Histoire de l'Afrique Septentrionale (Berbérie) depuis les temps les plus reculés jusqu'à la conquête française (1830) ( Volume I)
CHAPITRE II.
CONQUÊTE ARABE
641-709
Campagnes de Amer en Cyrénaïque et en Tripolitaine.--Le Khalife Othman prépare l'expédition de l'Ifrikiya.--Usurpation du patrice Grégoire. Il se prépare à la lutte.--Défaite et mort de Grégoire.--Les Arabes traitent avec les Grecs et évacuent l'Ifrikiya.--Guerres civiles en Arabie.--Les Kharedjites; origine de ce schisme.--Mort d'Ali; triomphe des Oméïades.--État de la Berbérie; nouvelles courses des Arabes.--Suite des expéditions arabes en Mag'reb.--Okba gouverneur de l'Ifrikiya; fondation de Kaïrouan.--Gouvernement de Dinar.--Abou-el-Mohadjer.--2e gouvernement d'Okba; sa grande expédition en Mag'reb.--Défaite de Tehouda; mort d'Okba.--La Berbérie sous l'autorité de Koçéïla.--Nouvelles guerres civiles, en Arabie.--Les Kharedjites et les Chïaïtes.--Victoire de Zohéïr sur les Berbères; mort de Koçéïla.--Zohéïr évacue l'Ifrikiya.--Mort du fils de Zobéïr; triomphe d'Abd-el-Malek.--Situation de l'Afrique; la Kahéna.--La Kahéna reine des Berbères; ses destructions.--Défaite et mort de la Kahéna.--Conquête et organisation de l'Ifrikiya par Haçane.--Mouça-ben-Nocéïr achève la conquête de la Berbérie.
Campagnes de Amer en Cyrénaïque et en Tripolitaine.--Aussitôt après avoir effectué la conquête de l'Egypte, Amer poussa une pointe vers l'Ouest, jusqu'au pays de Barka. Les Houara et Louata de cette contrée furent contraints de se soumettre et, afin d'éviter l'esclavage, durent se racheter au prix d'une contribution de treize mille pièces d'or. Ils vendirent, dit-on, tout ce qu'ils possédaient, et même, en certains endroits, leurs enfants pour s'acquitter 303. Après cette fructueuse razia, Amer rentra en Egypte (641). Pendant ce temps, un de ses lieutenants, Okba-ben-Nafa, parcourait les régions méridionales et s'avançait en vainqueur jusqu'à Zouila dans le Fezzan.
Les campagnes dans l'Ouest étaient trop fructueuses pour que les guerriers de l'Islam ne fussent pas tentés d'y effectuer de nouvelles courses. En 612, Amer ayant organisé une expédition vint mettre le siège devant Tripoli et s'empara de cette ville, qui fut livrée au pillage. On y trouva un riche butin qui fut réparti entre les soldats. Les habitants qui purent se réfugier sur les vaisseaux et gagner le large furent épargnés; quant aux autres, ils n'obtinrent aucun quartier. De cette place, le général arabe envoya une reconnaisance de cavalerie sur Sabra, tandis qu'un corps de troupes allait de nouveau vers le Fezzan, et s'avançait jusqu'à Ouaddan.
En vain. Amer sollicita de son maître l'autorisation d'envahir l'Ifrikiya; mais ces opérations dans l'Ouest étaient faites contre le gré du khalife qui n'avait aucune confiance dans ce «lointain perfide», comme il se plaisait, par un jeu de mots, à appeler le Mag'reb; de plus il craignait un retour offensif des Byzantins en Égypte. Ces prévisions n'étaient que trop justifiées; on apprit tout à coup qu'une flotte grecque venait de s'emparer d'Alexandrie. Aussitôt Amer se porta contre l'ennemi à la tête de forces imposantes et força les chrétiens à la retraite.
Le khalife Othman prépare l'expédition d'Ifrikiya.--Le 31 octobre 644, Omar fut poignardé par un esclave ou artisan de Koufa. Avant de mourir, il désigna, comme candidats à sa succession, six des plus anciens compagnons de Mahomet. Ceux-ci, après trois jours de discussion, finirent par charger l'un d'eux, qui s'était désisté, de prononcer entre eux. Le Mekkois Othman-ben-Offan fut proclamé khalife, au grand désappointement des trois autres candidats. Ali, gendre du prophète, qui se considérait déjà comme ayant été frustré par les précédents khalifes, fut surtout très irrité de ce nouvel échec. Deux autres candidats, Zobéïr et Talha devaient également faire parler d'eux.
Othman appartenait à la famille des Beni-Oméïa qui s'était montrée l'adversaire acharnée de Mahomet; son triomphe était celui du parti mekkois. C'était un vieillard affaibli par l'âge qui se laissait entièrement diriger par ses parents. Un des premiers actes du nouveau khalife fut de rappeler Amer et de confier le commandement de l'Egypte à son frère de lait Abd-Allah-ben-Abou-Sarh. Vers 646 304, ce général envoya des reconnaissances qui lui rapportèrent des renseignements précis sur la situation de l'Ifrikiya, et, lor squ'il eut réuni tous les documents, il pressa le khalife d'entreprendre cette conquête qui, disait-il, devait donner aux Musulmans une nouvelle gloire et un abondant butin. Mais, en Orient, on ne voyait pas l'entreprise sous un jour aussi favorable; le conseil réuni plusieurs fois hésita à l'autoriser et ce ne fut qu'à force d'insistance que le khalife finit par rallier les esprits et faire décider l'expédition.
La guerre sainte fut alors proclamée et, un camp ayant été, dressé à El-Djorf, près de Médine, la fleur des guerriers de l'Islam vint s'y réunir 305. Les tribus yéménites et maadites y envoyèrent leur contingent. Othman contribua de ses deniers à l'organisation de l'armée, qui se trouva prête dans l'automne de l'année 647. Au mois d'octobre le khalife vint la haranguer, puis ces troupes, pleines d'ardeur, se mirent en route sous la direction d'El-Harith. De son côté, le gouverneur de l'Egypte avait réuni toutes les forces dont il pouvait disposer. Lorsque les troupes d'Orient furent arrivées, il leur adjoignit les siennes et forma ainsi une armée d'environ cent vingt mille hommes, composée d'autant de cavaliers que de fantassins. Laissant le commandement de l'Egypte à Okba, il entraîna ses guerriers à la conquête des pays de l'Ouest, depuis si longtemps convoités par les Musulmans.
Usurpation du Patrice Grégoire. Il se prépare à la lutte.--En présence des préparatifs des Arabes, que faisaient les Byzantins d'Afrique? Nous avons vu, à la fin de la première partie, que l'empereur Héraclius était mort après avoir eu la douleur de voir l'Egypte lui échapper. A cette nouvelle, le patrice Grégoire, fils du Grégoire dont il a été également parlé, qui gouvernait l'Afrique au nom de l'empire, jugea le moment favorable pour se déclarer indépendant. Il prit la pourpre, s'entoura des insignes de la royauté et choisit Sbéïtla 306, comme siège de son empire.
Karthage abandonnée fut occupée par un nouvel exarque, venu de Constantinople, et autour duquel se groupèrent les chrétiens restés fidèles. Bien que les détails fassent complètement défaut sur les conditions dans lesquelles l'usurpation de Grégoire s'est effectuée, il est probable que ce chef a été appuyé par les indigènes; le choix de Sbéïtla comme capitale semble l'indiquer. Ainsi, au moment où les Byzantins auraient dû grouper toutes leurs forces pour résister à l'étranger, ils étaient divisés par la guerre civile. C'est ce qui explique que, lors des premières razzias des Arabes, ils abandonnèrent la Tripolitaine à elle-même.
Cependant, Grégoire, averti de la prochaine attaque des Arabes, n'était pas resté inactif: il avait adressé un appel pressant aux débris de la population coloniale et aux Berbères. Les tribus indigènes de cette région, qui savaient, par ouï-dire, ce qu'était la rapacité des Arabes et se voyaient menacés dans leur existence et dans leurs biens, accoururent en foule sous ses étendards. Le patrice se trouva bientôt entouré d'un rassemblement considérable dont les auteurs arabes portent le chiffre à plus cent mille combattants, ce qui est évidemment exagéré. A la tête de cette armée il se porta en avant de Sbéïtla et attendit, dans une position retranchée, le choc de l'ennemi 307.
Défaite et mort de Grégoire.--Les guerriers arabes ne tardèrent pas à paraître; conduits par Abd-Allah, ils vinrent prendre position au lieu dit Akouba, en face du camp de ceux qu'ils appelaient les infidèles. Dans leur marche, ils avaient laissé de côté les villes du littoral où des sièges longs et difficiles les auraient retenus, et étaient venus attaquer leurs ennemis au centre de leur puissance. Quelques jours se passèrent d'abord en pourparlers. Abd-Allah proposait à Grégoire de se convertir à l'islamisme, de reconnaître la suzeraineté du khalifat et de payer tribut. Mais le prince grec refusa péremptoirement, et il fallut en venir aux mains. Les premières rencontres n'eurent rien de décisif; chaque matin, dit En-Nouéïri 308, on combattait entre les deux camps, jusqu'au milieu du jour, puis on rentrait de part et d'autre dans ses lignes pour prendre du repos et recommencer le lendemain. Les Grecs réparaient leurs pertes par des renforts qu'ils recevaient chaque jour, et les Arabes commençaient à douter du succès lorsqu'un événement imprévu vint â leur aide.
Le khalife Othman, ne recevant pas de nouvelles de ses guerriers, avait dépêché vers ceux-ci un de ses officiers nommé Abd-Allah-ben-Zobéïr. Ce chef parvint au camp à la tête de quelques cavaliers seulement; mais le bruit causé par sa réception fit croire aux Grecs que leurs ennemis avaient reçu de puissants renforts, ce qui leur causa un certain découragement. Les Arabes, tenus au courant par leurs espions, en profitèrent avec une grande habileté. Il fut convenu entre Abd-Allah et ben-Zobéïr que, le lendemain, on n'enverrait au combat que peu de monde, que les meilleurs guerriers se tiendraient sous les tentes et qu'ils profiteraient de la trêve journalière suivant la bataille, pour attaquer le camp des infidèles, tandis qu'ils seraient plongés dans une fausse sécurité.
Il fut fait ainsi qu'il avait été convenu. Les chrétiens, s'attendant à une attaque sérieuse, sortirent en foule et fondirent sur les Musulmans, qui étaient conduits par Abd-Allah en personne. On combattit avec un grand acharnement. Grégoire, le diadème en tête et ayant auprès de lui l'étendard surmonté de la croix, dirigeait en personne ses troupes. Les chefs arabes surent faire durer la bataille plus longtemps que d'habitude et, enfin, les combattants, fatigués par l'excessive chaleur du jour, rentrèrent dans leur camp. Ce fut alors que, profitant du moment où les chrétiens avaient retiré leurs armures pour se reposer, Abd-Allah et Ben-Zobéïr firent sortir leurs guerriers et, à la tête de ces troupes fraîches, se précipitèrent sur le camp ennemi aux cris de: «Dieu est grand! Il n'y a d'autre Dieu que lui!» Les chrétiens, surpris à l'improviste, sans avoir le temps de s'armer ni de se mettre en selle, sont renversés par les cavaliers arabes, et bientôt l'armée, prise d'une terreur panique, fuit en désordre dans toutes les directions. Les Musulmans, las de tuer, mettent le camp au pillage.
Ainsi fut détruite cette armée qui était bien supérieure en nombre à celle des assaillants. Le patrice Grégoire périt dans l'action, frappé par une main inconnue 309.
Les Arabes traitent avec les Grecs et évacuent l'Ifrikiya.--Les Arabes, après leur victoire, poursuivirent les infidèles qui s'étaient réfugiés à Sbéïtla et s'emparèrent de cette capitale éphémère. Elle était remplie de richesses entassées tant par Grégoire que par la population coloniale. Après le pillage et le massacre, conséquence habituelle des victoires arabes, on réunit l'immense butin qui avait été fait, et le général en chef en préleva le quint, selon la règle musulmane; puis le reste fut partagé entre les guerriers, la part du cavalier étant triple de celle d'un fantassin. De Sbéïtla où il s'était établi, Abd-Allah lança ses bandes vers l'intérieur de l'Ifrikiya. Les Arabes portèrent ainsi la dévastation jusqu'aux bourgades de Gafça et au Djerid, et de là, revenant vers le nord, ils s'avancèrent jusqu'à Mermadjenna 310.
Les Grecs, après la défaite de Sbéïtla, s'étaient réfugiés dans les places fortes de la Byzacène et particulièrement autour de Karthage, où s'étaient groupés les derniers restes de la population coloniale. Or, les Arabes ne tenaient nullement à entreprendre de nouveaux sièges; ils songeaient encore moins à s'établir dans le pays, la plupart brûlant au contraire du désir de retourner en Orient pour montrer leur butin et raconter leurs prouesses. Dans de telles dispositions, des propositions d'arrangement que leur firent les chrétiens furent accueillies avec empressement. Ils conclurent avec eux une convention par laquelle ils s'obligeaient à se retirer contre le versement d'une contribution de trois cents kintars d'or, selon les auteurs arabes. Peut-être ce tribut énorme ne fut-il pas versé par les Grecs seuls; il est fort possible que les Arabes aient traité aussi avec les chefs de tribus berbères ou des régions qu'ils avaient parcourues, comme le Djerid par exemple. Ibn-Khaldoun dit positivement que les cheikhs berbères furent bien traités par Abd-Allah et que l'un d'eux, Soulat-ben-Ouazmar, qui avait été fait prisonnier, fut entouré d'honneurs et retourna librement dans sa tribu (les Mag'raoua), après s'être converti à l'islamisme 311.
Pendant que le général en chef réglait ces questions, Ben-Zobéïr partait en hâte pour Médine afin d'y porter la nouvelle des succès de l'Islam. Il fit le trajet en vingt-quatre ou vingt-sept jours et, par l'ordre d'Othman, il raconta en pleine chaire, au peuple, les détails, quelque peu embellis, de la conquête de l'Ifrikiya 312.
Enfin les Musulmans évacuèrent la Berbérie. Abd-Allah laissa à Sbéïtla un certain Djenaha 313, comme représentant du khalifat, mais sans forces militaires, ni autorité réelle, car aucune idée d'occupation permanente ne paraît avoir été le mobile de ces premières guerres: c'étaient de véritables razias 314.
Note 314: (retour) Nous avons suivi dans le récit qui précède le texte d'En-Nouéiri, (p. 314 et suiv.), complété par les documents fournis par Ibn-Abd-El-Hakem, Ibn-Khaldoun, El-Kaïrouani, le Baïan. Pour les dates, nous avons adopté celles données par M. Fournel, Histoire des Berbers, p. 110 et suiv.
Guerres civiles en Arabie.--Les événements d'Orient vinrent distraire les Arabes de leurs entreprises contre l'Ifrikiya, et la conséquence fut de laisser quelques années de répit à la Berbérie. La partialité du khalife, qui n'était guidé dans le choix des gouverneurs que par des intérêts de famille, avait suscité d'ardentes haines que les candidats au trône surent habilement exploiter. Bientôt Othman fut assiégé dans son propre palais, à Médine, et, comme il résistait avec une grande fermeté aux sommations qui lui étaient adressées, les sicaires pénétrèrent chez lui par une maison voisine et le mirent à mort (juin 656). Ali, l'un des promoteurs du meurtre, fut élevé au khalifat par les Défenseurs. C'était le triomphe du parti des orthodoxes, des gens de Médine contre les nobles et les Mekkois, triomphe bien précaire et qui allait donner lieu à de sanglantes représailles.
Ali avait destitué tous les gouverneurs en les remplaçant par des Défenseurs et des hommes d'un dévouement à toute épreuve; mais l'un d'eux, Moaouïa-ben-Abou-Sofiane, surnommé le Fils de la, mangeuse de foie 315, gouverneur de la Syrie, qui avait acquis une grande puissance sous les précédents khalifes, refusa péremptoirement de le reconnaître. D'autre part, ses complices Zobéïr et Talha, qui avaient compté obtenir le khalifat, se retirèrent à La Mekke et, excités par Aïcha, la veuve du prophète, femme perfide et ambitieuse, se mirent en état de révolte. Ils appelèrent à eux les partisans d'Othman, avides de venger le meurtre de ce vieillard, et exploitant les rivalités qui divisaient les tribus, réunirent bientôt un nombre considérable de guerriers. Ali n'était soutenu que par les Défenseurs et les meurtriers d'Othman; mais il parvint à gagner l'appui des Arabes de Koufa. Il marcha alors contre les rebelles et remporta contre eux la bataille dite du Chameau, qui coûta la vie à Talba (8 décembre 656). Zobéïr périt assassiné dans sa fuite. Aïcha, échappée à la mort, était restée sur le champ de bataille auprès de son chameau criblé de traits; elle implora son pardon du vainqueur, qui le lui accorda.
Ali était maître de l'Arabie et de l'Egypte, mais la Syrie refusait toujours de le reconnaître, et Moaouïa aspirait ouvertement au khalifat. De Koufa, où il avait transporté le siège de l'empire, Ali marcha à la tête de quatre-vingt-dix mille hommes contre le rebelle et, après une campagne longue et meurtrière, il fut décidé qu'un arbitrage trancherait la question entre les deux compétiteurs. En vain Ali avait fait tous ses efforts pour éviter de verser le sang musulman, il avait même proposé à Moaouïa de vider leur querelle en combat singulier; mais celui-ci préféra l'emploi d'une diplomatie tortueuse, aboutissant à l'arbitrage qui devait, sans danger, lui conférer le pouvoir. Ali, trahi par une partie de ses adhérents, s'était retiré à Koufa; il refusa, non sans raison, de reconnaître la légalité de la sentence qui le déposait.
Les Kharedjites; origine de ce schisme.--Lorsqu'Ali s'était décidé à accepter l'arbitrage, douze mille de ses soldats, après avoir en vain essayé de l'en détourner, avaient déserté sa cause et s'étaient eux-mêmes séparés de la religion officielle. Le nom de Kharedjites (non-conformistes) leur fut appliqué à cette occasion. C'étaient des puritains austères, fidèles aux premières prédications de Mahomet et considérant tous les nouveaux convertis comme de purs infidèles. Le caractère propre de leur doctrine était l'égalité absolue du croyant. «Tous les Musulmans sont frères, répétaient-ils, d'après le Koran. Ne nous demandez pas si nous descendons de Kaïs ou bien de Temim; nous sommes tous fils de l'islamisme, tous nous rendons hommage à l'unité de Dieu, et celui que Dieu préfère aux autres, c'est celui qui lui montre le mieux sa gratitude». 316 Ces principes ne plaisaient guère aux Arabes, si partisans des castes et des droits de la naissance, et qui prenaient des doctrines de l'islamisme ce qui leur plaisait, en s'arrogeant le droit de juger les paroles du prophète. Les Kharedjites ne l'entendaient pas ainsi: pour eux, le demi-croyant était pire que l'infidèle, et comme ils se recrutaient parmi les plus basses classes de la société, le dissentiment religieux se complétait d'une rivalité sociale.
Ces dissidents en arrivèrent bientôt à contester aux Koréïchites le droit exclusif au khalifat. Ils prétendaient que le chef des Musulmans pouvait être pris dans tout le corps des fidèles, sans distinction d'origine ni de race, même parmi les esclaves. Du reste, le rôle du khalife, selon eux, devait se borner à contenir les méchants; quant aux hommes vertueux, ils n'avaient pas besoin de chef. Tels étaient les principes de ces schismatiques que nous verrons jouer un si grand rôle dans l'histoire de l'Afrique.
Mort d'Ali. Triomphe des Oméïades.--Les fidèles adhérents d'Ali étaient devenus ses ennemis. Il marcha contre eux et en fit un carnage épouvantable à la bataille de Nehrouan (659). Pendant ce temps, les lieutenants de Moaouïa s'emparaient de l'Egypte et de la Mésopotamie, et le Hedjaz était envahi. Ali se multiplia pour repousser les attaques des Syriens, mais il avait d'autres ennemis. Les Kharedjites, qu'il avait cru exterminer, se reformaient dans l'ombre; ne pouvant entrer en lutte ouverte, ils employaient pour se venger une autre arme. Dans le mois de janvier 661, Ali tomba sous le poignard d'un de ces sectaires. Son fils El-Haçane recueillit son héritage; mais cette charge était trop lourde pour lui, et peu après il abdiquait en faveur de Moaouïa et allait se retirer à Médine, avec son frère El-Houcéïne. C'était la défaite des Défenseurs et le triomphe définitif des Oméïades et du parti mekkois.
Les Syriens, qui avaient tant contribué au succès de Moaouïa, acquirent dès lors une influence incontestée. Un grand nombre de tribus yéménites s'étaient fixées dans cette province quelques années auparavant. Elles s'y trouvèrent en rivalité avec celles de race maadite et déterminèrent l'émigration d'une partie de celles-ci en Irak. Cependant les Kaïsistes restèrent dans le pays, et entrèrent en lutte avec les Kelbites, une des principales tribus yéménites. Leur rivalité prit bientôt un caractère d'acuité extrême qui se traduisit par des luttes acharnées 317.
Cependant, l'Egypte demeurait livrée à la fureur des factions. Les vengeurs d'Othman s'y étaient mis en état de révolte ouverte, puis Ali s'y était créé un parti. Vers la fin de 659, Moaouïa envoya en Egypte Amer-ben-El-Aci, avec des forces imposantes, et ce général parvint à placer toute la contrée sous l'autorité des Oméïades.
État de la Berbérie. Nouvelles courses des Arabes.--Les vingt années de guerre civile qui venaient de désoler l'Orient avaient eu pour conséquence de laisser à la Berbérie un moment de répit que les Grecs et les indigènes auraient dû employer pour organiser sérieusement leur résistance. Un rapprochement semblait s'être opéré entre les Berbères et les Byzantins après le départ des Arabes, mais il fallait rentrer dans les sommes versées aux envahisseurs, et bientôt l'avidité des agents du fisc impérial, les exactions des gouverneurs avaient entièrement détaché d'eux les indigènes.
Depuis longtemps les Arabes avaient fait des courses sur mer et s'étaient avancés jusque dans la Méditerranée antérieure. En 648, la flotte de Moaouïa, envoyée de Syrie, avait opéré une descente à Chypre; deux ans plus tard, son armée navale s'emparait de Rhodes, puis venait faire une expédition en Sicile et rentrait en Orient chargée de butin et de captives 318.
Le gouverneur de l'Egypte, Amer, qui avait toujours conservé l'espoir d'effectuer la conquête du Mag'reb, envoya de nouvelles expéditions, tant par terre que par mer, contre ce pays et les îles, mais les détails font absolument défaut relativement à ces entreprises que sa mort vint arrêter (663).
Suite des expéditions arabes en Mag'reb.--Vers l'an 665, Djenaha, cet agent qui avait été laissé par les Arabes à Sbéïtla, s'étant rendu en Orient auprès de Moaouïa, le décida à tenter une nouvelle expédition en Mag'reb. Le khalife confia le commandement à Moaouïa-ben-Hodaïdj (ou Khodaïdj); et ce général partit pour l'Ouest, à la tête d'une armée de dix mille hommes 319, composée de guerriers choisis. L'empereur, averti de cette expédition, envoya en Afrique des renforts sous le commandement du patrice Nicéphore.
Parvenus en Ifrikiya, les Arabes vinrent prendre position en un lieu appelé depuis Mamtour, non loin de l'emplacement que devait occuper Kaïrouan. Les Grecs, arrivés sans doute avant eux, avaient débarqué à Souça et s'étaient établis en avant de cette ville. Une forte colonne, envoyée contre eux par Moaouïa, les attaqua avec l'impétuosité habituelle des Arabes; les Byzantins cédèrent sur toute la ligne, et, ayant regagné en hâte le littoral, se rembarquèrent sur leurs vaisseaux et rentrèrent en Orient. Après ce succès, les Musulmans s'emparèrent de Djeloula, qu'ils mirent au pillage et où ils trouvèrent un butin considérable. Des discussions s'élevèrent alors entre les vainqueurs au sujet du partage des prises, et il fallut en référer au khalife pour trancher ces différends.
D'autres expéditions furent effectuées simultanément, ou, dans tous les cas, suivirent immédiatement celle de Moaouïa. Le général Okba-ben-Nafa, qui avait déjà joué un rôle dans les premières guerres d'Afrique, parcourut de nouveau le Fezzan, imposa aux vaincus l'obligation d'embrasser l'islamisme, leva des tributs considérables sur toutes les populations du sud, et revint vers Barka après une campagne de cinq mois, dans laquelle les plus grandes cruautés avaient été commises par les Arabes. Vers le même temps, un défenseur du nom de Rouaïfi, après avoir réduit les localités du littoral de la Tripolitaine, s'emparait de l'île de Djerba. Enfin, en 668, Abd-Allah-ben-Kaïs, de la tribu de Fezara (Kaïs), partait d'Alexandrie avec deux cents navires, abordait en Sicile, mettait au pillage Syracuse, et rapportait en Orient des richesses immenses. On dit que le khalife fit revendre dans l'Inde les statues d'or et d'argent apportées de Sicile, dans l'espoir d'en obtenir un meilleur prix, et que ce commerce d'idoles causa un grand scandale aux Musulmans 320.
Okba, gouverneur de l'Ifrikiya. Fondation de Kaïrouan.--Le khalife nomma alors Okba-ben-Nafa gouverneur de l'Ifrikiya, en formant de cette contrée une nouvelle province de l'empire (669). Ce général, qui était resté sans doute dans les environs de Barka, reçut d'Orient des renforts, et, à la tête d'une armée d'une dizaine de mille hommes, dans laquelle figuraient pour la première fois des Berbères convertis, se mit en route vers l'ouest. Il parcourut d'abord le Djerid, et s'empara de Gafsa et de quelques places du pays de Kastiliya où les chrétiens tenaient encore. Selon son habitude, il montra une rigueur extrême contre les infidèles et répandit en Afrique la terreur de son nom.
Du Djerid, Okba vint s'établir à l'endroit où son prédécesseur Moaouïa avait campé, et y posa les fondations d'une ville destinée à servir de centre religieux et politique dans le Mag'reb. Il traça lui-même le plan des édifices publics de la nouvelle métropole qu'il établit dans des proportions grandioses. Il lui donna le nom de Kaïrouan, sur le sens duquel on n'est pas d'accord. L'emplacement était aride et désert et il fallut d'abord en expulser les bêtes sauvages et les serpents. Les ruines des cités romaines environnantes, et particulièrement celles d'une ville appelée Kamounïa ou Kamouda, lui fournirent des matériaux en abondance. Tout en apportant ses soins à l'édification de Kaïrouan, Okba étendait son influence en Ifrikiya et envoyait ses guerriers en reconnaissance vers l'ouest. Des habitants ne tardèrent pas à venir se grouper autour de la nouvelle cité.
Gouvernement de Dinar-Abou-el-Mohadjer.--Sur ces entrefaites, le khalife ayant replacé l'Ifrikiya sous l'autorité du défenseur Meslama-ben-Mokhalled, gouverneur de l'Egypte, celui-ci envoya dans le Mag'reb un de ses affranchis, nommé Dinar, et surnommé Abou-el-Mohadjer, pour en prendre le commandement (vers 675). C'est ainsi que l'on récompensait Okba des importants services rendus, et cette manière d'agir paraîtrait inexplicable, si l'on n'y retrouvait l'effet d'une de ces rivalités de race et d'opinion qui divisaient si profondément les Arabes.
Dès son arrivée, Dinar fit, dit-on, arrêter Okba et l'accabla d'humiliations, exécutant ainsi les instructions qui lui avaient été données par son maître. Mais la vengeance n'aurait pas été complète si l'on ne s'était pas attaché à détruire l'œuvre du rival. Par l'ordre de Dinar, les constructions de Kaïrouan furent renversées et la ville nouvelle rasée. Okba ayant pu, peu après, se rendre en Orient, exposa ses doléances au khalife, mais ne put obtenir de lui aucune réparation et dut dévorer en silence son humiliation.
Une levée de boucliers des Berbères coïncida avec le départ d'Okba. A leur tête était Koçéïla, chef de la grande tribu des Aoureba. Il est certain que ces indigènes avaient été en relations avec Okba, peut-être même avaient-ils déjà accepté l'islamisme. Dinar-Abou-el-Mohadjer marcha contre eux et les poussa devant lui jusqu'aux environs de l'emplacement de Tlemcen. Les ayant forcés d'accepter le combat dans ce lieu, il leur infligea une défaite dans laquelle leur chef fut fait prisonnier. Pour éviter la mort, Koçéïla dut se convertir à la religion de Mahomet; il fut traité alors avec bienveillance, mais conservé par le vainqueur dans une demi-captivité. Après avoir apaisé tous les germes de sédition, Dinar rentra en Ifrikiya et organisa quelques expéditions contre les Grecs, retranchés dans les places du nord. On dit qu'à la suite de ces opérations, les adversaires conclurent un traité aux termes duquel la presqu'île de Cherik fut abandonnée aux chrétiens 321.
Deuxième gouvernement d'Okba. Sa grande expédition en Mag'reb.--Moaouïa étant mort le 7 avril 680, son fils Yézid, qu'il avait déjà désigné comme héritier présomptif, lui succéda. Peu après, Okba obtenait la réparation de l'injustice qu'il avait éprouvée et était nommé, pour la seconde fois, gouverneur de l'Ifrikiya.
A la fin de l'année 681, Okba arriva à Kaïrouan et, à son tour, il jeta Dinar dans les fers, renversa les constructions qu'il avait élevées et entreprit la réédification de Kaïrouan, où il établit de nouveau une population. Koçéïla partagea la mauvaise fortune de Dinar, avec lequel il avait fini par se lier d'amitié.
Après avoir savouré la volupté de la vengeance, Okba, dont le fanatisme ardent ne pouvait s'accommoder du repos, décida une grande expédition dans le Mag'reb, afin de soumettre à son autorité tous les Berbères de l'Afrique septentrionale. Il réunit en conséquence ses meilleurs guerriers et, ayant laissé Zohéïr-ben-Kaïs, avec quelques troupes, à Kaïrouan, il donna le signal du départ. Avant de se mettre en route, il adressa à ceux qu'il laissait derrière lui, et notamment à ses fils, une allocution dans laquelle il déclara qu'il s'engageait à ne s'arrêter que lorsqu'il ne rencontrerait plus d'infidèles devant lui.
Le général conduisit les troupes vers l'Aourès, afin de réduire les populations zenètes qui, alliées aux Grecs, restaient dans l'indépendance. Il vint d'abord prendre position auprès de Bar'aï et livra aux indigènes un combat sanglant dans lequel ils eurent le désavantage; mais ceux-ci s'étant réfugiés dans la citadelle, Okba n'osa en entreprendre le siège. Il se dirigea vers Lambèse et eut à supporter une vigoureuse sortie des Berbères et des chrétiens, qui vinrent attaquer son camp et faillirent s'en rendre maîtres. Les Arabes parvinrent cependant à repousser l'ennemi; mais Okba renonça à courir les hasards de nouvelles luttes avec de tels adversaires. Il se dirigea vers le Zab, alors habité par de nombreuses tribus zenètes; dans les oasis se trouvaient aussi des populations chrétiennes et quelques soldats grecs. Après plusieurs combats, la victoire resta aux Musulmans, mais ces succès, chèrement achetés, n'avaient pas pour conséquence cette soumission générale qui était le but de l'expédition.
Okba, continuant néanmoins sa route, arriva devant Tiharet 322, où il trouva les Berbères réunis en grand nombre. Avec eux étaient quelques troupes grecques. Il les attaqua et les défit dans une sanglante bataille. De là, le général musulman conduisit son armée dans le Mag'reb extrême et, ayant traversé, sans rencontrer une grande opposition, la région maritime occupée par les Romara, parvint à Ceuta, le seul point qui, dans ces régions éloignées, reconnût encore l'autorité de Byzance. Le comte Julien, qui y commandait, entretenait des relations beaucoup plus fréquentes avec les Wisigoths d'Espagne qu'avec l'empereur. Il vint au devant d'Okba, lui fit bon accueil et lui donna des renseignements précis sur l'intérieur de la contrée. Il lui apprit qu'il ne trouverait plus de pays soumis aux chrétiens, mais que, dans les montagnes et les plaines du Mag'reb, vivaient de nombreuses populations berbères ne reconnaissant aucune autorité.
Muni de ces renseignements, Okba s'enfonça dans le cœur des montagnes marocaines, en passant par Oulili (l'emplacement de Fès). Les Berbères Masmouda et Zanaga qui habitaient ces localités lui opposèrent une vive résistance et il se trouva un moment cerné au milieu d'elles. Un secours qui lui fut envoyé par les Mag'raoua lui permit de se dégager, Reprenant l'offensive, il s'empara de Nefis, métropole des Masmouda, où il trouva un riche butin. Selon El-Bekri, il y construisit une mosquée. De là, il descendit vers le Sous, défit les Heskoura, Guezoula et Lamta de ces régions, et atteignit enfin le rivage de l'Océan. On rapporte qu'ayant fait entrer son cheval dans la mer, il prit Dieu à témoin qu'il avait accompli son serment, puisqu'il ne trouvait plus devant lui d'ennemi de sa religion à combattre 323.
Défaite de Tehouda. Mort d'Okba.--Les Musulmans reprirent alors le chemin de l'est, traînant à leur suite de nombreux esclaves et rapportant le butin fait dans cette belle campagne. Okba avait amené avec lui, dans le Mag'reb, Koçéïla et Dinar, et n'avait négligé aucune occasion de les mortifier. Un jour, il ordonna au prince berbère d'écorcher un mouton en sa présence; contraint de remplir ainsi le rôle d'un esclave, Koçéïla passait de temps en temps sa main ensanglantée sur sa barbe en regardant Okba d'une étrange façon. «Que signifie ce geste?» demanda le gouverneur. «Rien, répondit le Berbère, c'est que le sang fortifie la barbe!»
Les assistants expliquèrent à Okba qu'il fallait y voir une menace, et Dinar lui reprocha de traiter avec autant d'injustice un homme d'un rang élevé parmi les siens, lui prédisant qu'il pourrait bien s'en repentir. Mais Okba, gonflé d'orgueil par ses succès, voyant les populations indigènes s'ouvrir devant lui avec crainte, ne pouvait se croire menacé d'un danger immédiat; et cependant une vaste conspiration s'ourdissait autour de lui. Koçéïla avait pu envoyer des émissaires aux gens de sa tribu et à ses alliés, et tout était préparé pour la révolte.
Parvenu dans le Zab, Okba, qui considérait tout le Mag'reb comme soumis, renvoya son armée par détachements vers sa capitale. Quant à lui, ne conservant qu'un petit corps de cavalerie, il voulut reconnaître ces forteresses des environs de l'Aourès où il avait éprouvé une résistance inattendue, afin d'étudier les moyens de les réduire. Mais il avait compté sans la vengeance de Koçéïla. Parvenu à Tehouda, au nord-est de Biskra, le général qui, depuis quelque temps, était suivi par les Berbères, se trouva tout à coup face à face avec d'autres ennemis, commandés par des chefs chrétiens. La victoire, comme la fuite, était impossible, il ne restait aux Arabes qu'à mourir en braves. Ils s'y résolurent sans faiblesse et, ayant brisé les fourreaux de leurs épées, attendirent le choc de l'ennemi. Dinar, auquel la liberté avait été rendue et qui pouvait fuir, voulut partager le sort de ses compatriotes. Le combat ne fut pas long; enveloppés de toute part, les guerriers arabes furent bientôt anéantis; un très petit nombre fut fait prisonnier (683).
Ainsi périt au milieu de sa gloire Okba-ben-Nafa, le chef qui a le plus contribué à la conquête de l'Afrique par les Arabes, l'apôtre farouche de l'islamisme chez les Berbères. D'un caractère vindicatif, fanatique à l'excès, sanguinaire sans nécessité, il faisait suivre ses victoires de massacres inutiles. Son tombeau est encore un objet de vénération pour les fidèles et a donné son nom à l'oasis qui le renferme.
La Berbérie libre sous l'autorité de Koçéïla.--Un seul cri de guerre poussé par les indigènes accueillit la nouvelle du massacre de Tehouda. En un instant, tous les Berbères furent en armes, prêts à se ranger sous la bannière de Koçéïla, pour expulser leurs oppresseurs. Les débris des populations coloniales firent cause commune avec eux.
Zohéïr-ben-Kaïs essaya d'organiser la résistance, mais ses guerriers avaient perdu toute confiance et n'aspiraient qu'à rentrer en Orient. Force lui fut d'évacuer Kaïrouan; il alla, suivi d'une partie des habitants de cette ville, se réfugier à Barka. Bientôt Koçéïla, à la tête d'une foule immense, se présenta devant Kaïrouan dont les portes lui furent ouvertes par les habitants. Grâce aux ordres sévères donnés par le roi indigène, aucun pillage, aucun excès ne fut commis, rare exemple de modération que les Musulmans n'avaient pas donné et qu'ils se garderont bien d'imiter.
La Berbérie avait, en un jour, recouvré son indépendance. Koçéïla, reconnu par tous comme roi, établit le siège de son gouvernement dans ce Kaïrouan que les envahisseurs avaient construit pour une tout autre destination. Une alliance étroite fut cimentée entre lui et les chrétiens, qui reconnurent même son autorité. Quant aux Berbères, en reprenant leur liberté, ils s'étaient empressés de répudier le mahométisme, devenu pour eux le symbole de l'asservissement.
Pendant cinq années (de 683 à 688), Koçéïla régna sur le Mag'reb, avec une justice que ses ennemis mêmes durent reconnaître 324. La paix et la tranquillité étendirent pendant quelque temps leurs bienfaits dans ce pays désolé par la guerre; mais ce répit devait être de courte durée.
Nouvelles guerres civiles en Arabie.--La guerre civile, qui avait de nouveau éclaté en Orient, ne laissait pas aux Arabes le loisir de s'occuper de la Berbérie. Le khalife Yézid était entouré d'ennemis, ou plutôt de compétiteurs. Le premier qui leva l'étendard de la révolte fut El-Houcéïn, deuxième fils d'Ali. Il comptait sur l'appui des Arabes de l'Irak, mais il périt dans le combat de Kerbela (le 10 octobre 680). Abd-Allah, fils de Zobéïr, dont il a été déjà plusieurs fois question, avait été le promoteur de la révolte d'El-Houcéïn; il recueillit son héritage et sut gagner à sa cause un grand nombre d'Emigrés et de parents ou d'amis du prophète. La Mekke devint le centre de cette révolte; bientôt Médine fut entraînée dans la conjuration, et les Oméïades se virent expulsés de cette ville. Après avoir en vain essayé de traiter avec les rebelles, le khalife envoya dans le sud une armée qui rentra en possession de Médine; cette ville fut livrée au pillage et les habitants emmenés comme esclaves. Ainsi les Syriens trouvaient l'occasion d'assouvir leur haine contre les Défenseurs.
La Mekke, assiégée par l'armée du khalife, résistait avec vigueur, lorsque, le 10 novembre 683, Yezid cessa de vivre. A cette nouvelle, les assiégeants démoralisés levèrent le siège, le fils de Zobéïr prit alors le titre de khalife, reçut le serment des provinces méridionales, rentra en possession de Médine et envoya des gouverneurs en Irak et en Egypte.
Pendant ce temps, l'anarchie était à son comble en Syrie. Moaouïa, fils aîné de Yezid, semblait désigné pour être son successeur; mais aucune précaution n'avait été prise, et, conformément aux principes posés par Omar, le khalifat devait se transmettre par élection et non par hérédité. Une autre cause venait augmenter le trouble: Moaouïa étant petit-fils d'un kelbite, les kaïsites refusaient de le reconnaître, et ils ne tardèrent pas à se prononcer pour Abd-Allah-ben-Zobéïr.
Sur ces entrefaites, Moaouïa vint à mourir, et l'on vit les prétendants surgir de toute part et trouver toujours une tribu prête à les appuyer. Dahhak-ben-Kaïs avait été élu par les kaïsites, l'oméïade Merouan-ben-el-Hakem fut proclamé par les kelbites (juillet 684). Peu après, kelbites et kaïsites en vinrent aux mains dans la bataille dite de la Prairie, où Dahhak trouva la mort. Merouan était maître de la Syrie, et les kelbites triomphaient; la soumission de l'Egypte fut obtenue par lui peu après, mais, dans le Hedjaz, le fils de Zobéïr continuait à résister. Une armée de quatre mille hommes envoyée pour surprendre Médine fut taillée en pièces en avant de cette ville par Abd-Allah.
Merouan étant mort subitement, son fils Abd-el-Malek lui succéda. Il prenait le pouvoir dans des conditions particulièrement difficiles, car, en outre du puissant compétiteur contre lequel il avait à lutter, et de l'anarchie qui s'étendait partout, il avait à réduire deux redoutables ennemis, deux sectes religieuses sur lesquelles nous devons entrer dans quelques détails, en raison du rôle qu'elles sont appelées à jouer en Afrique.
Les Kharedjites et les Chiaïtes.--Nous avons indiqué précédemment dans quelles conditions le schisme des Kharedjites s'était formé. Se posant en réformateurs puritains, ne tenant aucun compte des motifs de rivalité qui divisaient les Arabes, ils considéraient ceux qui n'étaient pas de leur secte comme des infidèles, et étaient ainsi les ennemis de tous. On a vu avec quelle rigueur ils furent traités. Retirés dans l'Ahouaz, ils rompirent toutes relations avec les autres Arabes et, s'appuyant sur ce passage du Koran: «Seigneur, ne laisse subsister sur la terre aucune famille infidèle, car si tu en laissais, ils séduiraient tes serviteurs et n'enfanteraient que des impies et des incrédules!», ils décidèrent bientôt le massacre de tous les infidèles. Ils vinrent, en répandant des torrents de sang sur leur passage, assiéger Basra; la terreur que ces têtes rasées 325 inspiraient était si grande que les gens de Basra envoyèrent leur hommage au fils de Zobéïr, en implorant son secours.
L'autre secte, celle des Chiaïtes, avait été formée par les partisans d'Ali et de ses fils. Ils prétendaient que le khalife ne pouvait être pris que dans la descendance de Mahomet par sa fille Fatima (épouse d'Ali). Ils accordaient, du reste, au fondateur de l'islamisme des attributs divins et prêchaient la soumission absolue à ses paroles. C'était une secte essentiellement persane, se recrutant de préférence parmi les affranchis originaires de cette nation 326. «Nulle autre secte--dit encore l'auteur que nous citons--n'était aussi simple et crédule, nulle autre n'avait ce caractère d'obéissance passive». Leur chef Mokhtar arracha, par un hardi coup de main, Koufa au lieutenant de Ben-Zobéïr (686), puis il marcha contre les Syriens qui s'avançaient et les mit en déroute. Peu après, les Chiaïtes étaient défaits à leur tour par les troupes du fils de Zobéïr; c'était un grand service rendu à son compétiteur Abd-el-Malek. Celui-ci, ayant repris l'offensive contre les Chiaïtes, obtint sur eux quelques succès qui les décidèrent à traiter avec lui, et bientôt l'Irak reconnut son autorité.
Victoire de Zohéïr sur les Berbères. Mort de Kocéïla.--Malgré les difficultés auxquelles Abd-El-Malek avait à faire face, il ne cessait de tourner ses regards vers la Berbérie. Il recevait du reste des appels pressants du gouverneur de l'Egypte, auquel Zohéïr demandait des renforts pour reprendre l'offensive. Vers 688, un corps de plusieurs milliers d'Arabes lui fut envoyé, ainsi que des secours en argent. Zohéïr se mit alors en marche vers l'Ifrikiya. Kocéïla jugeant la position de Kaïrouan peu favorable pour la défense, s'était retiré à Mems, à l'est de Sebiba, près de la branche orientale de la Medjerda et y attendait, dans une position retranchée, l'attaque de l'ennemi; des contingents grecs et des colons latins étaient venus l'y rejoindre.
Zohéïr rentra, sans coup férir, en possession de Kaïrouan, puis, après avoir donné trois jours de repos à ses troupes, il marcha contre l'ennemi. La bataille fut longue et acharnée; mais les indigènes, ayant vu tomber Kocéïla et les principaux chefs chrétiens, commencèrent à plier. Les Musulmans redoublèrent alors d'ardeur et la victoire se décida pour eux. La déroute fut désastreuse. Poursuivis l'épée dans les reins, les Berbères se jetèrent en partie dans l'Aourès; les autres gagnèrent le Zab, où les Arabes les relancèrent. La tribu des Aoureba fut à peu près détruite; ses débris cherchèrent un refuge dans le Mag'reb central et se fixèrent dans les montagnes qui environnent Fès, où ils se fondirent parmi les autres Berbères. C'est un nom que nous n'aurons plus l'occasion de prononcer.
Zohéïr évacue l'Ifrikiya.--Zohéïr rétablit ainsi l'autorité arabe en Mag'reb; mais cette victoire était précaire, car le peuple indigène, malgré ses pertes, restait à peu près intact, et son hostilité n'attendait qu'une occasion pour se manifester. Le général arabe manquait de troupes pour compléter sa conquête et le khalife n'était certes pas en mesure de lui en envoyer. Il n'est donc pas surprenant que Zohéïr ait songé à la retraite; de plus, les auteurs nous le représentent comme un musulman fervent, n'ayant pas les qualités administratives nécessaires dans sa situation. Et puis, il était bien loin pour suivre les événements d'Orient; or, tous ces premiers conquérants avaient les yeux tournés vers l'est. El-Kairouani prétend que «Zohéïr ne tarda pas à reconnaître combien était lourd le fardeau dont il était chargé et craignit que son cœur ne se corrompît au sein de la puissance et de l'abondance dont il jouissait en Ifrikiya 327». Quoi qu'il en soit, il quitta Kaïrouan avec ses principaux guerriers. Parvenu à Barka, il se heurta contre une troupe de Grecs qui venaient de faire une descente et de ravager le pays. Il les attaqua aussitôt, malgré la supériorité de leur nombre, et périt avec toute son escorte (690).
Mort du fils de Zobéïr. Triomphe d'Abd-el-Malek.--Abd-el-Malek reçut la nouvelle du désastre d'Afrique alors qu'il était occupé à réduire les Chiaïtes. Après avoir traité avec eux et soumis l'Irak à son autorité, il ne pouvait encore se tourner vers l'Afrique, car il fallait, avant tout, vaincre son compétiteur Abd-Allah. Celui-ci se flattait que le khalife n'oserait pas assiéger La Mekke. Il se trompait. Bientôt l'armée syrienne, commandée par El-Hadjadj, parut sous les murs de la ville sainte et en commença l'investissement (692). Durant de longs mois, les assiégés résistèrent avec énergie à toutes les attaques et supportèrent les tourments de la famine. Le courage d'Abd-Allah était soutenu par sa mère, âgée de près de cent ans; lorsque tout moyen de résister fut épuisé, elle répondit stoïquement à son fils qui lui demandait ce qu'il lui restait à faire: «mourir!». Peu d'instants après, Abd-Allah, s'étant armé de pied en cap, vint dire un dernier adieu à sa mère; mais celle-ci, apercevant qu'il portait une cotte de maille, la lui fit enlever en disant: «Quand on est décidé à mourir, on n'a pas besoin de cela.» Le fils de Zohéïr, après avoir combattu bravement, tomba percé de coups; sa tête fut envoyée au khalife (oct. 692). Ainsi finit cette révolte qui durait depuis de longues années. Abd-el-Malek restait maître incontesté du khalifat, mais de quelles difficultés n'était-il pas environné? Les Kharedjites étaient toujours en insurrection et l'Irak sans cesse menacé. Plusieurs armées envoyées contre eux avaient subi de honteuses défaites, suivies de cruautés épouvantables, car la férocité de ces sectaires contre les païens s'accroissait avec les difficultés qu'ils rencontraient. Enfin El-Hadjadj, le vainqueur du fils de Zobéïr, fut chargé de réduire les rebelles et, après deux années de luttes, il parvint, grâce à son énergie, à les forcer de mettre bas les armes (696). Les Kelbites avaient contribué pour beaucoup au triomphe du khalife et faisaient valoir avec arrogance leurs services. Abd-el-Malek, irrité de leurs exigences, accorda toutes ses faveurs aux Kaïsites, et accabla d'humiliations leurs rivaux.
Situation de l'Afrique. La Kahéna.--Libre enfin, le khalife tourna ses regards vers l'Afrique et se disposa à tirer vengeance de la défaite et de la mort de son lieutenant.
Après la fuite des Arabes, la révolte s'était répandue de nouveau chez les Berbères: les Aoureba étaient détruits, et chaque tribu prétendait imposer son chef aux autres; de là des luttes interminables. Dans les derniers temps une sorte d'apaisement s'était produit et les indigènes de l'Ifrikiya avaient reconnu l'autorité d'une femme Dihia ou Damïa, fille de Tabeta, fils d'Enfak, reine des Djeraoua (Zénètes) de l'Aourès. Cette femme remarquable appartenait, dit El-Kaïrouani, à une des plus nobles familles berbères ayant régné en Afrique. «Elle avait trois fils, héritiers du commandement de la tribu et, comme elle les avait élevés sous ses yeux, elle les dirigeait à sa fantaisie et gouvernait, par leur intermédiaire, toute la tribu. Sachant par divination la tournure que chaque affaire importante devait prendre, elle avait fini par obtenir, pour elle-même, le commandement 328.» Cette prétendue faculté de divination fit donner à Dihia, par les Arabes, le surnom d'El-Kahéna, (la devineresse). Sa tribu était juive, ainsi que l'affirme Ibn-Khaldoun 329, et il est possible que ce nom de Kahéna, que les Musulmans lui appliquaient, avec un certain mépris, ait été, au contraire, parmi les siens, une qualité quasi-sacerdotale.
Les relations de la Kahéna avec Kocéïla et la part active qu'elle prit à la conspiration qui se dénoua à Tehouda, sont affirmées par les auteurs. Après la mort de Kocéïla, un grand nombre de Berbères se joignirent à elle, dans ses retraites fortifiées de l'Aourès. Ainsi le drapeau de l'indépendance berbère avait été relevé par une femme qui avait su rallier les forces éparses de ce peuple, calmer les rivalités et imposer son autorité même aux Grecs. La situation avait donc changé de face en Berbérie et les Arabes allaient en faire l'épreuve.
Expédition de Haçane en Mag'reb. Victoire de La Kahéna.--En 696, le khalife ayant réuni une armée de quarante mille hommes en confia le commandement à Haçane-ben-Nomane, le Ghassanide, et l'envoya en Egypte, où son autorité était encore méconnue en maints endroits. L'année suivante, il lui expédia l'ordre de marcher sur le Mag'reb. «Je te laisse les mains libres, lui écrivit-il, puise dans les trésors de l'Egypte et distribue des gratifications à tes compagnons et à ceux qui se joindront à toi. Ensuite, va faire la guerre sainte en Ifrikiya et que la bénédiction de Dieu soit avec toi 330.»
Parvenu en Mag'reb avec son immense armée, Haçane entra à Kaïrouan, dont la possession ne lui fut pas disputée; puis il alla attaquer et enlever Karthage. Les habitants eurent en partie le temps de se réfugier sur leurs navires et de gagner les îles de la Méditerranée. Quant aux troupes grecques, elles essayèrent de se rallier à Satfoura, près de Benzert, mais ce fut pour essuyer un véritable désastre. Sur ces entrefaites, une flotte byzantine, envoyée de Constantinople, sous le commandement du patrice Jean, aborda à Karthage. Appuyés par les indigènes et des aventuriers de toute race, les Grecs rentrèrent facilement en possession de cette ville.
Mais aussitôt le khalife équipa et expédia une flotte considérable qui ne tarda pas à arriver en Afrique; en même temps Haçane revenait mettre le siège devant Karthage. Ces deux forces combinées eurent facilement raison des chrétiens, dont les débris se rembarquèrent et regagnèrent l'Orient (698). Ce fut la dernière tentative de l'empire pour conserver sa colonie africaine. Dès lors les chrétiens restés en Ifrikiya se virent forcés d'unir intimement leur sort à celui des indigènes. Après ces campagnes, Haçane dut se retirer à Kaïrouan, pour donner quelque repos à ses troupes et se reformer avant d'entreprendre l'expédition de l'Aourès.
Pendant ce temps, la Kahéna se préparait activement à la lutte en appelant aux armes les Berbères et en enflammant leur courage. Ayant appris que Haçane s'était mis en marche, elle descendit de ses montagnes et alla détruire les remparts de Bar'aï, soit pour que le général arabe ne s'attardât pas à en faire le siège et vînt directement attaquer les Berbères dans le terrain qu'elle avait choisi, soit pour qu'il ne pût s'appuyer sur aucun retranchement, s'il était parvenu à l'enlever.
Haçane marchant directement contre son ennemi lui livra bataille sur les bords de l'Ouad-Nini, près de Bar'aï 331. Au point du jour on en vint aux mains. L'avant-garde berbère, commandée par un ancien général de Kocéïla, obtint les premiers succès et, après une lutte acharnée, les Arabes furent enfoncés de toutes parts et mis en pleine déroute. Haçane, avec les débris de ses troupes, prit la fuite vers l'est, poursuivi l'épée dans les reins jusqu'à Gabès: il ne s'arrêta que dans la province de Barka, où il s'établit dans des postes retranchés qui reçurent son nom: Koçour Haçane.
La Kahéna reine des Berbères. Ses destructions.--Les Arabes avaient laissé sur le champ de bataille un grand nombre d'entre eux; de plus, quatre-vingts prisonniers, presque tous nobles, étaient aux mains des vainqueurs. La Kahéna les traita avec bonté et les mit en liberté, à l'exception d'un seul, Khaled, fils de Yézid, de la tribu de Kaïs, jeune homme d'une grande beauté, qu'elle combla de présents et qu'elle adopta en faisant le simulacre de l'allaiter, coutume qui, selon le Baïan, consacrait l'adoption chez les Berbères. Nous verrons plus loin de quelle façon Khaled reconnut ces procédés. Ainsi, pour la deuxième fois, les sauvages Berbères donnaient une leçon d'humanité à ceux qui se présentaient comme les apôtres du vrai Dieu et qui n'employaient d'autres moyens que la violence, le meurtre et la dévastation.
L'Ifrikiya et même, s'il faut en croire les auteurs arabes, tout le Mag'reb, reconnurent alors l'autorité de la Kahéna. De quelle façon exerça-t-elle le pouvoir suprême? D'après un passage d'En-Nouéïri, la Kahéna aurait tyrannisé les Berbères. Il est certain que, prévoyant le retour des Arabes, elle chercha à les éloigner en faisant le vide devant eux. «Les Arabes veulent s'emparer des villes, de l'or et de l'argent, tandis que nous, nous ne désirons posséder que des champs pour la culture et le pâturage. Je pense donc qu'il n'y a qu'un plan à suivre: c'est de ruiner le pays pour les décourager 332.» Tel fut son raisonnement et, passant aussitôt à l'exécution, elle envoya des agents dans toutes les directions, ruiner les villes, renverser les édifices, détruire et incendier les jardins. De Tunis à Tanger, le pays qui, au dire des auteurs, n'était qu'une succession de bosquets, fut transformé en désert.
Ce sacrifice était héroïque. Il a été pratiqué plus d'une fois par des patriotes préférant leur propre ruine à la servitude; mais les Berbères n'ont jamais su sacrifier au salut de la patrie leurs intérêts immédiats. Et puis, il y avait, dans la rigueur de cette mesure, comme une sorte de vengeance du nomade habitant des hauts plateaux dénudés, contre les gens du littoral établis dans les campagnes ombragées et fraîches. Rien ne pouvait être plus sensible à ces petits cultivateurs que de voir disparaître en un jour, avec leur fortune, le fruit d'efforts séculaires. Aussi furent-ils profondément irrités et se détachèrent-ils de la Kahéna.
Défaite et mort de la Kahéna.--Après sa retraite, Haçane était resté à Barka, où il avait reçu du khalife l'ordre d'attendre des renforts. Mais le Khoraçan venait de se mettre en révolte (700); un Kaïsite du nom de Abd-er-Rahman s'était fait proclamer khalife et bientôt Basra et Koufa étaient tombées aux mains des rebelles. En 703, Abd-er-Rahman ayant été tué, la révolte ne tarda pas à être apaisée et le khalife put s'occuper du Mag'reb.
Haçane, après avoir reçu des renforts et de l'argent, se mit en marche, parfaitement renseigné sur la situation en Berbérie par les nouvelles que lui faisait parvenir l'Arabe Khaled, fils adoptif de la Kahéna, au moyen d'émissaires secrets.
A l'approche de l'ennemi, la Kahéna ne se fit pas d'illusion sur le sort qui l'attendait, et l'on ne manqua pas d'attribuer à des pratiques divinatoires ce que sa perspicacité lui faisait entrevoir.
Ayant réuni ses fils, elle leur dit: «Je sais que ma fin approche; lorsque je regarde l'Orient, j'éprouve à la tête des battements qui m'en avertissent 333»; elle leur ordonna de faire leur soumission au général arabe et de se mettre à son service, ce qui semble indiquer une intention de se venger des Berbères, dont la lâcheté allait causer sa perte. On insistait autour d'elle pour qu'elle prît la fuite, mais elle repousssa avec indignation ce conseil. «Celle qui a commandé aux chrétiens, aux Arabes et aux Berbères, dit-elle, doit savoir mourir en reine!»
Dans quelle localité la Kahéna attendit-elle le choc des Arabes? S'il faut en croire El-Bekri, elle se serait retranchée dans le château d'El-Djem, qui aurait été appelé pour cela Kasr-el-Kahena; mais il est plus probable qu'elle se retira dans l'Aourès, car il résulte de l'étude comparée des auteurs que Haçane marcha directement vers cette montagne, en passant par Gabès, Gafça et le pays de Kastiliya. Quand il fut proche du campement de la reine berbère, il vit venir au devant de lui les deux fils de celle-ci, accompagnés de l'Arabe Khaled. Les deux chefs indigènes furent conduits par son ordre à l'arrière-garde; quant à Khaled, il reçut le commandement d'un corps d'attaque.
La bataille fut longue et acharnée et, pendant un instant, le succès parut se prononcer pour les Berbères; mais, dit En-Nouéïri, Dieu vint au secours des Musulmans, qui finirent par remporter la victoire. La Kahéna y périt glorieusement. Selon une autre version, elle aurait été entraînée dans la déroute et atteinte par les Arabes dans une localité qui fut appelée en commémoration Bir-el-Kahéna. Sa tête fut envoyée à Abd-el-Malek 334. Telle fut la fin de cette femme remarquable, et l'on peut dire qu'avec elle tomba l'indépendance berbère 335.
Conquête et organisation de L'Ifrikiya par Haçane.--Après la défaite de leur reine, les Berbères de cette région se soumirent en masse au vainqueur et acceptèrent l'islamisme. Ils fournirent à Haçane un corps de douze mille auxiliaires à la tête desquels les fils de la Kahéna furent placés. Grâce à ce renfort, le général arabe put compléter sa victoire en réduisant les autres centres de résistance où les Grecs, aidés des indigènes, tenaient encore; puis il rentra à Kaïrouan. Il s'occupa alors de régler les détails de l'administration, et notamment de la fixation de l'impôt foncier (kharadj), auquel il soumit les populations berbères et celles d'origine chrétienne 336.
Ce fut, sans doute, vers cette époque qu'il établit à Tunis une colonie de mille familles coptes venues d'Egypte 337. Mais c'est en vain que Haçane s'était mérité le surnom de «vieillard intègre». Les grandes richesses rapportées de ses expéditions, et conservées par lui pour le khalife, faisaient des envieux et bientôt il se vit dépossédé de son commandement par le gouverneur de l'Egypte et reçut l'ordre de se rendre en Orient. Il partit en emportant tout ce butin qui avait servi de prétexte à sa révocation et dont on le dépouilla à son passage en Egypte. Mais il avait su conserver ce qu'il possédait de plus précieux et put enfin le remettre au khalife, en se justifiant de toute inculpation. On voulut lui restituer son commandement, mais il protesta qu'il ne servirait plus la dynastie oméïade.
Mouça-ben-Nocéïr achève la conquête de la Berbérie.--En 705, Mouça-ben-Nocéïr arriva à Kaïrouan avec le titre de gouverneur de l'Ifrikiya. Cette province releva directement du khalifat et fut dès lors indépendante de l'Egypte. Il trouva un commencement d'organisation en Ifrikiya, mais dans les deux Mag'reb l'anarchie était à son comble: les tribus berbères étaient toutes en lutte les unes contre les autres. Les Mag'raoua en profitaient pour s'étendre au nord et à l'ouest, au détriment des Sanhadja. «Conquérir l'Afrique est chose impossible, avait écrit le précédent gouverneur au khalife; à peine une tribu berbère est-elle exterminée, qu'une autre vient prendre sa place 338.» Le Mag'reb était couvert de ruines et changé en solitude.
Les détails fournis par les auteurs arabes sur les premiers actes du gouvernement de Mouça sont contradictoires. Il paraît probable qu'il commença par rétablir la tranquillité dans l'Ifrikiya et le Mag'reb central, au moyen d'expéditions dans lesquelles il déploya la plus grande rigueur. En même temps il s'appliquait à former de bonnes troupes indigènes et à organiser une flotte au moyen de laquelle il pût piller les îles de la Méditerranée. Cela fait, il entreprit une campagne dans l'ouest, où les Berbères n'avaient pas revu d'Arabes depuis Okba; aussi avaient-ils repris leur liberté et répudié le culte musulman. Il infligea d'abord une défaite aux R'omara, mais, parvenu à Ceuta, il trouva cette ville en état de défense, sous le commandement du comte Julien, et essaya en vain de la réduire. Il fit dés razzias aux environs, espérant affamer la place; mais Julien recevait par mer des vivres d'Espagne, et chaque fois qu'il se mesurait avec les Musulmans leur faisait éprouver de rudes échecs 339. Abandonnant ce siège, Mouça pénétra au cœur de l'Atlas et attaqua et réduisit les tribus masmoudiennes. Après s'être avancé jusqu'au Sous, il traversa le pays de Derâ et porta ses armes victorieuses jusqu'aux oasis de Sidjilmassa 340. Ayant soumis toutes ces contrées et exigé des otages de chaque tribu, il revint vers Tanger et s'empara de cette ville.
Le gouverneur plaça à Tanger un berbère converti du nom de Tarik, auquel il laissa un corps nombreux de cavaliers indigènes. Vingt-sept Arabes restèrent également dans la contrée pour instruire les Berbères dans la religion musulmane. Vers 708, le gouverneur rentra à Kaïrouan en rapportant un butin considérable dont le quint fut envoyé au khalife. Il s'occupa avec activité des intérêts de la religion. «Toutes les anciennes églises des chrétiens furent transformées en mosquées», dit l'auteur du Baïan. La conquête de l'Afrique septentrionale était terminée; mais ce théâtre n'était déjà plus assez vaste pour les Arabes; ils allaient reporter sur l'Europe leur ardeur et faire trembler la chrétienté dans ses fondements. Déjà, depuis quelques années, ils exécutaient d'audacieuses courses sur mer et portaient la dévastation sur les rivages de la Sicile, de la Sardaigne et des Baléares.
Ainsi, en un peu plus de cinquante ans, fut consommé l'asservissement du peuple berbère aux Arabes, et l'Afrique devint musulmane. Mais, si la Berbérie avait changé de maîtres, aucun élément nouveau de population n'y avait été introduit. Le gouverneur arabe de Kaïrouan remplaçait le patrice byzantin de Karthage. De petites garnisons laissées dans les postes importants, des missionnaires parcourant les tribus pour répandre l'islamisme, ce fut à quoi se borna l'occupation. Le Mag'reb, tout en se laissant extérieurement arabiser, demeura purement berbère. La faiblesse de l'occupation, qui ne fut pas complétée par une immigration coloniale, devait permettre aux indigènes de se débarrasser bientôt de la domination du khalifat.
CHAPITRE III
CONQUÊTE DE L'ESPAGNE.--RÉVOLTE KHAREDJITE
709--750
Le comte Julien pousse les Arabes à la conquête de l'Espagne.--Conquête de l'Espagne par Tarik et Mouça. Destitution de Mouça.--Situation de l'Afrique et de l'Espagne.--Gouvernement de Mohammed-ben-Yezid.--Gouvernement d'Ismaïl-ben-Abd-Allah.--Gouvernement de Yezid-ben-Abou-Moslem; il est assassiné.--Gouvernement d'Obéïd-Allah-ben-El-Habhab.--Gouvernement de Bichr-ben-Safouane.--Incursions des Musulmans en Gaule; bataille de Poitiers.--Despotisme et exactions des Arabes.--Révolte de Meicera, soulèvement général des Berbères.--Défaite de Koltoum à l'Ouad-Sebou.--Victoires de Hendhala sur les Kharedjites.--Révolte de l'Espagne; les Syriens y sont transportés.--Abd-er-Rahman-ben-Habib usurpe le gouvernement de l'Ifrikiya.--Chute de la dynastie oméïade: établissement de la dynastie abbasside.
Le comte Julien pousse les Arabes à la conquête de l'Espagne.--Si toute résistance ouverte avait cessé en Afrique, le pays ne pouvait cependant pas être considéré comme soumis d'une façon définitive. Les Berbères étaient plutôt épuisés que domptés, et l'on devait s'attendre à de nouvelles révoltes, aussitôt qu'ils auraient eu le temps de reprendre haleine. Un événement inattendu vint en ajourner l'explosion, en fournissant un aliment aux forces actives berbères.
En 709, Wiltiza, roi des Goths d'Espagne, étant mort, un de ses guerriers, nommé Roderik, s'empara du pouvoir, ou peut-être y fut porté par acclamation, au détriment des fils de son prédécesseur, nommés Sisebert et Oppas 341. Ceux-ci vinrent à Ceuta demander asile au comte Julien et furent rejoints en Afrique par les partisans de la famille spoliée. Peut-être faut-il ajouter à cela la tradition d'après laquelle une fille de Julien, qui se trouvait à la cour des rois goths, aurait été outragée par Roderik. Toujours est-il que Julien devint l'ennemi le plus acharné de cette dynastie et ne songea qu'à tirer de son chef la plus éclatante vengeance. Entré en relations avec Tarik, gouverneur de Tanger, il ouvrit à ce Berbère son petit royaume et le poussa à envahir l'Espagne, lui offrant de lui servir de guide et lui donnant des renseignements précieux sur l'intérieur du pays.
Le khalife Abd-el-Malek était mort et avait été remplacé par son fils El-Oualid, en 705. Mouça ne pouvait se lancer dans une entreprise telle que la conquête de l'Espagne, sans lui demander son assentiment; mais le khalife voulut avant tout qu'on reconnût bien les lieux. «Faites explorer l'Espagne par des troupes légères, mais gardez-vous d'exposer les Musulmans aux périls d'une mer orageuse,» telles furent ses instructions. En conséquence, Mouça chargea un de ses clients nommé Tarif d'aller faire une reconnaissance, et lui confia dans ce but quatre cents hommes et cent chevaux 342. Ayant abordé à l'île qui reçut son nom (Tarifa), ce général occupa Algésiras et reconnut que sa baie était fort propice à un débarquement. Il rentra en Afrique avec un riche butin et de belles captives (710).
Conquête de l'Espagne par Tarik et Mouça.--Le khalife ayant alors autorisé l'expédition, on établit un camp près de Tanger et bientôt une armée de sept ou huit mille Berbères convertis, avec trois cents Arabes 343 comme chefs, s'y trouva concentrée. En mai 711, l'armée traversa le détroit, au moyen de quatre navires fournis sans doute par Julien, et aborda au pied du mont Calpé, qui fut appelé du nom du chef de l'expédition Djebel Tarik. Ce général reçut encore un renfort de cinq mille Berbères, puis, ayant brûlé ses vaisseaux, il pénétra dans l'intérieur du pays, guidé par le comte Julien.
Roderik était occupé à combattre les Basques, dans le nord de son royaume. En apprenant l'invasion des Arabes, il réunit des forces s'élevant, dit-on, à cent mille hommes, et marcha contre les ennemis. La rencontre eut lieu en un endroit appelé par certains auteurs arabes Ouad-Bekka 344, et les ennemis en vinrent aux mains le 17 juillet. Pendant huit ou neuf jours consécutifs, il y eut une suite de combats, mais les ailes de l'armée des Visigoths ayant lâché pied, le centre, où se trouvait le roi, eut à supporter tout l'effort des Musulmans. Roderik mourut en combattant et son armée se débanda. D'après la chronique que nous avons plusieurs fois citée, le roi goth aurait confié le commandement des deux ailes de son armée aux fils de Wittiza, réconciliés avec lui; mais ceux-ci, pour se venger de l'usurpateur, l'auraient trahi en entraînant les troupes confiées à leurs ordres 345.
Note 344: (retour) D'autres ont écrit ouad Leka, et cette rivière a été assimilée au Guadalete. Mais Dozy a établi qu'il faut adopter Ouad-Bekka, contrée qui se trouve à une lieue au nord de l'embouchure du Barbate, non loin du cap Trafalgar, entre Vejer de la Frontera et Cornil.» (Recherches sur l'histoire de l'Espagne, t. I, p. 314 et suiv.).
Les chrétiens, s'étant ralliés auprès d'Ejiça, y essuyèrent une nouvelle défaite. Ce double succès mit fin à l'empire des Goths et ouvrit l'Espagne aux Musulmans.
Tarik, sans tenir compte des ordres de Mouça qui lui avait fait dire de l'attendre, continua sa marche victorieuse sur Tolède, alors capitale de l'Espagne, tandis que trois corps détachés allaient prendre possession de Grenade, de Malaga et d'Elvira. S'étant rendu maître de Tolède, il y réunit toutes ses prises, qui étaient considérables, pour les remettre au gouverneur de l'Afrique. Lorsqu'une ville était enlevée, les Musulmans armaient les Juifs s'y trouvant et les chargeaient de la défendre; puis ils continuaient leur route 346.
Mouça avait appris avec une vive jalousie les succès de son lieutenant, et il s'était décidé aussitôt, malgré son grand âge, à se rendre en Espagne. C'était un homme de très basse extraction, dominé par la soif de l'or, et cette passion n'avait pas été sans lui attirer de graves affaires. Ayant réuni une armée de quinze à dix-huit mille guerriers, tant arabes que berbères, il partit pour l'Espagne, en laissant l'Ifrikiya sous le commandement de son fils Abd-Allah et débarqua à Algésiras pendant le mois de ramadan 93 (juin-juillet 712). Au lieu de traverser les pays conquis par Tarik, Mouça voulut suivre une nouvelle voie et conquérir aussi des lauriers; des chrétiens lui servirent, dit-on, de guides. Carmona et Séville tombèrent en son pouvoir, mais il fut arrêté par Mérida 347, ville somptueuse qui contenait un nombre considérable d'habitants, et dont il dut entreprendre un siège régulier. Ce ne fut qu'en juin 713 qu'il parvint à se rendre maître de Mérida, après une résistance héroïque des assiégés.
Sur ces entrefaites, Mouça, s'étant rendu à Tolède, se rencontra auprès de cette ville avec Tarik. Il avait conçu contre celui-ci une violente jalousie qui s'était transformée en haine ardente; aussi, bien que son lieutenant se présentât avec l'attitude la plus respectueuse, il l'accabla d'injures et de reproches et, dans sa violence, alla jusqu'à le frapper au visage; puis il le fit jeter dans les fers et aurait ordonné sa mort, si des officiers ne s'étaient interposés. Cette conduite souleva contre lui une véritable réprobation, dont l'expression fut portée au khalife 348.
Destitution de Mouça.--Tandis que les Berbères, conduits par les Arabes, conquéraient l'Espagne au khalifat, les armées musulmanes s'emparaient de Samarkand, et s'avançaient victorieuses vers l'est, à travers l'Inde, jusqu'à l'Himalaya. L'histoire n'offre peut-être pas d'autre exemple de succès aussi grands dans un règne aussi court que celui d'El-Oualid. Mais ce prince n'entendait pas partager sa puissance avec ses généraux, et il trouvait que les contrées sur lesquelles s'étendait l'autorité de Mouça étaient bien grandes. Aussi, saisit-il avec empressement l'occasion fournie par l'odieuse conduite de son lieutenant, pour lui intimer l'ordre de se présenter devant lui.
Mouça, qui venait de s'avancer en vainqueur jusqu'aux Pyrénées, ne voulut pas croire qu'on le rappelait et il fallut qu'un nouvel émissaire vint prendre par la bride sa monture, pour le décider à s'arrêter. Le gouverneur, laissant, en Espagne, le commandement à son fils Abd-el-Aziz, rentra à Kaïrouan pour se préparer au départ. Son troisième fils, Abd-el-Malek, fut placé à Ceuta, afin de commander le détroit. En 715, Mouça partit pour l'Orient, emportant un butin considérable, enlevé aux palais et aux églises de la péninsule. A sa suite marchaient enchaînées trente mille esclaves chrétiennes 349. Ces riches présents ne purent désarmer la colère du khalife qui l'accabla de reproches et le frappa d'une forte amende. Peu de jours après, El-Oualid cessait de vivre et était remplacé par son frère Soléïman. C'était la chute des kaïsites; mais Mouça, bien que kelbite, n'en profita pas et resta dans l'ombre jusqu'à sa mort.
Situation de l'Afrique et de l'Espagne.--Cependant, en Afrique, les Berbères continuaient à se jeter en foule sur l'Espagne. La vue des prises rapportées par Mouça avait enflammé leur cupidité et redoublé l'ardeur des néophytes. Aussitôt qu'un groupe était prêt, on l'envoyait à la guerre sainte, et ce courant ininterrompu permettait de se porter en avant, car les premiers arrivés s'étaient établis dans le territoire conquis. Les Arabes, profitant de la conquête faite par les Berbères, avaient commencé par garder pour eux la fertile Andalousie. Quant aux Africains, on les avait relégués dans les plaines arides de la Manche et de l'Estramadure, dans les âpres montagnes de Léon, de Galice, d'Asturie, où il fallait escarmoucher sans cesse contre les chrétiens mal domptés 350. Les Musulmans, poussés par derrière par les arrivées incessantes, n'allaient pas tarder à franchir les Pyrénées. Des chefs arabes les conduisaient au pillage de la chrétienté.
Mouça avait partagé entre ses guerriers les terres et le butin conquis par les armes, en réservant toutefois le cinquième pour le prince. Les terres ainsi réservées formèrent le domaine public et furent cultivées par des indigènes, chrétiens ou convertis, qui reçurent comme salaire le cinquième des récoltes, en raison de quoi ils furent appelés khemmas. Dans les localités où les populations s'étaient soumises en vertu de traités, les chrétiens conservèrent leurs terres et leurs arbres, à charge de payer un impôt foncier. Du reste, un grand nombre de chrétiens embrassèrent l'islamisme, soit pour conserver leurs biens, soit pour échapper aux mauvais traitements. Selon une chronique latine, ces apostats répondaient aux reproches de leurs prêtres: «Si le catholicisme était la vraie religion, pourquoi Dieu aurait-il livré notre pays, qui pourtant était chrétien, aux sectateurs d'un faux prophète? Pourquoi les miracles que vous nous racontez ne se sont-ils pas renouvelés, alors qu'ils auraient pu sauver notre patrie?» 351.
Note 351: (retour) Dozy, Recherches sur l'hist. de l'Espagne, t. I, p. 19 et passim.Abd-el-Aziz, en Espagne, avait continué à étendre les conquêtes des Musulmans. Séduit par les charmes de la belle Egilone, veuve de Roderik, il l'avait épousée, bien qu'elle fût chrétienne. Il vivait en roi à Séville, nouvelle capitale du pays, et traitait les populations chrétiennes avec une grande douceur. Cette bienveillance La loi musulmane dispose que tous les biens mobiliers ou immobiliers conquis les armes à la main appartiennent aux vainqueurs, déduction faite du cinquième revenant au prince. Les terres appartiennent au prince seul, lorsqu'elles sont acquises par traité ou échange. Les Infidèles peuvent acheter la faveur de continuer à les exploiter, en payant la Djazia (tribut). Ceux qui occupent les terres conquises sont frappés d'un cens déterminé, appelé Kharadj. L'infidèle se débarrasse de ces charges en devenant musulman. Le cinquième prélevé sur les dépouilles doit être employé par le prince en dépenses d'intérêt général.
Voir Institutions du droit musulman relatives à la guerre sainte, par Reland, trad. Solvet (Alger, 1838), et Koran, sour. 8, v. 42.
irritait, le fanatisme des Musulmans, qui l'attribuaient à l'influence d'Egilone, et les ennemis du gouverneur répétaient qu'il était sur le point d'abandonner l'islamisme et de se déclarer roi indépendant.
Gouvernement de Mohammed-ben-Yezid.--Cependant le khalife Soléïman, après avoir cherché un homme digne de sa confiance, nomma comme gouverneur de l'Ifrikiya Mohammed-ben-Yezid, et le chargea de réclamer aux fils de Mouça des sommes considérables, sous le prétexte que leur père ne s'était pas acquitté des amendes à lui imposées. Dès son arrivée en Afrique, le nouveau gouverneur fit arrêter Abd-Allah et Abd-el-Malek et les tint dans une étroite captivité; El-Kairouani prétend même qu'ils furent mis à mort.
Ces procédés n'étaient pas faits pour rattacher Abd-el-Aziz au khalife. On dit qu'il rompit entièrement avec lui. Ne pouvant songer à l'attaquer ouvertement, Soléïman écrivit secrètement à El-Habib-ben-Abou-Obéïda, petit-fils du grand Okba, qui se trouvait en Espagne, et le chargea de le débarrasser de ce compétiteur par l'assassinat. Une conspiration s'ourdit autour d'Abd-el-Aziz et les conjurés le mirent à mort en pleine mosquée, pendant qu'il prononçait la prière du vendredi. Sa tête fut envoyée au khalife 352 (août-septembre 715). Le commandement de l'Espagne resta quelque temps entre les mains d'un neveu de Mouça-ben-Nocéïr, nommé Ayoub; peu après, Mohammed-ben-Yezid, qui avait pris en mains l'administration de toutes les conquêtes de l'ouest, envoya comme lieutenant dans la péninsule, El-Horr-ben-Abd-er-Rahman.
Gouvernement d'Ismaïl-ben-Abd-Allah.--En octobre 717, le khalife Soléïman, étant mort, fut remplacé par Omar II. Peu après, Mohammed-ben-Yezid était rappelé et Ismaïl-ben-Abd-Allah, petit fils d'Abou-el-Mehadjer, venait prendre le commandement du Mag'reb. Il arriva avec l'ordre d'appliquer tous ses soins à achever la conversion des Berbères. Il paraît même que le khalife adressa aux indigènes du Mag'reb un manifeste qui fut répandu dans toute la contrée et qui eut pour conséquence d'entraîner un grand nombre de conversions 353. Des missionnaires envoyés dans les régions reculées furent chargés d'éclairer les néophytes sur la pratique et les obligations de leur nouveau culte, car ils étaient fort ignorants sur ces matières; on obtint des résultats réels.
Jusqu'alors un certain nombre de Grecs et d'indigènes chrétiens avaient pu, ainsi que nous l'avons dit, continuer à résider dans leurs territoires et à pratiquer leur culte, en payant la capitation. Mais, soit que les ordres du khalife n'aient plus autorisé cette tolérance, soit que les prêtres jacobites d'Alexandrie aient entretenu des intrigues parmi ces populations, en les poussant à la révolte, ainsi que l'affirme El-Kaïrouani 354, les privilèges accordés aux chrétiens leur furent retirés, et ils durent se convertir ou émigrer.
Ces mesures de coercition commencèrent à amener de la fermentation chez les Berbères qui étaient travaillés depuis quelque temps par des réfugiés kharedjites.
En Espagne, où Es-Samah avait remplacé El-Horr, les Musulmans avaient achevé la conquête des pays et commençaient à se lancer dans les défilés des Pyrénées.
Gouvernement de Yezid-ben-Abou-Moslem. Il est assassiné.--Le règne d'Omar II ne fut pas plus long que celui de son prédécesseur. En février 720, ce prince mourait et Yezid II lui succédait. Avec ce khalife, le parti kaïsite revenait au pouvoir. Yezid-ben-Abou-Moslem, affranchi d'El-Hadjadj, fut retiré de la prison où il avait été détenu pendant les règnes précédents, et nommé au gouvernement du Mag'reb. Ce chef, qui, étant vizir de Syrie, avait traité avec une grande rigueur les populations de cette contrée, pensa qu'il pourrait agir de même à l'égard des Berbères. Il commença à mettre en pratique tout un système de vexations contre eux et voulut leur imposer, en outre des autres charges, la capitation. Les indigènes protestèrent, déclarant qu'ils étaient Musulmans et, par conséquent, affranchis de cette charge; mais leur doléances furent brutalement repoussées. Le gouverneur s'était entouré d'une garde berbère et il comptait s'assurer, par des faveurs, sa fidélité. Ayant voulu imposer à ses soldats l'obligation de porter des inscriptions tatouées sur les mains 355, selon l'usage des Grecs, les gardes, irrités de ce qu'ils considéraient comme une humiliation, assassinèrent le gouverneur pendant qu'il faisait la prière du soir, dans la mosquée. Les Berbères écrivirent alors au khalife pour protester de leur dévouement et demander qu'on leur rendît leur ancien gouverneur Mohammed-ben-Yezid. Peut-être celui exerça-t-il, durant quelques jours, le pouvoir.
Pendant ce temps, les Musulmans d'Espagne, sous la conduite de leur gouverneur Es-Samah 356, avaient fait une expédition dans les Gaules. Parvenus sous les murs de Toulouse, ils se heurtèrent contre Eude, duc d'Aquitaine, et essuyèrent une défaite dans laquelle presque tous les guerriers restèrent sur le champ de bataille. Abd-er-Rahman-ben-Abd-Allah ramena en Espagne les restes de l'armée (721). Dans la Galice, un noyau de résistance nationale s'était formé, à la voix de Pélage, qui avait été proclamé roi par ses compatriotes.
Gouvernement de Bichr-ben-Safouane.--Sur ces entrefaites, le khalife ayant nommé au gouvernement de l'Afrique Bichr-ben-Safouane de la tribu de Kelb, ce général arriva à Kaïrouan et un de ses premiers actes fut d'envoyer en Espagne Anbaça le kelbite, avec mission de relever les armes musulmanes, et surtout d'augmenter le tribut fourni au khalifat par cette province (721). Pour obtenir ce résultat, le gouverneur ne trouva rien de mieux que de faire payer aux chrétiens un double impôt 357.
Après avoir apaisé les séditions qui s'étaient produites sur différents points de la Berbérie, Bichr alla en Orient présenter ses hommages et ses présents au nouveau khalife Hicham, qui avait remplacé son frère Yezid II, mort en 724. Confirmé dans ses fonctions, le gouverneur revint à Kaïrouan. Peu après, Anbaça étant mort, il nomma à sa place Yahïa-ben-Selama le kelbite. Cet officier s'attacha à faire restituer aux chrétiens les biens qui leur avaient été enlevés par son prédécesseur.
Eh 727, Bichr fit une expédition en Sicile et revint chargé de butin. Quelques mois après, le gouverneur cessait de vivre; avant de mourir, il avait désigné pour lui succéder un de ses compatriotes, espérant que le khalife ratifierait son choix; mais il n'en fut pas ainsi et le kelbite se disposa à résister, même par les armes, au nouveau chef.
Gouvernement de Obéïda-ben-Abd-er-Rahman.--Hicham, qui depuis le commencement de son règne avait favorisé les Yéménites, sembla, à partir de ce moment, faire pencher la balance pour leurs rivaux. Ce fut ainsi qu'il nomma au gouvernement de l'Afrique un kaïsite nommé Obeïda-ben-Abd-er-Rahman. Cet officier, prévenu des dispositions hostiles de la population de Kaïrouan, arriva à l'improviste devant cette ville, à la tête d'une troupe de gens de sa tribu, et s'en empara par surprise. «Il sévit contre les kelbites, avec une cruauté sans égale. Après les avoir fait jeter dans les cachots, il les mit à la torture et, afin de contenter la cupidité de son souverain, il leur extorqua des sommes énormes 358.»
L'influence des kelbites avait, jusqu'alors, régné à peu près sans conteste en Espagne. Obéïda envoya dans la péninsule plusieurs officiers qui ne purent parvenir à se faire accepter. Enfin, en 729, le kaïsite Haïtham-ben-Obéïd arriva en Espagne avec des forces suffisantes et se fit l'exécuteur de toutes les haines de sa tribu: quiconque avait un nom ou une fortune fut livré au supplice, et le pays gémit pendant près d'un an sous la tyrannie la plus affreuse. Enfin, les plaintes des opprimés parvinrent à la cour d'Orient, et, en présence de tels excès, le khalife n'hésita pas à destituer Haïtham. Abd-er-Rahman-ben-Abd-Allah, yéménite de race, fut nommé gouverneur à sa place. Quant à Haïtham, il fut accablé d'opprobres et renvoyé, chargé de fers, à Obéïda, qui se contenta de le tenir en prison, malgré les ordres du khalife. Les Kelbites attendaient sa mort comme réparation à eux légitimement due; voyant qu'il allait échapper à leur vengeance, ils adressèrent à Hicham une pièce de vers dans laquelle ils lui exposèrent éloquemment leurs doléances, en lui laissant entendre qu'un tel déni de justice aurait pour conséquence de les pousser à la révolte.
Le khalife tenait avant tout à conserver l'Espagne; il destitua Obéïda et lui envoya l'ordre d'avoir à se présenter devant lui 359.
Incursions des Musulmans en Gaule. Bataille de Poitiers.--Le premier soin d'Abd-er-Rahman, nommé au commandement de l'Espagne, avait été de préparer une grande expédition contre les Gaules. Il tenait à venger les désastres de Toulouse, et il était attiré par la richesse de ces campagnes, qu'il avait parcourues avec Samah. Un certain Othman, officier berbère qui commandait la limite septentrionale, était entré en relations avec Eude et avait obtenu sa fille en mariage. Abd-er-Rahman, considérant ce fait comme une trahison, vint, en 731, attaquer Othman, le défit et envoya au khalife la tête du traître et sa femme. Le duc d'Aquitaine, occupé alors à repousser une invasion de Karl, duc des Franks, n'avait pu venir en aide à son gendre 360.
En 732, Abd-er-Rahman, ayant reçu de puissants renforts d'Afrique et réuni une armée considérable, traverse les Pyrénées et inonde l'Aquitaine. Marchant droit devant lui, il arrive sous les murs de Bordeaux. Eude l'y attend avec toutes ses forces, mais la fortune est infidèle au prince chrétien: son armée est écrasée et, s'il échappe au désastre, c'est pour voir, dans sa fuite, les flammes dévorant sa métropole. Après avoir saccagé l'Aquitaine, les Musulmans passent la Loire, enlèvent et pillent Poitiers et marchent sur Tours, où, leur a-t-on dit, se trouve la plus riche basilique de la Gaule.
Cependant, Karl n'est pas resté inactif; il a publié le ban de guerre et tout le monde a répondu à son appel. «Les plus impraticables marécages de la mer du Nord, les plus sauvages profondeurs de la Forêt-Noire vomirent des flots de combattants demi-nus qui se précipitèrent vers la Loire, à la suite des lourds escadrons austrasiens tout chargés de fer 361.» Eude s'est joint à Karl en lui faisant hommage de vassalité et lui a amené les débris de ses troupes.
Dans le mois d'octobre, les deux armées se trouvèrent en présence en avant de Poitiers. On passa plusieurs jours à s'observer et, enfin, les Musulmans se développèrent dans la plaine et attaquèrent les Franks avec leur impétuosité habituelle. Mais les guerriers austrasiens, tenus en haleine par vingt années de guerres incessantes, essuyèrent, sans broncher, cet assaut tumultueux, et, pendant toute la journée, restèrent inébranlables sous la grêle de traits de leurs ennemis. Vers le soir, Eude et les Aquitains, ayant attaqué de flanc le camp des Musulmans, ceux-ci se retournèrent pour voler à la défense du butin amoncelé dans les tentes. Aussitôt les escadrons austrasiens s'ébranlent et fondent comme la foudre sur leurs ennemis, dont ils font un carnage horrible. En vain Abd-er-Rahman essaye de rallier ses guerriers; il tombe avec eux sous les coups du vainqueur.
La nuit avait interrompu la lutte, de sorte que les Chrétiens n'avaient pas pu juger de l'importance de leur victoire. Mais le lendemain, alors qu'ils se disposaient à attaquer le camp, ils s'aperçurent qu'il était vide. Les Musulmans avaient fui pendant la nuit, en abandonnant tout leur butin aux mains des guerriers du Nord.
Cette belle victoire sauvait, pour le moment, la chrétienté, mais il est probable que les Musulmans n'auraient pas tardé à reparaître plus nombreux en Gaule, si l'émigration berbère n'avait pas été arrêtée par les événements dont l'Afrique va être le théâtre.
Gouvernement d'Obéïd-Allah-ben-el-Habhab.--Nous avons vu que le gouverneur Obéïda avait été rappelé en Orient par le khalife. Après son départ l'autorité fut exercée d'une façon temporaire par Okba-ben-Kodama. Cette situation se prolongea pendant dix-huit mois, et ce ne fut qu'à la fin du printemps de l'année 734 que le titulaire fut nommé. C'était un kaïsite du nom d'Obéïd-Allah-ben-el-Habhab, très dévoué à sa tribu et à son souverain, mais méprisant profondément les populations vaincues. Il arriva en Afrique pénétré de ces idées et traita les Berbères avec la plus grande injustice.
Sur ces entrefaites, un certain Abd-el-Malek, qui avait succédé à Abd-er-Rahman dans le commandement de l'Espagne, essuya une nouvelle défaite dans les Pyrénées. Le gouverneur en profita pour le remplacer par Okba-ben-el-Hadjadj et, sous l'impulsion de ce chef, les Musulmans opérèrent de nouvelles razias en Gaule. Alliés au comte de Provence, Mauronte, ils pénétrèrent dans la vallée du Rhône et vinrent prendre et saccager la ville de Lyon. Remontant le cours de la Saône, ils dépouillèrent les cités et les monastères sans que les populations terrifiées songeassent à leur résister. Mais bientôt Karl et ses Franks parurent, et les Musulmans regagnèrent en hâte les régions du midi. Après avoir tenté une faible résistance à Avignon, ce fut derrière les remparts de Narbonne qu'ils concentrèrent toutes leurs forces, et Karl essaya en vain de prendre cette ville.
Despotisme et exactions des arabes.--A Kaïrouan, Obéïd-Allah continuait à faire peser son despotisme sur les Berbères. Non content de leur enlever leurs filles pour en peupler les sérails de Syrie, il s'amusait à décimer leurs troupeaux pour chercher dans les entrailles des brebis des agneaux à duvet fin couleur de miel 362. Le peuple frémissait sous cette tyrannie et sa colère contenue n'allait pas tarder à faire explosion. Le gouverneur avait nommé son fils Ismaïl au commandement du Mag'reb extrême. De Tanger, Ismaïl avait fait plusieurs expéditions dans l'intérieur et notamment dans le Sous, où il avait frappé de lourdes contributions. Obéïd-Allah, alléché par le succès de cette campagne, nomma commandant de Tanger un certain Omar-el-Moradi et envoya son fils Ismaïl dans le Sous, en lui adjoignant le général El-Habib-ben-Abou-Obéïda et en le chargeant d'exécuter une grande reconnaissance dans l'extrême sud. Les Arabes parcoururent alors tout le désert, contraignirent les Sanhadja-au-voile à recevoir l'islamisme, et s'avancèrent jusqu'au soudan. Ils rentrèrent dans le Mag'reb en ramenant un nombre considérable d'esclaves et en rapportant un riche butin.
Ces succès avaient porté l'audace des Arabes à son comble; les excès que nous avons retracés n'étaient pas suffisants: Ismaïl, de concert avec Omar-el-Moradi, prétendit prélever, en outre des impôts réguliers, le quint sur les populations soumises. Cette fois la mesure était comble. En 740, Obéïd-Allah rappela du Mag'reb une partie des troupes et les envoya contre la Sicile, sous le commandement d'El-Habib. L'occasion attendue par les Bervères se présentait enfin; ils ne le laissèrent pas échapper.
Révolte de Méïcera.--Soulèvement général des Berbères.--Un chef de la tribu des Matr'ara (Faten), nommé Méïcera, se fit le promoteur de la révolte. Les Berbères du Mag'reb, Matr'ara, Miknaça, Berg'ouata et autres, accoururent à sa voix. Tous avaient adopté dans les dernières années les doctrines kharedjites et s'étaient affiliés principalement à la secte sofrite, de sorte que le soulèvement national se doublait d'une révolte religieuse.
Ce grand rassemblement, s'étant porté sur Tanger, se rendit facilement maître de cette ville. Omar-el-Moradi y fut mis à mort. De là, les rebelles marchèrent vers le Sous et, s'étant emparés d'Ismaïl, lui infligèrent le même sort. Ces événements eurent un retentissement énorme en Afrique. Les Kharedjites de l'Ifrikiya, appartenant en général à la secte éïbadite, répondirent à l'appel de leurs frères du Mag'reb, et le feu de la révolte se répandit partout. Méïcera proclama l'indépendance berbère et l'obligation du culte kharedjite, seul orthodoxe.
Dès qu'il eut reçu ces importantes nouvelles, Obéïd-Allah s'empressa de rappeler les troupes de l'expédition de Sicile et de donner l'ordre à Okba, gouverneur de l'Espagne, d'aller en Mag'reb combattre les rebelles. En même temps, il réunit tous ses soldats de race arabe et les fit partir pour l'Ouest, sous le commandement de Khaled-ben-el-Habib. Méïcera offrit le combat aux Arabes en avant de Tanger; mais, après une lutte longue et meurtrière, les Berbères durent chercher un refuge dans la ville. Méïcera, accusé d'impéritie ou de vues ambitieuses, fut tué dans une sédition. Bientôt la lutte contre les Arabes recommença et, comme les Berbères reçurent, pendant le combat, un renfort de Zenèes, commandé par Khaled-ben-Hamid, la victoire ne tarda pas à se prononcer pour eux. Tous les Arabes y périrent et cette bataille fut appelée par eux «la journée des nobles». Khaled-ben-Hamid, qui avait si heureusement déterminé la victoire, fut élu chef des rebelles 363.
La nouvelle de ce succès eut un effet immense et la révolte se propagea aussitôt en Espagne. Okba avait essayé, sans succès, de combattre les rebelles du Mag'reb; il fut déposé par un mouvement populaire et remplacé par son prédécesseur Abd-el-Melek, et alla mourir à Narbonne (fin décembre 740).
Défaite de Koltoum à l'Ouad-Sebou.--Lorsque ces événements furent connus en Orient, le khalife Hicham entra dans une violente colère: «Par Dieu! dit-il, je ferai sentir à ces rebelles le poids de la colère d'un Arabe! Je leur enverrai une armée telle qu'ils n'en virent jamais dans leur pays: la tête de colonne sera chez eux, pendant que la queue en sera encore chez moi. J'établirai un camp de guerriers arabes à côté de chaque château berbère 364!» Il rappela sur-le-champ Obéïd-Allah et s'occupa de la formation d'une armée expéditionnaire. A cet effet il tira des milices de Syrie un corps considérable de cavalerie et en confia le commandement au kaïsite Koltoun-ben-Aïad. Dans le courant de l'été 741, ce général arriva en Ifrikiya, après avoir rallié les contingents de l'Egypte, de Barka et de la Tripolitaine. L'effectif de son armée s'élevait à une trentaine de mille hommes. Le khalife avait recommandé à ces troupes de commettre en Afrique les plus grandes dévastations.
Parvenu à Kaïrouan, Koltoum y fut très mal reçu par la colonie arabe qui détestait les Syriens. Quand El-Habib avait reçu, en Sicile, l'ordre de rentrer, il venait de s'emparer de Syracuse et de remporter de grands succès qui pouvaient faire présager la conquête de toute l'île 365. Dès son retour il s'était porté avec toutes ses forces jusqu'à la hauteur de Tiharet pour contenir les Berbères et couvrir Kaïrouan; lorsque l'armée d'Orient l'eut rejoint, les deux troupes faillirent en venir aux mains. Baleg, qui commandait l'avant-garde des Syriens, avait donné le signal du combat, mais des officiers s'interposant parvinrent à empêcher la lutte.
L'armée continua sa marche vers l'ouest sans rencontrer aucun ennemi; elle pénétra dans le Mag'reb extrême, et enfin trouva les Kharedjites sur les bords du Sebou, dans une position qu'ils avaient choisie, à Bakdoura. Ils étaient là en nombre considérable, presque nus, la tête rasée, remplis d'enthousiasme. El-Habib voulut faire entendre quelques conseils que sa longue pratique des Berbères lui donnait le droit de présenter. Mais l'impétueux Baleg repoussa dédaigneusement son offre. Koltoum confia à Baleg le commandement de la cavalerie syrienne, se réserva celui de l'infanterie du centre et mit deux autres chefs à la tête des troupes d'Afrique, de sorte qu'El-Habib ne dut combattre que comme un simple guerrier.
La brillante cavalerie syrienne, ayant entamé l'action, fut accueillie par le cri de guerre des Kharedjites. Selon Ibn-Khaldoun, les Berbères portèrent le désordre dans le camp des Syriens en lançant au milieu d'eux des chevaux affolés, à la queue desquels ils avaient attaché des outres remplies de pierres. Malgré les pertes qu'il avait éprouvées, Baleg ramena au combat environ sept mille de ses cavaliers et, les ayant entraînas dans une charge furieuse, parvint à traverser toutes les lignes des Berbères; mais ceux-ci étaient si nombreux qu'une partie des leurs, faisant volte-face, lui tinrent tête pendant que le reste luttait corps à corps avec les fantassins de Koltoum et les troupes d'Afrique. El-Habib et les principaux chefs étant morts, ces troupes se mirent en retraite, abandonnant les Syriens abhorrés à leur malheureux sort. Koltoum lutta avec la plus grande vaillance, en récitant des versets du Koran jusqu'au moment où il tomba percé de coups. La bataille était perdue. Les Kharedjites poursuivirent les fuyards et en firent un grand massacre. Quant aux cavaliers syriens de Baleg, ils furent bientôt forcés, malgré tout leur courage, de se mettre en retraite vers le nord-ouest, puisque le chemin opposé leur était coupé. Ils gagnèrent avec beaucoup de peine Tanger où ils ne purent pénétrer et de là se réfugièrent à Ceuta (742) 366.
Victoires de Handhala sur les Kharedjites de l'Ifrikiya.--Dès que la nouvelle de ce succès parvint dans l'est, les tribus de l'ifrikiya se mirent en état de révolte. Un certain Okacha-ben-Aïoub, de la tribu des Houara, essaya même de soulever Gabès. Mais le général Abd-er-Rahman-ben-Okba, qui commandait à Kaïrouan où il avait rallié les fuyards de l'Ouad-Sebou, marcha contre les rebelles et les contraignit à chercher un refuge dans le sud. Okacha y rejoignit Abd-el-Ouahad-ben-Yezid, qui était à la tête des autres tribus houarides, et tous deux s'appliquèrent à soulever les tribus du sud de l'Ifrikiya, jusqu'au Zab.
Cependant le khalife avait expédié au kelbite Handhala-ben-Safouan, gouverneur de l'Égypte, l'ordre de se porter au plus vite en Ifrikyia, avec toutes les forces disponibles. Ce général parvint à Kaïrouan dans le courant du printemps et s'occupa aussitôt de l'organisation de son armée.
Mais bientôt il apprit que les Kharedjites, divisés en deux corps, s'avançaient contre lui et que l'un d'eux, commandé par Okacha, avait pénétré dans la plaine et était venu prendre position à El-Karn, entre Djeloula et Kaïrouan. Le seul espoir de succès consistait à attaquer séparément les rebelles; Handhala le comprit et, sans perdre un instant, il marcha sur El-Karn, attaqua ses ennemis avec la plus grande vigueur, les mit en déroute, s'empara de leur camp et fit prisonnier Okacha. Mais ce n'était là que la partie la plus facile de la tâche. Abd-el-Ouahad était descendu du Zab à la tête d'un rassemblement considérable et avait déjà atteint Badja, où les fuyards d'El-Karn l'avaient rallié.
Handhala lança contre lui sa cavalerie pour le contenir, tandis qu'à Kaïrouan on armait tous les hommes valides. Les Kharedjites repousseront facilement les troupes envoyées contre eux, puis ils s'avancèrent jusqu'à Tunis, où Abd-el-Ouahad se fit, dit-on, proclamer khalife. De là, les rebelles vinrent prendre position à El-Asnam, dans le canton de Djeloula; leur armée présentait, si l'on en croit les auteurs arabes, un effectif de 300,000 combattants, mais ce chiffre est évidemment exagéré.
La situation était fort critique pour les Arabes. Handhala enrôlait tous les hommes valides, en offrant même une prime à ceux dont le patriotisme n'était pas assez ardent; il put réunir ainsi dix mille recrues qui, jointes à ses vieilles troupes, lui constituèrent une armée assez nombreuse. On passa la nuit à armer les volontaires, à la lueur des flambeaux, et le lendemain, ces soldats pleins d'ardeur, ayant brisé les fourreaux de leurs épées, marchèrent à l'ennemi. Dès le premier choc, l'aile gauche des Kharedjites fléchit; la gauche des Arabes, qui avait perdu du terrain, revint alors à la charge et bientôt toute la ligne des Berbères fut enfoncée. Ce fut alors une mêlée affreuse qui se termina par la victoire des Arabes. Selon En-Nouéïri, cent quatre-vingt mille Kharedjites restèrent sur le champ de bataille. Abd-el-Ouahad y trouva la mort, Okacha, moins heureux fut livré au bourreau (mai 742).
Ce beau succès permettait aux Arabes de se maintenir à Kaïrouan et de se préparer à de nouvelles luttes contre les Kharedjites du Mag'reb, demeurés dans l'indépendance absolue.
Révolte de l'Espagne. Les Syriens y sont transportés.--Les Syriens qui, avec Baleg, s'étaient réfugiés à Ceuta, après la défaite du Sebou, ne tardèrent pas à se trouver dans une situation très critique. Bloqués de tous côtés par les Berbères, et manquant de vivres, ils s'adressèrent au gouverneur de l'Espagne en le suppliant de venir à leur aide, ou de leur fournir le moyen de traverser le détroit. Mais Abd-el-Malek était Médinois; il avait lutté autrefois contre les Syriens et, vaincu par eux, avait assisté aux excès dont ils avaient souillé leur victoire. Il repoussa avec hauteur les demandes de Baleg et défendit, sous les peines les plus sévères, qu'on envoyât des secours aux Syriens. Un Arabe de la tribu de Lakhm, leur ayant fait passer deux barques chargées de blé, périt dans les tortures 367. Ainsi les Syriens restaient à Ceuta, en proie aux souffrances de la faim; ils avaient mangé leurs chevaux et semblaient voués à un trépas certain, lorsque des circonstances imprévues vinrent changer la face des choses.
Nous avons vu que les Berbères, en Espagne, n'avaient pas été favorisés lors du partage des terres, bien qu'ils eussent été les véritables conquérants. Il en était résulté chez eux une grande irritation contre les Arabes et, comme ils avaient adopté, de même que leurs frères du Mag'reb, les doctrines kharedjites, la révolte de Meïcera fut saluée chez eux par un seul cri d'enthousiasme, suivi d'une levée de boucliers. L'insurrection, partie de la Galice, devint bientôt générale. Partout les Arabes furent expulsés et durent chercher un refuge dans l'Andalousie. Les Berbères élurent alors un chef, ou imam, et divisèrent leurs forces en trois corps qui devaient marcher simultanément sur Tolède, Cordoue et Algésiras. De cette dernière ville, où se trouvait la flotte, on serait allé en Mag'reb chercher des renforts berbères.
Les Arabes étaient peu nombreux en Espagne et tiraient toutes leurs forces des Africains. La situation devenait critique et, dans cette conjoncture, Abd-el-Malek ne vit son salut que dans l'appui de ces Syriens qu'il avait juré de laisser mourir de faim. Il entra de nouveau en pourparlers avec eux et conclut un traité par lequel il fut stipulé que les Syriens lui fourniraient leur aide pour combattre la révolte des Berbères; qu'après l'avoir domptée, ils évacueraient l'Espagne et qu'un certain nombre d'otages, choisis parmi les chefs, seraient gardés dans une île pour assurer l'exécution de ces conventions. De son côté, Baleg exigea que, lorsque ses hommes seraient rapatriés, ils fussent emmenés tous ensemble et déposés dans une contrée d'Afrique soumise à l'autorité arabe.
Les Syriens débarquèrent en Espagne dans le plus triste état et iî fallut d'abord les habiller et leur donner à manger; mais ils furent bientôt refaits et, comme la colonne berbère marchant sur Algésiras était déjà à Médina-Sidonia, ils se portèrent contre elle avec toutes les forces arabes et la mirent en déroute. Ils attaquèrent ensuite celle qui avait Cordoue pour objectif, et lui infligèrent le même sort. La troisième armée berbère assiégeait Tolède depuis près d'un mois; les Syriens la forcèrent à lever le siège de cette ville et, malgré le grand nombre des rebelles, parvinrent encore à en triompher 368.
Ainsi la domination arabe en Espagne était sauvée; mais de nouvelles difficultés allaient naître du succès même des Syriens. Baleg, invité par Abd-el-Malek à se retirer, conformément aux clauses du traité, éluda l'exécution de sa promesse; il se sentait maître de la position, était gorgé de butin et ne se souciait nullement de courir de nouveaux hasards. Des contestations s'élevèrent, on s'aigrit, on se menaça de part et d'autre, et enfin Baleg, levant le masque, chassa Abd-el-Malek de son palais et se fit proclamer gouverneur à Cordoue. Les Syriens, méconnaissant la voix de leur chef, se saisirent d'Abd-el-Malek, alors nonagénaire, et lui firent endurer un supplice aussi ignominieux que celui infligé par lui à l'homme qui leur avait envoyé des vivres à Ceuta (742).
Le meurtre d'Abd-el-Malek eut un grand retentissement en Espagne. Tous les Arabes, même ceux qui étaient en France, accoururent en Andalousie. Abd-er-Rahman, gouverneur de Narbonne, ayant réuni ses forces à celles d'Abd-er-Rahman-ben-Habib, marcha contre les Syriens et tua Baleg de sa propre main. Néanmoins la victoire resta à ces étrangers. Taâleba, qui avait pris le commandement, surprit les Arabes pendant qu'ils célébraient une fêle 369, en fit un grand massacre et réduisit en esclavage dix mille prisonniers.
Les Arabes d'Espagne ayant appris que les Syriens se disposaient à massacrer tous leurs prisonniers adressèrent à Hendhala un pressant appel, et cet émir envoya en Espagne un officier du nom d'Abou-el-Khattar, avec quelques troupes. Il arriva à Cordoue au moment où les Syriens, avant de préluder au massacre de leurs esclaves, les vendaient au rabais, pour un chien ou pour un bouc. Malgré l'opposition de Taâleba il fit mettre en liberté tous ces Musulmans; puis il éloigna successivement les chefs turbulents, tels que Taâleba et Abd-er-Rahman-ben-Habib, et enfin, il distribua aux Syriens des terres et les répartit dans les districts d'Ocsonoba, de Béja, de Murcie, de Niébla, de Séville, de Sidona, d'Algesiras, de Regio, d'Elvira et de Jaën. Les tenanciers établis sur ces terres reçurent l'ordre de donner à ces nouveaux maîtres le tiers de leurs récoltes, qu'ils versaient précédemment à l'Etat 370. L'obligation de fournir le service militaire fut imposée aux Syriens et on les forma en milices ou Djond.
L'introduction de ce nouvel élément en Espagne mit fin à la suprématie des fils des Défenseurs. La fusion de ces diverses races: berbère, arabe et syrienne, devait former plus tard cette belle et intelligente nation maure d'Espagne; mais avant d'arriver à cette cohésion elle avait à traverser encore de longues années de guerres civiles et d'anarchie.
Les nouvelles conditions dans lesquelles se trouvaient l'Espagne et l'Afrique depuis la révolte kharedjite font comprendre pourquoi la belle victoire de Karl à Poitiers suffit à délivrer la Gaule de l'invasion musulmane. La marche des Berbères vers le sud ayant dégarni les provinces du nord de l'Espagne, les chrétiens en profitèrent pour reconquérir de vastes régions dans la direction du midi.
Abd-eb-Rahman-ben-Habib usurpe le gouvernement de l'Ifrikiya.--Nous avons dit qu'Abd-er-Rahman-ben-Habib, petit-fils d'Okba, avait quitté l'Espagne; peut-être avait-il été éloigné par le nouveau gouverneur, peut-être aussi, comme l'affirment certains auteurs, avait-il pris la fuite. Il se réfugia en Tunisie et se tint dans l'expectative, entouré d'un certain nombre d'adhérents. Sur ces entrefaites, le khalife Hicham étant mort (février 743), l'Orient devint le théâtre de nouveaux troubles sous les règnes éphémères de ses successeurs Oualid II, Yezid III et Ibrahim.
Abd-er-Rahman profita de cette anarchie pour lever le masque et revendiquer le gouvernement de l'Ifrikiya. Il écrivit à Hendhala en le sommant avec hauteur de lui céder le pouvoir. Ce dernier était parfaitement en mesure de résister à de pareilles prétentions, mais, soit qu'il lui répugnât de verser le sang musulman, ainsi que l'affirme En-Nouéïri, et de donner aux schismatiques le spectacle d'une guerre entre orthodoxes, soit qu'il ne fût pas sûr de ses troupes, il préféra tenter les moyens de conciliation et envoya à Abd-er-Rahman une députation de notables, chargés de lui faire entendre la voix de la raison. Cet acte de faiblesse ne servit qu'à augmenter l'arrogance du rebelle: il fit mettre les envoyés aux fers et adressa à Hendhala une nouvelle et pressante sommation. Ce chef préféra alors se démettre du pouvoir. Il convoqua le cadi et les notables de Kaïrouan, ouvrit en leur présence le trésor public, en retira la somme nécessaire à son voyage et, étant sorti de la ville, prit la route de l'Orient. Abd-er-Rahman lit alors son entrée à Kaïrouan et prit possession du gouvernement de l'Ifrikiya.
Les populations arabes établies sur le littoral de la Tripolitaine et de la Tunisie se déclarèrent contre l'usurpateur, et, ayant fait alliance avec les Berbères, se mirent bientôt en révolte ouverte. Deux chefs des Houara, Abd-el-Djebbar et El-Hareth, s'avancèrent avec leurs bandes jusqu'aux portes de Tripoli. Mais Abd-er-Rahman ne se laissa point intimider; il attaqua en détail tous ses ennemis, les défit et les contraignit de rentrer dans l'obéissance 371.
Chute de la dynastie oméïade. Établissement de la dynastie abbasside.--L'anarchie continuait à désoler l'Orient. Un nouveau khalife oméïade, du nom de Merouan, avait renversé l'infâme Ibrahim et pris le pouvoir; mais il avait à lutter contre les kharedjites et les chiaïtes et, en outre, contre les descendants d'El-Abbas, oncle du prophète, qui s'étaient transmis, de père en fils, le titre d'imam. Après plusieurs années de luttes acharnées, Abou-l'Abbas-es-Saffah fut proclamé khalife par les abbassides (30 octobre 749). Merouan, ayant marché contre ses troupes, essuya plusieurs défaites et trouva la mort dans un dernier combat (août 750). Avec lui finit la dynastie des oméïades. Abou-el-Abbas-es-Saffah s'assit alors sur le trône de Damas et ainsi la dynastie des abbassides succéda à celle qui avait été fondée quatre-vingt-dix ans auparavant par le Mekkois Moaouïa.
Abd-er-Rahman fit aussitôt reconnaître en Ifrikiya l'autorité abbasside et fut confirmé par le nouveau khalife dans les fonctions qu'il avait usurpées.
CHAPITRE IV
RÉVOLTE KHAREDJITE. FONDATIONS DE ROYAUMES INDÉPENDANTS
750-772
Situation des Berbères du Mag'reb au milieu du viiie siècle.--Victoire de Abd-er-Rahman; il se déclare indépendant.--Assassinat de Abd-er-Rahman.--Lutte entre El-Yas et El-Habib.--Prise et pillage de Kaïrouan par les Ourfeddjounia.--Les Miknaca fondent un royaume à Sidjilmassa.--Guerres civiles en Espagne.--L'oméïade Abd-er-Rahman débarque en Espagne.--Fondation de l'empire oméïade d'Espagne.--Les Ourfeddjouina sont vaincus par les Eïbadites de l'Ifrikiya.--Défaites des Kharedjites par Ibn-Achath.--Ibn-Achath rétablit à Kaïrouan le siège du gouvernement.--Fondation de la dynastie rostemide.--Gouvernement d'El-Ar'leb-ben-Salem.--Gouvernement d'Omar-ben-Hafs dit Hazarmed.--Mort d'Omar.--Prise de Kaïrouan par les kharedjites.
Situation des Berbères du Mag'reb au milieu du viiiesiècle.--Après la mort de Khaled, chef des Zenata, le commandement de ces tribus était échu à Abou-Korra, des Beni-Ifrene. Ces schismatiques, toujours en révolte contre le khalifat, s'étaient établis à Tlemcen et exerçaient leur suprématie sur la partie méridionale et occidentale du Mag'reb central 372.
Le Mag'reb extrême était également indépendant. Dans la vallée de la Moulouia, dominait la tribu des Miknaça, dont l'influence d'étendait jusque sur les oasis du désert marocain 373.
Enfin, sur le littoral de l'Atlantique, les Berg'ouata avaient acquis une grande puissance. Un certain Salah, fils de Tarif, venait s'y créer un nouveau schisme. Il se taisait passer pour prophète et avait composé en langue berbère un nouveau Koran. Un certain nombre de pratiques du culte avaient été modifiées par lui. Nous verrons, sous les descendants de ce prophète, ce schisme devenir un sujet de guerres implacables entre les Berbères 374.
Ainsi, de toutes parts, des tribus se disposent à entrer en scène et à jouer un rôle prépondérant, jusqu'à ce qu'elles soient remplacées par d'autres, après s'être usées dans les luttes politiques.
Victoires de Abd-er-Rahman; il se déclare indépendant.--L'Ifrikiya avait été sinon pacifiée, du moins réduite au silence; mais tout le Mag'reb était encore en pleine insurrection. Abd-er-Rahman se décida à y faire une expédition et, vers 752, il alla attaquer Abou-Korra auprès de Tlemcen, ville fondée depuis peu par les Beni-Ifrene. Abou-Korra, soutenu par les tribus zenètes, essaya en vain de résister; il fut vaincu et contraint d'abandonner sa capitale aux Arabes. Poursuivant ses succès, Abd-er-Rahman pénétra dans le Mag'reb extrême et obtint une soumission à peu près générale des Berbères. Il est probable cependant que les Berg'ouata ne reconnurent pas son autorité, car ils étaient devenus fort puissants. Salah, qui avait succédé à son père Tarif, dans le commandement de la tribu, s'était arrogé le litre de prophète et avait obtenu beaucoup d'adhésions à la nouvelle doctrine 375.
De retour en Ifrikiya, après avoir laissé son fils El-Habib pour le représenter dans le Mag'reb, Abd-er-Rahman lança ses troupes contre la Sicile et la Sardaigne. Les rivages de ces îles furent livrés au pillage et les populations soumises, dit-on, à la capitation.
Cependant, en Orient, le khalife Abou-Djâfer-el-Mansour II avait succédé à son frère Abou-l'Abbas, décédé le 9 juin 754. Le nouveau khalife s'empressa de confirmer Abd-er-Rahman dans son commandement; mais les grands succès remportés par le gouverneur, son éloignement du siège du khalifat, avaient sans doute réveillé en lui des idées d'indépendance. Il envoya à son souverain des cadeaux sans valeur et s'excusa de ne pas lui offrir d'esclaves, sous le prétexte que la Berbérie n'en fournissait pas, puisque les populations étaient musulmanes. Le khalife fut très irrité de ce procédé et, après un échange d'observations, il adressa à son lieutenant une lettre conçue dans des termes injurieux et menaçants. Le petit-fils d'Okba résolut alors de rompre toute relation avec son suzerain: s'étant rendu en grande pompe à la mosquée, il y prononça la prière publique; puis il se répandit en invectives contre le khalife abbasside, se déclara délié de tout serment envers lui et déchira les vêtements d'investiture qu'il avait reçus d'Orient. Lançant au loin ses sandales, il s'écria: «Je rejette aujourd'hui son autorité comme je rejette ces sandales.» Il adressa ensuite, dans toutes ses provinces, un manifeste annonçant sa déclaration d'indépendance.
Assassinat d'Abd-er-Rahman.--Abd-er-Rahman avait pacifié la Berbérie et secoué le joug du khalifat; il semblait au comble de la puissance, mais un complot se tramait autour de lui et ses propres frères préparaient son assassinat. Une première conjuration, dont les auteurs étaient des réfugiés oméïades, fut découverte et sévèrement réprimée. El-Yas, frère de l'émir, avait épousé la sœur d'un des conjurés et cette femme le poussait à la vengeance et excitait les sentiments de jalousie qu'il éprouvait en voyant son frère tout disposer pour léguer le pouvoir à son fils El-Habib. El-Yas prêta l'oreille à ces incitations: il s'assura l'appui d'un certain nombre d'habitants de Kaïrouan, fit entrer dans le complot son frère Abd-el-Ouareth, et il ne resta qu'à attendre le moment opportun pour frapper.
Un soir, El-Yas, qui n'avait voulu confier à personne le soin de tuer son frère, demanda à être introduit dans ses appartements. Abd-er-Rahman était à moitié déshabillé, tenant sur ses genoux un de ses jeunes enfants, lorsqu'El-Yas pénétra auprès de lui. Les deux frères causèrent pendant un certain temps, sans que l'assassin osât perpétrer son meurtre; enfin, cédant aux encouragements muets d'Abd-el-Ouareth qui se tenait derrière une portière, El-Yas se leva, puis, se penchant comme pour embrasser son frère, enfonça entre ses épaules un poignard qui lui traversa la poitrine; Abd-er-Rahman, bien que frappé à mort, essaya de lutter contre son meurtrier, mais il eut la main abattue en voulant parer les coups et ne tarda pas à expirer couvert de blessures. Après cette horrible scène, El-Yas s'enfuyait égaré, lorsque son frère et les conjurés le rappelèrent à la réalité en lui demandant la tête de la victime, afin que le peuple ne doutât pas de sa mort. Le meurtrier et Abd-el-Ouareth rentrèrent alors dans la chambre et décapitèrent le cadavre (755).
Ainsi périt cet homme remarquable qui eût sans doute affermi l'empire indépendant de la Berbérie, si le poignard fraternel n'avait arrêté sa carrière. Son fils El-Habib alla à Tunis se réfugier auprès de son oncle Amran 376.
Lutte entre El-Yas et El-Habib.--Dès que la nouvelle de la mort d'Abd-Er-Rahman fut connue, le peuple se porta en foule au palais et El-Yas se fit facilement reconnaître pour son successeur; pendant ce temps, les partisans d'El-Habib se réunissaient autour de lui à Tunis. Bientôt El-Yas marcha sur cette ville, et El-Habib se porta à sa rencontre jusqu'au lieu dit Semindja 377. Les armées se trouvaient en présence et l'on allait en venir aux mains, lorsque les deux parties acceptèrent un arrangement aux termes duquel l'autorité serait partagée de la manière suivante entre les contractants: El-Habib rentrerait à Kaïrouan et aurait la possession de la région s'étendant au midi de cette ville, en y comprenant le Djerid et le pays de Kastiliya. Son oncle Amran garderait Tunis et les régions environnantes, et El-Yas aurait le commandement du reste de l'Ifrikiya et du Mag'reb.
Mais cette pacification froissait trop d'ambitions pour être durable. El-Yas commença par attaquer Amran à l'improviste; s'étant emparé de lui, il le fit mettre à mort, ainsi que ses principaux partisans 378. Selon le Baïan, il se serait contenté de les embarquer pour l'Espagne; mais nous pensons qu'il en fit courir la nouvelle, afin de pousser El-Habib à fuir pour rejoindre son oncle dans la péninsule. Celui-ci, soit qu'il fût tombé dans le piège, soit qu'il craignît pour sa sécurité, s'il restait dans le pays, se décida à prendre la mer; mais les vents contraires le forcèrent de descendre à Tabarka. Aidé par des partisans de son père, il s'empara de cette ville, et y fut rejoint par un grand nombre d'adhérents qui le poussèrent à tenter le sort des armes contre l'usurpateur.
El-Habib commença les hostilités en s'emparant d'El-Orbos (Laribus). El-Yas accourut au plus vite pour lui livrer bataille (décembre 755--janvier 756). Lorsque les deux partis se trouvèrent de nouveau en présence et au moment où l'action allait s'engager, El-Habib s'avança vers son oncle El-Yas, et lui proposa de vider leur querelle toute personnelle par un combat singulier: «Si tu me tues, lui dit-il, tu n'auras fait que m'envoyer rejoindre mon père, et si je te tue, j'aurai vengé sa mort 379.»
El-Yas essaya d'abord de repousser cette proposition, mais, comme les yeux de tous étaient fixés sur lui et que chacun l'accusait hautement de lâcheté, il dut, bon gré mal gré, accepter le duel. Les deux adversaires s'étant donc précipités l'un sur l'autre, El-Yas porta à El-Habib un coup d'épée qui s'engagea dans sa cotte de mailles; mais ce dernier, par une prompte riposte, désarçonna son oncle et, se jetant sur lui avant qu'il eût eu le temps de se relever, lui coupa la tête. Abd-er-Rahman était vengé.
El-Habib, resté ainsi seul maître du pouvoir, fit exécuter les partisans les plus compromis de son oncle, et rentra à Kaïrouan rapportant comme trophées les têtes de ses ennemis, presque tous ses proches parents. Quant à Abd-el-Ouareth, il put se réfugier avec quelques partisans chez les Ourfeddjouma.
Prise et pillage de Kaïrouan par les Ourfeddjouma.--C'est en vain qu'El-Habib avait pu compter, après son succès, sur un peu de tranquillité; les haines qui divisaient sa famille devaient poursuivre jusqu'au bout leur œuvre destructive; aussi les Musulmans y voyaient-ils un effet de la malédiction lancée par le pieux Handhala, après avoir été déposé par Abd-er-Rahman.
Abd-el-Ouareth, bien accueilli par Acem-ben-Djemil, chef des Ourfeddjouma, proclama l'autorité du khalife El-Mansour, et appela aux armes les Musulmans. El-Habib somma inutilement Acem de livrer son hôte; il n'essuya que de dédaigneux refus et se décida à marcher en personne contre les rebelles. Ayant laissé le commandement de Kaïrouan au cadi Abou-Koréïb, il partit, en 757, à la tête de ses troupes pour combattre les Ourfeddjouma, qui marchaient directement sur sa capitale. Le sort des armes lui fut funeste: après avoir vu son armée mise en déroute, il dut chercher un refuge à Gabès. De nouvelles troupes furent envoyées à son secours par Abou-Koréïb, mais elles passèrent sans coup férir dans les rangs des rebelles, afin de faire acte d'adhésion au khalife abbasside.
Acem, laissant de côté Gabès, se porta rapidement sur Kaïrouan. Abou-Koréïb, à la tête d'une poignée de braves, sortit pour les repousser, tandis que les habitants de la ville se réfugiaient dans leurs maisons. Les Ourfeddjouma passèrent sur le corps de la petite troupe d'Abou-Koréïb, et l'on vit ces Berbères-kharedjites, portant la bannière du khalife abbasside, se ruer dans la ville sainte d'Okba, la profaner et se livrer à tous les excès. Acem, qui avait gardé le commandement pendant toute cette campagne, car les annales ne parlent plus d'Abd-el-Ouareth, marcha alors contre El-Habib. Celui-ci l'attira dans l'Aourès, où il avait cherché un refuge, le défit et le mit à mort. Prenant ensuite l'offensive, El-Habib se porta sur Kaïrouan, mais il fut à son tour défait et tué par les Ourfeddjouma (mai-juin 757).
Restés maîtres de Kaïrouan, les sauvages hérétiques s'attachèrent à profaner les lieux consacrés par les orthodoxes: ils transformèrent leurs mosquées en écuries, soumirent les Arabes aux plus épouvantables traitements et firent régner une terreur si grande qu'une partie de la population se décida à émigrer. Abd-el-Malek-ben-Abou-el-Djaâda, qui avait remplacé Acem comme chef de la tribu, encourageait ces excès 380.
Les Miknaça fondent un royaume à Sidjilmassa.--Pendant que l'Ifrikiya était le théâtre de ces luttes, le Mag'reb demeurait livré à lui-même. Les Berg'ouata hérétiques continuaient à étendre leur autorité sur les rives de l'Atlantique et jusqu'au versant occidental de l'Atlas. Plus à l'est, les Miknaça occupaient, de plus en plus fortement, la vallée de la Moulouïa, et une partie de cette tribu dominait dans les oasis de l'Ouad-Ziz. Ils avaient adopté depuis longtemps les doctrines kharedjites et, sous l'impulsion d'un de leurs contribules, nommé Bel-Kassem-Semgou, ils formèrent à Sidjilmassa une communauté d'adeptes de la secte sofrite. Vers 758, ils se donnèrent comme chef un certain Aïça-ben-Yezid, le Noir, et construisirent la ville de Sidjilmassa, capitale de cette petite royauté indépendante 381.
Guerres civiles en Espagne.--Nous avons vu dans le chapitre précédent qu'Abou-l'Khattar avait rétabli en Espagne la paix entre les Musulmans; mais les rivalités étaient trop violentes pour que cette pacification fût de longue durée. Un kaïsite du nom de Soumaïl-ben-Hatem, allié à Touaba-ben-Selama, chef des Djodham, tribu yéménite, leva l'étendard de la révolte dans le district de Sidona. Abou-l'Khattar, ayant marché contre eux, fut vaincu et fait prisonnier (mai 745). Touaba exerça alors le commandement avec l'assistance de Soumaïl; l'année suivante il mourut et la lutte entre Kelbites et Kaïsites recommença. Un descendant d'Okba, nommé Youçof, ayant été proclamé gouverneur à l'instigation de Soumaïl, les Kelbites replacèrent à leur tête Abou-l'Khattar; mais, en 747, celui-ci fut fait prisonnier et mis à mort, après un combat acharné. Youçof resta ainsi en possession d'un pouvoir précaire, tandis que les luttes fratricides, les vengeances et les meurtres continuaient à décimer la race arabe en Espagne, au profit de l'élément berbère, qui prenait part à ces guerres comme allié de l'un ou de l'autre parti. Les chrétiens, de leur côté, n'étaient pas sans tirer avantage de cette situation. En 751, Pélage mourut et fut remplacé par Alphonse, fils de Pédro, qui forma la souche des rois de Galice 382.
L'oméïade Abd-er-Rahman débarque en Espagne.--Mais la face des choses allait changer profondément en Espagne, par l'établissement d'une nouvelle dynastie. Après le triomphe des Abbassides en Orient, les membres et les partisans de la famille oméïade qui avaient échappé à la mort dans les combats furent recherchés avec le plus grand soin et impitoyablement massacrés. L'un d'eux, nommé Abd-er-Rahman, fils de Moaouïa-ben-Hecham, parvint cependant à échapper à ses ennemis 383 et à passer en Afrique, accompagné d'un affranchi du nom de Bedr (750). Après avoir séjourné quelque temps, caché dans une localité du pays de Barka, il profita de la déclaration d'indépendance d'Abd-er-Rahman-ben-Habib pour se rendre en Ifrikiya, puisque l'autorité abbasside n'y était pas reconnue. Il fut probablement reçu à la cour de ce prince, mais la conspiration des réfugiés oméïades ayant alors provoqué des mesures de rigueur contre les partisans de cette dynastie, Abd-er-Rahman fut encore obligé de fuir. Il gagna les régions de l'ouest et séjourna à Tiharet, puis chez les Mar'ila; il erra ainsi pendant cinq années et se fit des amis parmi les tribus zenètes. Ces Berbères étaient en relation avec leurs compatriotes d'Espagne et, par eux, Abd-er-Rahman fut mis au courant des événements dont cette contrée était le théâtre. La dynastie oméïade y avait de nombreux partisans qui s'empressèrent d'appeler chez eux le descendant de leurs princes. Après avoir fait sonder le terrain et même envoyé à Youçof des propositions qui furent repoussées par Soumaïl, Abd-er-Rahman se décida à passer en Espagne. Il s'embarqua avec un certain nombre de guerriers zenètes, sur un bateau envoyé par ses partisans de la péninsule. Ce fut d'un point du littoral de la province d'Oran, occupé par la tribu des Mar'ila, qu'il mit à la voile 384.
Dans le mois de septembre 755, Abd-er-Rahman débarqua à Almuñecar, à égale distance de Grenade et de Malaga. Youçof revenait alors d'une expédition à Saragosse, expédition dans laquelle il avait commis de grandes cruautés, à l'instigation de Soumaïl, et soulevé la réprobation générale.
Fondation de l'empire oméïade d'Espagne.--Cependant Abd-er-Rahman se préparait à la lutte, en enrôlant des guerriers et en se ménageant des intelligences dans le pays. Au printemps de l'année 756, il se mit en marche et reçut la soumission de Malaga, de Xérès, de Ronda et enfin de Séville. De là, il marcha sur Cordoue.
Youçof, de son côté, se préparait à la lutte; il était appuyé par la grande majorité des kaïsites et une partie des Berbères. Tous les Yéménites, quelques kaïsites et le reste des Berbères étaient avec Abd-er-Rahman.
Les deux armées se rencontrèrent sur les bords du Guadalquivir et, séparées par ce fleuve grossi par les pluies, tâchèrent l'une et l'autre de gagner Cordoue; enfin, le 14 mai, les eaux ayant baissé, Abd-er-Rahman fit passer le fleuve à ses troupes sans être inquiété par Youçof, avec lequel il avait entamé des négociations. Le lendemain, le prétendant disposa ses troupes pour la bataille, et Youçof essaya bravement de lui tenir tête; mais la victoire se décida bientôt pour Abd-er-Rahman. Youçof et Soumaïl échappèrent par la fuite, tandis que le prétendant entrait en triomphateur à Cordoue. Il montra une grande modération dans le succès.
Ainsi se trouva fondée la dynastie des Oméïades d'Espagne qui devait briller d'un grand éclat dans le moyen âge barbare. Cette province était à jamais perdue pour le khalifat.
Youçof et Soumaïl tenaient encore la campagne; ils réussirent même à mettre en ligne une armée sérieuse et obtinrent quelques avantages. Mais la victoire demeura au prince oméïade. En 758, Youçof fut tué dans une déroute, et Soumaïl, ayant été fait prisonnier, mourut dans un cachot 385. Ainsi, Abd-er-Rahman resta seul maître du pouvoir et s'appliqua à faire cesser l'anarchie, rude tâche dans un pays où les Musulmans étaient divisés par des haines traditionnelles et des rivalités de race et d'intérêt. Les Yéménites, auxquels il devait son succès, essayèrent alors de reprendre la suprématie, et il dut résister à leurs exigences, en attendant qu'il eût à combattre leurs révoltes.
Les courses des Musulmans en Gaule avaient à peu près cessé; cependant ils occupaient encore la Septimanie, avec Narbonne comme capitale. En 739 et 740, Karl les avait expulsés de la Provence, après avoir défait et tué leur allié le comte Mauronte. Peppin le Bref, ne leur laissant aucune trêve, les chassa du pays ouvert et vint les assiéger dans Narbonne. Ils y résistèrent pendant sept années; enfin, en 759, cette ville tomba au pouvoir des Franks, et les dernières bandes musulmanes rejoignirent, au delà des Pyrénées, leurs coréligionnaires.
Les Ourfeddjouma sont vaincus par les Eibadites de l'Ifrikiya.
--Nous avons laissé les Ourfeddjouma maîtres de Kaïrouan et se livrant à toutes les violences, dans l'ivresse de leur succès. L'excès du mal, ou peut-être la jalousie des autres Berbères, allait amener une réaction. Les Houara, soulevés à la voix d'un Arabe nommé Abou-l'Khattab-el-Moafri, firent alliance avec des tribus zenètes voisines et vinrent s'emparer de Tripoli. Ces tribus étaient kharedjites-éïbadites. Abou-l'Khattab ayant marché sur Kaïrouan, rencontra Abd-el-Malek qui s'était avancé au devant de lui, le défit et le tua dans une sanglante bataille et s'empara de Kaïrouan. Les Ourfeddjouma et Nefzaoua, restés dans le pays, furent tous massacrés; ils occupaient la capitale depuis quatorze mois (758-59) 386.
Abou-l'Khattab nomma Abd-er-Rahman-ben-Rostem gouverneur de Kaïrouan; puis il rentra à Tripoli et, de là, établit son autorité sur toute la partie orientale de l'Ifrikiya. C'était le triomphe de la race berbère et du culte kharedjite-éïbadite; après le Mag'reb, après l'Espagne, l'Ifrikiya secouait le joug des Arabes, et l'on ne comprendrait pas pourquoi le khalifat abandonnait ainsi les provinces de l'Ouest, si l'on ne savait que l'Orient était encore le théâtre de troubles provoqués par des sectaires.
Défaite des Kharedjites par Ibn-Achath.--En 700, Mohammed-ben-Achath, gouverneur de l'Egypte, fit marcher contre les rebelles de l'Ifrikiya une armée commandée par le général Abou-l'Haouas; mais Abou-l'Khattab, chef des éïbadites, sortit à sa rencontre et lui infligea une défaite complète, au lieu dit Mikdas, au fond de la grande Syrte.
A la nouvelle de ce désastre, le khalife El-Mansour résolut d'en finir avec les rebelles d'Occident. Il nomma Ibn-Achath lui-même au gouvernement de l'Afrique et lui envoya une armée de quarante mille hommes 387 fournie par les colonies militaires de Syrie, et plusieurs officiers distingués, parmi lesquels El-Ar'beb-ben-Salem qui devait prendre le commandement dans le cas où la campagne serait fatale au gouverneur. En 761, l'armée partit pour le Mag'reb.
Abou-l'Khattab, au courant de ces préparatifs, avait appelé les Berbères aux armes, et un grand nombre de contingents houarides et zenètes étaient accourus sous ses étendards. Il vint alors prendre position à Sort, pour barrer le passage à l'ennemi, et y fut rejoint par Ibn-Rostem, lui amenant les guerriers de la Tunisie. Un immense rassemblement, que les auteurs arabes portent à deux cent mille hommes, se trouva ainsi formé. Ibn-Achath n'osa pas se mesurer contre de pareilles forces et se contenta de rester en observation, attendant une occasion favorable. La désunion, si fatale aux Berbères, vint alors à son secours. A la suite d'un crime commis sur un Zenète, la discorde éclata entre ses contribules et les Houara. Les Zenètes crièrent à la trahison et parlèrent de se retirer, et l'armée berbère désunie perdit la confiance en elle-même.
Ibn-Achath profita habilement de la situation: après avoir laissé croire qu'il allait attaquer les Berbères, il fit courir le bruit qu'il était rappelé en Orient, leva précipitamment son camp et se mit en retraite. A cette vue, un grand nombre de Berbères reprirent la route de leur pays, tandis que les autres suivaient l'armée arabe. Pendant trois jours, Ibn-Achath continua son mouvement de retraite, suivi à distance par les Kharedjites, dont le nombre diminuait constamment, et qui négligeaient les précautions usitées en guerre. Mais le quatrième jour, au matin, Ibn-Achath, qui était revenu sur ses pas pendant la nuit, à la tête de ses meilleurs guerriers, fondit sur le camp berbère plongé dans la sécurité. En vain Abou-l'Khattab essaya de rallier ses soldats, qui, surpris dans leur sommeil et n'ayant pas eu le temps de s'armer, fuyaient dans tous les sens. En un instant le camp fut pillé et l'armée mise en déroute. Les Arabes passèrent au fil de l'épée tous les Kharedjites qu'ils purent atteindre. Abou-l'Khattab et, dit-on, quarante mille Berbères restèrent sur le champ de bataille.
Ibn-Achath rétablit à Kaïrouan le siége du gouvernement.--Sans perdre un instant, Ibn-Achath se mit en marche sur Tripoli, tandis qu'il envoyait un de ses lieutenants poursuivre les Houara jusqu'au Fezzan. Les contingents zenètes s'étant ralliés et ayant voulu faire tête furent mis en déroute, et rien ne s'opposa plus à la marche des Arabes. Après s'être emparé de Tripoli sans coup férir, Ibn-Achath s'avança vers Kaïrouan. Abd-er-Rahman-ben-Rostem avait essayé d'y rentrer après la défaite des Kharedjites, mais la population de la ville l'ayant repoussé, il avait dû continuer sa roule vers l'ouest.
Ibn-Achath fut reçu à Kaïrouan comme un libérateur (fin janvier 762), Il compléta la pacification de l'Ifrikiya, extermina les Kharedjites et les força à la fuite ou à l'abjuration. Le général El-Ar'leb, envoyé par lui dans le Zab, fut chargé de faire rentrer les populations zenètes dans l'obéissance.
Le siège du gouvernement rétabli à Kaïrouan, l'autorité abbasside régna de nouveau sur l'Ifrikiya. Ibn-Achath s'appliqua à faire disparaître les traces des dévastations commises par les Kharedjites à Kaïrouan; il entoura la ville d'une muraille en terre épaisse de dix coudées 388 et compléta cette fortification d'un large fossé. Les habitants rentrèrent dans la capitale, qui brilla d'une nouvelle splendeur.
Fondation de la dynastie rostemide à Tiharet.--Cependant Abd-er-Rahman-ben-Rostem, ayant continué sa route vers l'ouest, atteignit Tiharet, où il fut rejoint par un grand nombre de kharedjites des tribus de Nefzaoua, Louata, Houara et Lemaïa. Il se fit reconnaître par eux comme chef, et avec leur aide jeta les fondements d'une nouvelle cité sur le versant du Djebel-Guezoul. Cette ville, qui fui nommée Tiharet la neuve, reçut sa famille et ses trésors et devint la capitale de sa dynastie et le centre du kharedjisme éïbadite (761). Ainsi un nouveau royaume berbère indépendant était formé dans le Mag'reb central 389.
Dans le Rif marocain, la ville de Nokeur avait été fondée quelques années auparavant par un chef arabe, Salah-ben-Mansour, qui en avait fait un centre religieux orthodoxe. Les tribus r'omariennes des environs, après avoir accepté sa foi, lui avaient constitué une population de sujets dévoués qui avaient conservé le culte orthodoxe, entre les hérétiques Berg'ouata et les kharedjites 390.
Gouvernement d'El-Arleb-ben-Salem.--Ibn-Achath gouvernait depuis près de quatre ans l'Ifrikiya, appliqué à rétablir la bonne marche de l'administration et à faire disparaître les traces de la guerre, lorsqu'une révolte de sa propre milice, composée en majorité de modhèrites, tandis qu'il était yéménite, le força à descendre du pouvoir (mai 765). Un certain Aïssa-ben-Moussa, milicien khoraçanite, fut élu à sa place par les soldats; mais le khalife El-Mansour, tout en ratifiant la déposition d'Ibn-Achath, envoya le diplôme de gouverneur à El-Ar'leb-ben-Salem, qui était resté à Tobna, afin de garder la frontière méridionale contre les entreprises des tribus zenètes. Il lui traça des instructions fort sages, lui recommandant de ménager la milice, sa seule force au milieu des Berbères, et de combattre ceux-ci sans relâche. El-Ar'leb chassa du palais le gouverneur d'un jour et, s'étant emparé du pouvoir, donna tous ses soins à la mise en pratique des instructions du khalife; mais il avait à lutter contre une double difficulté: l'indiscipline de la milice, qui se sentait toute-puissante, et l'esprit de révolte des Berbères surexcité par le fanatisme religieux.
Nous avons vu précédemment que les Beni-Ifrene, sous l'impulsion de leur chef Abou-Korra, avaient fondé une sorte de royaume indépendant à Tlemcen. Les guerres civiles, qui depuis longtemps absorbaient les forces des Arabes, avaient favorisé le développement de la puissance des Beni-Ifrene. La présence d'El-Ar'leb dans le Zab avait contenu les Zenètes, mais, en 767, Abou-Korra leva l'étendard de la révolte et, après avoir forcé ses voisins à accepter la doctrine sofrite (kharedjite). il les entraîna vers l'est par les chemins des hauts plateaux à la conquête de l'Ifrikiya.
El-Arleb marcha contre lui, à la tête de ses meilleurs soldats, mais les Berbères ne l'attendirent pas et cherchèrent un refuge vers l'ouest. Le général arabe était parvenu dans le Zab et voulait poursuivre les rebelles jusqu'au fond du Mag'reb, lorsque ses troupes se mutinèrent et refusèrent péremptoirement de le suivre; puis elles rentrèrent en débandade à Kaïrouan, le laissant seul avec quelques officiers dévoués.
Dans l'est, la situation était grave: à peins le gouverneur avait-il quitté l'Ifrikiya, que le commandant de Tunis, El-Hassan-ben-Harb, s'était mis en état de révolte et avait chassé de Kaïrouan le représentant du gouverneur. El-Ar'leb, accouru en toute hâte, réunit à Gabès tous ses adhérents et se mit en marche sur Kaïrouan. On en vint aux mains non loin de la ville et la bataille se termina par la défaite et la fuite d'El-Hassan. Le gouverneur rentra ainsi en possession de sa capitale; mais bientôt son compétiteur, qui avait formé une nouvelle armée à Tunis, revint lui livrer bataille sous les murs mêmes de Kaïrouan. Après une lutte acharnée, dans laquelle El-Ar'leb trouva la mort, les rebelles furent complètement écrasés. El-Mokharek, qui avait pris le commandement après la mort du gouverneur, poursuivit les fuyards dans toutes les directions: peu après El-Hassan, qui avait d'abord trouvé un asile chez les Ketama, fut mis à mort (sept. 767) 391.
Gouvernement d'Omar-ben-Hafs, dit Hazarmed.--En mars 768, Omar-ben-Hafs, surnommé Hezarmed 392, désigné par le khalife comme gouverneur de l'Ifrikiya, arriva à Kaïrouan à la tête de cinq cents cavaliers et fut reçu par les notables de la ville, sortis à sa rencontre. Quelque temps après, il se rendit dans le Zab, afin d'y maintenir la tranquillité et de relever les murs de Tobna, selon les ordres du khalife. Cette position couvrait le sud contre les entreprises des Zenètes.
A peine le gouverneur se fut-il éloigné de la Tunisie, que les tribus de la Tripolitaine se révoltèrent, en prenant comme chef Abou-Hatem-Yakoub. Un corps de cavalerie, envoyé contre eux par le commandant de Tripoli, fut défait, et un renfort arrivé de Zab éprouva le même sort. En même temps le gouverneur avait à tenir tête à une attaque générale des Berbères du Mag'reb central, entraînés par Abou-Korra. Il détacha cependant son général Soléïman et l'envoya contre les rebelles de l'est; mais Abou-Hatem le vainquit près de Gabès et vint mettre le siège devant Kaïrouan, dont les fortifications l'arrêtèrent (771).
Dans le Zab, la situation d'Omar devenait fort critique; il s'était retranché à Tobna avec sa petite armée de cinq ou six mille cavaliers 393, et y était bloqué par des nuées de Kharedjiles. Abou-Korra avait amené quarante mille sofrites fournis par les Béni-Ifrene. Ibn-Rostem, seigneur de Tiharet, était là avec six mille Eïbadites; dix mille Zenètes éïbadites étaient commandés par El-Miçouer; enfin les Sanhadja, Ketama, Mediouna, etc., avaient donné des contingents. Omar, jugeant que le sort des armes ne lui offrait aucune chance de salut; employa la division et la corruption pour se débarrasser de ses ennemis. Il fil offrir à Abou-Korra un cadeau de 40,000 dinars (pièces d'or), à titre de rançon et, grâce à l'intervention du fils de celui-ci, que son envoyé sut intéresser par des cadeaux, il réussit à se débarrasser des Beni-Ifrene, qui formaient à eux seuls la moitié des assaillants 394.
Tandis que l'armée kharedjile était démoralisée par la nouvelle de cette trahison, Omar envoya un corps de 1,500 hommes attaquer Ibn-Rostem, qui occupait Tehouda. Mis en déroute, le seigneur de Tiharet regagna comme il put sa capitale, avec les débris de ses troupes. Les autres contingents se retirèrent et, ainsi, se fondit ce grand rassemblement. Omar, ayant enfin le passage libre, sortit de Tobna, où il laissa un corps de troupes, et se porta, à marches forcées, au secours de Kaïrouan. Depuis huit mois, cette ville, étroitement bloquée, avait supporte les fatigues d'un siège et était livrée aux horreurs de la famine. La garnison, épuisée et décimée, soutenait chaque jour des combats pour repousser les assiégeants. Déjà un certain nombre d'habitants, considérant la situation comme désespérée, étaient allés rejoindre le camp des assiégeants.
A l'approche du gouverneur, Abou-Hatem, abandonnant le siège, se porta à sa rencontre, mais Omar, après avoir feint d'être disposé à lui offrir le combat près de Tunis, parvint à l'éviter et put opérer sa jonction avec son frère utérin Djemil-ben-Saker, sorti de Kaïrouan. Tous deux rentrèrent dans la ville et l'arrivée du gouverneur, bien qu'il n'amenât qu'un faible renfort, ranima le courage des Arabes.
Mort d'Omar. Prise de Kaïrouan par les Kharedjites.--Abou-Hatem revint bientôt à Kaïrouan à la tête d'une nombreuse armée renforcée des contingents d'Abou-Korra qui, après avoir inutilement essayé d'enlever Tobna, était venu rejoindre les Eïbadites de la Tunisie. Les Arabes tentèrent en vain de tenir la campagne; ils furent, forcés de se réfugier derrière les murailles de Kaïrouan, dont la force et la solidité préserva la ville d'une chute immédiate. Un grand nombre de Berbères accoururent de toutes parts pour se joindre aux assiégeants et, selon les chroniques, 350,000 Karedjites se trouvèrent réunis à Kaïrouan 395. Le courage des assiégés fut inébranlable, mais la famine vint augmenter les chances de leurs ennemis. Lorsque les bêtes de somme et même les animaux immondes furent dévorés, et qu'il fut reconnu que la position n'était plus tenable, Omar voulut tenter une sortie pour se procurer des vivres, mais ses soldats refusèrent de le laisser partir, prétendant qu'il se disposait à les abandonner et ne voulurent pas tenter eux-mêmes l'aventure. «Eh bien! leur dit Omar, enflammé de colère, je vous enverrai tous à l'abreuvoir de la mort!»
Sur ces entrefaites, un messager, ayant pu pénétrer dans la ville, apporta la nouvelle que le khalife, irrité contre Omar, se préparait à envoyer un nouveau général avec des troupes fraîches, en Ifrikiya. Le gouverneur résolut aussitôt d'éviter par la mort l'amertume d'une telle injustice. Ayant pris ses dernières dispositions, il se jeta comme «un chameau enragé» sur les assiégeants, et après en avoir abattu un grand nombre, il trouva la mort qu'il cherchait (novembre 771).
Djemil-ben-Saker, auquel le commandement avait été dévolu, entra alors en pourparlers avec Abou-Hâtem et signa une capitulation par laquelle il lui livrait la ville. Les assiégés avaient la liberté de se retirer avec leurs armes et leurs insignes, et le respect des personnes et des biens était garanti. Djemil se dirigea vers l'Orient, tandis qu'une partie de la milice prenait la route de Tobna et que quelques officiers passaient au service d'Abou-Hatem.
Pour la deuxième fois, en quelques années, les Karedjites berbères entraient en vainqueurs dans la ville sainte d'Okba. Cette fois, il n'y eut pas de pillage; Abou-Hatem se contenta de démanteler les fortifications de Kaïrouan. Du reste, il n'eut pas le loisir de jouir longtemps de ses succès.