Histoire de la République de Gênes
The Project Gutenberg eBook of Histoire de la République de Gênes
Title: Histoire de la République de Gênes
Author: Emile Vincens
Release date: June 23, 2006 [eBook #18669]
Language: French
Credits: Produced by en9
Produced by en9
HISTOIRE DE LA RÉPUBLIQUE DE GÊNES
Par M. Émile Vincens, Conseiller d'État
Bruxelles Wouters, Raspoet et Ce, Imprimeurs-Libraires 8, Rue d'Assaut
1843
Table de Matières.
AVANT-PROPOS
LIVRE I. - PREMIER GOUVERNEMENT CONNU JUSQU'A L'ÉTABLISSEMENT DE LA
NOBLESSE VERS 1157.
CHAPITRE I. - Temps anciens. Première guerre avec les Pisans; Sardaigne;
Corse; état intérieur.
CHAPITRE II.- Les Génois aux croisades. - Prise de Jérusalem.
CHAPITRE III. - Les Génois à Césarée.
CHAPITRE IV. - Établissements des Génois dans la terre sainte.
CHAPITRE V. - Agrandissements en Ligurie.
CHAPITRE VI. - Expéditions maritimes.
CHAPITRE VII. - Progrès, tendance au gouvernement aristocratique.
Noblesse.
LIVRE II. - FRÉDÉRIC BARBEROUSSE. - GUERREPISANE. - BARISONE. - AFFAIRES
DE SYRIE. - COMMERCE ET TRAITÉS. - FINANCES. (1157 - 1190)
CHAPITRE I. - Frédéric Barberousse.
CHAPITRE II. - Guerre pisane. - Barisone.
CHAPITRE III. - Suite de la guerre pisane.
CHAPITRE IV. - Suite des affaires de la terre sainte. - Relations
extérieures et traités. - Administration des finances.
LIVRE III. - DISSENSIONS DES NOBLES ENTRE EUX. - INSTITUTION DU
PODESTAT. - FRÉDÉRIC II. (1160 - 1237)
CHAPITRE I. - Établissement du podestat.
CHAPITRE II. - Henri VI.
CHAPITRE III. - Guerre en Sicile. - Le comte de Malte. - Finances.
CHAPITRE IV. - Frédéric II. - Guelfes et gibelins. - Guerres avec les
voisins.
CHAPITRE V. - Entreprise de Guillaume Mari.
CHAPITRE VI. - Frédéric II. - Expédition de Ceuta.
CHAPITRE VII. - Concile convoqué à Rome.
CHAPITRE VIII. - Innocent IV. - Les Fieschi.
CHAPITRE IX. - Saint Louis à la terre sainte.
LIVRE IV. - PREMIÈRE RÉVOLUTION POPULAIRE. - GUILLAUME BOCCANEGRA
CAPITAINE DU PEUPLE. - CAPITAINES NOBLES. - GUELFES ANGEVINS. - GUERRE
PISANE, GUERRE AVEC VENISE. - GUERRE CIVILE. - SEIGNEURIE DE L'EMPEREUR
HENRI VI; - DE ROBERT, ROI DE NAPLES. - LE GOUVERNEMENT GUELFE DEVIENT
GIBELIN. - SIMON BOCCANEGRA, DOGE. (1257 - 1339)
CHAPITRE I. - Guillaume Boccanegra, capitaine du peuple. - Guerre avec
les Vénitiens. -Rétablissement des empereurs grecs à Constantinople.
CHAPITRE II. - Capitaines nobles. - Charles d'Anjou, roi de Naples.
CHAPITRE III. - Démêlés avec Charles d'Anjou.
CHAPITRE IV. - Guerre pisane.
CHAPITRE V. - Perte de la terre sainte. - Caffa. - Commerce des Génois du
XIIIe au XIVe siècle.
CHAPITRE VI. - Guerre avec Venise. - Intrigues des guelfes angevins. -
Variations dans le gouvernement de Gênes.
CHAPITRE VII. - Le gouvernement pris par les Spinola et disputé entre eux
et les Doria.- Seigneurie de l'empereur Henri VII. - Nouveau gouvernement
des nobles guelfes. - Les émigrés gibelins assiègent la ville.
CHAPITRE VIII. - Seigneurie de Robert, roi de Naples. - Guerre civile.
CHAPITRE IX. - Nouveau gouverneur. - Capitaines gibelins. - Boccanegra
premier doge.- Nobles et guelfes exclus du gouvernement.
LIVRE V. - LE DOGE BOCCANEGRA DÉPOSSÉDÉ. - UN DOGE NOBLE. - ACQUISITION
DE CHIO. - GUERRE VÉNITIENNE. - SEIGNEURIE DE L'ARCHEVÊQUE VISCONTI ET DE
SES NEVEUX.- BOCCANEGRA REPREND SA PLACE. - 1er ADORNO ET 1er FREGOSE,
DOGES. - GUERREDE CHYPRE. - CAMPAGNE DE CHIOZZA. (1339 - 1381)
CHAPITRE I. - Premier gouvernement du doge Boccanegra. -Jean de Morta,
doge noble.
CHAPITRE II. - Génois en France à la bataille de Crécy. - Acquisition de
Chio.
CHAPITRE III. - Valente doge. - Guerre avec Venise. - Seigneurie de
l'archevêque Visconti, duc de Milan.
CHAPITRE IV. - Boccanegra redevenu doge.
CHAPITRE V. Gabriel Adorno, doge. - Dominique Fregoso, doge.
CHAPITRE VI. - Guerre de Chypre. - Nouvelle guerre avec les Vénitiens. -
Guarco, doge.
CHAPITRE VII. - Campagne de Chioggia. - Prise de la ville.
CHAPITRE VIII. - Désastre de Chioggia.
LIVRE VI. - ANTONIOTTO ADORNO, TROIS FOIS DOGE. - GÊNES SOUS LA
SEIGNEURIE DU ROI DE FRANCE; - DU MARQUIS DE MONTFERRAT. - GEORGE ADORNO
DEVENU DOGE. (1382 - 1413)
CHAPITRE I. - Léonard Montaldo, doge. - Antoniotto Adorno, doge pour la
première fois.
CHAPITRE II. - Le pape Urbain VI à Gênes. - Expédition d'Afrique.
CHAPITRE III. - Désertions du doge Antoniotto Adorno, et réintégrations
successives au pouvoir.
CHAPITRE IV. - Adorno met Gênes sous la seigneurie de Charles VI, roi de
France.
CHAPITRE V. - Gouvernement français. - Mouvements populaires.
CHAPITRE VI. - Gouvernement de Boucicault. - Expédition au Levant.
CHAPITRE VII. - Derniers temps du gouvernement de Boucicault.
CHAPITRE VIII. - Banque de Saint-George.
CHAPITRE IX. - Gouvernement du marquis de Montferrat. - George Adorno
devient doge.
LIVRE VII. - LES ADORNO ET LES FREGOSE. - SEIGNEURIE DU ROI DE FRANCE ET DES DUCS DE MILAN PLUSIEURS FOIS RENOUVELÉE. - PAUL FREGOSE ARCHEVÊQUE ET DOGE A PLUSIEURS REPRISES. - L'AUTORITÉ RESTÉE A LOUIS LE MORE, DUC DE MILAN; AUGUSTIN ADORNO GOUVERNEUR DUCAL. - PRISE DE CONSTANTINOPLE. - PERTE DE PÉRA ET DE CAFFA. (1413 - 1488) CHAPITRE I. - Le doge George Adorno perd sa place. - Thomas Fregose doge. CHAPITRE II. - Seigneurie du duc de Milan. CHAPITRE III. - Victoire de Gaëte. - Le duc de Milan en usurpe les fruits. - Il perd la seigneurie de Gênes. CHAPITRE IV. - Thomas Fregose, de nouveau doge à Gênes, embrasse la cause de René d'Anjou, qui perd Naples. - Raphaël Adorno devient doge. - La place est successivement ravie par Barnabé Adorno, par Janus, Louis et Pierre Fregose. CHAPITRE V. - Prise de Constantinople. - Perte de Péra. CHAPITRE VI. - Pierre Fregose remet Gênes sous la seigneurie du roi de France et sous le gouvernement du duc de Calabre. CHAPITRE VII. - Prosper Adorno devient doge. - L'archevêque Paul Fregose se fait doge deux fois. - Le duc de Milan Sforza redevient seigneur de Gênes. CHAPITRE VIII. - Perte de Caffa. Révolte contre le gouvernement milanais; le duc de Milan traite avec Prosper Adorno, qui devient d'abord vicaire, puis recteur, en secouant le joug milanais. CHAPITRE IX. - Adorno expulsé, Baptiste Fregose devient doge; il est supplanté par l'archevêque Paul, devenu cardinal. Ludovic Sforza seigneur de Gênes. CHAPITRE X. - Gouvernement d'Augustin Adorno.
LIVRE VIII. - CHARLES VIII. - LOUIS XII. - FRANÇOIS Ier EN ITALIE. -
SEIGNEURIE DE GÊNES SOUS LES ROIS DE FRANCE. - VICISSITUDES DU
GOUVERNEMENT. - ANDRÉ DORIA. - UNION. (1488 - 1528)
CHAPITRE I. - Charles VIII.
CHAPITRE II. - Louis XII en Italie; seigneur de Gênes.
CHAPITRE III. - Mouvements populaires; gouvernement des artisans. - Le
teinturier Paul de Novi, doge. - Louis XII soumet la ville.
CHAPITRE IV. - Les Français perdent Gênes. - Janus Fregose, doge. -
Antoniotto Adorno gouverne au nom du roi de France. - Octavien Fregose,
doge.
CHAPITRE V. - Octavien Fregose se déclare gouverneur royal pour François
1er. - La ville prise par les Adorno. - Antoniotto Adorno, doge.
CHAPITRE VI. - François Ier à Pavie. - Bourbon à Rome. - André Doria
alternativement au service du pape et du roi de France. - Antoniotto
Adorno abandonne Gênes aux Français et à Doria.
CHAPITRE VII. - André Doria passe du service de France à celui de
l'Autriche. - Les Français expulsés de Gênes. - Union.
LIVRE IX. - ÉTABLISSEMENT ET DIFFICULTES DU NOUVEAU GOUVERNEMENT. -
CONSPIRATION DES FIESCHI. (1528 - 1547)
CHAPITRE I. - Constitution. - Savone.
CHAPITRE II. - Vues de François 1er. - Dernière tentative des Fregose. -
Charles-Quint à Gênes.
CHAPITRE III. - Expéditions de Doria au service de Charles V. - Désastre
d'Alger. - Nouvelle guerre. - Traité de Crespy.
CHAPITRE IV. - Jalousies et intrigues intérieures.
CHAPITRE V. - Conjuration de Fieschi.
LIVRE X. - RÉFORME EXIGÉE PAR DORIA. - LOI DITE DU GARIBETTO. - GUERRE
DES DEUX PORTIQUES DE LA NOBLESSE, INTERVENTION POPULAIRE. - ARBITRAGE. -
DERNIÈRE CONSTITUTION. (1548 - 1576)
CHAPITRE I. - Intrigues de Charles-Quint. - Résistance d'André Doria. -
Loi du Garibetto. - Disgrâce de de Fornari.
CHAPITRE II. - Guerre de Corse.
CHAPITRE III. - Décadence, perte de Scio. - J.-B. Lercaro persécuté.
CHAPITRE IV. - Dissensions entre les deux portiques. - Généalogie des
Lomellini. -Le peuple prend part à la querelle. - Carbone et Coronato. -
Prise d'armes. - Le garibetto aboli tumultuairement. - Le gouvernement
abandonné au portique Saint-Pierre.
CHAPITRE V. - J.-A. Doria fait la guerre civile. - Intervention des
puissances. - Compromis.
CHAPITRE VI. - Sentence arbitrale. - Constitution de 1576.
LIVRE XI. - RÉPUBLIQUE MODERNE. - DÉMÊLÉS AVEC LE DUC DE SAVOIE; - AVEC
LOUIS XIV. - LE DOGE A VERSAILLES. (1576 - 1700)
CHAPITRE I. - Observations sur le caractère des Génois.
CHAPITRE II. - Relation avec le duc de Savoie. - Conjuration Vachero.
CHAPITRE III. - Arbitrage des différends avec le duc de Savoie. -
Changement dans la constitution intérieure des conseils de la république.
CHAPITRE IV. - Guerre avec Charles-Emmanuel II, duc de Savoie. - Griefs
de Louis XIV contre la république. - Bombardement de Gênes. - Soumission.
LIVRE XII. - DIX-HUITIÈME SIÈCLE ET EXTINCTION DE LA RÉPUBLIQUE. (1700 -
1815)
CHAPITRE I. - Guerre de la succession.
CHAPITRE II. - Guerre de la pragmatique sanction. - Gênes, envahie par
les Autrichiens, délivrée par l'insurrection populaire.
CHAPITRE III. - Rétablissement du gouvernement après l'insurrection.
CHAPITRE IV. - Guerre de Corse.
CHAPITRE V. - Suite de la guerre de Corse. - Cession de l'île.
CHAPITRE VI. - Dernières années de la république.
APPENDICE. NÉGOCIATION pour l'évacuation de Gênes par l'aile droite de l'armée française, entre le vice-amiral lord Keith, commandant en chef la flotte anglaise, le lieutenant général baron d'Ott, commandant le blocus, et le général en chef français Masséna. ARTICLES PRÉLIMINAIRES proposés par M. le comte de Hohenzollern, lieutenant général, au lieutenant général Suchet, pour l'exécution de la convention passée respectivement entre les généraux en chef des deux armées autrichienne et française en Italie. CONVENTION faite pour l'occupation de la ville de Gênes et de ses forts, le 5 messidor an VIII, ou 24 juin 1800, conformément au traité fait entre les généraux en chef Berthier et Mélas. ACTE DU CONGRES DE VIENNE DU 9 JUIN 1815 (Articles sur les États de Gênes) CONDITIONS qui doivent servir de bases à la réunion des États de Gênes à ceux de Sa Majesté Sarde
AVANT-PROPOS
Les Génois ont une part considérable dans l'histoire de la navigation et du commerce au moyen âge. Ils sont marchands et guerriers aux croisades, habiles en même temps à se ménager le trafic avec les infidèles de l'Égypte et de la Mauritanie. Ils disputent l'empire de la Méditerranée aux Pisans et aux Vénitiens. Leurs colonies brillent d'un grand éclat: celle de Péra tour à tour protège et fait trembler les empereurs grecs de Constantinople; Caffa domine à l'extrémité de la mer Noire.
Il est curieux d'observer un peuple déjà célèbre et redouté en Orient quand, chez lui, il ne possède rien au-delà de l'étroite enceinte de ses murailles; qui a fait de grandes choses au loin, n'ayant jamais eu pour territoire que quelques lieues d'une rive étroite et stérile où l'obéissance lui était contestée. C'est d'une association de mariniers, premier rudiment de son organisation républicaine, qu'on voit naître une noblesse purement domestique et municipale, mais bientôt illustre.
Parmi les cités italiques, le rang des Génois est moins éminent. On sent chez eux l'influence d'une politique fortement empreinte d'égoïsme national et mercantile, qui les isole, cherchant à se tenir à l'écart des luttes de la liberté lombarde, tout en échappant aux exigences des avides empereurs teutons. Mais les factions guelfe et gibeline pénètrent dans Gênes et s'y balancent si bien qu'elles s'excluent et s'exilent alternativement de la république toujours agitée. Les nobles entre eux se font la guerre. Les populaires lassés leur arrachent le gouvernement, et de là surgit aussitôt une aristocratie plébéienne dont les membres se ravissent le pouvoir les uns aux autres. Alors les classes inférieures prétendent reprendre à la bourgeoisie ce que celle-ci a ôté à la noblesse. L'anarchie oblige à chercher le repos et la sécurité sous la seigneurie d'un prince étranger. Une fois cette voie ouverte, on voit se multiplier les expériences pour résoudre le problème insoluble d'un maître qui s'engagerait à garder la liberté d'une république et qui tiendrait parole. Tout à coup le dégoût des révolutions en amène une nouvelle. On s'est désabusé des factions, et une fusion générale des partis produit à l'improviste un gouvernement régulier.
Ce bien n'est arrivé, cependant, qu'au temps de la décadence des petits États, et de la déchéance, si l'on peut parler ainsi, des navigateurs de la Méditerranée. Les vicissitudes des deux derniers siècles de la république, tombée au rang inférieur des puissances, ne sont pourtant pas dénuées d'intérêt et d'instruction; mais enfin, entraînée dans notre tourbillon, elle tombe, elle est dissoute: le drame a le triste avantage d'un dénoûment final.
A côté de l'histoire de Venise, ou plutôt à quelques degrés au-dessous, devrait se placer l'histoire de Gênes; mais celle-ci nous manque: car dans le cours actuel des idées nous n'accepterions pas pour telle le seul livre1 que nous possédions sous ce titre, ouvrage borné sèchement au récit des révolutions du gouvernement des Génois; où il suffit de dire que l'histoire de leur commerce ne tient pas la moindre place: le nom de la fameuse banque de Saint-George y est à peine prononcé.
La tardive ambition d'écrire cette histoire m'a été inspirée par les souvenirs d'un séjour à Gênes de près de vingt-cinq ans. Je crois bien connaître le pays, ses traditions et ce que les moeurs y tiennent des temps passés. Pendant cette longue demeure je n'avais pourtant pas conçu un si grand projet: d'autres devoirs ne m'auraient pas laissé la liberté de l'entreprendre. J'avais seulement eu l'occasion de m'essayer dans quelques notices détachées que l'académie du Gard a bien voulu recueillir. Mais en regrettant les plus amples recherches que j'aurais pu faire dans Gênes si j'avais prévu dès lors la tâche que je me suis imposée au retour, je ne suis pas revenu sans documents et sans mémoires, et j'ai employé depuis à compléter ces matériaux, tous les loisirs que j'ai pu me faire dans ces vingt dernières années.
L'histoire de Gênes a, pour plusieurs siècles, des fondements certains: ce sont des chroniques originales qui commencent à l'an 1101. Elles furent d'abord écrites par Caffaro qui, dans cette année, faisait partie d'une expédition à la terre sainte, et qui raconte naïvement ce qu'il a vu avec ses Génois. Entré, à son retour, dans les plus grandes affaires de la république, il tint note des événements de chaque année, et, dans une assemblée publique, il donna une lecture de ses commentaires. Il recueillit les applaudissements de ses concitoyens et leur témoignage de sa véracité, avec l'ordre formel de continuer son ouvrage. Caffaro, qui mourut en 1197, tint la plume jusqu'en 1194. Après lui, les chanceliers successifs de la république continuèrent la narration jusqu'en 1264. Alors on chargea des commissaires spéciaux du soin de rédiger la suite de ces annales. Ces commissions, renouvelées cinq fois en trente ans, et dont les travaux étaient à mesure soumis à l'approbation du gouvernement, atteignirent l'année 1294. Là, il paraît que les temps devinrent trop difficiles. Au gré des révolutions du pays, ce qu'on avait loué la veille il fallait le diffamer le lendemain. Les chroniques officielles s'arrêtèrent; du moins il ne nous en est plus parvenu.
C'est au savant et infatigable Muratori que nous devons la publication de ces précieux originaux. Ce sont des notes sèches mais naïves, fort incomplètes pour notre curiosité, mais en tout d'excellents guides. Muratori, d'ailleurs, dans sa vaste collection recueillie en fouillant tant d'archives italiennes, fournit souvent les moyens de contrôler les témoignages les uns par les autres, et d'éclaircir le récit tronqué des historiographes génois. Ainsi il a donné les commentaires de Jacques de Varagine, archevêque de Gênes, mêlés de fables sur les temps antérieurs, mais révélant des faits importants.
Après les chroniques viennent les historiens du pays; ceux-ci sont encore des originaux, car si pour les temps antérieurs ils ont puisé dans les annales publiques, ils ont poussé leurs écrits jusqu'à leur propre temps. C'est encore Muratori qui a recueilli les oeuvres de ceux qui ont précédé l'invention de l'imprimerie. Les principaux sont les deux Stella et Senarega.
Stella l'ancien écrivait dans les premières années du XVe siècle. Sa narration va jusqu'en 1410; il avertit que depuis 1396 il ne raconte que ce qu'il a vu. En remontant en arrière, il dit avoir eu entre les mains les mémoires familiers d'hommes de partis opposés. Il s'appuie aussi du témoignage des vieillards. Il prend soin de déclarer qu'il parle de son chef, librement, et sans mission de personne. C'est en général un écrivain judicieux, qui montre médiocrement de préjugés sans aucune partialité.
Le récit de Stella est continué par son fils jusqu'en 1435. Ce dernier a vécu jusqu'en 1461. Il était devenu secrétaire de la république. C'est peut-être pour cela qu'il cessa d'être historien.
Senarega a, dans la collection de Muratori, un précis historique qui embrasse la période de 1314 à 1488. Lui aussi déclare, comme Stella, qu'il écrit librement, à la prière de son savant ami Colutio Salutati.
Grâce à l'imprimerie, les écrits du XVIe siècle n'ont pas, comme les précédents, le risque de rester ensevelis dans une bibliothèque.
Augustin Giustiniani, homme fort érudit, qui avait professé en France, compila en italien des annales génoises jusqu'en 1528, époque d'une grande révolution et de la constitution du gouvernement moderne des Génois. L'ouvrage a été accusé de quelque partialité. On peut aussi reprocher à l'auteur de n'avoir pas rejeté les traditions fabuleuses. Quant à la composition et au style, ce sont des annales et non pas une histoire.
Au contraire, Foglietta et Bonfadio, écrivant dans une latinité élégante, sont des historiens qui appartiennent à la littérature. Le premier dans sa jeunesse s'était fait exiler pour un traité italien de la république génoise, ouvrage de parti fort hostile au gouvernement. Mais plus tard il composa dans un esprit très-différent l'histoire de Gênes en latin. L'auteur mourut avant d'avoir pu raconter la révolution de 1528. Son frère, qui servit d'éditeur à l'oeuvre posthume, emprunta, pour remplir cette lacune, quelques pages qu'on a su depuis appartenir à Bonfadio.
Celui-ci, excellent écrivain, n'était pas Génois. Venu à Gênes pour y professer les lettres, le nouveau gouvernement de 1528 le choisit pour son historiographe, et, en renouvellement de l'antique usage, lui ordonna d'écrire les grandes choses que la république régénérée se flattait sans doute d'accomplir. Bonfadio s'acquitta de ce soin, et son histoire est tenue en grande estime chez les Italiens sous les rapports littéraires; elle commence à 1528, elle est interrompue en 1550: au milieu de cette année l'auteur fut mis à mort pour une cause restée obscure.
Nous retombons ici dans des chroniques semi-officielles; mais du moins celles-ci sont précises et détaillées jusqu'à la minutie. Dans le XVIIe siècle, Philippe Casoni avait été employé dans les chancelleries génoises. Son fils et son petit-fils suivirent la même carrière. Les mémoires du grand-père, les correspondances passées par leurs mains, les facilités données par le gouvernement lui-même, ont servi au petit-fils pour rédiger des annales suivies, de 1500 à 1700. Chacun de ces deux siècles forme un volume. Ils sont dédiés au sénat, l'un en 1707, l'autre en 1730, et la teneur des dédicaces autorise à regarder l'ouvrage comme accepté et authentique. Le premier tome fut imprimé en son temps: on ne voulut pas permettre la publication du second; il circulait à Gênes en copies manuscrites. On trouva sans doute que les transactions avec les puissances étrangères pendant le XVIIe siècle étaient trop récentes pour en avouer la publicité. On s'est avisé plus tard d'imprimer ce volume, et il n'a rien enseigné à personne.
Le principal événement de l'histoire de Gênes au XVIIIe siècle (l'occupation de la ville par les Autrichiens et sa glorieuse libération par un effort populaire) a été traité à fond dans un ouvrage exprès, attribué à un membre de la famille Doria2. On trouve sur le même sujet des détails curieux dans un compendio de l'histoire de Gênes3, écrit bizarre d'un patriote du temps nommé Accinelli.
Je dois signaler une histoire de Gênes publiée il y a peu d'années par Jérôme Serra4 (mort depuis). C'était un noble, ami libéral de son pays, qui toute sa vie avait cultivé les lettres. Il était recteur de l'académie (université) de Gênes sous le régime impérial. Il est regrettable qu'il n'ait pas voulu pousser son histoire au-delà de 1483. Il n'en donne que des raisons fort vagues. Mais les considérations dues à sa position personnelle l'auront détourné d'aborder le récit de la refonte nobiliaire de 1528; ou plutôt la révolution populaire de 1797 l'aura découragé d'écrire, et le changement de régime en 1814 lui en aura bien moins laissé la liberté.
On voit que la traduction des historiens génois ne suppléerait pas pour nous au défaut d'une histoire complète de la république.
Il est un autre ouvrage qu'il ne faut pas oublier, en passant en revue les écrits historiques génois, mais qui, comme le dernier que je viens de citer, est resté incomplet: ce sont les Lettres liguriennes de l'abbé Oderico5. Ce savant s'était proposé de traiter successivement les points principaux de l'histoire de son pays, dans une série de lettres; mais il avait pris son point de départ si loin, que ses premières dissertations ne pouvaient servir de matériaux à l'histoire génoise proprement dite. Elles roulent sur les Liguriens pris en général, et cette dénomination est commune, comme on sait, à beaucoup de populations très-diverses dont l'auteur recherche les traces dans une haute antiquité. Il arrivait cependant aux temps de la domination carlovingienne, quand tout à coup il s'interrompit, et, omettant les siècles intermédiaires, sur l'invitation de l'impératrice de Russie, Catherine, il ne s'occupa plus que d'une investigation plus ou moins approfondie sur les monuments des colonies génoises de la Crimée. C'est le sujet unique de ses dernières lettres.
Il ne paraît pas qu'il ait pu s'aider des trésors scientifiques que renferment les archives de Gênes. Elles étaient accessibles à peu de personnes, même parmi les Génois. Mais après la destruction de l'ancien gouvernement, la classe des sciences morales et politiques de l'Institut de France essaya d'obtenir des renseignements sur les documents enfouis dans ce dépôt si longtemps secret. En recourant aux voies diplomatiques, un programme dressé à l'Institut fut envoyé à Gênes au gouvernement provisoire de 1798, avec une sorte de réquisition d'y procurer une réponse. Pour y satisfaire, on chargea des recherches désirées le père Semini, religieux éclairé, laborieux, et tellement modeste, que son travail, composé de quatre mémoires curieux, avec un cinquième qu'il ne put achever, parvinrent à l'Institut sans qu'on eût pris la peine de faire connaître le nom de l'auteur6. Par un autre accident, ces mémoires manuscrits se perdirent à la mort de l'académicien qui devait en faire le rapport. Heureusement les minutes en étaient restées à Gênes. Je me félicite de les y avoir vues et d'y avoir fait récolte d'utiles informations. Les notions sur les établissements de la mer Noire, appuyées sur des actes publics, y sont plus précises que dans les lettres d'Oderico. Quant à la colonie de Péra et Galata, objet également des recherches de Semini, nous en avons maintenant une histoire complète et fort intéressante7 due à M. Louis Sauli, noble génois, qui, outre les secours antérieurs, a lui-même exploré Constantinople et les restes des monuments génois.
Les archives de Gênes ont été soumises à une autre visite, due également à l'Institut. L'académie des inscriptions et belles-lettres la provoqua; et l'illustre Silvestre de Sacy ne dédaigna pas de s'en charger. Il vint à Gênes vers le temps où le pays se réunissait à la France. Dans un rapport8 très-curieux, qu'à son retour il présenta à l'académie, on peut voir toute l'importance des documents originaux qu'il a vérifiés, copiés ou traduits, et dont il a successivement publié les plus importants dans les mémoires de l'académie, en les éclairant par sa saine critique. Ce sont là de précieux matériaux; ils sont au premier rang des secours que j'ai rencontrés en France, d'autant plus précieux pour moi qu'à Gênes je n'aurais pu les atteindre.
Ces dernières recherches se rapportent presque exclusivement à l'histoire commerciale. Je n'ai rien négligé pour me renseigner sur les autres parties. Déjà je m'étais pourvu d'extraits de certaines notices manuscrites trouvées à la bibliothèque de l'université de Gênes; mais à Paris, par la complaisante assistance de M. Ernest Alby, j'ai connu un grand nombre de relations et d'opuscules qui se trouvent parmi les manuscrits de la bibliothèque royale. Les archives du royaume où le savant M. Michelet a bien voulu faciliter mes recherches, m'ont montré les nombreux originaux9 des actes qui éclaircissent les singulières transactions des Génois avec notre roi Charles VI, ou avec les rois ses successeurs, devenus à plusieurs reprises seigneurs de Gênes; actes en quelque sorte laissés dans l'ombre par les écrivains génois: on dirait qu'ils répugnent à parler de ces traités, et qu'ils en abrègent les récits à dessein.
Enfin, par la bienveillance de M. Mignet, j'ai pu consulter aux archives des affaires étrangères la correspondance des ministres ou chargés d'affaires de France à Gênes, depuis 163410 jusqu'à la cession de la Corse en 1768. Ces agents ayant été les témoins journaliers de ce qui se passait à Gênes, et souvent les négociateurs mêlés aux événements, ce sont les meilleurs indicateurs qu'on puisse désirer pour connaître les faits de cette époque. Dans ce qui concerne la Corse, j'ai pris pour contrôle de ces mêmes témoignages, le résumé des écrivains de l'île, que nous a soigneusement donné M. Robiquet dans la partie historique de ses recherches11.
Quant aux dernières années du gouvernement détruit en 1797, à la période de l'éphémère république ligurienne, et au temps de la réunion à l'empire français, je n'ai eu à consulter personne: j'étais présent et témoin impartial, sinon toujours aussi désintéressé que j'aurais voulu l'être. Pour cela même, j'ai cru devoir me borner à un simple précis des vicissitudes de cette époque.
Nota. Quelques noms historiques ont, dans l'usage, des traductions connues en français; j'en use quelquefois. J'écris indifféremment Fiesque ou Fiesco, Fieschi (Fliscus ou de Fliscis en latin); Adorne et Fregose, ou Adorno et Fregoso (Fulgosius en latin). Quant à Lomelin pour Lomellino ou Lomellini, Centurion pour Centurione, etc., cela se dit même en génois.
LIVRE PREMIER. PREMIER GOUVERNEMENT CONNU JUSQU'A L'ÉTABLISSEMENT DE LA NOBLESSE VERS 1157.
CHAPITRE PREMIER. Temps anciens. Première guerre avec les Pisans; Sardaigne; Corse; état intérieur.
Le nom de Gênes est cité dans l'histoire pour la première fois, si je ne me trompe, à l'époque de la seconde guerre punique et de l'entrée d'Annibal en Italie (534). Quelques années plus tard, le Carthaginois Magon aborda sur la côte voisine (547), trouva la ville sans défense, la pilla et la détruisit. Le sénat romain ordonna qu'elle serait rebâtie (549): un préteur fut délégué pour prendre ce soin1: c'est tout ce que les historiens nous ont transmis de plus important sur cette cité; ailleurs ils la nomment seulement à l'occasion de l'itinéraire de quelques armées. Si les Liguriens occupent une place considérable dans leurs récits, l'on sait que la dénomination de Ligurie a été souvent étendue du rivage de la mer et des Apennins aux vastes plaines cisalpines. Pour être averti de ne pas confondre l'histoire de tant de populations différentes malgré une dénomination commune, il suffirait de remarquer que, lorsque Magon pillait Gênes, il avait pour alliés les Liguriens les plus voisins de cette ville. C'est à Savone qu'il mettait son butin en sûreté2.
Dans le nombre singulièrement petit des monuments archéologiques qui, dans ce pays, ont échappé aux bouleversements de tant de dévastations réitérées, il en subsiste un très-curieux: c'est une table de bronze sur laquelle est gravée une sentence arbitrale rendue par deux jurisconsultes romains, pour vider les différends de deux populations voisines. La date marquée par le nom des consuls de Rome répond à l'époque de Sylla3. Par le texte, il paraît que les habitants d'une des vallées que Gênes sépare formaient une communauté dont cette ville était le chef-lieu. Leur trésor commun y était déposé. On voit aussi que les Génois étaient autorisés à exiger des membres de l'association, l'obéissance aux décrets de la justice. Strabon, au temps de Tibère, appelle Gênes le marché de toute la Ligurie. Voilà ce que nous savons de cette ville sous l'empire romain.
Son nom latin Genua ne varie ni dans les auteurs ni dans les inscriptions; c'est l'ignorance du moyen âge qui, ayant écrit Janua, en fit la ville de Janus. De là les traditions les plus ridicules. Jacques de Varase (de Varagine), archevêque de Gênes au XIIIe siècle, ne doute pas que la ville n'ait été fondée par Dardanus ou par Janus, princes troyens, si même ces étrangers n'ont pas été précédés par un autre Janus, petit-fils de Noé. Quoi qu'il en soit, sur la foi de l'archevêque, la cathédrale de Saint-Laurent déploie encore, en caractères gigantesques, une inscription qui atteste à tous les yeux la fondation de Gênes par Dardanus, roi d'Italie4.
Sans discuter les traditions et les chronologies des martyrs, on peut croire que le christianisme s'établit de bonne heure chez les Génois.
Ils portèrent le joug des Goths pendant leur invasion, jusque sous Théodoric. Cassiodore adresse aux juifs domiciliés à Gênes un rescrit qui leur octroie divers privilèges5. Quand Bélisaire rendit pour un temps l'Italie à l'empire, il établit à Gênes un gouverneur nommé Bonus. On assure que Totila, voulant obliger le général romain à diviser ses forces, lui fit tenir des lettres supposées de ce gouverneur, qui le pressait d'envoyer des secours pour défendre Gênes6.
(539) Les Francs sous Théodebert, roi d'Austrasie, ayant envahi la Ligurie, détruit Milan et ravagé tout le pays, portèrent leurs dévastations jusqu'à Gênes. Sans doute cette ville, quoiqu'elle ne fût pas encore de marbre, suivant la remarque de Gibbon7, avait déjà son importance, s'il faut en croire les barbares vainqueurs, puisqu'ils se glorifient d'avoir pillé et brûlé deux des plus florissantes cités du monde, Pavie et Gênes8.
(606) On ne sait jusqu'à quel point les Génois avaient réparé leurs revers quand, sous les Lombards, Rotharis vint piller la ville9 que ses prédécesseurs avaient laissée en paix. En général on croit que Gênes dut quelque accroissement à l'invasion des Lombards en Italie. Comme Venise, elle servit d'asile aux émigrés que la fureur des conquérants barbares chassait des régions envahies. La barrière de l'Apennin était presque aussi sûre que celle des lagunes. Rien n'invitait l'avidité des possesseurs des plaines les plus riantes et les plus riches à franchir les rudes sommets de ces hautes montagnes, dont au revers le pied est immédiatement battu par les vagues de la Méditerranée. Probablement Gênes resta presque oubliée, peut-être dédaignée comme une bourgade de pêcheurs, par des dominateurs étrangers à la mer. Mais, à couvert du côté de la terre, elle eut à se défendre contre des ennemis maritimes. Les Sarrasins d'Afrique ravagèrent les côtes d'Italie. Leurs apparitions dévastatrices furent fréquentes, et ce fléau se prolongea plus d'un siècle. Gênes semble avoir été le point d'appui et le boulevard principal de la défense de tout le littoral des frontières de la Provence à la mer de Toscane. Des tours antiques dont les vestiges subsistent sur les caps, le long de la côte, passent, dans la tradition populaire, pour le reste du système de défense que les Génois avaient organisé dès ce temps.
On ignore sur quelle autorité Foglietta, historien génois du seizième siècle, a pu avancer que Gênes a eu des comtes pendant cent ans. On n'en connaît point; on trouve seulement qu'une de nos chroniques du temps de Pépin attribue la conduite d'une entreprise malheureuse sur la Corse à un Adhémar qu'elle qualifie de comte de Gênes. Il n'est question ni de Gênes ni d'Adhémar dans le petit nombre d'écrivains qui parlent de cette expédition10, dont l'authenticité est fort incertaine (806).
Quoi qu'il en soit, Gênes profita des temps de désordre et d'anarchie qui succédèrent bientôt pour s'acquérir une indépendance de fait. Elle suivit en cela l'exemple de beaucoup d'autres villes dont le gouvernement échappait aux faibles descendants de Charles, ou qui, reconnaissant des suzerains, n'obéissaient pas à des maîtres. Tandis que la souveraineté se disputait dans les plaines de la Lombardie, une petite commune dont la puissance n'importunait encore personne, perdue entre les montagnes et la mer, pouvait se régir à son gré sans que les empereurs ou les rois en fussent jaloux. Les droits de la souveraineté semblaient assez bien conservés quand de tels sujets recevaient humblement à titre d'octroi et de privilèges les libertés dont ils s'étaient saisis. Néanmoins ces progrès vers l'indépendance furent lents et probablement rétrogradèrent à certaines époques (988). Nous pouvons en juger par un diplôme de Bérenger II et d'Adalbert son fils, rois d'Italie, qui existe dans les archives génoises et que les historiens nationaux, sans le transcrire, ont cité comme un précieux monument de l'indépendance de leur patrie, et comme une confirmation de ses possessions et de ses droits11. Ce diplôme accordé par les rois à l'intercession d'Hébert leur fidèle (rien n'indique ce qu'il était pour les Génois)12, s'appuie d'abord de cette maxime qu'il convient aux souverains d'écouter favorablement les voeux de leurs sujets, pour les rendre d'autant plus prompts à l'obéissance. C'est pourquoi on confirme tous les fidèles et habitants de la ville dans leurs propriétés mobilières et immobilières acquises ou d'héritage, soit paternel, soit maternel, au dedans et au dehors de la cité, savoir leurs vignes, leurs terres labourables, prairies, bois, moulins, et leurs esclaves des deux sexes; il est défendu aux ducs, comtes ou autres d'entrer dans leurs maisons ou possessions, de s'y loger d'autorité, de leur faire tort ou injure. Les infracteurs encouraient la peine d'une amende de mille livres d'or, applicable par moitié au trésor royal de Pavie et aux habitants de Gênes. Or, un tel décret nous montre les Génois encore dans la simple condition de sujets; pure sauvegarde de propriétés privées et de biens ruraux, il exclut toute idée de domaine public, de droits politiques reconnus ni concédés; il n'accorde aucun privilège. Si la commune avait ses magistrats, on n'a pas même daigné en faire mention. En un mot, rien ne laisse supposer ici ni la consistance ni la forme d'un État; cette prétendue charte de franchise est un témoignage de sujétion. Il n'est pas rare, il est vrai, que des diplômes, écrits dans le style magnifique de la domination suprême, aient été interprétés chez ceux qui les avaient obtenus, dans un sens beaucoup plus large que le sens littéral. Quelquefois avec le temps, ils ont produit ce qu'ils ne donnaient pas; des confirmations sérieuses sont intervenues sur des concessions qui n'avaient pas encore existé.
Les expéditions maritimes auxquelles les Génois se livrèrent dans le onzième siècle prouvent du moins qu'alors laissés à eux-mêmes, ils agissaient comme un peuple indépendant. Isolés et sans force pour s'agrandir autour d'eux, ils n'avaient dû attendre que de la mer leurs ressources et toutes leurs espérances d'acquérir. De bonne heure cette position et la nécessité les accoutumèrent à la navigation. A toutes les époques on les retrouve sur la mer Méditerranée, bravant les orages et l'ennemi, pourvu que le péril dût être suivi de quelque profit; sobres comme les habitants d'un sol pauvre et stérile, habiles à la manoeuvre, hardis à la course, prompts à l'abordage et ne craignant pas plus d'aller à la rencontre du danger qu'à la recherche du gain.
Afin d'écarter plus sûrement les attaques des pirates sarrasins, les Génois coururent souvent au-devant d'eux pour les attaquer dans leurs repaires ou pour les détruire sur la mer. Dans ces occasions toute la population valide s'embarquait. Sur cela se fonde une tradition qui, en 936, fait saccager par les Mores la ville où il ne restait que les vieillards, les femmes et les enfants, tandis que les hommes adultes étaient en course. Témoins en abordant à leur retour des ravages soufferts en leur absence, on dit qu'ils tournèrent la proue, volèrent après l'ennemi, l'atteignirent dans une île voisine de la Sardaigne, le défirent et ramenèrent à Gênes le butin repris, et leurs familles délivrées de l'esclavage13.
Bientôt de cet exercice de leur unique force naquit l'ambition de se rendre considérables. Ils entrevirent des conquêtes moins difficiles au loin que l'occupation du moindre village à leurs portes. Ils se sentirent sur la mer une énergie qui contrastait avec leur faiblesse au dedans; et, pour prendre rang parmi les cités prépondérantes de l'Italie, ils durent compter sur la terreur de leurs flottes et sur le bruit de leurs exploits au dehors.
C'est encore la guerre perpétuelle des Sarrasins qui amena les premières occasions où les Génois furent en contact avec des émules, et entrèrent dans le champ des intrigues et des jalousies de la politique extérieure. Les Pisans, avec les mêmes avantages sur la mer, les avaient devancés en forces et en crédit. Ce furent leurs premiers rivaux. Ceux-ci avaient déjà entrepris de chasser les Mores établis en Sardaigne, dangereux voisins pour un peuple navigateur. Un prince arabe nommé Muzet ou Muza, que les annalistes font aussi roi de Majorque, y dominait, et de là menaçait le Tibre et l'Arno. Les papes s'en effrayaient et s'indignaient qu'une île chrétienne si proche de l'Italie devînt la forteresse des ennemis de la foi. Les Pisans, suscités par Jean XVII (1004), attaquèrent Muza plusieurs fois et avec des succès divers14; mais la domination du More s'affermissait de plus en plus. Benoît VIII s'adressa aux Génois, enfants respectueux et dévoués de l'Église. Il les engagea dans un traité d'alliance avec les Pisans, à qui ils servirent d'auxiliaires. L'expédition combinée réussit, l'île fut occupée par les assaillants; Muza fut mis en fuite. Mais alors se manifesta entre les deux peuples une jalousie, premier germe de plusieurs siècles de haines constantes et de fréquentes hostilités. Suivant la relation assez vraisemblable des Pisans, ceux-ci, en vertu d'un traité fait au départ (1015 à 1022), devaient garder pour eux le territoire qu'on allait conquérir. Mais les Génois qui s'étaient contentés de se réserver une part dans le butin, après l'ample partage de ces richesses, ne voulurent plus s'en tenir au traité, ils prétendirent se faire des établissements dans l'île, et les alliés en vinrent aux mains. Pendant cette querelle qui dura quelques années, Muza reparut et vint à bout d'expulser les deux parties contendantes. Le malheur, l'intérêt commun, les instances du pape, l'intervention même des empereurs, à ce qu'on assure, réunirent encore une fois ces rivaux. Dans les montagnes qui communiquent de Gênes à la Toscane, étaient des seigneurs vassaux de l'empire, tels que les Malaspina. Ils se joignirent aux deux républiques, car des peuples qui n'étaient que navigateurs avaient besoin de l'assistance des chefs militaires et des gens que ceux-ci pouvaient armer. Les Sarrasins furent détruits; Muza prisonnier alla finir ses jours dans les prisons de Pise.
Le récit des Génois est différent. Suivant eux, le premier traité n'était pas tel qu'on le dit à Pise. D'ailleurs leurs exploits furent si éclatants qu'on ne pouvait leur en dénier le prix le plus ample. Eux seuls firent Muza prisonnier; ils l'envoyèrent, disent-ils, en hommage à l'empereur. Ce fait, dont on ne trouve aucune trace sinon que les Génois s'en vantaient 250 ans après, en plaidant devant un autre empereur, est en pleine contradiction avec la détention et la mort du prince more dans les murs de Pise, et ce sont là des circonstances sur lesquelles il est difficile de taxer d'erreur des chroniques locales. Les écrivains génois ne sont pas contemporains, et ils avouent qu'il y a peu de certitude dans les traditions des faits antérieurs à leurs annales régulières. Il est constant qu'après l'expulsion des Mores de la Sardaigne, les Pisans en restèrent les principaux possesseurs, mais qu'ils y abandonnèrent à leurs confédérés des domaines considérables. Des Génois s'établirent dans les environs d'Algheri et s'y maintinrent.
La Corse paraît avoir eu de bonne heure des relations avec Gênes. À l'extinction d'une branche des Colonna romains qui avaient gouverné l'île, quelques possesseurs de châteaux se disputant cet héritage, un gouvernement populaire se forma (1030). Alors les Corses, pour avoir des juges impartiaux, en demandèrent à Gênes, et, dit-on, avec le temps ces arbitres devinrent des seigneurs15. Cette tradition corse n'est pas rapportée dans les historiens génois, le fait serait antérieur à l'époque des annales de leur pays. Un tel emprunt de magistrats devint bientôt si commun en Italie que sa singularité n'est pas un motif de le nier. Mais les Génois étaient probablement alors fort peu en état de fournir des jurisconsultes à leurs voisins: ils n'avaient encore eux-mêmes ni chanceliers ni officiers de justice. Quoi qu'il en soit, les Sarrasins avaient fait de fréquentes descentes en Corse. Il fallait les chasser, et les papes y exhortaient les Génois; ceux-ci ont même prétendu que c'était leur propriété qu'ils avaient à reprendre et que dès les premières années du XIe siècle une bulle leur avait concédé l'île; car les papes s'en prétendaient suzerains, ainsi que de la Sardaigne, par la libéralité soit de Constantin, soit de Pépin ou de Charlemagne. N'abandonnant jamais ce qu'ils semblaient octroyer, il n'est pas impossible que les papes, en termes plus ou moins exprès, aient flatté les Génois de la possession d'une lie où ils les envoyaient combattre, ou qu'ils aient donné, à cette occasion, ce que nous les verrons peu après vendre et revendre. Cependant cette première investiture de la Corse reste sans preuve. On dit au contraire que les Génois s'étant emparés d'une portion de l'île, Grégoire VII, qui s'en prétendait toujours maître, les traita d'infidèles, d'usurpateurs des biens de saint Pierre, et commanda de les chasser.
Dans les premières tentatives faites par les Mores pour reprendre la Sardaigne, ils revinrent en Corse (1070). Les Pisans qui les y poursuivirent leur ayant arraché cette conquête entreprirent de la retenir à leur profit. Les Génois en conçurent une jalousie nouvelle. Ils alléguèrent l'ancienne concession, qu'ils attribuèrent à Benoît VIII, et la guerre recommença entre les rivaux. Ces faits marqués dans quelques histoires participent de l'obscurité répandue sur tout ce qui précède les chroniques certaines. On perd de même la trace d'une expédition en Afrique, pour laquelle les papes réunirent presque tous les peuples d'Italie (1088). Les Génois et les Pisans y concoururent ensemble; ce fut le prélude des croisades16.
Avant de raconter quelle part les Génois prirent à ces grandes et singulières expéditions, comment ils y acquirent l'opulence et enfin l'importance politique, il convient de reconnaître le point de départ de ces heureux efforts. Il faut rechercher ce qu'était Gênes à la fin du onzième siècle. C'est précisément à cette époque que commencent ses chroniques écrites contemporaines et publiques. Sèches et brèves, destinées à constater en peu de mots devant les témoins oculaires l'événement du jour, négligeant les circonstances, quelquefois les dissimulant, car elles sont officielles; toujours supposant connus les antécédents sans s'interrompre ni remonter pour les rappeler, nulle part ces annales ne montrent, en résumé, le tableau que nous leur demanderions. Mais en les lisant attentivement, nous y recueillons assez de traits pour le recomposer ou pour nous donner une idée passablement distincte d'une si petite république qui fit de si grandes choses.
Nous voyons d'abord qu'elle était tout entière contenue dans la ville seule; sans autorité sur ses plus proches voisins; dépendante elle-même de l'empire, elle savait plutôt échapper à la soumission qu'elle n'osait la désavouer.
La ville était resserrée dans une enceinte fort étroite. Elle était bien loin de border de ses quais et d'entourer de ses édifices la vaste sinuosité dont on a fait depuis le port de Gênes17. Cependant cette ville sans territoire, autour de laquelle nous serions en peine de trouver la place de ces champs et de ces prés dont ci-devant les rois d'Italie confirmaient la possession à ses habitants, commençait à être riche. Ces fruits venus uniquement de la course et du trafic maritime, étaient encore entièrement consacrés à l'aliment et à l'activité croissante des entreprises d'outre-mer. Les expéditions des Génois en Syrie eurent pour fond ce que, corsaires à la fois et marchands, ils s'étaient partagé de dépouilles et de gains. Cette industrie, la seule qui fut à la portée de ce peuple, l'avait rendu non-seulement hardi et expert, mais patient et ingénieux dans la recherche de son profit. Il était économe et avide comme doivent l'être ceux que l'amour du gain fait s'exposer sur la mer. La valeur des richesses était appréciée par la peine au prix de laquelle ils les acquéraient et par l'expérience des fruits progressifs d'une épargne bien employée.
Dès ces temps anciens, ils y gagnèrent surtout l'esprit d'association mercantile qui n'a jamais abandonné Gênes. On s'associa pour construire la première galère; son équipement, son armement donnèrent naissance à d'autres sociétés, et cet usage dure toujours. Par la plus constante des habitudes les hommes de mer génois naviguent non pas pour un loyer, mais pour une part dans les profits de l'entreprise. Les monuments ne nous permettent pas de douter que cette coutume ne vienne de l'époque dont nous traçons l'histoire. Quand, au lieu d'une galère, on eût à expédier des flottes, la société entre les armateurs s'agrandissant dut exiger le concours des bourses et des bras: en un mot, elle dut comprendre toutes les ressources et tous les intérêts. Dans cette communauté, l'un mettait un peu d'argent, l'autre apportait pour mise son habileté à manier la voile ou même à tirer la rame. Des aventuriers s'offraient pour prêter main-forte. Une proportion connue décidait du droit de chacun au partage des bénéfices; et nul n'avait eu tant à fournir qu'il put être le maître de ses associés. C'est ainsi qu'un intérêt unique les occupait tous et réunissait les volontés. Et, chose remarquable, l'esprit d'association était le plus fort de lents liens. La commune, dont les affaires se décidaient ou plutôt se concertaient sur la place publique, n'était qu'une société de commerce maritime18. A l'ouverture des chroniques génoises nous lisons qu'une expédition en Syrie étant résolue on fit la compagnie pour trois ans. On lui donna six consuls qui, tous, furent aussi les consuls de la commune. C'est qu'en effet cette entreprise était l'intérêt dominant, universel. Avoir fait les affaires sociales de l'armement, c'était avoir fait celles de tout le monde, c'était avoir pourvu aux affaires de la république; il n'y avait qu'à laisser les unes et les autres aux mêmes mains.
Ce mélange des intérêts entretenait l'égalité; nous avons la certitude qu'elle régnait à Gênes. C'était en ce temps une démocratie simple; tout y était populaire. Sans possession à l'extérieur, ses bourgeois ne pouvaient connaître les droits de la féodalité. Au dedans, on ne rencontre rien qui annonce parmi eux la moindre trace d'une classe héréditaire de notables. Dans leur consulat électif, on voit bien moins une magistrature relevée par ses fonctions publiques que le syndicat des intérêts pécuniaires des particuliers. Le consulat même paraît alors d'institution assez récente. Les consuls n'étaient pas encore assistés de conseillers ou anciens, tels que la complication des affaires les fit appeler dans la suite. Il fallut que ces honneurs municipaux devinssent moins modestes, et que plusieurs générations des mêmes familles s'y fussent succédé avant qu'il en naquît la prétention et qu'il en sortît enfin la reconnaissance d'une noblesse héréditaire. Elle n'existait pas au temps de la première croisade. L'esprit populaire se montrait alors et ne s'est jamais entièrement perdu; nous le verrons assez bien survivre en tout temps pour servir de contrepoids et de frein aux inégalités politiques peu à peu introduites. Nous pourrions dire que notre histoire sera le développement de cette donnée, si nous ne craignions d'annoncer dans l'exposition des faits la recherche d'un système. C'est d'eux-mêmes que les résultats se présenteront.
Il faut maintenant parler des expéditions de la terre sainte.
CHAPITRE II.
Les Génois aux croisades. - Prise de Jérusalem.
(1064) Ingulphe, secrétaire de Guillaume le Conquérant, ayant fait le voyage de Jérusalem, trente-cinq ans avant les croisades, raconte qu'à Joppé il trouva une flotte marchande génoise. Il y prit passage pour retourner en Europe1.
Ainsi le chemin des ports de la Syrie était familier à ces navigateurs, avant que la prédication de l'ermite Pierre appelât en Orient les armes des peuples occidentaux. Les lieux saints n'avaient jamais cessé d'attirer de toutes les régions de l'Europe les fidèles de tous les rangs. Le grand nombre cheminait en mendiant l'hospitalité, mais parmi ceux de la classe aisée une portion préférait la traversée de mer au pénible voyage de terre; et Gênes spéculait sur les moyens de les transporter. Au printemps de chaque année, l'approche des solennités de Pâques réunissait à Jérusalem la foule des pèlerins; leur concours donnait à la Judée l'aspect d'une foire chrétienne, et dès ces temps partout où il y avait un grand marché abordable par la mer, il se trouvait des marchands génois.
Les mahométans permettaient l'entrée de Jérusalem aux pieux voyageurs d'Europe, moyennant un péage levé à l'entrée de la ville et fixé à une pièce d'or par tête. Peu à peu il s'y était formé une sorte de colonie chrétienne et latine, et des relations de commerce avaient pris naissance. En automne surtout, au temps où la saison avertissait les matelots de se préparer à repartir, ce marché devenait un lieu d'échange important pour les produits de l'Europe et de l'Asie. Gênes et les autres villes de l'Italie y avaient leurs facteurs. Une église avait été bâtie. Auprès s'étaient ouverts des asiles pour abriter les fidèles des deux sexes à leur arrivée, et pour assurer de charitables secours aux pauvres. Cette institution, à laquelle les hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem durent leur origine, était entretenue par les dons recueillis en Europe tous les ans; et les contributions volontaires des marchands de Gênes et de Pise, expressément remarquées par les contemporains2, indiquent bien que les facilités offertes au pèlerinage étaient considérées dans ces villes comme un intérêt de commerce.
Du Xe siècle au XIe, c'étaient les Amalfitains qui avaient dominé sur la mer, de la Mauritanie à la Syrie; mais au commencement du XIIe leur éclat était passé. L'invention de l'aiguille aimantée leur a été attribuée; il est vraisemblable qu'après l'avoir reçue des Arabes, ils l'employèrent des premiers en Europe. Mais il n'y a point de raison de croire que les autres peuples d'Italie eussent pu ignorer ou négliger longtemps ce que ceux d'Amalfi auraient pratiqué. Quoi qu'il en soit, aucun monument ne nous apprend à quelle époque la boussole devint le guide de la navigation; on sait qu'elle était d'un usage familier au XIIIe siècle, sans qu'il en soit parlé comme d'une découverte récente. Nous nous bornons à remarquer qu'au temps des croisades, les voyages ne semblent se faire qu'en suivant les côtes et on touchant d'île en île: on ne part point de Gênes pour la Syrie sans aborder la Sicile, on n'arrive point sans toucher en Chypre.
La sécurité des pèlerins, de leurs frères de Jérusalem, et du commerce que leurs rapports avaient fait naître, fut enfin troublée (1009). Cependant la persécution eut ses phases et ses alternatives; les églises furent renversées et rebâties, le négoce des Latins interrompu et repris (1076). La situation devint encore plus fâcheuse quand les Turcs, vassaux, et maîtres des califes de Bagdad enlevèrent la Syrie aux Fatimites d'Égypte. L'oppression de ces conquérants farouches devint insupportable. Leurs divisions, leurs guerres civiles aggravèrent les calamités. Les pèlerins, spectateurs de ces désastres dont ils avaient souffert leur part, venaient à leur retour sur leurs foyers en répandre les douloureux récits. Ils faisaient frémir leurs compatriotes en racontant, en exagérant peut-être la profanation des lieux saints, les violences faites aux adorateurs de la croix, les calamités du peuple fidèle qui, esclave des mécréants, était à peine souffert autour du tombeau sacré. Des témoins accrédités, des prêtres vénérables, des orateurs passionnés, allaient conjurant l'Occident catholique d'envoyer les secours les plus prompts à leurs frères malheureux. Mais, suivant des esprits plus exaltés, il ne suffisait plus d'aumônes, il fallait marcher promptement à la délivrance du sépulcre du Christ, ou se résoudre à en voir l'approche interdite à jamais par la malice des profanateurs infidèles, et pour l'éternelle honte du nom chrétien.
(1095) Personne n'ignore avec quelle ferveur ces invitations à la guerre se répandirent et furent écoutées; comment le souverain pontife les publia à Vézelay, au Puy, à Clermont; comment les peuples répondirent: Dieu le veut! et se vouèrent à l'étendard de la croix. On connaît le sort des premières troupes qui marchèrent sans ordre et sans prévoyance, les événements et les désastres de leurs voyages, les obstacles que rencontrèrent au-delà du Danube, à Constantinople, dans l'Asie Mineure, les princes et les chevaliers qui, au milieu de ces tourbes sans discipline, seuls composaient une véritable armée. L'ambition, l'imprudence, les désordres de toute espèce marchaient avec ces saints guerriers; les rivalités et les discordes des chefs avaient déjà éclaté, lorsque enfin l'on arriva sous les murs d'Antioche et que le siège de cette ville fut entrepris (1097)3.
On ne trouve point que des Génois se fussent enrôlés parmi cette pieuse milice. Ce n'était pas eux qu'il était besoin d'engager pour les amener à la terre sainte. Ils firent, pendant la marche des croisés, ce qu'ils avaient toujours fait. Leurs navires transportèrent en Judée des passagers, des armes et des vivres. Les croisés avaient pris les routes de terre; mais aussitôt que dans sa marche l'armée atteignit le bord de la mer, elle trouva des navires génois chargés de provisions, côtoyant le rivage, et venant à la rencontre des acheteurs; il en fut toujours ainsi, et pour n'être pas gratuits, leurs secours n'en furent pas moins utiles.
(1098) Les chrétiens assiégeaient Antioche depuis cinq mois. On avait passé un hiver désastreux, pendant lequel les combats journaliers avaient été bien moins funestes que la disette et la misère. Déjà plusieurs chevaliers renommés avaient donné le triste exemple du découragement et de la désertion quand on apprit l'arrivée au port voisin de Saint-Siméon, de quelques vaisseaux génois chargés de vivres. Cette annonce suffisait pour remonter tous les courages. Mais du port au camp un trajet de dix milles seulement était un obstacle presque insurmontable, au milieu des ennemis qui accouraient pour faire lever le siège. Les principaux de l'armée, le comte de Toulouse et le prince de Tarente, Bohémond, marchèrent en personne. Le premier tomba dans une embuscade, et Godefroy de Bouillon, accouru à son secours, ne le délivra pas sans perte. Bohémond plus heureux ramena le précieux convoi dans le camp chrétien4.
Trois mois après, Antioche fut rendue aux croisés, mais à peine ils y entraient que des troupes innombrables réunies contre eux vinrent les assiéger à leur tour. Ils avaient éprouvé la disette devant la ville, ils connurent la plus horrible famine dans ses murs. Dès les premiers moments de ce siège, la menace de ces désastres fit de nouveaux déserteurs. Quelques seigneurs, dont les noms jadis illustres, maintenant effacés du livre de vie, dit un pieux contemporain, ne méritent pas d'être rappelés, s'échappèrent honteusement de la ville, et ce fut par un égout, s'il faut en croire des témoins indignés de leur fuite. Ils arrivèrent en hâte au port de Saint-Siméon. Ils annoncèrent aux Génois, qu'Antioche venait d'être reprise d'assaut, que tout y était en sang et en flamme, que l'ennemi marchait pour brûler les galères, et qu'il n'y avait plus qu'à couper les câbles pour se sauver à force de voiles. Les fuyards, afin de s'assurer une occasion de partir, précipitèrent par ce mensonge honteux le départ de la petite flotte5.
Une tradition est attachée à ce retour vers Gênes, et la supprimer ce serait négliger un trait assez caractéristique. On relâcha sur la côte de Lycie. A peu de distance était la ville de Myra. Des religieux passaient pour y conserver le corps du bienheureux saint Nicolas, protecteur très- révéré des mariniers. Ceux de Gênes, jaloux peut-être de se racheter de leur fuite trop prompte, crurent faire une oeuvre sainte en allant envahir le couvent afin d'en enlever la vénérable dépouille. Les malheureux moines, voyant la résistance impossible et la prière inutile, entrent en explication. Ils révèlent aux Génois un grand secret gardé chez eux sous la foi du serment. Ils ne possèdent nullement les reliques du patron des navigateurs. Sous son nom, leurs anciens, fuyant d'Égypte, avaient déguisé un autre dépôt secrètement dérobé à la profanation des mahométans. Les restes prétendus de saint Nicolas sont, en un mot, les cendres de saint Jean-Baptiste. Mais plus cet aveu, appuyé des serments les plus forts, mérita de croyance, plus l'espoir des religieux fut trompé. Saint Nicolas n'était cher qu'aux matelots; le saint précurseur est pour tous les Génois le médiateur le plus invoqué. Il est, après la Madone, le premier des glorieux protecteurs de leur cité. Les cendres de saint Jean furent enlevées sans pitié ni scrupule, et arrivèrent en triomphe à Gênes. Elles y sont encore. C'est le plus précieux trésor de la cathédrale de Saint-Laurent. Plusieurs fois religieusement conduites au bord de la mer, elles passent pour avoir calmé la tempête. En souvenir de cette merveilleuse assistance, encore aujourd'hui elles sont portées sur le môle une fois l'an avec une sainte solennité. N'oublions pas de dire que, pour mieux fonder la confiance en des reliques si précieuses, le pape Alexandre III en attesta l'authenticité quatre-vingts ans après.
(1099) Les croisés, maîtres d'Antioche, avaient résisté aux horreurs de la famine et aux efforts de leurs ennemis. Une sanglante bataille, une victoire brillante avaient délivré la ville, ramené l'abondance aux dépens des vaincus, et enfin ouvert les chemins. Bohémond s'était fait adjuger la principauté d'Antioche contre les prétentions du comte de Toulouse. Au printemps, on avait marché. On était enfin parvenu sous les murs de Jérusalem et le siège avait commencé. Mais les opérations étaient lentes. On manquait de secours de toute espèce, surtout de machines de guerre. C'est avec une nouvelle joie qu'on apprit l'arrivée d'une autre flotte génoise entrée au port de Joppé. Une escorte demandée pour conduire au camp les provisions qu'elle apportait se fit jour jusqu'au rivage malgré les obstacles de la route; les croisés affamés partagèrent avec allégresse le vin, le pain, les grossières salaisons des marins. Les cargaisons furent débarquées; ou repartait, quand une flotte égyptienne vint de nuit surprendre le port et attaquer les Génois avec des forces irrésistibles. On eut le temps et le bonheur de mettre à terre les voiles, les agrès, les outils, les provisions de toute espèce; les bâtiments abandonnés furent brûlés par l'ennemi.
Les hommes des équipages, après la perte des navires, ne balancèrent pas à se joindre aux combattants et à marcher au siège. Leur chef était Guillaume Embriaco6, surnommé par les croisés Tête de Marteau (caput mallei ou malleum), soit à cause de sa bravoure, soit par illusion à son industrie. Les historiens rendent témoignage de son habileté comme ingénieur. Ils reconnaissent que ses compagnons, gens instruits, tenaient de leur profession maritime l'art de travailler le bois, de construire et de manier les machines. Les matériaux sauvés de l'incendie de leurs bâtiments, leurs outils surtout portés avec eux furent un très-utile secours entre leurs mains. Ils mirent en oeuvre les arbres de la célèbre forêt de Tancrède. Au commencement du siège, le soin des engins militaires avait été commis à Gaston de Béarn, attaché au camp de Godefroy de Bouillon. Cette direction fut confiée à Embriaco dans l'armée du comte de Toulouse, car l'attaque de la ville était divisée entre ces deux corps séparés. Mais le secours des Génois fut sans contredit emprunté dans l'une et dans l'autre; et puisqu'il est expressément marqué qu'on fit par leur aide des ouvrages qu'on n'eût osé entreprendre avant eux, ou dont on n'aurait pas espéré le succès, on peut hardiment compter dans ce nombre la machine qui lançait dans la ville des roches d'un poids énorme, et les grandes tours mobiles dont le pont s'abaissait sur la muraille, et d'où s'élancèrent les assaillants qui les premiers plantèrent l'étendard de la croix sur les remparts de Jérusalem7.
L'archevêque de Varagine ne se fait pas scrupule d'assurer que les Génois, montés sur quarante galères, prirent la ville sainte et y établirent roi Godefroy de Bouillon. Avec plus de critique, les écrivains de Gênes venus après lui, au défaut de leurs chroniques nationales qui ne remontent pas tout à fait si haut, ont cru leur patrie assez honorée en adoptant la relation de Guillaume de Tyr, la même que nous venons de suivre. Quelques-uns, cependant, ont admis qu'une inscription fut gravée sur le saint sépulcre même pour reconnaître la protection très-puissante des Génois; elle subsista, dit-on, jusqu'au règne d'Amaury, qui la fit effacer. Nous trouverons bientôt des documents plus certains des services rendus par les Génois et de la reconnaissance des croisés. Nous avons aussi pour témoignage le langage unanime des mémoires des croisés français, normands, provençaux, qui, d'accord sur l'assistance prêtée, nous mettent sur la voie d'en apprécier le mobile et la récompense. Ils peignent à chaque arrivée des vaisseaux de Gênes la joie qu'en ressentait l'armée, condamnée aux privations et souvent à la disette de vivres. Non- seulement ce sont des provisions qu'on apporte à ces Occidentaux, et pour ainsi dire des fruits de leur pays, mais à peine les arrivants ont débarqué et vendu leurs cargaisons qu'ils vont en chercher d'autres sur les mêmes navires en Chypre, à Rhodes, sur toutes les côtes les plus voisines où l'on peut négocier. Ils reviennent aussitôt, suivant toujours les mouvements de l'armée, ils abordent sur tous les points où l'on peut établir une communication avec le camp; ils entretiennent aussi des approvisionnements journaliers tant que la saison permet cette navigation continue et ces stations sur le rivage. L'ardeur du gain, encore plus que le zèle, animait ce commerce, et l'on ne peut douter de l'habileté de ces fournisseurs pour en tirer un large profit. Il suffit de réfléchir à la pénurie de toutes choses où les croisés se virent si souvent réduits, à leur nombre immense, à leur légèreté, à l'insouciante imprévoyance de ces chevaliers, alliée à une extrême avidité de jouissances. Les ressources apportées avec eux bientôt épuisées, ils pillaient et détruisaient pour avoir de quoi satisfaire les besoins et les fantaisies, et tous les trésors pris par leurs mains tombaient dans celles des marchands, surtout des Génois; ces richesses venaient incessamment se mettre en sûreté sur les vaisseaux, et les armateurs ne tardaient guère à les aller déposer dans leur patrie. Ainsi ils ne laissaient rien perdre de ce qu'ils avaient une fois acquis, et ils acquéraient toujours; tandis que les princes et les chevaliers n'ont jamais rien rapporté en Europe, et qu'à chaque occasion on les voit remarquer tristement, que partis de chez eux riches seigneurs, ils repassent la mer et les Alpes en pauvres pèlerins réduits à l'aumône.
Le retour de la terre sainte mettait tous ces voyageurs dans la dépendance des armateurs. La mer était la seule voie ouverte à ceux qui, venus par terre en grande force, s'en retournaient séparément à mesure que l'impatience de regagner leurs foyers leur persuadait que leur voeu à la croix était assez accompli. Par là les habitants des pays les plus internes apprirent le chemin de la Méditerranée, et il n'y en avait pas d'autre pour les pèlerins nombreux, mais épars, que le zèle envoya gagner des pardons aussitôt que l'Europe eut su le saint sépulcre aux mains des chrétiens. On nous parle de navires chargés de quatre cents et de cinq cents passagers. Ce fut à la fois un profit immense et une vive impulsion donnée aux entreprises maritimes. Les vaisseaux ne faisaient pas sans péril et sans se préparer à de fréquents combats les voyages et le trafic vers des ports qu'on trouvait fréquemment occupés par l'ennemi, ou dans des parages infestés par les Égyptiens. En état d'attaquer pour être prêt à se défendre, tout armateur était corsaire. Le pillage sur mer fut une des branches du commerce. Ce fut l'emploi des navires et l'occupation des hommes dans les intervalles de l'arrivée en Syrie et du retour en Occident. Aussi les gens de mer quittaient rarement leur bord pour se mêler aux combattants. Embriaco et ses compagnons ne vont au siège de Jérusalem qu'après que leurs vaisseaux ont été brûlés; plus tard ce n'est que par des négociations intéressées qu'on les engage à prêter leur assistance aux opérations militaires.
Un des annalistes de la croisade8 se complaît à comparer les peuples maritimes de l'Italie avec les Français et les Allemands, qu'il appelle la force des nations: ceux-ci plus braves sur terre, guerriers plus habiles, les autres plus forts et plus constants sur la mer. Les hommes d'Italie, dit-il, sont graves, prudents, sobres; ils sont polis et ornés dans leur langage, circonspects dans leurs conseils, actifs dans leurs affaires, calculateurs, prévoyant l'avenir, persévérants dans leurs vues, se défiant de celles des autres, et jaloux surtout de leur indépendance et de leur liberté. En tout lieu, ils ne suivent que leurs propres lois sous la direction de chefs qu'ils élisent, transportant toujours avec eux l'esprit d'association et les institutions de leur commune. Ce portrait a essentiellement convenu aux Génois pendant bien des siècles.
Les croisés avaient avec eux un petit nombre de navires anglais et flamands qui avaient apporté de l'Océan quelques renforts aux princes de ces contrées lointaines. Il parut même une flotte de Danois. Ils coopérèrent à quelques sièges, et, pour toute récompense, ils ne voulurent qu'une parcelle du bois de la vraie croix. Les Italiens, sans négliger l'acquisition des reliques, étaient moins désintéressés pour les biens terrestres. Mais aussi par leur voisinage et par leur activité, par leurs relations sur les côtes, et leur habitude de la navigation dans la Méditerranée, ils rendaient à l'armée des services qu'on ne pouvait recevoir d'une poignée de navigateurs de l'Océan.
Bohémond attira quelquefois des vaisseaux de ses provinces des deux Siciles, mais il est rarement question de leur assistance. Au contraire, on trouve partout les Génois et les Pisans, souvent confondus par nos croisés, qui les voyaient paraître sans cesse, tantôt ensemble, tantôt les uns à la suite des autres; cependant les mémoires du temps ont bien su distinguer ce qui appartient à Embriaco et à ses Génois au siège de Jérusalem. Entre les deux peuples la jalousie était réciproque; mais l'autorité des papes, qui ménageait parmi ces rivaux des trêves ou des paix, les savait faire marcher ensemble quand elle y était intéressée. Ainsi leurs flottes réunies escortèrent à la terre sainte l'intrigant Daimbert, légat du saint-siège et archevêque de Pise.
C'était au moment où Godefroy de Bouillon, régnant sous le titre modeste de duc, avait assuré la conquête des chrétiens par la grande victoire d'Ascalon. Le légat arrivait trop tard pour troubler l'élection d'un chef suprême et pour empêcher que le gouvernement de la terre sainte ne fût tenu par un séculier. Mais il commença par vendre ses secours et ceux de la flotte qui l'avait porté, à l'ambitieux Bohémond, prince d'Antioche. Antioche et la cité voisine de Laodicée avaient appartenu à l'empire grec. La première de ces villes n'avait été abandonnée à Bohémond qu'en enfreignant une promesse faite à l'empereur de Constantinople. L'autorité impériale était encore reconnue à Laodicée, que les mahométans n'avaient pas enlevée aux Grecs. Mais Bohémond voulait réunir à sa principauté cette ville qu'il trouvait à sa convenance. Il gagne Daimbert, et ce légat n'a pas honte de conduire ses Génois et ses Pisans à l'attaque d'une cité chrétienne9. Les machines de ces auxiliaires y portent la mort et le désespoir. Une seule circonstance arrêta ce scandale. Le nom commun de chrétiens était vainement invoqué; les représentations de Bouillon avaient été inutiles. Mais un nombre de seigneurs croisés du plus haut rang étaient en marche de ce côté pour retourner en Europe après avoir accompli leurs voeux. Daimbert se crut obligé d'aller au-devant d'eux. Il vint les flatter et les caresser; il les loua au nom de l'Église de leurs oeuvres saintes; mais ces chevaliers lui demandèrent à leur tour comment il conciliait ces pieux sentiments avec l'assistance prêtée à l'usurpation, à la perfidie; avec sa part dans le spectacle impie donné aux mahométans, de croisés faisant une guerre injuste à des adorateurs de la croix. Daimbert confus rejeta tout sur Bohémond qui l'avait trompé, disait-il, par de faux exposés; il fut contraint de retirer ses marins de cette odieuse entreprise. Le prince d'Antioche, privé de ce secours, leva le siège: Laodicée ouvrit ses portes aux chevaliers qui l'avaient préservée, et son port aux vaisseaux de Gênes et de Pise traités désormais en alliés. L'empereur grec vraisemblablement n'y gagna rien; car un décret royal, peu d'années après, nomme Laodicée parmi les villes acquises au royaume de Jérusalem, grâce, y est-il dit, à l'assistance des Génois.
Peu après, Daimbert se joignit à Bohémond et à Baudouin d'Édesse, momentanément unis. Ils allèrent ensemble à Jérusalem. Là, par l'intrigue de ses puissants amis, le légat se fit nommer patriarche. Dans cette haute position il put protéger ses Pisans. Par l'influence de leur ancien archevêque, ils partagèrent les concessions et les privilèges qu'on accordait aux Génois. L'antique jalousie en redoubla entre ces peuples.
Des rivaux redoutables aux uns et aux autres survinrent à cette époque (1100). Jusque-là il n'avait paru de Vénitiens que sur un petit nombre de bâtiments, qui de Rhodes avaient poussé leur cabotage jusqu'en Syrie. Mais on vit entrer dans le port de Joppé le doge de Venise en personne, à la tête d'une puissante flotte et d'une troupe nombreuse.
Dans les mémoires des croisades, quand on signale cette arrivée des Vénitiens, on a soin de marquer que Bouillon, qui se trouvait à Joppé, ne les accueillit qu'après s'être assuré que c'étaient des chrétiens et des frères et non des ennemis. Ces mots d'un contemporain10 et d'un témoin indiquent que c'était pour la première fois qu'on les voyait à la croisade. Quoique les écrivains vénitiens d'une époque postérieure aient adopté la tradition d'un autre voyage, ils conviennent cependant que Venise n'avait montré ses forces à la guerre sainte qu'après la conquête du saint sépulcre.
CHAPITRE III.
Les Génois à Césarée.
(1100) Godefroy de Bouillon mourut et Baudouin son frère fut élu pour lui succéder. Ce prince était dans son comté d'Édesse, et il ne lui était pas facile de parvenir sûrement à Jérusalem. L'intrigant patriarche tâchait d'en profiter pour susciter des troubles et un compétiteur au nouveau roi. Il manda au prince d'Antioche de venir prendre le sceptre, mais Bohémond n'était pas en état de répondre à l'invitation. Surpris dans une expédition malheureuse, il était prisonnier chez les Sarrasins. En ce moment une flotte génoise de vingt-huit galères et de huit vaisseaux entra dans le port de Laodicée. Ici nous commençons à trouver pour guide les chroniques contemporaines des Génois. Caffaro, qui les écrivit le premier, était sur la flotte; il rapporte ce qu'il a vu, et, quelques années après, ayant fait hommage de son récit à ses concitoyens, l'approbation du parlement en fit un document authentique.
A Gênes, le premier événement que les annales racontent, c'est la formation d'une compagnie réunie pour expédier une flotte à la terre sainte. Les préparatifs durèrent dix-huit mois, et enfin la flotte était partie au mois d'août 1100. Nous ne savons pas si on recourait à une association aussi générale pour la première fois, ou si c'était le renouvellement d'une précédente société arrivée à son terme; cette dernière opinion est très probable; le nouvel armement semble la suite de celui qui avait déjà porté Embriaco à Joppé, et qui avait fait concourir les Génois au siège de Jérusalem. Mais Caffaro ne commence son récit qu'aux choses où il a pris part. Quoi qu'il en soit, avec dix-huit mois d'efforts, les Génois ne faisaient encore qu'une entreprise de marchands, tandis que nous voyons les Vénitiens, à la même époque, marcher en corps de nation et d'armée, avec leur prince à la tête. C'est, d'un côté, la consistance d'un gouvernement de forme presque monarchique; c'est, de l'autre, la modeste contenance d'une simple commune qui n'a pas de trésor public pour y puiser et qui n'ose pas même attacher au concours spontané de ses concitoyens le sceau de l'autorité nationale.
En arrivant, l'on apprit qu'il n'y avait ni roi à Jérusalem depuis la mort de Godefroy, ni prince à Antioche depuis la captivité de Bohémond. Les Génois prirent d'abord sa principauté sous leur garde; et, secondant un légat du pape qu'ils s'étaient chargés de conduire, ils dépêchèrent à Tancrède, parent de Bohémond, pour le presser de venir prendre le gouvernement d'Antioche, et à Baudouin pour l'encourager à se rendre à sa capitale afin d'y recevoir la couronne. Sur leur invitation, il vint les trouver à Laodicée, et, s'il faut les en croire, il n'accepta le trône qui lui était déféré que sur le serment que les Génois lui firent de l'aider de tout leur pouvoir. Il est certain qu'il se montra favorable pour eux pendant tout son règne. Cependant ce n'est pas sur leur flotte qu'il se mit en chemin vers Jérusalem. Baudouin suivit le rivage par terre jusqu'à Joppé. Il est dit seulement qu'il embarqua sa femme et ses richesses sur les bâtiments qui côtoyaient la rive à sa vue. C'est peut- être toute l'assistance que les Génois lui prêtèrent en ce moment.
Guillaume Embriaco était le consul de la flotte génoise, et, comme nous voyons qu'il n'était pas au nombre des consuls de la compagnie qui l'avait armée, probablement demeurés à Gênes où ils furent aussi les magistrats de la république, il était sans doute leur lieutenant et leur mandataire dans l'expédition. Le nom de consul, commun, dans les villes municipales, aux syndics des professions comme aux magistrats supérieurs, servait, chez les Génois, au dehors comme au dedans, à désigner leurs chefs élus partout où ils avaient à en choisir (1101).
Dès les premiers jours du printemps, la flotte qui avait passé l'hiver à Laodicée, mit à la voile, car la fête de Pâques approchait, et l'on aspirait à voir en ce saint temps Jérusalem et le sépulcre de Jésus- Christ. Le roi Baudouin vint recevoir les Génois au port de Joppé, le seul qui fût alors tenu par les chrétiens. Il les loua et les remercia des services qu'ils venaient rendre à Dieu. Il les conduisit à Jérusalem, ils y furent rendus la veille du grand jour de la résurrection.
Là, ils furent témoins du prodige de la descente du feu sacré sur les lampes du saint sépulcre. Les Génois le voyaient pour la première fois. Caffaro raconte les impressions qu'ils reçurent à ce spectacle avec trop de naïveté et de foi, pour que l'histoire doive craindre de le reproduire dans sa caractéristique simplicité. Il paraît que ce feu céleste descendait comme le sang de saint Janvier coule à Naples; l'opération est aisée ou difficile suivant les temps; quelquefois elle menace même de manquer absolument, d'après certaines circonstances mondaines et politiques qui exigent que le ciel se montre en courroux, surtout quand il doit prendre parti pour ses ministres mécontents. A Jérusalem, le cardinal Maurice, nouveau légat, avait suspendu Daimbert de ses fonctions épiscopales. Le temps des cérémonies pascales était arrivé, et le patriarche humilié frémissait de l'affront de voir passer à d'autres ses attributions les plus solennelles. Il priait, il négociait, enfin il offrit au roi une grande somme d'argent: par ce marché simoniaque il obtint de Baudouin une sorte de pardon, et par lui l'indulgence du légat. On convint des formes suivant lesquelles le patriarche serait admis à se justifier facilement; la suspension fut levée pour lui, et son premier triomphe fut de bénir le chrême du saint jeudi1. Ce ne sont pas ces intrigues que vit ou que voulut nous raconter Caffaro. Tout entier à la dévotion due à ces solennités redoutables, il nous peint ses compatriotes et les chrétiens de tant de nations, pieusement prosternés autour du tombeau du Christ, la veille du jour de Pâques: l'obscurité règne, tous les feux sont éteints en commémoration de la mort et de l'ensevelissement du Sauveur. On attend, on invoque le signe de sa résurrection que doit manifester une flamme nouvelle dans son sépulcre. Mais c'est en vain, le jour finit, la nuit entière se passe et le feu ne paraît point. On priait, on pleurait dans un morne silence interrompu un moment par ce cri douloureux: Seigneur, ayez pitié de nous! L'inquiétude, les murmures étaient au comble. Le légat essaya de les tempérer. Il adressa à la multitude des paroles d'encouragement. «Les miracles, dit-il, sont pour confondre les mécréants; la foi des fidèles n'en a pas besoin.» Cependant à cause des faibles celui-ci se fera. On l'obtiendra du ciel en redoublant les dévotes supplications et les saints exercices. Une procession fut ordonnée; elle quitta l'église en chantant les hymnes de la pénitence, et poussa sa longue marche jusqu'au temple de Salomon. De retour, les voeux de la componction avaient été exaucés. Le légat et le patriarche virent la flamme céleste éclatant dans le saint tombeau. La joie succéda à la douleur. On rendit grâce à Dieu, et, après cet acte solennel, les fidèles allèrent se reposer et se refaire des fatigues de cette pénible attente. Mais pendant ce temps le miracle s'agrandit; l'église de toute part brilla de la céleste lumière. On frappait trois coups sur chaque lampe et elles s'allumaient d'elles-mêmes. Ce prodige se répéta seize fois; et Caffaro s'interrompt pour déclarer à ses compatriotes de Gênes, que c'est ce qu'il a vu; que sans le témoignage de ses yeux, il n'eût pu le croire, et que ce grand prodige doit être tenu pour la chose du monde la plus certaine et la plus incontestable. Ce récit, écrit de conviction, est confirmé par nos autres annalistes des croisades. Le seul Guillaume de Tyr le passe sous silence, soit que, né dans le pays, le miracle répété tous les ans n'eût pour lui rien que de commun, soit qu'ayant traité assez légèrement l'invention de la sainte lance miraculeusement trouvée à Antioche, il n'ait cru avoir qu'à se taire sur le feu sacré. Suivant Guibert de Nogent, l'allocution du légat fut une vive exhortation à abjurer les désordres et à confesser les péchés. Ce jour-là, dit-il, il en fut déclaré de si énormes, que si la pénitence n'y eût remédié, il eût été téméraire d'attendre le feu céleste.
Les actes religieux accomplis, une négociation sérieuse fut ouverte. Les Génois étaient en force; ils pouvaient surtout servir utilement dans le siège des places maritimes, ou plutôt on ne pouvait le tenter sans eux. Mais ils n'étaient point engagés, on n'avait pas le droit d'exiger leur assistance; et, ouvertement venus pour le profit, il leur fallait des dédommagements pour consentir à changer leurs voies mercantiles. La considération des intérêts publics des chrétiens était puissante, mais ne suffisait pas à une compagnie d'armateurs. Suivant un historien2, les Génois demandèrent eux-mêmes la permission de foire quelque conquête sur les Sarrasins; suivant les autres3 le roi envoya des négociateurs sages et insinuants qui parlèrent au consul et aux plus accrédités de la flotte. On les sollicita de ne pas reprendre immédiatement le chemin de l'Italie. On était disposé à leur faire des avantages considérables s'ils voulaient prêter leurs forces à quelques opérations contre l'ennemi; ils répondirent qu'en venant à la terre sainte, leur projet avait été de s'y arrêter quelque temps, d'essayer d'y rendre leur séjour utile à la cause commune et profitable à leur compagnie. Un traité fut bientôt conclu. Le roi consentit à leur assurer, dans toutes les places qui, pendant leur séjour en Syrie, seraient prises par leur secours, le tiers du butin qu'on y trouverait et un quartier de la ville à perpétuité.
La convention s'exécuta d'abord à la conquête d'Arsur. Cette cité maritime fut attaquée par terre et par mer. Après trois jours de résistance elle fut rendue. Les habitants obtinrent de se retirer à Ascalon sans rien emporter avec eux. Leur entière dépouille fut partagée suivant le traité.
On alla mettre le siège devant Césarée. Les habitants envoyèrent d'abord demander pourquoi on les attaquait. Le légat et le patriarche leur firent savoir que leur cité appartenait à saint Pierre, et que ses délégués, chargés de récupérer son héritage, avaient tout droit d'y employer la force. L'entreprise, qui promettait de bien plus riches fruits que celle d'Arsur, était aussi beaucoup plus difficile. Les murailles étaient fortes. Des mâts et des vergues de leurs vaisseaux les Génois construisirent des machines et des tours pour s'élever au-dessus des remparts; mais ces travaux traînaient en longueur ou souffraient des échecs. On se décourageait, on se reprochait la mollesse contractée dans l'hiver de Laodicée. Le vingtième jour du siège, un vendredi (le vendredi est particulièrement vénérable sur la terre même, où à pareil jour le Sauveur monta sur la croix), on assembla toute l'armée. Le patriarche l'exhorta, lui prophétisa la victoire, lui promit les bénédictions célestes et d'abord le pillage. Les Génois répondirent: Fiat! fiat! Les péchés furent confessés, le pain eucharistique distribué, et tous, laissant là les machines, armés d'épées et chargés d'échelles, coururent aux murs. Les assiégés ne purent résister à l'impétuosité de l'assaut. Le courageux Embriaco monta le premier; l'échelle qui l'avait porté se brisa sous le poids de ceux qui le suivaient; un moment il se vit seul sur le rempart et lutta avec un Sarrasin qui s'y trouvait encore. Mais les croisés accoururent, ils s'emparèrent bientôt des portes et poussèrent leurs succès de rue en rue. Les plus riches habitants s'étaient réfugiés dans la mosquée. Ils demandaient la vie au prix de l'abandon de tout ce qu'ils possédaient. Le patriarche, à qui ils firent porter cette humble supplication, ne voulut rien promettre sans l'aveu des Génois, et ceux-ci, se hâtant de le donner, volèrent au pillage, parcoururent la ville entière afin de prendre les hommes, les femmes, et de s'emparer de toutes les richesses. On forçait les maisons, souvent on massacrait ceux qui y étaient réfugiés, on enlevait l'argent, les vases, tout ce qui pouvait s'emporter à l'instant, puis on mettait des gardes à la porte pour que les autres biens ne pussent être détournés. Tout prisonnier était soupçonné d'avoir caché sur soi ou d'avoir avalé son or, et les plus singulières violences étaient prodiguées pour ne pas le perdre. On égorgeait enfin les malheureux pour le retrouver dans leur sein. La plupart des hommes périrent, les jeunes garçons et les femmes furent réservés pour l'esclavage, et, dit un auteur, belles ou laides, on les troquait, on se les revendait sur la place. Ainsi l'esprit mercantile, au milieu de ces horreurs, se maintenait froidement; parmi les combattants il y avait des marchands d'esclaves, et ils faisaient leur métier sans perte de temps et sans distraction4.
A la peinture de cette scène atroce où c'est par la rapacité que la cruauté est inspirée, à ces promptes ventes de captifs au milieu des massacres, il faut bien croire que chacun pillait pour soi. En effet, un auteur du temps qui s'écrie: Combien on trouva d'argent, de vases précieux de toutes formes, c'est ce qui ne saurait s'exprimer, ajoute que beaucoup de pauvres devinrent riches tout à coup. Mais si tout ce qui fut pris en ce premier moment n'entra pas dans la masse des dépouilles publiquement partagées, celles-ci furent encore immenses. Jérusalem, où l'on manquait de tout, se trouva dans l'abondance tout à coup. Sur le tiers du butin qui fut délivré aux Génois, un quinzième fut d'abord mis à part pour les galères: du surplus il en échut à chaque homme 48 sous, monnaie poitevine, et deux livres de poivre, outre l'honoraire du consul ou des capitaines des galères, lequel fut très-considérable, dit Caffaro.
On ne dit nulle part, et il est infiniment peu probable, que le reste de l'armée des croisés ait eu une distribution de poivre5. Il est évident qu'au milieu de ces combattants, les Génois, toujours marchands, ont demandé d'avoir dans leur lot une denrée propre à leur commerce d'importation en Europe. Quand des objets d'une revente lucrative tombaient par le partage ou par le pillage dans les mains des autres guerriers, on peut être certain qu'ils ne tardaient pas à passer dans celles des Génois. Ils avaient l'industrie d'acheter et vendre, de l'argent économisé, des valeurs d'échange, et des vaisseaux pour enlever ce qui devenait leur proie. Il est vraisemblable que, dans ces marchés de captifs dont on nous parlait tout à l'heure, les fantaisies étaient pour les chevaliers, et les bonnes affaires de cet odieux commerce étaient pour les gens de Gênes.
C'est dans le butin de Césarée qu'ils se firent adjuger le fameux vase connu sous le nom de Catino, qu'ils payèrent d'un prix considérable; car ils le crurent fait d'une émeraude d'une grandeur démesurée. Ils y attachèrent une telle valeur qu'un de leurs écrivains des siècles postérieurs, recherchant si le roi Baudouin était en personne au siège de Césarée, affirme, contre l'autorité de Guillaume de Tyr, que ce prince était absent, car s'il eût été là, dit-il, Gênes n'aurait pas obtenu le Catino. Mais ce qui est surprenant, Caffaro ne parle point de l'acquisition de cette merveilleuse émeraude. Ce n'est pas par ce témoin oculaire du sac de Césarée que nous savons que cette relique en provient. C'est l'archevêque de Tyr qui nous apprend qu'elle fut prise et évaluée dans ce partage à une forte somme d'argent. Il ajoute que les Génois la demandèrent pour en faire don à leur église dont elle serait le plus bel ornement. Aujourd'hui, dit-il, ils ont coutume de la montrer comme une merveille aux hommes considérables qui passent par leur ville, et ils s'obstinent à faire croire que ce vase est d'émeraude, parce qu'il en a la couleur6.
CHAPITRE IV.
Établissements des Génois dans la terre sainte.
Chargée de richesses et de précieuses dépouilles, la flotte génoise quitta la Syrie au mois de juillet 1101, et rentra en triomphe dans le port de Gênes au mois d'octobre.
(1102) La compagnie arrivait alors à son terme. Il s'en forma une autre pour quatre ans, et ce mode d'association se renouvela de période en période jusqu'en 1122. On peut juger des profits obtenus dans la première société, d'après l'accroissement des moyens et des forces développés par la seconde: l'une avait fourni vingt-huit galères, l'autre en mit soixante et dix à la mer.
Embriaco fut un des consuls de la société. Mais on ne sait s'il s'embarqua, le consulat n'étant que de quatre membres, tandis que le précédent en avait six. Il est probable qu'aucun des quatre ne s'absenta de Gênes; ils furent, ainsi que leurs prédécesseurs, les consuls de la république comme de la compagnie. L'usage de laisser ces doubles fonctions unies dans les mêmes mains passa généralement en habitude.
L'apparition de la flotte en Syrie y ranima l'espérance, car, dans l'intervalle, les affaires du royaume de Jérusalem avaient couru de grands dangers. On avait perdu la sanglante bataille de Ramla, d'où Baudouin, cru mort ou prisonnier, ne s'échappa que par miracle. Il avait obtenu quelques succès en compensation de ce désastre. Mais l'Égypte envoyait de moment en moment des foules innombrables d'assaillants, et toutes les forces s'épuisaient à les chasser. Quand ils se présentaient en face, la valeur chevaleresque des croisés ne savait ni les compter ni les craindre. Mais les ennemis venaient par mer; les villes nombreuses qui leur restaient sur la côte, tenues par des émirs, leur livraient le passage à l'improviste sur les flancs ou sur les derrières des troupes chrétiennes. Jérusalem même n'était pas a l'abri d'une surprise. L'intérêt de s'emparer des ports de mer, de les ouvrir aux secours, de les fermer aux ennemis, était très-grand pour les croisés; on avait inutilement essayé d'assiéger quelques-unes de ces places. Le succès ne pouvait s'espérer sans le concours des opérations maritimes, et l'on voyait reparaître avec joie le secours des Génois, déjà éprouvé.
Le comte de Toulouse en profita le premier. Il leur persuada d'entreprendre la conquête de Gibel, ville située entre Laodicée et Tortose sa conquête; les Génois désiraient s'acquérir une ville, et le comte voulait écarter de Tortose les Sarrasins qui tenaient Gibel. La ville, vivement attaquée, fut enfin conquise1.
Le roi se hâta de proposer une entreprise bien plus considérable. Il ne s'agissait pas moins que de s'emparer de Ptolémaïs, cette grande et forte cité maritime dont l'ancien nom d'Accon ou d'Acron subsiste toujours dans celui de Saint - Jean - d'Acre (1104). Ici les Génois marchandèrent; les avantages qu'ils avaient obtenus à Césarée ne leur suffirent plus, et leur assistance fut enfin achetée à plus haut prix. Par un traité, dont l'instrument se conserve2, le roi leur concéda à perpétuité le tiers des revenus publics des villes et des ports de Césarée, d'Arsur et d'Accon, ainsi que des conquêtes qui se feraient avec leur concours. Il leur accorde en outre d'amples privilèges; et, comme pour laisser un monument tout à la fois de la jalousie mercantile des Génois et de la faiblesse, en Ligurie, de cette république qui en Syrie dicte des lois, ils font expressément stipuler l'exclusion des navigateurs de Savone, de Noli et d'Albenga, trois bourgs que Gênes voit de ses murs et qu'elle ne pouvait réduire.
Cette convention écrite et jurée, on attaque Ptolémaïs, les galères bloquent le port; les machines génoises, lançant des roches qui écrasent les maisons, secondent le siège mis par terre. Au bout de vingt jours de souffrances, les assiégés sont réduits à capituler. Ils demandent pour chaque famille le libre choix de rester dans la ville ou de se retirer eu emportant leurs effets. Deux historiens rapportent que cette capitulation déplut aux Génois: ils s'opposèrent longtemps à ce que les habitants pussent rien retirer. Cependant le roi et le patriarche, désirant que rien ne retardât la reddition de la place, insistèrent et arrachèrent le consentement de leurs alliés. Alors Baudouin promit par serment aux Sarrasins la libre sortie de leurs personnes et de leurs propriétés mobilières. Sur cette foi, la ville fut ouverte aux chrétiens. Mais, en y entrant, les Génois, furieux de voir emporter des biens qu'ils regardaient comme leur juste proie, se jetèrent sur les vaincus et donnèrent le signal du massacre et du pillage: exemple que la plupart des assiégeants suivirent avec avidité. Le roi, désespéré d'encourir involontairement le reproche de parjure, employa tout son pouvoir à faire cesser les violences. Il voulait en punir les auteurs et les faire charger par ses chevaliers. Le patriarche intervint et réussit, en le calmant, à rétablir la concorde. Guillaume de Tyr ne parle point de cet incident: il raconte la capitulation conclue et exécutée. Plus tard à Tripoli une violation semblable des traités a été imputée à l'avidité des Génois; on ne sait si les auteurs ont confondu, et s'ils ont chargé mal à propos la foi de ce peuple de deux crimes pour un seul méfait.
Si la colère du roi fut excitée, elle ne lui ôta pas le sentiment des services reçus. Non-seulement la convention faite au profit des Génois fut accomplie dans Ptolémaïs, mais Baudouin y donna des maisons et des propriétés aux individus qui s'étaient distingués, suivant les beaux faits et les mérites de chacun3.
(1105) Le traité fait avant la prise de la ville fut renouvelé après la conquête, et il est probable que c'est alors que les concessions obtenues passèrent au nom de la commune de Gênes, de quelque manière que les intérêts des actionnaires de la compagnie aient été indemnisés ou confondus dans ceux du corps de la république. Ces conventions sont écrites en forme de décrets royaux4. Baudouin y reconnaît que Dieu a donné la ville d'Accon à son saint sépulcre par la main de ses fidèles serviteurs les Génois, nation glorieuse qui, venue avec la première armée des chrétiens, a virilement contribué à l'acquisition de Jérusalem, d'Antioche, de Laodicée, de Tortose, qui a conquis pour elle-même Gibel5, Césarée et Arsur, et les a ajoutés au royaume de Jérusalem. C'est pourquoi Baudouin lui concède à perpétuité une rue dans Jérusalem, une autre dans Jaffa, et la troisième partie de Césarée, d'Arsur et d'Accon.
Après chaque expédition, les galères laissaient en Syrie une partie des hommes qu'elles y avaient transportés, et retournaient à Gênes. Chaque printemps ces courses étaient renouvelées. Un de ces armements apporta en Syrie (1109) Bertrand, fils du comte de Toulouse, et les Génois avec lesquels il avait pris passage, s'attachant à ses intérêts, vinrent l'aider à fonder une grande puissance. Le vieux comte était mort sans avoir pu satisfaire sa dernière ambition. Il voulait enlever Tripoli aux ennemis, afin d'en faire le siège d'une principauté respectable. Il avait bâti en face de la ville un château nommé le Mont-Pèlerin; c'est de là qu'il menaçait la place et la tenait en un état continuel de siège ou de blocus. A sa mort, son neveu Jourdain le remplaça d'abord, et continua ses travaux; mais Bertrand vint revendiquer la succession de son père et jusqu'à ses prétentions sur la ville à conquérir. La flotte de Gênes était de soixante et dix galères, comme la précédente; Ansaldo et Hugues, petits-fils ou neveux de Guillaume Embriaco, la commandaient. Toutes ces forces furent à la disposition de Bertrand, qui lui-même conduisait des galères armées dans ses États. Une contestation violente s'éleva d'abord entre les deux cousins. Baudouin s'entremit d'un accord et d'un partage entre eux. Au milieu d'une réconciliation apparente, une querelle entre leurs suivants excita un moment de tumulte, et Jourdain y périt. Bertrand délivré d'un compétiteur, et en possession de toute la succession paternelle, ne pensa plus qu'à presser le siège de sa future capitale. Pendant les préparatifs nécessaires pour y faire concourir Baudouin par terre, et les Génois par mer, les deux Embriaco conduisirent la flotte contre Biblos (le grand Gibel6) et s'en emparèrent. Après cette courte expédition, ils retournèrent devant Tripoli.
Les opérations furent conduites avec grande vigueur, l'appareil des machines génoises n'y fut pas épargné; enfin, les habitants connurent qu'ils ne pouvaient résister plus longtemps. On leur offrit une capitulation favorable, mais ils se méfiaient de la foi de ceux qui avaient saccagé Ptolémaïs, et ils ne voulaient se mettre qu'entre les mains du roi. Ils n'évitèrent pas la violence qu'ils redoutaient. Tandis qu'on réglait dans une conférence la capitulation, à la condition que chaque habitant emporterait de ses biens ce qu'il pourrait en charger sur soi, les Génois coururent sans ordre à la ville, y pénétrèrent et commencèrent le massacre. Tripoli tomba ainsi au pouvoir de Bertrand de Toulouse. Il s'efforça d'arrêter le pillage. Il devait ménager une ville si importante pour lui et si riche, où, dit-on, se trouvaient quatre mille ouvriers en lin, en soie, ou en laine. Suivant un autre récit, on ne maltraita pas les habitants. Ceux qui furent passés au fil de l'épée étaient des étrangers venus pour renforcer la garnison, qui s'étaient cachés en embuscade. Au reste, les écrivains arabes absolvent les Génois du sang versé; on ne fit, disent-ils, qu'user du droit cruel de la guerre.
(1111) Les utiles auxiliaires du nouveau comte de Tripoli l'aidèrent à réunir à sa principauté Béryte et Sarepta. Ils reçurent le prix de tant de services par les établissements qu'ils formèrent dans ce nouvel État. Ces exploits furent les derniers auxquels ils prirent part pendant le règne de Baudouin. On ne les trouve nommés, ni à l'occasion d'un siège mis inutilement devant Tyr, ni à la prise de Sidon où l'assistance par mer fut prêtée par les Vénitiens et par les pèlerins de Norwége.
(1118) Sous Baudouin II, qui succéda à son cousin Baudouin Ier, ce furent encore les Vénitiens qui procurèrent la conquête de Tyr (1118), et qui par cet exploit compensèrent la disgrâce dont le royaume était affligé. Le prince d'Antioche avait perdu la vie avec sept mille combattants dans une bataille (1123). Josselin, comte d'Edesse, était tombé aux mains des ennemis. Le roi lui-même, dans un combat malheureux, fut fait prisonnier. Sa captivité dura dix-huit mois, et quand il en sortit, sa rançon pensa ruiner le royaume.
La conquête de Tyr fut d'un grand prix. La continuité des possessions chrétiennes, sur les bords de la mer, était désormais établie de Laodicée jusqu'aux frontières d'Égypte, avantage immense pour la sûreté du royaume et des navigateurs. Il ne resta plus aux ennemis, en Syrie, d'autre port qu'Ascalon, la position la plus méridionale de ce rivage.
L'acquisition de Tyr eut d'autres conséquences; elle mit en contact, avec des droits semblables, les Vénitiens, les Génois et les Pisans, tandis que la concorde entre ces deux derniers peuples était mal affermie. Ces rivalités furent fatales au maintien des chrétiens dans la terre sainte; pour en faire comprendre la cause et l'occasion, nous nous arrêterons sur le système d'établissements que les Génois avaient fondé les premiers et que l'admission des Vénitiens venait consolider.
Les chevaliers français ou allemands, et les guerriers de la Pouille de race normande, prenaient ou bâtissaient des châteaux, les érigeaient en fief, chacun isolément et pour lui-même. Les Génois ni les Pisans n'avaient rien de pareil. Ils avaient des colonies nationales et marchandes. Il leur fallait moins d'honneurs, point de titres, mais autant d'indépendance, des privilèges solides, en un mot rien de chevaleresque et plus de profit. Les Vénitiens suivirent cet exemple, quoique la présence et la dignité de leur doge et de leurs nobles les fît toucher au rang des princes et des barons. Quoi qu'il en soit, parmi tant de comtes et de seigneurs on n'entend jamais parler d'aucun Génois. Nul d'entre eux ne rapporta dans son pays des titres féodaux de seigneurie; on ne les voit point compter parmi les chevaliers. Guillaume de Tyr appelle les Embriaco de nobles hommes; cet exemple est unique, et nous avons lieu de croire que lui-même il entend exprimer une considération et une importance individuelle plutôt qu'une noblesse proprement dite de rang et de race. Il est même fort remarquable qu'aucun autre nom propre génois ne se trouve dans les annalistes de la croisade. Pas un n'y semble distingué de la nation en général, à la différence de tant de personnages que les historiens nous font connaître individuellement parmi les guerriers des autres pays.
Les décrets de Baudouin Ier, avant et après la prise de Césarée, sont les premiers modèles des privilèges donnés aux auxiliaires navigateurs, libres des engagements ordinaires des croisés. Ces concessions furent élargies par le traité fait à l'occasion du siège de Ptolémaïs. Celles qui furent accordées aux Vénitiens à la prise de Sidon et ensuite de Tyr sont sur le même plan. Le prince d'Antioche, le comte de Tripoli s'y conformèrent en traitant avec les Génois. Les seigneurs de moindre importance suivirent ces exemples à leur tour.
Les privilèges qui constituaient ces sortes de colonies étaient d'abord le don d'une église, d'une enceinte pour y bâtir des magasins, telle qu'a été depuis, à Gênes, le local du Port-Franc. On eut ensuite la propriété d'une rue entière à Jérusalem, à Jaffa, à Accon. Là on était indépendant; et, comme porte le traité des Vénitiens, ces rues étaient possédées avec le même pouvoir que le roi tenait le reste de la ville. La colonie qui habitait ce quartier vivait sous ses propres lois, avec ses usages; et tout autre que ses membres, qui y prenait ou y conservait son domicile, était sujet au même régime. Le consul y était l'unique magistrat; lui seul traitait et répondait pour tous les siens envers le gouvernement local. Des mesures étaient prises pour qu'aucun Génois rebelle ou réfractaire ne pût désavouer l'autorité de son consul; et, au moyen de cette précaution jalouse, ce peuple, qui naguère dans ses traités faisait exclure des ports de la terre sainte ses voisins de Savone, faisait maintenant déclarer Génois, c'est-à-dire dépendant du consulat, tout ce qui habitait la Ligurie, de Vintimille à Porto-Venere.
Un four banal, un bain public, sont accordés aux colons, et il leur est permis d'y admettre les autres habitants en concurrence des établissements privilégiés de même nature appartenant au roi et aux barons dans les autres quartiers de la ville.
Il en est de même de l'usage des poids et des mesures, et des droits levés sous prétexte de ce service public; ou plutôt, il est stipulé que les colons ne connaîtront que leurs propres poids, soit entre eux, soit en vendant aux autres habitants; quand les Génois achètent hors de leur enceinte, alors seulement ils doivent recourir au poids ou à la mesure du roi, et en payer les droits.
Les successions de leurs morts sont réglées suivant les lois de leur métropole. Le consul recueille les biens de ceux qui meurent sans héritiers présents. Si le consul était absent, le gouvernement local s'en rendrait fidèle dépositaire.
Le consul exerce les fonctions judiciaires. Au criminel, le meurtre et le brigandage sont ordinairement seuls réservés à la justice du roi. Au civil, le consul juge entre ses concitoyens suivant leur loi. Pour mieux les protéger dans leurs rapports avec les gens du pays, il est également le juge des contestations où l'un de ses nationaux se défend. Ce n'est que lorsqu'un Génois appelle en justice des sujets du royaume, qu'il est tenu d'aller plaider devant les juges royaux.
Cette application singulière du principe, qui attache la juridiction au juge de celui qui est attaqué, et qui, pour cet effet, reconnaît le consul d'une population étrangère parmi les magistrats territoriaux, fut le premier fondement de l'institution que nous nommons encore le consulat. Ce que l'on avait exigé dans le royaume de Jérusalem fut demandé dans les pays musulmans ou chrétiens, où l'on alla négocier par mer. L'empereur grec l'admit; et c'est ce qui a fait les établissements de Péra. On peut dire qu'il en subsiste encore une ombre, car les conventions de la terre sainte ont servi de tradition et de précédent aux capitulations des Français en Turquie; elles vivent encore en partie dans notre régime et dans nos privilèges des échelles du Levant. Enfin, ces principes, généralisés, modifiés par le temps et par la jalousie des puissances qui admettent des consuls étrangers, adoptés par tous les peuples chrétiens avec plus ou moins de leurs conséquences, ont été si purement conservés par les Génois, leurs premiers auteurs, qu'encore en 1797 la juridiction du consulat de France à Gênes entre Français, ou entre Français défendeur et Génois demandeur, était exactement celle que les traités dont nous parlons donnèrent, il y a sept cents ans, aux consuls de Gênes en Syrie. Le consul français était magistrat génois de première instance pour les affaires civiles où l'un de ses nationaux était intimé.
Les concessions du tiers des droits royaux et des revenus d'une ville sont des faveurs spéciales indépendantes de ces privilèges généraux constitutifs des établissements. Les Génois obtinrent ce don à Césarée, à Arsur, à Ptolémaïs, les Vénitiens à Tyr: dons immenses si les donataires prenaient une si grosse portion de la recette, sans participer aux charges publiques qu'elle avait été destinée à couvrir. Entre autres droits, il en était levé sur les navires qui portaient ou emportaient les pèlerins, et nous avons vu mentionner des chargements de cinq cents personnes. On nous parle d'arrivées et de retours par centaines de mille. Cet impôt devait être de haute importance; dans le traité fait avec les Vénitiens, en leur accordant à Ptolémaïs la franchise de tout péage, on en excepte le droit sur l'arrivée et le départ des navires chargés de passagers; ils n'en sont affranchis que pour les deux tiers. De même, à Tripoli, les Génois, libres de tout autre impôt, restent soumis à celui qui est perçu sur ce transport; ou plutôt le gouvernement se réserve de l'exiger des pèlerins eux-mêmes.
Les Génois obtinrent aussi comme récompense de leurs services, dans Antioche et dans les autres villes de cette principauté, rue et magasin, juridiction et franchise de commerce; enfin le tiers des revenus de Laodicée. Le comte Bertrand de Tripoli leur donne de même le tiers de sa capitale. Il leur reconnaît en outre la propriété de Gibel et du château du connétable Roger. Gibel est le Byblos des anciens, entre Tripoli et Béryte. C'est la ville que les Génois tenus avec Bertrand de Toulouse prirent pendant les préparatifs du siège de Tripoli, et cependant nous voyons que ce même Bertrand leur en fait don. Il est probable que, simples colons dans les villes voisines, n'ayant point par eux-mêmes de grande principauté, ils crurent rendre leur possession plus respectable à d'avides voisins, en la tenant du comte de Tripoli. D'ailleurs il avait servi d'auxiliaire à la conquête en attaquant la ville du côté de terre, et peut-être la propriété aurait-elle fait naître quelques prétentions opposées. Quoi qu'il en soit, cette donation de ce qui semblait leur appartenir déjà est confondue avec de simples libéralités; il est même remarquable que ce n'est pas à la commune de Gênes que ce présent est fait, c'est à l'église de Saint-Laurent de Gênes7.
Il existe une autre singularité. Quelques années auparavant, le vieux Raymond, père de Bertrand, avait donné la moitié de la même ville de Gibel à l'abbaye Saint-Victor de Marseille8; mais les historiens du Languedoc qui nous l'apprennent, remarquent que cette libéralité, quoique écrite de la manière la plus absolue, n'était qu'éventuelle, car à cette époque, et à sa mort, il n'était pas plus maître de Gibel que de Tripoli. Peut-être, cependant, que dans quelque expédition passagère dont la trace ne s'est pas même conservée, il avait momentanément occupé la première de ces villes, et s'en était cru maître assez paisible pour en faire don. Aussi cette première donation fut-elle sans effet.
(1109) Celle de Bertrand, faite aux Génois, leur accorde aussi des exemptions d'impôts dans sa terre, à eux, à tous les Liguriens de Nice à Porto-Venere, et à tout Lombard qu'ils se seraient associé9. Les historiens ont regardé ce titre comme le fondement des établissements génois et lombards dans tout le Languedoc: cette opinion peut être admise, à en juger sur les faits ultérieurs. On pourrait demander cependant, si plutôt ce n'est pas à sa terre du royaume de Jérusalem que se rapportait la concession de Bertrand.
Guillaume de Tyr, en racontant la prise de Byblos, dit qu'Hugues Embriaco, l'un des neveux de Guillaume, la garda un certain temps, sous une redevance qu'il payait au trésor de Gênes. Un autre Hugues, petit- fils de celui-ci, en était encore gouverneur au moment où l'archevêque écrivait. C'était probablement à l'église Saint-Laurent, et non au fisc, que profitait la redevance, distinction qui peut facilement avoir échappé à l'écrivain tyrien.
Plus tard, l'autre Gibel (le petit Gibel), première conquête des Génois, fut cédé par la commune de Gênes à un autre Embriaco, pour vingt-neuf ans, au prix de deux cent soixante besants par an, au profit du trésor, et de dix besants pour l'ornement de l'autel de Saint-Laurent10. Ce que la commune possédait dans les territoires d'Accon et d'Antioche est également affermé à un autre membre de la même famille, Nicolas Embriaco, au prix de cinquante besants pour la première propriété, et de quatre- vingts pour la seconde. Il s'agit, sans doute, des immeubles dont la république était propriétaire. On ne dit point que les droits à percevoir, ni surtout les revenus du port d'Accon, fussent compris dans ce marché. Au reste, toutes ces valeurs avaient déjà baissé de prix. La principauté d'Antioche avait été envahie plusieurs fois, et Noureddin, menaçant les villes maritimes, s'était montré jusque sur le rivage.
Les écrivains génois postérieurs, interprétant les mêmes textes du XIIe siècle que nous avons sous les yeux, disent que ces concessions pour 29 ans furent données aux Embriaco en fief. Ils ont appliqué ici des expressions qui, pour Gênes, n'ont commencé que dans un autre âge, et qui même n'y ont jamais eu la signification qu'elles ont ailleurs. Quoique, par ces conventions, on ait probablement voulu favoriser et récompenser une famille qui avait si heureusement guidé les entreprises génoises en Syrie, on ne trouve rien qui y donne une couleur féodale. On n'y voit qu'un bail à ferme; et il semble que le terme de vingt-neuf ans suffit pour écarter l'idée d'une constitution de fief telle que les peuples guerriers l'entendaient alors. On trouve seulement que les barons de la terre sainte, avant fait de la ville d'Accon une vicomté, les actes du royaume qualifiaient du titre de vicomtes d'Accon les consuls de Gênes en Syrie, représentants de leur commune dans cette copropriété. Une lettre apostolique de 1155 enjoignait au roi, aux princes et aux barons de Jérusalem de faire jouir les Génois des droits qui leur appartiennent; parmi ces droits, on compte la vicomté d'Accon.
Il est curieux de voir autour de Jérusalem la monarchie, l'aristocratie militaire et nobiliaire et trois républiques, créant de toute part, et chacune à son image, des institutions si opposées. Quelque flexible que fût le système féodal qui, en n'exigeant que l'hommage, laissait les membres de l'État à leur indépendance, un tel mélange de démocratie, de consulats indépendants, de châtellenies et de principautés; ces hommes étrangers les uns aux autres, ces émules différents de langue, d'habitudes, d'intérêts, admis au partage de droits communs, tous en usant aux dépens du gouvernement royal, tout cela ne pouvait se trouver ailleurs. Nulle autre part tant d'éléments discordants et tant de hasard n'avaient fondé et constitué un royaume. On s'aperçut plus d'une fois de ce défaut d'ensemble, quand il fallut réunir les efforts de tous les membres pour la défense commune. Tandis que les derrières et les extrémités étaient en proie aux attaques de l'ennemi, la partie baignée par la mer eut d'assez longues années de sécurité, depuis que la possession continue du rivage eut été assurée par la conquête de Tyr. Aussi l'histoire, qui compte sept flottes envoyées par les Génois à la première croisade, ne signale plus désormais de nouveaux efforts de leur part. On ne parle pas davantage de nouvelles expéditions tentées par leurs émules. Venise, Pise et Gênes ne voyaient plus d'acquisition à faire où la nature de leurs forces leur permît de faire acheter leur assistance. Par ce motif, ou sous ce prétexte, ils se bornaient à garder les rivages. Dans le mouvement de leur commerce, ces navigateurs armés arrivaient et partaient sans cesse; et leur présence en Syrie n'était plus un événement remarqué. Quand le royaume fut menacé sur les frontières de terre, il se peut que les consulats aient fourni leur contingent pour le salut commun; mais personne n'en fait mention; et le danger venant de loin, il est probable que les colonies maritimes prirent le moins de part qu'elles purent au fardeau de la défense publique. D'ailleurs la jalousie des trois peuples maritimes nuisait au concours des efforts qu'ils devaient à la cause générale. Le pieux Jacques de Vitry en exprime vivement le regret. Il reconnaît que ces colons, enfants dont les pères avaient acquis la couronne immortelle par leur courage et par leurs oeuvres pour le royaume du Christ, n'avaient pas dégénéré en Syrie comme les fils amollis de tant d'illustres croisés. Ils seraient, dit-il, encore redoutables aux Sarrasins, s'ils n'étaient bien plus livrés à leurs trafics, à leurs jalousies mercantiles, aux discordes que leur avidité sème entre eux, qu'occupés de la garde de la terre sainte. Ils effrayeraient l'ennemi autant que faisaient leurs ancêtres; ils le réjouissent par leurs dissensions et par les combats qu'ils se livrent. Ces dissensions en Syrie, se faisant sentir aux métropoles en Italie, y retenaient leurs forces divisées; attentives à envoyer, chaque année, des galères au-devant des flottes marchandes de leurs colonies, elles ne faisaient plus de grandes expéditions.
Cependant ces colonies étaient une source abondante de richesses qui refluaient sans cesse vers l'Occident. Elles n'étaient pas seulement importantes par les concessions obtenues; leurs avantages ne se bornaient pas aux profits industriels sur le transport des pèlerins, sur les consommations de tous les habitants latins de la terre sainte; les trêves, les alliances même faites à plusieurs reprises avec les gouverneurs de Damas ou de l'Égypte, avec d'autres princes musulmans; le besoin, qui, plus pressant que la voix du fanatisme et de la haine, poussait Orientaux et chrétiens, malgré la guerre, à échanger entre eux les jouissances et les marchandises de l'Asie et de l'Europe, donnaient une activité extrême à ces relations lucratives. Le bénéfice en restait aux plus habiles, aux plus actifs, aux plus économes; telle fut la source longtemps inépuisable de la fortune de Gênes.
CHAPITRE V.
Agrandissements en Ligurie.
(1115 à 1154) Tandis que les Génois formaient des établissements considérables en Syrie, que, pressé entre tant de résistances et de rivalités, ce peuple apprenait de la nécessité à donner à ses institutions une constitution forte et vraiment nationale, la métropole de ces colonies, sur laquelle refluaient les richesses du commerce lointain, la commune de Gênes, était restée dans sa simplicité primitive. Vingt ans (1112) après la prise de Césarée on eut pour la première fois des chanceliers, des archivistes, des greffiers ou notaires, enfin la forme d'un gouvernement régulier, substitué au simple lien d'une association maritime et mercantile.
Cependant les affaires publiques s'étaient déjà compliquées. On se sentait riche en force; on éprouvait le besoin de franchir les murs étroits de la cité; on s'indignait de ne pouvoir soumettre de faibles voisins à la domination d'une république qui possédait des villes en Asie, en commun avec les rois et les princes. On avait des trésors pour acheter ce qui était à vendre; on était résolu d'enlever le reste par la force.
(1115) Le butin de Césarée fournit la première monnaie qui fut battue à Gênes. Jusque-là celle de Pavie avait été seule connue. Les premiers essais que l'on fit furent sans doute exécutés grossièrement, car peu d'années après on fabriqua de nouvelles espèces, et ce ne fut qu'après un nouvel intervalle de vingt-cinq ans que le système monétaire fut fixé. Il conserva longtemps l'empreinte de l'empereur Conrad III, qui, survenu en Italie, autorisa par un diplôme la monnaie de Gênes, car la commune ne refusait pas d'être réputée ville impériale; mais c'était avec le soin de se soustraire, autant qu'il était possible, à toute dépendance réelle, et surtout à toute contribution.
Peu à peu s'établissait l'ordre public. Le consulat cessait de dépendre des compagnies formées pour l'armement des galères de la croisade. Mais, à mesure, on voit la jalousie de la liberté prendre ses précautions contre la longue habitude du pouvoir. Les consuls n'eurent plus quatre ans d'exercice. Dans la dernière élection, où il est encore question de ce terme, il fut réellement réduit à deux ans, et on stipula que les consuls nommés se partageraient par moitié les quatre années, en se succédant les uns aux autres. Immédiatement après, le consulat fut purement annuel, et ce fut alors que la commune acquit une chancellerie1.
Il existe un curieux monument de cette organisation municipale; c'est le modèle du serment que prêtaient les consuls, en prenant possession de leur charge, le jour de la Purification (2 février), et en jurant de la déposer à pareil jour de l'année suivante. La formule ajoute: La compagnie étant terminée, ce qui ferait croire que la compagnie, cette société, ce lien de la commune, était censée annuelle comme le consulat l'était devenu.
Les consuls stipulent des précautions assez étranges pour rendre la compagnie obligatoire. Quiconque, invité par le consulat ou par le peuple à y adhérer, ne se présentera pas dans le délai de onze jours, n'y sera plus à temps pendant les trois années suivantes; on ne le nommera à aucun emploi public; il ne sera pas admis en justice, si ce n'est quand il sera défendeur. Il sera interdit à tout membre de la compagnie de servir ce réfractaire sur ses navires, ou de le défendre devant les tribunaux. Quand un étranger aura été accepté dans la compagnie, les consuls l'obligeront, sous serment, à une habitation non interrompue, pareille à celle des autres citoyens. Seulement, il suffira pour les comtes ou marquis, et pour les personnes domiciliées entre Chiavari et Porto-Venere, d'habiter dans la cité trois mois par an.
Les consuls ne feront ni guerre, ni expédition, sans le consentement du parlement2. Le parlement réglera le salaire des ambassadeurs, et cette fixation précédera leur nomination. Le même consentement sera nécessaire à l'établissement des nouveaux impôts. On n'augmentera pas les droits sur la navigation à moins de nouvelles guerres. Le poids des charges publiques sera également réparti sur tous. Les consuls empêcheront l'importation des marchandises étrangères en concurrence avec celles du pays, les bois de construction et les munitions navales exceptés.
Avant même ces stipulations politiques ou économiques, le serment des consuls, comme autrefois à Rome l'album du préteur, fixe le mode et les conditions sous lesquelles ils exerceront les fonctions judiciaires au civil et au criminel. Ils jurent, enfin, qu'ils opéreront pour l'utilité de l'évêché et commune de Gênes, et à l'honneur de la sainte mère Église3.
On voit que les consuls étaient les juges des procès de leurs concitoyens; mais quand les affaires de l'État exigèrent plus de soin, la distribution de la justice, détachée de la direction de la république, fut déléguée à des magistrats électifs et temporaires qu'on appela consuls des plaids, pour les distinguer des consuls de la commune. Comme ceux-ci, ces juges étaient renouvelés tous les ans: leur nombre varia; mais, en général, il y en avait un pour chacune des compagnies entre lesquelles les citoyens étaient répartis et organisés par quartiers. Il est probable que ces compagnies nommaient les magistrats; mais on ne sait rien de certain sur la forme de l'élection. Quand, la population croissant, on eut beaucoup dépassé l'antique enceinte, il y eut quatre compagnies intérieures et quatre dans le bourg: ainsi fut appelée la partie nouvellement habitée, qui prolongea la ville le long de la mer vers le couchant. Dans chacune de ces deux grandes divisions, les juges des quatre compagnies qui les composaient, paraissent avoir formé un tribunal commun4.
Ainsi la république fondait ses institutions. Mais si déjà l'on voit quelques signes de réserve et de défiance contre les abus du pouvoir confié aux magistrats, on ne remarque rien qui trouble la pure démocratie, lien de cette société. Les élections annuelles (car nous possédons en entier les fastes du consulat) amènent toujours de nouveaux noms. Peu d'individus y sont rappelés plusieurs fois dans cette première époque; quelques noms seulement reparaissent parmi les consuls des plaids. Bientôt, sans doute, les notables ou les meilleurs, comme on les désigne, tentèrent de concentrer la magistrature entre leurs mains, d'en faire le patrimoine de leurs races; enfin, d'établir une aristocratie de caste entre les familles riches et puissantes. Mais il fallut du temps pour que cette entreprise fût formée et avouée, et pour qu'elle réussît. Il restait trop à faire au dehors, et autour des murs même de la ville, pour s'abandonner aux dissensions internes.
(1130) On a vu que dans un court intervalle, d'abord les Génois avaient intrigué auprès de leurs alliés de la terre sainte pour en faire exclure les vaisseaux de leur voisinage le plus immédiat de Savone; mais que bientôt ils avaient stipulé que tout ce qui habitait de Vintimille au couchant, jusqu'aux frontières de la Toscane au levant, serait reconnu pour Génois, et tenu de se ranger sous la jalouse protection de leurs consulats. Ce changement de disposition répond à celui qui s'était fait dans leurs relations avec leurs voisins. Ils avaient ménagé des acquisitions et entrepris des conquêtes des deux côtés du littoral; ils marquaient déjà le Var et la Magra pour les limites de leur domination, bornes qu'elle n'a point dépassées dans la suite du temps. Ils affectaient déjà d'en occuper l'espace. Mais entre ces deux frontières, leurs possessions étaient précaires et leurs prétentions mal reconnues.
Cent cinquante milles de côtes sont le territoire de cette Ligurie maritime dont ils ambitionnaient la souveraineté. Elles sont formées par une longue chaîne de montagnes, dont la partie occidentale joignant l'Apennin aux Alpes de Nice, borde immédiatement la mer, en courant au levant jusqu'à la ville de Gênes. Là la chaîne se plie, tourne au sud- est, et se prolonge vers la Toscane; elle est une portion de cette grande arête qui divise l'Italie entre les deux mers. Là où le flot n'a pas envahi le pied des monts, se trouvent d'étroites plages de tout temps peuplées de navigateurs. Une pénible culture tire quelque parti des vallées courtes et resserrées qui remontent le long du lit des torrents dont les montagnes sont sillonnées: l'olivier les enrichit et les pare. Là où les hauteurs donnent des abris favorables, s'unissent le citronnier et l'oranger; on y voit même le palmier apporté d'Afrique. Au delà des monts sont les fertiles plaines du Piémont et de la Lombardie. Mais cette terre promise n'a pas été réservée aux Génois. Au temps dont nous parlons, toute l'épaisseur de cette barrière de montagnes était loin de leur appartenir; l'ambition, non pas de descendre dans la plaine, mais de s'établir sur le revers qui la regarde par delà la crête des monts, n'était entrevue que dans le lointain.
Gênes, en voulant s'étendre, rencontrait un grand nombre d'obstacles dans toutes les directions. Des populations du littoral qu'elle a successivement agrégées à sa seigneurie, il n'en est aucune qui n'ait fréquemment secoué ce joug. Au couchant était Savone, Albenga, Vintimille, les principales des petites villes ou bourgades de Gênes au Var. Toutes trois étaient antiques; les deux dernières avaient été, sous les Romains, des cités qui servaient de chefs-lieux à toute cette portion de la Ligurie maritime. Savone et Albenga étaient, au douzième siècle, de petites républiques; et entre elles, Noli réclamait les mêmes droits. Gênes n'était pas beaucoup au-dessus de ses voisines. Nous ne connaissons pas les titres en vertu desquels elle prétendit les soumettre. Le plus apparent n'est que le droit de convenance, et celui du plus fort en a seul décidé à la longue.
Vintimille était tombée sous le pouvoir d'un comte héréditaire, car des débris des institutions de Charlemagne et de ses successeurs, il restait dans ces pays des marquis et des comtes. De nombreux seigneurs, se glorifiant d'être vassaux de l'empire, avaient planté leurs châtellenies féodales parmi les croupes et les pics de l'Apennin. De là ils enviaient le rivage de la mer, et les richesses qui commençaient à s'y répandre. Quelques-uns y avaient mis le pied, comme le comte de Vintimille: la famille des Caretto tenait le marquisat de Final. Dans les montagnes, il y avait des marquis de Ceva, de Clavesana, etc. Au nord était le marquis de Gavi. Au delà régnaient des seigneurs plus puissants: le comte de Piémont, le marquis de Montferrat. Des services réciproques à la terre sainte tenaient ordinairement ce dernier en bonne intelligence avec Gênes; mais plus d'une fois son ambition se heurta contre celle de la république. C'est ainsi que, pendant le cours des croisades, nous trouvons Gênes au milieu de petites communes mal soumises, et de nobles voisins plus guerriers que ses bourgeois: elle étend lentement son pouvoir contesté et envié dans la rivière du ponent. On sait que l'usage a conservé le nom de rivière (Riparia de la basse latinité) aux deux portions du rivage dont Gênes occupe le milieu.
La rivière du levant n'avait point alors de ville municipale; l'antique cité de Luni avait péri, mais les hauteurs étaient occupées par la puissante famille féodale de Malaspina, la même que nous avons vue associée avec les Génois dans une expédition de Sardaigne. Il y avait des comtes de Lavagna, dont les possessions tenaient de la montagne à la mer. Enfin, la frontière orientale confinait avec celle des Pisans, dont l'inimitié et les forces ne laissaient aucune sécurité.
Aussi les premiers efforts que nous voyons faire aux Génois, aussitôt que les biens recueillis à la croisade les ont fortifiés, sont dirigés de ce côté. Ce ne fut pas sans peine qu'ils établirent sur les populations maritimes une domination qui resta longtemps douteuse. Ils pensèrent bientôt à se donner un point d'appui plus solide. A l'extrémité de leur territoire est le beau golfe de la Spezia, enfoncé dans les terres avec une ouverture défendue par des îles. Les Pisans en tenaient le fond et la côte orientale. Les Génois bâtirent et fortifièrent Porto-Venere à l'occident et à l'entrée du golfe (1113). Cette position, en dominant les îles qui resserrent l'entrée de ce vaste bassin, y donne un passage assuré.
Une autre acquisition n'était pas moins importante pour s'assurer contre l'invasion. La vallée de l'un des deux torrents, de la Polcévera et du Bisagno, entre lesquels la ville de Gênes, au pied d'une haute montagne, est assise sur la mer, offre à ceux qui la remontent une voie pénible, mais alors la seule praticable pour communiquer aux plaines lombardes. Celui qui pouvait l'ouvrir à des ennemis était le maître d'exposer Gênes à des coups de main imprévus. Le marquis de Gavi possédait cet avantage; au moyen de son château et de celui de Voltaggio, il fermait les gorges de l'Apennin, et il n'avait pas manqué d'y établir un péage à son profit. C'était la moindre oppression qu'il fallait attendre de ce voisinage. Les Génois voulurent s'y soustraire à tout prix. Ils s'emparèrent d'abord de vive force de quelques positions qui dominaient ces défilés: mais ils s'estimèrent heureux que leurs succès servissent à faciliter une négociation, et ils ne craignirent pas d'acheter au prix de quatre cents livres d'or Voltaggio et les revenus qui en dépendaient (1121). Avertissons cependant que lorsqu'ils eurent donné l'exemple de livrer leurs trésors à leurs nobles voisins, ils furent bientôt réduits à payer plusieurs fois et à racheter sans cesse les territoires qu'on leur avait vendus le plus solennellement.
CHAPITRE VI.
Expéditions maritimes.
Tandis qu'on employait ainsi les richesses publiques rapportées de Syrie, on continuait à naviguer vers la terre sainte, mais le négoce, et non plus le zèle ou l'ardeur belliqueuse, y conduisait les vaisseaux génois. On se contentait de renforcer les colonies maritimes (1131). Cependant elles étaient déjà menacées (1144). Sous Foulque d'Anjou, gendre et successeur de Baudouin II, sous Baudouin III, fils de Foulque, tout commençait à présager la dissolution du royaume. L'empereur des Grecs, en attaquant la principauté d'Antioche, avait affaibli l'une des barrières de la terre sainte: un autre boulevard était tombé. Zenghi, émir de Mossoul, s'empara d'Édesse (1148). Noureddin, fils et successeur de Zenghi, pénétra jusqu'au port Saint-Siméon et affecta de se baigner dans cette mer dont il voulait enlever le rivage aux chrétiens. Damas tomba en son pouvoir, et devint le siège d'une grande puissance qui devait détruire celle des Latins (1152). Au milieu de ces désastres, Baudouin III eut le bonheur d'acquérir Ascalon, la dernière et la plus méridionale des villes de Syrie. Elle avait été tenue jusque-là par les Egyptiens, dont elle avoisinait la frontière. Cette ville servit, de ce côté, de rempart aux établissements chrétiens et retarda leur ruine. Ces événements occupèrent la scène jusqu'au milieu du douzième siècle.
Quand les intérêts des colonies génoises furent menacés de si près, on vit la république faire des efforts pour les secourir efficacement. Jusque-là elle ne paraît pas avoir montré un grand empressement pour la défense du royaume de Jérusalem. Il en eût été autrement s'il eût été permis aux Génois d'avoir pour leur évêque notre fameux abbé de Clairvaux. Les voyages de saint Bernard à Rome l'avaient fait connaître et révérer partout sur son passage, et l'épiscopat de Gênes lui fut offert. Cette nomination fut rendue inutile par la désapprobation du pape Gélase II. Il manda de laisser Bernard aux plus grandes choses auxquelles le ciel l'appelait. Le saint abbé, afin de marquer son affection envers le troupeau qui l'avait désiré pour pasteur, adressa à Gênes une lettre pleine d'exhortations pieuses. Il y recommanda de secourir la terre sainte, et de se défendre, au dedans, de l'hérésie. Il n'y a pas soixante ans que l'autorité de son épître fut citée au sénat contre un étranger devenu citoyen.
Sous ce grand promoteur de la croisade et de la paix de la chrétienté, Gênes, plus zélée pour l'oeuvre commune, n'eût point employé ses forces dans une guerre contre les Pisans excitée par la duplicité du pape Gélase. Elle fut ensanglantée par les souvenirs de l'ancienne rivalité comme par la jalousie nouvelle du commerce et de l'influence en Syrie.
Gélase avait été chassé de Rome. Il se sauva en Toscane. Il vint, en suppliant, à Pise, de là à Gênes, mendiant partout des secours. Les Génois lui prodiguèrent les soins et les respects; il consacra leur nouvelle cathédrale; ils le conduisirent en sûreté jusqu'en Provence. Or, en ce temps, la domination de la Corse était prétendue entre les deux républiques rivales. Chacune y avait quelques établissements, toutes deux s'appuyaient des concessions accordées par les papes; et Gênes, en preuve de la sienne, payait au saint-siège un tribut annuel d'une livre d'or. Le droit de consacrer les évêques de Corse dans l'église de Gênes ou dans celle de Pise était controversé depuis longtemps, et Rome ne se pressait pas de décider. L'archevêque de Pise, en vertu de son grade, réclamait les privilèges de métropolitain sur l'île entière. Les Génois n'avaient point d'archevêque chez eux, mais ils ne voulaient pas laisser dépendre d'un étranger les diocèses soumis à leur domination. Les deux partis sollicitèrent Gélase à son passage. Il avait entendu les Pisans les premiers, et ils assurent qu'il leur avait donné gain de cause. Mais, recueilli, aidé à Gênes, il lui resta sans doute assez de bonnes paroles à y prodiguer. C'est de ce moment que la guerre éclata avec une grande animosité; d'abord les Génois débarquèrent à l'improviste sur les côtes d'une des provinces de la Sardaigne; les établissements des Pisans furent ravagés: le butin fut considérable. L'année suivante on arma quatre-vingts galères pour attaquer les ennemis dans leur métropole. Vingt-deux mille combattants sortirent de Gênes: parmi eux cinq mille étaient couverts d'armes brillantes, disent les chroniques, et cette distinction des guerriers et de la foule qui les suivait peut faire considérer l'expédition entière comme une levée en masse. Elle donne aussi une idée des forces de la république en ce temps. L'annaliste Caffaro, alors un des consuls et l'un des chefs de l'entreprise, assure qu'on poussa jusque dans la ville ennemie, et que la terreur fit conclure une paix immédiate; aussi fut-elle passagère. Les Pisans reprirent les armes, mais la fortune continua à être favorable à Gênes. Le pape Calixte, successeur de Gélase, intervint; il évoqua à son siège la querelle des évêchés de Corse, et cita les parties au concile de Latran. On y fit tourner l'affaire en négociations inutiles; après un long délai, on la remit au jugement d'une junte d'archevêques et d'évêques; les anciens titres furent compulsés; et quelle fut enfin la décision tant attendue? On rejeta les prétentions des deux parties, et le droit de sacrer les Corses fut réservé au pape. Il suffit à l'animosité des Génois que Pise ne l'emportât pas sur eux. La sentence du pape fut rapportée à Gênes en triomphe; mais à Pise, on y résista, les hostilités reprirent leur cours, et Calixte ne s'en inquiéta guère.
Les flottes ennemies épiaient les convois marchands. On se mettait comme en embuscade entre la Corse et la Sardaigne, entre ces îles et le continent. On aimait mieux s'attacher à la poursuite lucrative des riches cargaisons ou des galères chargées de voyageurs que l'on pût rançonner, que de se chercher en force et de se combattre. Ainsi se prolongea la guerre de saison en saison. Cependant les Génois établissaient leur croisière à la bouche de l'Arno, défiaient leurs émules et se vantaient que ceux-ci ne venaient pas les braver si près de Gênes. En poursuivant une flotte pisane ils débarquèrent (1126) à Piombino, ravagèrent le pays et amenèrent les habitants en esclavage. Dans une autre rencontre, ils allèrent chercher l'ennemi jusqu'en Sicile et dans le port de Messine (1129). Les Messinois voulant s'opposer à la violation de leur territoire, les Génois débarquèrent et s'attaquèrent à tout ce qui se présenta devant eux. Dès ces temps, les droits de la neutralité n'étaient pas interprétés par les plus forts autrement que de nos jours. Le roi de Sicile fut obligé d'accourir pour s'opposer à ces audacieux étrangers, et, à en croire leur annaliste, ils ne s'arrêtèrent que devant le palais du prince, et n'abandonnèrent qu'à sa prière le butin qu'ils n'avaient pas manqué de faire sur le chemin qu'ils avaient parcouru.
Enfin le pape Innocent II entreprit d'éteindre une guerre qui troublait l'Italie, qui détournait des soins dus à la conservation de la terre sainte, mais surtout qui l'empêchait d'être secouru lui-même dans ses querelles. Le pontife éleva le siège de Gênes à la dignité d'archevêché, et, en vertu de l'égalité de titre et de juridiction, les deux métropoles se partagèrent pour suffragants les évêques de Corse. C'était faire gagner le procès aux Génois; mais ils avaient envoyé au pape huit de leurs galères pour l'aider à remettre sous son joug les Romains révoltés. La faveur des souverains pontifes s'arrêtait avec complaisance sur des enfants du saint-siège, si dociles et si respectueux. Lucius II, dans son court pontificat, se hâta de leur donner par une bulle la confirmation de leurs propriétés et de leurs privilèges à la terre sainte, et, par une autre largesse médiocrement coûteuse, il leur fit remise de la livre d'or qu'ils payaient en tribut pour leurs possessions de Corse. Leurs écrivains postérieurs ont beaucoup exalté ce don. Ils avaient besoin d'en tirer la preuve que la seigneurie que Gênes s'arrogeait sur l'île n'était pas imaginaire, qu'elle pouvait être réclamée en conscience et sans péché.
(1132) La guerre de Pise avait duré quatorze ans. Elle ne paraît pas avoir affaibli Gênes, ni retardé ses progrès. En obligeant à des armements continuels, en tenant la population maritime en haleine, elle tendait le principal ressort de la grandeur de la république; elle développait l'énergie. Au sortir de cette lutte, on voit les Génois étendre leur prépondérance et porter fort loin leurs entreprises maritimes, commerciales et guerrières.
Quoique le comte de Toulouse eût enseigné à ses sujets le chemin de l'Orient, il ne paraît pas qu'ils eussent été aussi diligents que les Italiens à en rapporter le commerce. Les Génois étaient en possession d'approvisionner de denrées et de marchandises étrangères la Provence, le Languedoc, la Catalogne, et toute la côte espagnole. Les seigneurs les rançonnaient quelquefois; mais parfois aussi, quand ces nobles châtelains avaient besoin d'assistance, ils briguaient celle de ces puissants navigateurs. Ceux-ci sentant leur force, habiles à ne pas l'employer sans s'en assurer le prix, ne répugnaient pas aux occasions d'accroître leur influence. Au nom du pape, leur secours fut sollicité par Guillaume VI, comte de Montpellier. Il avait été chassé de sa ville, favorisée dans sa révolte par le comte de Toulouse, Innocent II avait mis d'abord la cité rebelle en interdit. Il excommunia ceux qui, dit sa bulle, s'en faisaient appeler consuls; et avec eux le comte de Toulouse; mais il fallait d'autres armes. Guillaume obtint (1143) des troupes du comte de Barcelone et quatre galères des Génois. Ceux-ci, avaient eu à se plaindre des exactions que le comte leur avait fait souffrir. Il fut obligé, pour premier prix de l'assistance qu'il obtenait, de payer mille marcs d'argent en restitution de ce qu'il avait exigé; et lorsque, avec l'aide de ses auxiliaires et après un long siège, il fut enfin rentré dans sa ville, les Génois, fidèles à leur système d'établissement, se firent accorder des privilèges étendus pour leur commerce, l'exemption des droits, et une enceinte franche pour leurs magasins1.
(1144) La nièce du comte de Montpellier était dame de la petite ville de Melgueil (Magdelonne); elle avait épousé le comte de Provence frère du comte de Barcelone. Les Provençaux étaient alors en hostilité avec les Génois qui leur reprochaient de favoriser les fréquents soulèvements de Vintimille. Le comte de Provence eut peu d'égards pour les alliés de son oncle; il arma contre eux, et essaya de prendre leurs navires à leur approche du port de Melgueil; la tentative fut malheureuse, il fut tu par les Génois.
Cet événement ne rompit pas les alliances de sa famille avec la république. Peu après, les comtes de Barcelone et de Montpellier concouraient avec elle dans une très entreprise sur les côtes d'Espagne2.
Par delà la Catalogne, elles étaient habitées par les Mores. Les Génoisque le commerce et la course de leurs galères portaient par toute la Méditerranée, négociaient sans scrupule avec les mahométans d'Afrique et d'Espagne; mais quand la rencontre de quelque riche cargaison faisait juger que le profit du corsaire passerait ceux du marchand, on traitait les Sarrasins d'ennemis naturels des chrétiens, et on prenait leurs vaisseaux. Les Sarrasins croisaient à leur tour; et, pour mieux dominer sur les mers, ils avaient fait de Minorque le siège de leurs armements. Les Génois essayèrent, seuls d'abord, de les chasser de cette île (1146). Ils expédièrent vingt-deux galères et six grands vaisseaux, qui portaient des tours mobiles et des machines. On y embarqua des combattants et même cent cavaliers. Notre historien Caffaro, consul de cette année, fut le chef de l'expédition, avec Hubert della Torre, qu'il demanda pour adjoint. L'arrivée de cette flotte répandit la terreur dans l'île. Les Mores ne firent pas longue résistance: on pilla, on enleva tout ce qui fut rencontré. De là, profitant de ce qui restait de temps avant la mauvaise saison, on passa sur la côte d'Espagne. On se présenta devant Almérie. On s'empara d'abord de tous les vaisseaux qui étaient dans le port; ensuite les machines furent dressées pour attaquer la ville. Elle n'était pas préparée à la défense. Le roi de cette contrée demanda la paix et offrit de l'acheter. On ne voulut lui vendre qu'une trêve. Elle fut négociée au prix de cent trente mille marabotins3. Il en payait vingt-cinq mille comptant. Des otages devaient répondre que le reste serait acquitté dans huit jours. On apporta aux Génois les deniers du premier payement. Mais, tandis qu'on les comptait, et que les vainqueurs étaient attentifs à les partager à mesure, le roi more, profitant de la préoccupation commune, s'était enfui, enlevant sur deux galères tous les trésors qu'il avait pu réunir. Les assiégeants et les assiégés furent également troublés de cette disparition. Les Sarrasins se choisirent un autre chef, et protestèrent de leur bonne intention pour accomplir le traité. Mais il ne fut pas en leur pouvoir de le faire, et au terme convenu, leur impuissance ne laissa aux Génois que la triste ressource de multiplier les ravages autour d'Almérie. Ils les exercèrent vingt jours, sans que les portes de la ville s'ouvrissent. L'hiver approchait, il était temps de remonter sur les galères. Le siège fut levé et l'on revint à Gênes.
L'annaliste consul, qui se complaît dans les détails de l'entreprise qu'il avait commandée, passe si rapidement sur les conséquences qu'elle eut dans les deux années qui suivent, que nous pouvons soupçonner qu'à son retour on fut mécontent de lui, et qu'il le fut de la république. C'était le temps où la démocratie et une sorte d'aristocratie commençaient à lutter sourdement, et Caffaro paraît avoir été un des ardents fauteurs de la dernière. Le peu de succès de son consulat était une occasion favorable de le décrier. Être trompé par le More, avoir laissé fuir une riche proie, aura pu être un double sujet de reproche. L'expédition aura paru trop peu lucrative en proportion de la dépense. Il est certain du moins qu'on balançait à retourner à Almérie. Il fallut qu'Eugène III fît des efforts pour ranimer les courages contre les infidèles (1147); tout le crédit de l'archevêque de Gênes y fut employé. Il fallut aussi les sollicitations et les offres d'Alphonse VIII, roi de Castille et de Léon, vivement intéressé à enlever aux Mores les places maritimes de son voisinage. Des traités intervinrent, la guerre devait se faire par des efforts communs. Les Génois avaient soin de stipuler, suivant leur usage, que le tiers des conquêtes leur serait remis; Alphonse promettait des troupes, et, comme il disposait de peu de forces et qu'il comptait sur celles du comte de Barcelone, il se réservait de confier à celui-ci le commandement de son armée; mais si les Génois étaient mécontents de la coopération du comte, la faculté de se séparer leur était réservée.
Une fois l'impulsion donnée à Gênes, toutes les ressources furent prodiguées au nouvel armement. Il se composa de soixante-trois galères et de plus de cent soixante bâtiments de transport. On y monta en foule. On augmenta le nombre ordinaire des consuls de la république pour porter à la tête de l'expédition quatre d'entre eux, assistés de deux consuls des plaids. Entre les premiers était Hubert della Torre, le compagnon de Caffaro dans la campagne précédente. Guillaume, comte de Montpellier, prit part à l'expédition avec Raymond Bérenger, comte de Barcelone. Il paraîtrait que quelques Pisans s'y joignirent4. Quand la Catalogne et l'Aragon furent en mouvement, les historiens espagnols disent que cette guerre n'occupa pas moins de mille bâtiments, grands ou petits (1148). On attaqua Almérie par terre et par mer; mais la résistance fut longue. Alphonse était sans forces, l'argent manquait au comte de Barcelone, et les troupes commençaient à déserter. Les Mores tâchaient de détacher à prix d'argent les Castillans et les Catalans. Les alliés n'acceptèrent pas ces offres corruptrices; mais les consuls génois se méfièrent de l'effet de ces manoeuvres, et, pour le prévenir, ils brusquèrent l'assaut. La ville fut prise de vive force. La bannière de Gênes y fut arborée avec celles des deux comtes. Les Sarrasins, réfugiés dans un fort, se rachetèrent au prix de trente mille marabotins. Dix mille femmes ou enfants furent envoyés captifs à Gênes. Sur tout le butin on préleva cent cinquante mille marabotins, consacrés à l'extinction de la dette publique, estimée à dix-sept mille livres d'or. Le surplus fut réparti entre les galères et les vaisseaux.
Après la conquête, et dans Almérie même, les traités furent refaits; sans doute que les Génois avaient, su se prévaloir de l'infériorité des secours de leurs alliés pour faire mieux payer leur assistance. La possession d'Almérie et de ses dépendances fut remise à Othon Bonvillani au nom de la commune de Gênes, pour en jouir pendant trente ans.
La flotte se rendit ensuite à Barcelone. On y tint parlement. Le terme de l'autorité des consuls arrivait; on y fit un nouveau consulat pour l'année. Deux des magistrats sortant de charge, della Torre et Doria, retournèrent à Gênes sur deux galères chargées de l'argent réservé au trésor de la république. Le reste hiverna en Catalogne pour entreprendre le siège de Tortose à la nouvelle saison. Les machines des Génois, leurs approches à travers tous les obstacles, déterminèrent la capitulation; après une vaine attente de secours la place fut rendue. Le comte de Barcelone, qui en prit possession, en remit un tiers au comte de Montpellier et un tiers aux Génois. On trouve aussi qu'il fit don à l'église de Gênes d'une île sur l'Ebre, voisine de Tortose. Plus tard les Génois lui rétrocédèrent leurs droits sur la copropriété de la ville.
Ces brillantes expéditions rendirent le nom de Gênes imposant pour tous les peuples qui habitent les deux bords de la mer Méditerranée (1149). Les princes mores voisins étaient obligés de rechercher, d'acheter même l'amitié de ces nouvelles colonies. Sur la côte de Valence qu'infestaient les corsaires, il suffit à Hubert Spinola de montrer cinq galères, et les Mores, tirant à terre leurs bâtiments, demandèrent à traiter de la paix. Boabdil Mahomet, roi de Valence5, reconnaît pour ambassadeur Guillaume Lusio6, qu'il appelle un des principaux citoyens de Gênes. Il fait une paix de dix ans avec les consuls, les magistrats et tous les sages marchands de la république. Par amour pour elle, il donne aux Génois, dans Valence et à Denia, des quartiers pour leurs magasins, où nul autre qu'eux ne pourra habiter. Ils auront libre commerce et totale exemption d'impôt; mais les étrangers qui viendraient négocier avec eux payeront au roi ses droits ordinaires. Par une singulière concession, dans toutes les terres du royaume de Valence, les Génois jouirent gratuitement d'un bain par semaine. Enfin, pour prix de ces faveurs, ceux d'Almérie et de Tortose promettent de ne pas offenser les sujets du roi; celui-ci donne à la république dix mille marabotins; il prend un an de terme pour en payer la moitié. Du surplus, Lusio a reçu et emporte avec lui deux mille marabotins, tant en or qu'en étoffes de soie; les trois mille restants seront soldés dans deux mois.
La terreur était grande devant ces navigateurs victorieux. Un de leurs navires marchands, qui revenait d'Alexandrie, rencontrant les galères d'un prince sarrasin, avait refusé de se faire reconnaître. De provocation en provocation, il s'ensuivit un combat que le marchand ne pouvait soutenir. Il fut conduit en Sardaigne. Mais à peine les Mores eurent reconnu que leur prise était génoise qu'ils s'alarmèrent des suites de leur victoire, et restituèrent le navire et la cargaison sans y toucher. Le juge ou seigneur de Cagliari, allié des Génois, médiateur dans cette circonstance, renvoya le bâtiment à ses propres frais. Si, malgré ces soins, la restitution ne compensa pas le dommage, c'est, dit le pieux annaliste, qu'ainsi peut-être Dieu châtie ses enfants pour les détourner de se livrer au commerce avec les infidèles.
CHAPITRE VII.
Progrès, tendance au gouvernement aristocratique. Noblesse.
La navigation des Génois au couchant n'arrêtait pas le cours de celle du levant. Ils faisaient un trafic considérable dans les ports de l'empire grec. Déjà leur assistance était briguée dans les fréquentes révolutions de ce pays. L'empereur Manuel Comnène ne dédaigna pas de leur envoyer son patriarche Démétrius, pour traiter d'une alliance avec la république. Manuel se méfiait de l'empereur d'Occident Frédéric Barberousse, et encore plus des entreprises des princes normands des Deux-Siciles. Les croisades mettaient son empire en contact avec ces conquérants, et leurs fréquents passages le menaçaient jusque dans Constantinople. Ses successeurs en éprouvèrent bientôt le danger. Pour lui, il cherchait des amis et des créatures en Italie1. A Gênes, il envoyait des présents; il prodiguait les faveurs, et surtout les promesses. La république se fit accorder par lui les privilèges dont les Vénitiens et les Pisans jouissaient dans l'empire. Elle obtint la liberté du commerce, et, avec une église, une enceinte de magasin, une cale de débarquement, le rabais au vingt-cinquième des droits de douane, qui étaient perçus au dixième. Prodigue d'engagements, l'empereur promit d'envoyer pendant dix ans cinq cents perperi à la république, et soixante à son église2, avec des ornements pour la commune et pour l'archevêque3.
On voit qu'en toute négociation importante le consulat faisait la part de l'église et de son pasteur. Choisis par leur troupeau et parmi leurs concitoyens, les archevêques obtenaient toujours considération et crédit; mais, confirmés et institués par les papes, il est naturel qu'ils aient usé de leur pouvoir pour retenir leurs fidèles dans une soumission habituelle envers la cour de Rome. Là aussi où leur dévouement était connu et leurs secours appréciés, les Génois trouvaient une protection paternelle. Quand ils croyaient avoir à se plaindre en Syrie, le pape écrivait des lettres menaçantes au roi de Jérusalem et à ses barons pour les obliger à respecter les droits de la république. Il écrivait aux évêques de Nîmes, de Béziers et d'Agde, pour leur ordonner d'excommunier leurs seigneurs s'ils ne rendaient à Gênes les sommes extorquées à ses navigateurs. L'archevêque fut décoré du titre honorifique de légat perpétuel dans la terre sainte, où il ne mit jamais le pied. A l'époque où notre histoire arrive, ces démonstrations redoublèrent, et en même temps le roi de Sicile, dont les navigateurs génois avaient fréquemment éprouvé de vexations, se rapprochait d'eux sensiblement. La venue du redoutable empereur Frédéric Barberousse, dont l'incursion soulevait l'Italie, était la cause de ces nouvelles dispositions. L'occasion fut saisie. Guillaume Vento et Ansaldo Doria furent expédiés en Sicile. Un traité favorable fut conclu. Le roi en jura l'accomplissement devant eux; ils s'engagèrent à le faire jurer dans Gênes à leur retour par trois cents notables. Les avantages étaient pour les Génois. Leur serment ne les obligeait qu'à ne conspirer ni la mort ni la détention du roi, et à indemniser la Sicile des déprédations que quelques-uns de leurs navigateurs pourraient commettre. Mais, dit l'historien, ce n'est là que ce que sans traité ni serment, la justice de la république accorde à tout le monde; et la négociation faisait acquérir sans rien céder (1157).
Ce traité fait avec Guillaume, roi de Sicile4, est tout commercial et nous donne une idée précise du négoce de ce temps. Un droit était perçu dans le port de Messine, probablement à l'entrée des bâtiments; les Génois en sont exemptés; à l'exportation ils doivent un tarin pour deux ballots de marchandises ou pour quatre sacs de blé, mais ils ne peuvent prendre du grain que pour le porter à Gênes et nullement pour en trafiquer. Arrivant en Sicile d'Alexandrie ou de Syrie, et soit des terres des chrétiens, soit de celles des mahométans, ils doivent trois pour cent de la valeur des cargaisons qu'ils vendent; ce qu'ils remportent invendu ne doit rien. A Palerme, ils doivent, à l'entrée, un tarin et demi par cent livres de cuir ou par cent livres de coton. La sortie est gratuite. Ils doivent un vingtième de la valeur des draps qu'ils apportent de chez eux; les autres articles, s'ils ressortent invendus, sont francs d'impôt.
Par la notice de ces traités et des expéditions lointaines que nous avons indiquées, il semble qu'on peut prendre l'idée d'une nation formée et consistante. L'importance génoise paraît l'emporter, du moins dans les parties occidentales de la Méditerranée, sur celle de Pise. Mais cet empire qui s'étend au loin est encore troublé et disputé dans la Ligurie. Cependant on commence à sentir une force capable de faire plier des voisins indociles.
Les comtes de Lavagna, vers la fin de la guerre pisane, avaient donné de l'inquiétude sur une frontière qui touchait à celle de l'ennemi. Des capitulations les liaient aux Génois, mais leur foi était devenue douteuse; ils étaient armés, on les soupçonna d'intelligence avec Pise qui pourrait leur donner la main. On marcha sur leur territoire, on le dévasta; le château de Rivarola fut bâti pour dominer leurs possessions. Eux-mêmes jurèrent obéissance perpétuelle au consulat. Cinquante ans après, nous trouvons, sous le nom de Fiesque, leur famille, divisée en plusieurs branches, établie à Lavagna, et dans Gênes au rang des citoyens; il est probable qu'à la paix et à la soumission dont nous venons de parler quelques-uns d'entre eux vinrent à la ville comme otages et furent forcés d'y accepter le domicile et la bourgeoisie.
Dans la province occidentale on avait également profité de ce que les forces et l'attention de la république étaient occupées au dehors. Vintimille, se débattant sous le joug, le secouait à chaque occasion favorable. Cette ville avait des seigneurs, et ils avaient été réduits à faire hommage de leur seigneurie à saint Cyr et à prêter serment à la commune de Gênes. Mais quand on fut libre de soins extérieurs, on revint sur ce traité qui avait cessé d'être exécuté fidèlement. Les comtes furent accusés d'y avoir forfait. Leur ville fut assiégée par terre et par mer; elle fut prise, dit l'annaliste, à la gloire de Dieu et de la commune de Gênes. Les habitants subirent le serment d'obéissance. Quelques années après, Guido Guerra, l'un des comtes, accepta le domicile à Gênes et donna ses terres à la république pour les reprendre d'elle en fief. Il en reçut l'investiture dans un parlement solennel où, après avoir exigé son serment, les consuls le revêtirent de pourpre. Ce singulier jeu de fief était usité. D'autres seigneurs féodaux en avaient donné l'exemple dans la même contrée. Ils avaient consenti à vendre leurs domaines à la république, à condition d'en devenir les détenteurs à titre de vassaux. Frédéric Barberousse, qui se regardait comme le seigneur dominant de l'Italie entière, et que ces translations privaient de l'hommage immédiat, fut obligé bientôt après de défendre à ses vassaux de tels marchés sous peine de la perte de la main droite.
Nous avons vu en quoi consistait le droit, ou plutôt l'obligation du domicile. Celui que jurait la compagnie était supposé devenir habitant de la ville de Gênes. Il n'en était censé absent que par permission; et les consuls pouvaient l'obliger à y paraître à la première sommation.
C'est ainsi que peu à peu sous la prépondérance d'une commune de marchands s'abaissait l'orgueil des nobles châtelains cantonnés autour d'elle. Ils s'en indignaient; alternativement ils prêtaient et faussaient le serment de fidélité. Mais ils retombaient dans la dépendance; et la soumission leur était d'autant plus onéreuse qu'elle était moins sincère.
Othon de Fresingue, témoin et narrateur des expéditions de son neveu l'empereur Frédéric, remarque, en le déplorant, que les cités d'Italie avaient étendu leur domination sur les territoires dont elles étaient entourées. Il restait à peine un seigneur assez puissant pour avoir sauvé son indépendance. Dans la haute Italie, dit-il, il n'y avait presque que le marquis de Montferrat qui eût évité le joug des villes. Elles obligeaient les autres nobles à prendre place dans leurs communautés organisées avec un reste des institutions romaines. Elles se régissaient par leurs consuls, magistrats que pour la plupart on ne laissait en place qu'un an, tant on était jaloux du pouvoir qu'on leur confiait. Par le même sentiment on ne réservait pas ces magistratures aux ordres supérieurs. On prenait les consuls indifféremment parmi les capitaines (les grands seigneurs), les vavasseurs et le peuple. Pour assujettir leurs voisins, ces municipalités ne craignaient pas d'admettre à la chevalerie et aux dignités la jeunesse des rangs inférieurs, jusqu'aux fils des artisans ignobles, gens que les autres nations repoussent comme une peste de toutes les occupations honorables ou libérales. C'est ainsi que s'exprime la hauteur tudesque du noble évêque. Dans l'orgueil méprisant de son antique noblesse, il voit chez ces républicains une véritable rouille de barbarie, et cependant, dit-il encore, c'est par ces moyens que ces villes surpassent celles du monde entier en richesses et en puissance.
Ce tableau répond très-bien à l'état où Gênes nous apparaît à la même époque et à ses rapports avec les seigneurs de son voisinage. Nous remarquons seulement que si les autres communes avaient obligé leurs nobles voisins à prendre une résidence réelle dans leurs villes, les Génois avaient fait peu d'usage de ce droit, et vraisemblablement ils auraient pris plus d'ombrage que de confiance du séjour habituel parmi eux de personnages trop élevés. Si ailleurs ces nobles participaient au consulat, on n'en voit aucun exemple à Gênes. Dans les fastes consulaires on ne trouve aucun de ces marquis ou de ces comtes dont nous avons eu occasion de parler, ni rien qui ressemble à des noms de seigneurs. Les Fiesque eux-mêmes ne paraissent mêlés à la conduite des affaires qu'à une époque postérieure, après qu'un des membres de la famille a été élevé à la papauté. À la venue de Barberousse tout était encore, dans Gênes, municipal et bourgeois.
Les occupations maritimes, qui avaient fait la force de toutes les principales familles, ne s'accordaient pas avec les établissements de châteaux et avec les devoirs ou les habitudes des possesseurs de fiefs. Sans doute les maisons les plus riches acquirent des terres autour de Gênes, et, à mesure que les chefs devinrent plus éminents, leurs fermiers et leurs paysans formèrent autour d'eux une clientèle dépendante; nous en verrons des effets. Mais il n'y a aucune trace de l'érection de leurs domaines en seigneuries proprement dites; tandis que Gênes est entourée de fiefs impériaux dans ses montagnes, il n'y a pas sur son territoire propre un seul lieu qui ait un titre et dont ses possesseurs aient affecté le nom.
Il ne paraît pas que l'ordre de chevalerie y fut conféré, comme l'évêque de Fresingue le reproche des autres villes. Le service de la mer laissait peu de place et moins de prix à la milice qui ailleurs ennoblissait le cavalier. Mais, dans la carrière civile, ceux qui donnaient à leurs nobles voisins des investitures, et des mains de qui des comtes recevaient la pourpre; ceux qui faisaient de leur ville une suzeraine respectée, une domination comptée entre les puissances, pouvaient bien s'attribuer les honneurs que les autres nations accordaient à l'épée et à la féodalité. Seulement on ne nous en dit rien à cette époque.
Quoi qu'il en soit, ces marchands, ces bourgeois avaient été, en Syrie, les compagnons des chevaliers et des nobles. Cette fréquentation, et l'effet naturel des richesses qui avaient rompu l'équilibre entre les citoyens, ne pouvaient manquer de donner carrière à l'ambition. Nous touchons au moment où, par une transition insensible, de l'égalité d'une commune sortit une noblesse, et d'une pure démocratie une aristocratie régulière. Ce passage est difficile à saisir, car on ne nous en a laissé aucun monument. L'événement se présente à nous, la date en paraît fixée à l'année 1157. Mais les moyens et les progrès de cette entreprise ont besoin d'être recherchés là où les annalistes n'ont pas même cru les avoir révélés.
L'origine de la noblesse à Gênes est incontestable. Les premières familles à qui l'opinion déféra ou laissa usurper cette distinction sont les mêmes dont le nom se recommande par le plus fréquent retour dans la liste des consuls depuis 1101. Ainsi, de la seule inspection de ces fastes, on peut conclure la justesse de la réflexion de Stella, historien de la fin du quatorzième siècle, mais instruit, et le moins servile des écrivains du pays, qui avait fait de grandes recherches sur les époques antérieures, et qui s'était aidé des traditions et des mémoires domestiques. «Alors, dit-il en parlant des temps anciens, on ne distinguait pas le peuple et la noblesse. Une seule dénomination confondait tous les citoyens. Mais avec le temps, les descendants des familles qui avaient exercé la magistrature se sont appelés nobles5.»
Dans ces anciens noms, il en est qui sont encore portés, de nos jours, avec un juste orgueil, après huit siècles complets d'illustration. Guido Spinola était un des consuls de la compagnie qui, en 1102, présidait à l'armement pour la terre sainte. Immédiatement après, on voit paraître des Defornari, des Mari, des Negri, Vento, Grillo, et bientôt Anselme Doria. Après les pères, on voit les fils arriver aux emplois ou au commandement des flottes. Avec les familles encore existantes, on trouve l'origine de celles qui se sont éteintes, mais dont on suit la trace honorable, comme des Embriaco, Usodimare, Malocelli. Enfin la scène va être occupée par les Avocati et les Volta dont les noms semblent perdus, parce que c'est sous d'autres titres que nous sont connus les descendants de ces familles. Stella nous avertit que les Avocati sont les mêmes que les Pevere (Piper) et que, mêlés avec les de Turca, autrement de Curia, ils sont devenus les Gentile. Les Volta et les Malone réunis sont devenus les Cattaneo. Si l'on ne voit, dans les temps anciens, ni Imperiali ni Centurioni, c'est que sous ces dénominations se sont confondues, dans des temps un peu moins reculés, des familles non moins antiques que celles qu'on vient de nommer.
L'annaliste Caffaro fut aussi l'un de ceux qui ouvrirent la porte des honneurs à leurs descendants: il laissa sa famille au rang des nobles. Peu de personnages, en son temps, prirent aux affaires une part aussi active. Il vécut quatre-vingt-six ans. A trente ans nous l'avons vu à Jérusalem et à Césarée; à cinquante il fut porté au consulat dès la première année où cette magistrature prit une assiette régulière. On trouve son nom six fois sur la liste des consuls de la république, et deux fois parmi les consuls des plaids. Il devait avoir soixante et treize ans quand, dans son dernier consulat, il alla régir l'expédition lointaine de Minorque et d'Almérie. Il fut chargé depuis des missions les plus importantes et les plus délicates. La mort le surprit dans toute l'activité du patriotisme ou de l'ambition, et sans que ses facultés eussent paru baisser. Ce témoin si essentiel des faits, cet acteur des scènes les plus intéressantes pendant près de soixante ans, a écrit ce qu'il a vu, et Gênes ne nous fournit pas d'autres mémoires contemporains. Ceux-ci ont encore un caractère remarquable, l'authenticité officielle.
Ce sont ces annales qui renferment d'abord la liste complète des consuls année par année; mais si elles sont précieuses, elles laissent beaucoup à désirer à notre curiosité, et elles ont des réticences évidentes.
Depuis le commencement de l'ouvrage, jusqu'au siège d'Almérie, le récit propre à chaque année est plus ou moins étendu. A partir de cette époque, l'auteur semble s'être imposé silence. La chronique des sept années suivantes ne contient plus que le nom des consuls. A la première, il ajoute seulement que les Génois ont pris Almérie, qu'il ne saurait tout raconter et qu'il s'en remet aux histoires qu'en écriront les sages témoins de l'événement. L'année suivante, Tortose a été prise (1145); il n'en dit pas davantage, et il passe outre6. Pour les quatre ans qui suivent (1153), il n'y a pas un mot de plus que la liste des magistrats, quand tout à coup l'écrivain se réveille, et certes le tableau qu'il nous trace de la république au commencement de l'année 1154 nous fait bien voir que la matière n'aurait pas manqué à l'annaliste pour les années précédentes, si son silence n'eût été affecté. La république ne possédait plus de galères; l'administration était sans ressources. Tous les revenus étaient aliénés, les terres, les péages, les douanes, les droits du port, les revenus du pesage, du mesurage, de la monnaie. Les citoyens étaient riches sans doute, puisqu'ils avaient prêté sur ces gages, mais eux-mêmes paraissaient tombés en léthargie, tandis que l'État ressemblait à un navire sans pilote abandonné parmi les flots. Telle était la situation où les derniers temps (ces temps sur lesquels Caffaro avait gardé le silence) avaient réduit la chose publique, que les consuls qu'on venait de nommer refusaient de prêter serment et s'excusaient d'accepter leur office. Un Doria, un Spinola étaient parmi eux; leur découragement était- il sincère? L'approche du redoutable Barberousse l'avait-il accru? Ou seulement ces magistrats ambitieux voulaient-ils être sollicités et marchander un plus grand pouvoir? Voulaient-ils mettre le gouvernement hors des mains du peuple, ou affranchir leur dignité de sa tutelle? Leur refus devint un grand événement. Le public s'en émut. L'archevêque vint sur la place réprimander leur égoïsme et leur imposer le consulat en punition de leurs péchés: le peuple les força de prêter serment. Ils le firent par honneur pour la ville. Mais à peine ils furent entrés en charge, c'est eux qui se firent obéir, qui contraignirent les citoyens à vivre en paix: obligation qui, en ce temps, semble leur avoir été nouvelle. Des galères furent construites. Dès le commencement de leur consulat quinze mille livres de dettes furent payées. Avant la fin de l'année, les revenus engagés furent tous retirés des mains des créanciers. Tout prend une vie nouvelle, et alors l'annaliste, après sept ans de réticence, donne carrière à sa plume. Il annonce, comme s'il commençait un ouvrage nouveau, qu'il va écrire les choses dont il est témoin, et il les croit dignes d'être connues du présent et de l'avenir.
Or quelles étaient ces grandes choses? On les aperçoit en y regardant de près. La démocratie perd du terrain; les affaires ne sont plus du peuple, mais du gouvernement. Les ambassadeurs envoyés à l'empereur, au pape, rendent aux seuls consuls le compte mystérieux de leur mission. Les consuls en transmettent les secrets à leurs successeurs. Ces magistrats qui avaient reculé devant leurs fonctions pour les saisir avec une autorité nouvelle, auteurs de vastes plans que le cours d'une année ne leur avait pas suffi à réaliser, y associent ceux qui les remplacent, et leur confient des instructions secrètes pour continuer leur système. La gradation des termes doit même être re-marquée surtout dans un écrivain fauteur évident de la révolution aristocratique. Dans les chroniques de plus de cinquante ans, depuis le commencement du douzième siècle, Caffaro n'a jamais trouvé un mot pour désigner deux classes de citoyens; quand on marchait contre les Pisans, il n'y avait encore de distingués que ceux qui portaient des cuirasses blanches comme la neige. Si une seule fois il est écrit que les consuls s'embarquèrent avec une très-noble escorte, ce n'est là qu'une épithète et non une qualification. Mais maintenant nous entendons à chaque pas parler des meilleurs de la ville, et bientôt ce n'est plus une dénomination vague, c'est le nom d'une classe. On a pris parmi ces meilleurs des ambassadeurs; et Caffaro, qui est du nombre, se donne cette qualité à lui-même, comme un titre convenu qui vient à son rang dans l'État et que la modestie ne peut empêcher de prendre. D'année en année, on voit les magistrats, travaillant tous dans le même sens, s'attacher à circonscrire le choix de leurs successeurs dans cette classe de notables qui tend à devenir une caste privilégiée. Enfin, ceux de 1157 ayant réussi, comme Caffaro s'en vante expressément, à diriger l'élection du consulat, et à le faire tomber aux mains des meilleurs, un seul mot des annales nous fait voir qu'alors un changement fut opéré. Les consuls firent jurer une compagnie nouvelle. On se souvient que la constitution de la commune de Gênes avait été une sorte de société dont les armements pour les croisades furent le principal intérêt. Nous ne savons si ce pacte social était écrit, ou simplement consacré par la tradition. Mais le voici renouvelé, la charte municipale est refaite sous l'influence des meilleurs, qui ont tiré à eux le consulat; cette charte est jurée. C'est là une circonstance remarquable, et, puisqu'elle coïncide avec le temps où le gouvernement a repris une nouvelle vigueur, où il s'est resserré, où les maisons en crédit s'attribuent des distinctions ostensibles, nous pouvons conclure que ce nouveau pacte, s'il ne consacra pas l'usurpation, renferma plus ou moins implicitement le germe du pouvoir et du privilège aristocratique. Telle fut la solennité de la compagnie nouvelle, que Caffaro se glorifie d'avoir prononcé en un même jour trois harangues, pour les consuls sortant de charge, pour ceux qui entraient en fonction, et pour le peuple génois, en invoquant sur la cité les premiers dons du ciel, la paix et la concorde.
Dès ce moment, la dénomination de noble commence à paraître et à remplacer celle sous laquelle elle avait été cachée. Dix ans après, un annaliste, successeur de Caffaro, consacre expressément son oeuvre à un double but, l'utilité de la république et l'émulation parmi les nobles7.
LIVRE DEUXIÈME.
FRÉDÉRIC BARBEROUSSE. - GUERREPISANE. - BARISONE. - AFFAIRES DE SYRIE. -
COMMERCE ET TRAITÉS. - FINANCES.
1157 - 1190.
CHAPITRE PREMIER.
Frédéric Barberousse.
L'an 1154, l'empereur Frédéric Barberousse était descendu en Lombardie: à son approche l'Italie entière fut en confusion. C'est l'année même où Gênes ne trouvait plus de consuls qui osassent la gouverner. Mais on a vu qu'il se rencontra des magistrats fermes en même temps qu'ambitieux, qui se firent de leur résistance affectée un titre à de plus amples pouvoirs. Cette autorité qui fonda l'aristocratie était tombée dans des mains habiles, si nous en jugeons par la conduite tenue dans les rapports avec Frédéric, et par l'impulsion donnée aux citoyens.
Depuis longtemps les empereurs et les papes s'étaient fait la guerre, et leur discorde avait bouleversé l'Italie. Les premiers se croyaient toujours successeurs des Césars et surtout rois de Rome. L'évêque de cette métropole de l'Occident n'était pour eux qu'un sujet qui ne pouvait être ni élu ni installé sans leur congé. A son tour, le successeur de saint Pierre se croyait supérieur au souverain temporel; et le titre d'empereur ne se prenant qu'après le couronnement dans Rome, les papes en possession d'en accomplir la cérémonie regardaient le monarque qui venait se prosterner à leurs pieds comme un candidat qui n'allait tenir la couronne que de leur acquiescement à son élévation. La querelle longue et sanglante des investitures avait été enfin étouffée après des malheurs et des affronts réciproques. A son issue, les papes se trouvaient en jouissance d'une souveraineté territoriale considérable; mais ils n'étaient pas les maîtres de Rome où était leur siège épiscopal, et ils s'en indignaient. Là, les empereurs, quoique absents, faisaient sentir le poids de leurs prétentions souveraines toujours vivantes. Sous leur influence les grandes familles romaines réprimaient l'ambition des pontifes, et le peuple lui-même y opposait des souvenirs de république de temps en temps réveillés. Ces agitations et l'impuissance où les empereurs allemands avaient été de rendre effective, par une administration suivie, leur souveraineté sur les Italiens, avaient habitué chaque ville à un régime municipal tout à fait libre. On ne proclamait pas une indépendance absolue de tout devoir envers le chef de l'empire, mais l'obéissance, rarement réclamée, avait cessé d'être connue.
Cependant la venue d'un nouvel empereur, se rendant à Rome pour son couronnement, était une époque de crise. Suivant l'usage, ses envoyés, le précédant, se répandaient dans toutes les cités pour rappeler aux peuples leurs devoirs, surtout pour exiger des tributs que d'Allemagne en eût vainement réclamés, et dont l'approche du prince et de ses forces rendait seule la levée possible. L'empereur convoquait tous ses vassaux pour grossir son cortège, et pour venir renouveler les serments d'obéissance et de fidélité. Il les appelait aussi pour leur rendre la justice dans sa cour.
Frédéric Barberousse était jeune, vaillant, avide de gloire et de biens; il venait en force, et il amenait avec lui des docteurs disposés à l'assurer qu'il était le maître absolu de toutes choses dans l'empire. Son langage était conforme à ces maximes: souvent ses actions y répondaient. Les Italiens le regardaient d'avance comme le chef impitoyable d'une horde de nouveaux barbares.
Il trouvait pourtant des partisans. Ces villes si multipliées dans la haute Italie, en se gouvernant en républiques indépendantes, étaient ennemies l'une de l'autre. Elles se faisaient la guerre; les plus fortes opprimaient les faibles, et les opprimés ne manquèrent pas de recourir à l'empereur, dont la politique s'en fit autant d'appuis.
Gênes, protégée par son éloignement, n'avait pris aucune part aux rivalités lombardes, ni aux querelles de l'investiture. Ses pieux habitants penchaient évidemment pour les papes, mais ils avaient évité d'offenser les empereurs.
Leurs premiers rapports avec Frédéric n'eurent rien que de bienveillant. Comme les autres, ils députèrent vers lui. Caffaro et un archidiacre lui furent envoyés avec des présents. Les dépouilles des Sarrasins d'Espagne, les riches tissus de soie d'Almérie, les lions, les autruches et les perroquets d'Afrique firent l'admiration de la cour impériale. L'empereur reçut les députés avec bonté. Loin de leur faire aucune injonction, il évita d'entrer en discussion sur ses droits, il leur témoigna son estime pour leur ville; enfin, dit l'ambassadeur historien, il leur confia ses projets les plus secrets.
La suite nous fait connaître et la nature de ces projets et les motifs de tant de ménagements. Frédéric convoitait les Deux-Siciles. Il n'avait point de flotte; il fallait s'aider des Génois ou des Pisans, et de tous deux s'il était possible. Les ouvertures qu'il fit aux envoyés de Gênes sont ces secrets mystérieusement rapportés aux consuls, et que ces magistrats transmirent à leurs successeurs en les dérobant au peuple. Le véritable usage qui en fut fait à Gênes paraît avoir été de les dévoiler au roi normand de Sicile, pour tirer parti de ses craintes afin d'obtenir de lui le traité avantageux dont nous avons déjà parlé. La négociation en fut probablement ouverte dès lors; elle fut terminée quand, peu après, Gênes, se voyant plus menacée par Frédéric, s'engagea plus avant dans la cause des papes.
(1155) Milan fut la première ville qui brava la colère de Frédéric. Ensuite Tortone, qui avait embrassé la cause des Milanais, fut la victime de cette alliance. L'empereur l'assiégea, et, après de longs combats, il s'en rendit maître, la ruina de fond en comble et en chassa les habitants. Dans cette expédition il avait appelé tous ceux qui lui devaient obéissance. Les Génois ne se pressèrent pas de marcher, malgré les menaces portées contre les réfractaires. Des voisins, qui avaient fait leur soumission, et qui devenaient jaloux de les voir s'en dispenser, les pressaient avec une amitié affectée de ne pas exciter la colère de l'empereur qui avait déjà manifesté son déplaisir. Mais les moyens dilatoires n'étaient pas encore épuisés, et ceux-là ont été de tout temps agréables, souvent utiles, à un peuple accoutumé à marchander en toute chose. Ses consuls furent mandés: l'un d'eux, accompagné d'autres envoyés, se rendit aux ordres de Frédéric; mais cette entrevue fut encore pacifique. La discussion des droits et des devoirs s'ajourna d'elle-même: en renvoyant les députés, il les assura de l'intention où il était d'honorer Gênes au-dessus de toutes les villes d'Italie. Tout le pays se divisait en deux alliances, pour ou contre lui; ou voit qu'il voulait attirer les Génois dans la sienne. D'ailleurs le temps lui eût manqué pour les réduire par la voie de la rigueur. Il n'ignorait pas que les consuls avaient fait des préparatifs de défense. On commençait à élever des murailles. Tous les hommes de la ville et de son district, en état de servir, étaient requis, en vertu de leur serment de citoyens, de se tenir prêts à s'armer. On avait déjà envoyé quelques forces dans les châteaux placés entre Gênes et Tortone.
Frédéric, reçu par le pape, fut couronné à Rome avec cette circonstance singulière, que les Romains ne voulurent pas lui ouvrir leurs portes. Il fallut en occuper une par surprise dans un quartier éloigné, barricader les issues qui communiquaient avec le reste de la ville, brusquer la cérémonie d'un couronnement furtif, et se hâter de regagner la campagne, tandis que le peuple furieux forçait les barrières: étrange solennité par laquelle était conféré le titre fastueux d'empereur des Romains. Poursuivi en se retirant, Frédéric s'éloigna; les combats, les maladies, la lassitude et la désertion des vassaux qui l'avaient accompagné, l'obligèrent à prendre le chemin du retour; il le marqua par des ravages. Mais, parvenu devant Ancône, il cessa d'avoir une armée. Ce ne fut pas sans danger qu'avec une simple escorte il put sortir de l'Italie et regagner l'Allemagne.
(1156) Ce départ, après un an de séjour et de domination violente, était un événement considérable pour tout le monde. Les faibles respirèrent, les opprimés levèrent la tête; les Milanais rebâtirent Tortone et attaquèrent ceux de leurs voisins qui s'étaient donnés à Frédéric. Ce fut le premier signal du nouveau caractère que prirent les rivalités italiennes, et l'époque de la séparation de ce pays en deux partis permanents et irréconciliables, les fauteurs et les adversaires de l'autorité impériale, animosité qui, après avoir opposé ville à ville, porta bientôt la division de famille à famille dans une même cité.
Les Génois n'étaient entrés dans aucune alliance, ni contre l'empereur ni pour lui. Ils se tenaient encore séparés de la politique lombarde: leur indépendance était leur unique pensée; et s'ils s'étaient vus assurés de la sauver, ils auraient accordé peu d'intérêt à la cause de la liberté du reste de l'Italie. Echappant d'abord à la nécessité d'aider Frédéric dans ses projets contre la Sicile et la Pouille, ils gagnaient à l'événement de ne pas se commettre avec Guillaume, roi de ces pays. Le commerce considérable qu'ils y exerçaient avait été récemment assuré par le traité qu'ils venaient d'obtenir de lui. Mais aussi Frédéric, n'ayant plus besoin d'eux, allait avoir ce motif de moins pour les ménager, et cet empereur redoutable menaçait de repasser les Alpes. La république ne regarda la paix où elle se voyait que comme une trêve dont elle devait profiter pour se mettre en état de défense. (1158) En effet, l'empereur revint dans cette Italie qu'il avait appris à regarder comme un digne objet de son ambition. Sa querelle avec Milan recommença aussitôt. Après des succès divers et de grands efforts des deux côtés, les Milanais affaiblis furent obligés de se rendre. Enflé de ses succès qui intimidaient toutes les cités, Frédéric alla tenir son parlement solennel à Roncaglia. Tous ses vassaux et dépendants y comparurent: il y dicta ses lois: les jurisconsultes impériaux les rédigèrent dans le plus impudent système de despotisme absolu, et l'assemblée y donna un consentement servile. Là, il fut décidé qu'en présence de l'empereur cesse toute dignité, toute magistrature; que tout pouvoir indépendant, toute liberté publique sont nécessairement des usurpations sur l'autorité du souverain; qu'à lui seul appartenaient les duchés, les comtés, les magistratures; à lui seul le droit d'imposer des tributs, tous les droits des monnaies, des ports, des douanes, des péages, des moutures; tout profit dérivant des rivières; enfin, non-seulement le cens sur le revenu des terres des particuliers, mais encore sur leurs têtes. Dans les campagnes, excepté les boeufs du labourage et la semence des terres, il n'est rien que les armées de l'empereur ne puissent prendre à leur bienséance, à concurrence de leurs besoins. C'est la ce que les évêques, les grands, les députés des villes s'empressèrent de reconnaître d'une seule voix, en résignant leurs titres et leurs privilèges. Mais le droit une fois constaté, et tous ces biens recensés sur les registres du fisc, l'empereur fut si généreux qu'à tous ceux qui eurent des titres bien réguliers, il daigna rendre leurs propriétés; celles qui ne furent pas remises gratuitement assurèrent à l'épargne impériale un gros revenu annuel, dont le latin classique des chroniques fait une somme de plus de trente mille talents.
L'empereur se réserva de nommer, à l'avenir, les consuls et les podestats des villes, toutefois avec l'assentiment des citoyens. Il défendit les guerres privées entre les cités, et dans leur intérieur entre les habitants. Citant tout le monde à sa cour, il rendit ou fit rendre la justice aux particuliers. C'est à cette occasion qu'il donna un exemple qui servit bientôt, et pour longtemps, de règle générale; le juge assigné à une ville fut nécessairement pris dans une ville différente. Surtout Frédéric se fit justice à lui-même; il infligea arbitrairement des peines et des amendes aux réfractaires, à la contumace et à la négligence.
Les Génois se virent appelés à ce tribunal menaçant, et le temps se trouva venu de défendre ou de perdre cette liberté si chère au peuple. On leur reprochait de n'avoir fourni aucun contingent aux forces impériales pendant le siège de Milan. On les accusait, ainsi que les Pisans, d'avoir contrarié par leurs intrigues le succès des envoyés de l'empereur dans la Sardaigne et dans la Corse, que Frédéric regardait comme des dépendances de l'empire. Gênes et Pise, qui s'en disputaient la domination, n'avaient eu garde de contribuer à y faire régner un autre maître. Les Génois continuèrent à plaider leur cause de loin, sans comparaître à Roncaglia. On les pressait d'envoyer des otages et des tributs, ils n'envoyèrent que des représentations. Ils rappelaient les services rendus à l'empire pendant plusieurs siècles; la garde des côtes depuis Rome jusqu'à Barcelone leur avait été confiée; ils en avaient repoussé les barbares, et ils en écartaient encore les Sarrasins. A eux était due la sûreté de l'Italie, et cette garde leur coûtait plus de dix mille marcs: n'était-ce pas un tribut suffisant? Et quelle autre contribution pourraient-ils devoir? Ils n'ont de l'empire qu'un territoire sans produit, incapable de les nourrir. Leurs subsistances, leurs ressources ne sont que dans ce commerce qu'ils font au loin et que les étrangers soumettent à d'énormes impôts; et n'est-ce pas une loi des empereurs romains que, si eux seuls lèvent des tributs dans leur empire, ils n'ont rien à prétendre sur ce qui contribue ailleurs? Gênes doit hommage et fidélité à l'empire, et rien de plus.
On voit que dès ces temps-là les Génois ne manquaient ni d'adresse, ni même d'arguties. Ces raisons, que les consuls tâchaient de faire valoir, le peuple les répétait avec un patriotique enthousiasme. Frédéric entreprit de vaincre la résistance d'une cité indocile. Elle lui semblait incapable de tenir contre la moindre attaque. De riches quartiers qui s'étaient établis en dehors de ses anciens murs, et que rien ne couvrait, en faisaient une place sans défense. Il crut n'avoir qu'à s'en approcher avec ses forces. Ce mouvement eut l'effet le plus contraire à son attente. Un soulèvement universel éclata contre ses menaces; tout se mit sérieusement en défense. Une enceinte projetée autour des nouveaux quartiers avait été déjà tracée; tout à coup le mur s'élève et la population entière accourt à l'ouvrage. Le jour, la nuit, hommes et femmes traînent les pierres et le sable. On fit, en une semaine, dit l'annaliste, ce qu'une autre ville n'eût pas fait en un an. Là où le temps manque pour exhausser le rempart, on construit des palissades et des redoutes avec les bois et les mâtures des navires. En quelques jours la ville a des défenses à l'abri d'un coup de main. Les consuls, qui savent par où pourrait faiblir la résistance du peuple s'il se voyait aux prises avec des troupes exercées, soldent des archers et des arbalétriers, les placent au dedans, au dehors, et sur tous les points de la montagne.
A cette démonstration courageuse, l'empereur s'arrête et se modère enfin. Parvenu au château du Bosco, il ne passe pas au delà, il demande une ambassade des Génois, promettant de leur prêter une oreille indulgente. L'un des consuls et quelques sages, au nombre desquels est encore le vieux Caffaro, se présentent sur cet appel et sont favorablement reçus. La crise se termine par un accord, ou, si l'on veut, par une trêve, car un terme jusqu'à la fête de saint Jean y est exprimé. La construction tumultuaire des murs de Gênes doit cesser. Un serment de fidélité sera prêté par quarante notables entre les mains des délégués impériaux, qui viendront le recevoir dans le palais de la république: mais les devoirs de cette fidélité ne comprendront ni l'obligation d'aucun service militaire, ni le payement d'aucune contribution. Les Génois s'engagent seulement à payer les anciens droits régaliens, sur la fixation desquels ils s'en remettent à la propre conscience de l'empereur. Les droits nouveaux que la diète avait reconnus, il en laisse la jouissance à la république. L'empereur leur promet de ne point admettre de réclamation au sujet de leurs possessions justement ou injustement tenues. Il ne se réserve contre eux que de faire justice s'ils dépouillaient les voyageurs. En terminant cet accord, les Génois payèrent au fisc impérial mille marcs à titre de don gratuit, disent-ils, à titre d'amende selon leurs ennemis. Un présent si médiocre fait conjecturer qu'au milieu de ses magnificences l'empereur n'était pas riche en argent comptant. Pour Gênes ce sacrifice était peu considérable, s'il est vrai que dans le même temps la seule nourriture des hommes armés qu'on employait à la défense coûtait à la république cent marcs d'argent tous les jours.
L'historien de Frédéric attribue à une inspiration céleste cette terreur salutaire qui disposa le coeur des Génois à la soumission et qui permit une paix également désirable pour les deux parties, qui surtout arrêta le mauvais exemple donné à l'insubordination des autres villes. Car la difficulté des abords à travers ces montagnes, la force de la position, et la grandeur des préparatifs de défense rendaient, dit-il, l'entreprise de forcer Gênes aussi périlleuse que pénible, quoique la magnanimité de César ne calculât pas ces obstacles et s'assurât de les vaincre. On peut estimer sur ces réflexions l'importance de la république dans l'opinion, la crainte même qu'elle inspirait au plus puissant souverain du temps.
Quelques tribulations nouvelles n'en suivirent pas moins cette paix. Les délégués impériaux allèrent exiger le serment à Savone, et dans tout le Comté: c'est ainsi qu'on nommait le pays jusqu'au Var. Les Génois le réputaient compris dans ces possessions justes ou injustes que Frédéric avait naguère confirmées. Ils regardaient comme leurs vassaux les châtelains établis sur ce territoire. Nous avons vu le seigneur de Vintimille prendre l'investiture à Gênes: sa ville même était liée aux Génois par un engagement plus ancien. Quand ils l'avaient conquise, ils y avaient élevé un château, et dans le serment de fidélité prêté par tous les habitants de la ville au-dessus de quatorze ans, avait été stipulée la promesse de maintenir cette citadelle sans l'attaquer et sans en souffrir aucune attaque, ou du moins en présence et avec la connivence des délégués de Frédéric. Les Génois, touchés de cet affront, en portèrent plainte. Ce château, disaient-ils, ils l'avaient élevé sur l'invitation de l'empereur Conrad, quand, recevant de toute part des réclamations contre Vintimille, il avait ordonné aux Génois de purger ce repaire de pirates et de brigands.
Aucune satisfaction ne fut donnée. La république n'ignorait pas que si Frédéric s'était contenté de quelques soumissions sous l'apparence desquelles il avait laissé indécis la question de l'indépendance, il était loin d'être favorablement disposé. Il poursuivait le cours de ses prétentions despotiques et de ses vengeances sur les cités qui ne portaient pas son joug. Il brûlait Crème: sur l'autorité de ses décrets de Roncaglia (1159), il regardait comme annulée les concessions qu'il avait faites aux Milanais, et rallumait la guerre contre Milan; il rompait avec le pape Adrien; à la mort de ce pontife, il suscitait le schisme en opposant un compétiteur à Alexandre III. Ce pape, dès les premiers jours de la querelle, avait intéressé à sa cause, par les lettres les plus suppliantes, les Génois enfants si dévots de l'Eglise. Tout enfin les avertissait de ne pas compter sur l'amitié de Frédéric.
C'est alors qu'ils reprirent le travail de leurs fortifications1 et qu'ils le poursuivirent sans relâche avec une unanimité et une constance toute patriotique. Nous ne craindrons pas de nous arrêter sur ce détail; il est honorable pour un peuple amant de sa liberté, et il porte avec lui la mesure des progrès et des ressources d'une ville intéressante.
En soixante ans de prospérité les habitations, franchissant l'ancienne enceinte, s'étaient étendues au nord et au couchant sur les collines et le long du rivage de la mer2.
La nouvelle muraille embrassa ces augmentations. On y mit un tel zèle, que, suivant les annales, en cinquante-trois jours on en construisit près des quatre cinquièmes. Toute la population se fit honneur d'y travailler avec le même zèle qu'au temps des menaces instantes de Frédéric. Les villages voisins y concoururent. Les maçons de profession et les indigents étaient seuls payés. Les habitants des divers quartiers de la ville se relevaient chaque jour, et les sections d'un même quartier se partageaient le travail. Le consulat qui éleva les tours y dépensa trois cents livres d'argent et paya neuf cents livres pour les dettes que ses prédécesseurs avaient contractées, outre cent livres pour retirer le château de Voltaggio des mains des capitalistes de qui l'on avait emprunté sur ce gage. J'aime à noter ces résultats du budget d'une république du douzième siècle. L'année suivante on construisit les murailles de Porto-Venere, de Voltaggio et de plusieurs autres positions au nord et à l'est. Ainsi se suivait le système de mettre les approches de Gênes et le territoire en état respectable de défense.
(1162) La guerre rallumée par l'empereur contre les Milanais, et le siège de leur ville, durèrent trois ans. Enfin ils se rendirent. Frédéric battit leurs murailles et jusqu'à leurs habitations. Il voulut que la cité rebelle perdit son existence et son nom (1162): vengeances farouches d'un despote, que nous avons vues imitées par un gouvernement de terreur, soi-disant républicain. Les populations ennemies du voisinage furent chargées de l'exécution de cet odieux décret.
Les Génois avaient suivi leur système; ils s'étaient tenus à l'écart, se gardant d'attirer le courroux de l'empereur, mais se dispensant de lui envoyer des soldats. Quoiqu'un long siège, si voisin de leurs frontières, ne pût manquer de les préoccuper, leurs annales gardent un silence prudent sur cette grande lutte et ne le rompent qu'au dénoûment. L'illustre historien des républiques italiennes fait justement remarquer comme une preuve de la terreur que l'événement inspirait, qu'alors le style et les expressions changent. Barberousse est le magnanime, l'invincible César, qui fait courber toutes les têtes sous le joug de son glorieux triomphe. On peut ajouter que l'adulation ne manque ni pour les courtisans ni pour les ministres de ce maître redoutable. Ceux avec qui les Génois sont forcés de traiter sont doués des qualités les plus hautes. L'archevêque de Cologne, archichancelier du royaume d'Italie, laisse partout après lui la trace de la renommée d'un autre Cicéron. Il n'est pas jusqu'au chapelain de cet archevêque, délégué subalterne, qui, dans le langage barbare de l'écrivain, ne soit orné de toute virtuosité. Mais au milieu de ces éloges paraissent contre ces vertueux personnages les reproches de corruption et de partialité vénale. Malgré les protestations les plus soumises, Gênes haïssait et craignait l'empereur: on y reconnaissait le pape qu'il rejetait (1161), Alexandre, persécuté à Rome, trouvait chez les Génois la réception la plus solennelle et l'hospitalité la plus filiale. On prodigua avec joie et avec amour, pour lui des subsides magnifiques, pour ses cardinaux et ses prélats des secours considérables. Pour faire éclater sa gratitude, le pape prodigua les bienfaits spirituels à l'église de Gênes; on peut être certain que ce n'était pas à des sujets sincèrement dévoués à Barberousse que le pape accordait ses largesses apostoliques.
(1162) Le conquérant jouit à Pavie de son triomphe sur les Milanais, et parmi ceux qui vinrent humblement le féliciter d'un événement qui leur était fâcheux, étaient les envoyés de Gênes. Il les mandait, et, cette fois, ils se gardèrent de se faire attendre. Cette ambassade fut confiée aux hommes les plus accrédités de la république. Deux des consuls la présidaient; et, sur neuf personnages, on y voit un Spinola, un Grimaldi, un Doria, un Vento, un Volta. Cette députation fut reçue avec assez de faveur. Frédéric se voyant maître absolu en Lombardie, reprenait le dessein de conquérir le royaume de Sicile. Il demanda aux Génois de le servir: ceux-ci protestèrent qu'ils étaient toujours prêts à l'obéissance; mais ils représentaient avec humilité, que, contribuant plus qu'aucune autre ville d'Italie, par leur soin, à la défense des côtes de l'empire, il serait juste de leur assigner une indemnité pour un service extraordinaire. Cette insinuation ne déplut pas. Frédéric renvoya les députés en les chargeant de lettres adressées en son nom aux consuls et à tout le peuple. Il y exprimait ses dispositions favorables pour Gênes. Il voulait qu'une réponse positive sur ses demandes lui fût apportée dans huit jours, pour tout délai, par de nouveaux envoyés. Cette seconde députation fut renforcée du chancelier de la commune, jurisconsulte expert que l'on supposait propre à discuter le droit avec les commissaires impériaux. Après une négociation assez longue, le traité fut conclu. Les Génois s'obligèrent à mettre aux ordres de l'empereur, dans le délai d'un an, une flotte qui agirait contre la Sicile. Au moyen de cet engagement il les dispensait de le suivre à la guerre contre tout autre ennemi que les Siciliens ou les Provençaux. Pour indemnité de leur armement, il leur donnait d'avance sur les conquêtes qu'ils aideraient à faire, la ville de Syracuse et deux cent cinquante fiefs de chevaliers dans le Val di nota: il leur concédait des privilèges de commerce, même exclusifs au préjudice des Vénitiens alors réfractaires. Il ne devait faire avec le roi de Sicile aucun traité sans leur concours. Toutes les possessions de Gênes étaient confirmées. A la guerre, c'est sous la bannière de leur commune que devaient marcher toutes les milices de Porto-Venere à Vintimille, sans préjudice toutefois de la juridiction des comtes et des marquis, et de la fidélité des feudataires impériaux. Enfin Barberousse laissait à Gênes le libre choix de ses consuls. Une bulle d'or, remise aux ambassadeurs, convertit ce traité en concession solennelle.
CHAPITRE II.
Guerre pisane. - Barisone.
(1162) Au moment où la république se voyait délivrée de ce que sa situation avait de menaçant, un incident malheureux la fit rentrer en guerre avec Pise. L'état de paix entre les deux républiques était fondé sur une convention qui excluait toute hostilité non-seulement sur leur territoire, mais sur la mer et en tout lieu, excepté en Sardaigne. Là même, le négoce, les relations et les propriétés respectives étaient exploités sans user du droit d'y vivre en ennemis. Mais quand les bienfaits du commerce, au lieu d'être accessibles à tous, sont une sorte de secret et de monopole, il est impossible que la jalousie ne règne pas entre les commerçants qui y prennent part. Les nations qui vivaient en paix sont ainsi entraînées à des guerres funestes par leurs colonies, ou par leurs facteurs dans les pays étrangers.
Gênes et Pise avaient des établissements rivaux à Constantinople. Une rixe y devint une guerre nationale. Les Pisans s'y trouvant fortuitement en plus grand nombre, assaillirent leurs ennemis. Trois cents Génois, dît-on, se défendirent un jour entier contre mille adversaires. A la nuit ceux-ci proposèrent de cesser le combat; mais les Génois, endormis par cet accord, furent surpris au point du jour suivant. Ils ne purent résister davantage; ils se sauvèrent sur leurs bâtiments, abandonnant leurs magasins et leurs effets dont les Pisans firent leur proie. Quelques victimes périrent dans le combat, et parmi elles, le fils d'Othon Rossi, personnage considérable à Gênes. La ville apprit ces tristes nouvelles par l'arrivée des vaisseaux qui rapportaient les fugitifs. Aussitôt on se soulève. Douze galères de particuliers sont à l'instant armées et vont mettre à la voile pour courir à la vengeance sur les Pisans, sans vouloir même attendre que le consulat en donne l'ordre; mais les magistrats arrêtèrent ce transport. Les usages de la guerre et du droit des gens devaient être accomplis. Un messager, solennellement expédié à Pise, y porta des lettres de défiance. La teneur de cet acte diplomatique nous a été conservée: je la rapporterai.
«Vous nous provoquez dès longtemps; vous avez troublé notre paix sur tous les rivages du monde. Nous n'avons eu de sécurité nulle part où vous vous êtes sentis en force, et c'est trop peu pour vous si vous n'y ajoutez d'horribles massacres, l'assassinat non d'obscures victimes, mais de nos nobles, un pillage odieux, et encore ces imprécations furibondes par lesquelles vous nous insultez en ennemis perfides. Nous ne supporterons pas plus longtemps l'usurpation de cette Sardaigne que Gênes seule a délivrée du joug des Sarrasins, ni l'enlèvement de nos titres que vous retenez par une violence inouïe. Nous abrogeons les traités d'une paix si mal observée. Libres des liens d'une trêve rompue, nous vous portons, dans notre bon droit, un défi solennel.»
On voit ici dans un acte politique la qualification de noble attribuée aux victimes comme une circonstance qui aggrave le meurtre. On y voit aussi réveillée la querelle sur la Sardaigne. On ignore si le reproche des titres enlevés et injustement retenus se rapporte à autre chose qu'à la spoliation des magasins de Constantinople.
Le messager revenu sans réponse, les galères sortirent, et les hostilités prirent cours. On entra d'abord dans l'Arno, pour insulter le port de Pise. D'autres galères allèrent chercher les ennemis dans les eaux de la Sardaigne et de la Corse. Othon Rossi, le père du jeune homme tué à Constantinople, était de cette expédition; il vengea cruellement son fils sur les prisonniers qui tombèrent entre ses mains.
Dans une rencontre, douze galères génoises se trouvèrent en présence de trente-six galères de Pise. La difficulté n'était pas d'échapper au péril, mais il en coûtait de reculer devant des rivaux. Les Génois s'avisèrent de proposer à leurs adversaires de combattre douze contre douze, et s'irritèrent d'être moqués par un ennemi peu disposé à se départir de son avantage. Il fallut donc se retirer avant de se voir enveloppés. Sur ce récit, les consuls assemblent les citoyens en parlement public; ils proposent l'armement général, et le peuple entier répond: Fiat. Cependant, sur le bruit de ce renouvellement des voies de fait, l'archichancelier accourt pour les interdire. Il ordonne que huit députés de chaque ville comparaissent promptement à Turin devant l'empereur. On s'y rendit: les parties se préparaient à traiter leur cause; mais Frédéric, toujours prêt à mander, ne l'était pas à entendre: il imposa silence en déclarant qu'il était pressé de retourner en Allemagne; il ordonna que les parties jurassent d'observer la trêve jusqu'à son retour.
(1164) L'empereur revint en Italie quelque temps après, et le procès qu'il devait juger se compliqua d'un incident assez curieux. On vint lui demander, au nom de Barisone, juge d'Arborea, le titre de roi et l'investiture de la Sardaigne entière, moyennant un prix raisonnable, argent comptant. Les quatre provinces de cette île étaient tenues par autant de gouverneurs qui, en conservant leur titre antique de juges, en étaient devenus princes héréditaires. Les Pisans, qui les avaient constitués dès le temps où avec les Génois ils avaient chassé les Mores, affectaient chez eux de regarder ces juges comme leurs vassaux: en Sardaigne, ils se contentaient de cultiver leur alliance. Les Génois la briguaient afin de regagner par leur appui la prépondérance dans l'île où il leur restait quelques possessions.
Barisone était loin d'être le plus puissant des quatre juges, et l'événement prouva que ses forces ne répondaient pas à son ambition et à son orgueil. Mais Frédéric, flatté d'être reconnu pour suzerain, et charmé de tirer quelque argent d'une domination qu'il n'aurait pas été capable de rendre plus lucrative, ne fit aucune difficulté d'accorder la demande: le traité s'accomplit. Barisone s'engagea à payer à Frédéric quatre mille marcs d'argent1. Des délégués impériaux le conduisirent d'abord d'Arborea à Gênes où son entreprise était favorisée. L'empereur l'appela à Pavie: il manda à sa suite les consuls génois, qui obéirent, non sans quelque anxiété; mais la réception fut favorable. Le juge fut roi. Frédéric lui mit sur la tête une couronne que les consuls avaient apportée avec eux.
La cérémonie à peine achevée, le consul de Pise comparut et protesta contre tout ce qui s'était fait. L'empereur avait donné ce qui ne lui appartenait pas, ce qui appartenait aux Pisans: il avait fait roi un ignoble paysan, vassal de Pise. Le consul de Gênes, élevant la voix, repoussa ces assertions. Ce serait à Gênes et non à Pise de revendiquer la Sardaigne par droit de conquête. César en donne la couronne, non à un homme vulgaire, mais à un seigneur très-noble, riche de possessions immenses, et qui a pour vassaux les nombreux Pisans établis dans l'île, loin qu'il soit le vassal de leur république. Frédéric prononça que ce qu'il avait fait était bien fait, qu'il avait usé de sa pleine puissance et donné ce qui lui appartenait. Les Pisans se retirèrent irrités.
L'empereur demanda ensuite s'il lui restait à accomplir quelque promesse qu'eussent faite ses ambassadeurs. Barisone témoigna sa satisfaction et sa reconnaissance. Maintenant c'était donc à lui de remplir son engagement. Les quatre mille marcs convenus lui furent demandés. Il avoua avec embarras que ce n'était pas à Pavie qu'il avait compté les payer; mais, à peine rendu dans son royaume, il les ferait tenir ponctuellement à son auguste bienfaiteur. Le bouillant Barberousse s'enflammant à cette réponse, s'écria: «Je pars, j'ai le pied à l'étrier, et ne puis attendre. A me remettre ainsi, autant vaut me déclarer que tu ne me payeras jamais. Quand et comment, de l'on île, tes deniers pourraient-ils me parvenir au fond de l'Allemagne? Apprends que ce n'est pas ainsi qu'un roi tient sa parole. Que sont d'ailleurs quatre mille marcs au prix d'une couronne acquise et de ses profits? Tu dois avoir reçu au delà de cette somme de ceux à qui tu as destiné les nouvelles dignités de ta cour. Ni paroles ni délais, il faut payer sa dette.»
Barisone désolé n'obtint que le temps de recourir à ses amis. Il n'avait de ressource que dans l'assistance de Gênes, il l'employa; la somme était forte, le recouvrement peu certain, à en juger par l'impuissance dans laquelle le roi se trouvait dès les premiers pas, et déjà ses préparatifs et les équipages assortis à son nouveau rang avaient constitué la république en avances qu'elle répugnait à grossir. Mais si la royauté de Barisone était caduque, Gênes perdait avec ses premiers frais tout le fruit de sa politique. On avait connivé à la vanité de ce petit prince dans la vue de se faire de lui une puissante créature en Sardaigne; la dérision et le mépris allaient tomber du protégé sur les protecteurs. L'intérêt et l'amour-propre étaient blessés; l'amour-propre national dicta la réponse.
On retourna donc à Barberousse, et, marchandant d'abord, on essaya de faire accorder de longs délais sous la caution des Génois. L'impatient empereur jura que s'il n'était payé à l'instant, il enlèverait Barisone et le conduirait en Allemagne. Les consuls génois furent forcés de prendre des arrangements plus effectifs. L'empereur fut payé; Barisone, libéré envers un créancier, resta entre les mains d'un autre, moins violent que le premier, mais non moins attentif à ses sûretés. Le roi dut promettre de fournir des garanties en arrivant à Gênes.
Mais là, il n'avait pas plus qu'à Pavie les moyens de s'acquitter. Toutes ses ressources étaient en Sardaigne. Les consuls s'en convainquirent avec d'autant plus de regret que pour le secourir il avait fallu mettre les propriétés de la république en gage entre les mains des citoyens les plus riches. On sentit douloureusement surtout la nécessité d'ajouter de nouveaux deniers à ceux qu'on avait fournis. Barisone, en présence des Pisans, ne pouvait passer dans son royaume sans forces et sans appareil. Il demandait un nouveau prêt pour armer sept galères et trois grands vaisseaux, pour solder des troupes, des archers. Pendant ces préparatifs il vivait à Gênes avec un faste royal. Il montrait gratitude et magnificence. Il souscrivait un acte authentique qui accordait aux Génois les privilèges les plus étendus, les plus exclusifs, dans toute la Sardaigne. Il prodiguait les investitures de ses terres aux citoyens les plus distingués, et probablement à ceux qui lui prêtaient de l'argent, car, en tout, il se trouva devoir jusqu'à vingt-quatre mille livres, tant à la commune qu'aux particuliers. Ainsi un petit prince riche se vit tout à coup devenu un roi pauvre et nécessiteux, destiné à vivre prisonnier pour dettes, soit sur le territoire des étrangers, soit sur leurs vaisseaux.
Picamilia, l'un des consuls, assisté de prudents et vigilants personnages, monta sur la flotte préparée afin d'amener le nouveau roi dans sa capitale d'Arborea avec l'honneur dû à sa couronne; mais les instructions portèrent de ne pas souffrir son débarquement que le payement de sa dette ne fût effectué et l'argent mis en sûreté à bord des galères.
On arriva devant Arborea. Le roi assura que le payement allait être fait, et il fit passer à terre ses ordres portés par des envoyés génois. Ils revinrent annoncer qu'il ne leur avait pas même été permis de débarquer. Les officiers du roi, sa femme même, avaient signifié qu'on ne payerait rien avant que Barisone leur eût été librement rendu. Il offrit de faire cesser ce malentendu sur-le-champ; il lui suffisait d'aller à terre. Mais les Génois n'étaient pas disposés à le laisser sur sa bonne foi; pendant cette négociation ils demandaient au roi de faire du moins apporter des vivres sur les vaisseaux, puisque le retard qu'on mettait à remplir ses engagements prolongeait le séjour à la mer. Le roi promettait chaque jour; mais les approvisionnements n'arrivaient pas. La saison devenait mauvaise. Picamilia craignit qu'on ne lui dérobât la personne qui lui était confiée en gage, et, se défiant de Barisone, des Sardes, des Pisans et d'une surprise, il remit à la voile pour Gênes, et y ramena le royal débiteur. Là il fut consigné à quelques nobles qui en répondirent. La république leur assigna une pension pour son entretien et pour les frais de garde.
(1165) Les Génois et les Pisans étaient intéressés de trop près et trop en contact dans cette affaire pour qu'entre eux la trêve pût subsister, La cargaison d'un vaisseau naufragé retenue par les Pisans avait ému une querelle, et donné occasion de tenir pour la débattre un congrès à Porto- Venere. Les Pisans ne pouvaient se refuser à la restitution: mais ils opposaient qu'il fallait d'abord régler d'autres comptes. Les Génois en bons marchands, qui déjà ne manquaient pas de légistes exercés pour consulteurs, soutenaient qu'il fallait avant tout solder le compte liquide et la dette reconnue. Enfin le consul de Pise éleva la vraie prétention. Gênes, disait-il, a commis la première violence et rompu la trêve en retenant prisonnier Barisone vassal des Pisans. Le consul génois, sans s'arrêter à discuter les qualités, répondit que s'il en était ainsi, et s'ils voulaient que leur vassal fût libre, ils payassent sa dette. Le Pisan sembla prêt à consentir à ce marché. Mais quand, dans le cours des explications, il entendit porter la somme à vingt-huit mille livres, il reprocha à l'avare créancier d'avoir fait recevoir pour argent, des poivres et du coton à des prix doubles et triples de leur valeur véritable, et déclara que sa ville n'était pas assez riche pour se charger d'un tel fardeau. Il offrait seulement d'obliger les sujets de Barisone à reconnaître la dette et à jurer de l'acquitter. Puis il offrait six mille marcs; les Sardes auraient fait le reste. Un incident vint troubler cette singulière négociation marchande.
Un Pisan, exilé de son pays et réfugié à Gênes, s'y était fait corsaire. Sa galère parut tout à coup à Porto-Venere. Le consul génois craignit qu'on ne lui imputât les violences que l'armateur irait commettre au milieu des conférences d'une paix. Il l'astreignit à jurer de s'abstenir de toute voie de fait jusqu'à nouvel ordre, et lui-même il cautionna cette promesse au consul de Pise. Mais celui-ci ne se crut tenu d'aucun ménagement pour châtier un transfuge rebelle. Il fit venir secrètement une galère de sa république, et le corsaire se vit attaqué. Le consul génois accourut dans un canot et fut témoin d'un furieux combat (1166): la galère pisane était abordée par le corsaire. Le consul de Pise qui s'y était rendu se jeta à la mer pour sauver sa vie à la nage. Recueilli par le consul de Gênes, il supplia celui-ci de monter sur le bord, pour arrêter le carnage. Le Génois le crut, et une blessure presque mortelle fut le prix de son dévouement. Cependant, après avoir reproché au magistrat pisan son imprudence et sa perfidie, il le renvoya libre et les autres prisonniers avec lui. Il se contenta d'emmener à Gênes la galère prise.
Peu après les Pisans tentèrent une autre voie. Ils dépêchèrent secrètement des négociateurs en Allemagne, et traitèrent avec l'archevêque de Mayence. Quand Frédéric revint en Italie, ils parurent devant sa cour. Là ils représentaient qu'ils avaient payé au fisc impérial, entre les mains de l'archevêque, treize mille livres, et qu'à ce prix celui-ci leur ayant donné de sa part l'investiture de la Sardaigne, leur avait fait serment qu'il serait ordonné aux Génois de s'abstenir de tout rapport avec cette île. Le Mayençais attesta que telle était la vérité et qu'il avait ainsi juré par ordre de l'empereur. Frédéric reconnut le fait, et, s'adressant aux consuls génois, il leur intima d'abandonner la Sardaigne aux Pisans. Les consuls de Gênes présents étaient Hubert Spinola et Simon Doria, hommes de coeur et habiles. Sans s'intimider, ils répondirent à l'archevêque qu'il avait mal et injustement conseillé l'empereur; à l'empereur qu'il était trop juste pour avoir voulu donner ce qui ne lui appartenait pas; qu'il oubliait sans doute que l'investiture royale avait été solennellement conférée à Barisone; que Gênes avait d'ailleurs des droits supérieurs et incontestables, qu'elle ne saurait en être dépouillée sans jugement, et que si avant qu'il en eût été régulièrement décidé, les parties entendues, les Pisans se prévalaient d'une concession de pure faveur, aucun respect n'empêcherait de les chasser comme usurpateurs du bien d'autrui.
L'empereur, indifférent au fond de la querelle, pourvu qu'il n'eût à rendre ni les treize mille livres ni les quatre mille marcs, convint qu'il avait couronné Barisone, qu'il l'avait fait sans préjudice du droit des Génois, le nouveau roi ayant consenti à cette réserve. En voulant gratifier Pise, il n'avait pas entendu dépouiller les Génois de ce qui serait à eux, et la chose devait être examinée. Alors les parties essayèrent de produire ce qu'elles regardaient comme leurs titres; mais, à ce qu'avançait une partie, l'autre opposait d'abord des dénégations, enfin des démentis: un défi en fut la suite. Frédéric fit apporter l'Evangile et ordonna que deux Pisans et deux Génois jurassent de vider la querelle en un combat singulier, tel qu'il se réservait de l'ordonner. Comme il s'agissait d'en marquer le terme. «Les Pisans et nous, dit Spinola, nous devons marcher ensemble à l'expédition que l'empereur projette; son service ne doit pas souffrir de nos débats. Nous sommes prêts à jurer de ne faire dommage à nos adversaires ni dans leurs personnes ni dans leurs biens pendant la durée de la campagne et un mois après le retour. Qu'ils s'engagent ici envers vous par le même serment; nous leur ferons volontiers présent de mille marcs d'argent, s'ils veulent nous donner cette garantie. Puis, à l'expiration de cette trêve, nous promettons de n'aller importuner personne pour nous plaindre du mal que nous nous laisserions faire par eux.»
Frédéric expédia bientôt à Pise l'archevêque de Mayence, à Gênes celui de Cologne, pour faire cesser les hostilités. Mais les Génois prétendent que l'arbitre qu'on leur envoyait était déjà corrompu par les dons des Pisans, et ils accusent la partialité de l'un et l'autre délégué. Aussi la guerre fut-elle continuée sans égard pour les défenses de l'empereur occupé d'autres soins.
Avant d'en raconter les principaux événements, nous épuiserons ce qui concerne la Sardaigne. Le malheureux Barisone languissait à Gênes, tandis que les juges ses voisins, plus blessés de ce que leur égal avait voulu s'appeler roi, que touchés de sa disgrâce, profitant de son absence, ravageaient ses terres et menaçaient de le dépouiller tout à fait. Après quatre ans (1168) d'une pénible attente dans Gênes, il se présenta aux consuls et au conseil; il les entretint de la nécessité de le laisser reparaître en Sardaigne, si on ne voulait lui faire tout perdre. C'était la seule manière de le mettre en état de payer sa dette, et les Génois devaient sentir que si sa mort leur enlevait leur gage, tout espoir de rien récupérer leur échapperait. Il avait préparé les voies pour parvenir à une extinction certaine de leur créance. A son arrivée en Sardaigne quatre mille livres leur seraient comptées. Une imposition serait mise pour solder la dette, ils la lèveraient par leurs mains. Pour garantie, il leur livrerait ses places, il donnerait en otage, outre un nombre de ses vassaux, sa femme, ses enfants, et lui-même encore, après une courte apparition dans son pays.
Ces raisons étaient palpables. On se décida à tenter cette voie de recouvrement. La commune ne voulut dépenser que l'armement d'une seule galère. Les citoyens qui avaient reçu des investitures de terres en Sardaigne en équipèrent trois autres à leurs frais. Les choses convenues s'exécutèrent de bonne foi; les Génois furent mis en possession de la principale forteresse. La contribution fut établie, ils la perçurent. Le roi, sa famille, les otages qu'il avait promis se rembarquèrent sur la flotte et revinrent habiter Gênes. Après trois années (1171), la dette éteinte, Barisone, escorté par un des consuls, rentra dans sa province, heureux de la retrouver et conservant le vain titre de roi, chèrement payé, sans plus rien prétendre sur le reste de la Sardaigne.
CHAPITRE III.
Suite de la guerre pisane.
La guerre avec les Pisans, que la jalousie irréconciliable des deux républiques commerçantes était propre à perpétuer, convenait peut-être aux intérêts des principaux citoyens (1165). Elle les faisait écouter dans les conseils, les rendait nécessaires aux négociations, leur donnait de l'autorité sur les flottes ou à l'armée. Si elle épuisait le trésor, c'est encore à eux qu'on recourait, et leurs secours intéressés se changeaient en spéculations lucratives, en fructueux emplois de leurs richesses privées. Ils prenaient en nantissement les revenus et jusqu'aux propriétés de l'État; un vif enthousiasme de vanité nationale soutenait les dispositions du peuple, qui d'ailleurs tout dévoué à la navigation, trouvait sa subsistance dans les expéditions où il était appelé. Le commerce n'éprouvait pas un dérangement extrême, parce que quelques flottes ennemies ne suffisaient pas pour interrompre son cours parmi tant d'échelles et de ports de refuge qu'offraient toutes les côtes de la Méditerranée. Chaque bâtiment naviguait armé; on spéculait autant sur la chance de prendre que sur celle d'être pris; on craignait beaucoup moins qu'aujourd'hui la rencontre d'une force supérieure. Il était bien plus facile d'y échapper. Les coups n'atteignaient pas de loin avant l'usage de l'artillerie, et il suffisait d'éviter l'abordage. Enfin les Génois avaient un avantage; s'ils croisaient à l'embouchure de l'Arno, il fallait les combattre pour sortir de Pise ou pour y entrer. L'ennemi ne pouvait de même leur fermer l'entrée de leur port, ni occuper les avenues de leur golfe immense.
Tous les printemps, les Génois envoyaient quelques galères en station à Porto-Venere. De là s'ils n'empêchaient pas la sortie des grandes flottes, ils donnaient la chasse aux bâtiments isolés qui fréquentaient le port de Pise. Une autre partie des galères allait croiser autour de la Corse et de la Sardaigne. On courait jusque sur les côtes d'Afrique pour enlever les vaisseaux qui allaient y trafiquer. Mais la région les plus fréquentées par le commerce des deux peuples, c'étaient les rivages de la Provence et du Languedoc. Sur ce point se dirigeaient souvent les forces des parties belligérantes pour y protéger leur négoce ou pour y détruire leur ennemi. Les galères convoyaient les marchands aux foires de Fréjus et de Saint-Raphaël, et tâchaient d'en intercepter à leurs concurrents les abords ou le retour. De tous côtés on se faisait des créatures dans ces pays pour obtenir des informations sur la marche des adversaires ou pour faire parvenir à propos de faux avis qui donnaient le change aux croiseurs quand il y avait de riches proies à leur dérober.
Les armements qui se rendaient tous les ans aux bouches du Rhône ne cherchaient pas seulement des marchands à dépouiller. C'était une vraie guerre navale, il s'agissait pour les flottes de se détruire; et, comme elles se poursuivaient en remontant le fleuve, les riverains ne pouvaient rester spectateurs désintéressés de la lutte. Ceux de Saint-Gilles étaient alors favorables aux Pisans: ceux-ci avaient huit galères dans ces parages; Gênes en expédia quatorze sous la conduite d'Améric Grillo, un de ses consuls. Informé que les ennemis étaient à Saint-Gilles, il conduisit sa flotte dans le Rhône pour essayer de les joindre. Les magistrats d'Arles, incertains de ses intentions, vinrent lui demander s'il était ami ou ennemi: il les rassura et passa outre. Mais, vers Saint-Gilles, les habitants lui affirmèrent que les galères pisanes n'étaient pas de leur côté, et, grâce à ce mensonge, tandis qu'il rétrogradait, on ménageait leur sortie furtive par une autre issue du fleuve. Désespérant de trouver l'ennemi, Grillo revint à Gênes. Comme il y arrivait, on apprit qu'une nouvelle flotte pisane s'était présentée sur la côte de Ligurie, avait pris, saccagé et incendié la ville d'Albenga. De là elle avait continué sa route vers la Provence. Gênes ressentit cet événement comme un sanglant outrage. En quatre jours trente-cinq galères furent à la voile. Grillo y remonta et courut au Rhône. Les Pisans étaient à Saint-Gilles. Les Génois entrèrent dans le fleuve, appelant leurs ennemis à grands cris, et suivant leur route sans consulter ni écouter personne. Telle était leur furie qu'arrivée de nuit entre Fourques et Saint-Gilles, la flotte s'embarrassa dans le petit bras du Rhône, où l'eau manqua sous les galères; elles se poussaient et s'échouaient l'une sur l'autre; elles brisèrent leurs rames, leurs apparaux, et ne purent se remettre à flot sans perte de temps et sans dommage.