Histoire de l'Afrique Septentrionale (Berbérie) depuis les temps les plus reculés jusqu'à la conquête française (1830) ( Volume I)
CHAPITRE VII
LES DERNIERS ROIS BERBÈRES
46 avant J.-C.--43 après J.-C.
Les rois maurétaniens prennent parti dans les guerres civiles.--Arabion rentre en possession de la Sétifienne.--Lutte entre les partisans d'Antoine et ceux d'Octave.--Arabion se prononce pour Octave.--Arabion s'allie à Lélius lieutenant d'Antione; sa mort.--L'Afrique sous Lépide.--Bogud II est dépossédé de la Tingitane. Bokkus III réunit toute la Maurétanie sous son autorité.--La Berbérie l'entre sous l'autorité d'Octave.--Organisation de l'Afrique par Auguste.--Juba II roi de Numidie.--Juba roi de Maurétanie.--Révolte des Berbères.--Mort de Juba; Ptolémée lui succède.--Révolte des Tacfarinas.--Assassinat de Ptolémée.--Révolte d'Ædémon. La Maurétanic est réduite en province Romaine.--Division et organisation administrative de l'Afrique romaine.--Chronologie des rois de Maurétanie.
Les rois maurétaniens prennent parti dans les guerres civiles.--Après tant de secousses, la Berbérie ne recouvra pas encore la tranquillité qui lui aurait été si nécessaire pour panser ses plaies. Liée désormais au sort de Rome, elle devait ressentir le contre-coup de toutes les luttes que s'y livraient les partis. Le meurtre de César, les compétitions qui en furent la conséquence fournirent aux Africains de nouvelles occasions d'y participer.
Bogud I, fidèle à César, avait aidé le dictateur à écraser en Espagne les restes du parti pompéien (45). Il était logique, ou au moins conforme à l'usage, que Bokkus II se prononçât dans un sens opposé; aussi ses deux fils combattirent-ils à Munda pour Sextus et Cnéus Pompée.
Arabion rentre en possession de la Sétifienne.--Nous avons vu que le prince berbère Arabion, fils de Masanassès, après avoir été dépossédé du royaume de son père (la Numidie sétifienne), avait rejoint, en Espagne, les fils de Pompée. A la tête d'une bande d'aventuriers, il vécut d'abord de brigandages; puis, sa troupe grossissant, il devint redoutable et lutta, non sans succès, contre les cohortes du dictateur. Après la mort de César (15 mai 44) Arabion jugea le moment favorable pour reconquérir l'héritage de son père. Il passa en Afrique et s'appliqua à former une armée. On dit même qu'il envoya des Numides au jeune Pompée, pour qu'ils apprissent, sous sa direction, à combattre à la romaine 118. Bientôt il fut en mesure d'entrer en campagne et, par son courage et son habileté, ne tarda pas à triompher de Bokkus III qui avait succédé à son père Bogud I, et à rentrer en possession du royaume paternel. En vain Bokkus, s'appuyant sur les services passés, réclama le secours d'Octave. Le jeune triumvir avait alors d'autres occupations et ainsi toute la contrée comprise entre Saldæ et l'Amsaga, la Numidie sétifienne, échappa au prince maure pour rentrer en la possession de son ancien chef.
«Arabion était actif, entreprenant, astucieux comme un Numide, doué de qualités guerrières, avide de pouvoir 119.» Il n'est pas douteux qu'il n'ait nourri l'espoir d'expulser les Romains de la Numidie. Son premier acte d'hostilité fut d'attirer Sittius, le spoliateur de son père, dans une embuscade, et de le tuer. Puis il attendit pour voir comment ce nouvel attentat serait jugé à Rome. Mais l'attention était absorbée dans la métropole par des choses autrement graves que les usurpations d'un Numide.
Luttes entre les partisans d'Octave et ceux d'Antoine.--A la suite du partage effectué entre les triumvirs, l'Afrique était échue à Octave. La Numidie était alors gouvernée par Titus Sextius, tandis que l'ancienne province d'Afrique obéissait à Cornificius. Octave donna à Sextius le commandement des deux provinces réunies, et cet officier voulut prendre possession de la Proconsulaire, mais Cornificius refusa d'évacuer l'Afrique, en déclarant qu'il tenait son poste du sénat et qu'il n'avait cure de ce qui pouvait avoir été fait par les dictateurs. Bientôt la guerre éclata entre eux.
Cornificius, qui disposait des forces les plus considérables, envahit la Numidie nouvelle, tandis que Sextius, pour forcer l'ennemi à la retraite, allait hardiment s'emparer d'Hadrumète et des localités voisines. Cornificius, séparant ses forces, chargea son lieutenant Décimus Lélius d'assiéger Cirta, avec une partie de son armée, et confia le reste à P. Ventidius avec mission de repousser Sextius. Cette tactique parut devoir être couronnée de succès, car Sextius, s'étant laissé surprendre, fut battu et réduit à la fuite.
Arabion se prononce pour Octave.--Cependant Arabion, qui était sollicité par les deux gouverneurs de se prononcer pour chacun d'eux, gardait une attitude expectante afin de saisir le moment d'intervenir avec profit. Craignant, s'il laissait écraser Sextius, que son adversaire ne devînt trop redoutable, ou, peut-être, prévoyant le triomphe d'Octave, le prince berbère se déclara alors pour ce dernier, et entraîna avec lui les Sittiens. Cette nouvelle rendit la confiance à Sextius alors assiégé par ses ennemis: ayant enflammé le courage de ses soldats, il opéra une sortie heureuse et parvint à triompher de Ventidius, qui resta sur le champ de bataille.
La conséquence de ces événements fut la levée immédiate du siège de Cirta et la retraite de Lélius sur Utique, où se trouvait le camp de Cornificius. Arabion l'y poursuivit, tandis que Sextius arrivait de l'autre côté. Ainsi le partisan d'Antoine se trouvait pris entre deux ennemis; mais il disposait de forces considérables et aurait été en mesure de résister avec fruit, si la fortune ne s'était tournée si manifestement contre lui.
Lélius envoyé en reconnaissance se heurta contre le corps de Sextius, qui l'attaqua avec violence. Secondé par un habile mouvement d'Arabion, celui-ci parvint à le séparer du camp et à le contraindre à la retraite. La cavalerie du prince numide le força de chercher un refuge sur une montagne escarpée. Cornificius, voyant la position critique de son lieutenant, sort du camp pour aller à son secours. Pendant ce temps Arabion a détaché de son armée un corps d'hommes déterminés qui escaladent par surprise les retranchements du camp, et massacrent les soldats laissés à sa garde.
Cornificius, dans cette conjoncture critique, continue à pousser hardiment sa marche pour opérer sa jonction avec Lélius; mais celui-ci ne fait rien pour le seconder, de sorte qu'il reste seul exposé à l'attaque combinée de Sextius et d'Arabion. Bientôt, tous ses soldats tombent autour de lui, et lui-même trouve la mort du guerrier. Pendant ce temps, Lélius désespéré se perçait de son épée et ses soldais démoralisés n'essayaient pas de résister à leurs ennemis.
«La journée avait été bonne pour Arabion; il avait donné une province à Sextius et conquis le pardon de son ancienne hostilité contre César; il rentra dans ses États chargés de dépouilles et peut-être y annexa-t-il quelques cantons de la Nouvelle Numidie. Cette heureuse campagne eut encore pour résultat de raffermir la couronne sur sa tête et de consacrer son titre de roi 120».
Toute l'Afrique romaine resta ainsi soumise à l'autorité de Sextius. En 43, après la réconciliation d'Octave et d'Antoine et la formation d'un nouveau triumvirat, Sextius fut sacrifié et remplacé par C, F. Fango. L'Afrique avait été conservée par Octave. Mais, à la suite de la bataille de Philippes, en 42, un nouveau partage intervint entre les triumvirs: Antoine reçut l'Orient et dans son lot se trouvèrent la Cyrénaïque et l'Afrique propre, tandis que la Numidie seule restait à César-Octavien, avec les régions de l'Occident.
Arabion s'allie à Sextius lieutenant d'Antoine. Sa mort.--La femme d'Antoine, Fulvie, qui selon l'expression de V. Paterculus n'avait de féminin que le corps, chargea Sextius resté en Afrique de s'emparer de la province échue à son mari. Fango, ne cédant qu'à la force, alla prendre le gouvernement de la Nouvelle Numidie; mais son administration ne l'avait pas rendu sympathique. Il trouva la population en armes, et bientôt une révolte générale éclata contre lui. Arabion et les Sittiens soutenaient les rebelles. Cependant Fango parvint à rétablir son autorité et Arabion, vaincu par lui, alla chercher un refuge auprès de Sextius.
Fango somma ce dernier de lui livrer le roi berbère et, sur son refus, envahit des cantons de l'ancienne province et y porta le ravage. Mais Sextius, secondé par Arabion et un grand nombre de Numides, ayant marché contre lui, le força à une prompte retraite. Sur ces entrefaites, Sextius fit assassiner perfidement Arabion. Les détails fournis par Dion Cassais et Appien, sur ce fait, sont contradictoires, et il est assez difficile de se rendre compte du motif de ce meurtre. Selon ces auteurs, Sextius aurait redouté la grande influence exercée sur les Berbères par Arabion et aurait agi sous la double impulsion de la jalousie et de la crainte.
Quoi qu'il en fût, ce meurtre détacha de Sextius tous les cavaliers numides, qui allèrent offrir leurs services à Fango et le poussèrent à attaquer de nouveau son rival. Mais, encore une fois, la victoire se prononça pour Sextius: Fango vaincu et mis en déroute se donna la mort. Zama, qui résistait encore, ne tarda pas à être réduite à la soumission. Ainsi Sextius resta maître de toute l'Afrique. Il ajouta sans doute à ses provinces l'ancien royaume d'Arabion, la Numidie sétifienne.
L'Afrique sous Lépide.--En l'an 40, Lépide, qui avait reçu l'Afrique pour son lot, vint, avec six légions détachées de l'armée d'Antoine, en prendre possession. Sextius lui remit sans opposition ses provinces, et durant quatre années, les deux Afriques obéirent à son administration. Les auteurs donnent fort peu de renseignements sur cette période. On sait seulement que Lépide retira à Karthage, la Junonia de Gracchus, ses privilèges de colonie romaine, et lui enleva même une partie de ses habitants qu'il déporta au loin. Quelle fut la cause de cette sévérité? Peut-être les colons de Karthage témoignèrent-ils des sentiments peu favorables au triumvir, peut-être celui-ci céda-t-il aux conseils des habitants d'Utique, dont la rivalité contre la colonie voisine était un héritage des siècles. La nouvelle Karthage était en effet devenue très florissante sous le consulat de Marc-Antoine. On est réduit à cet égard à des conjectures.
Bogud II est dépossédé de la Tingitane. Bokkus III réunit toute la Maurétanie sous son autorité.--L'année 40 avait vu la mort de Bokkus II, roi de la Tingitane, qui avait été remplacé par Bogud II, son fils. Héritier de la haine de son père contre Octave, Bogud céda aux instances de Lucius Antonius, alors proconsul en Espagne, et en 38, il passa dans la péninsule avec une armée, afin d'arracher cette province aux lieutenants d'Octave. Mais à peine avait-il quitté l'Afrique qu'une révolte éclatait dans sa capitale, à Tingis même.
En même temps, Bokkus III, roi de la Numidie orientale, profitait de son absence et des mauvaises dispositions de ses sujets pour envahir son royaume et occuper les principales villes.
Rappelé en Afrique par ces graves événements, Bogud trouva tous les ports fermés et fut repoussé partout où il se présenta. Son absence lui coûtait sa couronne. Il alla chercher un refuge à Alexandrie, auprès d'Antoine, qui lui donna un commandement important. Il devait périr plus tard à Methone 121.
Bokkus III réunit ainsi sous son autorité deux les Maurétanies et vit son usurpation ratifiée par Octave. Etabli à Yol (Cherchel), ce Berbère, vassal de Rome, régna assez paisiblement, ou plutôt obscurément, pendant plusieurs années. Il mourut en 33.
La Berbérie rentre sous l'autorité d'Octave.--En 36, Lépide appelé par Octave en Sicile pour coopérer à la guerre contre Sextus Pompée, quitta l'Afrique à la tête de douze légions. Mais bientôt des discussions s'élevèrent entre les deux triumvirs, et Lépide fut dépouillé de son autorité par Octave qui envoya en Afrique, pour le remplacer, Statilius Taurus. Les historiens parlent, mais sans donner de détails précis, des incursions des Musulames et des Gétules, populations établies sur la limite du désert, et des razzias qu'ils opéraient alors dans le Tel. Le nouveau gouverneur dut faire plusieurs expéditions contre ces pillards pour les forcer à rentrer dans leurs limites.
En l'an 33, Octave vint lui-même en Afrique et réunit les possessions de Bokkus au domaine du peuple romain.
Karthage avait été privée par Lépide de ses privilèges de colonie romaine et même dépeuplée en partie. Octave s'attacha à rendre à la colonie de Caius Gracchus toute sa splendeur et lui envoya trois mille citoyens romains. Nous avons vu que les Romains avaient essayé de donner à la colonie de Gracchus le nom de Junonia. Octave la consacra à Vénus, déesse protectrice de la famille Julia, mais ce dernier vocable fut aussi éphémère que le précédent 122.
Vers le même temps, Antoine, entièrement subjugué par les charmes de Cléopâtre, lui rendait la Cyrénaïque, et pour la dernière fois cette province était rattachée à l'empire d'Egypte. Mais trois ans plus tard (en 33), il se déclarait publiquement son époux et partageait ses provinces entre les enfants de sa femme. C'est ainsi que la jeune Cléopâtre Séléné, dont nous aurons bientôt à parler, reçut en dot la Cyrénaïque.
La longue rivalité d'Antoine et d'Octave se terminait, le 2 septembre 31, par la bataille d'Actium. Après sa défaite, le triumvir songea à s'appuyer sur les quatre légions qu'il avait laissées en Cyrénaïque à son lieutenant Scaurus; mais celui-ci les avait livrées, ainsi que le pays qu'il était chargé de défendre, à Gallus, officier d'Octavien. En vain Antoine essaya-t-il, à Parœtonium, de rappeler ses soldats à la fidélité; sa voix ne fut pas écoutée et, perdant tout espoir, il alla chercher auprès de Cléopâtre un trépas misérable.
Ainsi toute l'Afrique se trouva soumise à l'autorité d'Octave.
Organisation de l'Afrique par Auguste.--Octave avait conservé sous son autorité directe les Maurétanies depuis la mort de Bokkus et tenté d'y implanter une colonisation latine, pour amener insensiblement les indigènes à se façonner aux lois et aux usages des Romains et les préparer à accepter sans mécontentement leur réunion définitive à l'empire 123.
Après la mort d'Antoine et de Cléopâtre, leurs enfants furent recueillis par Octave qui les traita avec les plus grands égards. Parmi eux se trouvait la jeune Cléopâtre Séléné; il la donna en mariage au fils de Juba, qui venait de combattre pour lui à Actium, et confia à celui-ci le gouvernement de l'Egypte 124.
Resté maître incontesté du pouvoir, Octave s'était sérieusement occupé de l'organisation des provinces. Dans les dernières années de la république, elles étaient au nombre de quatorze, gouvernées soit par des préteurs, soit par des consulaires. Le 13 janvier de l'an 27, au moment où il constituait le régime impérial, Auguste maintint cette division: les provinces paisibles et depuis longtemps conquises, où peu de forces étaient nécessaires, furent appelées sénatoriales ou proconsulaires; les autres, où stationnèrent particulièrement les légions, furent dites prétoriennes ou de l'empereur, général en chef des armées 125. L'Afrique, avec la Numidie, la Cyrénaïque avec la Crète, furent classées parmi les provinces sénatoriales; mais ces divisions changèrent selon les circonstances.
La IIIe légion (Augusta) fut chargée de tenir garnison en Afrique. Auguste plaça son quartier permanent à Theveste (Tebessa), au pied oriental de l'Aourès, à cheval sur les routes de la province de Karthage, de la Numidie et de la région des oasis et de la Tripolitaine. Elle protégeait aussi le pays colonisé contre les invasions des Gétules.
Juba II, roi de Numidie.--Vers le même temps, c'est-à-dire entre l'an 29 et l'an 25, Auguste plaça Juba II à la tête de la Numidie, non comme un simple gouverneur, mais comme roi vassal 126. C'était une nouvelle application de son système qui consistait à chercher à se rallier les indigènes en les amenant à l'assimilation; il pensait ne pouvoir trouver un meilleur intermédiaire qu'un compatriote parfaitement romanisé.
Nous avons vu qu'après la mort de son père, le jeune Juba avait été élevé à Rome avec le plus grand soin, sous l'œil de César. Les maîtres les plus célèbres de la Grèce et de l'Italie l'initièrent à toutes les connaissances de l'époque et firent de ce jeune Berbère un savant et un raffiné 127. C'était, au dire de Plutarque, un homme beau et gracieux 128. Ces dons naturels, rehaussés par la culture, lui gagnèrent l'amitié d'Auguste et d'Octavie et firent sa fortune. Hâtons-nous de dire qu'il ne trompa pas l'espoir qu'on avait placé en lui et que, s'il n'amena pas, comme ses protecteurs avaient pu l'espérer, les indigènes à l'assimilation, c'est que la tâche était beaucoup trop difficile et ne pouvait être l'œuvre d'un homme.
Il est assez difficile de dire quelle fut l'action du roi indigène sur le territoire de la colonie des Sittiens. Il est probable que, tout en exerçant sur lui son autorité gouvernementale, il lui laissa ses franchises communales et n'administra, à proprement parler, que la partie orientale de la Numidie, cette Africa nova que César avait érigée en province après sa victoire.
Que se passa-t-il en Numidie pendant les années qui suivirent l'élévation de Juba? Les auteurs sont muets sur ce point, et nous en sommes réduits à supposer que son règne fut tranquille. La nouvelle fonction qu'Auguste va confier au prince numide semble indiquer que son administration avait été paisible et heureuse.
Juba, roi de Maurétanie.--Nous avons vu qu'après la mort de Bokkus le trône de Maurétanie était demeuré vacant. En l'an 17 129, Auguste, renonçant à l'administration directe qu'il exerçait sur cette vaste contrée, retira Juba II de la Numidie et lui confia la souveraineté des deux Maurétanies. Le prince numide vint régner, non sans éclat, à Yol sur un vaste territoire s'étendant de Sitifis, ou peut-être de Saldæ 130 jusqu'à l'Atlantique, et de la mer jusqu'au désert, c'est-à-dire en englobant une partie des tribus gétules.
Les deux Afriques ne formèrent qu'une seule province sous les ordres d'un gouverneur nommé par le Sénat. La IIIe légion (Augusta) y fut maintenue comme corps permanent d'occupation.
Dans sa nouvelle capitale, à laquelle il donna le nom de Césarée, pour complaire à son protecteur, Juba put s'adonner tout entier à ses chères études. On le comparait aux Grecs les plus instruits et sa renommée s'étendit jusqu'en Grèce: Athènes, selon le dire de Pausanias, lui aurait élevé une statue 131. Il composa un grand nombre d'ouvrages d'histoire, de géographie, de botanique, etc.
Mais ses travaux scientifiques ne le détournaient pas des soins de son gouvernement. Il aurait, paraît-il, fait explorer les îles Fortunées (Canaries) et la découverte des îles Purpurariæ (Madère), lui serait due 132. Enfin il aurait entretenu des relations commerciales assidues avec l'Espagne, aurait été nommé consul de Cadix Gadès par Auguste et était magistrat municipal de Carthagène.
Révolte des Berbères.--Nous avons vu que les Gétules et les Musulames du désert ne cessaient de faire des incursions dans le Tel et que Taurus avait dû les repousser plusieurs fois par les armes. En l'an 29, L.A. Petus, et en 21, L.S. Atralinus, avaient poursuivi, jusque dans le désert, ces turbulents indigènes. Les succès de ces généraux leur avaient valu les honneurs du triomphe; mais bientôt de nouvelles razzias avaient été opérées par ces incorrigibles pillards.
Dans la Tripolitaine, le rivage des Syrtes était infesté par les pirates Nasamons, qui oubliaient la sévère leçon donnée à leurs pères par Pompée. L'intérieur était livré aux Garamantes dont Tacite a dit: gens indomita et inter accolas latrociniis fecunda. En l'an 19, L. Cornélius Balbus, nommé proconsul, fut chargé de conduire une expédition dans ces contrées; il s'enfonça au sud de Tripoli et, s'avançant sur la voie fréquentée par les anciens marchands karthaginois, traversa le pays des Troglodytes (les monts R'arian), seuls intermédiaires du commerce de la pierre précieuse qui vient d'Ethiopie 133, et atteignit Garama (Djerma) dans la Phazanie (Fezzan). Cette belle campagne étendit la domination romaine jusqu'au désert. Comme récompense, le triomphe fut accordé à Balbus, bien que n'étant pas citoyen romain. Pline nous a transmis les noms fort altérés des tribus qui y figuraient 134.
Cependant les Gétules étaient toujours en état de révolte, et de nouvelles incursions ayant coïncidé avec l'élévation de Juba au trône de Numidie, les historiens en ont inféré, généralement, qu'ils s'étaient soulevés contre lui; mais, en considérant que l'état normal des tribus sahariennes a toujours été, jusqu'à ces derniers temps, l'anarchie, la guerre et le pillage, nous ne voyons pas pourquoi on rattache ces faits l'un à l'autre. La révolte, il est vrai, s'étendit à l'est, gagna les Musulames et se signala comme toujours par des dévastations et le massacre de tout ce qui portait le nom de romain. Les armées de Juba furent plusieurs fois battues et il fallut que l'empereur envoyât de nouvelles forces en Afrique. Cn. Corn. Cossus, chargé de réduire ces Berbères, lutta contre eux durant de longues années et finit pareil triompher et les forcer à là soumission, en l'an 6 de notre ère. Il reçut à cette occasion le surnom de Gétulicus. Les Garamantes et les Nasamons s'étaient joints aux Gétules. Carinius fut spécialement chargé de les en châtier. Ce général les poursuivit jusqu'à la Marmarique. Une partie de la IIIe légion reçut la mission de garder la frontière méridionale 135.
Mort de Juba II; Ptolémée lui succède.--Après cette secousse qui, peut-être, se fit sentir principalement vers l'est, le règne de Juba s'acheva paisiblement. En l'an 4, il prit part à l'expédition d'Arabie, et d'après M. Ch. Mùller 136, il aurait dans cette campagne épousé ou pris pour concubine Glaphyra, fille d'Archélaüs, roi de Cappadoce. Les renseignements à ce sujet sont contradictoires, mais il paraît certain qu'il ne ramena pas cette femme à Césarée.
Cléopâtre Séléné mourut vers l'an 6 (de J.-C.) et fut enterrée dans le magnifique mausolée que Juba avait fait élever à l'est de sa capitale 137, et qui est connu maintenant sous le nom de tombeau de la Chrétienne.
Vers l'an 22 ou 23 (de J.-C), Juba lui-même cessa de vivre et fut placé auprès de son épouse dans le mausolée. Il laissait un fils, Ptolémée, qui lui succéda. L'histoire nous représente ce prince comme adonné entièrement à ses plaisirs et à ses études, abandonnant à ses affranchis la direction des affaires. Juba avait reçu d'Auguste ou de Tibère le titre de citoyen romain; il était en outre citoyen d'Athènes, duumvir de Gadès et quinquennal de Karthagène 138.
Révolte de Tacfarinas.--Depuis quelques années, un Berbère du nom de Tacfarinas avait relevé l'étendard de la révolte dans la Gétulie. Déserteur de la légion romaine, il avait d'abord réuni une bande d'aventuriers et vécu de pillage et de vols. Vers l'an 17, les Musulames, alors établis dans les environs de l'Aourès 139, s'étant laissés entraîner par lui, vinrent attaquer les soldats romains dans leurs cantonnements. La révolte s'étendit à l'est jusqu'aux Syrtes et à l'ouest jusqu'au Hodna. Un certain Mazippa, chef des Maures, lui fournit son appui consistant particulièrement en cavalerie. Le proconsul M.F. Camillus rassembla aussitôt ses troupes et les auxiliaires et, ayant marché résolument à l'ennemi, le mit en complète déroute. Tacfarinas, avec ses Gétules, se jeta dans les profondeurs du désert.
L'année suivante, Tacfarinas, après avoir mis à profit son temps pour former ses guerriers à la discipline en les habituant à combattre à la romaine, les uns à pied, les autres à cheval, se porte de nouveau contre les établissements romains, pâle les bourgades et les fermes, fait un butin considérable et met en déroute une cohorte romaine qui lui abandonne un poste fortifié sur le fleuve Pagyda 140. Plein de confiance, il entreprend le siège de Thala.
Mais le nouveau proconsul L. Apronius, ayant pris la direction des opérations, l'attaque avec vigueur, le bat dans toutes les rencontres et le force à prendre encore la route du sud (20).
Bien que les honneurs du triomphe eussent été accordés à Apronius, il faut croire que ses succès n'avaient pas été bien décisifs, puisque, peu de temps après, Tacfarinas poussa l'audace jusqu'à proposer à Tibère un traité de paix, à la condition qu'on lui donnât des terres. Pour toute réponse, l'empereur nomma en l'an 21 Blæsus, proconsul d'Afrique, et, lui ayant fourni d'importants renforts (une partie de la IXe légion), le chargea d'anéantir la puissance du chef indigène. Ce fut, avec la plus grande habileté et une parfaite notion de cette sorte de guerre, que le général romain mena la campagne: ses forces, s'appuyant sur des postes fortifiés, furent divisées en plusieurs corps qui, durant un an, poursuivirent les rebelles sans relâche ni trêve. Battu chaque fois qu'il était rejoint, Tacfarinas dut encore s'enfoncer dans les profondeurs du désert, son refuge habituel. Il ne lui restait ni adhérents ni ressources d'aucune sorte, et l'on put à bon droit considérer la guerre comme finie. Tibère s'empressa de faire rentrer en Italie une partie des troupes (22). Blæsus reçut le titre d'imperator.
Mais Tacfarinas n'était pas homme à se laisser abattre ainsi. La mort du roi Juba lui fournit, sur ces entrefaites, un nouveau motif pour intriguer chez les indigènes et soulever les tribus de l'ouest. Soutenu par les Garamantes et par une foule d'aventuriers, encouragé par le départ de la IXe légion, il se lança de nouveau sur le Tel et se heurta au proconsul Dolabella, successeur de Blæsus. Profitant du petit nombre de ses ennemis, il glissa entre leurs cohortes et vint audacieusement mettre le siège devant Tubusuptus (Tiklat) dans la vallée du Sahel.
Dolabella, dans cette conjoncture, voulant éviter que les tribus de l'ouest et du sud (Musulames et Gétules) ne vinssent se joindre au rebelle, les terrifia en mettant à mort leurs chefs; puis il fit garder la ligne du sud par des postes et réclama au roi Ptolémée une armée de secours afin de cerner Tacfarinas. Lorsqu'il sait que les divisions maurélaniennes sont en marche, il se jette sur Tacfarinas et le force à lever le siège de Tubusuptus. Le Berbère veut fuir vers le sud, mais les issues sont gardées; il se porte vers l'ouest poursuivi l'épée dans les reins par Dolabella qui l'atteint à Auzia (Aumale), surprend son camp par une attaque de nuit et le tue, ainsi que tous ses adhérents (24).
Telle fut la fin de ce remarquable chef de partisans dont l'activité, l'audace et la ténacité causèrent tant de soucis aux Romains. Cette révolte avait duré huit ans 141.
Assassinat de Ptolémée.--A la suite de cette guerre, dans laquelle Ptolémée avait coopéré si efficacement à réduire le rebelle, un sénateur fut désigné pour porter au roi de Maurétanie le bâton d'ivoire et la toge brodée, présents du Sénat, et de le saluer du titre de roi, d'allié et d'ami.
La révolte qui venait de causer de si grandes difficultés aux Romains décida l'empereur à fortifier la Numidie en la détachant de la province d'Afrique pour la placer sous l'autorité d'un commandant militaire, légat de rang sénatorial, qui lui obéissait directement. Quant à la province d'Afrique, s'étendant à l'est d'Hippone jusqu'aux limites de la Cyrénaïque, elle resta sous l'autorité du Sénat, représentée par un proconsul (37) 142.
Le règne de Ptolémée se continua sans que rien de saillant se produisit, lorsqu'en l'an 39, il fut pour son malheur appelé à Rome, par son cousin l'empereur Caligula 143. Le tyran l'accabla d'abord de prévenances; puis, soit qu'il fût jaloux de la magnificence du roi maurétanien et de l'attention qu'il attirait sur sa personne, soit qu'il voulût s'emparer de ses immenses richesses, soit enfin qu'il cédât à un de ses caprices sanguinaires dont il a donné tant d'exemples, il le fit assassiner. On ignore si Ptolémée fut tué à la sortie du cirque, ou s'il fut envoyé en exil et mis à mort secrètement, car les auteurs diffèrent dans leurs versions.
Révolte d'Ædémon. La Maurétanie est réduite en province romaine.--La nouvelle de l'assassinat du roi Ptolémée causa la plus grande émotion en Afrique. L'affranchi Ædemon saisit ce prétexte pour lever l'étendard de la révolte. Les Maures et même les Gétules le soutinrent, et il fallut plusieurs expéditions pour le réduire. L'empereur Claude se laissa décerner le triomphe pour les victoires de ses lieutenants.
Cependant la révolte n'était pas éteinte. En l'an 41, le préteur Suétonius Paullinus poursuivit les rebelles jusque dans l'ouest, pénétra au cœur de la Tingitane, traversa les chaînes neigeuses du Grand-Atlas et, enfin, atteignit une rivière nommé le Ger (Guir), «à travers des solitudes couvertes d'une poussière noire d'où surgissent çà et là des rochers qui semblent noircis par le feu 144».
Hasidius Géta termina la conquête de la Maurétanie occidentale en rejetant dans le désert les débris des troupes d'un certain Salabus, roi des Maures, dernier adhérent d'Ædémon.
La Maurétanie fut réduite en province romaine vers l'an 42, ou peut-être un peu plus tard, lorsque la dernière résistance eut été écrasée. Quant à l'ère provinciale de Maurétanie, son point de départ doit être fixé à l'année 10, date de l'assassinat de Ptolémée 145. Yol-Césarée reçut le titre de colonie.
Division et organisation administrative de l'Afrique romaine.--En l'an 42, il fut procédé, par ordre de Claude, à une nouvelle division des provinces africaines. Les anciennes demeurèrent placées sous l'autorité du Sénat. Voici quelle fut la répartition:
1° Cyrénaïque avec la Crète, régies par un proconsul.
2° Province proconsulaire d'Afrique, subdivisée en Byzacène et Zeugitane, formée de la Tripolitaine et de la Tunisie actuelles, régie par un proconsul résidant à Karthage.
3° Numidie, régie par un légat impérial ou par le proconsul de la province d'Afrique.
4° Maurétanie césarienne, s'étendant de Sétif à la Moulouia.
5° Et Maurélanie Tingitane, de la Moulouia à l'Océan.
Ces deux dernières provinces, faisant partie du domaine de l'empereur, furent régies par de simples chevaliers, avec le titre de procurateurs (procuratores augusti), ne relevant que de l'empereur et ayant des pouvoirs très étendus. Elles reçurent comme garnison des troupes de second ordre.
Jusqu'au règne de Caligula, le proconsul qui gouvernait la province ou les provinces d'Afrique était en même temps le chef des troupes: la nécessité obligeait de réunir les deux pouvoirs entre les mains du même chef, afin de donner plus d'unité à la direction des affaires. Mais cet empereur, craignant la grande influence exercée par le proconsul L. Pison, qui disposait d'un effectif de troupes considérable, donna le commandement de l'armée et des «nomades» à un lieutenant ou légat du prince, et ne laissa à Pison que l'administration propre du pays, ce qui engendra de nombreux conflits 146. Les empereurs craignaient toujours de laisser trop de troupes à leurs représentants en Afrique, et nous avons vu, lors de la révolte de Tacfarinas, Tibère s'empresser de rappeler la IXe légion, alors que le rebelle n'était pas encore vaincu. C'est, qu'après des victoires, le proconsul sénatorial qui, déjà, était un personnage considérable, pouvait être proclamé imperator par ses troupes. Cette séparation des pouvoirs fut maintenue.
Le pouvoir des proconsuls dans leurs provinces était, pour ainsi dire, illimité. Le pays, réduit en province romaine, perdait ses anciennes institutions, et le personnage chargé d'appliquer le senatus-consulte qui ordonnait cette incorporation élaborait un ensemble de lois spéciales à la nouvelle province. Il était, généralement, tenu grand compte des institutions locales. Quelquefois une commission de sénateurs l'assistait dans ce travail. Chaque proconsul, en arrivant dans son commandement--et l'on sait que la durée de ses pouvoirs n'était que d'un an--publiait un nouvel édit par lequel il pouvait modifier, selon son caprice, la loi fondamentale. Il réunissait dans ses mains tous les pouvoirs militaire, administratif et judiciaire. A. Thierry a dit à ce sujet: «un arbitraire presque illimité pesait sur la vie comme sur la fortune des provinciaux.»
Les provinces étaient donc regardées comme les domaines et les propriétés du peuple romain 147. Les publicains et les banquiers qui accompagnaient le proconsul complétaient son œuvre.
Sous l'empire, cette situation se modifia. Nous avons vu Auguste placer Juba II, comme roi, à la tête de la Numidie qui venait d'être pressurée par ses gouverneurs. Enfin Caligula décapita la puissance des proconsuls en leur retirant le commandement militaire. L'action de l'empereur se fit dès lors sentir directement dans les provinces, qui cessèrent d'être pressurées aussi violemment par la métropole. Nous n'allons pas tarder à voir celle d'Afrique exercer à son tour une grande influence sur la capitale.
A côté des proconsuls étaient des légats impériaux, officiers chargés de diverses fonctions militaires et administratives et qui, bien que soumis aux ordres généraux du gouverneur, étaient directement sous l'autorité du prince, notamment pour le commandement des troupes. Un questeur était attaché au proconsul et ajoutait à son titre celui de propréteur; il était chargé de le suppléer par délégation. «Il n'y avait de questeurs que dans les provinces du Sénat 148». Un intendant (procurator) était chargé de l'établissement et de la rentrée des impôts, ainsi que de l'administration des domaines impériaux.
Ces fonctionnaires principaux avaient sous leurs ordres un grand nombre d'agents de toute sorte.
L'autorité religieuse de la province était confiée à un sacerdos provinciae africae. «Élu parmi les personnes les plus considérées et les plus riches, choisi parmi celles qui avaient occupé tous les emplois dans leurs cités ou qui avaient obtenu le rang de chevalier romain, il présidait l'assemblée religieuse réunie, tous les ans, à Karthage. Son emploi était annuel et, au moment de sortir de charge, il organisait à ses frais des jeux qui étaient appelés ludi sacerdotales 149».
Dans certaines provinces, l'assemblée (concilium) était annuelle: c'était le cas de celle d'Afrique. Des délégués des cités y prenaient part et, après la célébration des rites du culte de l'empereur, le concilium s'occupait de questions administratives et de vœux à présenter dans l'intérêt de la province. Ses membres exerçaient un contrôle sur l'administration de leur gouverneur et avaient le droit de le mettre en accusation.
La confédération des quatre colonies cirtéennes (Cirta, Mileu, Rusicade et Chullu), ancien domaine de Siltius, jouissait, pour toute chose, d'une véritable autonomie; «elle formait, dit M. Duruy, un véritable État, où l'édile municipal était investi des pouvoirs attribués au questeur romain, dans les provinces proconsulaires 150»; elle avait un concilium particulier, dont les attributions étaient beaucoup plus étendues que dans les provinces. Son clergé et son culte avaient une physionomie spéciale; ses prêtres, des deux sexes, portaient le titre de flamines. Chaque colonie était administrée, pour ses affaires particulières, par un ordo, sorte de conseil municipal 151.
Les provinces, comme les cités, se choisissaient des patrons, personnages influents, chargés de défendre leurs droits dans la métropole.
Les villes étaient divisées en plusieurs catégories:
1° Les colonies romaines, dont les citoyens jouissaient de tous les droits et privilèges du citoyen romain, notamment de l'exemption du tribut.
2° Les municipes, dont les habitants, tout en profitant de la plupart des privilèges du citoyen romain, n'avaient pas le droit de suffrage.
3° Les colonies latines, dont les habitants avaient le droit d'acquérir et de transmettre la propriété quiritaire (jus commercii), mais qui ne possédaient pas le jus connubii, conférant la puissance paternelle sur les enfants. Leurs magistrats, à l'expiration de leur charge, étaient capables du droit de cité romain.
Il y avait encore les villes alliées, les villes libres et les villes exemptes d'impôts.
Les cités avaient, en général, la libre disposition de leurs revenus, sous la direction d'une assemblée de magistrats municipaux: la curie ou ordo decurionum, composée de notables qui conféraient, à l'élection, les honneurs ou fonctions dont ils disposaient. Le candidat, pour s'assurer leurs suffrages, était obligé de verser des sommes considérables dans la caisse municipale, et de promettre des fêtes et des travaux. Une fois élu, il supportait une partie des dépenses de la cité et était pécuniairement responsable de la rentrée de l'impôt. Il arriva un temps où ces honneurs, autrefois si recherchés, furent refusés et fuis par les citoyens, qui les considéraient, à bon droit, comme une cause de ruine.
Les terres ayant appartenu aux princes indigènes et celles qui provenaient de séquestre, avaient été incorporées au domaine du peuple romain. Le reste des terres était généralement laissé aux indigènes, mais à titre de simple occupation et à charge de payer une redevance représentative du fermage.
Les obligations des provinciaux étaient de quatre sortes: l'impôt personnel, l'impôt foncier, les douanes et droits régaliens, et les réquisitions.
L'impôt foncier, payable en nature ou en argent, devait représenter en général le dizième de la récolte 152. L'Afrique rachetait en général cet impôt par une indemnité fixe en argent.
La province devait fournir le blé nécessaire à la nourriture des armées et des matelots employés à sa garde, procurer les logements nécessaires pour les soldats et même équiper parfois des auxiliaires.
Ces charges étaient du reste assez variables selon les localités. Ainsi, la plupart des villes de l'Afrique karthaginoise payaient la capitation, même pour les femmes 153.
Quant à la condition des personnes, elle était la même que dans le reste des conquêtes romaines. Le citoyen romain, qu'il provînt, soit des municipes d'Italie, soit des colonies romaines, était au sommet de l'échelle. Il recevait des concessions de terres qu'il faisait cultiver par l'esclave ou par le paysan. Les soldats étaient également pourvus de concessions, mais ils formaient des colonies purement militaires, où les civils ne pénétraient pas.
Le colon ou paysan, bien qu'il ne fût pas esclave, était généralement attaché à la glèbe. «Un certain nombre de gens du peuple était assigné sur chaque propriété (affixus, assignatus); leur personne suivait la condition de la terre. Les propriétaires s'appelaient leurs maîtres» 154. Plus tard, ils recevront le nom de serfs.
La condition de l'esclave était particulièrement dure; ceux nés sur le domaine étaient un peu moins maltraités que ceux achetés.
Chronologie des rois de Maurétanie.--Bokkus Ier règne sur les deux Maurétanies vers l'an 106 av. J.-C.
Vers l'an 80, ses deux fils lui succèdent et se partagent son royaume.
Bokkus II reçoit la Maurétanie orientale.
Bogud Ier, la Maurétanie occidentale, augmentée de la Sétifienne, en 46.
En 44, Bokkus III succède à son père Bogud Ier. La même année il perd la Sétifienne, qui est reprise par Arabion.
En 40, Bogud II succède à son père Bokkus II.
En 38, Bokkus III reste seul maître des deux Maurétanies. Il meurt en 33.
La Maurétanie reste jusqu'en 25 sans roi.
Juba II est nommé roi de Maurétanie en 25, et règne jusqu'en 23 ap. J.-C.
Ptolémée règne de 23 à 40.
CHAPITRE VIII
L'AFRIQUE SOUS L'AUTORITÉ ROMAINE
43-297
État de l'Afrique au ier siècle; productions, commerce, relations.--État des populations.--Les gouverneurs d'Afrique prennent part aux guerres civiles.--L'Afrique sous Vespasien.--Insurrection des Juifs de la Cyrénaïque.--Expéditions en Tripolitaine et dans l'extrême sud.--L'Afrique sous Trajan.--Nouvelle révolte des Juifs.--L'Afrique sous Hadrien; insurrection des Maures.--Nouvelles révoltes sous Antonin, Marc-Aurèle et Commode, 138-190.--Les empereurs africains: Septime Sévère.--Progrès de la religion chrétienne en Afrique; premières persécutions.--Caracalla, son édit d'émancipation.--Macrin et Elagabal.--Alexandre Sévère.--Les Gordiens; révolte, de Capellien et de Sabianus.--Période d'anarchie; révoltes en Afrique.--Persécutions contre les chrétiens.--Période des trente tyrans.--Dioclétien; révolte des Quinquégentiens.--Nouvelles divisions géographiques de l'Afrique.
État de l'Afrique au ier siècle; productions, commerce, relations.--Ainsi l'autorité romaine régnait sans conteste sur toute l'Afrique du nord, la Berbérie, de l'Egypte à l'Océan. Il avait fallu près de deux siècles et demi (232 ans) au peuple-roi pour effectuer cette conquête; mais nous avons vu avec quelle prudence, par quelle suite de transitions habilement ménagées, il y était arrivé.
Au moment où la Berbérie entre dans une ère nouvelle, il convient de se rendre bien compte de sa situation matérielle et de l'état de ses populations.
L'Afrique propre, la première occupée, est couverte de colonies latines; «les notables des villes recevaient avec reconnaissance le droit de cité; leurs enfants prirent des noms romains, reçurent une éducation romaine; la carrière des emplois et des honneurs s'ouvrit devant eux 155». Dans les campagnes de cette fertile province, les patriciens s'étaient taillé de beaux domaines et le pays n'avait pas échappé à la formation des latifundia, qui avaient eu, en Italie, des conséquences si funestes. Mais, si «l'on y trouvait, selon Aggenus Urbicus, des domaines privés plus vastes que ceux de l'État, ils étaient occupés par un grand nombre de cultivateurs; la maison du maître était entourée de villages qui lui faisaient une ceinture de fortifications 156». Du reste, la petite propriété était constituée aussi par les concessions aux vétérans, ou par la vente ou la location à des émigrants. Ainsi les progrès de la culture 157, loin d'avoir été arrêtés par la conquête, lui durent, au contraire, une plus grande extension. Leptis Magna, Hadrumète, Utique et surtout Karthage, étaient les principaux ports où les céréales venaient s'entasser. Là les flottes de toute l'Italie chargeaient les grains, et c'est particulièrement de l'Afrique que Rome tirait ses approvisionnements. Les blés d'Egypte allaient dans les autres parties de l'Italie. Sous Auguste, sous Tibère, sous Claude, la population romaine attendait sans cesse les arrivages d'Afrique et faisait entendre ses murmures, ou se mettait en rébellion, au moindre retard, car la conséquence immédiate était la famine. On l'avait bien vu, lors de la lutte entre César et Pompée, quand celui-ci avait arrêté les convois d'Afrique.
Tous les empereurs prirent des mesures afin d'assurer les arrivages d'Afrique, Claude accorda des immunités particulières pour encourager les importations de blé, Néron exempta de tout impôt les navires servant au transport du blé. Commode créa la flotte d'Afrique, affectée spécialement à cet usage, et ses successeurs perfectionnèrent cette institution. Un préfet de l'Annone, résidant en Afrique, fut chargé d'assurer les approvisionnements.
Après le blé, l'huile était une des principales branches d'exportation, mais, de même que l'huile faite actuellement par nos Kabiles, elle était de qualité inférieure, et sa mauvaise odeur la dépréciait beaucoup, de sorte qu'on ne l'employait guère que dans les gymnases.
Les fruits, surtout le raisin, les dattes et les figues, les oignons, le sylphium, la thapsie, diverses sortes de jonc, les bois de l'Atlas, les marbres, tels étaient ensuite les principaux articles d'exportation 158. A ces productions, il faut ajouter les bêtes féroces servant aux combats du cirque, les chevaux et les gazelles. Quant aux éléphants, il est à peu près démontré qu'ils n'existaient plus en Berbérie à l'état sauvage, quoi qu'en disent Strabon, Pline, Solin et autres auteurs. Ils étaient sans doute amenés de l'intérieur par les caravanes.
Au premier rang des villes de commerce brillait Karthage, la métropole punique, relevée de ses ruines et toujours la reine de l'Afrique par sa magnificence et sa civilisation. Dans son port, les vaisseaux venus de tous les points de la Méditerranée se pressaient pour charger les grains, les bois précieux, la poudre d'or, l'ivoire, les marbres, les bêtes féroces, les chevaux numides, les nègres. Une population punique importante dominait dans cette ville, elle y avait conservé ses mœurs, sa langue et sa religion. Le temple d'Astarté (Tanit), divinité phénicienne admise par les Romains dans leur Panthéon, sous le nom de Juno Cœlestis, avait été reconstruit avec une nouvelle splendeur; nous verrons plus tard un empereur donner une consécration officielle à ce culte barbare dont les divinités exigeaient des sacrifices humains.
La Cyrénaïque fournissait en quantité les blés, l'huile et les vins. «Derrière cette province passait la route commerciale qui unissait l'est, le sud et l'ouest de l'Afrique. La grande caravane, partie de la haute Egypte, traversait les oasis d'Ammon, d'Oudjela et des Garamantes, où elle trouvait les marchands de Leptis, puis descendait au sud par le pays des Atarantes et des Atlantes, pour rencontrer ceux de la Nigritie 159».
Dans la Numidie et la Maurétanie, les principaux ports de commerce étaient Igilgilis (Djidjelli), Saldœ, Yol-Césarée, Siga (à l'embouchure de la Tafna) et Tingis. Il existait, entre les ports de l'ouest et l'Espagne, et même jusqu'en Gaule, des relations suivies qui avaient amené des alliances de famille. Nous avons vu que Juba II était magistrat municipal de Carthagène.
État des populations.--Examinons maintenant ce que devenait le peuple indigène en présence de la colonisation romaine. La vieille race berbère commençait à subir une transformation; diminuée par les guerres incessantes où elle prodiguait son sang avec tant de générosité, elle était refoulée par la colonisation romaine et commençait à s'assimiler ou à disparaître dans la province d'Afrique ou la Numidie. Mais dans toute la Maurétanie et certains massifs montagneux, comme le Mons ferratus (la grande Kabilie), elle se conservait intacte et se préparait à de nouvelles luttes. Sur la ligne des hauts plateaux, se pressaient les tribus gétules, toujours prêtes à envahir le Tel pour le piller et autant que possible s'y fixer. On a pu constater cette tendance des tribus du désert, par la demande de terres faite par Tacfarinas à Tibère. Nous les verrons s'avancer continuellement, par un mouvement lent et irrésistible, pour s'étendre sur les restes des vieilles tribus berbères et les remplacer à mesure que la puissance romaine s'affaiblira.
Ces Berbères, établis au delà de la limite de l'occupation romaine, reconnaissaient en général la suzeraineté du peuple-roi, particulièrement dans le Tel et le pays ouvert; ils fournissaient, en temps de paix, certains tributs, et devaient des services de guerre. «On utilisait ainsi les Berbères soumis dans l'intérêt de Rome, mais on ne les organisait pas à la manière romaine, comme aussi on ne les employait pas dans l'armée. En dehors de leur propre province, les irréguliers de Maurétanie furent aussi utilisés, plus tard, en grand nombre, surtout comme cavaliers, tandis qu'on ne procédait pas ainsi pour les Numides 160».
En Cyrénaïque, la population n'avait pas subi de grandes modifications. Les Juifs, déportés autrefois de Palestine dans cette province 161, y avaient prospéré malgré les mauvais traitements auxquels ils étaient en butte, de la part des Grecs et la jalousie qu'ils inspiraient. Ayant eu recours à la justice d'Auguste pour être protégés, ce prince envoya des ordres à Flavius, préteur de Lybie, pour qu'il veillât à ce qu'ils ne fussent pas troublés dans leurs biens et l'exercice de leur culte. En l'an 14 av. J.-C, un rescrit de Marcus Agrippa ordonna «qu'ils seraient maintenus dans l'exercice de leurs droits et que si, dans quelque ville, on avait diverti de l'argent sacré, il serait restitué aux Juifs par des commissaires nommés à cet effet 162». Nous verrons avant peu l'esprit d'indiscipline de ces Juifs, surexcité par les événements de Judée, leur attirer de terribles répressions.
Les Gouverneurs d'Afrique prennent part aux guerres civiles.--Après quelques années de tranquillité, l'Afrique ressentit le contre-coup de l'anarchie qui termina et suivit le règne de Néron. Pendant que Vindex levait l'étendard de la révolte en Gaule, Clodius Macer, légat d'Afrique, retenait les convois de blé et prenait le titre de propréteur, pour bien montrer qu'il avait abandonné le service de l'empereur. Bientôt il se proclama indépendant et leva de nouvelles troupes parmi les indigènes qu'il forma en légion 163.
Le 9 juin 68, Néron terminait sa triste carrière et était remplacé par Galba, ancien proconsul d'Afrique 164. Un de ses premiers soins fut de se débarrasser de Macer, par l'assassinat, et de licencier la légion Macrienne. Il fut alors reconnu par toutes les troupes d'Afrique et obtint l'appui du procurateur Lucceius Albinus qui commandait les Maurétanies et disposait de troupes nombreuses. Mais bientôt Galba est assassiné (juin 68) 165. Othon et Vitellius lui succèdent. Ces trois règnes avaient duré dix-huit mois, triste période remplie par les meurtres, les révoltes et l'anarchie.
A la nouvelle de la mort d'Othon, L. Albinus essaya de se déclarer indépendant à son tour. Il avait sous ses ordres dix cohortes et cinq ailes de cavalerie, sans compter les auxiliaires. C'étaient des forces imposantes, avec l'appui desquelles il pouvait espérer le succès; mais au moment où il se préparait à passer dans la Tingitane, pour, de là, envahir l'Espagne, le gouverneur de cette province le fit assassiner, et ses troupes se prononcèrent pour Vitellius, qui ne jouit pas longtemps du pouvoir et succomba à son tour en décembre 69.
L'Afrique sous Vespasien.--Enfin Vespasien resta seul maître du pouvoir. C'était aussi un ancien proconsul d'Afrique, et il s'était fait remarquer dans son commandement par une honnêteté bien rare pour l'époque. On raconte même que les habitants d'Hadrumète, irrités de sa parcimonie dans les fêtes, l'assaillirent un jour en lui lançant des raves à la tête.
Lucius Pison était alors proconsul d'Afrique; il se tenait sagement à l'écart des factions et cependant on le soupçonnait d'être partisan de Vitellius, parce que beaucoup de Vitelliens s'étaient réfugiés dans sa province. Ce parti avait encore de nombreux adhérents en Gaule et l'on craignait que Pison ne fit alliance avec eux, ce qui aurait eu pour conséquence immédiate la famine. Le légat qui commandait les troupes, Valérius Festus, cédant à son ambition, exploita perfidement cette situation en peignant, dans ses rapports, la révolte comme imminente. Un certain Papirius, qui avait déjà pris part au meurtre de Macer, arrive en Afrique dans le but de tuer le proconsul. Pison prévenu le fait mettre à mort et adresse une proclamation au peuple. Mais bientôt les soldats auxiliaires dépêchés par Festus pénétrent dans sa demeure et demandent le proconsul. Un esclave déclare qu'il est Pison et tombe sous leurs coups. Ce dévouement ne sauve pas son maître, qui est reconnu par le procurateur B. Massa et mis à mort.
Ainsi délivré de son rival, Festus alla au camp, fit mettre à mort les soldats sur la fidélité desquels il avait des doutes et récompensa les autres. Puis il se rendit dans l'est afin de faire cesser les luttes qui divisaient les colons de Leptis et d'Oea (Tripoli). Ceux-ci, appuyés par les Garamantes, avaient mis au pillage Leptis et ses environs (70).
Pour châtier les Garamantes, Festus les poursuivit jusque dans leur pays, et afin de mieux les surprendre il passa par les défilés des montagnes, chemin difficile et peu usité, mais plus court. La Phazanie qui n'avait pas revu les aigles romaines depuis l'expédition de Balbus, fut de nouveau contrainte à la soumission et au paiement d'un tribut.
Insurrection des Juifs de la Cyrénaïque.--Un certain Jonathas ayant fait partie de ces zélateurs, ou sicaires, dont les excès avaient attiré de si grands malheurs à leur nation, vint se réfugier à Cyrène. Ayant réuni autour de lui environ deux mille misérables de son espèce, il alla camper au désert en proclamant son intention de réformer la religion juive. Catullus prêteur de Libye, appelé par les orthodoxes juifs, arriva à la tête de ses troupes et, ayant cerné les rebelles, les massacra presque tous. Jonathas, le promoteur du mouvement, avait pu s'échapper, mais il fut arrêté et comme le préteur voulait le faire périr il prétendit qu'il avait des révélations importantes à lui faire sur l'origine de la conspiration. Catullus qui, au dire de l'historien Flavien Josèphe, était un homme corrompu, comprit le parti qu'il pouvait tirer de son prisonnier; se faisant désigner par lui les juifs les plus riches, il les mit à mort et s'empara de leur fortune. La plus grande terreur pesa sur cette population qui vit périr en peu de temps trois mille de ses principaux citoyens.
Après cette exécution, Catullus se rendit à Rome en emmenant le délateur et un certain nombre d'israélites notables d'Alexandrie, parmi lesquels Josèphe lui-même, désignés comme chefs du complot. Mais Vespasien, éclairé par son fils Titus, ne s'y trompa point. Il rendit aussitôt la liberté aux prisonniers à l'exception de Jonathas qu'il fit brûler vif.
Expéditions en Tripolitaine et dans l'extrême sud.--Après la mort de Vespasien et le court règne de Titus, l'empire échut à Domitien. Sous son règne, de nouvelles expéditions furent faites au sud de la Tripolitaine. Septimius Flaccus, chef des troupes de cette province, se rendit à Garama, puis à Audjela, et de là jusqu'en Ethiopie.
Quelque temps après les Nasamons s'étant révoltés et ayant massacré les collecteurs d'impôts, le même général marcha contre eux et après différentes péripéties en fit un massacre horrible. Domitien annonça au Sénat que ces incorrigibles pillards étaient détruits 166. Vers la même époque, Marsys, roi de cette peuplade, s'étant rendu auprès de Domitien, alors dans les Gaules, le décida à faire une expédition en Ethiopie où, disait-il, existaient de grandes quantités d'or.
Julius Maternus, chargé du commandement de cette expédition, arriva dans le pays des Garamantes où le roi de cette contrée se joignit à lui avec des contingents. Ainsi guidées par les Garamantes, les troupes romaines atteignirent, après sept mois de marche, le pays d'Agisymba 167, «patrie des rhinocéros» (de 81 à 96).
La réussite de cette aventureuse entreprise, dans un pays inconnu, est vraiment surprenante, et nous sommes en droit de nous demander avec M. Ragot 168 si, malgré nos connaissances et les moyens dont nous disposons actuellement, nous serions à même d'en faire autant. Malheureusement les détails que nous possédons sur cette expédition se réduisent à quelques lignes. L'Afrique proprement dite paraît avoir été assez calme pendant cette période.
L'Afrique sous Trajan.--Après le court règne de Nerva, Trajan fut investi du pouvoir suprême (28 janvier 98).
Ce prince guerrier employa largement l'élément berbère dans ses campagnes lointaines. En Afrique, il reporta l'occupation militaire, qui n'avait guère dépassé la ligne de Theveste-Lambèse, jusqu'au Djerid. Il fonda notamment un établissement militaire au lieu appelé ad-Majores (au nord de Negrin) point stratégique qui commandait les routes du sud et de l'est 169. Thamugas, voisine et rivale de Lambèse, date également de cette époque. C'est là probablement que furent établis les vétérans de la XXXe légion. Une autre colonie de vétérans était fondée vers la même époque à Sitifis, sous la dénomination de Nerviana Augusta Martialis.
Pendant que l'empereur guerroyait au loin, l'Afrique demeurait livrée aux exactions de ses gouverneurs. Le proconsul Marius Priscus, secondé par son lieutenant Hostilius Firminus, avait mis le pays en coupe réglée, vendant la justice et étendant à tout ses prévarications. Poussés à bout par tant d'injustices, les habitants portèrent leurs doléances au Sénat 170. Ils trouvèrent comme défenseurs Tacite et Pline le jeune et, grâce aux efforts de ces hommes illustres, obtinrent gain de cause.....en principe, car le proconsul, déclaré coupable, fut simplement exilé sans qu'on le dépouillât de ses richesses mal acquises.
Nouvelle révolte des Juifs.--A la fin du règne de Trajan (en l'an 115), les Juifs de la Cyrénaïque, devenus très nombreux depuis la destruction du temple par Titus, fanatisés par leurs malheurs et irrités par les mauvais traitements auxquels ils étaient soumis, se mirent en état de révolte. Le général Lupus ayant marché contre eux, fut vaincu et contraint de se jeter dans Alexandrie. Un juif nommé Andréas (ou Lucus), était à la tête de ce mouvement qui fut caractérisé par des cruautés épouvantables. Tout ce qui était romain et grec tomba sous les coups des rebelles; ce fut une orgie de sang. Les juifs allèrent, dit-on, jusqu'à manger la chair de leurs victimes et à se couvrir de leur sang. Par représailles, ils les forcèrent, à leur tour, à combattre dans le cirque, ou les firent déchirer par les bêtes féroces. Dans la seule Cyrénaïque, deux cent vingt mille personnes auraient ainsi trouvé la mort 171.
Trajan était alors retenu en Orient par la guerre contre les Parthes, qui nécessitait l'emploi de toutes ses forces. Ainsi les populations de la Cyrénaïque abandonnées à elles-mêmes, étaient sans force pour résister aux rebelles, dont le nombre était considérable. Alliés aux révoltés d'Egypte, les juifs se livrèrent à tous les excès. Cependant Marcius Turbo, ayant reçu de l'empereur l'ordre de marcher contre les rebelles, arriva de Libye avec des forces importantes, tant en infanterie qu'en cavalerie et même une division navale. Mais c'était une véritable guerre à entreprendre et il fallut toute l'habileté de ce général pour triompher de cette révolte qui se prolongea jusqu'à l'avènement d'Hadrien. La répression que les juifs s'étaient ainsi attirée fut sévère, et il est probable qu'à cette occasion un grand nombre d'entre eux émigrèrent dans l'ouest et se mêlèrent à la population indigène de la Berbérie.
L'Afrique sous Hadrien. Insurrections des Maures.--En 117, commença le beau règne d'Hadrien. Un soulèvement général des Maures concorde avec son élévation. C'est à la voix d'un Berbère latinisé du nom de Lusius Quiétus que les indigènes prennent les armes. Ce chef avait été chargé de conduire à Trajan un corps de troupes maures, et il s'était tellement distingué, dans la guerre contre les Parthes et dans celle de Judée, que l'empereur lui avait donné le gouvernement de la Palestine. Rappelé en Afrique, il renia la fidélité dont il avait donné des preuves si éclatantes, pour entraîner ses compatriotes à la révolte.
Marcius Turbo appelé de la Cyrénaïque, et nommé proconsul d'Afrique, reçut la difficile mission de réduire cette révolte qui avait pris des proportions générales. Quiétus fut mis à mort; mais Turbo ne triompha des rebelles qu'avec beaucoup de peine. Pour le récompenser de ses services, il reçut des honneurs particuliers et fut ensuite nommé gouverneur de la Dacie.
En 122 une nouvelle insurrection de la Maurétanie décida l'empereur à passer en Afrique 172. Après avoir apaisé la révolte, Hadrien visita la contrée et, au dire de Spartien, la combla de bienfaits. Ayant vu par lui-même ce qui était nécessaire, il prescrivit l'ouverture de routes et fit établir toute une ligne de postes avancés, pour préserver les colonies contre les incursions des Maures. Vers la fin de 123, ou au commencement de 124, le quartier général de la IIIe légion fut transféré à Lambèse. L'achèvement de la route de Karthage à Théveste, venait d'avoir lieu, et, en assurant la facilité des communications, permettait de reporter les lignes plus à l'ouest.
En 125, l'empereur voyageur visita la Proconsulaire. Un certain nombre de villes furent élevées par lui au rang de colonies et il concéda des terres à ses vétérans. Il imprima une puissante impulsion à la colonisation du pays, le dotant de monuments et de routes, si bien qu'il reçut sur des monnaies le titre de «restaurateur de l'Afrique.» Les villes imitèrent son exemple et une inscription nous apprend que Cirta construisit à ses frais les ponts de la route de Rusicade 173. C'est sans doute dans ce voyage qu'il parcourut la Cyrénaïque. Ce pays était ruiné et en partie dépeuplé depuis la révolte des juifs. Il y amena des colons et fonda de nouveaux établissements, notamment une ville à laquelle il donna son nom. Adrianopolis.
Hadrien vint sans doute une troisième fois en Afrique (vers 129). Les documents à cet égard manquent de précision. Dans tous les cas, il s'occupa avec sollicitude du développement de la colonisation et le pays garda un souvenir durable de ce prince ainsi que de sa belle-mère Matidie. A ce souvenir se joignit une circonstance particulière qui prouve bien que les conditions physiques du pays n'ont pas changé: il n'avait pas plu depuis cinq ans en Afrique et sa venue coïncida avec le retour des pluies 174.
Nouvelles révoltes sous Antonin, Marc-Aurèle et Commode (138-190).--Antonin succéda à Hadrien en 138. Les Maures en profitèrent pour envahir de nouveau les contrées colonisées et porter partout le feu et la révolte. Il est probable que les Gétules se joignirent à cette levée de boucliers. La situation devint si grave que l'empereur dut venir en personne combattre les rebelles. Il les vainquit; dit Pausanias, et les contraignit à se réfugier «aux extrémités de la Libye, vers la chaîne du Mont-Atlas et les peuples qui y habitent», Les documents fournis par l'histoire sont si pauvres qu'il est impossible de se rendre compte de cette campagne et de conjecturer dans quelle direction les Berbères furent repoussés. M. Ragot 175 pense que l'empereur se décida à reporter alors la ligne d'occupation et de fortification jusqu'au delà de l'Aourès, précaution qui devait, hélas, être bien insuffisante.
Sous le règne de Marc-Aurèle, nouvelle insurrection des Maures Maziques et Baquates, du Rif, qui vont porter le ravage jusqu'en Espagne. «Ni les garnisons romaines, ni le détroit de Gadès, n'empêchèrent les hordes de l'Atlas de prendre l'offensive, de pénétrer en Europe et de ravager une grande partie de l'Espagne 176.» Peut-être, comme le fait remarquer Lacroix 177, ne s'agit-il ici que d'expéditions maritimes. Il est certain d'autre part, que les proconsuls d'Afrique luttèrent pour ainsi dire sans relâche contre les invasions des indigènes maures et gétules. «Rome, dit encore Capitolin, loin d'envahir, se trouva heureuse de préserver ses frontières.» Marc-Aurèle dut envoyer de nouvelles troupes. L'Afrique cessa d'être une province sénatoriale, et le gouverneur de la Maurétanie ne fut qu'un légat propréteur.
En 188, les Maures étaient de nouveau en état de révolte. L'empereur Commode parla d'aller les combattre en personne; mais après avoir obtenu du Sénat l'argent nécessaire, il préféra l'employer à ses débauches et se contenta d'envoyer en Afrique des lieutenants 178. Pertinax dont le règne éphémère devait faire suite au sien, opéra la pacification de l'Afrique (190).
Les empereurs africains. Septime Sévère.--Septime Sévère, natif de Leptis magna, dans la Tripolitaine, fut, en 193, proclamé empereur par les légions de Pannonie. Ce prince fit largement profiter l'Afrique de la puissance dont il disposait. Il s'attacha surtout à punir, et à repousser dans le sud, les tribus de la Tripolitaine, ayant pu apprécier par lui-même le tort que les incursions des nomades faisaient à la colonisation. Les troupes romaines pénétrèrent encore dans la Phazanie et établirent une ligne de postes fortifiés de Tripoli à Garama 179. Karthage et Leptis reçurent de lui le droit italique.
Sévère montra constamment pour l'Afrique une grande prédilection. Il y fit exécuter des travaux considérables dont de nombreuses inscriptions ont conservé le souvenir. A Rome il s'entoura d'Africains et composa sa garde personnelle, en grande partie, de ses compatriotes. Les Africains, en Italie, se distinguèrent particulièrement dans le barreau et à l'armée. La langue punique, ou peut-être berbère, car les historiens de l'époque ne paraissent pas soupçonner qu'il en existât une, était parlée dans l'entourage de l'empereur. L'impératrice Julia Domna, syrienne d'origine, était très favorable aux orientaux. L'Afrique rendait à Sévère l'affection qu'il lui témoignait; l'on dit qu'après sa mort les Berbères le mirent au rang des dieux 180; dans tous les cas, aucune révolte n'est signalée sous son règne, dans cette Afrique, depuis si longtemps en proie à l'insurrection.
On est porté à supposer que ce prince sépara la Numidie de la proconsulaire, et envoya à celle-ci un légat impérial, tandis que l'ancienne Afrique restait sous l'autorité administrative du proconsul.
Progrès de la religion chrétienne en Afrique; premières persécutions.--La religion chrétienne s'était introduite dans les villes de l'Afrique à peu près en même temps qu'en Italie. La Cyrénaïque fut une des premières contrées où les apôtres allèrent prêcher la nouvelle doctrine. Dès l'an 40, saint Marc qui était juif cyrénéen, vint dans son pays faire des prosélytes, jusque vers 61, époque où il alla à Alexandrie, fonder diverses paroisses. Devenu chef de cette église, il n'oublia pas sa patrie, y revint plusieurs fois et y institua, dit-on, les premiers évêques.
Dans le reste de l'Afrique, le christianisme pénétra avec moins d'éclat; néanmoins le nombre des adeptes de la nouvelle religion ne tarda pas à devenir considérable. On sait quel était l'esprit de ces premiers chrétiens: la vieille société devait disparaître pour faire place au règne du Christ. Ce n'était rien moins qu'une profonde révolution sociale qui se préparait et, si les Romains s'étaient montrés très tolérants pour les dieux des peuples qu'ils avaient conquis, ils ne pouvaient recevoir dans leur panthéon celui qui disait: «Mon royaume n'est pas de ce monde», et qui prêchait l'égalité absolue de tous les hommes. L'empereur, souverain pontife, divinisé après sa mort, était directement attaqué, de même que l'état social reposant sur l'esclavage. Enfin les chrétiens refusaient le service militaire. Il n'est donc pas surprenant que le pouvoir cherchât à s'opposer aux progrès de pareils adversaires. Les empereurs le firent d'abord avec la plus grande modération. Domitien, se servant de la loi qui avait été édictée au sujet des druides, prit les premières mesures contre ceux qui christianisaient ou judaïsaient, car, dans le principe, on confondit les adeptes des deux religions. Ses successeurs, ne voyant pas le danger d'une secte qui ne faisait de prosélytes que parmi les petites gens, ne furent pas plus sévères. Mais la population des villes, moins tolérante, commença à faire des exécutions sommaires sur lesquelles on ferma les yeux.
Trajan inscrivit dans le code le crime de christianiser. «S'ils sont accusés et convaincus,--écrivit-il à ses gouverneurs,--punissez-les.» Les chrétiens furent rendus responsables des troubles qui se produisaient dans les cités. Quand un chrétien manifestait publiquement sa foi, on le conduisait au forum et s'il maintenait sa déclaration, on l'incarcérait. Lorsque le gouverneur arrivait, il interrogeait les chrétiens du haut de son tribunal, en présence du peuple, que les soldats avaient peine à contenir. S'ils persistaient, on les condamnait à mort 181.
Sous les règnes d'Antonin et de Marc-Aurèle, la religion chrétienne fit de grands progrès. Les néophytes, loin d'être terrifiés par les mauvais traitements, recherchaient le martyre. La crédulité publique, les révélations arrachées aux esclaves par la torture, étaient cause qu'on les chargeait de tous les crimes et jusqu'alors c'était plutôt la vindicte publique que le représentant de la loi qui les châtiait.
Septime Sévère fit poursuivre avec rigueur les chrétiens d'Afrique. Quiconque refusait de sacrifier aux dieux et de rendre hommage au génie de l'empereur, était puni de mort. En l'an 200, douze chrétiens, sept hommes et cinq femmes, ayant été amenés à Saturnin, proconsul de la province d'Afrique, subirent le martyre. On les considère comme les douze premiers confesseurs de l'église d'Afrique. Peu après avait lieu à Karthage le supplice de sainte Perpétue et de sainte Félicité. Les chrétiens, dès lors, se mirent à chercher le martyre avec avidité et l'on vit des épouses résister aux larmes de leur famille, repousser leurs enfants, répondre aux exhortations, aux conseils du représentant de l'autorité par des provocations, et ne chercher qu'à apaiser leur soif de souffrance et de tourments.
Tertullien avait vu le jour à Karthage en 160. Il était, à l'époque de la mort de Sévère, dans toute la force de son talent. Comme tant d'autres, c'est la vue de la constance des martyrs au milieu des supplices qui l'avait attiré vers la religion chrétienne. Ainsi les persécutions allaient directement contre leur but.
Caracalla. Son édit d'émancipation.--Caracalla continua les travaux commencés en Afrique par son père; aussi ce prince fut-il cher aux Africains, qui ont inscrit sur la pierre le témoignage de leur reconnaissance. Le pays continua alors de jouir d'une tranquillité dont il avait si grand besoin.
Par son édit de 216, l'empereur accorda le titre de citoyen à tous les habitants libres des provinces romaines; il ne resta donc plus en principe que deux catégories, le citoyen et l'esclave. Mais, dans la pratique, on ne voit pas que la condition des personnes en ait subi un réel changement, «Si cet édit 182 proclamait une émancipation générale, pourquoi les désignations de villes libres, ou municipales, ou coloniales, de droit italique, de droit latin, etc., ont-elles continué à subsister? A-t-il empêché les nouveaux citoyens d'être décapités par le bourreau ou cloués au gibet?»
En réalité cette mesure n'avait de libéral que l'apparence: son but était de se procurer de l'argent et des hommes, en étendant l'impôt à tous et en supprimant les exemptions.
Macrin et Elagabal.--Macrin, le troisième empereur africain, était né à Yol-Césarée. C'était un avocat que son audace et son succès portèrent au poste de préfet du prétoire. Le meurtrier de Caracalla fut d'abord bien accueilli par le sénat (217), mais bientôt on apprit qu'Elagabal, grand-prêtre du soleil à Edesse, âgé seulement de 17 ans, avait été proclamé par les soldats à l'instigation de Julia Mœsa, sœur de l'impératrice Julia Domna. Ayant essayé de lutter contre son compétiteur, Macrin périt avec son fils Diadumène à Chalcédoine (avril 218). Dans son règne aussi court qu'agité, il avait trouvé le temps de réduire sensiblement les impôts.
Bassien-Elagabal était fils de Socuzis, ancien légat de la IIIe légion, et gouverneur de Numidie; aussi avait-il beaucoup de partisans en Afrique 183. Dans le cours de son règne, ce prince, qui avait importé à Rome les rites et coutumes de l'Orient, procéda en grande pompe à une ridicule cérémonie par laquelle il maria la déesse Tanit de Karthage, représentée par une pierre triangulaire, avec le Dieu Gabal (Alah-Gabal), un aérolithe rapporté de Syrie 184.
En prenant le pouvoir, le nouvel empereur s'était attribué les noms de Marc-Aurèle Antonin. Après un court règne de cinq ans, il fut à son tour mis à mort par les soldats. Une révolte avait eu lieu dans la Césarienne peu de temps auparavant (222).
Alexandre Sévère.--L'arrivée au pouvoir d'Alexandre Sévère mit fin à l'anarchie que venait de traverser l'empire et qui n'était que le prélude de nouvelles convulsions. Sous la main ferme de ce prince les affaires reprirent leur marche régulière et chacun dut revenir à l'obéissance. L'Afrique eut beaucoup à se louer de son administration. Il fit ouvrir de nouvelles routes et reporta très loin au sud les frontières de l'occupation 185. La Tingitane aurait, paraît-il, été alors le théâtre d'une révolte, mais Lampride, qui cite ce fait, ne fournit aucun détail.
En 229, Marcus Antonius Gordianus avait été nommé par le sénat proconsul d'Afrique, avec son fils comme légat. Pendant sept années, ses pouvoirs lui furent prorogés, et l'Afrique vécut tranquille sous son autorité.
Les Gordiens. Révolte de Capellien et de Sabinianus.--Mais en 235, Sévère tomba sous le poignard du Goth Maximin, et aussitôt l'anarchie reparut dans le monde romain. L'Afrique saisit cette occasion de produire un empereur. Des citoyens de Karthage, irrités par la dureté et les violences d'un intendant du fisc, le mirent à mort et, pour s'assurer l'impunité, soulevèrent la province et proclamèrent empereur le vieux Gordien, leur gouverneur, alors âgé de quatre vingts ans.
Les soldats de la IIIe légion ratifièrent ce choix et, malgré la résistance du proconsul, lui conférèrent le pouvoir, à Thysdrus, en lui laissant son fils comme lieutenant. Des députés furent alors envoyés au Sénat qui approuva l'élection et déclara Maximin ennemi public (237). A cette nouvelle, le sénateur Capellien qui gouvernait la Maurétanie et, disposant de forces importantes, était chargé de garder les limites, se déclara pour Maximin. En même temps Gordien, avec lequel il avait eu des démêlés, prononçait sa destitution.
Bientôt Capellien envahit la Numidie à la tête de troupes aguerries depuis longtemps par les luttes incessantes qu'elles soutenaient contre les Maures. Pendant ce temps, les Gordiens réunissaient et armaient à la hâte des adhérents nombreux, mais indisciplinés, et se portaient bravement à la rencontre de l'ennemi. La bataille eut lieu en avant de Karthage, elle se termina bientôt par le triomphe de Capellien et la mort du jeune Gordien. Pour ne pas tomber entre les mains de son ennemi, le vieil empereur se donna la mort en s'étranglant avec sa ceinture, six semaines après son élévation.
Capellien s'empara de Karthage, mit cette ville au pillage et commit en Afrique les plus grandes cruautés 186. Il suivait en cela les ordres de son maître qui, furieux contre l'Afrique, avait promis à ses soldats les biens des habitants de cette province, de même qu'il leur avait octroyé les propriétés des sénateurs. Il voulait ainsi assouvir sa vengeance contre ceux qui s'étaient prononcés contre lui. Il est probable que, pour punir la IIIe légion, il la licencia 187.
Note 187: (retour) Ragot, p. 205. Cela est constaté par une inscription trouvée à Gemellæ, et d'où il résulte que cette légion fut rétablie en 253.--Voir l'article de M. Pallu de Lessert dans le Bulletin des Antiquités africaines, fasc. XII, p. 73, et la communication de M. Cat à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, séance du 26 mars 1886.
Sur ces entrefaites, Maximin fut assassiné par les soldats lassés de ses cruautés (238). Le sénat, malgré la mort des Gordiens, avait persisté dans son refus de reconnaître Maximin: deux sénateurs avaient été élus empereurs et on leur avait adjoint comme césar, un petit-fils de Gordien Ier, âgé de 13 ans. Après s'être défaits de Maximin, les prétoriens mirent à mort les deux fantômes d'empereurs et proclamèrent à leur place le jeune Gordien, sous le nom de Gordien III.
Que devint l'Afrique pendant ces guerres civiles? L'histoire ne nous le dit pas, et nous en sommes réduits aux conjectures. Il est probable que la restauration de la famille de Gordien fut bien accueillie dans la Proconsulaire. On ignore le sort de Capellien, mais il n'est pas téméraire de conjecturer qu'il fut mis à mort. En 240 un certain Sabinianus, proconsul d'Afrique, suivant son exemple, se proclama empereur et voulut soulever sa province. Le præses de la Maurétanie restait fidèle à Gordien. L'usurpateur marcha contre lui et obtint d'abord quelques succès; mais, l'empereur ayant envoyé du renfort en Maurétanie, le præses reprit l'offensive, chassa devant lui les envahisseurs, et vint, à son tour, mettre le siège devant Karthage. Les habitants de cette ville, pour obtenir leur pardon, livrèrent Sabinianus aux troupes fidèles.
Période d'anarchie. Révoltes en Afrique.--A l'époque que nous avons atteinte, les empereurs se succèdent au pouvoir avec une rapidité qui démontre à quel état d'anarchie l'empire est tombé.
L'arabe Philippe, brigand de grands chemins, parvenu à l'emploi de préfet du prétoire, tue Gordien III et se fait proclamer à sa place (244); Decius (249), Gallus (251), le maure Emilien (253), passent successivement au pouvoir et périssent tous sous les coups des soldats. En 253, Valérien ancien chef de la IIIe légion, s'empare de l'autorité et la conserve pendant quelques années, mais en 260, il est fait prisonnier par Sapor, roi des Perses.
Que pouvait faire l'Afrique pendant cette anarchie? Le silence de l'histoire est suppléé ici par les inscriptions relevées en Algérie. Les tribus indigènes, particulièrement celles qui occupaient la région montagneuse comprise entre Cirta, Sétif, Rusucurru (Dellis) et la mer en profitèrent pour attaquer les colonisations latines. Les maures du sud-ouest paraissent les avoir soutenues. En 260 un officier du nom de Q. Gargilius, chef de la cohorte des cavaliers auxiliaires maures cantonnés à Auzia (Aumale), prend et met à mort un rebelle du nom de Faraxen, chef des Fraxiniens. Après ce succès, Gargilius se met en marche vers l'est pour rejoindre le légat de la Numidie qui accourt avec les troupes disponibles, niais il tombe dans une embuscade dressée par les Babares et périt en combattant.
Vers le même temps, ou peu après, les Babares habitant le massif du Babor, soutenus par quatre chefs berbères, envahirent les environs de Mileu (Mila) et de là, portèrent le ravage jusque sur la limite de la Numidie. Le légat C. M. Decianus propréteur de Numidie et de Norique, les mit en pièces; puis il dut réduire les Quinquegentiens, réunion de cinq peuplades, établies dans le territoire de la grande et de la petite Kabilie 188. Ces succès partiels ne furent pas suivis de pacifications bien solides.
Persécutions contre les chrétiens.--Malgré les persécutions, la religion chrétienne faisait de rapides progrès en Afrique. Dans la Cyrénaïque surtout, un clergé organisé relevait directement du pape. L'édit de Decius, rendu en 250, organisa d'une manière régulière la persécution contre ceux qui refusaient de sacrifier aux Dieux. C'est à la suite de cette mesure que saint Denis d'Alexandrie fut exilé dans une petite bourgade de la Cyrénaïque. Valérien prescrivit de nouvelles rigueurs contre les chrétiens et, comme un certain nombre de tribus de la Proconsulaire avait embrassé le nouveau culte, ce fut une cause de plus de troubles en Afrique et de résistance au pouvoir central. Les pasteurs, décorés du nom d'évêques, se réunirent plus d'une fois en conciles pour traiter des points de doctrine, car déjà des hérésies se produisaient et souvent le clergé africain était en lutte avec ses chefs spirituels. Saint Cyprien qui, à Karthage, avait recueilli l'héritage de Tertullien, était en butte aux haines de la populace.
En 254 à Lambèse, et en 255 à Karthage, se réunirent deux conciles d'évêques de la Numidie et de la Maurétanie, auxquels assistèrent, pour le premier, soixante et onze, et, pour le second, quatre-vingt-cinq membres. Plusieurs fois saint Cyprien avait failli être jeté aux bêtes; sous Valérien il trouva le martyre ainsi qu'un certain nombre d'évêques.
Période des trente tyrans.--Après la chute de Valérien, avait commencé le règne de Gallien et la période dite des trente tyrans. L'Afrique ne pouvait se dispenser d'avoir le sien. En 265 le proconsul Vibius Passienus et F. Pomponianus «duc de la frontière libyque,» allèrent chercher dans ses terres un ancien tribun, nommé Celsus, et l'ayant revêtu du manteau de pourpre de la déesse Tanit à Karthage, le proclamèrent Auguste. Quelques jours après, le tyran était mis à mort par la populace, qui l'avait élevé, et son cadavre livré en pâture aux chiens.
Vers la même époque, un parti de Franks, après avoir ravagé la Gaule et l'Espagne, fit une descente en Maurétanie: c'était un prélude à l'invasion Vandale.
En 268, Claude II succède à Gallien, et est à son tour remplacé par Aurélien (270). On devine ce que pouvaient faire les indigènes de l'Afrique pendant une telle anarchie, quand on les a vu tenir tête à la puissance romaine sous Hadrien et sous Sévère: la révolte fut l'état permanent. «Le débordement général des barbares fut comme une tempête qui brise tout 189». L'évêque de Karthage sollicitait la charité des fidèles pour racheter les captifs faits par les «barbares» qui avaient envahi la Numidie. C'est du massif de la Grande-Kabilie (Mons-ferratus) habité par les cinq nations (quinquegentiens), que l'étincelle était partie. De là, la révolte s'était répandue, pendant le règne de Gallien (265), sur la Maurétanie orientale et la Numidie occidentale.
Le général Probus, après avoir rétabli la paix dans la Marmarique insurgée, arriva dans la Proconsulaire, vers 270, avec le titre de chef des troupes. Un Berbère, du nom d'Aradion, avait soulevé les populations de la Numidie. Tout était en révolte jusqu'aux portes de Karthage. Probus attaqua vigoureusement les rebelles, les mit en déroute et tua Aradion en combat singulier. Pour honorer le courage de ce chef, il lui fit élever par ses troupes un tombeau de deux cents pieds de largeur 190. Il est assez difficile de se rendre compte du théâtre de cette campagne; mais les probabilités semblent indiquer que c'est vers Sicca Veneria (le Kef) que le chef berbère trouva la mort 191.
Vers 275, des Franks, faits prisonniers par Probus, et transportés par lui en Asie-Mineure, parvinrent à s'échapper sur quelques navires. En passant devant les côtes de la Maurétanie césarienne, ils y firent une descente et mirent tout au pillage. Il fallut un envoi de troupes de Karthage pour les forcer à reprendre la mer. Ils traversèrent le détroit et rentrèrent chez eux par l'embouchure du Rhin.
Lorsque Probus eut été proclamé empereur, l'Afrique, au lieu de se souvenir de ses services, soutint son compétiteur Florien. Sous le règne de son successeur Carus (282), eut lieu le premier partage du monde romain. L'Afrique, avec le reste de l'occident, fut donnée à Carus.
Dioclétien. Révolte des Quinquegentiens.--Dioclétien parvenu au trône en 284, essaya en vain de gouverner seul: deux années plus tard, il s'associa Maximien Hercule, auquel il donna en apanage l'Italie, l'Afrique et l'Hispanie. Mais ce n'était pas encore assez de deux maîtres pour gouverner le monde romain dans l'état de désagrégation où il se trouvait, et sous la pression générale des barbares qui l'entouraient. Afin d'arrêter le débordement, les deux augustes s'adjoignirent deux césars, Galere et Constance Chlore. Il fallut partager l'empire en quatre parties. Maximien conserva l'Afrique, moins peut-être la Tingitane. La Cyrénaïque et la Libye échurent à Dioclétien qui avait l'Orient pour lot.
Le moment était trop opportun pour que l'Afrique le laissât échapper, et du reste la révolte était pour ainsi dire à l'état permanent dans la Maurétanie. Dès 288, la grande confédération des Quinquégentiens était en pleine insurrection. Le præses de la Césarienne, Aurélius Litua, obtint contre eux quelques avantages et les contraignit à une soumission éphémère.
Mais bientôt les Quinquégentiens reprennent les armes et portent le ravage dans la Numidie. Le mouvement se propage à l'est. Un certain Julien, sur lequel on n'a que des renseignements vagues, est proclamé à Karthage. La situation devient si grave que Maximien passe lui-même en Afrique pour prendre la direction des opérations. Il combat les farouches Quinquégentiens, les repousse chez eux et les poursuit jusque sur les sommets de leurs montagnes inaccessibles. Cette fois la répression est sérieuse et la soumission réelle. Pour en assurer les effets, Maximien juge nécessaire de transporter une partie de ces tribus indomptées 192 (297).
Vers le même temps, l'usurpateur Julien cessait de vivre; cependant la révolte persista encore dans les Syrtes, et ce fut en vain que l'empereur essaya de la réduire.
Nouvelles divisions géographiques de l'Afrique.--Sous le règne de Dioclétien, les divisions administratives de l'empire furent modifiées et il en fut ainsi notamment en Afrique. On suppose que ces remaniements ont été effectués par Maximien, après sa victoire sur les Quinquégentiens (297). Morcelli les place en 297, à la même date que la reconstitution générale de l'empire. Il est probable que la confédération des cinq républiques cirtéennes, (Cuicul (Djemila) avait été ajoutée aux quatre précédentes), fut dissoute un peu auparavant, car il n'en est plus fait mention depuis l'époque d'Alexandre Sévère. La séparation de la Numidie en territoire militaire et territoire civil, fournit naturellement l'occasion de faire cesser une anomalie qui ne pouvait être que préjudiciable au bon ordre, dans une époque aussi troublée.
La Maurétanie orientale fut divisée en deux parties: celle de l'est avec Sitifis pour chef-lieu, reçut le nom de Sitifienne; celle de l'ouest conservant Césarée, comme siège du gouverneur, continua à être appelée Césarienne.
Dès lors, l'Afrique fut divisée de la manière suivante:
1° Cyrénaïque, ayant un gouverneur particulier, rattachée au diocèse d'Orient.
2° Diocèse d'Afrique comprenant:
La Tripolitaine depuis la Cyrénaïque jusqu'au Triton.
La Bysacène ou Valérie, du Triton jusqu'à Horréa.
L'Afrique propre, d'Horréa à Tabarka.
La Numidie divisée elle-même en Numidie cirtéenne (avec Cirta), et Numidie militaire avec Lambèse, comme chef-lieu, de Tabarka à l'Amsaga.
La Maurétanie sétifienne, de l'Amsaga à Saldæ.
Et la Maurétanie césarienne de Saldæ à la Malua (Moulouïa).
Ces provinces étaient administrées civilement par des præses relevant du vicaire d'Afrique. Le commandement militaire était confié au comte d'Afrique, ayant sous ses ordres des præpositi limitum 193.
3° Et la Maurétanie Tingitane, rattachée au diocèse d'Espagne, et commandée par un comes Tingitanæ, relevant directement du magister peditum (sorte de ministre de la guerre) de Rome. Son administration civile était confiée à un præses obéissant au vicaire d'Espagne. Le manque de communication terrestre entre la Tingitane et la Césarienne, ses relations constantes avec l'Hispanie, si proches, expliquent ce rattachement à l'Europe.
CHAPITRE IX
L'AFRIQUE SOUS L'AUTORITÉ ROMAINE (Suite).
297-415.
État de l'Afrique à la fin du iiie siècle.--Grandes persécutions contre les chrétiens.--Tyrannie de Galère en Afrique.--Constantin et Maxence, usurpation d'Alexandre.--Triomphe de Maxence en Afrique; ses dévastations.--Triomphe de Constantin.--Cessation des persécutions contre les chrétiens; les Donatistes; schisme d'Arius.--Organisation administrative et militaire de l'Afrique par Constantin.--Puissance des Dunatistes. Les Circoncellions.--Les fils de Constantin; persécution des Donatistes par Constant.--Constance et Julien; excès des Donatistes.--Exactions du comte Romanus.--Révolte de Firmus.--Pacification générale.--L'Afrique sous Gratien, Valentinien II et Théodose.--Révolte de Gildon.--Chute de Gildon.--L'Afrique sous Honorius.
État de l'Afrique à la fin du iiie siècle.--Nous avons vu dans le chapitre qui précède, combien les révoltes des indigènes rendaient précaire la situation de la colonisation africaine. Quatre siècles et demi s'étaient écoulés depuis la chute de Karthage, et les Romains avaient effectué leur conquête avec la plus grande prudence, ménageant les transitions et n'avançant que méthodiquement. Ils avaient fait des efforts considérables pour coloniser l'Afrique et avaient pu croire un instant au succès; mais sous les règnes les plus brillants, les révoltes des Berbères avaient démontré la précarité de celle occupation et, malgré le déploiement d'un appareil militaire formidable pour l'époque, la puissance de l'empereur avait été insultée par les sauvages africains.
Cette situation, dont le danger déjà pressenti allait se démontrer par des faits, était la conséquence d'une erreur ou d'un oubli des maîtres du monde, dans leur tentative de colonisation. Ils n'avaient pas assez tenu compte de la race indigène et, se contentant de la refouler dans les plaines livrées aux colons, ils l'avaient laissée se concentrer, se renforcer au milieu d'eux, dans de vastes contrées comme le pays des Quinquégentiens et le massif de l'Aourès. Ils voyaient bien aussi les tribus nomades du sud se masser sur la ligne du désert, mais ils se contentaient de renforcer leurs postes ou de les reporter plus au sud.
Certes, dans les plaines et le Tel de l'Afrique propre et de l'ancienne Numidie, la vieille race indigène avait disparu ou s'était assimilée. La langue, la littérature et les institutions de Rome avaient été adoptées par ces Berbères. Ceux-là n'étaient pas à craindre; mais, tout autour d'eux, la race africaine se reconstituait et était prête à entrer en lutte. L'anarchie, prélude du démembrement de l'empire, les luttes religieuses, dont l'Afrique était sur le point de devenir le théâtre, allaient servir merveilleusement la reconstitution de la nationalité africaine et permettre aux nouvelles tribus berbères de s'étendre en couche épaisse sur les restes des anciennes. Il y a là un enseignement que les colonisateurs actuels de l'Afrique feront bien de ne pas perdre de vue, car ce fait prouve une fois de plus que, si la conquête est facile, il n'en est pas de même de la colonisation et que, tant que la race autochthone reste à peu près intacte, l'établissement des étrangers au milieu d'elle est précaire.
Grandes persécutions contre les chrétiens.--Les persécutions exercées contre les chrétiens semblaient n'avoir d'autre résultat que de fortifier la religion nouvelle. Les prosélytes étaient très nombreux en Afrique, non-seulement chez les colons latins, mais chez les indigènes romanisés et même dans les tribus berbères. «Il est impossible de ne pas être frappé de ce fait concluant que ce fut le sang indigène qui coula ici le premier pour la foi chrétienne, car les victimes inscrites en tête du martyrologe africain sont bien des berbères: Namphanio, Miggis, Lucitti, Sanaes et d'autres encore dont le nom seul révélerait la nationalité, si l'histoire n'avait eu soin de la constater expressément 194.»
Des bas-fonds populaires où le christianisme avait d'abord pris racine, il s'élevait et pénétrait l'administration et l'armée. Un jour c'était un gardien de prison qui demandait à partager le sort des condamnés; une autre fois c'était un centurion qui, jetant au loin le sarment, insigne de commandement, se dépouillant de sa cuirasse et de ses insignes, refusait de continuer à servir César pour entrer dans la milice du Christ 195; ailleurs des hommes enrôlés n'acceptaient pas leur incorporation 196. Pour tous c'était la mort, mais ils supportaient avec joie les affres du supplice.
Le triomphe de la nouvelle religion était proche. Le trône des empereurs en était ébranlé sur sa base, car le christianisme, à son début, était la négation de tout pouvoir temporel. Depuis l'exécution des édits de Décius et de Valérien, la persécution, tout en continuant, avait subi une certaine modération. Dioclétien n'était pas porté aux mesures extrêmes contre les chrétiens; mais Galère ne voyait le salut de l'empire que dans l'extinction de la religion nouvelle et il suppliait l'empereur de prendre les mesures les plus énergiques. Enfin, en 303, Dioclétien, cédant aux instances de son césar, promulgua l'édit de persécution connu sous le nom d'édit de Nicomédie. Les mesures prescrites étaient terribles: destruction des églises et des livres et ustensiles du culte; mise hors la loi de tous les chrétiens dont les biens devaient être saisis et qui devaient, eux-mêmes, être jetés en prison ou livrés au bourreau.
Cet édit fut immédiatement exécuté, sauf dans la partie du diocèse d'Occident qui était soumise au césar Constance Chlore, c'est-à-dire la Gaule, la Bretagne, l'Espagne et la Tingitane. Dans tout le reste de l'empire, les persécuteurs se mirent à l'œuvre. En Afrique, ils déployèrent un grand zèle. A Cirta, un certain Munatius Félix, flamine perpétuel, se fit remarquer par son ardeur et sa violence. Généralement les chrétiens restèrent fermes dans leur foi et des prêtres subirent le martyre plutôt que de remettre aux persécuteurs leurs vases et leurs livres qu'ils avaient cachés; mais un grand nombre faiblirent, renièrent leur foi et livrèrent leur dépôt sacré. L'église de Cirta se signala par sa faiblesse: son évêque Paulus se soumit à tout ce qu'on exigea de lui.
Cette persécution n'était que le prélude de violences plus grandes encore. Il ne suffisait pas d'avoir détruit les églises et les objets extérieurs du culte; on allait s'en prendre aux consciences. A la fin de l'année 303, un édit adressé au gouverneur de la Palestine fixait certains jours pendant lesquels tout homme devait sacrifier aux dieux. Ces jours déterminés furent appelés dies thurificationis et l'on avouera que c'était un excellent moyen de reconnaître les chrétiens. Valérius Florus, præses de la Numidie miliciana, et Anulinus, proconsul de la Proconsulaire, se firent les exécuteurs de ces mesures. Le sang des chrétiens coula à flots en Afrique pendant cette période qui fut appelée l'ère des martyrs 197.
Tyrannie de Galère en Afrique.--En 305, Dioclétien et Maximien Hercule abdiquèrent au profit des deux césars Constance Chlore et Galère, lesquels s'adjoignirent comme césars Sévère et Maximin. Bien que Constance Chlore eût l'Afrique dans son lot, il en abandonna l'administration à Galère qui en confia le commandement au césar Sévère. On sait qu'un des premiers actes de Galère, en prenant le pouvoir, fut de prescrire un recensement général des personnes et des biens de l'empire afin d'augmenter les revenus du fisc. «On procéda à l'exécution de cette mesure avec une rigueur qui répandit partout la terreur et la désolation: les gens du peuple, les enfants, les serviteurs étaient réunis et comptés sur les places qui regorgeaient de monde. On excitait à la délation le fils contre le père, l'esclave contre le maître, l'épouse contre le mari. On obtenait par les tourments des déclarations de biens que l'on ne possédait pas 198.» Il est probable que l'Afrique, qui avait déjà tant à se plaindre de Galère, souffrit beaucoup de ces mesures et de la façon cruelle dont elles furent appliquées. Les troupes seules, qui profitaient des largesses de ce prince, avaient pour lui quelque fidélité.
Constantin et Maxence. Usurpation d'Alexandre.--A la mort de Constance Chlore, survenue le 25 juillet 306, les troupes proclamèrent auguste son fils Constantin. De son côté, Galère donna le titre d'auguste à Sévère.
Peu de temps après, Maxence, fils de Maximien Hercule et gendre de Galère, ayant gagné l'appui du préfet du prétoire Anulinus, prit aussi la pourpre et fut acclamé par les soldats (28 octobre 306).
En Afrique, Anulinus avait comme lieutenant un certain Alexandre, qui avait d'abord reçu le titre de comte et, après le départ du proconsul, avait été élevé aux fonctions de vicaire d'Afrique (mars 306). Il reçut probablement la mission de proclamer l'autorité de Maxence, dans les provinces africaines; mais, nous l'avons dit, les troupes tenaient pour Galère. Elle refusèrent de reconnaître l'usurpateur et prirent le chemin de l'Orient, afin de rejoindre, à Alexandrie, le lieutenant de leur maître. On ne sait au juste quel obstacle elles rencontrèrent sur leur route, toujours est-il qu'elles furent forcées de rentrer à Karthage, où elle retrouvèrent leur chef Alexandre. A quel prince obéissait alors l'Afrique, nul ne peut le dire et il est fort probable qu'elle était dans un état voisin de l'anarchie. Cependant Maxence devait y avoir des partisans.
Sur ces entrefaites, Galère étant mort, les troupes exploitèrent habilement un bruit, vrai ou faux, d'après lequel Maxence, doutant de la fidélité d'Alexandre, aurait envoyé des émissaires pour le tuer. Bon gré mal gré, elles le proclamèrent empereur. Alexandre dont l'origine est incertaine, mais qu'on désigne généralement comme un paysan pannonien, était alors un vieillard affaibli par l'âge au moral et au physique, incapable de résistance autant que d'initiative. Il se laissa ainsi porter au pouvoir, mais il ne sut rien faire pour l'affermir et le conserver (308).
Triomphe de Maxence en Afrique. Ses dévastations.--Cependant Maxence, après avoir défait et mis à mort Sévère, s'était emparé de Rome et de toute d'Italie. Absorbé par le soin d'asseoir sa puissance, il ne pouvait, s'occuper de l'Afrique. Alexandre régnait tranquillement à Karthage; toutes les provinces avaient fini par reconnaître son autorité, mais il ne paraît pas qu'il ait su gagner l'affection des populations.
En 311, Maxence pouvant détacher quelques troupes, les plaça sous le commandement du préfet du prétoire, Rufus Volusianus, et du général Zénas, et les envoya en Afrique. Karthage emportée d'assaut fut mise à feu et à sang. Quant à Alexandre, il avait pu se réfugier derrière les remparts de Cirta. Les généraux de Maxence l'y poursuivirent et s'étant rendus maîtres de cette ville, s'emparèrent de l'usurpateur qui fut étranglé 199.
Cirta, comme Karthage, fut entièrement saccagée, puis brûlée par les vainqueurs. Maxence fit cruellement expier à l'Afrique ce qu'il appelait son manque de fidélité: un grand nombre de cités furent livrées aux flammes; les principaux citoyens se virent poursuivis, dépouillés de leurs biens; beaucoup d'entre eux périrent dans les tortures, car toutes les haines, toutes les rivalités purent exercer librement leurs vengeances, et le pays gémit sous la plus épouvantable terreur. Les campagnes, même, n'échappèrent pas à la fureur du vainqueur qui se fit livrer les réserves de grain et porta la dévastation partout.
Triomphe de Constantin.--Après avoir ainsi assouvi sa vengeance, Maxence s'appliqua à retirer de l'Afrique tout ce que la contrée pouvait lui fournir en hommes et en argent, afin d'être en mesure de résister à son compétiteur Constantin. En 312, la lutte commença entre les deux empereurs et se termina bientôt par la défaite de Maxence devant Rome. Malgré la supériorité de son armée, où les Berbères étaient en grand nombre, il fut entièrement vaincu par son compétiteur et se noya dans le Tibre (28 octobre).
La chute de Maxence fut accueillie en Afrique avec la plus grande joie; on dit que Constantin envoya la tête du tyran à Karthage qui avait tant eu à se plaindre de lui. Le vainqueur s'appliqua de toutes ses forces à panser les plaies de la Berbérie: il envoya des secours en argent, diminua les impôts, rendit les biens confisqués à leurs propriétaires, et fit relever les cités détruites.
Cirta, reconstruite pas ses ordres, reçut son nom et nous l'appellerons à l'avenir Constantine. Par ces mesures il mérita la reconnaissance de ce pays si maltraité par ses prédécesseurs.
Cessation des persécutions contre les chrétiens. Les Donatistes. Schisme d'Arius.--A partir de l'année 305, les persécutions s'étaient ralenties; selon le témoignage d'Eusèbe et de saint Optat, Maxence les fit immédiatement cesser, dès son avènement. Le triomphe de la religion nouvelle était proche, mais, avant même qu'il fût assuré, des divisions se produisaient dans son sein et il allait en résulter de bien graves événements.
Au mois de mars 305, l'évêque de Cirta, Paulus, étant mort, un concile se réunit dans cette ville, chez un particulier, car les églises étaient détruites, pour lui donner un successeur. Dix évêques de Numidie y prirent part. A peine la séance était-elle ouverte, que des discussions s'élevèrent entre les membres: on reprocha à un certain nombre d'entre eux d'avoir faibli pendant les persécutions et d'avoir remis les livres et vases sacrés. Pour la première fois l'épithète de «traditeurs» fut lancée. Un certain Purpurius, que nous retrouverons plus tard, montra dans l'assemblée une grande violence. Sylvain avait été proposé pour le siège épiscopal, mais il était traditeur; grâce à l'appui de la populace il fut élu, tandis que les hommes les plus pieux et les plus éminents étaient enfermés dans le «cimetière des martyrs.» Ce fait qui semblerait de peu d'importance, fut le point de départ de la déplorable scission qui se produisit dans l'église d'Afrique.
Quelque temps après, en 311 mourait l'évêque de Karthage Mensurius, qui avait su résister avec autant de fermeté que de prudence aux violences des persécuteurs et conserver les vases de son église. Les fidèles s'assemblèrent pour procéder à son remplacement et élurent le diacre Cécilien. Il avait de nombreux adversaires, et bientôt l'opposition contre lui se manifesta par le refus de lui remettre les vases sacrés que son prédécesseur avait cachés chez les fidèles. Une véritable conspiration ayant à sa tête Donat, évêque des Cases-Noires 200 en Numidie, s'ourdit contre lui; les prêtres de l'intérieur ne lui pardonnaient pas de s'être fait élire sans leur participation. Ils formèrent un groupe de soixante-dix prélats à la tête desquels était Secundus, évêque de Ticisi 201. Réunis en concile, ils citèrent Cécilien à comparaître devant eux; mais, comme il s'y refusait, disant qu'il avait été régulièrement sacré et ajoutant qu'il était prêt à recevoir de nouveau l'imposition des mains, Purpurius, dont la violence s'était fait remarquer à Cirta, s'écria: «Qu'il vienne la recevoir et on lui cassera la tête pour pénitence.»
Le concile rendit alors une sentence de condamnation contre Cécilien, fondée sur les trois points suivants: 1° il avait refusé de se rendre à leur réunion; 2° il avait été sacré par des traditeurs; 3° il aurait, lors des persécutions, empêché des fidèles de secourir les martyrs. Or ces deux derniers chefs n'étaient rien moins que prouvés et, dans le groupe des évêques qui s'érigeaient ainsi en juges, plusieurs s'étaient reconnus eux-mêmes traditeurs. Pour compléter leur œuvre, ils déclarèrent le siège de Karthage vacant et y élevèrent un certain Majorin, simple lecteur. Une intrigante, du nom de Lucilla, ennemie personnelle de Cécilien, avait, par ses instances et son argent, contribué à ce résultat.
Ainsi fut consommée la scission de l'église d'Afrique, au moment même où sa cause triomphait. L'irritation réciproque des deux partis devint extrême et amena des conflits journaliers.
Constantin tenait essentiellement à la pacification de l'Afrique; bien qu'inclinant vers le christianisme, il ménagea les adhérents de l'ancien culte et fit même ériger un temple en l'honneur de la famille flavienne. Il apprit donc avec peine les divisions de l'église d'Afrique et écrivit au proconsul Anulinus, pour qu'il tâchât de les faire cesser. Dans ces instructions il semble pencher pour le parti de Cécilien. Mais les Donatistes, ainsi les appelait-on déjà, n'étaient pas gens à s'incliner devant des conseils ou même des menaces; ils adressèrent à l'empereur une supplique dans laquelle ils entassèrent toutes les accusations contre leur ennemi.
En présence de cette réclamation, Constantin ordonna la comparution des deux parties devant un conseil d'évêques, et convoqua à ce concile un grand nombre de prélats de la Gaule et de l'Italie. Tous se réunirent à Rome, en octobre 313, sous la présidence du pape Miltiade. Cécilien et Majorin accompagnés de clercs et de témoins, se présentèrent à ce concile qui est dit de Latran, et fournirent leurs explications tant sur les griefs reprochés par eux à leur adversaire, que sur ce qui leur était imputé. On devine ce que purent être de tels débats. Après bien des jours d'audience, le concile rendit une sentence par laquelle il reconnaissait Cécilien innocent et validait son ordination. Il disposait en outre que les prêtres ordonnés par Majorin continueraient à exercer leur ministère et que si, dans une localité, il se trouvait deux prêtres ordonnés l'un par Cécilien, l'autre par Majorin, le plus ancien serait conservé et l'autre placé ailleurs. Quant à Donat, on le condamnait comme «auteur de tout le mal et coupable de grands crimes».
A la suite de cette décision, Cécilien fut retenu provisoirement en Italie, et Donat obtint la permission de rentrer en Numidie, sous la promesse qu'il ne reparaîtrait plus à Karthage. Des commissaires ecclésiastiques furent envoyés en Afrique pour notifier cette décision au clergé et faire une enquête qui confirma l'innocence de Cécilien. Celui-ci rentra peu après à Karthage. Donat, de son côté, ne tarda pas à y paraître, au mépris de son serment. Les luttes recommencèrent alors avec une nouvelle violence. Elien, proconsul, chargé d'informer par l'empereur, conclut encore contre les Donatistes.
Mais ceux-ci ayant réclamé le jugement d'un nouveau concile, l'empereur voulut bien faire convoquer les évêques à Arles, pour le mois d'août 314. Ce fut encore un triomphe pour Cécilien; seulement le concile crut devoir donner son avis sur le grand différend qui divisait l'église d'Afrique et il opina «que ceux qui seraient reconnus coupables d'avoir livré les écritures ou les vases sacrés ou dénoncé leurs frères, devraient être déposés de l'ordre du clergé 202.» C'était donner aux Donatistes de nouvelles armes. Cependant ceux-ci ne furent pas encore satisfaits et en appelèrent à l'empereur qui confirma à Milan, en 315, les décisions des conciles de Rome et d'Arles.
Constantin avait montré dans toute cette affaire une très grande modération; mais, quand tous les degrés de juridiction eurent été épuisés, il prescrivit à Celsus, son vicaire en Afrique, de traiter avec sévérité toute tentative de rébellion de la part des Donatistes. Ceux-ci se virent donc bientôt l'objet d'une nouvelle persécution dans laquelle les plus marquants d'entre eux furent bannis. Mais leurs partisans étaient très nombreux, surtout dans l'intérieur, et ils gardèrent souvent par la force leurs positions.
Tandis que cette scission se produisait en Numidie, un schisme dont le succès devait être encore plus grand prenait naissance en Cyrénaïque. Vers 320, le Libyen Arius se séparait de l'église orthodoxe, par suite de divergences sur des points d'appréciation relativement à la trinité. Là encore, l'empereur intervenait et essayait de faire entendre sa voix pour ramener la pacification dans l'Église; mais le schisme arien était fait.
Organisation administrative et militaire de l'Afrique par Constantin.--En 323, Constantin attaqua brusquement son rival, l'empereur d'Orient Licinius, le vainquit, et le fit mettre à mort. Resté ainsi seul maître de l'empire, il s'appliqua à rétablir l'unité de commandement et à régulariser l'administration des provinces. L'empire fut divisé en quatre grandes préfectures.
L'Afrique, contenant la Tripolitaine, la Byzacène, la Numidie et les Maurétanies, sétifienne et césarienne, fît partie de la préfecture d'Italie, et fut placée, pour l'administration civile, sous l'autorité du préfet du prétoire de cette préfecture.
La Tingitane, rattachée à la préfecture des Gaules, était sous l'autorité du préfet du prétoire des Gaules.
La Cyrénaïque dépendit de la préfecture d'Orient.
Le préfet du prétoire d'Italie était représenté en Afrique:
1° Par un proconsul d'Afrique, qui administrait par deux légats la proconsulaire;
2° Par le vicaire d'Afrique, qui administrait par deux consulaires la Byzacène et la Numidie, et par trois præses la Tripolitaine, la Sétifienne et la Césarienne.
Le préfet des Gaules était représenté dans la Tingitane par un præses.
Le Comte des largesses sacrées avait la direction de tout ce qui se rapporte aux finances; et le Comte des choses privées était le directeur et administrateur des domaines. Ces deux personnages, qui portaient le titre d'illustres, avaient un certain nombre de délégués en Afrique.
«L'armée et les choses militaires relevaient du magister peditum, sorte de ministre de la guerre, résidant aussi à Rome, et représenté en Afrique par deux ducs et deux comtes: les ducs de Maurétanie césarienne et de Tripolitaine et les comtes d'Afrique et de Tingitane.
«Le comte d'Afrique avait sous ses ordres seize préposés des limites, qui commandaient les troupes placées sur la frontière, plus les corps mobiles.
«Le comte de la Tingitane avait sous son commandement un préfet de cavalerie et cinq tribuns de cohortes, plus des corps mobiles.
«Le duc de la Césarienne avait huit préposés des limites. Il était aussi præses et, pour cette partie de ses fonctions, devait dépendre du vicaire d'Afrique.
«Le duc de la Tripolitaine avait douze préposés et deux camps où étaient, sans doute, les troupes destinées à tenir la campagne.
«Les troupes, on le voit, étaient divisées en deux classes: les troupes mobiles et celles qui gardaient en permanence la frontière 203.»
Sous le Bas-Empire, l'organisation des assemblées provinciales fut modifiée; le culte de l'empereur ayant disparu, leurs attributions religieuses cessèrent et le concilium devint une assemblée purement administrative, chargée d'éclairer les préfets et de leur fournir un appui moral, car il n'avait aucun droit exécutif. La centralisation établie par Constantin fit cesser l'autonomie des provinces. L'empereur voulut tout diriger du fond de son palais et c'est dans ce but que les fonctions furent multipliées. Des curiosi, inspecteurs plus ou moins occultes, furent chargés de surveiller les fonctionnaires et de rendre compte de leurs moindres actes au chef suprême; en même temps les cités reçurent des defensores, dont la mission était de protéger les citoyens contre l'injustice et la tyrannie des agents du prince.
Le concilium provincial conserva le droit de présenter des vœux et des doléances à l'empereur; sa réunion était l'occasion de fêtes et de réjouissances publiques; la convocation était faite par le préfet. Le sacerdos provineiæ, dont la fonction paraît avoir été conservée pendant quelque temps encore, dut céder la présidence du concile au préfet ou à son vicaire. Le corps des sacerdotes, ou prêtres devenus chrétiens, fut entouré d'honneurs et d'immunités; mais il perdit toute occasion de s'immiscer légalement dans les affaires administratives 204.
Puissance des Donatistes.--Les Circoncellions.--Vers 321, les Donatistes avaient obtenu le rappel de leurs exilés, et il se produisit une sorte d'apaisement. En 326, Cécilien étant mort fut remplacé par Refus: de leur côté, les Donatistes élirent Donat, homonyme de l'évêque des Cases-Noires, comme successeur de Majorin. Peu après, les nouveaux élus réunissaient à Karthage un concile auquel deux cent soixante-dix évêques prirent part et où, grâce à des concessions mutuelles, on put consolider la trêve.
On sera peut-être étonné du grand nombre d'évêques se trouvant alors en Afrique, mais il faut considérer ces prélats comme de simples curés. «La création des sièges épiscopaux en Afrique n'a pas toujours été motivée par l'importance des localités et le chiffre de la population. L'on observe en effet dans l'histoire des Donatistes que ces habiles sectaires, afin d'augmenter leur influence, multipliaient le nombre des évêques et les préposaient à de simples hameaux... Or, on conçoit parfaitement que l'Église, pour tenir tête aux Donatistes, ait imité cette conduite et multiplié les évêchés... Au surplus, il était dans l'esprit de l'Église d'Afrique de multiplier les diocèses afin que leur peu d'étendue en facilitât l'administration 205.»
Ainsi les deux églises vivaient côte à côte et essayaient de se tolérer, mais, comme nous l'avons dit, les Donatistes tenaient en maints endroits les temples et nous voyons, en 330, l'empereur, cédant à la demande de Zezius, évêque de Constantine, ordonner la construction d'une basilique pour les orthodoxes, attendu que «tout ce qui appartenait à l'Église catholique était tombé au pouvoir des Donatistes» et que les orthodoxes n'avaient aucun local pour tenir leurs assemblées 206.
A côté des Donatistes modérés, qui essayaient de chercher un modus vivendi avec les autres chrétiens, se trouvaient les zélés, les purs. Réunis en bandes obéissant à un chef, ils se mirent à parcourir le pays dans le but, disaient-ils, de faire reconnaître la sainteté de leur foi. Leur cri de ralliement était Laudes Deo (Louanges à Dieu!), et il fut bientôt redouté comme un signal de pillage et de mort. Faisant profession de mépriser les biens de la terre et de vivre dans la continence, ils ne tardèrent pas à ériger la destruction en principe. Ils n'ont du reste rien à perdre, car la plupart sont des esclaves fugitifs, des malheureux ruinés par les guerres civiles ou les exactions du fisc. Ils prétendent établir l'égalité en détruissant les biens et faire le salut des riches en les ruinant.
Ces bandes, qui rappellent celles de la Jacquerie, s'attaquèrent d'abord aux fermes isolées; c'est pourquoi les gens qui en faisaient partie furent stigmatisés du nom de Circoncellions 207. Nous verrons avant peu à quels excès ces fanatiques se portèrent. Leur quartier général était Thamugas (aujourd'hui Timgad), au pied de l'Aourès, entre Lambèse et Theveste 208.
Les fils de Constantin.--Persécution des Donatistes par Constant.--A la mort de Constantin (337), l'empire se trouva fractionné en cinq parties; mais bientôt ses trois fils Constantin II, Constant et Constance, restèrent, par suite du meurtre de leurs deux cousins, seuls maîtres du pouvoir. Un nouveau partage fut alors opéré entre eux (338). L'Afrique demeura pendant plusieurs années un sujet de contestation entre Constant et Constantin, et les deux frères en vinrent plusieurs fois aux mains. La mort de Constantin (340) mit fin à la lutte en assurant le triomphe de Constant.
Ce prince fanatique tyrannisa d'abord les païens, puis, des dissensions nouvelles s'étant produites en Afrique entre les Donatistes et les orthodoxes, il envoya deux officiers, Paul et Macaire, pour mettre fin à ces troubles. A peine étaient-ils arrivés à Karthage que les Donatistes se soulevèrent de toutes parts. Aidés par les Circoncellions, ils osèrent tenir tête aux armées de l'empereur. Mais bientôt ils furent vaincus et réduits à la fuite, et la persécution commença; les évêques compromis furent exilés ou mis à mort. Le principal résultat de ces violences fut d'augmenter le nombre des Circoncellions et de redoubler leur fureur, au grand préjudice de la colonisation.
Constance et Julien.--Excès des Donatistes.--En 350, Constant fut mis à mort par Magnence, comte des Gaules, qui s'empara de son trône et étendit son autorité sur l'Afrique. Deux ans plus tard les troupes de Constance prenaient possession de l'Afrique au nom de leur maître. Elles passèrent ensuite en Espagne, de là en Gaule et vinrent à Lyon écraser l'armée de Magnence, qui périt dans la bataille. Ainsi Constance resta seul maître de l'empire. On sait qu'il s'érigea en protecteur de l'arianisme.
En 360, Julien, ayant été proclamé à Lutèce et reconnu par l'Italie, chercha à gagner l'Afrique à sa cause, mais ne put parvenir à la détacher de sa fidélité au fils de Constantin. Du reste, Constance avait pris des précautions sérieuses pour conserver sa province, et, bien qu'il fût menacé par son compétiteur d'un côté, et par les Perses de l'autre, il envoya en Afrique son secrétaire d'état Gaudentius avec ordre de lever des troupes et de s'opposer à tout débarquement. «Gaudentius remplit sa mission avec fidélité, il invita le comte Cretion et les gouverneurs (rectores) à faire des levées, et il tira des deux Maurétanies une cavalerie légère excellente avec laquelle il protégea efficacement tout le littoral contre les troupes stationnées en Sicile et qui n'attendaient qu'une occasion pour faire une descente en Afrique 209.»
L'année suivante, la mort de Constance laissa Julien seul au pouvoir. Il se vengea alors de l'Afrique en accordant ses faveurs aux Donatistes, fort affaiblis par la persécution macarienne. Leurs évêques leur furent rendus et une violente réaction contre les orthodoxes se produisit. Les Donatistes se vengèrent d'eux par les mêmes armes: les spoliations, les dévastations, les meurtres. Un exemple donnera une idée du caractère de ces luttes: «Félix et Januarius, deux Donatistes, se jettent sur Lemelli 210, à la tête d'une troupe de Circoncellions. Ayant trouvé la porte de la basilique fermée, ils en firent le siège; les Circoncellions montèrent sur le toit et, de là, accablèrent les fidèles sous un monceau de tuiles. Un grand nombre fut cruellement blessé; deux diacres qui défendaient l'autel furent tués et les fastes de l'église inscrivent deux martyrs de plus 211.» Ailleurs, à Typaza, en présence du gouverneur, ils maltraitent et expulsent les catholiques; «les hommes sont torturés, les femmes traînées; les enfants mis à mort ou étouffés dans les entrailles de leurs mères.»
Du reste les Donatistes ne tardèrent pas à voir des schismes se produire dans leur sein. Le plus important fut celui de Rogatus, évêque de Cartenna 212, qui imposait un nouveau baptême à tous les anciens traditeurs.
Exactions du comte Romanus.--A la fin de 363, sous Jovien, et ensuite, dans les premiers temps du règne de Valentinien, une tribu indigène de la Tripolitaine, les Asturiens, ainsi appelés par les auteurs 213, causèrent les plus grands ravages dans cette contrée et vinrent même attaquer les colonies de Leptis et de Tripoli. Les colons appelèrent à leur secours le comte Romanus, nommé depuis peu maître des milices d'Afrique; mais ce général ne voulut entrer en campagne que si on lui fournissait quatre mille chevaux et une grande quantité de vivres, conditions que les Tripolitains ruinés ne pouvaient remplir; de sorte que les Berbères continuèrent leurs déprédations. À l'avènement de Valentinien, les gens de Leptis envoyèrent des députés à l'empereur pour lui exposer leurs doléances; mais les partisans de Romanus en atténuèrent en partie l'effet. Cependant l'empereur chargea un administrateur de l'ordre civil, auquel on confia des pouvoirs militaires extraordinaires, de rétablir la paix.
En 366, nouvelle incursion des Asturiens. L'empereur envoya un tribun nommé Pallade pour faire une enquête sur les lieux, mais cet agent se laissa corrompre et déclara que les plaintes n'étaient pas fondées. Pour Romanus, c'était le triomphe, l'impunité assurée; aussi se livra-t-il, sans retenue, à une prévarication effrénée. Une nouvelle plainte des victimes ayant eu le même résultat que la précédente, l'empereur ordonna la mise à mort des réclamants, convaincus de calomnie. Un ancien præses de la Tripolitaine, nommé Rurice, qui avait cherché à faire triompher la vérité, fut englobé dans l'accusation et exécuté à Sitifis.
Révolte de Firmus.--Sur ces entrefaites, un des plus puissants chefs des Quinquégentiens vint à mourir en laissant plusieurs fils, Firmus, Gildon, Mascizel, Dius (ou Duis), Salmacès et Zamma. Ce dernier était fort lié avec Romanus, et, comme son frère aîné, Firmus, craignait d'être victime d'une spoliation, il fit assassiner Zamma. C'était s'exposer à la vengeance certaine du comte; aussi, après avoir essayé en vain de se disculper auprès du pouvoir central, Firmus comprit-il qu'il ne lui restait de salut que dans la révolte. Ces fils de Nubel étaient tous empreints de civilisation latine, plusieurs d'entre eux étaient chrétiens.
En 372, Firmus lève l'étendard de l'insurrection dans les montagnes du Djerdjera. Les Maurétanies le soutiennent; les Donatistes lui fournissent leur appui; les aventuriers, les gens ruinés, tous ceux qui recherchent le désordre, des soldats, on dit même une légion entière, viennent se joindre à lui. Firmus disposant d'une vingtaine de mille hommes se met aussitôt en campagne; un évêque de Rusagus, bourgade sur la frontière de la Césarienne, lui ouvre les portes de la ville. Les Firmianiens, continuant leur marche vers l'ouest, assiègent Césarée, s'en rendent maîtres et réduisent en cendres cette belle ville. Romanus essaie en vain de lutter; il est défait et la révolte gagne la Numidie. Les soldats proclamèrent alors Firmus roi; un tribun lui posa le diadème.
À la réception de ces graves nouvelles, l'empereur d'occident envoya en toute hâte des troupes en Afrique sous le commandement du comte Théodose, maître de la cavalerie. Débarqué à Igilgili (Djidjelli), cet habile générai gagna Sitifis et convoqua toutes ses troupes dans un poste des environs nommé Panchariana, d'où il devait commencer les opérations (373). Il avait été rejoint, tout en arrivant, par un corps d'auxiliaires indigènes, commandé par Gildon, frère de Firmus.
Le prince indigène, comprenant que la situation était changée, essaya de traiter avec Théodose, et lui fit offrir sa soumission; mais le général ne voulut rien entendre avant d'avoir reçu des otages, et les choses en restèrent là. Bientôt, du reste, Théodose entra en campagne, et porta son camp à Tubusuptus 214. Ayant repoussé un nouveau message du rebelle, il attaqua les Tyndenses et Massissenses, commandés par Mascizel et Duis, les mit en déroute, et porta le ravage dans toute la contrée, sans cependant se départir d'une grande prudence et en s'appuyant sur une place nommée Lamforte. De là, s'avançant vers l'ouest, Théodose défit de nouveau Mascizel, qui avait osé l'attaquer.
Encore une fois, Firmus fit implorer la paix par l'intermédiaire de prêtres chrétiens, et Théodose la lui accorda. Le prince berbère remit au vainqueur Icosium 215 et lui livra, dans cette ville, ses enseignes, sa couronne, son butin et des otages, mais il ne paraît pas qu'il soit venu en personne signer le traité.
Après avoir obtenu ce résultat, Théodose se rendit à Césarée et employa ses légions à relever cette ville de ses ruines. Dans cette localité, il fit mourir sous les verges ou décapiter les soldats qui étaient passés au service du rebelle.
Sur ces entrefaites, ayant appris que Firmus cherchait de nouveau à soulever les tribus, il se remit en campagne et battit les Maziques et les Muzones. La tribu des Isaflenses, établie sur le versant sud du Djerdjera, soutint Firmus et se battit bravement sous les ordres de son chef Mazuca, mais elle fut encore défaite et son chef, fait prisonnier, hâta sa mort en déchirant ses blessures. Firmus, réduit encore à la fuite, se jette au cœur des montagnes, puis prend la direction de l'est, suivi par les Romains. Au moment où ceux-ci vont l'atteindre, il leur échappe encore et revient sur ses pas. Il entraîne de nouveau les Isaflenses, avec leur chef Igmacen et réunit un grand nombre d'adhérents. Théodose, qui s'est avancé contre lui et le croit sans forces, est subitement attaqué par vingt mille indigènes; il a la douleur de voir ses soldats lâcher pied et ne s'échappe lui-même qu'à la faveur de la nuit 216.
Ayant pu, dans sa déroute, gagner le fort de Castellum Audiense 217, il y rallia son armée et s'y retrancha. Il punit ses soldats avec la dernière sévérité, brûlant les uns, mutilant les autres; et grâce à son énergie, il rétablit promptement la discipline et put résister aux attaques tumultueuses des indigènes. Il opéra ensuite sa retraite vers Sitifis 218. L'année suivante (375), il s'avança, à la tête de forces considérables, contre les Isaflenses, toujours fidèles à Firmus, et leur fit essuyer une nouvelle défaite. Igmacen, leur roi, se laissa alors gagner par les promesses de Théodose. Il cessa toute résistance et arrêta Firmus au moment où celui-ci, devinant sa trahison, se disposait à fuir. Prévoyant le sort qui l'attendait, le prince berbère se pendit dans sa prison et le traître Igmacen ne put livrer à ses ennemis qu'un cadavre qui fut apporté à leur camp, chargé sur un chameau.
Ainsi finit cette révolte qui avait duré trois ans.
Pacification générale.--Après avoir obtenu la pacification générale des tribus soulevées, Théodose s'appliqua, par une série de sages mesures, à rétablir la marche de l'administration et à faire oublier les maux causés par Romanus. Les complices des exactions de ce dernier furent sévèrement punis.
Mais le comte Théodose avait de nombreux ennemis qui le dénoncèrent à l'empereur Gratien, presque un enfant, successeur de son père, Valentinien (375). On le présenta comme étant sur le point de se déclarer indépendant et de lui disputer le pouvoir. Gratien prêtant l'oreille à ces calomnies expédia l'ordre de le mettre à mort 219. Le vainqueur de Firmus, celui qui avait conservé l'Afrique à l'empire, fut décapité à Karthage.
La révolte de Firmus permit aux Romains de mesurer tout le terrain qu'ils avaient perdu en Afrique. En laissant autour de leurs colonies, si romanisées qu'elles fussent, des tribus indigènes intactes, non assimilées, ils avaient en quelque sorte préparé pour l'avenir la ruine de leur colonisation. La levée de boucliers à laquelle la rébellion de Firmus avait servi de prétexte, était le premier acte du drame. Les Donatistes y avaient joué un rôle trop actif pour ne pas porter la peine de la défaite. En 378, les édits qui les condamnaient furent remis en vigueur et exécutés strictement.
L'Afrique sous Gratien, Valentinien II et Théodose.--Le monde romain, assailli de tous côtés par les barbares, était dans une situation des plus critiques, et Gratien n'avait ni l'énergie ni les talents qui auraient été nécessaires dans un tel moment. Son frère, Valentinien II, empereur d'Orient, était un enfant en bas âge. Pour soulager ses épaules d'un tel fardeau, Gratien s'associa le général Théodose, fils du comte Théodose, qui avait été mis à mort par ses ordres, et l'envoya défendre les frontières de l'empire. Peu après, Maxime était proclamé par ses soldats dans les Gaules (383). Gratien, ayant marché contre lui, fut vaincu et tué par l'usurpateur, près de Lyon. On dit que sa défaite fut due à la défection de sa cavalerie maure.
Théodose, forcé de reconnaître l'usurpateur, obtint cependant que l'Italie et l'Afrique fussent attribuées à Valentinien II. Mais Maxime ne pouvait se contenter d'une position si secondaire. En 387, il attaqua Valentinien et l'expulsa de l'Afrique. L'année suivante, il était à son tour vaincu par Théodose qui, après l'avoir tué, remit Valentinien II en possession de l'Afrique. Enfin, en 392, Valentinien ayant été assassiné, le trône impérial resta à Théodose.
Mais à cette époque, les empereurs ne vivaient pas longtemps. Théodose mourut en 395 et l'empire échut à ses deux fils Arcadius et Honorius. Ce dernier, âgé de onze ans, eut l'Occident avec l'Afrique.
Révolte de Gildon.--Pendant ces compétitions, que pouvait faire l'Afrique, sinon se lancer de nouveau dans la révolte? Nous avons vu qu'à l'arrivée du comte Théodose en Maurétanie, Gildon, frère de Firmus, s'était mis à sa disposition et lui avait amené des renforts. On avait été content de ses services et il était resté sans doute en relations intimes avec la famille de ce général. Aussi, lorsque le fils du comte Théodose eut été associé à l'empire, il songea à être utile à Gildon et lui fit donner, en 387, le commandement des troupes d'Afrique avec le titre de grand maître des deux milices. Résidant à Karthage auprès du proconsul Probinus, il joignit à la puissance dont il était revêtu l'honneur de s'allier à la famille de Théodose, en donnant sa fille à un des neveux de celui-ci.
Dès lors, l'orgueil du prince indigène ne connut plus de bornes, et le pays commença à sentir le poids de sa tyrannie, car l'autorité du proconsul était effacée par la sienne. Cependant, lors de la révolte d'Eugène dans les Gaules, il refusa les propositions qui lui furent faites par cet usurpateur (394); mais, d'autre part, il ne montra pas grand zèle pour l'empereur et se dispensa d'envoyer les secours qu'il lui réclamait.
La mort de Théodose le décida à lever le masque, et, pour déclarer ses intentions, il retint dans le port de Karthage les blés destinés à l'alimentation de Rome (395). Cette fois, la guerre est inévitable, car la disette ne permet plus de faiblesses. Gildon est déclaré ennemi public, et Stilicon, ministre d'Honorius, se disposa à le combattre.
Dans cette conjoncture, Gildon appelle à lui le peuple indigène en se déclarant restaurateur de son indépendance. Il comble les Donatistes de ses faveurs et persécute les catholiques, Mascizel, son frère, s'étant rendu à Milan pour un motif inconnu, Gildon le soupçonne d'être allé intriguer contre lui, et, pour l'intimider, il fait mettre à mort ses deux fils 220; puis il adresse, pour la forme, sa soumission à l'empereur.
Chute de Gildon.--C'est à Mascizel, brûlant du désir de la vengeance, que Stilicon donna le commandement de l'expédition. En 398, ce chef débarqua en Afrique avec cinq mille légionnaires (Gaulois, Germains et auxiliaires) et marcha contre son frère qui l'attendait à la tête d'un rassemblement de soixante-dix mille guerriers, mal armés et demi-nus. Parvenu auprès de Theveste, il se trouva isolé au milieu de montagnes escarpées et entouré de ses innombrables ennemis.
Gildon est au milieu de ses cavaliers Maures et Gétules et de ses montagnards berbères; en voyant les faibles forces que son frère ose lui opposer, il donne le signal du combat comme celui d'une exécution en masse. L'action s'engage, et Mascizel, désespéré, s'avance pour parlementer. Alors un certain tumulte se produit aux premières lignes: un porte-enseigne tombe devant le chef des troupes romaines, et les Berbères croient à une trahison; ce mot se propage parmi eux comme un éclair, et bientôt cette immense armée, prise d'une terreur inexplicable, tourne le dos à l'ennemi. En même temps, les légionnaires, revenus de leur étonnement, chargent les indigènes et changent leur retraite en déroute 221.
Après cette inexplicable défaite, Gildon, abandonné de tous, parvint à atteindre le littoral et à prendre la mer; il voulait gagner Constantinople; mais les vents contraires le rejetèrent sur la côte d'Afrique. Arrêté à Tabarka, il fut conduit à son frère qui l'accabla de reproches et le jeta en prison en attendant l'heure de son supplice. Gildon l'évita en s'étranglant de ses propres mains. Il avait gouverné l'Afrique pendant douze ans.
Mascizel, qui venait de rétablir si heureusement la paix en Afrique, et d'assurer la subsistance de l'Italie, se rendit à Milan, afin d'obtenir la récompense de ses services, c'est-à-dire sans doute la position de son frère. Mais Stilicon venait de se convaincre par la révolte de Gildon du peu de confiance que l'on pouvait accorder aux Africains; il se débarrassa du solliciteur en le faisant noyer sous ses yeux.
L'Afrique sous Honorius.--L'Afrique, qui depuis un an relevait de l'empire d'Orient, fut rattachée à celui d'Occident; puis on envoya à Karthage un proconsul qui réunit au fisc tous les domaines de la succession de Nubel et de Gildon. Ces biens étaient considérables et l'on dut nommer un fonctionnaire spécial pour les administrer.
La chute de Gildon fut suivie de persécutions contre ceux qui avaient pris part à sa révolte, et, comme ils étaient presque tous donatistes, ces représailles prirent la forme d'une nouvelle persécution attisée par les évèques orthodoxes. Quiconque était soupçonné d'avoir eu de la sympathie pour les rebelles se voyait dépouillé de ses biens et chassé du pays, trop heureux s'il échappait au supplice. L'évêque Optatus de Thamugas, qui avait été un des principaux auxiliaires de Gildon, fut jeté en prison et y périt. Cette terreur dura dix ans. Ce fut pour les Circoncellions une occasion de recommencer leurs désordres.
En 399, Honorius promulgua un édit par lequel il prohibait d'une façon absolue le culte des idoles. L'exécution de cette mesure rencontra en Afrique une vive opposition, car les païens y étaient encore nombreux. Le temple de Tanit à Karthage, qui avait été fermé par ordre de Théodose, fut affecté au culte chrétien, mais comme les idolâtres continuaient à y faire leurs sacrifices, on se décida à le démolir.
Cependant l'invasion des peuples du Nord achevait de se répandre sur l'Europe. Dans les premières années duve siècle, les Vandales, les Alains et les Suèves, poussés par les Huns, partis de la Pannonie, traversent la Germanie, culbutent les Franks, pénètrent en Gaule et, continuant leur marche à travers les Pyrénées, s'arrêtent en Espagne. En 409, ils opèrent entre eux un premier partage du pays. Dans le cours de la même année, les Goths, conduits par Alaric, s'emparaient de Rome. Assiégé par eux dans Ravenne, Honorius était obligé d'appeler à son secours l'empereur d'Orient, son neveu Théodose II.
Dans cette conjoncture, l'Afrique resta fidèle à l'empereur et continua à assurer la subsistance de l'Italie. Les Goths firent plusieurs tentatives infructueuses pour s'en emparer 222. Le gouverneur, Héraclien, défendit avec habileté sa province et la conserva à l'empire; le chef des Goths abandonnant ses projets se contenta de la cession d'un territoire dans la Novempopulanie. Alaric, de son côté, avait des vues sur l'Afrique; il se disposait à se mettre en personne à la tête d'une expédition et préparait une flotte à cet effet; mais la tempête détruisit ses navires, et il dut y renoncer.
Pendant ce temps, les Austrusiens et les Maxyes mettaient la Tripolitaine au pillage; le commandant militaire qui avait licencié une partie de ses troupes pour s'approprier leur solde, s'empressa de prendre la mer en laissant les populations se défendre comme elles le pourraient.
En 413, Héraclien qui s'était emparé des biens des émigrants réfugiés en Afrique pour fuir les Goths, se déclara indépendant et commença sa révolte en retenant les blés. Bientôt il passa en Italie à la tête d'une armée considérable, mais il fut entièrement défait près d'Orticoli; après quoi il chercha un refuge à Karthage où il ne trouva que la mort.