et de Sicile et l'on appela tous les hommes valides aux armes. Les consuls Marcus Livius et Caius Néron reçurent la mission d'empêcher la jonction des Karthaginois.
Hannibal, qui voyait enfin son plan sur le point d'être réalisé, s'empressa de marcher vers le nord pour y tendre la main à son frère, mais les consuls lui barrèrent le passage, et après plusieurs actions dans lesquelles il n'eut pas l'avantage, il se trouva arrêté à Canusium, en Apulie, ayant en face de lui C. Néron, tandis que Marcus gardait la frontière du Nord. Sur ces entrefaites, un courrier, envoyé par Asdrubal à son frère, étant tombé entre les mains des Romains, les mit au courant du plan et de la situation de l'ennemi. Néron laissa alors son camp à la garde d'une faible partie de son armée et se porta, par marches forcées, avec le reste de ses troupes, contre les Karthaginois dont il connaissait la position et l'itinéraire. En combinant ses forces avec celles de son collègue, il put surprendre les ennemis au moment où ils franchissaient le Métaure. En vain Asdrubal essaya de se dérober par la retraite à l'attaque des Romains, il fallut combattre, et on le fit de part et d'autre avec un grand courage. La journée se termina par la défaite des Karthaginois, dont le chef se fit bravement tuer. Quatorze jours après son départ, Néron rentrait dans son camp et faisait lancer dans les lignes ennemies la tête d'Asdrubal. Ce fut ainsi que Hannibal apprit qu'il ne lui restait plus d'espoir d'être secouru et qu'il ne pouvait plus compter que sur lui-même (207). Il se mit en retraite, atteignit le Bruttium, s'y retrancha et y résista pendant plusieurs années encore aux attaques des troupes romaines.
Evénements d'Afrique. Rivalité de Massinissa et de Syphax.--Pendant que l'Italie était le théâtre de ces événements, Scipion poursuivait en Espagne le cours de ses succès. Vainqueur des généraux karthaginois Hannon, Magon et Asdrubal, fils de Giscon, les Romains conquirent toute l'Espagne méridionale, de telle sorte que les Phéniciens ne conservèrent plus que Gadès et son territoire. Scipion sut en outre détacher Massinissa de la cause de ses ennemis. On dit que ce dernier se laissa séduire par la générosité du général romain qui avait laissé la liberté à son neveu Massiva 52; il accepta une entrevue avec Silanus, lieutenant de Scipion, et s'attacha pour toujours aux Romains. C'était une nouvelle conquête, et l'on n'allait pas tarder à en avoir la preuve en Afrique (207).
Scipion, cela n'est pas douteux, avait déjà l'intention bien arrêtée d'attaquer Karthage chez elle. Une condition de réussite était d'avoir l'appui des Berbères. Il renoua donc les relations avec Syphax qui, après avoir reconquis son royaume, avait recouvré une grande puissance en Masséssylie et alla même audacieusement lui rendre visite en Afrique. Asdrubal, fils de Giscon, l'avait devancé auprès du prince numide; mais, malgré tous ses efforts, il ne put empêcher Syphax de conclure avec Scipion un traité d'alliance contre Karthage. Rentré en Espagne après une fort courte absence, Scipion eut une entrevue avec Massinissa et le décida à se prononcer ouvertement contre les Phéniciens, dont il sut habilement faire ressortir l'ingratitude vis-à-vis de lui, en lui rappelant qu'il leur avait rendu les plus grands services avec ses cavaliers numides, dans la péninsule (206).
Mais Asdrubal, resté auprès de Syphax, n'eut pas de peine à tirer parti de cette circonstance pour susciter la jalousie de ce prince berbère et le détacher des Romains. La main de sa fille, la célèbre Sophonisbe qui, dit-on, avait autrefois été promise à Massinissa 53, scella la nouvelle alliance.
Massinissa, roi de Numidie.--Ce n'était pas sans motif que Massinissa s'était prononcé contre les Karthaginois; en effet, tandis qu'il luttait pour eux en Espagne, ils assistaient impassibles à sa spoliation. Gula étant mort, le pouvoir passa, selon la coutume du pays, dans les mains de son frère Desalcès, vieillard fatigué, qui ne tarda pas à le suivre au tombeau. Il laissait deux jeunes fils, Capusa et Lucumacès. Le premier hérita du pouvoir; mais un intrigant Massylien, nommé Mézétule, profita de sa faiblesse pour le renverser et faire proclamer à sa place son jeune frère Lucumacès, en se réservent pour lui la direction des affaires.
Il était temps, pour Massinissa, de venir prendre une part active à la lutte. En 206, il passa en Maurétanie et se rendit auprès de Bokkar, roi de cette contrée, duquel il obtint, non sans difficulté, une escorte pour se rendre à Massylie. Arrivé dans son pays, il vit accourir un grand nombre de Berbères las de la tyrannie de l'usurpateur, et ne tarda pas, avec leur appui, à entrer en lutte ouverte contre son cousin. Lucumacès, réduit à la fuite, parvint à se réfugier auprès de Syphax et obtint de lui un corps de troupe considérable avec lequel il vint offrir la bataille à Massinissa; mais le sort des armes fut favorable à celui-ci et cette victoire lui rendit son royaume. Il entra alors en pourparlers avec Lucumacès, lui offrant de partager le pouvoir avec lui, ce qui fut accepté. Le jeune prince rentra ainsi en Massylie avec Mezétule.
Massinissa est vaincu par Syphax.--Le but de Massinissa, par cette transaction, avait été de ne pas diviser ses forces, dans la prévision de l'attaque imminente de Syphax. Bientôt, en effet, les Masséssyliens envahirent, avec des forces nombreuses, son territoire. En vain Massinissa essaya de tenir tête à ses ennemis: vaincu dans un grand combat, il perdit en un jour sa couronne et se vit réduit à fuir avec quelques cavaliers (205). Il chercha un refuge dans le mont Balbus, non loin de Clypée 54 et, ayant été rejoint par un certain nombre d'aventuriers, y vécut pendant quelque temps de brigandage et du produit de ses incursions sur les terres karthaginoises. Mais un corps d'armée envoyé par Syphax, sous la conduite de son lieutenant Bokkar, vint l'y relancer, le vainquit en deux rencontres et dispersa ses adhérents.
Blessé dangereusement, Massinissa fut transporté dans une caverne et échappa à la mort grâce au dévouement de quelques hommes restés avec lui. Aussitôt qu'il fut en état de monter à cheval, Massinissa rentra dans la Numidie où il fut bien accueilli par les Berbères qui, avec leur inconstance habituelle, vinrent en masse se ranger sous sa bannière. Syphax le croyait mort, lorsqu'il apprit qu'il était campé avec un énorme rassemblement entre Cirta et Hippone. Le roi des Masséssyliens marcha contre lui et le défît dans une sanglante bataille, dont le gain fut en grande partie dû à un habile mouvement tournant exécuté par Vermina, fils de Syphax. Cette fois il ne resta à Massinissa d'autre ressource que de gagner le pays des Garamantes et de se tenir sur la limite du désert en attendant les événements. Nous verrons, dans tous les temps, les agitateurs aux abois suivre cette tactique. Quant à Syphax, il demeura maître de toute la Numidie (201). Il vint alors s'établir à Cirta, ville qui, par son importance et sa situation centrale, était la réelle capitale du royaume.
Événements d'Italie. L'invasion de l'Afrique est résolue.--Tandis que l'Afrique était le théâtre de ces événements, Magon, qui avait enfin reçu de Karthage quelques secours, quittait l'Espagne et allait débarquer à Gênes dans l'espérance de pouvoir débloquer son frère Hannibal, avec l'appui des Gaulois et des Liguriens. Il obtint en effet quelques secours de ces peuplades; mais ce n'était pas avec de telles forces qu'il pouvait traverser l'Italie, et il n'avait pas le prestige qui donne la confiance et supplée à la faiblesse: après quelques tentatives infructueuses, il fut à peu près réduit à l'inaction (205).
Pendant ce temps, Scipion qui, lui aussi, avait quitté l'Espagne, s'efforçait de faire adopter à Rome son plan d'invasion de l'Afrique, mais il se heurtait à une résistance invincible: les vieux sénateurs n'avaient pas confiance dans ce jeune homme qui affectait d'adopter les mœurs étrangères; ils oubliaient qu'il venait de conquérir l'Espagne et disaient, pour expliquer leur refus, qu'il ne fallait pas songer à une guerre lointaine tant que Hannibal n'aurait pas quitté l'Italie. A force d'insistance, Scipion finit cependant par arracher au Sénat l'autorisation d'attaquer Karthage chez elle, mais il n'obtint pas les forces matérielles nécessaires; on l'envoya en Sicile organiser la flotte et former son armée des restes des légions de Cannes et des aventuriers et des mercenaires qu'il pourrait réunir, mais sans lui donner d'argent pour cela. L'activité et le génie du général suppléèrent à tout: il se fit remettre des subsides par les villes, mît en état la flotte, organisa l'armée et, au printemps de l'année 204, fit voile pour l'Afrique en emmenant trente mille hommes.
Campagne de Scipion en Afrique.--Débarqué heureusement au Beau-Promontoire, près d'Utique, Scipion fut rejoint par Massinissa accouru avec quelques cavaliers 55. Après divers engagements heureux contre les troupes karthaginoises, le général romain vint mettre le siège devant Utique. Mais Syphax, étant accouru avec une puissante armée au secours de ses alliés, força Scipion à lever le siège d'Utique et à aller prendre ses quartiers d'hiver dans un camp retranché, entre cette ville et Karthage. Les troupes phéniciennes et berbères se contentèrent de l'y bloquer étroitement. Au printemps suivant, Scipion profita de la sécurité dans laquelle il avait entretenu Syphax, en lui adressant des propositions de paix, comme s'il jugeait la campagne perdue; simulant un mouvement vers Utique, il se porta par une marche rapide sur les campements de ses ennemis divisés en deux groupes, les Karthaginois sous le commandement d'Asdrubal et les Berbères sous celui de Syphax, les surprit de nuit dans leur camp, et fit incendier celui des Numides par Lélius, son lieutenant, et par Massinissa; quant à lui, il se réserva l'attaque de celui des Phéniciens. Le succès de ce coup de main fut inespéré: quarante mille ennemis périrent, dit-on, dans cette nuit funeste, car ceux qui essayaient d'échapper aux flammes et au tumulte tombaient dans les embuscades des Romains (203).
Sans se laisser abattre par ce désastre, Karthage s'occupa avec activité de se refaire une armée. Quatre mille mercenaires celtibériens furent enrôlés, et bientôt une armée nombreuse de Berbères, envoyés par Syphax, arriva à Karthage. Asdrubal, à la tête d'une trentaine de mille hommes, marcha alors contre Scipion qui s'avança à sa rencontre et lui livra bataille en un lieu que les historiens appellent «les grandes plaines». Cette fois encore, la fortune se prononça pour les Romains. Scipion remporta une victoire décisive, puis il marcha directement sur Karthage et vint se rendre maître de Tunis.
Syphax est fait prisonnier par Massinissa.--Mais avant de porter les derniers coups à la métropole punique, Scipion jugea qu'il fallait la priver de ses alliés; Massinissa brûlait trop du désir de tirer vengeance de son rival pour ne pas le pousser dans cette voie. Ce fut Massinissa lui-même que Scipion chargea de ce soin, en lui adjoignant Lélius. Syphax marcha bravement à la rencontre de ses ennemis et leur livra bataille; mais dans l'action, son cheval s'étant abattu, il se blessa et fut fait prisonnier. Après ce premier succès, Massinissa, dépassant sans doute les instructions reçues, marche directement avec Lélius sur Cirta, la place forte de la Numidie. Il trouve la population disposée à la lutte à outrance; mais il montre Syphax enchaîné et profite de la stupeur des Berbères pour se faire ouvrir les portes. Il pénètre dans la ville, court au château et en retire Sophonisbe 56. Puis on reprend le chemin de Tunis, et Massinissa se présente à Scipion, en traînant à sa suite Syphax captif; Sophonisbe suivait aussi, mais dans un tout autre équipage. Scipion, ayant appris que Massinissa se disposait à en faire sa femme, craignit que l'influence de la belle Karthaginoise ne détachât de lui le prince numide, et exigea, malgré les supplications de celui-ci, qu'elle lui fût livrée, sous le prétexte que tout le butin appartenait à Rome. Mais Sophonisbe évita, par le poison, la honte d'orner son triomphe; on ne remit qu'un cadavre au général romain.
Bataille de Zama.--La chute de Syphax acheva de démoraliser Karthage. On s'empressa d'abord de rappeler d'Italie Magon et Hannibal; puis, la flotte fut envoyée au secours d'Utique; mais cette diversion, bien qu'ayant forcé Scipion à quitter son camp de Tunis, n'eut aucune conséquence décisive. Les Karthaginois proposèrent alors des ouvertures de paix que Scipion accueillit; il fit connaître ses conditions, et, comme elles étaient acceptables, les bases de la paix furent arrêtées et des envoyés partirent pour Rome, afin de soumettre le traité à la ratification du Sénat.
Pendant ce temps, Magon et Hannibal quittaient l'Italie. Le premier, grièvement blessé quelque temps auparavant, ne devait jamais revoir son pays; quant à Hannibal, qui avait depuis long-temps pris ses dispositions pour la retraite, il s'embarqua sans être inquiété, à Crotone, après avoir massacré ses alliés italiens qui ne voulaient pas suivre sa fortune, et débarqua heureusement à Leptis 57. Pour la première fois depuis trente-six ans, il se retrouvait dans sa patrie. De Leptis, il gagna Hadrumète, puis, se lançant dans l'intérieur des terres, vint prendre position au midi de Karthage (202). Il sut attirer à lui un certain nombre de chefs indigènes parmi lesquels Mezétule, et fut rejoint par Vermina, lui amenant les derniers soldats et alliés de son père, de sorte que son armée présenta bientôt un effectif imposant.
Le retour de Hannibal et des troupes d'Italie rendit l'espoir aux Karthaginois, et au mépris de la trêve, ils recommencèrent les hostilités en attaquant une flotte romaine de transport et même un vaisseau portant les ambassadeurs de Rome. Justement irrité de ce manque de foi, Scipion se remit en campagne, saccageant et massacrant tout sur son passage. Il remonta le cours de la Medjerda et se trouva bientôt en présence de Hannibal, au lieu dit Zama, que l'on place dans les environs de Souk-Ahras 58. Après une entrevue entre les deux généraux, entrevue dans laquelle ils ne purent réussir à s'entendre, on en vint aux mains.
Hannibal couvrit son front de ses éléphants, au nombre de quatre-vingts, et rangea son infanterie en trois lignes, en mettant en réserve ses vétérans d'Italie, et disposant sa cavalerie sur les ailes. Scipion prit des dispositions analogues, mais en ayant soin de laisser dans ses lignes des espaces pour que les éléphants pussent les traverser sans les rompre. Massinissa avait joint sa cavalerie à celle de Scipion. Dès le commencement de l'action, le désordre fut mis dans l'armée de Hannibal par ses éléphants qui se jetèrent sur ses ailes, puis des mercenaires karthaginois, se croyant trahis, entrèrent en lutte contre la milice punique. Cependant l'ordre se rétablit; les vétérans se formèrent en ligne, et l'on combattit de part et d'autre avec le plus grand courage. Mais la cavalerie romaine, qui s'était un peu écartée à la poursuite de celle de l'ennemi, étant revenue vers la fin de la journée, enveloppa l'armée de Hannibal et décida la victoire. Elle fut complète. Le général karthaginois parvint, non sans peine, à se réfugier à Hadrumète, avec une poignée d'hommes. Les Romains avaient acheté leur victoire par de cruelles pertes (202).
Fin de la IIe guerre punique. Traité avec Rome.--Après ce dernier échec, Karthage ne pouvait plus songer à combattre encore. Scipion, ayant écrasé Vermina, était venu reprendre ses positions à Tunis et à Utique. Quant à Hannibal il s'efforçait, à Hadrumète, de reconstituer une armée, mais sans aucun espoir sur l'issue de la lutte. Rappelé à Karthage, il conseilla énergiquement à ses concitoyens de traiter. Une ambassade fut envoyée à Scipion pour lui proposer la paix. Le vainqueur de Zama était maître absolu de la situation; mais, soit qu'il eût hâte de terminer cette guerre, parce que la fin de son consulat approchait, soit qu'il craignît les revers de la fortune, en poussant les Karthaginois au désespoir, il s'empressa de traiter en dictant des conditions fort dures pour Karthage, mais qui auraient pu encore être plus désastreuses. Un armistice de trois mois fut conclu, à la condition que le gouvernement punique paierait une première indemnité de vingt-cinq mille livres d'argent, et fournirait à l'armée romaine tout ce dont elle aurait besoin pour vivre.
Peu après, dix commissaires furent envoyés de Rome et adjoints à Scipion pour la conclusion du traité, qui fut arrêté sur les bases suivantes:
Karthage livrera tous les prisonniers, les transfuges, ses vaisseaux, excepté dix, et tous ses éléphants.
Elle conservera ses lois et ses possessions en Afrique.
Elle renoncera à tous droits sur ses anciennes colonies de la Méditerranée.
Elle paiera à Rome dix mille talents en cinquante ans et lui livrera cent otages.
Massinissa, reconnu roi de Masséssylie, avec Cirta comme capitale, recevra une indemnité de Karthage et sera respecté comme allié.
Enfin Karthage ne pourra lever de mercenaires ni entreprendre de guerre sans l'autorisation de Rome.
Ce traité fut aussitôt ratifié et mis à exécution: Scipion se fit remettre cinq cents vaisseaux qu'on incendia, par son ordre, dans la rade de Karthage. Il reçut quatre mille prisonniers et un certain nombre de transfuges qui périrent dans les supplices, puis il partit pour Rome, où l'attendaient les honneurs du triomphe. Quant à Syphax, envoyé précédemment en Italie avec le butin, il était mort de misère et de chagrin à Albe 59 (201).
La deuxième guerre punique se terminait par la ruine effective de Karthage; dépouillée de toutes ses forces et de ses ressources, passée à l'état de vassale, elle a cessé d'exercer aucune prépondérance sur l'Afrique. Les Berbères vont bientôt connaître de nouveaux maîtres.
CHAPITRE IV
TROISIÈME GUERRE PUNIQUE
201-146
Situation des Berbères en l'an 201.--Hannibal, dictateur de Karthage; il est contraint de fuir. Sa mort.--Empiètements de Massinissa.--Prépondérance de Massinissa.--Situation de Karthage.--Karthage se prépare à la guerre contre Massinissa.--Défaite des Karthaginois par Massinissa. Troisième guerre punique.--Héroïque résistance de Karthage.--Mort de Massinissa.--Suite du siège de Karthage.--Scipion prend le commandement des opérations.--Chute de Karthage.--L'Afrique province romaine.
Situation des Berbères en l'an 201.--Jusqu'à présent, l'histoire de l'Afrique s'est concentrée, pour ainsi dire, dans celle de Karthage. A mesure que la puissance phénicienne penche vers son déclin, nous allons voir s'élever celle des princes indigènes, et les Berbères, qui n'ont paru jusqu'ici que comme comparses, vont occuper la scène. Il est donc utile d'examiner quelle est la situation respective des royaumes indigènes.
Dans la Massylie, agrandie de Cirta et de son territoire, règne Massinissa, sous la tutelle de Rome. Le prince numide jette des regards avides sur le territoire de Karthage, sur la Byzacène et la Tripolitaine. En attendant, il s'applique à discipliner les Berbères, à les fixer au sol et à les initier à des procédés plus perfectionnés de culture.
La Masséssylie occidentale, depuis l'Amsaga jusqu'à la Molochath, obéit à Vermina, qui a fait sa soumission à Rome, et a été laissé sur le flanc de Massinissa pour assurer sa fidélité.
La Maurétanie ou Maurusie est soumise, au moins en grande partie, à une famille princière dont le chef porte le nom de Bokkar. Ce pays est encore peu connu des Romains; mais les Maures (Berbères de l'Ouest) ne vont pas tarder à prendre part aux affaires de l'Afrique.
Quant aux tribus désignées sous le nom de Gétules (Zenètes et Sanhadja) elles continuent à errer dans les hauts plateaux et le désert, ne perdant aucune occasion de faire des incursions dans le Tel et de chercher à s'y établir au détriment des anciennes populations. Mais leurs efforts sont isolés et les Gétules ne forment pas, à proprement parler, un royaume.
De même, dans l'est, les tribus des Nasamons, Psylles, Troglodytes, etc. (Berbères de l'est), obéissant à des chefs distincts, continuent à occuper la Tripolitaine, où l'influence phénicienne est en pleine décadence.
Hannibal, dictateur de Karthage. Il est contraint de fuir; sa mort.--Après la conclusion d'une paix aussi désastreuse, les dissensions, les vengeances, les récriminations stériles, occupèrent les Karthaginois. Hannibal essaya en vain de rétablir la concorde parmi ses concitoyens, en leur représentant combien il était peu patriotique de consumer ses forces dans des divisions intestines, sous l'œil de l'ennemi héréditaire, au lieu de s'appliquer à réparer les désastres et à se prémunir contre les attaques imminentes de Massinissa. Mais le parti aristocratique, ayant à sa tête Hannon, ennemi irréconciliable des Barcides, voulait avant tout la ruine de cette famille, dût-elle entraîner celle de Karthage. Hannibal, décrété d'accusation, sous le prétexte qu'il avait trahi en ne marchant pas sur Rome après la bataille de Cannes, échappa à une condamnation trop certaine, par une sorte de coup d'état qu'il exécuta avec l'appui du parti populaire. Resté maître du pouvoir, il exerça sa dictature pour le plus grand bien de la république, rétablissant les finances, réorganissant les forces, se créant des alliances et s'efforçant de cicatricer les maux de la dernière guerre (195).
Mais les Romains suivaient d'un œil jaloux le relèvement de Karthage, et étaient tenus par le parti aristocratique au courant de tous les progrès accomplis. Déjà, ils avaient adressé plusieurs fois des représentations aux Karthaginois, au sujet de prétendus préparatifs militaires; car ils craignaient toujours de voir paraître Hannibal en Italie pendant que la plupart des légions étaient occupées en Asie. Il fallait à tout prix se débarrasser du vainqueur de Cannes. Une ambassade fut donc envoyée, sous divers prétextes, à Karthage, dans le but réel de se saisir de Hannibal avec l'appui du parti aristocratique. Mais le héros karthaginois, qui avait pénétré le dessein de ses ennemis, sut leur échapper. Il partit de nuit et gagna rapidement, au moyen de relais, la côte près de Thapsus, où il s'embarqua sur une galère qu'il avait fait préparer, fuyant ainsi une ingrate patrie qui le récompensait si mal de son héroïque dévouement. Il se rendit d'abord à Tyr et de là à la cour du roi Antiochus, et décida ce prince à entrer en lutte contre les Romains. Il espérait que les succès des rois de Syrie auraient en Occident un contre-coup qui permettrait à Karthage de reprendre avec fruit l'offensive. Mais de nouveaux dégoûts l'y attendaient. Après avoir en vain poussé le monarque oriental à adopter ses plans, il dut assister à ses défaites, et quand la paix eut été conclue, se vit contraint de fuir. Il chercha un asile auprès de Prusias, roi de Bythinie; mais la haine de Rome l'y poursuivit, et ne sachant où reposer sa tête, il échappa par le poison aux coups de la fortune adverse (183).
Empiétements de Massinissa.--Cependant Massinissa avait, depuis longtemps, commencé ses incursions sur le territoire soumis à Karthage, et c'est en vain que la métropole punique avait fait parvenir ses réclamations à Rome contre le prince berbère. Les Romains avaient éludé toute mesure réparatrice et, passant au rôle d'accusateurs, avaient reproché aux Karthaginois d'entretenir des relations avec Antiochus, leur ennemi. Un parti puissant, dont Caton n'allait pas tarder à se faire l'écho, réclamait déjà la destruction de Karthage.
Massinissa, encouragé par cette approbation tacite, fit, en 193, une expédition sur le territoire des Emporia, au fond du golfe de Gabès, et ravagea cette riche contrée sans pouvoir toutefois s'emparer d'aucune ville. Mais il renouvela bientôt ses attaques et, après quelques années de luttes, resta maître de toute cette province 60 (183).
Karthage, à force de plaintes, obtint de Rome que des commissaires viendraient enfin en Afrique juger le différend entre elle et le prince numide. Publius Scipion et deux autres sénateurs arrivèrent à cet effet à Karthage; mais, obéissant aux instructions reçues, ils s'arrangèrent pour ne donner aucune décision, de sorte que l'usurpation de Massinissa fut consacrée par une apparence de légalité 61.
Prépondérance de Massinissa.--Le prince numide avait donc le champ libre; bien mieux, il avait pu se convaincre qu'il ne pouvait être plus agréable aux Romains qu'en harcelant sans trêve Karthage. Il ne cessa dès lors de multiplier ses attaques. En vain les Karthaginois renouvelèrent leurs plaintes à Rome et leurs protestations contre la violation des traités à eux consentis. En vain ils s'humilièrent; en vain ils envoyèrent des vaisseaux et du blé pour aider leurs ennemis dans leurs guerres d'Asie et de Macédoine. Ils n'obtinrent que des satisfactions dérisoires. Massinissa, lui aussi, en fidèle vassal, envoyait à Rome ses enfants pour offrir en son nom des secours de toute sorte, hommes, chevaux, grains et même des éléphants.
Peu à peu le prince de Numidie conquit toute la Tripolitaine et soumit à son autorité les nombreuses tribus indigènes établies entre la Cyrénaïque et l'Amsaga, resserrant chaque jour le cercle dans lequel il restreignait le territoire de Karthage. Les Berbères de l'est purent enfin se grouper sous la main ferme de ce prince et commencer à former une véritable nation. Il sut en outre les discipliner et s'efforça de les attacher au sol et de les initier, comme nous l'avons déjà dit, à des procédés de culture plus perfectionnés 62. Etabli à Cirta, sa capitale, il vivait entouré de tous les raffinements de la civilisation romaine et grecque. Mais, tout en adoptant ces mœurs nouvelles, il avait conservé ses qualités guerrières et était resté le premier cavalier de son royaume. Son luxe semblait un hommage rendu au progrès et sa magnificence un moyen de frapper ses sujets; car, pour lui, il se plaisait à n'en pas profiter et se faisait un devoir de vivre de la manière la plus simple et la plus rude 63.
Situation de Karthage.--Pendant que la puissance du prince berbère s'élevait, celle de Karthage penchait rapidement vers son déclin. Trois partis s'y disputaient le pouvoir: l'aristocratie, qu'on appelait le parti romain, était toujours prête aux plus grandes bassesses pour conserver la paix; le parti barcéen, ou parti national, formé du peuple et chez lequel se conservaient les dernières traditions du patriotisme qui avait fait la grandeur de Karthage; et enfin le parti de Massinissa, tout disposé à ouvrir les portes de la ville au prince numide; malgré ces dissensions intestines, le génie commercial des Phéniciens n'avait pas tardé à ramener dans la ville une certaine prospérité matérielle.
Les dernières spoliations de Massinissa poussèrent les Karthaginois à tenter auprès de Rome un suprême effort pour obtenir justice. La violation du droit était trop flagrante pour qu'on ne fût pas obligé de sauver au moins les apparences. De nouveaux commissaires furent envoyés en Afrique. Parmi eux était Marcus Caton, vétéran des guerres contre Hannibal. Lorsqu'il vit Karthage florissante, ses craintes patriotiques redoublèrent et il ne songea qu'à décider sa ruine. Massinissa, sûr des bonnes dispositions des commissaires, se soumit à leur décision; mais les Karthaginois, non moins sûrs de leur mauvais vouloir, refusèrent de les laisser prononcer en dernier ressort. Ils rentrèrent donc sans avoir rien fait et les choses demeurèrent en l'état (157). De retour à Rome, Caton commença sa campagne contre la métropole punique, en prononçant le célèbre detenda Carthago.
Karthage se prépare à la guerre contre Massinissa.--Dans cette conjoncture, Karthage était bien forcée de pourvoir à sa sécurité, et comme le parti populaire était revenu au pouvoir, il réunit une forte armée de Berbères, en donna le commandement à Ariobarzane, petit-fils de Syphax, et lui confia la garde de la frontière numide. Aussitôt que cette nouvelle fut connue à Rome, Caton et son parti en profitèrent pour recommencer la campagne contre Karthage. Des commissaires furent encore chargés d'aller en Afrique pour s'assurer du fait. Il était indéniable; cependant les envoyés tentèrent d'amener une transaction en proposant à Massinissa d'abandonner ses conquêtes. Mais Giscon, chef du parti populaire et revêtu de la magistrature suprême, exigea des satisfactions plus effectives et des garanties pour l'avenir. Les commissaires durent se retirer au plus vite, car un tumulte s'éleva à Karthage, les partisans de Massinissa furent recherchés et expulsés de la ville (152).
Massinissa envoya ses fils Micipsa et Gulussa à Karthage pour obtenir que l'on rapportât le décret d'expulsion de ses adhérents, mais les princes furent fort mal reçus et eurent même quelque peine à se retirer sains et saufs. Il fit alors partir pour Rome Gulussa qui avait déjà fait de nombreux séjours en Italie. Les intrigues du Berbère, complétées par la fougue de Caton, décidèrent l'envoi de nouveaux commissaires en Afrique. L'existence d'une armée et d'une flotte ayant été constatée, sommation fut adressée à Karthage d'avoir à se conformer aux stipulations du traité, sous peine de voir recommencer la guerre.
Défaite des Karthaginois par Massinissa.--Sur ces entrefaites, Massinissa brusqua le dénouement en venant attaquer une ville punique, nommée par les auteurs Oroscopa. Aussitôt, les troupes karthaginoises, fortes de 25,000 fantassins et de 4,000 cavaliers, se mirent en campagne sous le commandement d'Asdrubal, de la famille de Barka. Le sort des armes parut d'abord lui être favorable: il remporta quelques succès et détacha de son ennemi un fort groupe de cavaliers berbères. Mais Massinissa, par d'habiles manœuvres, attira les Karthaginois dans un terrain choisi et leur livra une grande bataille. L'action fut longtemps indécise; le vieux chef berbère, alors âgé de quatre-vingt-huit ans, chargea lui-même à la tête de ses troupes et combattit avec une grande bravoure 64. L'issue du combat ne fut pas décisive; néanmoins Asdrubal entra en pourparlers avec Massinissa et lui fit proposer la paix par le jeune Scipion-Emilien qui se trouvait en Afrique, où il était venu chercher des renforts. Asdrubal ayant refusé de rendre les transfuges, les négociations furent rompues. Massinissa parvint alors à entourer ses ennemis et à les bloquer si étroitement qu'ils ne tardèrent pas à être en proie à la famine. Après avoir supporté d'horribles souffrances et perdu plus de la moitié de son effectif, le général karthaginois se décida à se soumettre aux exigences du vainqueur. Il dut livrer les transfuges, s'obliger à payer cinq cents talents d'argent en cinquante ans et s'engager à rappeler les exilés. De plus, tous ses soldats devaient être désarmés. Pendant que les débris de cette armée rentraient à Karthage, Gulussa fondit sur eux à l'improviste et les tailla en pièces. Ainsi finit cette campagne qui coûtait près de soixante mille hommes aux Karthaginois, car des renforts incessants avaient été envoyés à Asdrubal (150).
Troisième guerre punique.--Cette fois, Rome avait le prétexte depuis longtemps cherché: le traité était violé, puisque Karthage avait fait la guerre à un prince allié; elle était battue et démoralisée; il fallait saisir cette occasion d'en finir avec la rivale. Le parti de la guerre n'eut donc aucune peine à entraîner le Sénat à décider une expédition en Afrique. A cette nouvelle, les Karthaginois condamnèrent à mort Asdrubal et les autres chefs du parti populaire et envoyèrent à Rome une ambassade pour implorer la paix. Mais, en même temps, arrivait une députation des gens d'Utique offrant leur soumission aux Romains. Tout semblait conjuré contre la malheureuse Karthage. Les envoyés puniques n'obtinrent qu'un silence dédaigneux. De nouveaux ambassadeurs arrivés en Italie avec de pleins pouvoirs, car les Karthaginois étaient prêts à toutes les concessions, supplièrent les Romains de leur faire connaître ce qu'ils voulaient, promettant qu'ils recevraient satisfaction. «Ce que nous voulons, répondit-on, vous devez le savoir.»
En effet, les consuls Lucius Censorinus et Marcus Nepos étaient déjà en Sicile, et l'armée allait être embarquée (149). On daigna cependant dire aux ambassadeurs qu'ils devaient, avant tout, envoyer aux consuls trois cents otages pris dans les premières familles. Les Karthaginois, dans leur affolement, s'empressèrent de se soumettre à cette exigence, espérant encore empêcher le départ de l'armée; mais les consuls, après avoir expédié les otages à Rome, ordonnèrent de mettre à la voile, en faisant connaître aux envoyés que les autres conditions leur seraient dictées à Utique.
Les Karthaginois, ne pouvant croire à tant de duplicité, laissèrent les Romains débarquer tranquillement, au nombre de quatre-vingt mille, et s'établir à Utique. Le sénat de Karthage vint humblement se mettre aux ordres du consul. On exigea de lui la remise de toutes les armes et de tout le matériel de guerre, et aussitôt les Karthaginois livrèrent à leurs ennemis tout ce qui pouvait servir à lutter contre eux: des armes de toute nature, deux cent mille armures, trois mille catapultes, des vaisseaux, etc. 65.
Le consul Censorinus leur fît connaître alors qu'ils devaient évacuer leur ville, car ses instructions portaient destruction de Karthage.
Héroïque résistance de Karthage.--Lorsque cette exigence fut connue à Karthage, l'indignation populaire fît explosion et se traduisit par une formidable insurrection. Tous ceux qui avaient pris part à la remise des armes, tous les partisans de la paix, tous les amis des Romains furent massacres et l'on jura de lutter jusqu'à la mort. On se mit en relation avec Asdrubal, qui avait réussi à s'échapper et se tenait à quelque distance, à la tête d'une vingtaine de mille hommes, presque tous proscrits. Un autre Asdrubal, petit-fils de Massinissa, par sa mère, prit le commandement de la ville. Mais il fallait avant tout des armes et, pour gagner du temps, les Karthaginois demandèrent une trêve de trente jours aux consuls qui la leur accordèrent, persuadés que ce temps suffirait à les décider à la soumission. On vit alors ce spectacle admirable de toute une population, hommes, femmes, enfants, vieillards travaillant sans relâche, nuit et jour, en secret et sans bruit, dans les temples, dans les caves, à remplacer les armes et le matériel livrés par la lâcheté à l'ennemi, sacrifiant tout au salut de la patrie, transformant chaque objet en arme et remédiant, à force de génie et d'énergie, à l'absence de moyens matériels. Bel exemple donné par une nation qui va périr, mais qui sauve son honneur!
A l'expiration du délai, les consuls quittèrent leur camp d'Utique et marchèrent sur Karthage, pensant que les portes de la ville allaient tomber devant eux. Quel ne fut par leur étonnement de trouver toutes les entrées soigneusement fermées et les murailles garnies de défenseurs en armes. Une tentative d'assaut fut repoussée et les consuls purent se convaincre qu'il fallait entreprendre des opérations régulières de siège. Les Romains s'appuyaient sur Utique et sur une partie des places du littoral oriental; mais Asdrubal, avec une nombreuse cavalerie, tenait l'intérieur et était en communication avec Karthage, qu'il ravitaillait régulièrement. Enfin une population de 700,000 âmes occupait la ville et était décidée à une résistance héroïque. Quant à Massinissa, qui ne voyait pas sans jalousie les Romains attaquer une ville qu'il considérait comme sa proie, il se tenait dans une réserve absolue.
Le consul Censorinus avait donc à lutter contre des difficultés aussi grandes qu'inattendues; néanmoins il commença avec activité le siège. Asdrubal vint établir son camp à Néphéris, de l'autre côté du lac, et ne cessa d'inquiéter les assiégeants qui, d'autre part, avaient à résister aux sorties des assiégés. Censorinus avait concentré ses efforts contre le mur, plus faible, établi sur la langue de terre (la tœnia), séparant le lac de Tunis de la mer; ayant réussi à y faire une brèche, il ordonna l'assaut; mais les Phéniciens repoussèrent facilement leurs ennemis.
Quelque temps après, le consul Manilius, à qui était resté le commandement, par suite du départ de Censorinus, tenta contre le camp d'Asdrubal, à Néphéris, une attaque qui se serait terminée par un véritable désastre pour lui, sans l'habileté et le dévouement de Scipion.
Ainsi se passèrent les premiers mois du siège, sans que les Romains pussent obtenir un seul avantage sérieux.
Mort de Massinissa.--Sur ces entrefaites, le vieux Massinissa, sentant sa mort prochaine, fit venir auprès de lui le jeune Scipion Emilien, tribun dans l'armée romaine, car il le désignait comme son exécuteur testamentaire. Scipion se mit en route pour Cirta, mais, à son arrivée, le prince numide venait de mourir (fin de 149). Cet homme remarquable laissait un grand nombre d'enfants, dont trois seulement furent désignés comme devant hériter du pouvoir. Ils se nommaient Micipsa, Gulussa et Manastabal. Le premier avait reçu de Massinissa l'anneau, signe du commandement. Une des dernières recommandations de leur père avait été de conserver la fidélité aux Romains.
Scipion, pour éviter tout froissement entre les frères, leur laissa le pouvoir, en conservant à tous trois le titre de roi. Micipsa eut cependant l'autorité principale avec Cirta comme résidence; Gulussa reçut le commandement des troupes et la direction des choses relatives à la guerre; enfin Manastabal fut chargé des affaires judiciaires. Tous les trésors restèrent en commun.
Après avoir pris ces sages dispositions, Scipion revint au camp, amenant avec lui Gulussa et une troupe de guerriers numides 66.
Suite du siège de Karthage.--La situation des Romains devant Karthage, sans être critique, commençait à devenir difficile. Les maladies, conséquence de l'agglomération, de la chaleur et des privations, s'étaient mises dans le camp; les approvisionnements arrivaient mal et étaient souvent interceptés par l'ennemi: enfin les sorties des assiégés et les attaques d'Asdrubal tenaient les assiégeants sans cesse en éveil et paralysaient toutes leurs entreprises. Dans ces conjonctures, le jeune Scipion avait su par son activité et ses talents militaires rendre les plus grands services; plusieurs fois il avait sauvé l'armée, aussi son nom était-il devenu très populaire parmi les soldats. Enfin sa connaissance du pays et des indigènes le désignait pour le commandement suprême, dans ce pays qui semblait être le patrimoine des Scipions.
Sur ces entrefaites, les consuls Calpurnius Pison et L. Mancinus vinrent prendre la direction du siège, tandis que Scipion allait à Rome préparer son élection à l'édilité (148). Les nouveaux généraux trouvèrent des troupes fatiguées et démoralisées à ce point qu'ils renoncèrent, pour le moment, à pousser les opérations contre Karthage. Pison entreprit une expédition vers l'ouest et, après avoir pillé quelques places sans importance, vint mettre le siège devant Hippône; mais il échoua misérablement dans cette entreprise et dut opérer une retraite désastreuse. La situation commençait à devenir inquiétante; la discipline était complètement relâchée; on ne pouvait plus compter sur les soldats; enfin les frères de Gulussa ne lui envoyaient aucun renfort.
Quant aux Karthaginois, ils reprenaient confiance et redoublaient d'activité pour se créer des ressources et des alliés. Malheureusement les divisions intestines, qui avaient été si fatales à Karthage et qui disparaissaient quand le danger était pressant, avaient recommencé leur jeu. Le parti numide continuait ses intrigues et, comme on lui donnait pour chef Asdrubal, petit-fils de Massinissa, les patriotes le mirent à mort.
Scipion prend le commandement des opérations.--Les nouvelles d'Afrique ne cessaient de porter à Rome le trouble et l'inquiétude. La voix publique désignait Scipion pour la direction de cette campagne; cependant, le jeune tribun, qui briguait alors l'édilité, ne pouvait encore recevoir le consulat. On fit fléchir la loi; d'une voix unanime, le peuple le nomma consul (147).
A peine arrivé à Utique, Scipion alla porter secours au consul Mancinus qui se trouvait bloqué, dans une situation très critique, à Karthage même, puis il vint s'établir avec toute son armée dans un camp fortifié, non loin de cette ville, et appliqua ses premiers soins au rétablissement de la discipline. Asdrubal le Barkide, laissant son armée à Néphéris, alla, accompagné d'un chef berbère nommé Bithya, prendre position en face du camp romain. Mais l'on put bientôt s'apercevoir que la direction du siège était passée dans d'autres mains. Une attaque de nuit, vigoureusement conduite, rendit Scipion maître du faubourg de Meggara, compris dans l'enceinte de la ville, mais séparé d'elle par des jardins coupés de murs et de clôtures faciles à défendre.
Cette perte causa une vive douleur aux assiégés qui, sous l'impulsion de leur chef Asdrubal, massacrèrent tous leurs prisonniers romains. Le camp karthaginois avait dû être abandonné et tous les défenseurs se trouvaient maintenant retranchés dans la ville. Scipion coupa toute communication entre Karthage et la terre, en fermant par un mur le large isthme qui donne accès à la presqu'île sur laquelle la ville est bâtie. Une double ligne de circonvallation, formée de fossés et de palissades, complétait le blocus. La mer restait libre et, bien que les navires romains croisassent constamment devant le port, de hardis marins réussissaient à passer et à apporter des vivres aux assiégés. Scipion entreprit de fermer aussi cette voie: il fit construire un môle de pierre ayant 92 ou 96 pieds à la base 67, et allant de la tœnia jusqu'au môle, travail gigantesque renouvelé par Louis XIII au siège de La Rochelle.
Mais les assiégés, de leur côté, ne restaient pas inactifs: pendant que les Romains leur fermaient cette entrée, ils s'en taillaient une autre dans le roc. En même temps on travaillait à Karthage à faire une flotte en utilisant les bois de construction. Ainsi, au moment où les Romains croyaient avoir achevé leur blocus, ils virent paraître les navires puniques. Ceux-ci ne surent pas profiter de la surprise de leurs ennemis et, quand ils se représentèrent trois jours après, les Romains, prêts à combattre, forcèrent la flotte à rentrer dans le port après lui avoir infligé de grandes pertes. Scipion profita de ce succès pour s'établir dans une position avantageuse, lui permettant d'attaquer les ouvrages qui couvraient le second port (le Cothôn). Mais des hommes déterminés sortirent dans la nuit de Karthage, s'approchèrent à la nage des lignes romaines et incendièrent les machines des assiégeants.
Les succès des Romains se réduisaient encore à peu de chose et avaient été chèrement achetés. Cependant Scipion avait atteint un grand résultat, celui de compléter le blocus de la ville. Déjà la famine s'y faisait sentir. En attendant l'action de ce puissant auxiliaire, Scipion alla avec Lélius et Gulussa attaquer le camp de Néphéris, où se trouvait une puissante armée Karthaginoise dont on ne s'explique pas l'inaction. Cette expédition réussit à merveille: le camp fut pris et enlevé et toute l'armée ennemie taillée en pièces. Les cantons environnants ne tardèrent pas à offrir leur soumission aux Romains (147).
Chute de Karthage.--Depuis près d'un an Scipion avait pris la direction des affaires et, bien qu'il eût obtenu de grand succès, la ville assiégée ne semblait pas encore disposée à se rendre, malgré la famine à laquelle elle était en proie. Au printemps de l'année 146, le général romain se décida à frapper un grand coup en tentant une attaque de nuit sur le Cothôn. Asdrubal, pour déjouer son plan, incendia la partie sur laquelle il semblait que l'effort des assiégeants allait se porter. Mais pendant ce temps Lélius parvenait à escalader la porte ronde du Cothôn et à l'ouvrir à l'armée qui se précipitait dans la ville. Scipion attendit sur le forum le lever du soleil; puis il donna l'ordre de marcher sur Byrsa, la colline où se trouvaient le grand temple de Baal et la citadelle. Trois rues bordées de hautes maisons y conduisaient; mais à peine les soldats commencèrent-ils à s'y engager qu'ils furent écrasés sous une grêle de traits et de projectiles de toute sorte: l'ennemi était partout: en face, sur les côtés et en haut, car des plates-formes tendues sur les terrasses des maisons les reliaient entre elles. Il ne fallut pas moins de six jours de luttes acharnées pour que l'armée romaine pût atteindre le pied du roc sur lequel s'élevait la citadelle et où étaient réfugiés Asdrubal et ses derniers adhérents. Scipion fit alors incendier et démolir les quartiers qui venaient d'être conquis, et cette opération barbare coûta la vie à un grand nombre de Karthaginois, spécialement des vieillards, des femmes et des enfants qui se tenaient cachés dans ces constructions. «... Le mouvement et l'agitation,--dit Appien,--la voix des hérauts, les sons éclatants de la trompette, les commandements des tribuns et des centurions qui dirigeaient le travail des cohortes, tous ces bruits enfin d'une ville prise et saccagée, inspiraient aux soldats une sorte d'enivrement et de fureur qui les empêchaient de voir ce qu'il y avait d'horrible dans un pareil spectacle.»
Depuis sept jours Scipion était maître de la ville, lorsque des Karthaginois vinrent lui dire qu'un grand nombre d'assiégés, se trouvant dans la citadelle, demandaient à se rendre à la condition qu'on leur laissât la vie sauve. Le général leur accorda cette demande, ne refusant de quartier qu'aux transfuges. Cinquante mille personnes sortirent ainsi de Byrsa, où il ne resta que Asdrubal, sa famille et les transfuges au nombre de neuf cents environ. Tous se réfugièrent dans le temple et s'y défendirent d'abord avec vigueur; mais peu à peu, le manque de vivres, la discorde et l'impossibilité d'espérer le salut poussèrent ces malheureux au désespoir. Asdrubal eut alors la lâcheté de se présenter en suppliant à Scipion pour obtenir la vie, pendant que ses adhérents incendiaient leur dernier refuge et que sa femme se précipitait dans les flammes avec ses deux enfants pour ne pas survivre à sa honte 68 (146).
L'Afrique province romaine.--Cette fois Karthage, la métropole de la Méditerranée, la rivale de Rome, n'existait plus; le vœu de Caton était exaucé. La colonisation phénicienne en Afrique avait vécu et allait faire place à la colonisation latine. Scipion laissa son armée piller les ruines fumantes de la ville, pendant que Rome célébrait par des offrandes aux dieux le succès de ses armes. Bientôt dix commissaires, choisis parmi les patriciens, arrivèrent en Afrique pour régler avec Scipion le sort de la nouvelle conquête. Ils commencèrent par achever la destruction des pans de murs qui restaient encore debout, notamment dans les quartiers de Meggara et de Byrsa; puis ils prononcèrent, au milieu de cérémonies religieuses, les imprécations les plus terribles contre ceux qui seraient tentés de venir habiter ces lieux maudits voués par eux aux dieux infernaux.
Utique, pour prix de sa trahison, reçut le pays compris entre Karthage et Hippo-Zarytos; les villes qui avaient soutenu les Phéniciens furent, au contraire, privées de leur territoire et de leur libertés municipales et durent payer une taxe fixe. Les princes numides conservèrent les régions usurpées par eux dans l'Afrique propre. La limite de la province romaine s'étendit depuis le fleuve Tusca (O. Z'aïn ou O. Berber), en face de la Sicile, jusqu'à la ville de Thenæ (Tina) en face des îles Kerkinna, au nord du golfe de Gabès 69. Cette mince bande de terre reçut le nom de Province romaine d'Afrique. Un gouverneur, résidant à Utique, fut chargé de l'administration de ce territoire.
Aussitôt après sa victoire, Scipion chargea Polybe de reconnaître les établissements phéniciens du littoral, à l'ouest de Karthage. Le récit de ce voyage, qui a été écrit par Polybe, manque dans son ouvrage, et nous n'en connaissons que l'analyse incomplète donnée par Pline. Cette perte est regrettable à tous les points de vue, car nous ignorons quelle était l'action des Karthaginois sur la civilisation berbère. Cette action est incontestable et il est à supposer qu'elle s'exerçait par des colonies de marchands établis dans les principales villes. C'est ce qui explique qu'à Cirta, par exemple, existait un temple dédié à Tanit. On en a retrouvé les vestiges à un kilomètre de la ville, ainsi qu'un grand nombre d'inscriptions votives qui se trouvent maintenant au musée du Louvre 70.
CHAPITRE V
LES ROIS BERBÈRES VASSAUX DE ROME
146-89
L'élément latin s'établit en Afrique.--Règne de Micipsa.--Première usurpation de Jugurtha.--Défaite et mort d'Adherbal.--Guerre de Jugurtha contre les Romains.--première campagne de Métellus contre Jugurtha.--Deuxième campagne de Métellus.--Marius prend la direction des opérations.--Chute de Jugurtha.--Partage de la Numidie.--Coup d'œil sur l'histoire de la Cyrénaïque; cette province est léguée à Rome.
L'élément latin s'établit en Afrique.--A peine Scipion Emilien avait-il quitté l'Afrique que l'on vit «affluer la troupe avide des négociants de toute sorte, des chevaliers romains commerçants ou fermiers de l'État, qui envahissent bientôt tout le trafic de la nouvelle province, aussi bien que des pays numides et gétules, fermés jusqu'alors à leurs entreprises 71». Les Berbères, qui n'avaient subi que l'influence de la civilisation punique, allaient connaître les mœurs et le génie romains. Malgré les imprécations officielles lancées contre Karthage, cette ville, dans toute la partie avoisinant les ports, ne tarda pas à se relever de ses ruines.
Enfin, vingt-quatre ans s'étaient écoulées depuis la chute de Karthage, lorsque Caïus Gracchus, désigné pour exécuter la loi Rubria qui en ordonnait le rétablissement, débarqua en Afrique avec six mille colons latins, et les établit sur l'emplacement de la vieille cité punique à laquelle il donna le nom nouveau de Junonia 72. De là, les Italiens allaient rayonner dans tout le pays et s'établir, comme artisans ou comme commerçants, dans les villes de la Numidie. L'année suivante la loi Rubria fut rapportée; mais Karthage, quoique déchue de son titre, n'en continua pas moins à se relever de ses ruines et à reprendre son importance politique et commerciale 73.
Règne de Micipsa.--Pendant que l'Afrique propre était le théâtre de ces graves événements, Micipsa continuait à régner paisiblement à Cirta. C'était un homme d'un caractère tranquille et studieux, tout occupé de la philosophie grecque, et ne manifestant aucune ambition. Son royaume s'étendait alors du Molochath aux Syrtes, avec la petite enclave formée par la province romaine. Micipsa vit successivement mourir ses deux frères et continua à exercer seul le pouvoir, avec l'aide de ses deux fils, Adherbal et Hiemsal, et de son neveu Jugurtha, fils naturel de Manastabal, s'appliquant, particulièrement, à conserver l'amitié des Romains, en remplissant ses devoirs de roi vassal. Lors du siège de Numance (133), il avait envoyé à ses maîtres une armée auxiliaire, sous la conduite de Jugurtha. Peut-être espérait-il se débarrasser ainsi de ce neveu dont l'ambition l'effrayait, non pour lui, mais pour ses enfants. Or, il arriva que le prince berbère sut échapper à tous les dangers, bien qu'il les affrontât avec le plus grand courage; ses talents lui valurent l'estime de tous et il rapporta en Afrique la renommée d'un guerrier accompli, ce qui ne contribua pas peu à augmenter son influence sur les Berbères. Ainsi tout réussissait à ce jeune homme que Micipsa avait dû adopter en lui accordant un rang égal à ses fils.
En 119, Micipsa, sur le point de mourir, recommanda à ses deux fils et à son neveu de vivre en paix et unis et de s'entr'aider pour la défense de leur royaume numide. Il s'éteignit ensuite après un paisible règne de trente années 74, pendant lequel il s'était appliqué à continuer l'œuvre de civilisation commencée par Massinissa, appelant à lui les artistes et les savants étrangers, pour orner la capitale de la Numidie. Il léguait à ses successeurs un vaste royaume paisible et prospère.
Première usurpation de Jugurtha.--A peine Micipsa avait-il fermé les yeux que des discussions s'élevèrent entre ses deux fils et son neveu, à l'occasion du partage du royaume et des trésors. Ce conflit se termina par une transaction dans laquelle chaque partie se crut lésée et qu'elle n'accepta qu'avec le secret espoir d'en violer les clauses, à la première occasion. Jugurtha dut se contenter de la Numidie occidentale, s'étendant du Molochath à une ligne voisine du méridien de Saldæ (Bougie). Adherbal et Hiemsal se partagèrent le reste, conservant ainsi tout le pays riche et civilisé, la Numidie proprement dite, avec Cirta et toutes les conquêtes de l'est.
Jugurtha n'était pas homme à s'accommoder d'une situation inférieure; il lui fallait l'autorité suprême et, du reste, il devait songer à prévenir les mauvaises dispositions de ses cousins à son égard. Sans différer l'exécution de son plan, il fit, la même année, assassiner à Thermida 75 Hiemsal, celui des deux frères qui, par son énergie, était à craindre. Puis il envahit à la tête d'un grand nombre de partisans la Numidie propre. Adherbal, déconcerté par une attaque si soudaine, s'empressa de demander des secours à Rome, et essaya, néanmoins, de tenir tête aux envahisseurs; mais il fut vaincu en un seul combat, et contraint de chercher un refuge dans la province romaine. En une seule campagne, Jugurtha se rendit maître de la Numidie et s'assit sur le trône de Cirta.
Cependant Adherbal, qui n'avait rien pu obtenir du gouverneur de la province d'Afrique, se rendit à Rome où il réclama à haute voix justice contre la spoliation dont il était victime. Mais Jugurtha, qui connaissait parfaitement son terrain, envoyait en même temps, en Italie, des émissaires chargés de répandre l'or en son nom et de lui gagner des partisans parmi les principaux citoyens. En vain Adherbal retraça en termes éloquents les malheurs de sa famille et la perfidie de Jugurtha; il ne put rencontrer aucun appui effectif, car chacun était favorable à la cause de son ennemi. Néanmoins, comme la contestation était soumise au Sénat, ce corps ne put violer ouvertement toutes les règles de la justice. Il décida qu'une commission de dix membres serait chargée d'opérer entre les deux princes numides le partage de leurs états 76. Les commissaires, sous la présidence de Lucius Opimius, favorable à Jugurtha, rendirent à celui-ci toute la Numidie occidentale et replacèrent Adherbal à la tête de la Numidie propre, décision qui n'avait pour elle que l'apparence de l'équité, en admettant que Jugurtha, par son crime et son usurpation, n'eût pas perdu ses droits, car il était certain qu'Adherbal, laissé à ses propres forces, ne tarderait pas à devenir la victime de son cousin (114).
Défaite et mort d'Adherbal.--Après cette première tentative qui n'avait réussi qu'à demi, Jugurtha s'appliqua à se mettre en mesure de recommencer, dans de meilleures conditions. Comme il avait vu que, malgré tout, Rome soutiendrait son cousin, il jugea qu'il fallait se créer un point d'appui sur ses derrières et, à cet effet, il entra en relation avec son voisin de l'ouest, Bokkus, roi des Maures, et scella son alliance avec lui, en épousant sa fille. Puis, il recommença ses incursions sur les terres d'Adherbal, espérant le pousser à entamer la lutte contre lui, de façon à lui donner tous les torts aux yeux des Romains. Mais ce prince était bien résolu à tout supporter, et ce fut Jugurtha lui-même qui, perdant patience, ouvrit les hostilités, en envahissant le territoire de Cirta, à la tête d'une armée nombreuse.
Adherbal se porta à sa rencontre, avec toutes les troupes dont il pouvait disposer. Arrivé en présence de ses ennemis, il avait pris ses dispositions pour les attaquer le lendemain, lorsque, pendant la nuit, les troupes de Jugurtha se jetèrent sur son camp et l'enlevèrent par surprise. Adherbal put, avec beaucoup de peine, se réfugier derrière les remparts de Cirta. Jugurtha l'y suivit et commença le siège de cette place fortifiée par l'art et la nature, et dans laquelle se trouvaient un grand nombre d'artisans et marchands italiens, décidés à défendre la cause du prince légitime. Tandis qu'il pressait ces opérations, il reçut trois députés envoyés de Rome pour le sommer de mettre bas les armes; il les congédia avec force démonstrations de respect et assurances de fidélité, mais ne tint aucun compte de leurs remontrances. Mandé, peu après, à Utique, par de nouveaux envoyés du Sénat, il se rendit dans cette ville, y accepta avec déférence les ordres à lui adressés; puis il revint à Cirta, dont le blocus avait été rigoureusement maintenu. Cette ville était alors réduite à la dernière extrémité par la famine. La nouvelle de l'échec des négociateurs romains y porta le découragement et le désespoir. Adherbal, voyant la fidélité de ses adhérents fléchir, se décida à traiter avec son cousin. Jugurtha lui promit la vie sauve; mais, dès qu'il eut entre les mains les clés de la ville, il ordonna le massacre général des habitants, sans épargner les Italiens, et fit périr Adherbal dans les tourments 77.
Guerre de Jugurtha contre les Romains.--Cette fois Jugurtha restait maître incontesté du pouvoir; il est possible que les Romains eussent fermé les yeux sur l'origine criminelle de sa royauté: mais des citoyens latins avaient été lâchement massacrés et il était impossible de tolérer cette insulte. Le parti du peuple accusa à bon droit la noblesse d'avoir encouragé ces crimes. En vain Jugurtha envoya à Rome son fils et deux de ses confidents: l'entrée du Sénat leur fut interdite et l'expédition d'Afrique résolue. Calpurnius Bestia, en ayant reçu le commandement, partit bientôt de Sicile à la tête des troupes, débarqua en Afrique, s'avança jusqu'à Badja et remporta de grands succès. Bokkus, lui-même, envoya aux Romains l'hommage de sa soumission. Jugurtha, se voyant perdu, eut alors recours à un moyen qui lui avait toujours réussi, la corruption. Bestia, gagné par son or, consentit à signer avec lui un traité après s'être fait livrer par le prince numide des éléphants, des chevaux, des bestiaux et une contribution de guerre (111).
Mais, à Rome, cette compensation ne fut pas jugée suffisante et, quand les infamies commises en Afrique eurent été dénoncées par la voix indignée de C. Memmius, tribun du peuple, on exigea la comparution immédiate de Jugurtha, afin de connaître la vérité sur ce honteux traité. Lucius Cassius, envoyé en Afrique, ramena sous son égide le prince berbère à Rome. Dans ce milieu, Jugurtha se trouva entouré des intrigues les plus basses. C'était son véritable terrain. Il parvint à gagner à sa cause le tribun du peuple C. Bebius et, lors de sa comparution devant le sénat, non seulement il fut protégé par lui contre les violences de l'assemblée indignée, mais encore, le tribun, usant de son droit de veto, lui défendit de répondre aux accusations dont il était l'objet, lui permettant ainsi d'échapper à la nécessité d'une justification impossible.
Dès lors, l'audace de Jugurtha ne connaît plus de bornes: un fils de Gulussa nommé Massiva se trouvait à Rome. Il le fait assassiner par Bomilcar son favori, afin de couper court aux projets d'ambition qu'il aurait pu avoir. En vain la voix publique crie vengeance; en facilite la fuite de Bomilcar et l'on se contente d'ordonner à Jugurtha de sortir de l'Italie. C'est alors que le prince numide, quittant Rome, prononce ces célèbres paroles, au moins étranges dans sa bouche: «Ô ville vénale et près de périr, si elle trouve un acheteur 78!»
Cependant le propréteur Aulus, qui était resté en Afrique avec l'armée, se disposa à prendre l'offensive, car le sénat avait annulé le traité fait par Bestia; mais la rigueur de la saison et l'adresse de Jugurtha triomphèrent bientôt de ce chef inhabile. Les troupes romaines démoralisées, peut-être même gagnées par l'or numide, se laissèrent surprendre dans leur camp, après avoir en vain essayé d'enlever Suthul 79, où se trouvaient les trésors et les approvisionnements du roi. Aulus, pour sauver sa vie, accepta une humiliante capitulation qui l'obligeait à quitter sous dix jours la Numidie et condamnait l'armée à passer sous le joug (109). Le Sénat ne ratifia pas ce traité. Il envoya le consul Albinus, frère d'Aulus, prendre la direction des opérations; mais ce chef ne sut, ne put ou ne voulut rien entreprendre.
Première campagne de Métellus contre Jugurtha.--Ces succès devaient être les derniers du prince numide. Métellus, homme d'une intégrité reconnue, ce qui avait motivé sa nomination, bien qu'il appartînt au parti de la noblesse, arriva en Afrique, avec mission de venger les affronts faits à l'honneur de Rome. Débarqué à Utique, il s'occupa d'abord, avec activité, à rétablir la discipline dans l'armée qui avait perdu, sous ses derniers chefs, ses anciennes vertus de courage, d'obéissance et de fermeté. Jugurtha, connaissait Métellus et le savait incorruptible; il essaya en vain de conjurer l'orage en offrant les plus grands témoignages de soumission. L'heure des transactions honteuses était passée, celle de l'expiation allait commencer.
Au printemps de l'année 108 80, Métellus se met en marche, occupe Vacca (Badja) et attaque Jugurtha qui l'attend de pied ferme dans une position par lui choisie près du Muthul 81. L'armée berbère est divisée en deux corps: l'infanterie avec les éléphants, sous le commandement de Bomilcar, est retranchée derrière la rivière; la cavalerie, avec le roi, est dissimulée dans les gorges environnantes. Métellus charge son lieutenant Rufus d'aller prendre position en face de Bomilcar. Aussitôt, la cavalerie ennemie se précipite sur les flancs de la troupe romaine, mais ne peut parvenir à l'ébranler. Pendant ce temps, Métellus, aidé de Marius, marche vers les collines afin d'en déloger les Berbères et de tourner Bomilcar. On se battit de part et d'autre avec le plus grand acharnement, mais, à la fin de la journée, la victoire se décida pour les Romains. Jugurtha leur abandonna le champ de bataille et presque tous ses éléphants.
Cette journée suffit pour prouver à Jugurtha qu'il ne pouvait se mesurer en ligne contre les Romains; changeant donc de tactique, il répartit ses adhérents dans toutes les directions, et les chargea d'inquiéter sans cesse l'ennemi, en se gardant de lui offrir l'occasion de lutter en bataille rangée. Ainsi, au moment où Métellus voulut recueillir les fruits de sa victoire, en achevant d'écraser l'ennemi, il ne trouva plus personne devant lui et force lui fut de changer de tactique et de se contenter de la guerre d'escarmouches, sans toutefois se laisser entraîner dans les lieux déserts et n'offrant aucune ressource où Jugurtha prétendait l'attirer. L'armée romaine, divisée en deux principaux corps, l'un sous les ordres de Métellus, et l'autre commandé par Marius, opérèrent quelque temps dans cette région, ruinant les cultures des indigènes ennemis, et enlevant par la force les villes qui ne voulaient pas se soumettre. Zama, attaquée par eux, se défendit avec énergie, ce qui permit à Jugurtha d'accourir à son secours et de forcer les Romains à lever le siège.
Ainsi finit cette première campagne. De grands résultats avaient été obtenus, puisque l'armée romaine avait vu fuir devant elle le roi numide, et cependant aucune conquête n'était conservée. Rentré dans la province d'Afrique pour prendre ses quartiers d'hiver, Métellas songea à obtenir le succès par d'autres moyens. Il parvint à détacher secrètement Bomilcar du parti de Jugurtha, en lui promettant sa succession s'il parvenait à le livrer entre ses mains. Bomilcar poussa donc le roi à abandonner une lutte dont l'issue ne pouvait que lui être fatale et l'amena à entrer en pourparlers avec Métellus. Les bases d'un traité furent arrêtées; déjà une partie des clauses était exécutée par le versement d'une somme considérable et la remise d'éléphants, de transfuges, d'armes, etc., lorsque Jugurtha, mis en défiance par l'insistance avec laquelle on l'invitait à se rendre au camp romain, éventa le piège dans lequel il avait failli tomber et s'éloigna au plus vite 82.
Deuxième campagne de Métellus.--Il fallait donc recourir de nouveau au sort des armes. Métellus alla d'abord s'emparer de Vacca (Badja), qui s'était révoltée après son départ, et avait massacré sa garnison romaine; il fit subir à cette ville un châtiment exemplaire. Sur ces entrefaites, Jugurtha, ayant découvert la trahison de Bomilcar, le condamna à expirer dans les tourments.
Au printemps de l'année 107, Métellus reprit méthodiquement la campagne et envahit la Numidie. Jugurtha, après avoir sans cesse reculé devant lui, se décide à lui offrir le combat, mais les Berbères ne tiennent pas et fuient lâchement devant les légionnaires. Cirta ouvre alors ses portes à Métellus, tandis que Jugurtha se réfugie dans le sud; de là, le prince berbère revient dans le Tel et va se retrancher, avec sa famille et ses trésors, dans une localité fortifiée nommée Thala 83. Métellus l'y poursuit, mais Jugurtha s'échappe et va chercher la sécurité chez les Gétules, pendant que les Romains font le siège régulier de la place. Après quarante jours d'efforts, Thala est forcée, mais les défenseurs ne livrent aux Romains que des ruines fumantes.
Pendant que Métellus était devant Thala, il reçut une députation de la colonie phénicienne de Leptis (parva) 84, venant lui demander protection contre les attaques des Berbères. Quatre cohortes de Liguriens allèrent prendre possession de cette localité au nom de Rome.
Note 83: (retour) Ce nom veut dire source en berbère; il est commun à une foule de localités et il est bien difficile, malgré toutes les recherches de MM. Marcus, Dureau de la Malle, Guérin, etc., d'indiquer d'une manière précise la situation de cette ville, qui devait se trouver soit dans l'Aourès, soit vers la limite actuelle de la Tunisie.
Quant à Jugurtha, il mit à profit son séjour parmi les Gétules pour les gagner à sa cause, en faisant luire à leurs yeux l'appât du butin. Tout en s'appliquant à former ces sauvages à la discipline, il envoya à son beau-père, Bokkus, des émissaires, pour l'amener à lui fournir son appui. Le roi de Maurétanie avait, dès le début de la guerre, adressé des protestations de dévouement aux Romains, et était peu disposé à entrer en lutte contre eux; mais Jugurtha, ayant obtenu de lui une entrevue, agit avec tant d'habileté sur son esprit, en lui représentant que les Romains n'avaient d'autre but que de conquérir la Maurétanie, après avoir pris la Numidie, qu'il lui arracha son adhésion. Bientôt les alliés se mirent en marche directement sur Cirta.
Prévenu de la ligue des deux rois, Métellus vint se placer dans un camp solidement retranché, en avant de la capitale de la Numidie, afin de couvrir cette contrée. Sur ces entrefaites, on apprit que Marius, alors à Rome, venait d'être élevé au consulat par le peuple; que la mission de terminer la guerre de Jugurtha lui avait été confiée et qu'il allait arriver avec des renforts et de l'argent. Sans attendre son ancien lieutenant, Métellus rentra en Italie (107).
Marius prend la direction des opérations.--Débarqué à Utique, Marius fut bientôt sur le théâtre de la guerre. Il amenait avec lui des renforts qui, ajoutés aux troupes déjà en campagne, devaient porter l'effectif des forces romaines à environ 50,000 hommes 85. Le mouvement offensif des rois berbères avait été arrêté par les mesures de Métellus. Bokkus avait en outre été travaillé par lui, de sorte que Jugurtha savait bien qu'il ne pouvait pas compter sur son beau-père pour une action sérieuse. Le roi numide ne se hasardait plus aux batailles rangées; à la tête des cavaliers gétules, il poussait des pointes hardies, jusqu'aux portes du camp de ses ennemis, pillait les populations soumises et regagnait les régions éloignées avant qu'on ait eu le temps de le combattre. Il avait déposé ses trésors à Capsa 86 et tenait toute la ligne du désert. Quant à Bokkus, il restait dans une prudente expectative.
Marius, voulant à tout prix sortir de cette situation, dans laquelle il ne faisait, pour ainsi dire, aucun progrès, se porta, par une marche audacieuse, sur Capsa, quartier général de son ennemi, enleva cette place, brûla et dévasta les villes voisines qui soutenaient Jugurtha et força ce prince à évacuer le pays et à se jeter dans l'Ouest. C'était ce qu'il cherchait car son plan était de reporter la campagne à l'Occident, en conservant Cirta comme base d'opérations. Marius vint donc relancer son ennemi dans les contrées de l'Ouest, et mena avec habileté et succès cette campagne dans le Zab et le Hodna, et les montagnes qui bordent ces plaines au nord et à l'ouest 87. Il réussit même à s'emparer d'une forteresse établie sur un rocher presque inaccessible, une de ces kalâa que les Berbères savaient placer sur des pitons escarpés, où le prince numide avait caché ses derniers trésors.
Cette habile tactique du général romain enlevait à Jugurtha tous ses avantages. Le prince numide adressa alors un appel désespéré à Bokkus, lui promit le tiers de la Numidie en récompense de ses services et le décida enfin à agir. Les deux rois, ayant opéré en secret leur jonction, fondirent à l'improviste à la tête de masses considérables 88 sur les troupes romaines. Surpris par l'impétuosité de l'attaque, Marius, secondé par Sylla, qui lui a amené un corps de cavalerie, prend d'habiles dispositions lui permettant de résister; on combat jusqu'au soir sans résultat. Les Berbères entourent les Romains et passent toute la nuit à chanter et à danser devant leurs feux, se croyant sûrs de la victoire. Mais, au point du jour, les Romains se jettent sur les Gétules et sur les Maures, qui viennent de céder à la fatigue, en font un carnage horrible et mettent en fuite les survivants 89.
Note 87: (retour) D'après Salluste, il se serait avancé jusqu'au Molochath; mais nous considérons cette marche comme impossible et nous nous rangeons à l'opinion de M. Poulle qui a discuté avec autorité cette question dans son excellent travail sur la Maurétanie sétifienne (Annuaire du la Société archéologique, 1863, pp. 40 et suiv). Quant à l'opinion de M. Rinn (Revue Africaine, n° 171), tendant à placer le Molochath à l'est de Cirta, il nous est impossible de l'admettre. M. Tauxier (Revue Africaine, n° 174), propose d'identifier la Macta au Mulucha (ou Molochath).
Après cette victoire, Marius conduisit habilement son armée vers Cirta pour lui faire prendre ses quartiers d'hiver, à l'abri de cette place. En chemin, il fut de nouveau attaqué par les rois indigènes, qui avaient rallié les fuyards et divisé leurs troupes en quatre corps. Le courage de Marius et de Sylla, la prudence et l'habileté du général dans son ordre de marche, sauvèrent encore l'armée romaine, qui dut, selon Paul Orose, lutter pendant trois jours avec acharnement 90.
Chute de Jugurtha.--Ces défaites successives avaient suffi pour dégoûter Bokkus de la guerre. Cinq jours après le dernier combat arrivèrent à Cirta les envoyés du roi de Maurétanie, chargés de proposer la paix. Les malheureux parlementaires, qui avaient suivi la route du désert, sans doute pour éviter les partisans de Jugurtha, avaient été entièrement dépouillés par des pillards Gétules, et se présentèrent nus et pleins de terreur 91. Néanmoins, leurs propositions ayant été acceptées en principe, on les fit partir pour Rome, afin qu'ils fournissent devant le sénat les justifications de leur maître.
A la suite de ces négociations, Sylla fut envoyé vers Bokkus avec une escorte de guerriers choisis et armés à la légère. Après cinq jours de marche, il rencontra Volux, fils du roi de Maurétanie, venu à sa rencontre pour lui faire escorte. Le même soir il faillit se jeter sur le camp de Jugurtha et n'échappa à ce danger que par son audace et son énergie. Enfin, la petite troupe atteignit le campement de Bokkus. Sylla fut fort surpris d'y trouver un envoyé de Jugurtha, qui l'y avait précédé et devant lequel il lui était difficile de traiter de l'extradition du prince numide. Néanmoins Sylla agit avec une telle habileté qu'il finit par triompher des irrésolutions de Bokkus et le décider à livrer son gendre. Un message fut envoyé à Jugurtha pour l'engager à venir traiter de la paix; mais le Numide était trop fin pour consentir à se livrer ainsi aux mains de ses ennemis et il exigea tout d'abord que Sylla lui fût remis en otage.
Pendant plusieurs jours Bokkus hésita encore pour savoir s'il livrerait Sylla à Jugurtha, ou Jugurtha à Sylla. Enfin, il se prononça pour le dernier parti. Après bien des négociations, il fut convenu que chacun se rendrait, sans armes, à un endroit désigné, afin d'arrêter les conditions de la paix. Jugurtha, vaincu par les assurances que lui prodigua son beau-père, se décida à venir au rendez-vous; mais, à peine était-on réuni, que des gardes, cachés aux environs, se jetèrent sur le prince numide et le livrèrent garrotté à Sylla 92. Ainsi la trahison mit fin à cette guerre que le génie de Jugurtha aurait peut-être prolongée encore. Le premier janvier 104, Marius fit son entrée triomphale à Rome, précédé de Jugurtha en costume royal et couvert de chaînes; puis le vaincu fut jeté dans le cachot du Capitole, où il mourut misérablement.
La guerre de Jugurtha fut en résumé l'acte de résistance le plus sérieux des Berbères contre les Romains. Sans approuver les crimes du prince numide, on ne saurait trop admirer les ressources de son esprit et son indomptable énergie; et il faut reconnaître qu'avec lui tomba l'indépendance de son pays. Cette guerre nous montre le caractère des indigènes tel que nous le retrouverons à toutes les époques, qu'il s'agisse de soutenir Jugurtha, Tacfarinas, Firmus, Abou Yezid, Ibn R'ania ou Abd-el-Kader, c'est toujours chez eux la même ardeur à l'attaque, le même découragement après la défaite et la même ténacité à recommencer la lutte jusqu'à ce que la trahison vienne y mettre fin.
Partage de la Numidie.--Après la chute de Jugurtha, les Romains n'osèrent encore prendre possession de toute la Numidie. Ils attribuèrent à Bokkus, pour le récompenser de ses services, la Numidie occidentale, l'ancienne Masséssylie, s'étendant depuis la Molochath jusque vers le méridien de Saldæ. Le reste, la Numidie proprement dite, fut donné à Gauda, frère de Jugurtha, depuis longtemps au service de Rome, sauf toutefois une petite partie que l'on adjoignit à la province d'Afrique. Gauda, vieillard chargé d'années et faible de caractère, mourut peu de temps après son élévation au pouvoir. Les documents historiques font absolument défaut pour ce qui se rapporte à cette période. On sait seulement que la Numidie propre fut de nouveau partagée entre Hiemsal II, fils de Gauda, et Yarbas ou Hiertas, prince de la famille royale, peut-être également fils de ce dernier. Il est probable que Hiemsal II eut pour sa part la région orientale de la Numidie confinant à la province romaine et l'entourant au sud, et que Yarbas reçut la partie occidentale, s'étendant jusqu'à Saldæ, limite des possessions du roi de Maurétanie. Peut-être, comme le pense M. Poulle 93, un autre prince, du nom de Masintha, régnait-il déjà sur la province sitifienne.
Ces rois vassaux gouvernèrent sous la tutelle directe de Rome, exerçant un pouvoir qui n'avait en réalité d'autre but que de préparer, par une transition, l'asservissement du pays au peuple-roi.
Des traités furent conclus avec les tribus gétules indépendantes, qui furent comptées au nombre des alliés libres de Rome 94, premier pas vers la soumission.
Coup d'oeil sur l'histoire de la Cyrénaique.--Cette province est léguée à Rome.--Nous avons jusqu'à présent négligé les faits de l'histoire de la Cyrénaïque, car ils ne se rattachaient pas directement à celle de la Berbérie. Nous avons dit 95 que Cyrène fut fondée par une colonie de Grecs Théréens, vers le viie siècle avant notre ère. Après avoir vécu plus d'un siècle heureuse et prospère sous l'autorité de ses rois de la famille de Battos, la colonie fut vaincue et soumise par les Perses (525). A la bataille de Platée, les Berbères libyens figurent parmi les troupes de Xerxès. Dans le cours du ve siècle une vaste révolte des indigènes rend la liberté à la Cyrénaïque. Le régime républicain y est proclamé 96. Cyrène atteint alors une grande prospérité. Elle se rencontre à l'ouest avec Karthage, sa rivale; une guerre sanglante éclate entre les Grecs et les Karthaginois au sujet de la limite commune. La lutte se termine par un traité consacré par le dévouement des Philènes, deux frères Karthaginois, qui, selon la tradition, consentirent à être enterrés vivants pour agrandir, vers l'est, le domaine de leur patrie (350).
Lors du voyage d'Alexandre le Grand à l'oasis d'Ammon, les Cyrénéens lui envoyèrent des ambassadeurs chargés de lui offrir l'hommage de leur soumission et de lui remettre des présents consistant en chevaux et en chars. Sans se détourner de sa route, le grand conquérant accueillit cette démarche et admit les Cyrénéens parmi ses tributaires, ou peut-être simplement ses alliés, car le pays conserva son indépendance, jusqu'au jour où les Egyptiens, appelés par une faction vaincue à la suite d'une longue guerre civile, vinrent s'emparer du pays. Ptolémée le Lagide laissa à Cyrène un gouverneur et une garnison (322).
Quelque temps après, le Macédonien Oppellas, qui gouvernait la Cyrénaïque pour le compte du souverain d'Egypte, se déclara roi indépendant et, soutenu par ses amis de Grèce, acquit une grande puissance. C'est alors que, cédant aux instances d'Agathocle qui était venu porter la guerre en Afrique, il alla se joindre à lui pour combattre les Karthaginois. Nous avons vu 97 que le roi de Sicile le fit assassiner. A la suite de ces événements, Ptolémée voulut ressaisir la Cyrénaïque, mais il dut se porter au plus vite vers l'est, pour combattre ses mortels ennemis, Antigone et Démétrius, fils de celui-ci, qui avait épousé la veuve d'Oppellas. Ce ne fut qu'après avoir triomphé d'eux à la bataille d'Ipsus (301), qu'il put s'occuper de la soumission de la Cyrénaïque. Son beau-fils Magas accomplit cette mission et resta gouverneur du pays.
Ptolémée avait ramené de ses expéditions en Syrie un grand nombre de Juifs; il les expédia en Cyrénaïque et dans les autres villes de la Libye 98. C'est ainsi que nous verrons, au xie siècle de notre ère, le kalife Fâtemide El Mostancer, lancer sur le Mag'reb les Arabes hilaliens qu'il a également ramenés de ses guerres de Syrie et dont il ne sait que faire.
A la mort de Ptolémée (285), Magas se déclara indépendant et, après avoir tenté de renverser du trône d'Egypte son frère utérin Ptolémée Philadelphe, conclut avec lui un traité d'alliance et donna à la Cyrénaïque des jours de calme et de prospérité. A sa mort, sa fille, la célèbre Bérénice, épousa le beau Démétrius, fils du Polyorcète, et partagea avec lui le trône de Cyrène. On connaît la fin tragique de Démétrius et le second mariage de Bérénice, avec Ptolémée Evergète 99. Ainsi la Cyrénaïque fut encore une fois réunie à la couronne d'Egypte (247). Mais Bérénice n'oublia pas sa patrie: elle y fit exécuter de grands travaux et orna certaines villes avec magnificence. Son nom fut donné à la ville d'Hespéride (Ben-Ghazi).
A l'occasion de la querelle survenue entre les deux frères Ptolémée Philométor et Ptolémée Evergète, surnommé Physcon, qui avaient partagé pendant quelque temps le trône de l'Egypte, Rome, sollicitée par le premier (164), envoya des commissaires qui opérèrent le partage du royaume entre les deux frères. Physcon obtint, pour sa part, la Cyrénaïque avec la partie de la Libye y attenant 100. Mécontent de son lot, il essaya en vain de décider son frère ou Rome à réformer le partage. En 147, Philométor étant mort, Physcon alla s'emparer du trône d'Egypte et fit gémir le pays sous sa tyrannie, pendant un long règne qui ne se termina qu'en l'année 117. Par son testament il léguait la Cyrénaïque à son fils naturel Apion.
Pour la dernière fois la Cyrénaïque formait un royaume indépendant. Apion régna paisiblement, obscurément même, pendant vingt années, entretenant avec Rome des rapports fréquents, et, à sa mort survenue en l'an 96, il légua son royaume au peuple-roi. Cette nouvelle province s'étendait de l'Egypte à la grande Syrte. Rome laissa à la Cyrénaïque ses institutions, aux villes leurs franchises, et se contenta de prendre possession des biens de la couronne, dont les produits vinrent grossir les revenus du trésor public. En réalité, le pays demeura livré à l'anarchie des factions jusqu'au moment où Lucullus, au retour de la guerre contre Mithridate, vint prendre possession de la Cyrénaïque et la réduire en province romaine (86).
CHAPITRE VI
L'AFRIQUE PENDANT LES GUERRES CIVILES
89-46
Guerre entre Hiemsal et Yarbas.--Défaite des partisans de Marius en Afrique; mort de Yarbas.--Expéditions de Sertorius en Maurétanie.--Les pirates africains châtiés par Pompée.--Juba I successeur de Hiemsal.--Il se prononce pour le parti de Pompée.--Défaite de Curion et des Césariens par Juba.--Les Pompéiens se concentrent en Afrique après la bataille de Pharsale.--César débarque en Afrique.--Diversion de Sittius et des rois de Maurétanie.--Bataille de Thapsus, défaite des Pompiens.--Mort de Juba.--La Numidie orientale est réduite en province Romaine.--Chronologie des rois de Numidie.
Guerre entre Hiemsal II et Yarbas.--Dans la situation de vassalité où se trouvaient les rois numides vis-à-vis de Rome, il leur était difficile de ne pas prendre une part, plus ou moins directe, aux troubles qui l'agitaient. Marius, forcé de fuir, se réfugia en Afrique, comptant sur le secours du roi Hiemsal II, auprès duquel il avait envoyé son fils. Mais le Berbère voyait poindre la fortune de Sylla. Il se prononça pour celui-ci, et le fils de Marius, qu'il avait retenu comme prisonnier et qui n'était parvenu à s'échapper,--s'il faut en croire Plutarque,--que grâce à l'intérêt que lui portait une concubine de son hôte, ayant rejoint son père, lui apprit qu'il ne lui restait qu'à fuir. Marius qui avait été repoussé de Karthage par le proconsul Sextus, errait sur le rivage près de la limite de la Numidie; il put cependant prendre la mer, gagner les îles Kerkinna, échappant ainsi aux sicaires de Hiemsal. Il trouva ensuite un refuge chez Yarbas, qui s'était déclaré pour lui, et y passa sans doute l'hiver de l'année 88.
Bientôt Yarbas marcha contre son parent, le défit, et s'empara de son royaume. Ainsi le parti de Marius triomphait en Afrique, tandis qu'en Europe il n'éprouvait que des revers.
Défaite des partisans de Marius en Afrique. Mort de Yarbas.--La province africaine devint le refuge des partisans de Marius. Le préteur Hadrianus en avait expulsé Métellus et Crassus, qui essayaient en vain de rallier ce pays au parti des Optimates. Pour augmenter ses forces, Hadrianus voulut affranchir les esclaves; mais les marchands d'Utique se révoltèrent en masse et brûlèrent le préteur dans sa maison. Cependant l'Afrique resta fidèle au parti Marianien. Domitius Ahénobarbus, gendre de Cinna, y organisa la résistance. Un camp fut formé près d'Utique et bientôt, grâce aux renforts fournis par Yarbas, une vingtaine de mille hommes s'y trouvèrent réunis.
Mais Sylla, sans laisser à ses ennemis le temps de se reformer, chargea Cnéius Pompée d'une expédition en Afrique. Il lui confia à cet effet six légions qui partirent sur une flotte de cent vingt galères, suivies d'un grand nombre de bateaux de transport.
Débarqué heureusement en Afrique, le général romain marcha contre ses ennemis, qui l'attendaient dans une forte position, les attaqua en profitant du désordre causé par un orage, les défit, et enleva leur camp, avec leurs bagages et les éléphants du roi numide. D. Ahénobarbus tomba en combattant; quant à ses soldats, il en fut fait un grand carnage, puisque trois mille, seulement, d'entre eux purent s'échapper.
Yarbas avait pris la fuite avec les débris de ses Numides et tâchait de gagner sa retraite, lorsqu'il se heurta contre un corps de cavaliers maures, envoyés par le roi Bogud, fils de Bokkus, au secours de Pompée. Gauda fils de Bogud, commandant de cette colonne, contraignit Yarbas à se réfugier derrière les remparts de Bulla-Regia 101, sa capitale.
Pompée, qui avait envahi la Numidie, empêcha les Berbères de porter secours à leur roi. Forcé de se rendre à Gauda, Yarbas fut mis à mort. Hiemsal rentra ainsi en possession de son royaume et reçut, comme récompense de sa fidélité à Sylla, le territoire du vaincu 102 (81). Ces luttes avaient duré sept ans. Vers la même époque Bokkus, roi de Maurétanie, ayant cessé de vivre, son empire avait été partagé entre ses deux fils: Bokkus II, qui obtint la partie orientale, avec Yol pour capitale, et Bogud, à qui échut la partie occidentale, avec Tingis. Ce dernier avait fourni son appui à Pompée pour écraser Yarbas.
Expéditions de Sertorius en Maurétanie.--Tandis que la Numidie était le théâtre de ces guerres, Sertorius était chassé de l'Espagne par Annius, lieutenant de Sylla. Forcé de prendre la mer, il s'adjoignit à des pirates ciliciens et vint tenter un débarquement sur les côtes de la Maurétanie. Mais il fut reçu les armes à la main par les farouches montagnards de l'ouest et parvint, non sans peine, à se rembarquer. Il alla chercher un refuge dans les îles Fortunées (Canaries) et, de là, attendit une occasion plus favorable d'intervenir. Cette occasion ne tarda pas à se présenter. Un certain Ascalis, soutenu par une partie des corsaires ciliciens dont nous avons parlé, s'était mis en état de révolte contre le souverain maurétanien et s'était emparé de Tanger.
Sertorius débarqua de nouveau en Afrique avec ses soldats, et vint mettre le siège devant Tanger. Un corps de troupes romaines, sous le commandement de Paccianus (ou Pacciæcus), ayant été envoyé par Sylla au secours d'Ascalis, Sertorius lui offrit le combat, avant qu'il eût opéré sa jonction avec ce dernier, le défit et tua Paccianus; puis il enleva d'assaut Tanger et fit prisonnier le prétendant et sa famille (82). Encouragé par ce succès et appelé par les Lusitaniens, Sertorius réunit ses guerriers au nombre d'environ deux mille hommes, auxquels s'adjoignirent sept cents Berbères. Etant passé en Espagne, il reçut dans son armée le contingent des Lusitaniens et marcha contre les Romains. On sait qu'il se rendit bientôt maître de toute l'Espagne (78) et que sa puissance fut assez grande pour que Mithridate lui proposât une alliance; on sait aussi qu'il fallut toute la science et les efforts combinés de Métellus et de Pompée pour triompher de ce chef de partisans (72). Ce fait prouve que les incursions des Berbères de l'ouest en Espagne datent de loin.
Les pirates africains chatiés par Pompée.--Nous avons vu plus haut des pirates s'associer à Sertorius pour faire une expédition en Maurusie. La Méditerranée était alors infestée par ces écumeurs de mer, précurseurs des corsaires barbaresques, à l'industrie desquels la conquête de l'Algérie par la France a mis fin. Le littoral des Syrtes et de la Cyrénaïque était un des repaires de ces brigands qui enlevaient toute sécurité à la navigation. Les Nasamons se faisaient remarquer parmi eux par leur hardiesse. Des mercenaires et des officiers licenciés, des proscrits, épaves de toutes les guerres civiles, des brigands de toutes les nations complétaient les équipages. Plusieurs expéditions avaient déjà été entreprises contre eux; mais les leçons qu'on leur avait infligées n'avaient eu, pour ainsi dire, aucun résultat. Leur audace ne connaissait pas de bornes: «l'or, la pourpre, les tapis précieux décoraient leurs navires; quelques-uns avaient des rames argentées, et chaque prise était suivie de longues orgies au son des instruments de musique 103». Ils possédaient, dit-on, plus de trois mille navires avec lesquels ils entreprenaient de véritables expéditions et interceptaient souvent les convois de grains venant non seulement de l'Afrique, mais de la Sicile et de la Sardaigne. Les corsaires formaient un véritable état qui avait déclaré la guerre au reste du monde. Ils avaient établi des règles d'obéissance et de hiérarchie auxquelles tous se soumettaient; quant à leurs prises, ils les considéraient comme du butin légitimement conquis par la guerre.
En 67 Pompée, chargé par décret de mettre fin à cette situation insupportable, et ayant reçu à cet effet des forces considérables, divisa sa flotte en treize escadres, nettoya en quarante jours les rivages de l'Espagne et de l'Italie, accula les pirates dans la Méditerranée orientale, détruisit tous leurs navires, et força à la soumission ceux qui n'avaient pas péri.
En 59, lors du premier triumvirat, Pompée obtint dans son lot l'Afrique; il fit administrer cette province par des lieutenants et conserva des relations amicales avec le prince de Numidie, qui lui devait tout 104.
Juba I, successeur de Hiemsal II. Il se prononce pour le parti de Pompée.--Après les événements qui avaient rendu à Hiemsal II son royaume, augmenté de celui de Yarbas, ce prince régna tranquillement pendant de longues années, aidé dans l'exercice du pouvoir, par son fils Juba, sous le protectorat de Rome. A la suite d'une contestation survenue avec un chef berbère du nom de Masintha, le même qui, ainsi que nous l'avons dit 105, gouvernait sans doute la Numidie occidentale, voisine de la Maurétanie, les princes africains vinrent soumettre leur procès au Sénat. Juba, représentant son père, obtint gain de cause malgré l'opposition de César qui, d'après Suétone, serait allé, dans son ardeur à défendre Masintha, jusqu'à saisir par la barbe son adversaire. Juba garda un âpre ressentiment de cette violence et profita de son séjour à Rome pour resserrer les liens qui unissaient son père au parti pompéien.
En l'an 50 Hiemsal cessa de vivre. Son fils Juba lui succéda. C'était un homme d'un courage et d'une hardiesse remarquables; ses rapports avec les Romains l'avaient initié aux raffinements de la civilisation; mais son goût pour les choses de la guerre l'avait empêché de tomber dans la mollesse. Persuadé qu'il était appelé à jouer un grand rôle dans la querelle qui divisait alors le peuple romain, son premier soin, en prenant le pouvoir, fut d'organiser ses forces, non seulement au moyen de ses guerriers numides, mais encore en attirant à lui des aventuriers de toute race, qui, profitant de l'anarchie générale, s'étaient réunis en bandes et guerroyaient pour leur compte sur divers points. Ainsi préparé, il attendit, au cœur de son royaume, que le moment d'agir fût arrivé.
Défaite de Curion et des Césariens par Juba.--L'occasion ne tarda pas à se présenter. Après que César eut enlevé l'Italie aux Pompéiens, Attius Varus, lieutenant de Pompée, se réfugia avec quelques forces en Afrique, y proclama l'autorité de son maître et se mit en relations avec Juba. Curion, ennemi personnel de ce dernier, dont il avait proposé au Sénat la dépossession, fut dépêché par César pour réduire le rebelle et son allié numide, déclaré ennemi public. Après quelques opérations dans lesquelles il eut l'avantage, il contraignit Varus à se réfugier à Utique et commença le siège de cette ville. La situation des Pompéiens devenait critique, lorsque Juba accourut à leur secours, à la tête d'une puissante armée, ce qui contraignit Curion à lever le siège et à chercher lui-même un refuge derrière les retranchements du camp Cornélien 106, où rien ne lui manquait. Il aurait pu résister avec succès aux forces combinées de ses ennemis; mais ceux-ci employèrent la ruse pour l'en faire sortir et leur stratagène réussit. Ils répandirent le bruit que Juba, rappelé dans son royaume par une révolte subite, avait emmené la plus grande partie de ses forces, en laissant le reste sous le commandement de son général Sabura. Pour donner plus de sérieux à cette feinte, le roi numide se tint en arrière avec le gros de son armée et ses éléphants et fit avancer Sabura suivi de peu de monde.
Aussitôt Curion sortit du camp avec une partie de ses gens et se porta sur la Medjerda (Bagradas), où il ne tarda pas à rencontrer l'avant-garde numide. Les prisonniers confirmant les précédents rapports, à savoir qu'il n'avait devant lui que Sabura, le général romain se lança imprudemment à la poursuite des guerriers indigènes qui, tantôt combattant, tantôt fuyant, l'attirèrent dans un terrain choisi, à portée des renforts de Juba. Les Césariens, harassés de fatigue, débandés, négligeant leurs précautions habituelles, car ils se croyaient sûrs de la victoire, se virent tout à coup entourés par de nouveaux et innombrables ennemis, parmi lesquels deux mille cavaliers espagnols et gaulois de la garde de Juba. Il ne leur restait qu'à vendre chèrement leur vie. Enflammés par l'exemple de Curion, qui refusa de fuir, ils combattirent avec la plus grande bravoure et furent tous exterminés. La tête du général romain fut apportée au prince berbère.
Dès que la nouvelle de cette défaite parvint au camp cornélien, les soldats furent pris d'une véritable panique, que le préteur M. Rufus fut impuissant à calmer. Tous se précipitèrent vers la rivage afin de s'embarquer sur des navires marchands ancrés dans le port; mais la plupart de ces barques sombrèrent, étant surchargées; dans certains navires, les marins jetèrent à l'eau les soldats, et il en résulta que, de toute cette armée, bien peu de Césariens purent gagner la côte de Sicile, où ils arrivèrent isolés et démoralisés. Ceux qui n'avaient pu s'embarquer se rendirent à Juba qui les fit tous massacrer sans pitié 107.
Rempli d'orgueil par ce succès, Juba entra solennellement à Utique et commença à faire rudement sentir son arrogance aux Pompéiens.
Les Pompéiens se concentrent en Afrique après la bataille de Pharsale.--Mais, tandis que l'Afrique était le théâtre de ces événements, le grand duel de César et de Pompée se terminait à Pharsale par la défaite de celui-ci, suivie bientôt de sa mort misérable (août-juin 48). Les débris des Pompéiens vinrent en Afrique se réfugier auprès de Varus et tenter de se reformer sous la protection de Juba.
Métellus Scipion, beau-père de Pompée, Labiénus et autres chefs du parti pompéien, et enfin Caton, arrivé le dernier, après avoir mis la Cyrénaïque en état de défense, se trouvèrent réunis et ne tardèrent pas à grouper des forces respectables, tant comme effectif que comme matériel et vaisseaux. Ils enrôlèrent aussi un grand nombre d'indigènes et renforcèrent leurs légions au moyen d'éléments divers. L'éloignement de César, retenu en Egypte, favorisait cette réorganisation de leurs forces. Malheureusement la concorde était loin de régner parmi les Pompéiens: Scipion et Varus s'y disputaient le commandement, et Juba faisait avec insolence sentir le poids de son autorité à tous. Il fallait l'énergie de Caton pour éteindre ces discordes et rappeler chacun à son devoir. Grâce à lui, Scipion fut reconnu général en chef des forces pompéiennes; ce fut lui également qui sauva Utique de la destruction, car Juba voulait raser cette cité comme étant attachée au parti césarien. Il s'appliqua particulièrement à la fortifier et laissa aux autres chefs le soin de diriger les opérations actives. Le roi berbère, rempli d'orgueil par l'importance que lui donnaient les événements, s'entoura des insignes de la royauté et fit frapper des monnaies à son effigie. Il avait imposé aux Pompéiens cette condition, qu'en cas de succès, la province d'Afrique lui serait donnée, et il se voyait déjà souverain d'un puissant empire 108.
César débarque en Afrique.--Ainsi, il ne suffisait pas à César d'avoir vaincu son rival à la suite d'une brillante campagne. Il fallait recommencer une nouvelle guerre contre son parti, sur un autre continent et avec des forces bien inférieures à celles de ses ennemis. César accepta les nécessités de la situation avec sa décision ordinaire. Retenu à Alexandrie par les vents contraires, il prit toutes les dispositions pour assurer la réussite de sa téméraire entreprise. Dans le but d'entraver le secours que Juba allait offrir aux Pompéiens, il le proclama, ainsi que nous l'avons dit, ennemi public, et accorda ses états aux deux rois de Maurétanie Bokkus et Bogud, comptant bien qu'ils attaqueraient la frontière occidentale de la Numidie et feraient ainsi une salutaire diversion.
Au commencement de l'an 46, César débarqua non loin d'Hadrumète (Sousa), après une périlleuse traversée dans laquelle sa flotte avait été dispersée. Il n'avait alors avec lui qu'environ cinq mille fantassins et cent cinquante cavaliers gaulois. C'est avec cette faible armée qu'il allait affronter, loin de tout secours, des forces combinées montant à soixante mille hommes, avec une nombreuse cavalerie et des éléphants. Heureusement pour le dictateur, ses ennemis ne surent pas tirer parti de leurs avantages. Leurs nombreux navires restèrent à l'ancre, au lien d'aller intercepter ses communications et empêcher l'arrivée de renforts. Scipion soumis aux caprices de Juba, se montra d'une faiblesse extrême et, pour plaire à ce prince, laissa ses soldats ravager la province d'Afrique, ce qui détacha de lui la population coloniale qui ne voulait à aucun prix subir la domination d'un Berbère. Enfin les opérations de guerre furent menées sans énergie ni cohésion.
Cependant César, après avoir en vain essayé de se rendre maître d'Hadrumète, soit par la force, soit en achetant Considius qui défendait cette place, se vit bientôt forcé de battre en retraite, poursuivi dans sa marche par un grand nombre de Numides, contre lesquels la cavalerie gauloise était obligée de faire tête à chaque instant. Bien accueilli par les habitants de Ruspina 109, il se retrancha dans cette localité et reçut également la soumission de Leptis parva 110, ce qui lui procura l'avantage d'un bon port où il ne tarda pas à recevoir des renforts et des provisions.
Bientôt arriva Labiénus à la tête d'une armée de huit mille hommes, comprenant un grand nombre de cavaliers numides. César leur offrit aussitôt le combat, et, grâce à une liabile tactique, parvint à repousser ses ennemis. Malgré ce succès, sa situation était des plus critiques: Scipion arrivait avec huit légions et de nombreux cavaliers; il n'était plus qu'à trois journées, et derrière lui s'avançait le gros de l'armée de Juba, commandée par le prince berbère en personne. Bloqué, manquant de tout, César déploya, dans cette conjoncture critique, les ressources de son génie: construisant des machines de guerre, démolissant des galères pour avoir le bois nécessaire aux palissades, enfin nourrissant ses chevaux au moyen d'algues marines lavées dans l'eau douce. Heureusement Salluste, alors préteur, parvint à surprendre l'île de Kerkinna, où avaient été entassées de nombreuses provisions qui assurèrent le salut des Césariens.
Diversion de Sittius et des rois de Maurétanie.--Sur ces entrefaites, un certain P. Sittius, chef d'une bande d'aventuriers, avec lequel César était en pourparlers depuis quelque temps, se joignit aux troupes de Bogud, roi de la Maurétanie orientale, et envahit la Numidie par l'ouest. Ce Sittius, Italien d'origine, compromis dans la conspiration de Catilina, et qui déjà, en 48, avait aidé Cassius, lieutenant de César, à écraser Marcellus en Espagne, avait réuni en Afrique une véritable armée de malandrins de tous les pays avec lesquels il se mettait au service de quiconque le payait convenablement 111. Homme énergique et d'une grande audace, son appui, surtout après sa jonction avec les troupes de Maurétanie, allait être d'un grand prix pour César.
Marchant résolument sur Cirta, Sittius parvint sans empêchement sous les remparts de cette ville, l'enleva après un siège de peu de jours 112 et se rendit maître d'une autre place forte dont on ignore le nom, où se trouvaient les magasins d'armes et de vivres de Juba. Appuyé sur cette forteresse, il rayonna dans tous les sens, menaçant les villes et les campagnes de la Numidie.
A la réception de ces graves nouvelles, Juba dut faire rétrograder une partie de son armée pour s'opposer aux entreprises des envahisseurs et couvrir sa capitale. Mais bientôt un autre sujet d'inquiétude le força à porter ses regards vers le sud. Les Gétules, travaillés par les émissaires de César, s'étaient lancés sur sa frontière méridionale. Il fallut donc distraire encore de nouveaux soldats pour contenir les nomades sahariens. Ainsi Juba, menacé sur ses derrières et sur son flanc, fut contraint de suspendre son mouvement et de changer ses plans. Il n'est pas douteux que ces diversions assurèrent le salut de César.
Bataille de Thapsus, défaite des Pompéiens.--Cependant César, après s'être solidement établi dans ses retranchements, avait cherché à s'étendre sur le littoral, ayant en face de lui Scipion, appuyé sur Hadrumète, Thapsus 113 et Thysdruss 114. Ce général restait, depuis deux mois, dans une inaction incompréhensible, appelant sans cesse Juba à son secours; mais le prince berbère avait d'autres soucis, ainsi qu'on l'a vu. Peut-être aussi ne se souciait-il pas trop de débarrasser les Pompéiens de leur ennemi et n'était-il pas fâché de les laisser à la merci de César, pour arriver ensuite, écraser celui-ci et rester maître du pays 115.
Cédant enfin à des instances de plus en plus pressantes ou peut-être à des promesses précises, Juba laissa le commandement des opérations contre Sittius à son lieutenant Sabura, se porta vers l'est et établit son camp en arrière de celui de Scipion. Les soldats de César, effrayés de l'approche du prince numide dont la renommée avait considérablement exagéré les forces, furent surpris de constater que son armée n'était pas aussi puissante qu'on l'annonçait. Le dictateur, qui venait de recevoir du renfort, profita habilement de cette impression pour prendre l'offensive et attaquer Thapsus, ville construite sur une sorte de presqu'île. Par son ordre, l'isthme qui reliait cette ville à la terre fut coupé et toute communication se trouva interrompue entre les assiégés et les Pompéiens.
Déjà les Césariens avaient remporté quelques avantages sur terre et sur mer et repris confiance, d'autant plus que les rangs de leurs ennemis s'éclaircissaient par la désertion. La désaffection des populations s'accentuait chaque jour, et Juba, pour faire un exemple, était allé détruire la ville de Vacca (Badja), dont les habitants avaient offert leur soumission à César. Scipion ne pouvant plus persister dans son inaction, se porta au secours de Thapsus où il fut rejoint par Juba. Bientôt César, qui avait pris toutes ses dispositions pour l'offensive, fit attaquer ses ennemis coalisés. Les Césariens déployèrent la plus grande bravoure et forcèrent les Pompéiens à reculer. Les éléphants affolés contribuèrent au désordre et empêchèrent la cavalerie numide de donner. Le camp des Pompéiens et celui de Juba tombèrent successivement aux mains des vainqueurs. Quant à l'armée coalisée, naguère si nombreuse et si puissante, elle fuyait en désordre dans toutes les directions. Les Césariens firent des vaincus un carnage horrible: dix mille cadavres restèrent sur le champ de bataille.
Cette belle victoire assurait le succès de César. Les villes environnantes, Hadrumète, Thysdrus, qui étaient déjà pour lui, s'empressèrent de se rendre à ses officiers pendant que sa cavalerie marchait sur Utique. Caton essaya d'y organiser la résistance, mais, on l'a vu, les habitants de cette ville étaient pour César; aussi n'eut-il bientôt d'autre ressource pour échapper au vainqueur que de se donner la mort (avril 46).
Mort de Juba; la Numidie orientale est réduite en province romaine.--Après la bataille de Thapsus, les chefs pompéiens qui échappèrent au fer du vainqueur prirent la route de l'ouest pour tâcher d'atteindre l'Espagne. Mais Sittius, qui les attendait au passage, en arrêta un grand nombre et coula leurs vaisseaux dans le port d'Hippone 116. Scipion, repoussé en Afrique par la tempête, se perça de son épée.
Quant à Juba, échappé de la mêlée, il évita la poursuite des vainqueurs; en se cachant le jour et ne marchant que la nuit, il parvint à atteindre sa capitale Zama regia, où il avait laissé sa famille et où il espérait trouver un refuge. Mais les habitants, effrayés par les préparatifs de destruction générale qu'il avait faits avant son départ, en prévision d'une défaite possible, refusèrent de lui ouvrir les portes de leur cité: ni les prières ni les menaces ne purent les fléchir, et ils ne voulurent même pas laisser sortir la famille de leur roi. Il fallait, pour agir ainsi, qu'ils jugeassent sa cause bien compromise. Elle l'était en effet, car Sittius avait vaincu et tué Sabura; le roi berbère n'avait plus un asile.
Juba se décida alors à se retirer à sa maison de campagne avec le pompéien Pétréius et quelques serviteurs fidèles. Les Césariens, appelés par les gens de Zama, accouraient, et il ne restait au prince vaincu qu'à mourir. Il fit préparer un festin qu'il partagea avec Pétréius, puis tous deux engagèrent un combat singulier où ils devaient périr l'un et l'autre. Mais là encore la fortune fut contraire au prince numide: il triompha de Pétréius, sans avoir reçu de blessure mortelle et en fut réduit à se plonger lui-même son glaive dans le corps; enfin, comme la mort n'arrivait pas, il se fit achever par un esclave.
Ainsi finit le dernier roi de Numidie.
La partie orientale de ce royaume fut réduite en province romaine (46) sous le nom de Nouvelle Numidie ou d'Africa nova. César plaça Salluste à sa tête, avec le titre de proconsul. S'il faut s'en rapporter au témoignage de Dion Cassius et de Florus, l'historien de la guerre de Jugurtha, dans son court passage en Numidie, s'y rendit coupable de telles exactions qu'il fut traduit en justice et couvert de honte et d'infamie (Dion).
Les habitants de Zama, qui avaient si hardiment résisté à leur roi, furent affranchis d'impôts.
Il restait quelqu'un à récompenser: Sittius, dont la coopération avait été si décisive. César lui donna, ainsi qu'à ses compagnons, les territoires environnant Cirta qu'ils avaient conquis. Ces territoires, selon Appien, appartenaient à un certain Masanassès, ami et allié de Juba, et père d'Arabion, qui se réfugia en Espagne. Ainsi s'établit la colonie des Sittiens dont les tombes sont si nombreuses à Constantine 117.
Juba laissait un fils. Le vainqueur l'épargna et l'envoya à Rome, où il reçut une brillante éducation. Nous le verrons plus tard jouer un rôle important dans l'histoire de l'Afrique.
Enfin Bogud I reçut, pour prix de son alliance, la partie occidentale de la Numidie.
CHRONOLOGIE DES ROIS DE NUMIDIE. Sifax, (ou Syphax), roi des Massésyliens. . | vers 225 Gula, roi des Massyliens. . . . . . . . . . . . | av. J.-C. Massinissa, roi des Massésyliens. . . . . . . . | Vermina, roi des Massyliens . . . . . . . . . . | 201 Massinissa seul . . . . . . . . . . . . . . . . (?) Micipsa. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . | Gulussa. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . | 149 Manastabal. . . . . . . . . . . . . . . . . . . | Micipsa seul. . . . . . . . . . . . . . . . . . vers 145 Adherbal. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . | Hiemsal. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . | vers 118 Jugurtha. . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . | av. J.-C. Adherbal. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . | Jugurtha. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . | 117 Jugurtha seul . . . . . . . . . . . . . . . . . 112 Gauda, Numidie propre. . . . . . . . . . . . . | Bokkus I, id occid. . . . . . . . . . . . . . . | 104 Hiemsal II, Numidie orientale. . . .. . . . . . | Yarbas id. centrale . . . . . . . . . . . . . . | (?) Masintha (?) sétifienne . . . . . . . . . . . . | Yarbas, Numidie orientale et centrale. | Masintha (?) sétifienne . . . . . . . . . . . . | 88 Hiemsal, Numidie orientale et centrale. | Masintha (?) sétifienne . . . . . . . . . . . . | 81 Juba I, Numidie orientale et centrale . . . . . | Masanassès, sétifienne. . . . . . . . . . . . . | 50
En 46, la Numidie orientale et centrale est réduite en province romaine. La sétifienne est réunie à la Maurétanie orientale.