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Histoire de l'Afrique Septentrionale (Berbérie) depuis les temps les plus reculés jusqu'à la conquête française (1830) ( Volume I)

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CHAPITRE VIII

ÉTABLISSEMENT DE L'EMPIRE OBÉIDITE; CHUTE DE L'AUTORITÉ
ARABE EN IFRIKIYA

902-909

Coup d'œil sur les événements antérieurs et la situation de l'Italie méridionale.--Ibrahim porte la guerre en Italie.--Progrès des Chiaïtes.--Victoire d'Abou-Abd-Allah chez les Ketama.--Court règne d'Abou-l'Abbas; son fils Ziadet-Allah lui succède.--Le mehdi Obeïd-Allah passe en Mag'reb.--Campagnes d'Abou-Abd-Allah contre les Ar'lebites, ses succès.--Les Chiaïtes marchent sur la Tunisie. Fuite de Ziadet-Allah III.--Abou-Abd-Allah prend possession de la Tunisie.--Les Chiaïtes vont délivrer le mehdi à Sidjilmassa.--Retour du mehdi Obeïd-Allah en Tunisie; fondation de l'empire obéïdite.


APPENDICE

CHRONOLOGIE DES GOUVERNEURS AR'LEBITES


Coup d'œil sur les événements antérieurs et la situation de l'Italie méridionale.--Au moment où l'enchaînement des faits va nous amener en Italie, il est nécessaire de jeter un rapide coup d'œil sur les événements survenus depuis un demi-siècle dans cette péninsule, afin de bien préciser les conditions dans lesquelles elle se trouvait. Nous avons vu précédemment que la situation de l'empire, dans le midi de l'Italie, était devenue fort précaire; un grand nombre de principautés composées le plus souvent d'un canton ou de républiques constituées par une ville et sa banlieue, s'étaient formées dans la région centrale.

Attaqués au nord par les Longobards, au midi par les Byzantins, exposés à l'ouest aux incursions des Musulmans de Sicile, en guerre les uns contre les autres, ces petits états se trouvaient souvent dans une situation critique qui les forçait à se jeter dans les bras de leurs ennemis. C'est ainsi qu'en 830 les Musulmans de Sicile portèrent secours à Naples contre les Longobards. Appelés de nouveau en Italie, à la suite de la guerre entre Bénévent d'une part, et Salerne et Capoue de l'autre, les Arabes conquirent des places dans la Calabre, s'emparèrent de Tarente et, remontant l'Adriatique, firent des incursions jusqu'aux bouches du Pô 467.

Après plusieurs années de luttes, avec des péripéties diverses, les Musulmans, alliés au duc de Bénévent, conservent Bari, sur la terre ferme, et y fondent une colonie. Appuyés sur cette place, les Arabes de Sicile font de nombreuses incursions sur le continent; vers 846, ils osent attaquer Rome, mais sont repoussés sans avoir obtenu d'autre satisfaction que de saccager la basilique de Saint-Pierre-et-Saint-Paul-hors-les-Murs. Une seconde fois, en 849, ils préparent une nouvelle et formidable expédition contre la ville éternelle, mais la tempête disperse et détruit leur flotte, et leur entreprise se termine par un véritable désastre 468.

Note 467: (retour) Amari, Musulmans de Sicile, t. I, p. 358 et suiv.
Note 468: (retour) Muratori, Vie de Léon IV, t. III.

En 851 les guerres intestines qui divisaient les chrétiens prennent fin. L'ancien état de Bénévent est divisé en deux principautés, Salerne et Bénévent, et il est décidé qu'on ne recourra plus au secours des Musulmans. Le gouverneur de Sicile accourt pour protéger les Arabes d'Italie; il obtient de grands succès et ne rentre dans l'île qu'après avoir assuré la sécurité de Bari. Le chef de cette colonie, Mouferredj-ben-Salem, prend alors le titre de sultan et s'adresse au khalife abbasside pour être reconnu indépendant. Bari devient le refuge de tous les aventuriers, de tous les brigands musulmans; de ce repaire, partent des bandes qui portent sans cesse le ravage dans l'Italie et, pendant ce temps, Bénévent lutte contre Salerne, Naples contre Capoue, Capoue contre Salerne, les Capouans, les uns contre les autres.

L'empereur Lodewig appelé comme un libérateur arrive en 867 en Italie, à la tête d'une armée nombreuse, met le siège devant Bari et presse en vain, pendant deux ans, cette ville sans cesse ravitaillée par mer. Il s'allie, dans l'espoir d'en triompher, avec l'empereur d'Orient et avec Venise, afin de pouvoir agir sur mer. Mais les Napolitains envoient secrètement des secours à Bari; en même temps, la discorde ayant éclaté parmi les alliés, les Byzantins se retirent. Lodewig, qui n'a plus avec lui qu'une poignée d'hommes, se jette en désespéré à l'assaut de Bari, enlève cette ville et fait le sultan prisonnier. Pour assurer les effets de sa victoire, il se dispose à poursuivre les Musulmans dans leurs repaires et à punir Naples de sa trahison; mais une nouvelle ligue est conclue contre lui entre Bénévent, Salerne et Naples. Abandonné de tous, Lodewig est, à son tour, vaincu et fait prisonnier.

En 871, les Ar'lebites de Sicile effectuèrent une grande expédition en Italie, dans l'espoir de récupérer leur conquête; mais le résultat fut peu favorable et ils eurent encore à lutter contre les troupes envoyées par Lodewig au secours des Capouans et des Salernitains.

Vers 875, les Byzantins tenaient une partie de la Calabre et le territoire d'Otrante, le reste de cette province était aux Musulmans. De là, jusqu'aux confins de l'État de l'Église, le prince de Bénévent occupait le versant oriental de l'Apennin. Le versant occidental était tenu, au midi, par la principauté de Salerne, au nord par celle de Capoue, et au milieu d'elles vivaient indépendantes les républiques de Naples, Amalfi, Gaëte, soit six États en guerre les uns contre les autres 469.

De 876 à 880, les Musulmans, soutenus par Naples, Amalfi et Gaëte, luttent avec acharnement contre les Byzantins; mais ceux-ci, habilement commandés par Nicéphore Phocas, les chassent successivement de la Calabre et d'une partie de la Pouille. Dans le même temps, les gens de Capoue, soutenus par les Musulmans, luttent contre le pape et ravagent la campagne de Rome. Amalfi, Gaëte, Naples, Spolète, Bénévent, se battent ensemble avec rage. Les Arabes, dont l'alliance est fort recherchée, en profitent pour établir une nouvelle colonie à Carigliano, et de là, porter le ravage dans la Terre de labour. L'abbaye du Mont-Cassin, qui avait toujours été respectée, est mise à sac et brûlée. Le Mont-Cassin est bientôt relevé de ses ruines et devient un monastère fortifié dont l'abbé a un petit état confinant à celui du Saint-Siège.

A la fin du ixe siècle, des groupes de condottiers musulmans, venus d'Afrique ou de Sicile, restent établis dans le pays, vivant de rapines et offrant leurs bras aux tyrans 470.

Note 469: (retour) Amari, Musulmans de Sicile, t. I, p. 434 et suiv.
Note 470: (retour) Ibid., t. I, p. 458 et suiv.

Ibrahim porte la guerre en Italie.--Sa mort.--Débarqué à Trapani, à la fin de mai 902, Ibrahim-ben-el-Ar'leb commença par réorganiser l'armée. Dans le mois de juillet, il marcha sur Taormina, qui était alors la capitale byzantine, et l'enleva d'assaut, le 1er août, malgré l'héroïque défense des chrétiens. Il fit faire un massacre horrible de la population et incendia la ville. Après ce succès, Ibrahim divisa ses forces en quatre corps, de façon à envelopper les dernières possessions chrétiennes; mais il fut alors appelé en Italie et, le 3 septembre, traversa le détroit. Débarqué en Calabre avec son armée, il arriva devant Cosenza. Des envoyés chrétiens étant venus humblement solliciter la paix, il leur dit: «Retournez auprès des vôtres, et dites-leur que je vais m'occuper de toute l'Italie et disposer de ses habitants comme il me plaira. Les princes, Grecs ou Francs, espèrent peut-être me résister et m'attendent, à cet effet, avec toutes leurs troupes. Restez donc dans vos villes. Rome aussi, la cité du vieux Pierre, m'attend avec ses soldats germains; j'y passerai également, puis ce sera le tour de Constantinople.»

Tout le monde s'enfuit devant lui, et la terreur s'étendit jusqu'à Naples. Le 1er octobre, Ibrahim commença le siège de Cosenza; mais la maladie était dans l'armée et, malgré toute son ardeur, le vieux gouverneur ne put se rendre maître de la place. Atteint, lui-même par l'épidémie, il mourut le 23 octobre, dans sa cinquante-quatrième année «après vingt-six ans de tyrannie et six mois de pénitence», dit M. Amari 471.

Aussitôt après sa mort, les capitaines se mutinèrent et élurent son petit-fils, Ziadet-Allah, en le chargeant de les ramener en Afrique. Ce prince qui avait, paraît-il, été désigné par son aïeul, n'accepta le pouvoir qu'avec une grande répugnance: il s'empressa d'accorder la paix aux gens de Gosenza, puis il passa en Sicile et rentra en Ifrikiya 472. Le corps d'Ibrahim fut rapporté en Afrique et enterré à Kaïrouan.

Note 471: (retour) Amari, l. c., t. II, p. 93.
Note 472: (retour) En-Nouéïri, p. 431 et suiv.

Progrès des Chiaïtes.--Victoires d'Abou-Abd-Allah chez les Ketama.--Pendant que ces faits se passaient en Europe, l'Afrique était le théâtre d'événements non moins graves. Après le mouvement hostile qui s'était prononcé parmi les Ketama contre Abou-Abd-Allah, sous l'empire de la terreur causée par l'annonce de l'attaque prochaine des Ar'lebites, plusieurs combats avaient été livrés entre les tribus fidèles et les partisans du chiaïte. L'avantage était resté à ce dernier; il avait vu le noyau de ses adhérents se grossir de ces masses qui suivent toujours le vainqueur. Les gens de Bellezma, les Lehiça, les Addjana, fractions ketamiennes, quelques groupes de Sanhadja, tribu restée jusqu'alors fidèle aux Ar'lebites, et enfin une partie des Zouaoua, montagnards du Djerdjera, se déclarèrent pour Abou-Abd-Allah.

Pendant que le chiaïte recueillait ces soumissions, un chef de la fraction ketamienne des Latana, nommé Ftah-ben-Yahïa, qui s'était montré l'adversaire déclaré du novateur, se rendit à Rakkada, dans l'espoir de déterminer le gouverneur à entreprendre une campagne sérieuse contre les rebelles. Au même moment, Abou-Abd-Allah s'emparait par trahison de Mila et mettait à mort le commandant de ce poste. Le fils de ce chef, qui avait par la fuite évité le sort de son père, vint à Kaïrouan, où il retrouva Ftah, et tous deux redoublèrent d'efforts pour obtenir vengeance. Cédant à leurs instances, Abou-l'Abbas se décida à envoyer contre les Ketama un corps de troupes, sous la conduite de son fils Abou-l'Kaoual (902).

Abou-Abd-Allah fit marcher à la rencontre de l'ennemi un groupe de ses adhérents, mais les troupes régulières les ayant dispersés sans peine, il dut évacuer précipitamment la place forte de Tazrout pour se réfugier dans son quartier-général de Guédjal, situé au milieu d'un pays coupé et d'accès difficile 473.

Abou-l'Kaoual, après avoir démantelé Tazrout, essaya de relancer son ennemi dans sa retraite, mais en s'avançant au milieu du dédale des montagnes ketamiennes, il reconnut bientôt qu'il ne pourrait, sans s'exposer à une perte certaine, continuer la campagne dans un tel terrain. Les Berbères surent profiter habilement de son indécision et du découragement qui gagnait son armée pour le harceler, surprendre les corps isolés, et enfin le forcer à évacuer le pays. Débarrassé de ses ennemis, le daï chiaïte s'établit, d'une façon définitive, à Guédjal, dont il fit sa ville sainte et qu'il appela Dar-el-Ilidjera (la maison du refuge).

Note 473: (retour) Ibn-Khaldoun, Berbères, t. II, p. 513 et suiv.

Court règne d'Abou-l'Abbas.--Son fils Ziadet-Allah lui succède.--La défaite des troupes ar'lebites coincida avec le décès d'Ibrahim.

Le prince Abou-l'Abbas ne prit officiellement le titre de gouverneur qu'après la mort de son père. Il gouverna avec une grande modération, et l'on put croire qu'une ère de justice allait succéder à la terreur du règne précédent. Malheureusement il fut bientôt obligé de sévir contre son propre fils, Ziadet-Allah, qui, se fondant sur les dispositions prises devant Cosenza, lors du décès de son aïeul, aspirait directement au trône. Il fut jeté dans les fers, avec un grand nombre de ses partisans, pour prévenir un attentat qui ne devait que trop bien se réaliser plus tard 474.

Note 474: (retour) En-Nouéïri, p. 439.

Malgré les embarras qui l'assaillirent au début de son règne, Abou-l'Abbas, comprenant toute la gravité des progrès des Chiaïtes, envoya contre eux, pour la seconde fois, son autre fils Abou-l'Kaoual; mais le jeune prince n'eut pas plus de succès dans cette campagne que dans la précédente, et dut se contenter de s'établir dans un poste d'observation près de Sétif 475.

Peu de temps après, c'est-à-dire le 27 juillet 903, le gouverneur ar'lebite tomba, à Tunis, sous les poignards de trois de ses eunuques, poussés à ce crime par son fils Ziadet-Allah, du fond de sa prison. Après avoir accompli leur forfait, les assassins vinrent annoncer à celui qui les avait gagnés que son père n'existait plus, mais le parricide, craignant quelque piège, ne voulut pas se laisser mettre en liberté avant d'avoir la certitude du meurtre. Les eunuques, étant donc retournés auprès du cadavre, lui coupèrent la tête et l'apportèrent à Ziadet-Allah, qui, devant cette preuve irrécusable, consentit à ce qu'on brisât ses fers. Abou-l'Abbas avait montré, pendant son court séjour aux affaires, des qualités remarquables. C'était un prince instruit et d'un esprit élevé, digne en tout point du nom ar'lebite.

Quant à Ziadet-Allah, qui n'avait pas craint de parvenir au trône par le meurtre de son père, il était facile de prévoir ce que serait son règne. Un de ses premiers actes fut d'ordonner le supplice des eunuques qui avaient assassiné Abou-Abbas. Il fit proclamer son avènement dans les mosquées de Tunis et envoya aux gouverneurs des provinces l'ordre de l'annoncer officiellement. Il se livra ensuite à tous les déportements de son caractère, qui avait la férocité de celui d'Ibrahim, sans en avoir le courage. Vingt-neuf de ses frères et cousins furent, par son ordre, déportés dans l'île de Korrath 476, puis mis à mort. Cela fait, il envoya à son frère Abou-l'Kaoual, qui opérait dans le pays des Ketama, une lettre écrite au nom de leur père, lui enjoignant de rentrer. Le malheureux prince, ayant obtempéré à cet ordre, subit le sort de ses parents 477.

Note 475: (retour) Ibn-Khaldoun, t. II, p. 514.
Note 476: (retour) Vis-à-vis l'extrémité occidentale du golfe de Tunis.
Note 477: (retour) En-Nouéïri, p. 440 et suiv.

Le mehdi Obéïd-Allah passe en Mag'reb.--Quelque temps avant les événements que nous venons de rapporter, Mohammed-el-Habib, troisième imam-caché, était mort en Orient, laissant son héritage à son fils Obeïd-Allah. Se sentant près de sa fin, il lui avait adressé ces paroles: «C'est toi qui es le Mehdi; après ma mort, tu dois te réfugier dans un pays lointain où tu auras à subir de rudes épreuves 478

Note 478: (retour) Ibn-Khaldoun, Berbères, t. II, p. 515. Il est à remarquer que la fin des siècles de l'hégire est toujours favorable à l'apparition des Medhi.

Pour se conformer à sa destinée, Obéïd-Allah, qui était alors âgé de dix-neuf ans, quitta, après le décès de son père, la ville de Salemïa et voulut d'abord se diriger vers l'Iémen. Il était accompagné de son jeune fils, Abou-l'Kacem et de quelques serviteurs. En chemin, il apprit que les partisans de son père en Arabie avaient presque abandonné sa doctrine, et ne paraissaient nullement disposés à le recevoir. Il était donc fort indécis, lorsqu'il reçut un message d'Abou-Abd-Allah, apporté de Mag'reb par Abou-l'Abbas, frère de celui-ci, accompagné de quelques chefs ketamiens. Le fidèle missionnaire le félicitait de son avènement, comme imam, et l'engageait à venir le rejoindre en Afrique, où son parti devenait de jour en jour plus puissant.

Ces bonnes nouvelles décidèrent Obeïd-Allah à gagner l'Occident. Mais l'annonce de l'apparition du Mehdi attendu par les Chiaïtes s'était répandue. Le khalife, El-Moktefi, ordonna de le rechercher avec le plus grand soin; son nom et son signalement furent adressés aux gouverneurs des provinces les plus reculées, et ordre fut donné de le saisir partout où on le découvrirait.

Obéïd-Allah parvint cependant à passer en Egypte, sous l'habit d'un marchand, car, selon l'énergique expression arabe, «les yeux étaient aiguisés sur lui 479». Arrêtés au Caire par le gouverneur de cette ville, les voyageurs ne recouvrèrent leur liberté que grâce à l'habileté de leurs réponses; ils purent alors continuer leur route, mais en redoublant de prudence. Lorsqu'ils furent arrivés à la hauteur de Tripoli, le mehdi garda avec lui son fils, et envoya en avant ses compagnons et sa mère, sous la conduite d'Abou-l'Abbas, frère d'Abou-Abd-Allah, afin d'annoncer son arrivée aux Ketama.

La petite caravane, grossie de quelques marchands, négligea toute précaution, et au lieu de prendre la route du sud, vint passer à Kaïrouan. Mais les ordres donnés étaient tellement sévères, que personne ne pouvait demeurer inaperçu. Abou-l'Abbas fut arrêté avec tout son monde et conduit à Ziadet-Allah. Devant ce prince le daï fut impénétrable: ni menaces, ni promesses, ne purent lui arracher son secret. Quelqu'un de la suite ayant déclaré qu'il venait de Tripoli, le gouverneur ar'lebite devina sans doute que le mehdi devait être dans cette région, car il donna l'ordre de l'arrêter 480.

Note 479: (retour) Ibn-Hammad, dont Cherbonneau a donné une traduction dans le Journal asiatique et dans la Revue africaine, no 72.
Note 480: (retour) Ibn-Khaldoun, t. II, p. 516.

Cette fois encore, Obéïd-Allah, prévenu à temps, put échapper par une prompte fuite. Il gagna probablement l'intérieur et, reprenant sa marche vers l'ouest, traversa le pays de Kastiliya, et vint passer près de Constantine. De là il aurait pu, sans doute, se rendre chez les Ketama, et cependant il continua sa fuite, ne voulant pas, s'il se découvrait, sacrifier Abou-l'Abbas qui était resté entre les mains de Ziadet-Allah 481. Ne devait-il pas, du reste, accomplir la prophétie de son père: «...Tu dois te réfugier dans un pays lointain, où tu subiras de rudes épreuves!» Il fallait au mehdi des aventures extraordinaires, et, opérer sa jonction avec Abou-Abd-Allah, c'eût été le triomphe sans les épreuves. Il continua donc à errer en proscrit.

Note 481: (retour) C'est du moins l'opinion d'Ibn-el-Athir.

Campagnes d'Abou-Abd-Allah contre les ar'lebites. Ses succès.--Pendant ce temps, Abou-Allah-Allah achevait de conquérir au mehdi un empire.--Après le départ d'Abou-l'Kaoual, seul obstacle qui s'opposât à sa marche, il réunit tous ses adhérents et vint audacieusement mettre le siège devant Sétif. Le gouverneur de cette ville, soutenu, dit-on, par quelques chefs ketaniens demeurés fidèles, essaya une résistance désespérée; mais lorsque tous furent morts en combattant, la place capitula et fut rasée par les Chiaïtes vainqueurs.

A cette nouvelle, le prince ar'lebite envoya, contre les rebelles, un de ses parents, nommé Ibn-Hobaïch, avec une très nombreuse armée. Ces troupes vinrent se masser près de Constantine, où elles perdirent un temps précieux; puis, elles s'avancèrent jusqu'à Bellezma, et, près de cette localité, offrirent la bataille aux Ketama, qui avaient marché en masse à leur rencontre. La victoire se déclara pour les Chiaïtes. Ibn-Hobaïch se replia en désordre, avec les débris de son armée, à Bar'aï, d'où il gagna ensuite Kaïrouan.

Profitant de ses avantages, Abou-Abd-Allah se porta sur Tobna avec une partie de son armée et divisa le reste en deux corps, qu'il envoya opérer sur ses flancs. Tobna, puis Bellezma, tombèrent en son pouvoir. En même temps, un de ses généraux s'emparait de la place de Tidjist 482, et accordait à la garnison une capitulation honorable. En revanche, le général Haroun-et-Tobni, ayant poussé une pointe audacieuse sur les derrières des Chiaïtes, vint surprendre et brûler la place de Dar-Melloul, près de Tobna.

Note 482: (retour) L'antique Tigisis (ou Ticisis), à une douzaine de lieues au sud de Constantine.

En somme, la cause des Chiaïtes obtenait de constants avantages, et les populations, attirées autant par l'appât de la nouveauté, que par la clémence et la justice d'Abou-Abd-Allah, accouraient se ranger autour de lui. Le gouverneur ar'lebite voyait le danger approcher, mais ses prédécesseurs avaient négligé d'écraser l'ennemi quand il n'avait aucune force, et maintenant il était trop tard. Les rebelles tenaient déjà les principales places de l'ouest, et Ziadet-Allah pouvait s'attendre à les voir paraître d'un jour à l'autre et mettre le siège devant sa capitale. Dans cette prévision, il fit réparer les fortifications de Kaïrouan et des places environnantes; en même temps, il vidait le trésor public pour lever des troupes et les opposer à l'ennemi.

En 907, le gouverneur ar'lebite se porta, avec une armée, contre les Chiaïtes, qui opéraient sur les versants de l'Aourès. Mais, parvenu à El-Orbos, il ne jugea pas prudent de s'avancer davantage et rentra à Rokkada, laissant le général Ibrahim-ben-el-Ar'leb en observation avec un corps de troupes. Ziadet-Allah fit renforcer les fortifications de son château et, sans se préoccuper davantage du danger qui le menaçait, il se plongea de plus en plus dans la débauche.

Sur ces entrefaites, Abou-Abd-Allah s'empara successivement de Bar'aï et de Mermadjenna; puis il réduisit les tribus nefzaouiennes et s'avança jusqu'à Tifech 483, dont il reçut la soumission. Il rentra alors dans son centre d'opérations, afin de préparer une nouvelle campagne; mais aussitôt, le général Ibrahim, arrivant à sa suite, reprit une partie du territoire conquis, avec Tifech.

Note 483: (retour) L'antique Tipaza de l'est, près de Souk-Ahras.

Bientôt, le daï chiaïte reparut dans l'est; laissant derrière lui Constantine, qu'il n'osa attaquer, en raison de sa position inexpugnable, il vint enlever la Meskiana et Tebessa. Pénétrant ensuite en Tunisie, il réduisit la ville et le canton de Gammouda et s'avança sur Rokkada. Mais il avait trop présumé de ses forces. Bientôt, en effet, le général Ibrahim, accouru avec toutes ses troupes disponibles, lui livra bataille et le mit en déroute; les Chiaïtes s'enfuirent en désordre par tous les défilés. Abou-Abd-Allah, lui-même, ne s'arrêta qu'à Guédjal. Cette victoire des Ar'lebites eut pour résultat de faire rentrer momentanément sous leur domination la plupart des places conquises par les rebelles, y compris Bar'aï.

Mais l'échec des Chiaïtes, qui aurait pu avoir les suites les plus graves, si leurs adversaires avaient su profiter du succès en reprenant vigoureusement l'offensive, ne devait retarder que de bien peu de jours la chute définitive du trône ar'lebite. Sitôt, en effet, qu'Abou-Abd-Allah eut appris qu'Ibrahim, au lieu de le poursuivre, était rentré dans son poste d'observation à El-Orbos, il vint mettre le siège devant Constantine et s'empara de cette ville et du pays environnant; puis il alla reprendre Bar'aï, et après y avoir laissé un commandant, rentra dans son quartier de Guédjal. Ibrahim marcha alors sur Bar'aï, mais il se heurta à un corps de douze mille Chiaïtes qui le repoussa 484.

Note 484: (retour) En-Nouéïri, p. 440-441. Ibn-Khaldoun, t. II, p. 515 et suiv. El-Kaïrouani, p. 88. Ibn-Hammad, loc. cit.

Les Chiaïtes marchent sur la Tunisie.--Fuite de Ziadet-Allah III.--Cependant, Abou-Abd-Allah, comprenant que le moment décisif était arrivé, ne restait pas inactif à Guédjal. Il avait adressé un appel à tous ses adhérents ou alliés, et s'occupait de réunir une armée formidable. De tous côtés arrivaient les contingents: Zouaoua du Djerdjera, Sanhadja du Mag'reb-Central, Zenata du Zab, Nefzaoua de l'Aourès, venaient se joindre aux vieilles bandes ketamiennes.

Au mois de mars 909 485, Abou-Abd-Allah se mit en marche, à la tête d'une armée dont le chiffre est porté par les chroniques à deux cent mille hommes, divisés en sept corps. Avec de telles forces, il se porta en droite ligne sur la capitale de son ennemi.

En vain le général Ibrahim essaya de faire tête aux Ghiaïtes; vaincu dans plusieurs rencontres, il dut abandonner son camp et se replier sur Kaïrouan, où se trouvait le gouverneur ar'lebite. L'armée d'Abou-Abd-Allah s'arrêta à El-Orbos le temps nécessaire pour mettre cette ville au pillage 486, puis pénétra comme un torrent en Tunisie.

Note 485: (retour) C'est par erreur qu'Ibn-Hammad donne 907.
Note 486: (retour) Selon El-Bekri, les habitants réfugiés dans la mosquée auraient été impitoyablement massacrés.

Dans cette circonstance solennelle, Ziadet-Allah se montra ce qu'il avait toujours été: lâche, cruel et incapable. Lorsqu'il eut appris la défaite de son général et qu'il fut convaincu qu'il ne pouvait résister à la tourbe de ses ennemis, il fit courir, à Rokkada, le bruit que ses troupes avaient remporté la victoire; puis il ordonna de mettre à mort toutes les personnes qu'il détenait dans les cachots, et de promener leurs têtes à Kaïrouan, au vieux château et à Rokkada, en annonçant qu'elles provenaient des cadavres des ennemis. En même temps, il s'empres'sa de réunir tous les objels précieux et les trésors qu'il possédait, et se prépara à fuir avec ses courtisans et ses favorites.

En vain, un de ses meilleurs officiers, nommé Ibn-es-Saïr', s'efforça de le retenir et de l'exhorter à la résistance, en lui rappelant les exploits de ses aïeux. Le dernier des Ar'lebites ne répondit à ces généreux efforts que par des paroles de défiance et de menace.

Bientôt, tout fut prêt pour le départ; les plus fidèles, serviteurs esclavons reçurent chacun une ceinture contenant mille pièces d'or; on plaça les autres objets précieux et les femmes sur des mulets, et à la nuit close, Ziadet-Allah sortit de Rokkada et prit la route de l'Egypte: «A l'heure du coucher du soleil,--dit En-Noueïri,--il avait appris la défaite de ses troupes; à celle de la prière d'El-Acha, (de huit à neuf heures du soir) il était parti».--«Il prit la nuit pour monture» dit, de son côté, Ibn-Hammad.

Ce fut ainsi que le dernier des Ar'lebites descendit du pouvoir. La population de Rokkada l'accompagna pendant quelque temps, à la lueur des flambeaux; un certain nombre d'habitants suivit même sa fortune.

Abou-Abd-Allah prend possession de la Tunisie.--Aussitôt que la nouvelle de la fuite du gouverneur fut connue à Kaïrouan, le peuple se porta en foule à Rokkada et mit le palais au pillage. En même temps arrivait le général Ibrahim, ramenant les débris de ses troupes qui achevèrent de se débander, en apprenant la fuite de Ziadet-Allah. Malgré l'état désespéré des affaires, Ibrahim voulut tenter un dernier effort. S'étant rendu au Divan, à la tête de partisans dévoués, il se fit proclamer gouverneur et adressa à la population des paroles pleines de cœur pour l'engager à la résistance. Mais la terreur des règnes précédents avaient éteint tout sentiment d'honneur chez ce peuple opprimé; après avoir d'abord obtenu l'adhésion de la foule, le général la vit bientôt se tourner contre lui et dut, pour sauver sa vie, s'ouvrir un passage à la pointe de son épée. Il partit alors avec ses compagnons sur les traces de Ziadet-Allah.

Sur ces entrefaites, l'avant-garde des Chiaïtes, commandée par Arouba-ben-Youçof et El-Haçen-ben-bou-Khanzir, chefs ketamiens, apparut sous les murs de Rokkada. Il ne fallut rien moins que la terreur inspirée par les farouches berbères, pour faire cesser le pillage qui durait depuis huit jours.

Peu après, dans le mois d'avril 909, Abou-Abd-Allah fit son entrée triomphale dans cette place. Il était précédé d'un crieur psalmodiant ces versets du Koran 487: «C'est lui qui a chassé les infidèles de sa maison.... Combien de jardins et de fontaines abandonnées!» etc.

Note 487: (retour) Sourate de la fumée.

Les gens de Kaïrouan lui avaient envoyé une députation des citoyens les plus honorables, pour lui olfrir leur soumission et lui demander l'aman; l'avant-garde des Ghiaïtes entra donc sans coup férir dans cette ville, mais, comme un grand nombre d'habitants s'étaient enfuis, Abou-Abd-Allah proclama une amnistie générale, qui rassura les esprits et fit rentrer les émigrés. Un de ses premiers soins fut de mettre en liberté son frère Abou-l'Abbas et la mère du mehdi qui, jusqu'alors, étaient restés en prison. S'il continua à se montrer modéré dans sa victoire, sa clémence n'alla pas jusqu'à faire grâce aux soldats de la garde noire ar'lebite. Tous ceux qu'on put arrêter furent impitoyablement mis à mort.

Les adhérents du gouverneur déchu étaient venus se grouper autour de lui à Tripoli. Ibrahim, qui l'avait également rejoint, dut aussitôt prendre la fuite pour éviter le supplice que Ziadet-Allah voulait lui infliger, comme coupable de tentative d'usurpation du pouvoir. Après avoir passé à Tripoli dix-sept jours, pendant lesquels il fit trancher la tête d'Ibn-es-Saïr, le ministre qui avait commis le crime de tenter d'arrêter sa fuite, le gouverneur se remit en route. Parvenu au Caire, il écrivit au khalife El-Moktader-b'Illah, en sollicitant une entrevue. Pour toute réponse, il reçut l'ordre de se rendre à Rakka, en Syrie, et d'y attendre ses instructions. Quelque temps après, il obtint l'autorisation de rentrer en Egypte, et il y acheva misérablement sa vie dans les plus honteuses débauches.

Ainsi finit la dynastie ar'lebite, qui avait donné à l'Afrique des princes si remarquables. Avec elle disparaissait le dernier reste de l'autorité arabe, imposée aux Berbères deux siècles et demi auparavant. Le Mag'reb avait déjà repris possession de lui-même; l'Ifrikiya, à son tour, était délivrée de la domination du khalifat, et les indigènes allaient former maintenant de puissants empires autonomes. Ce succès était particulièrement le triomphe de la tribu des Ketama, dont la suprématie s'établissait sur les autres groupes de la race et sur les restes des colonies arabes.

Après sa rapide victoire, Abou-Abd-Allah s'occupa de l'organisation de l'empire par lui conquis. A cet effet, il envoya dans toutes les provinces des gouverneurs fournis par la tribu des Ketama. Il congédia les auxiliaires, qui retournèrent chez eux chargés de butin, puis il s'appliqua à rappeler à Kaïrouan et à Rokkada même les populations émigrées. Établi dans le palais des princes ar'lebites, il s'entoura des insignes du pouvoir, fit frapper des monnaies nouvelles 488 et s'occupa de l'organisation des troupes régulières, auxquelles il donna des étendards portant des inscriptions à la louange des Fatemides.

Après avoir, avec autant de prudence que d'habileté, établi sur des bases solides le gouvernement, il songea à faire profiter de ses conquêtes celui pour lequel il avait travaillé, son maître, le mehdi Obéïd-Allah.

Note 488: (retour) Ces monnaies portaient les inscriptions suivantes: d'un côté (la preuve de Dieu) et de l'autre (que les ennemis de Dieu soient dispersés!)

Les Chiaïtes vont délivrer le mehdi à Sidjilmassa.--Tandis que le nom du nouveau souverain de l'Afrique était proclamé dans toutes les mosquées, celui-ci gémissait au fond d'une prison dans une oasis saharienne.

Nous l'avons laissé près de Constantine, continuant son chemin vers le sud-ouest, au lieu de donner la main à son daï. Il ne cessa d'errer en proscrit, toujours accompagné de son jeune fils, et tenu, dit-on, au courant des succès de ses partisans par des émissaires secrets. Il arriva enfin à l'oasis de Sidjilmassa, au fond du Mag'reb. Nous savons que ce territoire était le siège de la petite royauté des Beni-Midrar, exerçant leur autorité sur les tribus miknaciennes du haut Moulouïa.

Bien que ces Berbères fussent des kharedjites-sofrites, très fervents, ils reconnaissaient la souveraineté du khalife abbasside. Le prince régnant, El-Içâa, avait reçu de Bagdad l'ordre de saisir le mehdi, s'il pénétrait dans ses états. Les deux voyageurs lui ayant été signalés, il devina leur caractère et les fit arrêter. Ainsi, après avoir échappé pendant sept années, à travers deux continents, aux poursuites de ses ennemis, Obeïd-Allah trouvait la captivité dans une oasis de l'extrême sud du Mag'reb, à plus de douze cents lieues de son point de départ; c'était la continuation des épreuves annoncées par son père 489.

Note 489: (retour) Ibn-Khaldoun, t. I, p. 263, t. II, p. 520. Ibn-Hammad, loc. cit., El-Kaïrouani, p. 89 et suivantes.

Aussitôt qu'Abou-Abd-Allah eut affermi l'organisation du nouvel empire, il se prépara à aller délivrer son maître. Ayant réuni une armée «dont le nombre inondait la terre» selon l'expression d'Ibn-Hammad, il laissa à Kaïrouan son frère Abou-l'Abbas, assisté du chef ketamien Abou-Zaki-Temmam, puis il se mit en route vers l'ouest (juin 909). Les populations zenètes que les Chiaïtes rencontrèrent sur leur passage se retirèrent devant eux ou offrirent leur soumission et, enfin, l'armée parvint sous les murs de Sidjilmassa. Abou-Abd-Allah ayant envoyé à El-Içâa un message pour l'engager à éviter les chances d'un combat, en rendant les prisonniers, le prince midraride, pour toute réponse, fit mettre à mort les parlementaires.

Après cette infructueuse tentative, on en vint aux mains, non loin de la ville, car les Miknaça, sous la conduite de leur roi, avaient bravement marché à la rencontre de leurs ennemis. Dès les premiers engagements, le succès se déclara pour les Chiaïtes; les troupes d'El-Içâa furent taillées en pièces, et ce prince dut prendre la fuite, suivi seulement de quelques serviteurs. Le lendemain de la bataille, les principaux habitants de la ville vinrent au camp des assiégeants implorer leur clémence et leur offrir de les mener à la prison où était détenu le mehdi.

Abou-Abd-Allah se réserva le soin de mettre en liberté les prisonniers. Il les revêtit d'habits somptueux, les fit monter sur des chevaux de parade et salua Obéïd-Allah du titre d'imam. Puis il le conduisit au camp, en marchant à pied devant lui, et pendant le chemin il s'écriait, en versant des larmes de joie: «Voici votre imam, voici votre seigneur!» C'était, pour le mehdi, le triomphe après les épreuves.

Les troupes ketamiennes ne tardèrent pas à se saisir d'El-Içâa qui fut mis à mort. Sidjilmassa avait été livrée au pillage et incendiée 490.

Note 490: (retour) Notre récit, dans les pages qui précèdent, s'éloigne, sur un grand nombre de points, de celui de Fournel (Berbers, t. II, de la page 30 à la page 98) qui s'appuie, pour ainsi dire exclusivement, sur le texte du Baïan. Les données d'Ibn-Khaldoun et d'En-Nouéïri sont presque toujours écartées par cet auteur, qui, en outre, paraît ne pas avoir connu le texte si intéressant d'Ibn-Hammad.

Retour du mehdi Obéïd-Allah en Tunisie.--Fondation de l'empire obéïdite.--Après un repos de quarante jours, à Sidjilmassa, l'armée reçut l'ordre du retour. En quittant la ville, le mehdi y laissa, comme gouverneur, le ketamien Ibrahim-ben-R'âleb, avec un corps de Chiaïtes. A son retour, l'armée passa par Guédjal. Le fidèle Abou-Abd-Allah remit alors à son maître les trésors qu'il avait amassés dans cette place, et qui provenaient du butin des précédentes campagnes. Tout avait été religieusement conservé, pour que le mehdi en opérât lui-même le partage.

Dans le mois de décembre 909, ou au commencement de janvier 910, Obéïd-Allah, suivi de son fils Abou-l'Kacem, fit son entrée à Rokkada. Quelques jours après, il reçut, dans une séance d'inauguration solennelle, le serment des habitants de Kaïrouan. En attendant qu'il eût bâti une ville pour lui servir de résidence royale 491, Obéïd-Allah s'établit dans le palais du Rokkada. Il prit alors officiellement le titre de mehdi et fit frapper des monnaies où ce nom était inscrit.

Son empire se composait de la plus grande partie du Mag'reb central, de toute l'Ifrikiya et de la Sicile. Vingt années à peine avaient suffi pour arracher aux Ar'lebites cet immense territoire; mais, en raison même de la rapidité de cette conquête, la fidélité des populations n'était rien moins que bien établie et, en mains endroits, l'autorité chiaïte n'était pas officiellement reconnue. C'est pourquoi le mehdi envoya, dans toutes les provinces, des agents ketamiens chargés de sommer les populations de faire acte d'adhésion au nouveau souverain. Grâce à ces mesures et à la sévérité déployée dans leur application, car tout opposant était mis à mort, l'ordre fut rétabli et le fonctionnement de l'administration assuré. Ainsi se trouva accomplie une prédiction colportée par les Fatemides et annonçant, pour la fin du iiie siècle de l'hégire, la chute de la domination arabe dans l'Ouest: «Le soleil se lèvera à l'Occident», tel était le texte ambigu de cette prédiction, qu'on faisait remonter à Mahomet 492.

Note 491: (retour) El-Mehdia (voir plus loin).
Note 492: (retour) Carette, Migrations des tribus algériennes, p. 386, citant d'Herbelot.

Pour trancher complètement avec le régime tombé, les anciennes places, fortes, sièges des commandants ar'lebites, furent rasées, et les préfets fatemides s'établirent dans d'autres localités, élevées au rang de chefs-lieux.

La tribu des Ketama fut comblée de faveurs; elle fournit les premiers officiers du gouvernement et les généraux pour les postes importants. C'est en s'appuyant sur un mouvement religieux que la cause d'Obéïd-Allah avait réussi. Les Berbères, adoptant la nouvelle secte, en avaient fait un signe de ralliement pour chasser l'étranger.

C'est ce qui s'était passé, deux siècles auparavant, à l'égard du kharedjisme. Malgré la persécution dont il avait été l'objet, ce schisme possédait encore beaucoup d'adhérents, et nous n'allons pas tarder à voir s'engager une lutte suprême entre la doctrine fatemide et l'hérésie kharedjite, au grand détriment de la vieille race berbère.

APPENDICE


   CHRONOLOGIE DES GOUVERNEURS AR'LEBITES

   Ibrahim-ben-El-Ar'leb........ 800
   Abou-l'Abbas-Abd-Allah....... 812
   Ziadet-Allah I............... 817
   Abou-Eikal-el-Ar'leb......... 838
   Abou-l'Abbas-Mohammed........ 841
   Abou-Ibrahim-Ahmed........... 856
   Ziadet-Allah II.............. 863
   Abou-el-R'aranik............. 864
   Ibrahim II ben-Ahmed......... 875
   Abou-Abd-Allah............... 902
   Ziadet-Allah III............. 903
   Chute de Ziadet-Allah III.... 909


CHAPITRE IX

L'AFRIQUE SOUS LES FATEMIDES

910-934

Situation du Mag'reb en 910.--Conquêtes des Fatemides dans le Mag'reb central; chute des Rostemides.--Le mehdi fait périr Abou-Abd-Allah et écrase les germes de rébellion.--Événements de Sicile.--Événements d'Espagne.--Révoltes contre Obeïd-Allah.--Fondation d'El-Mehdia par Obeïd-Allah.--Expédition des Fatemides en Egypte, son insuccès.--L'autorité du mehdi est rétablie en Sicile.--Première campagne de Messala en Mag'reb pour les Fatemides.--Nouvelle expédition fatemide contre l'Egypte.--Conquêtes de Messala en Mag'reb.--Expéditions fatemides en Sicile, en Tripolitaine et en Egypte.--Succès des Mag'raoua; mort de Messala.--El-Hassan relève à Fès le trône edriside; sa mort.--Expédition d'Abou-l'Kacem dans le Mag'reb central.--Succès d'Ibn-Abou-l'Afia.--Mouça se prononce pour les Oméïades; il est vaincu par les troupes fatemides.--Mort d'Obeïd-Allah, le mehdi.--Expéditions fatemides en Italie.

Situation du Mag'reb en 910.--Au moment où le triomphe des Fatemides va faire entrer l'histoire de l'Afrique dans une nouvelle phase, il est opportun de jeter un coup d'œil général sur l'état du pays et de passer en revue les événements survenus en Mag'reb; car le récit des révolutions dont l'Ifrikiya a été le théâtre nous en a forcément détournés.

A Fès, Yahïa-ben-Kacem-ben-Edris continua de régner paisiblement jusqu'en l'année 904. La guerre ayant alors éclaté entre lui et son neveu Yahïa-ben-Edris-ben-Omar, souverain du Rif, il périt dans un combat livré contre lui par Rebïa-ben-Sliman, général de son adversaire. A la suite de cette victoire, Yahïa-ben-Edris s'empara de l'autorité dans le Mag'reb et fit briller d'un dernier éclat le trône de Fès 493.

Note 493: (retour) Ibn-Khaldoun, t. II, p. 566, 567. Le Kartas, p. 106. El-Bekri, trad. article Idricides.

La grande tribu des Miknaça avait profité, dans ces dernières années, de l'affaiblissement de la dynastie edriside et se préparait à s'élever sur ses débris. Sous la conduite de leur chef, Messala-ben-Habbous, ces Berbères avaient soumis à leur autorité tout le territoire compris entre Teçoul, Taza et Lokaï, c'est-à-dire, la frontière orientale du Mag'reb extrême. Le reste de la tribu était à Sidjilmassa, où la royauté qu'elle y avait fondée venait d'être renversée par les Chiaïtes 494.

Dans le Mag'reb central, les Beni-Ifrene conservaient encore l'autorité sur Tlemcen et les plaines situées à l'est de cette ville. Auprès d'eux étaient leurs frères les Mag'raoua, dont la puissance avait grandement augmenté et qui étendaient leur autorité dans les régions sahariennes et sur les plaines du nord. Leur chef, Mohammed-ben-Khazer était un guerrier redoutable que nous allons voir entrer en scène 495.

Les souverains oméïades d'Espagne cherchaient à établir leur influence sur le littoral du Mag'reb central. Vers 902, ils y envoyèrent une expédition. Les généraux Mohammed-ben-Bou-Aoun et Ibn-Abdoun, qui la commandaient, conclurent avec les Beni-Mesguen, fraction des Azdadja, un traité par lequel ceux-ci livrèrent un territoire, où ils fondèrent la ville d'Oran 496. Ce fut la première colonie oméïade en Mag'reb.

Enfin, à Tiharet, régnait encore la dynastie des Rostemides, mais fort affaiblie et cherchant, dans l'alliance des souverains espagnols, un secours capable de la protéger contre les ennemis qui l'entouraient 497.

Note 494: (retour) Ibn-Khaldoun, t. I, p. 263.
Note 495: (retour) Ibid., t. III, p. 198, 229.
Note 496: (retour) Ibid., t. I, p. 283.
Note 497: (retour) Ibid., t. I, p. 243.

Conquête des Fatemides dans le Mag'reb central.--Chute des Rostemides.--Lors du retour de l'armée chiaïte, après la délivrance du mehdi, un corps d'armée avait été laissé dans le Mag'reb central, sous le commandement du ketamien Arouba-ben-Youçof. Ce général ayant attaqué Yakthan, souverain de Tiharet, s'empara de cette ville et fit mettre à mort le prince Rostemide. Ainsi s'éteignait cette petite dynastie. En même temps, Tiharet cessa d'être le centre du kharedjisme eïbadite; les sectaires de ce schisme, poursuivis sans relâche par les Fatemides, durent émigrer vers le sud et chercher un refuge dans la vallée de l'Oued-Rir', en plein désert (910). Ils paraissent avoir été accueillis par les Beni-Mezab qui adoptèrent leurs doctrines.

Arouba combattit ensuite les tribus voisines, et les força à la soumission et à la conversion; puis il alla réduire une révolte qui avait éclaté dans le pays des Ketama, sous l'inspiration de quelques mécontents.

Douas-ben-Soulat, officier ketamien, laissé comme gouverneur à Tiharet, entra alors en relations avec les Beni-Mesguen, des environs d'Oran. Ceux-ci, ayant rompu avec les Oméïades, lui offrirent de lui livrer cette ville. Leurs propositions furent accueillies avec faveur et, peu après, les troupes fatemides s'emparaient d'Oran. Mohammed-ben-bou-Aoun, qui avait contribué à leur succès, en fut nommé gouverneur (910).

Il est assez difficile, au milieu de la confusion qui règne à ce sujet dans les chroniques arabes, de dire si cette expédition fut conduite par Douas ou par Arouba. Toujours est-il que le général du mehdi étendit l'autorité de son maître sur les tribus des Matmata, Louata, Lemaia et Azdadja de la province d'Oran. Peut-être même entrait-il, dès lors, en relations avec Messala-ben-Habbous, chef des Miknaça, qui devait être avant peu un des principaux auxiliaires des Fatemides dans le Mag'reb.

Vers le même temps, les habitants de Sidjilmassa se révoltaient contre les Fatemides et massacraient leur gouverneur, Ibrahim, ainsi que toute sa garde de Ketama.

Le mehdi fait périr Abou-Abd-Allah et écrase les germes de rébellion.--Cependant un grave dissentiment s'était élevé entre le mehdi et son fidèle serviteur Abou-Abd-Allah. Ce dernier, cédant, dit-on, à l'influence de son frère, Abou-l'Abbas, avait voulu s'appuyer sur les services rendus, pour conserver une grande influence dans la direction des affaires. Mais Obéïd-Allah n'entendait nullement partager son autorité avec qui que ce fût. Irrité de voir ses avis brutalement repoussés, Abou-Abd-Allah montra d'abord une grande froideur vis-à-vis de son maître; puis il se mit, avec plusieurs de ses chefs, à conspirer sourdement contre lui. Ces mécontents répandirent le bruit que le mehdi n'était pas l'instrument de la volonté divine, l'être surnaturel, dont le caractère devait se révéler aux humains par des miracles. «Nous nous sommes trompés à son sujet,--disaient-ils,--car, il devrait avoir des signes pour se faire reconnaître; le vrai Imam doit faire des miracles et imprimer son sceau dans la pierre, comme d'autres le feraient dans la cire 498».

Note 498: (retour) Ibn-Hammad, loc. cit.

Ils l'accusaient en outre d'avoir gardé pour lui seul les trésors de Guédjal. La plupart des chefs ketamiens, qui avaient toute confiance en Abou-Abd-Allah, prêtèrent l'oreille à ces discours et chargèrent leur grand cheikh de faire des remontrances à Obéïd-Allah lui-même.

Le danger était pressant pour le mehdi, puisque ses adhérents commençaient à s'apercevoir que celui qu'ils avaient soutenu comme un être surnaturel n'était qu'un homme comme eux. Obeïd-Allah comprit que sa seule porte de salut était l'énergie, qui impose toujours aux masses, et, pour toute réponse, il fit mettre à mort le grand cheikh des Ketama. Afin d'achever d'anéantir la conspiration, il envoya les principaux chefs occuper des commandements éloignés, de sorte qu'ils se trouvèrent dispersés et sans force, avant d'avoir eu le temps d'agir. Les plus compromis furent tués au loin et sans bruit par des émissaires dévoués. L'auteur de la conspiration restait à punir; le medhi, étouffant tout sentiment de reconnaissance, n'hésita pas à sacrifier à sa sécurité l'homme auquel il devait le pouvoir.

Dans le mois de janvier 911, Abou-Abd-Allah se promenait avec son frère Abou-l'Abbas, dans le jardin du palais, lorsque deux autres frères, Arouba et Hobacha, enfants de Youçof, sortirent des massifs et se précipitèrent sur eux. Abou-l'Abbas fut frappé le premier. En vain Abou-Abd-Allah essaya d'imposer son autorité aux deux chefs qui avaient été autrefois ses lieutenants: «Celui auquel tu nous a ordonné d'obéir nous commande de te tuer 499», répondirent-ils, et Abou-Abd-Allah tomba percé de coups sur le cadavre de son frère.

Obéïd-Allah fit enterrer avec honneur les deux frères: il présida lui-même au lavage de leurs corps; puis, après la récitation des prières, il dit à haute voix en s'adressant au cadavre d'Abou-Abd-Allah: «Que Dieu te pardonne et qu'il te récompense dans l'autre vie, car tu as travaillé pour moi avec un grand zèle!»--Se tournant ensuite vers Abou-l'Abbas: Quant à toi,--dit-il,--qu'il ne t'accorde aucune pitié, car tu es cause des égarements de ton frère; c'est toi qui l'as conduit aux abreuvoirs du trépas!»

Les deux victimes furent enterrées au lieu même où elles étaient tombées sous le poignard des assassins 500. Quant à ceux-ci, l'un d'eux, Hobacha, fut nommé gouverneur de Barka et de la région de l'est; l'autre, Arouba, reçut le commandement de Bar'aï et de la frontière sud-ouest. Des troubles partiels chez les Ketama suivirent ces exécutions, mais ils furent promptement étouffés dans le sang de leurs promoteurs. Grâce à ces mesures énergiques, le pouvoir d'Obéïd-Allah, loin de ressentir aucune atteinte, se renforça de tout l'effet produit par l'écrasement de ceux qui avaient voulu le renverser.

Note 499: (retour) Ibn-Khaldoun, t. II, p. 522.
Note 500: (retour) Ibn-Hammad, loc. cit.

Événements de Sicile.--Pendant le cours des luttes qui avaient amené la chute de la dynastie ar'lebite, l'anarchie, ainsi qu'on peut le prévoir, avait divisé les Musulmans de Sicile. Les chrétiens en profitèrent pour se fortifier au Val-Demone. Un certain nombre d'Arabes nobles, émigrés d'Afrique, relevèrent un peu la situation de la colonie, et cherchèrent à proclamer l'indépendance de la Sicile, au nom des Ar'lebites. Mais, aussitôt que le mehdi eût assuré son pouvoir, il envoya dans l'île un de ses principaux officiers, le ketamien Hassan-ben-Koléïb, surnommé Ben-bou-Khanzir.

Débarqué en 910, le nouveau gouverneur fit proclamer partout le nom du mehdi, et imposa aux Cadis l'obligation d'abandonner le rite sonnite, pour rendre la justice selon la doctrine fatemide. Puis, il fit une heureuse expédition au Yal-Demone et répandit partout la terreur de son nom. Mais bientôt son extrême cruauté indisposa contre lui ses plus fidèles adhérents, qui l'arrêtèrent par surprise et l'expédièrent au mehdi. Il fut remplacé par Ali-ben-Omar-el-Beloui (912) 501.

Note 501: (retour) Ibn-Khaldoun, t. II, p. 521. Amari, Musulmans de Sicile, t. II, p. 141 et suiv.

Événements d'Espagne.--Nous avons vu précédemment que le khalife Abd-Allah était arrivé, au commencement du xe siècle, après de longues années de lutte, à rétablir l'autorité oméïade en Espagne et à tenir en respect les petites royautés, qui se formaient de toute part. Le succès continua à couronner ses efforts, surtout dans le midi: «En 903, son armée prit Jaën; en 905, elle gagna la bataille du Guadalballou, sur Ibn-Hafçoun et Ibn-Mastana; en 906, elle enleva Cañete, aux Beni-el-Khali; en 907, elle força Archidona à payer tribut; en 910, elle prit Baeza, et l'année suivante, les habitants d'Iznajar se révoltèrent contre leur seigneur et envoyèrent sa tête au sultan. Même dans le nord il y avait une amélioration notable 502

Note 502: (retour) Dozy, Musulmans d'Espagne, t. II, p. 318, citant Ibn-Haïan.

Sur ces entrefaites, Abd-Allah cessa de vivre (15 octobre 912), après un règne de vingt-quatre ans.

Abd-er-Rahman III, son petit-fils, lui succéda. C'était un jeune homme de vingt-deux ans et, si l'on put craindre d'abord, qu'en raison de sa jeunesse, il ne fût pas à la hauteur de sa mission, il ne tarda pas à démontrer lui-même, que pour le courage et l'habileté politique, il ne le cédait à personne.

Attaquant résolument ce qui restait de chefs rebelles, il en contraignit une partie à la soumission. Mais Ibn-Hafçoun, qui se faisait appeler Samuel, depuis sa conversion, maintenait ferme à Bobastro le drapeau de l'indépendance nationale et du christianisme.

Les Berbères de Mag'reb, particulièrement de la province de Tanger, prenaient part à ces luttes comme mercenaires. S'étant mis à la tête de l'armée, Abd-er-Rahman parcourut en maître les provinces d'Elvira et de Jaën, recevant partout des soumissions, et brisant les résistances qu'il rencontrait. Il se présenta enfin devant Séville, dont les notables lui ouvrirent les portes (décembre 913) 503.

Les années suivantes furent non moins favorables, et, en 917, Ibn-Hafçoun rendait le dernier soupir. L'unité de l'empire oméïade se trouvait rétablie et un grand règne allait commencer.

Note 503: (retour) Dozy, Musulmans d'Espagne, t. II, p. 325 et suiv.

Révoltes contre Obéïd-Allah.--En Ifrikiya, le nouvel empire, à peine assis, était ébranlé par les révoltes indigènes; mais l'énergie du mehdi suffisait à tout. Ce fut d'abord dans la région de Tripoli, que les Houara et Louata prirent les armes. Les généraux obéïdites étouffèrent dans le sang cette sédition; on dit que les têtes des promoteurs furent expédiées à Kaïrouan et exposées sur les remparts.

Dans l'ouest, Mohammed-ben-Khazer avait entraîné ses Zenètes à l'attaque de Tiharet, s'était emparé de cette ville et avait contraint le gouverneur, Douas, à chercher un refuge dans le vieux Tiharet. Une armée nombreuse, envoyée par le mehdi, délogea les Zenètes de leur nouvelle conquête, les poursuivit et en fit un grand carnage. Il est probable que Messala-ben-Habbous, chef des Miknaça, qui, nous l'avons vu, avait déjà contracté alliance avec les Obéïdites, les aida à écraser les Zenètes, car Messala reçut, comme récompense, le commandement de Tiharet et la mission de protéger la frontière occidentale.

Les Ketama avaient été douloureusement frappés par la mise à mort d'Abou-Abd-Allah; de son côté, le mehdi, craignant les effets de leur rancune, leur avait retiré sa confiance. Les habitants de Kaïrouan détestaient ces sauvages étrangers, dont l'insolence était sans bornes.

La situation devenait critique pour eux. Dans le mois d'avril 912, la population de Kaïrouan, saisissant un prétexte, se jeta sur eux et en fit un véritable massacre. Plus de mille cadavres de Ketama jonchèrent, paraît-il, les rues et l'on s'empressa de les faire disparaître en les jetant dans les égoûts.

En apprenant la façon dont leurs contribules étaient traités en Ifrikiya, les Ketama se mirent en révolte ouverte, placèrent à leur tête un des leurs, auquel ils donnèrent le titre de mehdi, et envahirent le Zab. La situation était grave. Obéïd-Allah fit marcher contre les rebelles son fils Abou-l'Kassem, avec les meilleures troupes; mais il fallut une campagne de près d'un an pour les réduire. Le faux mehdi, ayant été pris, fut ramené à Kaïrouan et exécuté à Rokkada, après avoir été promené, revêtu d'un accoutrement ridicule, sur un chameau 504.

Pendant que le Mag'reb était le théâtre de la révolte ketàmienne, les gens de Tripoli, imitant ceux de Kaïrouan, massacraient les Ketama, chassaient leur gouverneur et se déclaraient indépendants. Le mehdi envoya d'abord sa flotte qui réussit à surprendre, dans le port de Tripoli, les navires des révoltés et les détruisit. On investit ensuite la ville par terre, et, après quelques mois de blocus, les Tripolitains, qui avaient souffert les horreurs de la famine, se décidèrent à se rendre à Abou-l'Kassem. Selon Ibn-Khaldoun, les habitants furent massacrés et la ville livrée au pillage; une forte contribution de guerre fut frappée sur les survivants 505.

Note 504: (retour) Ibn-Khaldoun, t. II, p. 523-524. Arib, in Nicholson, apud Fournel, Berbers, t. II, p. 111.
Note 505: (retour) Ibn-Khaldoun, t. II, p. 524.

Fondation d'El-Mehdia par Obeid-Allah.--C'est probablement vers cette époque qu'Obeïd-Allah, après avoir visité le littoral, depuis Tunis et Karthage jusqu'à la petite Syrte, arrêta son choix sur une petite presqu'île, située à soixante milles de Kaïrouan, et nommée par les indigènes El-Hamma, ou Djeziret-el-Far. Une mince langue de terre la reliait au rivage, du côté de l'ouest. Les ruines de l'antique Africa couvraient cet emplacement, que le mehdi choisit pour y construire sa capitale.

La presqu'île avait, disent les auteurs arabes, «la forme d'une main avec son poignet.» De solides fortifications établies sur l'isthme ne laissaient qu'une seule entrée, qu'on ferma au moyen d'une porte de fer. Dans ce vaste enclos, Obeïd-Allah fit construire des palais pour lui et des logements pour ses soldats. Des citernes et des silos y furent creusés, et des travaux exécutés afin de rendre plus sûr le port naturel; il pouvait, dit-on, contenir cent galères.

En face, sur la terre ferme, se fonda le faubourg de Zouïla, où le peuple et les marchands vinrent s'établir 506.

Note 506: (retour) Ibn-Khaldoun, Berbères, t. II, p. 325. El-Bekri, passim. El-Kaïrouani, p. 95.

Expédition des Fatemides en Egypte, son insuccès.--Si Obeïd-Allah cherchait à se faire un refuge inexpugnable en Ifrikiya, c'est qu'il sentait son trône encore bien vacillant; de tous côtés, les têtes fermentaient. En Sicile, après quelque temps d'anarchie, l'esprit de résistance s'était réveillé, et les Musulmans avaient placé à leur tête le chef ar'lebite Ahmed-ben-Korhob, dont le premier acte avait été de retrancher de la khotba (prône) le nom du mehdi et de proclamer l'autorité du khalife abasside, El-Moktader; sa soumission fut accueillie, en Orient, avec faveur et il reçut les emblèmes du commandement: «Drapeaux et robes noirs, colliers et bracelets 507

Obeïd-Allah, du reste, considérait son séjour en Ifrikiya comme une simple station. C'est vers l'Orient qu'il tournait ses regards et il n'aspirait qu'à se transporter sur un autre théâtre. La première étape devait être l'Egypte et il en décida audacieusement la conquête. Ayant réuni une armée nombreuse de Ketama, il en donna le commandement à son fils Abou-l'Kassem et le lança vers l'est. Le jeune prince traversa facilement la Tripolitaine et fit rentrer dans l'obéissance le pays de Barka. De là, il marcha directement sur Alexandrie et commença le siège de cette ville. En même temps, une flotte de deux cents navires, sous le commandement de Hobacha, venait la bloquer par mer (914). Après s'être emparés d'Alexandrie, Abou-l'Kassem et Hobacha s'avancèrent dans l'intérieur, envahirent la province de Faïoum et marchèrent sur le vieux Caire.

Mais le gouverneur de l'Egypte, Tikine-el-Khezari, ayant reçu du khalife un renfort important, commandé par l'eunuque Mounês, qu'on appelait le maître de la victoire, marcha contre les envahisseurs, les battit dans plusieurs combats et les força à la retraite. Abou-l'Kassem dut abandonner tout le pays conquis dans sa brillante campagne et se réfugier à Barka.

La flotte du mehdi venait à peine de rentrer d'Orient et se trouvait dans le port de Lamta 508, lorsque les vaissaux siciliens, lancés par Ibn-Korhob, vinrent audacieusement l'attaquer. Mohammed, fils d'Ibn-Korhob, qui commandait l'expédition, dispersa ou coula les navires chiaïtes; puis, ayant opéré son débarquement, mit en déroute les troupes envoyées contre lui de Rakkada. Marchant ensuite sur Sfaks, il mit cette ville au pillage et, enfin, se présenta devant Tripoli, où il trouva Abou-l'Kassem, revenant d'Egypte avec les débris de ses troupes. Il se décida alors à se rembarquer et rentra en Sicile chargé de butin.

Note 507: (retour) Amari, Musulm., t. II, p. 149.
Note 508: (retour) L'antique Leptis parva, dans le golfe de Monastir.

Les insuccès militaires ont toujours pour résultat de provoquer la suspicion contre les généraux malheureux. A son retour, Hobacha fut jeté en prison; son frère, craignant le même sort, prit la fuite et essaya de gagner le pays des Ketama, pour le soulever à son profit; mais il fut arrêté et livré à Obéïd-Allah, qui fit trancher la tête aux deux frères 509.

Note 509: (retour) Ibn-Khaldoun, t. II, p. 524 et suiv. El-Kaïrouani, p. 95-96. Ibn-Hammad, passim.

L'Autorité du Mehdi est rétablie en Sicile.--En Sicile, Ibn-Korhob avait à combattre l'indiscipline des Berbères, des Arabes, des légistes, des nobles et des intrigants de toute sorte, qui ne cessaient de lutter les uns contre les autres. Le succès de l'expédition de son fils Mohammed n'avait fait qu'exciter la cupidité des Musulmans; aussi Ibn-Korhob dut-il céder à leurs instances et organiser une razia sur la terre ferme. Débarquée en Calabre, l'armée expéditionnaire ravagea une partie de cette province. Mais une tempête détruisit la flotte, et les Musulmans qui échappèrent au naufrage regagnèrent comme ils purent l'île. Ne possédant plus de navires, Ibn-Korhob ne put résister aux attaques constantes des vaisseaux du mehdi.

Sur ces entrefaites, l'impératrice Zoé, régente pendant la minorité de son fils, prescrivait à son lieutenant, en Calabre, de faire la paix avec les Musulmans, car elle craignait l'attaque des Bulgares et avait besoin de toutes ses forces. Un traité fut alors conclu, par lequel les Byzantins s'engagèrent à verser à l'émir de Sicile un tribut annuel de vingt-deux mille pièces d'or (fin 915) 510.

Bientôt, une nouvelle révolte ayant éclaté en Sicile, Ibn-Korhob se démit du pouvoir et voulut se réfugier en Espagne (juillet 916); mais les révoltés assaillirent son vaisseau et, s'étant emparés de l'émir, l'envoyèrent au mehdi: «Qui t'a poussé,--lui dit ce prince,--à méconnaître les droits sacrés de la maison d'Ali, en te révoltant contre nous?»--«Les Siciliens,--répondit le prisonnier,--m'ont élevé au pouvoir malgré moi et, malgré moi, m'en ont fait descendre.» Le souverain fatemide l'envoya au supplice 511.

Abou-Saïd-Moussa, dit Ed-D'aïf, fut chargé par le mehdi de prendre le commandement en Sicile. Ce général éteignit dans leur germe toutes les révoltes et déploya une grande sévérité: s'étant rendu maître de Palerme, le 12 mars 917, il fit un massacre général de la population. Enfin, une amnistie fut proclamée, au nom du chef de l'empire obéïdite, et Abou-Saïd rentra à Kaïrouan, en laissant dans l'île, comme gouverneur, Saïd-ben-Aced avec des forces ketamiennes 512.

Note 510: (retour) Amari, t. II, p. 153.
Note 511: (retour) Ibn-Khaldoun, t. II, p. 526.
Note 512: (retour) Amari, Musulmans de Sicile, t. III, p. 157.

Première campagne de Messala dans le Mag'reb pour les Fatemides.--Les difficultés auxquelles le mehdi avait à faire face dans l'Est ne l'empêchaient pas de tourner ses regards vers l'Occident. Messala-ben-Habbous, préposé par lui à la garde de Tiharet, le poussait à entreprendre des campagnes dans le Mag'reb. Sur ces entrefaites, Saïd, le descendant de la petite royauté des Beni-Salah à Nokour, s'étant allié aux Edrisides, et ayant refusé obéissance aux Fatemides, Obéïd-Allah jugea que le moment d'agir était arrivé, et il donna à Messala l'ordre de se mettre en marche.

Le chef des Miknaça partit de Tiharet au printemps de l'année 917. Saïd l'attendait, en avant de Nokour, dans un camp retranché, mais la clef de la position ayant été livrée par un traître, Saïd fit transporter sa famille et ses objets précieux dans une île voisine du port, puis, se jetant en désespéré sur les ennemis, il tomba percé de coups. Messala livra le camp et la ville au pillage et envoya au Mehdi la tête de l'infortuné Saïd. Sa famille parvint à gagner l'Espagne et fut reçue avec honneur par Abd-er-Rahman III 513.

Note 513: (retour) El-Bekri, passim. Ibn-Khaldoun, Berbères, t. II, p. 141. Dozy, Musulmans d'Espagne, t. III, p. 37 et suiv.

Pour affermir sa conquête, Messala guerroya encore pendant plusieurs mois dans te territoire de Nokour, puis il reprit le chemin de l'est en laissant une garnison dans cette ville. Peu de temps après, les fils de Saïd, soutenus par les Berbères, rentrèrent en possession de leur petit royaume, et l'un d'eux, nommé Salah, fut reconnu comme prince régnant. Un de ses premiers actes consista à proclamer l'autorité du khalife oméïade d'Espagne, dans cette partie du Mag'reb. Le mehdi ne se sentit pas assez fort pour entrer en lutte contre Abd-er-Rahman.

Nouvelle expédition fatemide contre l'Egypte.--Obeïd-Allah reprit, alors ses plans de campagne en Orient. Ayant réuni une armée formidable, dont les auteurs arabes, avec leur exagération habituelle, portent le chiffre à cinq cent mille hommes, il en confia le commandement à son fils Abou-l'Kassem et la lança contre l'Egypte. Au printemps de l'année 919, cet immense rassemblement, dont les Ketama formaient l'élite, se mit en marche. L'Egypte était alors dégarnie de troupes; aussi les Chiaïtes se rendirent-ils facilement maîtres d'Alexandrie qu'ils livrèrent au pillage, puis ils envahirent le Faïoum et une partie du Saïd. Le gouverneur n'avait pas osé lutter en rase campagne; retranché à Djiza, il ne cessait de demander des secours au khalife. Mais le but du mehdi n'était pas seulement de conquérir cette riche contrée: c'était l'Orient, sa patrie, qu'il convoitait, et il voulait reparaître en vainqueur là où il avait été persécuté. Abou-l'Kassem écrivit aux habitants de la Mekke pour les sommer de se rendre à lui.

Cependant, la situation des Chiaïtes ne laissait pas d'être critique: coupés de leur base d'opérations, décimés par la peste, ils attendaient avec impatience des secours d'Ifrikiya. Le gouverneur abbasside étant mort avait été remplacé par Takin qui avait déjà eu la gloire de repousser la première invasion; des troupes lui avaient été envoyées et enfin, l'eunuque nègre Mounès, rentré en grâce près de son souverain, se préparait à accourir pour jeter son épée dans la balance.

Sur ces entrefaites, une flotte de 80 vaisseaux, envoyée par le mehdi au secours de son fils, arriva en Egypte; mais les navires abbassides lancés contre elle par Monnès réussirent à l'incendier à Rosette. En 920, Mounès arriva avec les troupes de l'Irak et, dès lors, la face des choses changea; Abou-l'Kassem se vit enlever une à une toutes ses conquêtes et, en 921, il dut reprendre la route de l'Ifrikiya. Cette retraite, bien qu'effectué en assez bon ordre, fut désastreuse; dans le mois de novembre, le prince obéïdite rentra à Kaïrouan, ne ramenant, dit-on, qu'une quinzaine de mille hommes, le reste avait péri par le fer ou la maladie, était prisonnier ou s'était dispersé 514.

Note 514: (retour) Ibn-Khaldoun, Berbères, t. II, p. 526. Ibn-Hammad, passim. El-Kaïrouani, p. 96.

Conquêtes de Messala en Mag'reb.--Pendant que l'Orient était le théâtre de ces événements, Messala recevait du mehdi l'ordre d'entreprendre une nouvelle campagne dans le Mag'reb. En 920, le chef des Miknaça, soutenu par un corps de Ketamiens, marcha directement contre la capitale des Edrisides. Yahïa-ben-Edris ayant réuni ses guerriers arabes, son corps d'affranchis et tous les contingents berbères dont ils disposait et parmi lesquels les Aoureba tenaient toujours le premier rang, s'avança contre l'ennemi. Mais il essuya une défaite et dut rentrer dans Fès, sa capitale, pour s'y retrancher. Messala, arrivé sur ses traces, commença le siège de la ville, et bientôt le descendant d'Edris se vit forcé de traiter avec son ennemi. Il reconnut la suzeraineté du sultan fatemide et consentit à accepter la position secondaire de lieutenant du mehdi à Fès. Avant de rentrer à Tiharet, Messala confia à son cousin Mouça-ben-Abou-l'Afia, le commandement des régions du Mag'reb, jusqu'auprès de Fès.

L'année suivante, des contestations survenues entre Mouça et le prince edriside, soutenu par les Beni-Khazer et autres tribus magraouiennes, ne tardèrent pas à amener une rupture. Aussitôt Messala accourut avec ses troupes dans le Mag'reb. Étant entré à Fès, il destitua Yahïa-ben-Edris, l'interna dans la ville d'Azila (près de Tanger), et s'empara de ses trésors (921). De là il se porta sur Sidjilmassa, où les descendants des Beni-Midrar avaient, depuis longtemps, repris en main l'autorité. Ahmed-ben-Meïmoun, le souverain midraride, essaya en vain de lui résister, il fut pris et mis à mort. Messala, ayant rétabli dans le sud l'autorité fatemide, laissa comme gouverneur El-Moatez, neveu du précédent roi, et rentra à Tiharet d'où il se rendit à El-Mehdïa pour recevoir les félicitations de son maître 515.

Expéditions fatemides en Sicile en Tripolitaine et en Egypte.--En Ifrikiya, le souverain fatemide, établi dans sa capitale d'El-Mehdïa, continuait à diriger des expéditions contre les chrétiens de Sicile, pendant que son lieutenant lui conquérait le Mag'reb. Selon M. Amari 516, Siméon, roi des Bulgares, aurait recherché l'alliance du mehdi, en l'invitant à l'aider dans ses entreprises contre Byzance. La générosité de l'impératrice Zoé, qui mit en liberté ses ambassadeurs tombés entre les mains de ses troupes, désarma Siméon et fit échouer le projet.

Note 515: (retour) Ibn-Khaldoun, Berbères, t. I, p. 264, t. II, p. 526 et suiv., t. III, p. 230. Kartas, p. 106 et suiv. El-Bekri, Idricides.
Note 516: (retour) Musulmans de Sicile, t. II, p. 173.

Sur ces entrefaites, une révolte des Nefouça, toujours impatients du joug, tint en échec pendant de longs mois les armées fatemides, et ce ne fut qu'à la fin de 923 que leur dernier retranchement fut enlevé et qu'ils se virent forcés à la soumission.

Selon le Baïan, une nouvelle expédition aurait été effectuée en Egypte, sous le commandement du général fatemide Mesrour, en l'année 924, mais les détails précis manquent sur cette campagne qui, dans tous les cas, n'eut pour la cause du mehdi aucun résultat effectif.

Succès des Mag'raoua.--Mort de Messala.--Nous avons vu que les Mag'raoua, sous le commandement d'Ibn-Khazer, ne cessaient de se poser en ennemis de la dynastie fatemide et saisissaient toutes les occasions d'attaquer ses frontières ou de s'allier à ses ennemis. Selon Ibn-Khaldoun 517, Messala aurait péri en les combattant dans le cours de l'année 921, mais nous avons vu plus haut qu'après être rentré de son expédition de Sidjilmassa, ce général était allé saluer son suzerain à El-Mehdïa. L'étude comparative des auteurs nous conduit à reporter cet événement à l'année 924. Les Beni-Khazer et autres tribus zenètes s'étant lancées dans la révolte, Messala marcha contre elles et après plusieurs combats, il se laissa surprendre par Ibn-Khazer qui le tua de sa propre main (novembre 924). Cette perte fut vivement ressentie par le mehdi.

Une nouvelle armée kelamienne, sous le commandement de Bou-Arous et Ben-Khalifa 518, arrivée de l'est, fut complètement détruite, par les Zenètes. Grâce à ces succès, Ibn-Khazer acquit l'adhésion de presque toutes les tribus des hauts plateaux du Mag'reb central; mais au delà de la Moulouïa, Mouça-ben-Bou-l'Afia continuait à exercer le pouvoir au nom des Fatemides jusqu'à la limite extrême du territoire de Fès.

Note 517: (retour) Histoire des Berbères, t. II, p. 527 et t. III, p. 230.
Note 518: (retour) Selon Ibn-Hammad.

El-Haçan relève, à Fès, le trône edriside.--Sa mort.--Le contre-coup des échecs éprouvés par les armes du mehdi se fit aussitôt sentir en Mag'reb. Un membre de la famille edriside, nommé El-Haçan, dit El-Hadjam 519, prince d'une grande bravoure, releva, dans la montagne des Djeraoua, l'étendard de sa dynastie. Marchant sur Fès, il s'empara par surprise de cette ville et en chassa le gouverneur Rihan, le ketamien.

Aussitôt Mouça-ben-Abou-l'Afia se porta contre Fès à la tête de toutes ses forces disponibles. El-Haçan s'avança bravement au devant de lui et la rencontre eut lieu entre Fès et Taza, près d'un ruisseau appelé Ouad-el-Metahen. La lutte fut acharnée et la victoire se prononça pour l'edriside qui contraignit Mouça à fuir, en abandonnant sur le champ de bataille deux mille Miknaça, parmi lesquels son propre fils. El-Haçan soumit alors à son autorité les régions de Safraoua, Mediouna, Meknès, Basra, etc., c'est-à-dire la partie centrale du Mag'reb 520 (926).

Note 519: (retour) Le phlébotomiste, parce qu'il avait, dit-on, l'habitude de frapper son ennemi à la veine du bras.
Note 520: (retour) Ibn-Khaldoun, t. I, p. 267, t. II, p. 527, 568. El-Bekri, art. Idricides. Le Kartas, p. 110 et suiv. Ibn-Hammad.

En même temps, El-Moatez répudiait la suzeraineté fatemide à Sidjilmassa, et se déclarait indépendant. C'est également vers cette époque qu'il faut placer l'occupation de Melila par les Oméïades d'Espagne. Ainsi Abd-er-Rahman prenait pied sur cette terre d'Afrique où il cherchait depuis longtemps à exercer son influence. Ses agents entrèrent en pourparlers avec Ibn-Khazer et un traité d'alliance fut conclu entre le chef des Mag'raoua et le khalife d'Espagne.

Sur ces entrefaites, l'edriside El-Haçan, victime d'une sédition, fut arrêté et jeté en prison. Aussitôt Mouça-ben-Abou-l'Afia accourut à Fès et entreprit le siège du quartier des Andalous, resté fidèle aux Edrisides. Après une lutte acharnée, la victoire resta aux Miknaça. Mouça voulait qu'El-Haçan lui fut livré, mais on facilita sa fuite en essayant de lui faire escalader le rempart. Dans sa chute, El-Haçan se brisa la cuisse et mourut misérablement.

Expédition d'Abou-l'Kassem dans le Mag'reb central.--Les succès d'Ibn-Khazer dans le Mag'reb central, l'alliance de ce chef avec les Oméïades, décidèrent le mehdi à y faire une nouvelle campagne et à en confier la direction à son fils. Au printemps de l'année 927, le prince Abou-l'Kassem se mit en route à la tête d'une puissante armée. Il passa par les montagnes des Ketama et se heurta contre la tribu des Beni-Berzal, qui essaya de lui barrer le passage et contre laquelle il dut entreprendre toute une série d'opérations gênées par le mauvais temps. Ayant contraint les rebelles à la soumission, il continua sa route vers l'ouest et dut réduire diverses tribus telles que les Houara, et les Lemaïa, chez lesquelles le schisme kharedjite-sofrite s'était conservé. Il est assez difficile de dire jusqu'à quel point il s'avança dans le Mag'reb; ce qui paraît certain, c'est que les Mag'raoua se retirèrent dans le sud pour éviter son attaque.

Après avoir confirmé Mouça-ben-Abou-l'Afia dans son commandement, Abou-l'Kassem revint sur ses pas et s'arrêta à Mecila, dans le Hodna. Les Beni-Kemian, tribu voisine, lui ayant manifesté de l'hostilité, il les réduisit à la soumission et, pour les punir, les déporta à Kaïrouan. De même que les généraux byzantins avaient songé à établir dans cette localité une place forte qu'ils appelèrent Justiniana-Zabi, Abou-l'Kassem traça sur les bords de l'Oued-Sehar une ville destinée à couvrir la frontière du sud-ouest contre les incursions des Zenètes. Il lui donna le nom de Mohammedïa, mais l'ancienne appellation de Mecila prévalut. Le commandement de cette place forte fut donné par lui à l'andalousien Ali-ben-Hamdoun, qui avait été, dit-on, un des premiers partisans du mehdi et aurait même partagé sa captivité à Sidjilmassa. Tout le Zab fut placé sous les ordres de cet officier et l'on accumula dans la nouvelle place forte des approvisionnements et des armes 521.

Note 521: (retour) Ibn-Khaldoun, t. II, p. 527-553. Ibn-Hammad, passim. El-Kaïrouani, p. 96.

Abou-l'Kassem rentra ensuite en Ifrikiya où l'appelait le soin de conserver ses droits d'héritier présomptif (928).

Vers le même temps (927), vingt pirates maures, d'Espagne, jetés par la tempête sur les côtes de Provence, s'établissaient au Fraxinet et, ayant été rejoints par des aventuriers de toute race, fondaient une petite république qui ne tarda pas à devenir un objet de terreur pour les régions environnantes; ces brigands parcoururent en maîtres les Alpes, l'Italie septentrionale, la Suisse, et poussèrent l'audace jusqu'à venir assiéger Milan.

Succès d'Ibn-Abou-l'Afia.--Nous avons laissé dans le Mag'reb Mouça-ben-Abou-l'Afia maître de Fès. Après avoir reçu la soumission des régions environnantes, Mouça, plaçant à Fès son fils Medin, s'attacha à poursuivre les descendants de la famille edriside et leurs partisans dans les retraites où ils s'étaient réfugiés. Les montagnes du Rif et le pays des R'omara étaient le dernier rempart de cette dynastie déchue. Une forteresse élevée sur un piton, au milieu de montagnes escarpées, était maintenant leur capitale. On l'appelait Hadjar-en-Necer (le rocher de l'aigle). A la mort d'El-Hadjam, la royauté était échue à Ibrahim, fils de Mohammed-ben-Kassem. Après avoir essayé en vain de réduire ses adversaires dans une retraite aussi difficile d'accès, Mouça se décida à laisser en observation son général Ibn-Abou-el-Fetah 522; quant à lui, il alla enlever Nokour où régnait un descendant de Salah, nommé El-Mouaïed. Les vainqueurs mirent cette malheureuse ville au pillage et achevèrent l'œuvre de destruction commencée, quelques années auparavant, par Messala. Le chef des Miknaça envahit ensuite la province de Tlemcen, où se trouvait un prince edriside du nom d'El-Hacen, descendant de Soleïman, qui prit la fuite à son approche et alla se réfugier à Melila (931). Mouça entra vainqueur à Tlemcen.

Note 522: (retour) Abou-Komah, selon El-Bekri.

Ce n'était pas sans motif que Mouça avait abandonné le Mag'reb. Nous avons vu plus haut qu'Ibri-Khazer avait conclu une alliance avec Abd-er-Rhaman III, khalife d'Espagne, surnommé En-Nacer (le victorieux), en raison de ses grands succès sur les princes de Léon 523. Stimulé par les agents de ce prince, il avait reparu dans le Mag'reb central, après le départ d'Abou-l'Kassem, et soumis pour les Omeïades tout le pays compris entre Ténès et Oran. Il est probable que l'arrivée du chef victorieux des Miknaça, maître d'une grande partie du Mag'reb, força Ibn-Khazer à regagner les solitudes du désert, son refuge habituel.

Pendant ce temps, le khalife d'Espagne, ne dissimulant plus ses plans de conquête en Mag'reb, enlevait Ceuta par un coup de main. Cette ville tenait encore pour les Edrisides et sa perte fut vivement ressentie par les derniers représentants de cette dynastie (931).

Note 523: (retour) Dozy, Musulmans d'Espagne, t. III, p. 49 et suiv.

Mouça se prononce pour les Oméïades.--Il est vaincu par les troupes fatemides.--Une fois maîtres de Ceuta, les généraux oméïades entrèrent en pourparlers avec Mouça-ben-Abou-l'Afia qui se disposait à marcher contre eux, et lui transmirent de la part de leur maître des offres très séduisantes, s'il consentait à l'accepter pour suzerain. Le chef des Miknaça avait-il à se plaindre du mehdi, ou jugea-t-il simplement qu'il était préférable pour lui de s'attacher à la fortune du brillant En-Nacer? Nous l'ignorons; dans tous les cas, il accueillit les ouvertures à lui faites et se décida à répudier la suzeraineté fatemide pour laquelle il avait combattu jusqu'alors. S'étant déclaré le vassal du khalife d'Espagne, il fit proclamer l'autorité oméïade dans le Mag'reb.

Dès que ces graves nouvelles furent parvenues en Ifrikiya, la mehdi expédia au gouverneur de Tiharet l'ordre de marcher contre ses ennemis du Mag'reb; mais les descendants de Messala, qui y commandaient, ne possédaient pas de forces suffisantes pour entreprendre une campagne sérieuse, et l'année 932 se passa en escarmouches sans importance. L'année suivante (933), une armée fatemide se mit en route vers l'ouest, sous le commandement de Homeïd-ben-Isliten, neveu de Messala, traversa sans peine le Mag'reb central et pénétra dans le Mag'reb extrême. Mouça attendait ses ennemis en avant de Taza, sur la rive gauche de la Moulouïa, au lieu dit Messoun. Après plusieurs jours de lutte, les troupes fatemides parvinrent à se rendre maîtresses du camp ennemi, ce qui contraignit Mouça à se jeter dans Teçoul, et à appeler à son aide le général Ibn-Abou-l'Fetah, resté en observation devant Hadjar-en-Necer. Aussitôt l'edriside Ibrahim et ses partisans reprirent l'offensive et vinrent attaquer les derrières de Mouça. Au profit de cette diversion, qui immobilisait le chef miknacien, Homeïd continua sa marche sur Fès, où il entra sans coup férir, car Medin, fils de Mouça, avait abandonné la ville à son approche. Après avoir rétabli l'autorité fatemide en Mag'reb, Homeïd reprit la route de l'Ifrikiya en laissant comme gouverneur à Fès Hâmed-ben-Hamdoun 524.

Note 524: (retour) Ibn-Khaldoun, Berbères, t. I, p. 268, t. II, p. 528, 569, t. III, p. 231. Kartas, p. 111 et suiv. Bekri, passim.

Mort d'Obéïd-Allah, le mehdi.--Peu de temps après le retour de l'armée, Obéïd-Allah mourut à El-Mehdïa (3 mars 934). Il était âgé de soixante-trois ans et avait régné près de vingt-cinq ans. Il laissait sept fils et huit filles. Les astrologues de la cour prétendirent qu'au moment de sa mort la lune avait subi une éclipse totale.

Ce prince laissait à son fils un immense empire qui s'étendait de la grande Syrte au cœur du Mag'reb, Il faut reconnaître qu'une rare fortune avait secondé l'ambition de ce messie (mehdi), qui, après avoir erré en proscrit, durant de longues années, était venu s'asseoir en triomphateur sur le trône préparé par un disciple dont l'abnégation égalait le dévouement. Grâce à son énergie invincible, Obéïd-Allah sut conserver, étendre et établir sur des bases durables un pouvoir assez précaire au début. Nul doute que, sans les mesures rigoureuses qu'il prit et dont les premières conséquences furent de sacrifier ceux auxquels il devait tout, il eût été renversé après un court règne.

Et cependant l'ambition constante du mehdi, le désir de toute sa vie n'était pas réalisé. C'est vers l'Orient qu'il avait les yeux tournés et c'est sur le trône des khalifes, où son ancêtre Ali n'avait pu se maintenir, qu'il voulait s'asseoir. Après l'insuccès de ses tentatives militaires en Egypte, il dut se borner à employer l'intrigue, et ce fut, dit-on, par un de ses émissaires que le khalife El-Moktader fut tué pendant les guerres qui suivirent la révolte de Mounès. Suivant l'historien Es-Saouli, cité par Ibn-Hammad, il aurait même annoncé officiellement cette nouvelle dans une assemblée politique où il reçut les félicitations du peuple.

Le mehdi établit quelques modifications de rite dans la pratique de la religion musulmane. La révolte des Karmates, qui ensanglanta l'Orient pendant la fin de son règne, favorisa ces innovations. Le pèlerinage, une des bases de la religion islamique, était devenu impossible depuis que les farouches sectaires avaient mis la ville sainte au pillage et enlevé la pierre noire de la Kaâba 525.

Note 525: (retour) Ibn-Khaldoun, t. II, p. 529 et suiv. Ibn-Hammad, passim. El-Kaïrouani, p. 96.

Expéditions des Fatemides en Italie.--Avant de terminer ce chapitre, nous devons passer une rapide revue des expéditions faites en Europe pendant les dernières années du règne du mehdi. A la suite d'une alliance conclue avec les ambassadeurs slaves venus de Dalmatie en Afrique, une expédition fut faite, vers 925, de concert avec eux, dans le midi de l'Italie. Les alliés s'emparèrent d'un certain nombre de villes détachées de l'obéissance de l'empire, et notamment d'Otrante. Saïn, chef des Slaves, força Naples et Salerne à lui verser une rançon, puis il fit payer tribut à la Calabre et retourna à Palerme avec un riche butin. Les Slaves avaient en effet pris l'habitude d'hiverner dans cette ville, dont un quartier conserva leur nom. Beaucoup d'entre eux passèrent en Espagne et entrèrent au service des princes oméïades.

Malgré l'appui prêté par les Fatemides à Saïn dans son expédition d'Italie, le tribut stipulé par les précédents traités fut régulièrement servi à Obéïd-Allah jusqu'à sa mort, par les Byzantins.

En 933, une flotte envoyée contre Gênes par le mehdi porta le ravage dans les environs de cette ville 526.

Note 526: (retour) Amari, Musulmans de Sicile, t. II, p. 176 et suiv. Dozy, Musulmans d'Espagne, t. III, p. 61.

CHAPITRE X

SUITE DES FATEMIDES. RÉVOLTE DE L'HOMME A L'ANE

934-947.

Règne d'El-Kaïm; premières révoltes.--Succès de Meïçour, général fatemide, en Mag'reb; Mouça, vaincu, se réfugie dans le désert.--Expéditions fatemides en Italie et en Egypte.--Puissance des Sanhadja; Ziri-ben-Menad.--Succès des Edrisides; mort de Mouça-ben-Abou-l'Aflia.--Révolte d'Abou-Yezid, l'homme à l'âne.--Succès d'Abou-Yezid; il marche sur l'Ifrikiya.--Prise de Kaïrouan par Abou-Yezid.--Nouvelle victoire d'Abou-Yezid, suivie d'inaction.--Siège d'El-Medhia par Abou-Yezid.--Levée du siège d'El-Mehdïa.--Mort d'El-Kaïm; règne d'Ismaïl-el-Mançour.--Défaites d'Abou-Yezid.--Poursuite d'Abou-Yezid par Ismaïl.--Chute d'Abou-Yezid.

Règne d'El-Kaïm; premières révoltes.--Le prince Abou-l'Kassem avait pris, depuis longtemps, en main la direction des affaires de l'empire fatemide; il lui fut donc possible de tenir secrète la mort de son père pendant un certain temps 527. Il envoya dans l'est et dans l'ouest des forces suffisantes pour étouffer dans leur germe les rébellions qui auraient pu se produire à la nouvelle du décès du mehdi. Après avoir pris ces habiles dispositions, il annonça le fatal événement et se fit proclamer sous le nom d'El-Kaïm-bi-Amr-Allah (celui qui exécute les ordres de Dieu). Il ordonna alors un deuil public en l'honneur du mehdi et manifesta le plus grand chagrin de sa mort, s'abstenant de passer à cheval dans les rues d'El-Mehdïa.

Note 527: (retour) Les auteurs varient entre un mois et un an.

El-Kaïm, c'est ainsi que nous le désignerons maintenant, était alors un homme de quarante-deux à quarante-trois ans. Il avait, quelque temps auparavant, institué à El-Mehdïa un véritable cérémonial de cour et pris l'habitude de ne sortir qu'avec le parasol, qui devint l'emblème de la dynastie fatemide. Selon Ibn-Hammad, ce parasol, semblable à un bouclier fiché au bout d'une lance, était porté au-dessus de sa tête par un cavalier.

A peine la nouvelle de la mort du souverain fatemide se fut-elle répandue qu'une révolte éclata dans la province de Tripoli, à la voix d'un aventurier, Ibn-Talout, qui se faisait passer pour le fils du mehdi. Entouré d'un grand nombre de partisans, cet agitateur poussa l'audace jusqu'à attaquer Tripoli, mais son ardeur s'usa contre les remparts de cette place et bientôt ses adeptes se tournèrent contre lui, le mirent à mort et envoyèrent sa tête à El-Kaïm.

Dans la province de Kastiliya, un agitateur religieux du nom d'Abou-Yezid commençait ses prédications. Ce marabout allait, avant peu, mettre l'empire fatemide à deux doigts de sa perte 528.

Note 528: (retour) Ibn-Hammad, passim. Ibn-Khaldoun, Berbères, t. II, p 328 et suiv. et t. III, p. 201 et suiv.

Succès de Meiçour, général fatemide, en Mag'reb.--Mouça, vaincu; se réfugie dans le désert.--Lorsque, dans le Mag'reb, Mouça-ben-Abou-l'Afia apprit la mort du mehdi, il sortit de sa retraite, et, avec l'appui des forces oméïades, se rendit maître de Fès. Après avoir fait mourir Hâmed-ben-Hamdoun, il se porta dans le Rif avec l'espoir de tirer une éclatante vengeance de ses ennemis les Edrisides, qu'il rendait responsables de ses dernières défaites.

Cependant, l'armée fatemide, envoyée dans l'ouest, sous le commandement de l'eunuque Meïçour, avait commencé par réduire à la soumission les populations des environs de Tiharet qui, après avoir mis à mort leur gouverneur, s'étaient placées sous la protection de Mohamed-ben-Abou-Aoun, commandant d'Oran pour les Oméïades. Ce dernier, attaqué à son tour, avait dû également se soumettre au vainqueur. Ayant ainsi assuré ses derrières, Meïçour n'hésita pas à marcher directement sur Fès. Il mit le siège devant cette ville, mais il y rencontra une résistance désespérée et fut retenu sous ses murailles pendant de longs mois.

El-Kaïm, ne recevant plus de nouvelles de son armée, lui expédia du renfort sous le commandement de son nègre Sandal. Cet officier, parvenu dans le Mag'reb, commença par se rendre maître de Nokour, que les descendants des Beni-Salah avaient relevée de ses ruines; puis, il opéra sa jonction à Meïçour. Les princes edrisides entrèrent alors en pourparlers avec ce dernier et lui proposèrent de le soutenir s'il voulait attaquer leur ennemi mortel, Mouça. Cette démarche devait consacrer une rupture définitive entre eux et les Oméïades. Mais, que pouvaient-ils attendre d'Abd-er-Rahman, représenté en Mag'reb par Ben-Abou-l'Afia?

Meïçour, qui, depuis sept mois, assiégeait inutilement Fès, accepta les propositions des Edrisides et se décida à traiter avec les assiégés. Ceux-ci reconnurent, pour la forme, l'autorité fatemide.

Meïçour, ayant alors réuni toutes ses forces et reçu dans ses rangs le contingent edriside, se mit à la poursuite de Mouça, le vainquit dans toutes les rencontres, le chassa de toutes ses retraites et le contraignit à chercher un refuge dans le désert.

Après avoir obtenu ce résultat, Meïçour donna à El-Kacem-ben-Edris, surnommé Kennoun, alors chef de la famille edriside, le commandement de tout le pays conquis sur Mouça. Cependant Fès fut réservé et les Edrisides ne rentrèrent pas encore dans la métropole fondée par leur aïeul. Ils continuèrent à faire de Hadjar-en-Nacer leur capitale provisoire.

Meïçour rentra à El-Mehdia en 936 529.

Note 529: (retour) Ibn-Khaldoun, Berbères, t. II, p. 142, 145, 529. Kartas, p. 117. El-Bekri, Idricides.

Expéditions fatemides en Italie et en Egypte.--Pendant que ces événements se passaient dans le Mag'reb, El-Kaïm obtenait de brillants résultats sur un autre théâtre. Une nouvelle expédition maritime envoyée d'El-Mehdia contre Gènes remportait un grand succès. Les soldats fatemides, après avoir enlevé d'assaut cette ville, la mirent au pillage et ramenèrent des captifs nombreux. A leur retour, ils portèrent le ravage sur les côtes de Sardaigne et peut-être de Corse, et rentrèrent à El-Mehdia avec un riche butin et un millier de femmes chrétiennes captives (935) 530.

En Sicile, où quelques troubles avaient éclaté, le khalife fatemide envoya comme gouverneur un certain Khalil-ben-Ouerd, homme d'une rare énergie, qui ne tarda pas à rétablir la paix et put s'appliquer tout entier à l'embellissement de Palerme.

Mais El-Kaïm avait, comme son père, les yeux tournés vers l'Orient, et il faut avouer que le moment semblait favorable pour y exécuter de nouvelles tentatives. Après la mort du khalife El-Moktader, on avait proclamé El-Kaher-b'Illah à Bagdad; mais son règne avait été fort troublé et de courte durée. Déposé en 934, il fut remplacé par son neveu Er-Radi, fils d'El-Moktader. Ce prince nomma alors au gouvernement de l'Egypte un officier d'origine turque 531, nommé Abou-Beker-ben-Bordj et qui prit le titre d'Ikhchid (roi des rois). En réalité, l'Egypte devenait une vice-royauté presque indépendante, et, comme elle était très divisée par la guerre civile, il était naturel qu'El-Kaïm songeât à y intervenir.

Note 530: (retour) Ibn-Khaldoun, Berbères, t. II, p. 529. Amari, Musulmans de Sicile, t. III, p. 180 et suiv.
Note 531: (retour) Il ne faut pas perdre de vue que les Turcs habitaient alors le centre de l'Asie.

L'affranchi Zeïdane, général fatemide, partit pour l'Egypte à la tête d'une armée et entra en vainqueur à Alexandrie, mais, Ikhchid étant accouru avec des forces imposantes, Zeïdane ne jugea pas prudent de se mesurer avec lui; il s'empressa d'évacuer le pays conquis et de rentrer en Ifrikiya.

Puissance des Sanhadja.--Ziri-ben-Menad.--La grande tribu des Sanhadja, qui occupait la majeure partie du Tell du Mag'reb central, n'a, jusqu'à présent, joué aucun rôle actif dans l'histoire. Son territoire confrontait à l'est aux Ketama, au nord aux Zouaoua du Djerdjera, et s'étendait à l'ouest jusque vers le méridien de Ténès; il renfermait des localités importantes telles que Hamza, Djezaïr-beni-Mez'ranna (Alger), Médéa et Miliana. La race des Sanhadja constituait une des plus anciennes souches berbères. La tribu des Telkata 532 avait la prééminence sur les autres. Les Mag'raoua, qui confrontaient au sud et à l'ouest aux Sanhadja, étaient en luttes constantes avec eux.

Vers le commencement du xe siècle, vivait chez les Sanhadja un certain Menad, sorte de marabout dont la famille était venue quelque temps auparavant s'établir dans la tribu et y avait fondé une mosquée. Il avait un fils nommé Ziri, dont les auteurs disent: «...Qu'on n'avait jamais vu un si bel enfant.....à l'âge de dix ans, il paraissait en avoir vingt pour la force et la vigueur 533». Ses instincts belliqueux s'étaient révélés de bonne heure; aussi, dès qu'il eut atteint l'âge d'homme, il rassembla une bande de jeunes gens déterminés et alla faire des expéditions et des razias chez les Mag'raoua. Son audace et son courage, que le succès favorisa, lui procurèrent bientôt une grande influence parmi les Sanhadja. Il put alors exécuter une razia très fructueuse sur les Mar'ila, établis dans le bas Chelif, non loin de Mazouna. Retranché dans la montagne de Titeri, au sud de Médéa, il y emmagasina son butin et y logea ses chevaux. Malgré l'opposition de quelques rivaux, il ne tarda pas à devenir le chef incontesté des Sanhadja. Ayant envoyé sa soumission à El-Kaïm, il reçut de ce prince l'investiture du commandement de sa tribu.

Ziri songea alors à se construire une capitale digne de lui et reçut à cette occasion les conseils et les secours du souverain fatemide, trop heureux de voir s'établir une puissance rivale de celle des Mag'raoua et destinée à servir de rempart contre eux.

Le fils de Menad choisit l'emplacement de sa capitale dans le Djebel-el-Akhdar (Titeri), près de Médéa, et lui donna le nom d'Achir. Lorsqu'elle fut achevée, il fit appel aux habitants de Tobna, de Mecila et de Hamza pour la peupler 534.

Note 532: (retour) Voir au chap. i, 2e partie, les subdivisions de cette tribu.
Note 533: (retour) En-Nouéïri, apud Ibn-Khaldoun, t. II, p. 487.
Note 534: (retour) Ibn-Khaldoun, Berbères, t. II, p. 4 et suiv. En-Nouéïri, loc. cit.; El-Bekri, art. Achir.

Succès des Edrisides; mort de Mouça-ben-Abou-l'Afia.--Dans le Mag'reb, les Edrisides consolidaient le pouvoir qu'ils avaient recouvré et l'autorité qu'ils tenaient du général fatemide. En 936, Kacem-Kennoun, chef de cette dynastie, s'emparait d'Azila et, pendant ce temps, son cousin El-Hassen rentrait en vainqueur à Tlemcen. Mouça, réduit à l'impuissance, suivait de loin ces événements, en guettant l'occasion de reprendre l'offensive.

Abd-er-Rahman-en-Nacer était alors retenu par ses guerres contre les rois de Galice et de Léon. La fortune, jusqu'alors fidèle, l'avait trahi, et il avait essuyé de sérieux échecs qu'il brûlait du désir de venger. C'est ce qui explique que ses partisans du Mag'reb restaient abandonnés à eux-mêmes 535.

En 938, eut lieu la mort de Mouça, «pendant qu'il travaillait, dit Ibn-Khaldoun, de concert avec son puissant voisin (Ibn-Khazer), à fortifier la cause des Oméïades». On ignore s'il fut tué dans un combat ou s'il mourut de maladie. Son fils Medine recueillit sa succession et reçut du khalife oméïade le titre platonique de gouverneur du Mag'reb. Il contracta avec El-Kheir, fils de Mohammed-ben-Khazer, une alliance semblable à celle qui avait existé entre leurs pères, d'où il y a lieu de conjecturer que ce dernier était mort vers la même époque.

Note 535: (retour) Dozy, Musulmans d'Espagne, t. II, p. 64 et suiv.

Révolte d'Abou-Yezid, l'homme à l'âne.--Abou-Yezid, fils de Makhled-ben-Keïdad, zenète de la tribu des Beni-Ifrene, fraction des Ouargou, avait été élevé à Takious, dans le pays de Kastiliya. Il était né, dit-on, au Soudan, du commerce de son père avec une négresse, dans un voyage effectué par Makhled pour ses affaires. Il avait fait ses études à Takious et à Touzer, où il avait reçu les leçons du Mokaddem (évêque) des eïbadites Abou-Ammar, l'aveugle. Il s'était ainsi pénétré, dès son jeune âge, des principes de ces sectaires et particulièrement de la fraction qui était désignée sous le nom de Nekkariens. C'étaient des puritains militants qui permettaient le meurtre, le viol et la spoliation sur tous ceux qui n'appartenaient pas à leur secte.

Abou-Yezid était contrefait, boiteux de naissance et fort laid, mais, dans cette enveloppe frêle et disgracieuse, brûlait une âme ardente et d'une énergie invincible. Il possédait à un haut degré l'éloquence qui entraîne les masses. Dès qu'il eut atteint l'âge d'homme, il s'adonna à l'enseignement, c'est-à-dire qu'il s'appliqua à répandre les doctrines de sa secte, et ses prédications enflammées n'avaient qu'un but: pousser à la révolte contre l'autorité constituée. Il parcourut les tribus kharedjites en pratiquant le métier d'apôtre, et se trouvait à Tiharet au moment du triomphe du mehdi. Il se posa, dès lors, en adversaire résolu de la dynastie fatemide. Forcé de fuir de Tiharet, il rentra dans le pays de Kastiliya et ne tarda pas à se faire mettre hors la loi par les magistrats de cette province. Il tenta alors d'effectuer le pèlerinage, mais il ne paraît pas qu'il eût réalisé ce projet, qui n'était peut-être qu'une ruse de sa part pour détourner l'attention.

Vers 928, il était de retour à Takious et, dès l'année suivante, commençait à grouper autour de lui des partisans prêts à le soutenir dans la lutte ouverte qu'il allait entamer. En 934, il se crut assez fort pour lever l'étendard de la révolte à Takious, mais le souverain fatemide s'étant décidé à agir sérieusement contre lui, Abou-Yezid dut encore prendre la fuite. Il renouvela sa tactique et simula ou effectua un voyage en Orient. Après quelques années de silence, il rentrait à la faveur d'un déguisement à Touzer (938); mais ayant été reconnu, il fut arrêté par le gouverneur et jeté en prison. A cette nouvelle, son ancien précepteur Abou-Ammar, l'aveugle, mokaddem des Nekkariens, cédant aux instances de deux des fils d'Abou-Yezid, nommés Fadel et Yezid, réunit un groupe de ses adeptes et alla délivrer le prisonnier.

Cette fois, il n'y avait plus à tergiverser et il ne restait à Abou-Yezid qu'à combattre ouvertement. Il se réfugia dans le sud chez les Beni-Zendak, tribu zenète, et, de là, essaya d'agir sur les populations zenètes de l'Aourès et du Zab et notamment sur les Beni-Berzal. Il avait soixante ans, mais son ardeur n'était nullement diminuée, malgré l'âge et les infirmités. Après plusieurs années d'efforts persévérants, il parvint à décider ces populations à la lutte. Vers 942, il réunit ses principaux adhérents dans l'Aourès, se fit proclamer par eux cheikh des vrais croyants, leur fit jurer haine à mort aux Fatemides et les invita à reconnaître la suprématie des Oméïades d'Espagne. Il leur promit en outre qu'après la victoire, le peuple berbère serait administré, sous la forme républicaine, par un conseil de douze cheiks. L'homicide et la spoliation étaient déclarés licites à l'encontre des prétendus orthodoxes, dont les familles devaient être réduites en esclavage 536.

Note 536: (retour) Ibn-Khaldoun, Berbères, t. II, p. 530 et suiv., t. III, p. 201 et suiv. Ibn-Hammad, passim. El-Bekri, art. Abou-Yezid. El-Kaïrouani, p. 98 et suiv. Voir aussi l'étude publiée par Cherbonneau dans la Revue africaine, sous le titre Documents inédits sur l'hérétique Abou-Yezid, no 78 et dans le Journal asiatique, passim.

Succès d'Abou-Yezid. Il marche sur l'Ifrikiya.--En 942, Abou-Yezid profita de l'absence du gouverneur de Bar'aï pour venir, à la tête de ses partisans, ravager les environs de cette place forte. Une nouvelle course dans la même direction fut moins heureuse, car le gouverneur, qui, cette fois, était sur ses gardes, repoussa les Nekkariens et les poursuivit dans la montagne; mais, s'étant engagé dans des défilés escarpés, il se vit entouré de kharedjites et forcé de chercher un refuge derrière les remparts de sa citadelle.

Abou-Yezid essaya en vain de le réduire; manquant de moyens pour faire, avec succès, le siège de Bar'aï, il changea de tactique. Des ordres, expédiés par lui aux Beni-Ouacin, ses serviteurs spirituels, établis dans la partie méridionale du pays de Kastiliya, leur prescrivirent d'entreprendre le siège de Touzer et des principales villes du Djerid. Cette feinte réussit à merveille, et, tandis que toutes les troupes des postes du sud se portaient vers les points menacés, Abou-Yezid venait s'emparer sans coup férir de Tebessa et de Medjana. La place de Mermadjenna éprouva bientôt le même sort; dans cette localité, le chef de la révolte reçut en présent un âne gris dont il fit sa monture. C'est pourquoi on le désigna ensuite sous le sobriquet de l'homme à l'âne.

De là, Abou-Yezid se porta sur El-Orbos, et, après avoir mis en déroute le corps de troupes ketamiennes qui protégeait cette place, il s'en empara et la livra au pillage: toute la population réfugiée dans la grande mosquée fut massacrée par ses troupes, qui se livrèrent aux plus grands excès. Ainsi, un succès inespéré couronnait les efforts de l'apôtre. L'homme à l'âne prit alors le titre de Cheikh des Croyants: vêtu de la grossière chemise de laine à manches courtes usitée dans le sud, il affectait une grande humilité, n'avait comme arme qu'un bâton et comme monture qu'un âne.

En présence du danger qui le menaçait, El-Kaïm, sans s'émouvoir, réunit des troupes et les envoya renforcer les garnisons des places fortes. Avec le reste de ses soldats, il forma trois corps dont il donna le commandement en chef à Meïçour. L'esclavon Bochra partit à la tête d'une de ces divisions pour couvrir Badja, menacée par les Nekkariens. Le général Khalil-ben-Ishak alla occuper Kaïrouan et Rakkada, avec le second corps. Enfin Meïçour demeura avec le dernier à la garde d'El-Mehdïa.

Abou-Yezid marcha directement sur Badja et fit attaquer de front l'armée de Bochra par un de ses lieutenants nommé Aïoub. Celui-ci n'ayant pu soutenir le choc des troupes régulières, l'Homme à l'âne effectua en personne un mouvement tournant qui livra aux Kharedjites le camp ennemi et changea la défaite en victoire. La ville de Badja fut mise à feu et à sang par les vainqueurs. Les hommes, les enfants mêmes furent passés au fil de l'épée, les femmes réduites en esclavage. Cette nouvelle victoire eut le plus grand retentissement dans le pays et, de partout, accoururent, sous la bannière d'Abou-Yezid, de nouveaux adhérents, autant pour échapper à ses coups que dans l'espoir de participer au butin.

Les Beni-Ifrene et autres tribus zenètes formaient l'élite de son armée. L'Homme à l'âne s'efforça de donner une organisation à ces hordes indisciplinées qui reçurent des officiers, des étendards, du matériel et des tentes; quant à lui, il conserva encore la simplicité de son accoutrement.

Prise de Kaïrouan par Abou-Yezid.--De Tunis, où il s'était réfugié, Bochra envoya contre les Nekkariens de nouvelles troupes, mais elles essuyèrent encore une défaite à la suite de laquelle ce général, contraint d'évacuer Tunis, alla se réfugier à Souça.

L'Homme à l'âne, après avoir fait une entrée triomphale à Tunis, alla établir son camp sur les bords de la Medjerda, pour y attendre de nouveaux renforts, afin d'attaquer le souverain fatemide au cœur de sa puissance. Les populations restées fidèles à cette dynastie se réfugièrent sous les murs de Kaïrouan. Le moment décisif approchait. En attendant qu'il pût investir El-Medhïa, Abou-Yezid, pour tenir ses troupes en haleine, les envoya par petits corps faire des incursions sur les territoires non soumis. Ces partis répandirent la dévastation dans les contrées environnantes et rapportèrent un butin considérable.

Enfin l'Homme à l'âne donna le signal de la marche sur la capitale. En avant de Souça, l'avant-garde, commandée par Aïoub, se heurta contre Bochra et ses guerriers brûlant de prendre une revanche. Les Kharedjites furent entièrement défaits: quatre mille d'entre eux restèrent sur le champ de bataille et un grand nombre de prisonniers furent conduits à El-Medhïa, où le prince ordonna leur supplice.

Cet échec, tout sensible qu'il fût, n'était pas suffisant pour arrêter l'ardeur des Nekkariens avides de pillage. Bientôt, en effet, renforcés de nouveaux volontaires, ils reprirent leur marche vers le sud et arrivèrent sous les murs de Rakkada. A leur approche, les troupes abandonnèrent cette place et allèrent se renfermer dans Kaïrouan. Après être entré sans coup férir dans Rakkada, Abou-Yezid se porta sur Kaïrouan, qu'il investit avec les cent mille hommes dont il était suivi.

Khalil-ben-Ishak, qui n'avait rien fait pour empêcher l'investissement de la ville dont il avait le commandement, ne sut pas mieux la défendre pendant le siège. Dans l'espoir de sauver sa vie, il entra en pourparlers avec Abou-Yezid et poussa l'imprudence jusqu'à venir à son camp. L'homme à l'âne le jeta dans les fers et bientôt le fit mettre à mort, malgré les représentations que lui adressa Abou-Ammar contre cet acte de lâcheté. Pressée de toutes parts et privée de chef, la ville ne tarda pas à ouvrir ses portes aux assiégeants (milieu d'octobre 944). Suivant leur habitude, les Kharedjites livrèrent Kaïrouan au pillage; les principaux citoyens, les savants, les légistes étant venus implorer la clémence du vainqueur, n'obtinrent que d'humiliants refus; ils auraient même, selon Ibn-Khaldoun 537, reçu l'ordre de se joindre aux Kharedjites et de les aider à massacrer les habitants de la ville et les troupes fatemides.

On dit qu'en faisant son entrée dans la ville, Abou-Yezid criait au peuple: «Vous hésitez à combattre les Obeïdites? Voyez cependant mon maître Abou-Ammar et moi; l'un est aveugle, l'autre boiteux: Dieu nous a donc, l'un et l'autre, dispensés de verser notre sang dans les combats, mais nous ne nous en dispensons pas!» 538.

Note 537: (retour) Berbères, t. III, p. 206.
Note 538: (retour) Ibn-Hammad, loc. cit.

Nouvelle victoire d'Abou-Yezid suivie d'inaction.--Dans toute cette première partie de la campagne, les généraux fatemides semblent avoir lutté d'incapacité, en se laissant successivement écraser sans se prêter aucun appui. Après la chute de Kaïrouan, Meïyour, sortant de son inaction, vint, à la tête d'une nombreuse armée, attaquer le camp des Kharedjites. La bataille eût lieu au col d'El-Akouïne, en avant de la ville sainte, et elle parut, d'abord, devoir être favorable aux Fatemides, lorsque le contingent de la tribu houaride des Beni-Kemlane de l'Aourès, transportée quelques années auparavant dans l'Ifrikyia, passa dans les rangs kharedjites et, se retournant contre les troupes fatemides, y jeta le désordre, suivi bientôt de la défaite. Meïçour reçut la mort de la main des Beni-Kemlane qui portèrent sa tête au chef de la révolte. Les tentes et les étendards obeïdites tombèrent aux mains des Nekkariens. La tête de Meïçour, après avoir été traînée dans les rues de Kaïrouan, fut envoyée en Mag'reb avec la nouvelle de la victoire.

Abou-Yezid s'installa dans le camp de Meïçoùr, et, suivant son plan de campagne, au lieu de profiter de la terreur répandue par sa dernière victoire pour marcher sur El-Mehdïa, il lança ses guerriers par groupes sur les provinces de l'Ifrikiya. Les farouches sectaires portèrent alors le ravage et la mort dans tout le pays, qu'ils couvrirent de sang et de ruines. Parmi les plus acharnés à commettre ces excès, se distinguèrent les Beni-Kemlane. L'autorité d'Abou-Yezid s'étendit au loin. Plusieurs places fortes tombèrent en son pouvoir et notamment Souça, où les plus épouvantables cruautés furent commises 539.

Ce fut sans doute vers ce moment qu'Abou-Yezid envoya à l'oméïade En-Nacer, khalife de Cordoue, une ambassade pour lui offrir son hommage de fidélité. Cette démarche, il est inutile de le dire, fut fort bien accueillie par la cour d'Espagne. La municipalité de Kaïrouan avait, dit-on, insisté, pour qu'il la fit. Afin de lui plaire, Abou-Yezid avait rétabli dans cette ville le culte orthodoxe 540.

L'Homme à l'âne, sur le point de réussir, agissait déjà en souverain. Enivré par ses succès, il ne tarda pas à rejeter sa robe de mendiant pour se vêtir d'habillements princiers et s'entourer des attributs de la royauté. Il allait au combat monté sur un cheval de race. Ce n'était plus l'homme à l'âne. Pendant ce temps, El-Kaïm occupait ses troupes à couvrir sa capitale de solides retranchements, car il s'attendait tous les jours à voir paraître l'ennemi sous ses murs. En même temps, il put faire passer un message aux Ketamiens, toujours fidèles, et à leurs voisins les Sanhadja. Ces derniers accueillirent favorablement sa demande de secours. Leur chef Ziri-ben-Menad, que des généalogistes complaisants rattachèrent à la filiation du prophète, s'était, ainsi qu'on l'a vu, déclaré l'ami des Fatemides; la rivalité de sa tribu avec celle des Zenètes-Mag'raoua était une raison de plus pour combattre la révolte des Zenètes-Kharedjites. Des contingents fournis par les Kelama et les Sanhadja vinrent harceler les derrières de l'armée nekkarienne, tandis que des forces plus considérables se concentraient à Constantine.

Note 539: (retour) Ibn-Khaldoun, Berbères, t. II, p. 532, t. III, p. 207. El-Kairouani, p. 100.
Note 540: (retour) Amari, Musulmans de Sicile, t. II, p. 200 et suiv. Dozy, Histoire des Musulmans d'Espagne, t. III, p. 67.

Siège d'El-Mehdïa par Abou-Yezid.--Après être resté pendant 70 jours dans une inaction inexplicable, Abou-Yezid vint mettre le siège devant El-Mehdïa. Le faubourg de Zouïla tomba en sa possession, à la suite d'une série de combats qui durèrent plusieurs jours, et il s'avança jusqu'à la Meçolla, à une portée de flèche de la ville (janvier 945). Ainsi se trouva réalisée une prédiction attribuée au mehdi. Abou-Yezid, dans son ardeur, avait failli se faire prendre, il reconnut que la ville ne pouvait être enlevée par un coup de main et, ayant établi un vaste camp retranché au-dessus de Zouïla, au lieu dit Fehas-Terennout, il entreprit le siège régulier d'El-Mehdïa.

Ce fut alors que les Ketama et Sanhadja, pour opérer une diversion, sortirent de leur camp de Constantine et vinrent attaquer, à revers, l'armée kharedjite. Mais, Abou-Yezid lança contre eux les Ourfeddjouma, sous la conduite de Zeggou-el-Mezati, et ces troupes parvinrent à les repousser. Ainsi, El-Kaïm demeura abandonné à lui-même, n'ayant d'autre espoir de salut que dans son courage et sa ténacité. Abou-Yezid pressa le siège, livrant de nombreux assauts à la ville; les Fatemides, de leur côté, firent de continuelles sorties. L'issue de ces engagements était généralement indécise, car les assiégeants, en raison de la configuration du terrain, ne pouvaient mettre en ligne toutes leurs forces et perdaient l'avantage du nombre. L'Homme à l'âne se multipliait, conduisant lui-même ses guerriers au combat el il faillit trouver la mort dans une de ces luttes, où l'acharnement était égal de part et d'autre.

Il fallut dès lors renoncer à enlever la place de vive force et se contenter de maintenir un blocus rigoureux. Pour employer une partie de ses troupes et se procurer des approvisionnements, Abou-Yezid les envoyait fourrager dans l'intérieur. Bientôt la famine vint ajouter à la détresse des assiégés, entassés dans El-Mehdïa, et El-Kaïm dut se décider à expulser les non-combattants qui étaient venus s'y réfugier lors de l'approche des Kharedjites. Ces malheureux, femmes, vieillards et enfants furent impitoyablement massacrés par les Nekkariens, qui leur ouvraient le ventre pour chercher, dans leurs entrailles, les bijoux et monnaies qu'ils supposaient avoir été avalés par les fuyards 541. Abou-Yezid donnait lui-même l'exemple de la cruauté: tout prisonnier était torturé. Les Obéïdites, de leur côté, ne faisaient aucun quartier.

Le siège traînait en longueur; les Fatemides avaient trouvé de nouvelles ressources, soit dans les magasins d'approvisionnement, soit par suite d'un ravitaillement exécuté par Ziri-ben-Menad, selon Ibn-Khaldoun 542, ce qui semble peu probable, à moins qu'il n'ait été opéré par mer, Dans les premiers jours, des rassemblements considérables de Berbères arrivant du Djebel-Nefouça, du Zab, ou même du Mag'reb, venaient sans cesse grossir l'armée des Nekkariens. Mais cette armée, par sa composition hétérogène, ne pouvait subsister qu'à la condition d'agir et surtout de piller. L'inaction, les privations ne pouvaient convenir à ces montagnards accourus à la curée. L'Homme à l'âne essayait de les lancer sur les contrées de l'intérieur; mais à une grande distance, il ne restait plus rien; tout avait été pillé. Les guerriers nekkariens commencèrent à murmurer; bientôt des bandes entières reprirent le chemin de leur pays et, une fois cette impulsion donnée, l'immense rassemblement ne tarda pas à se fondre. Promptement, Abou-Yezid n'eut plus autour de lui que les contingents des Houara de l'Aourès et des Beni-Kemlane et quelques Beni-Ifrene. El-Kaïm profita de l'affaiblissement de son ennemi pour effectuer une sortie énergique qui rejeta l'assiégeant dans son camp. En même temps, des émissaires habiles suscitèrent le mécontentement parmi les derniers adhérents d'Abou-Yezid, en faisant ressortir combien son luxe et sa conduite déréglée étaient indignes de son caractère.

Note 541: (retour) Ibn-Hammad, Ibn-Khaldoun, El-Kaïrouani rapportent ce trait.
Note 542: (retour) Berbères, t. II, p. 56.

Levée du siège d'El-Mehdia.--Incapable de résister à une nouvelle sortie et ne pouvant même plus compter sur ses derniers soldats, Abou-Yezid se vit forcé de lever le siège au plus vite et d'opérer sa retraite sur Kaïrouan, en abandonnant son camp aux assiégés. Selon El-Kaïrouani, trente hommes seulement l'accompagnaient dans sa fuite 543 (août 945).

El-Mehdïa se trouva ainsi délivrée au moment où les rigueurs du blocus l'avaient réduite à la dernière extrémité. Depuis longtemps, les vivres étaient épuisées; on avait dû manger la chair des animaux domestiques et même celle des cadavres. Les assiégés trouvèrent dans le camp kharedjite des vivres en abondance et des approvisionnements de toute sorte. Aussitôt, le khalife El-Kaïm reprit l'offensive. Tunis, Souça et autres places rentrèrent en sa possession, car la retraite des Nekkariens avait été le signal d'un tolle général de la part des populations victimes de leurs excès.

Quant à Abou-Yezid, il avait été reçu avec le dernier mépris par les habitants de Kaïrouan, lorsqu'ils avaient vu sa faiblesse. L'Homme à l'âne, en éprouvant la rigueur de la mauvaise fortune, changea complètement de genre de vie, il revint à la simplicité des premiers jours et reprit la chemise de laine et le bâton, simple livrée sous laquelle il avait obtenu tous ses succès. En même temps, des officiers dévoués lui amenèrent des troupes fidèles qui occupaient différents postes. Il se mit à leur tête et porta le ravage et la désolation dans les campagnes environnantes.

Sur ces entrefaites, Ali-ben-Hamdoun, gouverneur de Mecila, ayant réuni un corps de troupe, opéra sa jonction avec les contingents des Ketama et Sanhadja et s'avança à marches forcées au secours des Fatemides. Les garnisons de Constantine et de Sicca Veneria (le Kef) se joignirent à eux. Mais Aïoub, fils d'Abou-Yezid, suivait depuis Badja tous leurs mouvements, et, une nuit, il attaqua à l'improviste Ibn-Hamdoun dans son camp. Les confédérés, surpris avant d'avoir pu se mettre en état de défense, se trouvèrent bientôt en déroute et les Nekkariens en firent un grand carnage. Ali-ben-Hamdoun, lui-même, tomba, en fuyant, dans un précipice où il trouva la mort 544. Les débris de l'année, sans penser à se rallier, rentrèrent dans leur cantonnement.

Note 544: (retour) Histoire des Beni-Hamdoun (Appendice III au t. II de l'Histoire des Berbères, p. 554.)

Tunis était tombée, quelques jours auparavant, au pouvoir de Hacen-ben-Ali, général d'El-Kaïm, qui avait fait un grand massacre des Kharedjites et de leurs partisans.

Aussitôt après sa victoire, Aïoub se porta sur Tunis, mais le gouverneur Hacen étant sorti à sa rencontre, plusieurs engagements eurent lieu avec des chances diverses. Aïoub finit cependant par écraser les forces de son ennemi et le couper de Tunis, où les Nekkariens entrèrent de nouveau en vainqueurs. Hacen, qui s'était réfugié sous la protection de Constantine, toujours fidèle, entreprit de là plusieurs expéditions contre les tribus de l'Aourès.

Encouragé par ce regain de succès, Abou-Yezid voulut tenter un grand coup. Dans le mois de janvier 946, il alla, à la tête d'un rassemblement considérable, attaquer Souça, et, pendant plusieurs mois, pressa cette place avec un acharnement qui n'eut d'égal que la résistance des assiégés.

Mort d'El-Kaïm. Règne d'Ismaïl-el-Mansour.--Sur ces entrefaites, un dimanche, le 18 mai 946, le khalife Abou-l'Kacem-el-Kaïm cessa de vivre à El-Mehdïa. Il était âgé de 55 ans. Avant sa mort, il désigna comme successeur son fils Abou-Tahar-Ismaïl qui devait plus tard recevoir le surnom d'El-Mansour (le victorieux). Selon El-Kaïrouani, El-Kaïm aurait, un mois avant sa mort, abdiqué en faveur de son fils 545.

Ismaïl, le nouveau khalife fatemide, était âgé de 32 ans. C'était un homme courageux, instruit et distingué.

Il s'élevait, dit Ibn-Hammad, au-dessus de tous les princes de la famille obéïdite par la bravoure, le savoir et l'éloquence. Dans les circonstances où il prenait le pouvoir, il lui fallait autant de prudence que de décision; aussi, pour éviter de fournir un nouveau sujet de perturbation, commença-t-il par tenir secrète la mort de son père. Rien, à l'extérieur, ne laissa supposer le changement de règne.

Souça était alors réduite à la dernière extrémité. Le premier acte d'Ismaïl fut d'envoyer une flotte porter des provisions et un puissant renfort aux assiégés. Les généraux Rachik et Yakoub-ben-Ishak, qui commandaient cette expédition, abordèrent heureusement et, secondés par les troupes de la garnison, vinrent avec impétuosité attaquer le camp des Nekkariens, au moment où ceux-ci se croyaient sûrs de la victoire. Après une courte lutte, les kharedjites furent mis en déroute et leur camp demeura aux mains des Fatemides. Souça était sauvée.

Abou-Yezid chercha un refuge à Kaïrouan, où se trouvaient ses femmes et le fidèle Abou-Ammar. Mais les habitants de la ville, indisposés contre lui à cause de ses cruautés, et voyant son étoile sur le point d'être éclipsée, fermèrent les portes à son approche et refusèrent de le recevoir. Il se retira à Sebiba, suivi seulement de quelques partisans. En même temps, le khalife Ismaïl, après avoir passé par Souça, faisait son entrée à Kaïrouan (fin mai 946). Il accorda une amnistie générale aux habitants de cette ville. Les femmes et les enfants d'Abou-Yezid furent respectés, et le prince lit pourvoir à leurs besoins.

Défaites d'Abou-Yezid.--Cependant, l'Homme à l'âne, qui avait obtenu quelques succès sur des corps isolés, réunit encore une armée et vint, avec confiance, se présenter devant Kaïrouan; il attaqua même le camp d'Ismaïl qui se trouvait en dehors de la ville. On combattit pendant plusieurs jours avec des alternatives diverses; enfin le khalife, ayant reçu des renforts et pris une vigoureuse offensive, repoussa les kharedjites dans le sud.

Abou-Yezid envoya alors des corps isolés inquiéter les environs de Kaïrouan et couper la route de cette ville à El-Mehdïa et à Souça, Le chef de la révolte semblait néanmoins à bout de forces; Ibrahim crut pouvoir entrer en pourparlers avec lui et lui offrir de lui rendre ses femmes à condition qu'il s'éloignerait pour toujours. L'Homme à l'âne accepta et reçut le pardon pour lui et ses partisans.

Mais c'est en vain que le prince fatemide avait espéré obtenir la paix en traitant le rebelle avec cette générosité. A peine Abou-Yezid fut-il rentré en possession de son harem qu'il revint attaquer les Fatemides plongés dans une trompeuse sécurité (août 916). Le khalife résolut alors d'en finir par la force avec ce lâche ennemi. Ayant réuni un corps nombreux de troupes régulières et d'auxiliaires Ketama et Berbères et de l'est, il se mit à leur tête et vint attaquer les Kharedjites qui, en masses tumultueuses, se préparaient à renouveler leurs agressions. Lorsqu'on fut en présence, Ismaïl disposa sa ligne de bataille en se plaçant au centre avec les troupes régulières et en formant son aile droite avec les contingents de l'Ifrikiya et son aile gauche avec les Ketama. Il attendit dans cet ordre le choc de ses ennemis.

Abou-Yezid vint attaquer impétueusement les Berbères de l'aile droite et, les ayant mis en déroute, se heurta contre le centre qui l'attendit de pied ferme sans se laisser entamer. Après avoir laissé aux Karedjites le temps d'épuiser leur ardeur, Ismaïl charge à la tête de sa réserve et force l'ennemi à la retraite. Bientôt les adhérents d'Abou-Yezid sont en déroute; ils fuient dans tous les sens en abandonnant leur camp et les vainqueurs en font le plus grand carnage. Dix mille têtes de ces partisans furent, dit-on, envoyées à Kaïrouan, où elles servirent d'amusement à la lie du peuple.

Ce fut alors qu'Ismaïl traça le plan de k ville de Sabra à un mille au sud-ouest de Kaïrouan. Cette place, qui devait être la capitale de l'empire obéïdite, reçut le nom de son fondateur: Mansouria (la ville de Mansour). Après sa défaite, Abou-Yezid avait en vain essayé de se jeter dans Sebiba. De là, il prit la route de l'ouest et se présenta devant Bar'aï; cette forteresse, qu'il n'avait pu enlever au début de la campagne, lui ferma de nouveau ses portes et il dut en commencer le siège.

Mais il avait affaire à un ennemi dont les qualités militaires se développaient avec les difficultés de la campagne. Sans lui laisser aucun répit, Ismaïl confia le commandement de Kaïrouan à l'esclavon Merah, et, se mettant à la tête des troupes, alla établir son camp à Saguïet-Mems, où il reçut les contingents des Ketama et ceux des cavaliers nomades du sud et de l'est (octobre 946).

Poursuite d'Abou-Yezid par Ismaïl.--Alors commença cette chasse mémorable qui devait se terminer par la chute de l'agitateur. Ismaïl marcha d'abord sur Bar'aï. A son approche, Abou-Yezid prit la fuite à travers les montagnes, vers l'ouest, en passant par Bellezma et Negaous; il pensait pouvoir résister dans la place forte de Tobna, mais le khalife arriva sur ses talons et il fallut fuir encore.

Dans cette localité, Djafer-ben-Hamdoun, gouverneur de Mecila et du Zab, vint apporter des présents à son souverain et lui présenter ses hommages. Il lui amenait aussi un jeune chef de partisans qui se disait le Mehdi et qu'on avait fait prisonnier dans l'Aourès, à la tête d'une bande. Le khalife ordonna de l'écorcher vif. «Ainsi faisait-il de tous ceux qu'il prenait», dit Ibn-Hammad, ce qui lui valut le surnom de l'écorcheur. D'autres prisonniers eurent les mains et les pieds coupés.

Ismaïl reçut également de Mohammed, fils d'El-Kheir-ben-Khazer, chef des Mag'raoua, un message amical. Ce prince, allié des Oméïades d'Espagne, avait, au profit de l'anarchie, étendu son autorité jusqu'à Tiharet et exerçait sa prépondérance sur tout le Mag'reb central. Jusqu'alors il avait soutenu l'Homme à l'âne, mais la cause de l'agitateur devenait par trop mauvaise, et le chef des Mag'raoua se hâtait de l'abandonner avant qu'elle fût tout à fait perdue.

Abou-Yezid, ne sachant où trouver un appui, dépêcha son fils Aïoub en Espagne pour tâcher d'obtenir une diversion des Oméïades. En attendant leur secours, il se jeta dans les montagnes de Salat, sur les confins occidentaux du Hodna. Ce pays était occupé par les Beni-Berzal, fraction des Demmer, qui professaient ses doctrines. Grâce à l'appui de ces indigènes, il put atteindre la montagne abrupte de Kiana 546. Mais le khalife l'y poursuivit, força les Beni-Berzal à la soumission et mit en déroute les adhérents de l'agitateur.

Abou-Yezid, qui avait gagné le désert, y resta peu de temps et reparut dans le pays des R'omert, au sud du Hodna. Ismaïl vint l'y relancer, et l'Homme à l'âne chercha en vain à rentrer dans le pâté montagneux de Salât. Rejeté vers le sud, il entraîna à sa poursuite les troupes fatemides, qui reçurent, des mains des Houara de Redir, Abou-Ammar l'aveugle et un autre partisan qu'ils avaient arrêtés 547. L'armée du khalife éprouva les plus grandes privations dans cette marche, tant par le fait des intempéries que par le manque de vivres, et elle perdit beaucoup d'hommes et de matériel.

Note 546: (retour) Footnote 546: Actuellement le Djebel-Mezita «à 12 milles de Mecila», dit Ibn-Hammad.
Note 547: (retour) Ce fait, avancé par Ibn-Hammad, est contredit par Ibn-Khaldoun.

Ismaïl pénétra alors dans le pays des Sanhadja, où il fut reçu par Ziri-ben-Menad avec les honneurs dus à un suzerain. Pour reconnaître sa fidélité, le khalife le nomma gouverneur de toute la région, au nom des Fatemides, et lui accorda l'autorisation d'achever la ville d'Achir, dont il avait commencé la construction dans le Djebel-el-Akhdar 548, pour en faire sa capitale.

Après être arrivé à Hamza, Ismaïl tomba malade et dut séjourner quelque temps dans le pays des Sanhadja. On avait complètement perdu la trace d'Abou-Yezid, lorsque tout à coup on apprit qu'il était venu, à la tête d'un rassemblement de Plouara et de Beni-Kemlane, mettre le siège devant Mecila. Ismaïl, qui se disposait à pousser jusqu'à Tiharet, se hâta d'accourir au secours d'Ibn-Hamdoun (fin janvier 947). Bientôt Abou-Yezid fut délogé de ses positions: ayant été abandonné par ses partisans, las de partager sa mauvaise fortune, il n'eut d'autre ressource que de se jeter encore dans les montagnes de Kiana.

Note 548: (retour) Voir Revue africaine, no 74.

Chute d'Abou-Yezid.--Après s'être ravitaillé à Mecila, Ismaïl, en attendant des renforts, alla bloquer la montagne où s'était réfugié son ennemi. Mais celui-ci recevait des vivres de Bantious et autres oasis du Zab, et ne souffrait nullement du blocus. Les contingents des tribus alliées étant enfin arrivés, l'armée fatemide attaqua la montagne; le combat fut rude; mais à force d'énergie, les défilés gardés par les kharedjites furent tous enlevés et les rebelles se dispersèrent en désordre.

Abou-Yezid, entraîné dans la déroute, reçut un coup de lance qui le jeta en bas de son cheval. Ceux qui le poursuivaient, et en tête desquels étaient, dit-on, Ziri-ben-Menad, se précipitèrent sur lui pour le prendre vivant; mais son fils Younès et ses partisans accoururent à son secours, et un nouveau combat acharné s'engagea sur son corps. Les Nekkariens purent enfin emporter leur chef blessé. Un grand nombre de kharedjites avaient été tués. On décapita tous les cadavres, ce qui valut à cette bataille le nom de journée des têtes 549.

L'Homme à l'âne avait pu gagner le sommet de la montagne de Kiana et se renfermer dans une citadelle établie sur un piton appelé Tagarboucet (l'arçon). Ismaïl l'y poursuivit, mais le refuge du rebelle était dans une position tellement escarpée qu'il dut renoncer à l'enlever sur-le-champ. Il planta ses tentes au lieu dit En-Nador (l'observatoire), sur un des contreforts de la montagne, et y commença le Ramadan le vendredi 26 mars 917. Le lendemain, il ordonna l'assaut, mais Abou-Yezid, entouré de ses fils 550, s'y défendit avec le courage du désespoir. En vain les assiégeants s'avancèrent, en traversant des ravins escarpés et en escaladant les roches, jusqu'au pied du dernier escarpement, malgré la grêle de pierres et de projectiles que leur lançaient les assiégés, ils ne purent arriver au sommet, et la nuit les surprit avant qu'ils eussent achevé d'assurer leur victoire. Pendant la nuit, Ibrahim fit incendier les broussailles qui environnaient le fort, afin qu'elles ne pussent favoriser la fuite de son ennemi. Les Houara, dont les habitations avaient été brûlées et les bestiaux enlevés, vinrent le soir même faire leur soumission.

Note 550: (retour) Selon Ibn-Khaldoun, Abou-Ammar était aussi avec lui.

Ismaïl avait pu se convaincre, dans ces journées de luttes, qu'il n'avait pas assez de troupes pour réduire son ennemi. Il demanda des soldats réguliers à Kaïrouan et, en attendant leur arrivée, s'installa à son camp du Nador. «Tant que je n'aurai pas triomphé de mon ennemi, disait-il 551, mon trône sera où je campe.» Le khalife passa ainsi de longs mois, pendant lesquels il employa les troupes que le blocus laissait disponibles à pacifier la contrée.

Note 551: (retour) Selon lbn-Hammad.

Enfin les renforts arrivés par mer parvinrent au camp du Nador et l'on donna l'assaut. Cette fois, la forteresse fut enlevée. Abou-Yezid, ses fils et quelques serviteurs dévoués, s'étaient réfugiés dans une sorte de réduit où ils tenaient encore. On finit par y pénétrer, mais l'agitateur n'y était plus; il était sorti par un passage secret et fuyait au milieu des roches, porté par trois hommes, car il était couvert de blessures. Peut-être aurait-il échappé encore si ceux qui le portaient ne l'avaient laissé rouler dans un ravin profond, d'où il fut impossible de le retirer.

Les vainqueurs finirent par le trouver à demi-mort. Ils l'apportèrent au khalife, qui l'accabla de reproches sur son manque de foi et sa conduite envers lui; néanmoins, comme il le réservait pour son triomphe, il fit soigner ses blessures; mais, quelques jours après, l'Homme à l'âne rendait le dernier soupir (août 947). Son corps fut écorché et sa peau bourrée de paille pour être rapportée à El-Mehdïa. Sa chair et les têtes de ses principaux adhérents ayant été salées, furent expédiées à El-Mehdïa. Du haut de la chaire, on y annonça la victoire du khalife, et les preuves sanglantes en furent livrées à la populace.

La chute d'Abou-Yezid fut le dernier coup porté aux Nekkariens. Aïoub et Fadel, fils de l'homme à l'âne, qui avaient pu échapper, tentèrent de rallier les débris des adhérents de leur père. S'étant associés à un ambitieux de la famille d'Ibn-Khazer, nommé Mâbed, ils parvinrent à réunir une armée et allèrent attaquer Tobna et même Biskra. Mais le khalife ayant envoyé contre eux ses généraux Chafa et Kaïcer, soutenus par les contingents des Sanhadja avec Ziri-ben-Menad, les agitateurs furent défaits et durent se réfugier dans les profondeurs du désert.

Ainsi se termina la révolte de l'Homme à l'âne, sous les coups de laquelle l'empire fatemide avait failli s'écrouler. Abou-Yezid, dont on ne saurait trop admirer la ténacité, l'indomptable énergie et même les talents militaires, se laissa, comme beaucoup d'autres, griser par le succès. Par la seule faute qu'il commit, en ne marchant pas sur El-Mehdïa après la prise de Kaïrouan, il perdit à jamais sa cause. Doit-on le regretter? Nous n'osons affirmer que son succès aurait été bien avantageux pour l'Afrique 552.

Note 552: (retour) Nous avons suivi, pour tout le récit de la révolte d'Abou-Yezid, les auteurs suivants: Ibn-Khaldoun, Berbères, t. II, p. 530-542, t. III, p. 201-213. El-Bekri, passim. Ibn-Hammad, passim. El-Kaïrouani, p. 98 et suivantes. Documents sur l'hérétique Abou-Yezid, par Cherbonneau. Revue africaine, no 78, et collection du Journal asiatique.
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