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Histoire de la République de Gênes

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Chioggia eût été conquise si les Vénitiens l'eussent attaquée dans ce moment de trouble et de stupeur. Ils se contentèrent d'un blocus très- resserré. Ils fermèrent toutes les issues. Il ne passait plus un de ces bateaux qui par le fleuve avaient toujours entretenu quelques approvisionnements. Il ne pénétrait plus un seul message. Les habitants furent mis à la ration. Les femmes et les enfants furent renvoyés hors de la ville; le doge les fit recueillir avec humanité.

Une seule fois Carrara, profitant d'une négligence des ennemis, força un passage et fit parvenir à Chioggia un convoi de vivres et surtout de poudre dont on manquait. Ce secours, qui ne put se renouveler, grâce à la vigilance de Zeno, donna un répit de plusieurs mois aux assiégés, sans rien changer à leur position.

Quand ces dernières provisions commencèrent à s'épuiser, on ne put se dissimuler l'issue nécessaire d'une situation désespérée. Une première négociation s'entama, mais elle fut inutile. La fatale réponse de Doria, quand c'était aux Vénitiens de demander grâce, fut durement reprochée aux Génois. On leur déclara que pas un d'eux ne sortirait de Chioggia que ce ne fût pour entrer dans les prisons de Venise. Cette sentence ranima les courages; on supporta les privations; on attendit la délivrance de quelque heureux hasard; et six mois encore se passèrent ainsi.

Le gouvernement de Gênes, sur la nouvelle de la mort de Pierre Doria, avait d'abord nommé pour lui succéder Gaspard Spinola de Saint-Luc. Il partit par terre, il parvint à Padoue, mais il ne put pénétrer jusqu'à Chioggia.

Une flotte de treize galères fut expédiée avec l'espérance qu'elle porterait un secours efficace. Mathieu Maruffo, plébéien considérable, la commandait. En passant vers la Sicile il avait trouvé Thaddée Giustiniani envoyé à Manfredonia avec six galères qui devaient faire charger et escorter douze cargaisons de grains. Maruffo attaqua le convoi et l'escorte. Giustiniani, ne pouvant résister, brûla ses vaisseaux et ses galères, et tomba lui-même avec deux cents prisonniers aux mains des Génois. Le reste de son monde s'était sauvé à terre. Une autre division de cinq galères partit de Gênes à la suite de celle de Maruffo; toutes ces forces parurent devant Chioggia au mois de juin.

Leur vue excitait des transports de joie chez ceux de la ville, ils montaient sur le toit des maisons, ils agitaient des drapeaux; ils saluaient leurs compatriotes, et leur demandaient de prompts secours. Une fatale barrière les séparait; elle rendait inutiles ces forces déployées, et encore plus déplorable la catastrophe qu'elles ne pouvaient empêcher. Les Vénitiens ne quittaient pas leurs postes. Ils ne s'avançaient point hors des embouchures dont ils étaient maîtres. Les provocations, les outrages des équipages de Maruffo ne purent les attirer en pleine mer. Des flottilles de bateaux venaient escarmoucher avec les Génois; les galères ne se commettaient point.

La garnison fit un dernier effort pour regagner Chioggia la Petite; si elle avait pu se rétablir sur la rive, elle aurait en quelque sorte donné la main à Maruffo, et quelque voie de salut eût pu s'ouvrir. Cette tentative fut inutile. De cette époque on vit les assiégés disposés à entrer en pourparler avec quiconque s'approchait de leurs murailles. Ils avaient cessé de tirer sur tout ce qui paraissait à portée. Ils avaient déjà repris leur finesse à la place de leur hauteur: pour conjurer s'il se pouvait quelques-unes des conséquences de leur mauvais sort, ils s'efforçaient d'opposer à la haine des Vénitiens qui les voulaient captifs dans Venise, l'avidité de ces compagnies de mercenaires pour qui la guerre n'était qu'un commerce de butin et de rançons. Ils les flattaient de se rendre à eux et ils traitaient d'avance de leur rachat. Cette politique pensa les bien servir.

Leurs députés en venant proposer de capituler s'adressèrent non-seulement à Zeno, mais officiellement aux capitaines des auxiliaires. Le sénat, mécontent de la part que ceux-ci se disposaient à prendre au traité, envoya des commissaires à l'armée pour s'emparer de la négociation et pour déclarer avant tout à leurs soldats qu'aucun prisonnier génois ne leur serait laissé, qu'aucun ne serait mis à rançon, parce que tous devaient entrer et rester dans les prisons de la république. Cette déclaration pensa causer un soulèvement; une extrême dextérité fut nécessaire pour négocier avec les compagnies avant d'entendre à un traité avec les assiégés. Enfin, avec assez de peine, on parvint à un accord sur le partage des fruits de la victoire, et il fut solennellement convenu que le gouvernement parlementerait seul avec les Génois pour leur reddition.

Après cet incident une nouvelle députation vint auprès de Zeno implorer dans les termes les plus humbles une capitulation. Le général leur confirma que, pour toute grâce, ils iraient à Venise prisonniers et que rien ne les sauverait de cette humiliation.

Dès que cette triste réponse fut rapportée à la ville, des signaux de détresse amenèrent à la vue Maruffo et sa flotte; il s'approcha de cette même barrière qu'il ne pouvait briser, que ses compatriotes ne pouvaient franchir, qui paralysait des deux côtés tant de forces et tant de valeur, qui rendait enfin une flotte redoutable témoin de la défaite et de la captivité d'une telle armée. Les assiégés en présence de la flotte élevèrent une grande voile, et la laissèrent tomber pour ne plus la relever. Maruffo reconnut le signal et l'emblème; il n'avait rien à y répondre, il regagna tristement une station voisine. La garnison accepta son sort et la reddition s'ensuivit.

Alors s'exécuta la convention faite entre Venise et ses compagnies auxiliaires. Tout se passa sans tumulte et en bon ordre. On procéda pour première opération au choix des prisonniers. Les Génois et les Padouans, les hommes natifs des terres dont la seigneurie de Venise se prétendait maîtresse, et en outre tous les hommes de mer appartenaient aux Vénitiens sans aucune exception. Les auxiliaires avaient à disposer de tous les soldats étrangers à la solde des Génois. Quant aux prisonniers des Vénitiens, on leur enleva tout ce qu'ils avaient; avant d'être embarqués ils essuyèrent trois inspections différentes afin que rien n'échappât. À peine quelques hommes de marque furent ménagés. On recherchait ce que les autres pouvaient avoir de caché sur leur personne avec un soin minutieux; il y en eut qu'on dépouilla de leurs vêtements. Cependant le doge, Pisani, Zeno, quelques autres nobles s'étaient prêtés secrètement à faciliter aux principaux Génois les moyens de déposer sur les galères vénitiennes leur argent et tours effets les plus précieux, afin que dans leur prison ils ne fussent pas sans ressource.

Après l'évacuation des prisonniers, les compagnies entrèrent seules dans la ville et procédèrent méthodiquement et dans le meilleur ordre au pillage universel. Venise eut pour butin l'artillerie des Génois, leurs magasins, leurs bâtiments de toute espèce, vingt et une galères et plus de quatre mille prisonniers. C'était le résultat d'une expédition qui avait promis à Gênes l'entier abaissement de sa rivale. Cette malheureuse campagne, à compter de l'arrivée de Pierre Doria sur la flotte, avait duré depuis le commencement du mois d'août 1379 jusque vers la fin du mois de juin 1380.

Maruffo alla signaler sa colère et la vengeance de Gênes sur Trieste, sur Capo-d'Istria, sur Pola qu'il prit et ravagea et qu'il donna au patriarche du Frioul. Tous les lieux où sa flotte put pénétrer furent abandonnés au pillage. Il fit prisonniers tous ceux qui tombèrent en ses mains. Mais Pisani rendait vains la plupart de ses efforts, en reprenant les places que les Génois avaient occupées. Cette guerre se prolongea plusieurs mois. Gênes envoyait sans cesse des renforts dans l'Adriatique comme si elle avait pu espérer y ressaisir l'occasion perdue. On levait taxe sur taxe. Tous les citoyens avaient été requis pour servir sur les galères, on les avait divisés en trois tiers qu'on appelait alternativement. Il n'y avait point d'exception: ainsi, qui ne pouvait marcher en personne était tenu de fournir un remplaçant. Bientôt la compagnie de l'Étoile reparut sur le territoire, envoyée de nouveau par Visconti; elle surprit et occupa Novi. Ces revers et ces inquiétudes favorisaient les mécontents.

Cependant la paix se traitait depuis longtemps. Le pape la recommandait et expédiait de tout côté des légats pour la prêcher et surtout pour en être les arbitres. Le roi de Hongrie la voulait. Pour les deux républiques, elles en avaient un besoin pressant. La négociation n'en fut pas moins lente et pénible. Le comte de Savoie eut enfin la gloire de faire signer dans Turin cette paix si attendue. Le traité entre les deux républiques offrit des difficultés particulières. Il fallait prendre un parti sur cette île de Ténédos qui avait fait commencer la querelle et sur laquelle ni les uns ni les autres ne voulaient abandonner leurs droits. On convint que le comte de Savoie la prendrait en dépôt et la garderait deux ans aux frais des parties: passé ce terme il en détruirait les fortifications, et, en cet état, elle serait abandonnée par tous. En exécutant cette clause, le comte éprouva de la résistance de la part du gouverneur vénitien; il refusait de rendre l'île et méconnaissait l'ordre de ses maîtres. On ne sut s'ils étaient sincèrement courroucés ou même innocents de sa résistance. Enfin il céda; au bout des deux ans, un syndic de la commune de Gênes alla assister à la destruction des forts.

On pourvut aussi à un autre sujet de contention. À la paix précédente Gênes triomphante avait obligé les Vénitiens à renoncer pour trois ans au commerce de Tana à l'orient de la mer Noire. Cette fois il fut stipulé que cette navigation serait interdite pendant deux ans aux sujets des deux républiques. Elles possédaient chacune une forteresse dans ce pays. On allégua la crainte que les navires qui s'en approcheraient n'y fussent insultés avant que la paix fût bien connue dans ces établissements réputés si lointains. La raison n'était ni bonne ni sincère. Mais ces régions étaient aux mains de princes tartares. Chacun intriguait auprès d'eux et craignait la rivalité. Ne pouvant s'accorder sur ces relations, ou les sacrifiait pour un temps. On prétendit qu'en ce point les Génois avaient été les plus habiles. Leur colonie de Caffa avait les moyens de conserver son trafic de Tana: elle ne pouvait manquer d'attirer sur son marché les denrées qu'on allait chercher ci-devant aux bouches du Tanaïs. Par là les Génois s'en assuraient le monopole, parce qu'en vertu d'un usage dont Venise avait donné l'exemple dans ses colonies, eux seuls avaient le privilège d'acheter à Caffa; et, pour avoir part au commerce des produits qui y étaient apportés, il fallait les racheter de leurs mains.

Les prisonniers, suivant le traité, se rendaient sans rançon de part et d'autre, car ceux du combat de Pola étaient encore à Gênes2. Quand les malheureux Génois sortirent du lieu où ils avaient été reclus, les dames vénitiennes signalèrent leur humanité; elles firent une grande quête pour les pourvoir d'habits, de secours de toute espèce qu'elles leur départirent elles-mêmes avec le zèle le plus louable. Ils avaient beaucoup souffert pendant quelque temps. Il n'avait plus été permis de leur vendre des aliments que ceux à qui il restait quelque ressource ajoutaient à leur misérable ration. Ces rigueurs s'adoucirent ensuite, mais sur environ cinq mille hommes, mille cinq cents périrent de misère. On calcula qu'il manquait à Gênes huit mille habitants à l'issue de la guerre.

L'histoire génoise s'était transportée dans les lagunes de Venise. Ici finit ce grand épisode. Nous voulons dire pour l'achever qu'un an après Trévise fut un nouveau sujet de guerre entre Carrara et les Vénitiens; mais les Génois n'y prirent point de part. Ajoutons qu'avant la paix l'illustre amiral Victor Pisani était mort en Sicile sur la flotte qu'il conduisait contre les galères de Gênes. Charles Zeno fut son digne successeur, il hérita de la faveur populaire et de la jalousie des autres nobles. Après avoir continué de servir glorieusement sa patrie, il se vit, sur ses vieux jours, dépouillé de ses emplois, et condamné à la prison sous un odieux prétexte.

LIVRE SIXIÈME.
ANTONIOTTO ADORNO, TROIS FOIS DOGE. - GÊNES SOUS LA SEIGNEURIE DU ROI DE
FRANCE; - DU MARQUIS DE MONTFERRAT. -GEORGE ADORNO DEVENU DOGE.
1382 - 1413.

CHAPITRE PREMIER.
Léonard Montaldo, doge. - Antoniotto Adorno, doge pour la première fois.

(1382) Le gouvernement de Guarco ne réparait pas les maux de la guerre et ne laissait pas jouir des avantages de la paix. Élu presque par hasard et pour empêcher le pouvoir souverain d'être ravi de force par Antoniotto Adorno, il sentait que son crédit n'avait pas de profondes racines. Il vivait dans la défiance et, suivant l'usage des gouvernants qui ont moins de force d'âme que de puissance, il recourait à l'arme pesante du despotisme et la maniait maladroitement. Le public était accablé de taxes; et le doge n'employait les deniers publics qu'à soudoyer des soldats pour garder sa personne. Par là il s'attira l'opposition de la magistrature des huit, cette commission indépendante du conseil, et à laquelle de tout temps étaient délégués le maniement des deniers et le contrôle des dépenses. L'humeur que le doge ressentit de cet incident le jeta dans une démarche d'une inconvenance d'autant plus étrange qu'il lui restait moins de popularité.

(1383) Dans un des conseils qui se tenaient en présence du peuple, le doge éleva la voie et dénonça au public les Huit qui s'attachaient à contrarier ses vues. Il déclama contre ses adversaires, il entra dans une longue justification1. Il n'ignorait pas qu'il était calomnié, qu'on le disait lié par un traité aux volontés de certains nobles et vendu aux guelfes: rien n'était plus faux, il était né plébéien et bon gibelin; il l'était toujours. Cette défense inopportune contre des reproches au- devant desquels il semblait courir, cet appel au peuple, cet appel surtout à des factions qu'il convenait si peu au magistral suprême de réveiller, tout excita l'étonnement et le mépris. Il ne lui manquait pas d'ennemis habiles à en profiter. Guarco se sentait pressé entre Antoniotto Adorno, porté par les gibelins, et par Fregose que soutenaient les guelfes, et il ne comptait pas assez un troisième rival plus dangereux encore. Léonard Montaldo était alors le chef et le moteur caché de tous les mouvements du peuple. Plusieurs fois désigné pour monter au rang suprême, autant de fois éconduit, il n'avait jamais perdu de vue ce grand objet d'ambition, et, attendant les occasions favorables, il se contentait du rôle apparent de conseil et de modérateur du peuple.

Un droit sur la boucherie avait été décrété; les bouchers mécontents eurent à s'assembler pendant la semaine sainte pour convenir du taux auquel, à raison de ce droit, il faudrait élever le prix de leur denrée au moment où la vente et la consommation allaient recommencer. Ils se réunirent le soir après les offices du jeudi saint dans le couvent de Saint-Bénigne, et le résultat de leur délibération violente fut qu'il fallait exiger la suppression d'un impôt inique; que pour cet effet il était temps de se faire justice par soi-même. Pour première mesure ils commencèrent sur-le-champ à sonner le tocsin du clocher de Saint-Bénigne, entreprise qui parut d'autant plus effrayante que c'était dans les jours où, comme on sait, l'Église interdit le son de toutes les cloches. La ville s'en alarma; la vallée de la Polcevera, qui entendit cet appel aussi bien que la cité, sut bientôt qu'il s'agissait de se débarrasser des odieuses gabelles. Ses habitants vinrent en foule se réunir aux bouchers. Toute cette populace se répandit le vendredi dans la ville. Les offices sacrés furent interrompus, les fidèles furent dispersés. Parmi les cris qui demandaient la suppression des impôts, il s'en élevait qui réclamaient le changement du gouvernement. Enfin plus de deux mille hommes s'assemblèrent dans l'église de Saint-Dominique. Les citoyens influents s'y présentèrent et Montaldo s'y trouva parmi eux. Quelque ordre succédant au tumulte, on dépêcha au doge quatre députés, et Montaldo à la tête.

Le palais était presque désert. Les frères de Guarco n'avaient pu y assembler qu'une poignée de défenseurs derrière les grilles, qu'on avait fermées; déjà le chef des gardes du doge, son juge, l'un des régisseurs des gabelles, rencontrés au dehors par la foule soulevée, avaient été massacrés. Déjà aux imprécations du peuple contre les impôts on avait répondu du palais qu'ils seraient abolis. On avait jeté sur la place un registre pris au hasard qui passa pour le livre des nouveaux règlements fiscaux et que les assistants déchirèrent: ainsi le doge était préparé aux concessions quand Montaldo lui notifia les volontés de l'assemblée de Saint-Dominique. Tous les nobles furent d'abord exclus de son conseil; on appela cent citoyens, et ceux-ci, réunis en assemblée extraordinaire, sans déposer Guarco, mirent tous les pouvoirs de la république entre les mains d'une sorte de dictature temporaire de huit membres. Montaldo en fut encore le premier nommé. On était convenu de composer cet office de la provision, comme il fut appelé, de quatre marchands et de quatre artisans, parmi lesquels les bouchers ne furent pas oubliés. C'est comme artisan que Léonard Montaldo, jurisconsulte et d'une des plus notables familles populaires, voulut être désigné. Le notariat comptait alors parmi les métiers, et quoiqu'il n'en exerçât pas la profession, il se fit agréger au collège des notaires2. Tous les nobles qui tenaient des emplois ou des commandements sur le territoire furent à l'instant remplacés par des plébéiens.

Cependant l'agitation n'était pas apaisée. Le gouvernement et l'office de la provision ordonnaient en vain aux habitants de poser les armes, et aux gens de la campagne de se retirer dans leurs foyers: personne n'obéissait, on entendait crier: Vive le peuple, et quelques voix demander un nouveau doge; un parti nombreux dans les classes inférieures appelait Adorno à haute voix. Le doge, toujours plus embarrassé, s'avisa de convoquer le peuple sur la place publique au son de la cloche; il se montra sur la porte de son palais, et un greffier de la république vint demander aux assistants de déclarer s'ils voulaient que Guarco fût encore leur doge et de le faire connaître en levant la main. Les mains se levèrent, et Guarco triompha dans cette épreuve insignifiante.

Antoniotto Adorno était passé à Savone, pour attendre prudemment le moment favorable de se montrer. A Gênes ses partisans répandaient le bruit de sa mort. Il était noyé, disaient les uns; on lui avait tranché la tête, suivant les autres. Ces rumeurs agitaient le peuple; huit cents hommes armés vinrent au palais pour se faire rendre compte de ce qu'on avait fait de lui. Le doge assurait qu'il était à Savone: on refusait d'y entendre. Ce fut encore Montaldo qui fut seul écouté. Il se donnait pour ami d'Adorno; il se portait garant de sa vie et de son retour pour le lendemain. Le peuple s'apaisa sur sa foi.

Antoniotto Adorno arrivé, une grande assemblée populaire spontanément réunie se tenait à Saint-Cyr; Pierre Fregose s'y était rendu. Léonard Montaldo s'y joint, et là tous ensemble ils partent pour aller assiéger Guarco. Le petit peuple criait en marchant: Vive le doge Adorno; le reste ne grossissait ni ne contredisait cette clameur. On semblait ne penser encore qu'à débarrasser la république d'un mauvais magistrat sans s'occuper du successeur qu'il pourrait avoir. Les portes du palais furent bientôt forcées, et le doge fugitif se réfugia à Final.

Dans cette nuit le palais présentait un singulier spectacle. Tout le monde y veillait en armes. Antoniotto Adorno, assis dans l'appartement ducal, recevait les hommages du bas peuple qui le proclamait doge Montaldo et dix notables, assemblés dans un autre appartement, n'en délibéraient pas moins sur l'élection à faire, feignant d'ignorer cette installation prématurée. Ils firent avertir Adorno, comme leur collègue, de venir prendre part à leur délibération. Il ne vint point, et l'on passa outre. Frédéric de Pagano fut nommé doge; mais, menacé par les partisans d'Antoniotto, ce candidat refusa d'accepter et prit la fuite. Pendant le reste de la nuit, Montaldo reçut message sur message de la part d'Adorno pour le supplier d'adhérer à la nomination que le peuple avait faite. Léonard s'en excusa, et le lendemain il appela dans l'église de Saint-Cyr tous les notables populaires. L'assemblée fut nombreuse et imposante; elle nomma d'abord Montaldo pour son président. Celui-ci, appelant par leur nom environ, quarante des plus considérables, leur demanda à l'un après l'autre quel doge ils voulaient élever. Tous lui répondaient: Vous-même. Montaldo avertit alors que si l'on exige qu'il soit doge, il ne peut s'engager à l'être pendant plus de six mois. Cependant Adorno au palais se croyait sûr de sa place, plus de six cents hommes armés étaient autour de lui, quand Montaldo le fit inviter comme un simple citoyen notable à venir prendre sa place dans l'assemblée de Saint-Cyr. Les assistants entendirent ce message avec indignation, ils avaient un doge et ils n'en souffriraient pas d'autre. Mais des amis plus prudents rapportèrent mieux ce qui se passait. Hormis ceux qui entouraient Adorno, tous les citoyens puissants, la bourgeoisie entière, appuyaient Montaldo et marchaient avec lui. Pour la seconde fois Antoniotto, bien instruit, remit ses prétentions à un autre temps, et quitta le palais. Léonard Montaldo y fut conduit en triomphe et installé doge sans opposition. Pierre Fregose lui-même honorait son cortège; bientôt Adorno se présenta pour rendre hommage comme les autres. Cette entrevue se passa sous les yeux du public avec les formes les plus recherchées de l'urbanité et d'un égard réciproque. On fit asseoir Adorno près du doge et à la tête du conseil. Montaldo, paisible possesseur du pouvoir, renvoya les gens armés, et dès le jour même il fit rentrer le palais et la ville dans leur état de paix. Ainsi parvint à ses fins cet ambitieux habile et souple, qui avait caressé et peut-être déchaîné la multitude, et qui, lorsqu'elle s'était prononcée pour un autre favori, avait su disposer contre elle des suffrages et des forces de la portion la plus saine des citoyens. Le lendemain de son élévation toutes les familles nobles allèrent lui rendre leurs hommages.

Son conseil fut de quinze anciens, tous populaires. Il proclama une amnistie générale: elle comprenait une pleine indemnité pour tous les actes du gouvernement de Guarco, excepté en ce qui touchait les intérêts particuliers; ceux qui croyaient avoir éprouvé des dommages pouvaient les débattre devant la justice. La proclamation assurait à la famille de Guarco et à lui-même la liberté de revenir et de rester à Gênes en sûreté, pourvu que l'intention en fût déclarée dans un délai de quinze jours. Les frères de l'ancien doge en profitèrent sans inconvénient; de sa personne il resta à Final. On sut bon gré à Montaldo de cette modération; la sentence d'exil contre la maison Fregose avait fait tort à son prédécesseur; car on laissait bien les ambitieux faire leurs révolutions, mais on les avait vues si fréquentes qu'on les tenait pour passagères, et l'on ne voulait pas que chacune amenât des injustices durables et perpétuât les exils et les vengeances.

Il restait à contenter le peuple sur l'affaire des impôts qui l'avaient soulevé. Un seul fut aboli. Les taxes sur la viande et sur le vin furent réduites, mais elles subsistèrent.

Un événement notable marqua cette époque: Jacques de Lusignan, l'oncle du roi de Chypre, était resté prisonnier dans Gênes depuis huit ans. Son neveu mourut, et la couronne lui fut dévolue. La république eut bientôt traité avec son captif. On convint de le renvoyer en Chypre; il donna Famagouste aux Génois, il reconnut les dettes qu'il avait contractées envers plusieurs d'entre eux, et il assigna des annuités pour leur extinction. Ce traité, conclu dans les derniers jours de l'administration de Guarco, fut ratifié par Montaldo. Le nouveau roi et la reine son épouse furent traités au palais avec une magnificence royale. Dix galères armées par la république transportèrent Lusignan et sa famille dans son royaume.

(1384) Les six mois pour lesquels Montaldo avait accepté sa place s'écoulèrent sans embarras. A leur expiration on attendait avec curiosité de voir ce qu'il ferait. On ne vit rien. Il ne parut pas même se souvenir de la réserve qu'il avait imposée à son acceptation. Il continua de gouverner en paix la république et elle prospérait entre ses mains. Mais bientôt une fièvre épidémique ravagea la ville, elle reparut à plusieurs intervalles; pendant quelque temps elle emportait neuf cents individus par semaine. Le doge en fut atteint à son tour; elle le mit au tombeau, après quinze mois de règne. Cette fois Antoniotto Adorno fut élu doge sans difficulté et à l'instant même. Il maintint le gouvernement tel que Montaldo l'avait heureusement composé, il en changea cependant une maxime, car il se fit livrer par le marquis Caretto l'ancien doge Guarco qui était resté à Final, et il le fit enfermer à Lerici dans une étroite prison.

CHAPITRE II.
Le pape Urbain VI à Gênes. - Expédition d'Afrique.

Adorno, que nous venons de voir arriver à la suprême magistrature, fut un des plus obstinés ambitieux que notre histoire ait à signaler: et cependant cet homme si entêté du pouvoir, si hardi pour le rechercher, mêlait à son audace une incertitude, une hésitation singulière qui lui faisait perdre ce qu'il avait tant brigué. Nous l'avons vu deux fois se mettre en évidence, éconduit, tantôt par Guarco, tantôt par Montaldo, jamais rebuté, et s'insinuant pour ainsi dire à la suite de ce dernier; nous allons le voir, trois fois chassé de ce siège glissant, y remontant chaque fois, ne le perdant jamais de vue pendant douze années, le disputant comme un patrimoine, et faisant tellement du gouvernement de sa patrie une propriété dont on a droit d'user et d'abuser, que, menacé de la reperdre encore, il ne craignit pas de la livrer à un roi étranger. On ne peut lui refuser la justice d'avoir été dans son administration, vigilant, habile, et tempérant dans sa vie privée. Il mit aussi un grand zèle à relever le nom de Gênes au dehors.

Au commencement de son gouvernement il saisit une occasion qu'il crut propre à l'illustrer et à lui donner une haute influence. Il accorda assistance et hospitalité à Urbain VI, ce pape dont la violence avait fait le grand schisme en obligeant ceux qui venaient de l'élever à le renier, et à lui nommer un successeur. Habile à se faire partout des ennemis, il se faisait assiéger dans Nocera par Charles de Duras qui avait adhéré à lui et qu'il avait couronné roi de Naples. Adorno fit armer dix galères sous la conduite de Clément Fazio, gibelin populaire, son plus intime confident. Le secret de l'expédition fut gardé; le pape fut retiré de Nocera à l'improviste, embarqué et conduit en triomphe à Gênes. Là, toutes les espérances que le doge avait fondées sur ce service furent bientôt démenties, grâce aux procédés hautains de ce nouvel hôte. Il commença par effrayer la ville de sa cruauté. On sait que lorsque les cardinaux qui avaient eu le malheur de faire de lui un pape furent obligés de l'abandonner, Urbain s'était créé un nouveau sacré collège. Mais bientôt ses propres créatures lui devinrent fâcheuses, puis suspectes. Il accusa six de ses cardinaux d'avoir tramé contre lui un assassinat. Il les envoya de la torture dans un cachot, et quand il sortit de Nocera, l'impitoyable pontife se garda bien d'abandonner ses victimes. Il les fît traîner chargées de chaînes sur les galères génoises; en arrivant à Gênes son premier soin fut d'avoir auprès de lui une prison pour eux. Peu après il acheva ses vengeances; cinq furent mis à mort1; le sixième, réclamé par le roi d'Angleterre, fut seul arraché à sa tyrannie.

(1339) Adorno tenant le pape entre ses mains n'avait pas douté de devenir l'arbitre de la paix de l'Église. Il s'attribuait d'avance le mérite de supprimer le schisme; il avait écrit au roi de France et aux autres souverains qui reconnaissaient Clément. Mais les réponses lui montrèrent que ses démarches avaient attiré peu de confiance; en même temps il apprenait combien Urbain était peu maniable. Le pape s'était établi en arrivant chez les hospitaliers de Saint-Jean, dont l'hospice n'était pas encore embrassé par l'enceinte de la ville. Il refusa obstinément, pendant tout son séjour, de mettre le pied au dehors. Rien ne put obtenir de lui la déférence de visiter la cité. Adorno, enfin, avait fait le calcul vulgaire du bénéfice qu'apporteraient à Gênes l'affluence des fidèles et ce concours qui amène les étrangers auprès de la cour pontificale. Cette spéculation se réalisa aussi peu que les autres. L'armement avait coûté soixante mille écus d'or, et Gênes était en grand péril de les perdre. On les réclamait auprès du pape. Il voulut bien cependant en donner une compensation ou un gage, bien entendu aux dépens d'autrui. Il enleva à l'évêché d'Albenga certaines terres, et les assigna en payement à la république. Il exerça aussi un autre genre de libéralité. Il accorda à ceux qui visiteraient la basilique de Saint- Laurent, le jour de la fête de saint Jean, une indulgence plénière et pour tous méfaits, avec les mêmes privilèges attachés pour les Vénitiens à la visite de l'église de Saint-Marc au grand jour de l'Ascension. Le bienfait et cette comparaison avec Venise paraissaient d'importance et satisfaisaient les Génois; mais le pape et le doge s'aliénaient chaque jour davantage. Urbain voulut quitter Gênes; le doge s'estima heureux d'être débarrassé d'un hôte si difficile. On s'empressa d'armer deux galères; le pontife partit et alla tenir sa cour à Lucques.

(1389) Adorno s'appliqua ensuite à réprimer les excursions des pirates de la Barbarie qui infestaient la mer et troublaient la navigation et le commerce; et comme toutes les nations maritimes de l'Italie se plaignaient des déprédations de ces corsaires, il se flatta de les faire concourir toutes à son entreprise. Il fit plus; il expédia des lettres et des ambassadeurs jusqu'en Angleterre, mais surtout en France où il cultivait d'étroites relations, pour engager les chevaliers dans une sorte de croisade dont le centre et la direction auraient été à Gênes.

(1388) Une première expédition partit pour l'Afrique. Raphaël Adorno, frère du doge, la commanda. Gênes y avait fourni douze galères, trois autres avaient été armées aux frais de Mainfroy de Clermont, amiral de Sicile; son roi et la ville de Pise en fournirent quelques autres. Le fruit de cette première campagne fut la conquête de l'île de Gerbi, dans le royaume de Tunis, à l'extrémité méridionale de la petite Syrte. L'île fut cédée à Mainfroy par accord entre les vainqueurs, et pour la part des Génois il leur paya trente-six mille florins d'or. Ils revinrent satisfaits du profit, et l'on pensa à de plus grandes choses pour l'année suivante. Les ambassadeurs envoyés à Paris2 sollicitaient un des princes de la maison royale à venir se mettre à la tête des opérations militaires; l'exemple des premiers succès racontés par les Génois, la tradition des croisades encore vivante, le désir de combattre les infidèles, tout excitait le zèle des guerriers; et une trêve renouvelée pour plusieurs années entre l'Angleterre et la France leur laissait la liberté de porter leurs armes de cet autre côté. Le duc d'Orléans, frère du roi Charles VI, s'obstinait à partir, et l'on eut peine à retenir son jeune courage. Le duc de Bourbon, oncle du roi, fut reconnu chef de ces brillants volontaires. Le sire de Coucy, le comte d'Eu, le dauphin d'Auvergne s'inscrivirent les premiers. Les étrangers vinrent se réunir à la troupe; une foule de princes et de seigneurs se rendirent à Gênes, lieu de l'embarquement. Le roi de France fut obligé de limiter les permissions de départ pour que sa cour et son armée ne fussent pas dégarnies. On ne laissa marcher que des chevaliers et des écuyers, les Génois se chargeant de fournir à chacun les suivants dont la réunion complétait ce qu'on appelait alors une lance. Ils avaient huit mille hommes pour ce service et douze mille arbalétriers (1389). Ils faisaient leur affaire du transport des volontaires et des forces maritimes. Quarante galères et une vingtaine de grands vaisseaux composaient la flotte. Elle était commandée par Jean Centurione, de l'ancienne famille des Oltramarini. Froissart, trompé par le nom, parle du centurion des archers génois, qui, prêt à débarquer en Afrique, invita les Français à prendre soin de la conduite des opérations à terre, genre de guerre qu'ils entendaient mieux que ses compatriotes.

Le débarquement eut lieu avec peu de difficulté. On le fit sur la côte qui va de la Syrte au cap Bon et qui regarde le levant; ce fut sous les murs d'une ville de Madhia qu'on appelait en ce temps Afrique. Elle était forte, bien défendue, et à l'abri d'un coup de main. Pour l'emporter il eût fallu un long siège dont les soins ne convenaient pas à l'impatiente bravoure de tant de volontaires. Ils commencèrent par se répandre dans la campagne cherchant des ennemis qui voulussent rompre des lances, défiant, escarmouchant de toutes parts. Mais bientôt les Sarrasins se renfermèrent dans leurs murs et laissèrent cette valeur s'exhaler en bravades. Ils conçurent que le climat, le soleil du mois d'août et bientôt la disette consumeraient ou décourageraient ces nouveaux venus, et les détruiraient sans combat. En attendant ils les amusaient de messages et de pourparlers. Ils faisaient demander aux Français le motif de leur agression; car si les Génois avaient des intérêts maritimes à démêler avec les barbaresques, les gens de Paris n'en avaient point. Nos braves chevaliers répondaient qu'ils venaient combattre pour l'honneur de la foi et du baptême, et pour venger sur les païens le tort fait à Notre- Seigneur Jésus-Christ, injustement condamné à mort par leurs ancêtres. Les mahométans répondaient qu'on se méprenait et que leurs ancêtres n'étaient pas les juifs. Un été brûlant se passait ainsi. Enfin les chevaliers donnèrent dans un piége funeste. L'un d'eux, rencontré par un guerrier more, lui proposa un combat singulier de dix contre dix; le défi fut accepté et le jour pris. Le chevalier rentra au camp et chercha neuf compagnons d'armes; tous voulaient être choisis. Coucy avertit de se défier d'un engagement légèrement contracté sans précautions ni garanties. On n'en crut pas sa prudence: les champions allèrent au rendez-vous suivis pour témoins et pour spectateurs par la fleur de cette chevalerie. Ils ne trouvent personne au lieu indiqué sous les murs de la ville. Ils vont aux portes sommer leurs adversaires et les piquer d'honneur par leurs reproches; persuadés qu'ils ont imprimé à tous leurs ennemis une salutaire terreur, ils forcent une barrière mal défendue, ils se précipitent en avant, jusqu'à ce qu'engagés dans une seconde enceinte, ils se voient enveloppés et écrasés par le nombre. Plus de soixante périrent. Cette fatale journée mit le comble au découragement et au dégoût. Centurione se plaignait qu'une expédition si coûteuse se passât en escarmouches dont le succès même n'eût pu apporter aucun résultat. Chacun accusait l'impéritie du duc de Bourbon qui n'avait montré ni énergie ni talent. Sa hauteur révoltait, son inertie le faisait mépriser. Tout le jour assis à l'entrée de sa tente, il semblait accablé par la chaleur dévorante du pays. On disait de toute part que si Coucy eût commandé à sa place, la guerre aurait été autrement conduite. Il n'était plus temps. On trouva qu'il fallait repartir. La saison était trop avancée pour rien entreprendre. Il valait mieux aller hiverner chez soi pour revenir avec de plus grandes forces au printemps. On remonta dans les vaisseaux, on regagna Gênes, et les volontaires la France. A la saison suivante personne ne fut tenté de recommencer ce funeste voyage. Le roi Charles VI seul voulait aller en Afrique combattre les infidèles. On lui fit entendre que s'il voulait servir la foi chrétienne contre ses ennemis, il avait d'abord, et sans aller si loin, le schisme à combattre. On eût pu ajouter le conseil de ne pas aller chercher des embarras et des dangers; il en avait assez près de lui.

CHAPITRE III. Désertions du doge Antoniotto Adorno, et réintégrations successives au pouvoir.

(1390) Adorno aurait eu besoin d'un grand succès au dehors pour se maintenir au dedans. Sa méfiance inquiète et sa politique malheureuse multipliaient les ennemis autour de lui. Enfin, préoccupé de l'idée qu'une conspiration allait éclater, persuadé d'être trahi et en péril, il prit le singulier parti de fuir sans avoir été attaqué. Dans une feinte promenade il se jeta sur une galère et se fit immédiatement transporter à Final, laissant le palais et la ville à l'abandon. Il s'était fait accompagner à la promenade par un de ses familiers, en qui, dans ce moment, il avait cru voir son successeur. En s'embarquant il le fit entraîner à bord, pour l'empêcher d'être élu, et il ne le libéra que lorsqu'il sut que le choix avait porté sur un autre.

Après cette désertion, on vit la dignité ducale emportée ou disputée par quatre nouveaux personnages au moins. Il y eut un usurpateur qui ne fut qu'une seule journée au pouvoir. Des autres concurrents, il y en eut qui furent doges trois jours, d'autres une quinzaine; l'un d'eux remonta deux fois sur le siège. Deux enfin, s'étant réunis pour le conquérir, osèrent le tirer publiquement au sort.

Cette anarchie dura quatre ans. Il serait indigne de l'histoire de s'appesantir sur ces obscures mutations. A chacune s'entremêlent de nouvelles apparitions d'Antoniotto; sans cesse il remonte sur le trône et sans cesse il en redescend. Nous considérons donc les mouvements de ce temps comme de simples interruptions passagères de son règne.

(1391) A la première retraite d'Adorno on avait élu pour le remplacer Jacques Fregose, fils de celui qui avait été doge vingt ans auparavant. On eût pu lui préférer son oncle Pierre, le vainqueur de la guerre de Chypre; mais il paraît que cette orgueilleuse famille, se flattant déjà de la pensée de rendre héréditaire à son profit la seigneurie de Gênes, jugeait que le droit de primogéniture devait être suivi. Ce droit était le principal avantage de Jacques, homme au surplus studieux, appliqué à l'étude des lettres et de la philosophie, mais à qui manquait sinon l'ambition, du moins l'énergie propre au rôle qu'il venait de jouer. Adorno s'encouragea facilement à reparaître pour disputer la place à un si faible ennemi; et après avoir lui-même, au gré de ses incertitudes hésité, avancé, rétrogradé, il marcha ouvertement de Final à Gênes. Pierre Fregose avait averti le doge que si Antoniotto mettait le pied dans Gênes, il n'y aurait qu'à lui céder la place. Aussi Jacques avait engagé à son service l'un des marquis Caretto de Final et lui avait donné pour instruction de surveiller les mouvements d'Antoniotto, et si celui- ci se mettait en route, de côtoyer sa marche avec quatre-vingts gendarmes dont le marquis disposait. Cet ordre n'impliquant point de mettre obstacle au voyage, qu'on devait seulement observer, Adorno parvint à Gênes, et là Caretto, qui ne l'avait pas perdu de vue, demandant quels ordres il avait à suivre, le doge le remercia et lui fit dire de s'en retourner sans prendre autre peine. Antoniotto fit bientôt signifier à Fregose de se retirer du palais où lui-même il avait à se rendre. Fregose ne balança pas à s'y disposer; il faisait enlever ses derniers meubles quand Adorno se présenta et s'installa comme si jamais il n'eût cessé d'être doge. L'entrevue fut affectueuse; Fregose fut retenu à la table du doge, et après le repas on le reconduisit honorablement à sa maison.

Quoique reprise sans obstacle cette seconde administration ne fut pas plus tranquille que la précédente. Les prétentions au pouvoir héréditaire ne se concentraient pas dans les deux seules races des Adorno et des Fregose. Trois autres fils d'anciens doges en prirent exemple, Boccanegra, Guarco et Montaldo. Antoniotto eut à les combattre. Il vainquit les deux premiers qui s'étaient unis contre lui. Le jeune Montaldo fut un compétiteur plus redoutable. Il avait rassemblé une troupe de soldats et il vint assiéger une des portes de la ville; à ce bruit seul, Adorno, qui écrivait, jetant sa plume et s'enfuit plus rapidement qu'à sa première sortie.

(1392) Montaldo fut nommé doge: c'était un jeune homme de vingt-trois ans, que le hasard poussait à une place peu faite pour son âge, et dont pourtant il n'était pas absolument indigne par son brillant courage et par quelques sentiments généreux. Mais tous les ennemis qu'Antoniotto avait eus se coalisèrent contre le nouveau doge; et Antoniotto lui-même épiait sans cesse le moment de se remontrer. Montaldo se défendit contre tous. Un des tumultes qu'il réprima avait pour chef Boccanegra, le fils du premier doge. Pris les armes à la main, on le conduisit au podestat qui exerçait le pouvoir judiciaire. Le procès ne fut pas long: Boccanegra fut condamné à mort. L'exécution allait se faire devant le palais ducal. Le patient aperçut le doge, et, lui tendant les mains, il l'implora en lui demandant la vie. Montaldo en fut ému, il envoya son frère pour faire surseoir. Le podestat inflexible feignit de méconnaître le message et pressa le supplice; mais le doge accourut pour sauver le criminel, et, sans tenir compte de la colère du juge, il conserva son ennemi.

Cependant, après s'être maintenu presque un an entier au pouvoir, Montaldo se vit forcé de le déposer: il laissa le champ libre aux concurrents, et parut se vouer à la retraite. Mais quand, au milieu des prétendants, Antoniotto Adorno revint conduisant avec lui des bandes de mercenaires, Montaldo indigné ne put s'empêcher d'accourir pour s'opposer au doge qui venait s'imposer à la patrie en la déchirant. Les meilleurs citoyens s'unissaient pour résister à cette invasion, Montaldo sortit de chez lui pour se joindre à eux et vint combattre au premier rang. La mêlée fut sanglante, mais pour cette fois Adorno ne put atteindre son but, et reprendre sa place. Montaldo, à qui l'on devait principalement cette victoire, n'en usurpa ni n'en exigea le prix. Il rentra modestement dans ses foyers, mais le lendemain une élection nouvelle lui décerna pour la seconde fois le titre de doge. Cependant son pouvoir non plus que la suspension de celui d'Adorno ne furent que passagers: car, à son tour, Montaldo (1394) fatigué désespéra du gouvernement, et, comme on ne devait pas l'attendre de lui, il déserta son rang presque aussi honteusement qu'autrefois Antoniotto.

Une cause fatale rendait les discordes plus cruelles que jamais. De mauvais citoyens, jaloux du doge, s'étaient appliqués à ranimer l'esprit des factions au sein des campagnes: on criait vive l'aigle de toutes parts. Ce signal gibelin venait d'être donné en Toscane, mais on ne l'avait pas entendu dans la république de Gênes, où, si la distinction des partis existait encore, elle était presque sans influence comme désormais sans prétexte; aussi dans la ville depuis longtemps cet antagonisme des factions, quoiqu'on prononçât encore leurs noms, ajoutait peu d'animosité aux troubles qui éclataient. Quand il ne s'agissait que de savoir à qui resterait le nom de doge pour la journée, il se commettait peu d'excès, et l'on peut en juger par l'indignation des écrivains chaque fois qu'ils avaient à parler de quelque accident funeste arrivé dans un tumulte. Le peuple était plutôt spectateur qu'agent dans ces discordes. Elles portaient de grands dommages, elles faisaient verser peu de sang; c'étaient des luttes plutôt que des batailles. Mais, au dehors, quand les gibelins et les guelfes étaient véritablement en jeu, il fallait le fer et le feu, les meurtres et l'incendie, et surtout le pillage.

Ce fut avec des gibelins de la campagne qu'Antoniotto Adorno revint encore à la charge attaquer un doge éphémère qu'on avait nommé au départ de Montaldo. Ils arrivaient furieux, parce qu'ils avaient ouï dire que ce doge était défendu par des guelfes. Au moment où le sang allait couler, Montaldo ayant réuni quelques suivants reparut à son tour et se posa entre les deux partis. Celui qui soutenait le doge fut bientôt dissous; on reconnut que l'homme qu'on avait voulu soutenir était incapable. Montaldo se trouva donc en face d'Antoniotto; mais il s'empressa de déclarer que son intention n'était pas de revendiquer la dignité qu'il avait sérieusement abandonnée. Il venait seulement s'opposer à ce qu'Adorno vînt la reprendre une fois de plus. Sur cette protestation on s'entremit entre eux; les deux chefs convinrent qu'aucun d'eux ne serait doge; que la place serait réservée à celui des amis communs que nommerait l'assemblée des citoyens. Une grande réunion fut donc convoquée; les guelfes n'en furent pas exclus. Montaldo et Adorno s'y présentèrent ensemble se tenant par la main. Quatre-vingt-seize notables s'y assirent pour procéder à l'élection. Adorno leur adressa une harangue étudiée pour faire son apologie, demandant pardon à ceux que le malheur des temps lui aurait fait offenser. Ses amis apostés répondirent en le demandant pour doge. Soixante et douze suffrages, sur les quatre-vingt-seize, le nommèrent. Il accepta sur-le-champ, et il courut au palais prendre possession de sa dignité. La foule le suivait: les hommes considérables s'écartaient pour ne pas grossir son cortège. Montaldo, indigné d'avoir été joué par la mauvaise foi d'Antoniotto, regagna Gavi et s'y cantonna.

CHAPITRE IV.
Adorno met Gênes sous la seigneurie de Charles VI, roi de France.

Le gouvernement s'organisa. Les nobles furent admis dans le conseil. Mais Adorno éprouva qu'il est plus facile de prendre le pouvoir, de l'enlever même à ses rivaux, que d'administrer un pays si bouleversé. Les troubles continuaient de tout côté. Savone soulevée avait déclaré rompre tout lien avec Gênes et s'était rangée sous la seigneurie du duc d'Orléans frère de Charles VI et gendre du duc de Milan1. Jean Grimaldi, sénéchal de Nice pour le comte de Savoie, et Louis son frère s'emparèrent de Monaco, séparèrent cette ville de toute dépendance de la république et y établirent leur propre domination. Ce fut de nouveau la retraite des nobles guelfes mécontents qui s'exilaient de Gênes. Leur émigration ne faisait que prévenir les rigueurs du doge; il bannit huit cents citoyens à la fois. Les Fieschi ravagèrent plusieurs parties du territoire. Guarco qui s'était emparé de Ronco, Montaldo qui tenait toujours Gavi, faisaient des excursions répétées jusqu'aux portes de Gênes. Leurs succès n'étaient pas décisifs. Adorno avait à leur opposer 3000 fantassins soldés, avec 1000 chevaux, sans compter 1000 combattants levés sur le territoire. Mais il connut enfin le ressort secret que mettaient en jeu ses rivaux, et il cessa de se méprendre sur le sort que tant d'attaques lui réservaient.

Antoniotto Adorno avait cultivé en tout temps la faveur de Jean Galéas Visconti. Mais, tout digne qu'il était de l'amitié de ce tyran, elle était toujours subordonnée chez celui-ci à l'intérêt de l'ambitieux, qui, non content du lot échu pour sa part dans le partage de l'ancienne souveraineté des Visconti, avait pris en trahison Bernabo son oncle, et, s'étant fait duc de Milan, avait ensuite dépouillé ses voisins par la guerre et par la perfidie. Adorno, tandis qu'il était doge pour la seconde fois, l'avait assez bien servi. Choisi pour arbitre entre le duc de Milan et les Florentins, il avait été si partial, que Florence avait protesté contre la sentence d'un tel juge. De là sans doute la faveur et les bons offices que Jean Galéas lui avait accordés: mais, s'il avait toujours fourni des secours à Adorno pendant sa déchéance pour troubler tout gouvernement qui s'établissait, s'il l'encourageait dans ses efforts pour reprendre la place qu'il avait perdue, les soins de ce protecteur n'étaient pas désintéressés. Il se souvenait que la seigneurie de Gênes avait été tenue par les chefs de sa famille, il la convoitait à son tour; il y fomentait les désordres qui devaient tôt ou tard lui livrer sa proie. Dans ce but, après avoir aidé à remettre Adorno sur le siège ducal, il ne lui convenait pas de l'y laisser tranquille. Il devait, ou l'obliger à se jeter de lui-même dans ses bras, ou enfin le renverser et le supplanter, Antoniotto apprit que les troupes conduites contre lui par Montaldo et par Guarco étaient salariées des deniers de Visconti. Il vit alors comment il devait compter sur l'appui de celui-ci, et jusqu'à quelle issue seraient poussées ses perfides manoeuvres. Enflammé de colère contre tant de duplicité, il se décida sur-le-champ à chercher ailleurs un défenseur, un maître s'il le fallait, plutôt que de tomber sous le joug d'un faux ami.

Les embarras qu'on lui suscitait au dehors n'étaient pas les seuls qui empêchaient son gouvernement de se soutenir. L'état intérieur faisait sentir, à lui, l'impossibilité de conduire les affaires publiques, et à beaucoup de citoyens le besoin d'un abri sous lequel on pût mettre fin à l'anarchie et permettre à Gênes de se rétablir. On était pressé par la nécessité, et par la nécessité la plus instante. L'argent manquait. L'obligation de soudoyer des mercenaires sans lesquels on ne faisait plus rien, était devenue à cette époque un fardeau qui ruinait les contribuables et écrasait la république. Aussi il est remarquable que depuis plusieurs années, il n'est plus question d'armements et d'expéditions maritimes. Dans le moment où Venise réparait les malheurs passés par une activité nouvelle, les Génois semblaient n'avoir plus de ressources pour armer leurs flottes, pour rendre à leur commerce de mer la protection et l'encouragement. On peut juger de la dépense des stipendiés par un seul fait: treize ans auparavant un doge était devenu odieux pour avoir voulu ajouter soixante et quinze gendarmes aux vingt- cinq qui composaient sa garde ordinaire. On salariait maintenant quatre mille hommes, sans parler des habitants qu'on tenait sous les armes. Mais la république n'avait point de ressources disponibles, ses revenus annuels étaient affectés aux créanciers qui avaient fourni avant cette époque aux besoins des armements ou des guerres étrangères; et rien ne pouvait être soustrait à cette délégation dans un pays où la fortune privée et l'existence de l'État semblaient réputées une même chose. Pour des dépenses nouvelles et toujours croissantes il fallait exiger sans cesse des contributions extraordinaires, et elles frappaient sur des campagnes ou ravagées par l'ennemi ou épuisées par la soldatesque, et sur un commerce interrompu par les révolutions, dérangé par l'instabilité de la sécurité publique. Pour faire payer les citoyens mécontents et sans confiance, il n'y avait plus ni entraînement spontané, ni persuasion officieuse; il ne restait que les voies de la contrainte, et il n'y en avait pas qui ne poussât à la révolte.

Dès le commencement de cette magistrature si péniblement reprise, Adorno avait reconnu le besoin d'un puissant appui: les invasions de Guarco et de Montaldo lui firent comprendre qu'il était temps d'y recourir. Il avait entretenu des liaisons à la cour de France; il se tourna de ce côté et songea à placer Gênes sous la seigneurie de Charles VI.

La soumission volontaire de la république à la seigneurie des étrangers n'était pas une chose nouvelle. Nous l'avons vu: tour à tour, un jour d'enthousiasme gibelin, une intrigue au temps de la prépondérance guelfe, une disgrâce imprévue dans la lutte avec les Vénitiens, avaient remis Gênes aux mains de l'empereur Henri VII, de Robert de Naples et des Visconti de Milan. Maintenant, après tant d'années de troubles, ce qui résignait à la pensée de chercher au dehors un maître qui se fît obéir, c'était la lassitude de l'anarchie, la désorganisation du gouvernement national, l'impossibilité d'accorder entre eux les citoyens ambitieux qui venaient s'arracher le pouvoir, car d'ailleurs on l'eût facilement laissé prendre à quiconque eût su le garder. On voulait, en un mot, retrouver à tout prix la protection, la sûreté et la paix publiques, premiers besoins des sociétés. Déjà, dans une des dernières mutations que nous avons signalées, la résolution d'appeler un arbitre suprême pris parmi les princes étrangers avait été sérieusement agitée. Le recours au roi de France avait été formellement proposé. Les guelfes y inclinaient; ils étaient accoutumés depuis l'apparition des Angevins en Italie, à regarder la cour de France comme la protectrice de leur faction, quoique, suivant la remarque d'un judicieux historien2, les Français n'entendissent rien à cette obscure politique des partis italiens. Quant aux nobles des deux couleurs, ils pensaient que le prince et la cour d'une grande et illustre monarchie leur seraient favorables; si l'autorité française s'établissait réellement à Gênes, les distinctions seraient pour eux: si cette protection laissait quelque indépendance à la république, l'expulsion du premier rang étendue quelquefois à toute part au gouvernement ne subsisterait pas à leur préjudice sous l'influence royale. Le roi de France ne pouvait ni goûter la démocratie, ni préférer une aristocratie plébéienne à une noblesse antique. Telles étaient les dispositions diverses qu'Adorno allait rencontrer en développant ses projets; et si ce qu'il méditait était une intrigue contre l'indépendance de sa patrie, il n'en était pas seul coupable. Nous avons à ce sujet quelques lumières que les historiens de Gênes ne paraissent pas avoir connues. Trois ans auparavant, une négociation avait été entamée, et poussée fort loin, par des délégués des émigrés ou des mécontents; nous avons un traité3 en ce sens, fait au nom des nobles de Gênes, ayant pour but la destruction du gouvernement populaire et le rétablissement de celui de la noblesse sous les auspices et avec la participation de la France. L'instrument original que nous en possédons ne porte pas l'assentiment du roi. Il est vraisemblable que la rapidité des changements survenus à Gênes prévint l'effet de ce projet. Peut-être aussi les commissaires qui l'avaient signé ne purent-ils le faire ratifier par leurs commettants. On démêle dans la teneur l'embarras de ces nobles guelfes et gibelins si peu accoutumés à délibérer et à négocier en commun; ayant à stipuler pour leur gouvernement futur, ils sont encore loin d'être d'accord pour pouvoir en désigner les membres à l'approbation du roi, et à plusieurs reprises ils répètent l'expression du doute sur la possibilité de s'accorder pour la nomination d'un seul chef. Mais ce qu'il leur faut au prix de l'invasion violente de leur patrie, c'est la destruction du régime des doges: et maintenant Adorno venait lui-même leur rendre ce service. On ne peut donc s'étonner de voir les nobles se rendre à ses propositions; c'était servir leurs propres vues.

Quant à Adorno, était-il de bonne foi? Toujours préoccupé du pouvoir suprême, prompt à y porter la main, mais timide et malhabile à le conserver, nous l'avons vu déserter lâchement le trône ducal, et, en fuyant devant les obstacles, devancer même l'heure de la nécessité. Nous l'avons vu, toujours dissimulé, attendre l'instant propice de se ressaisir de cette proie qu'il avait si mal gardée, mais que son ambition n'avait jamais résignée sincèrement. Pressé par l'impossibilité de faire marcher son gouvernement, il ne demandait peut-être qu'à emprunter le nom redouté d'un roi de France; mais quel appui réel pouvait-il attendre d'un gouvernement déjà désorganisé, d'un prince insensé et d'une cour divisée?

A s'en tenir aux apparences, il faudrait rendre à Antoniotto cette justice, que s'il avait eu à inspirer à sa république la plus patriotique détermination, il n'aurait pu agir avec plus de ménagement pour tous les partis, de respect pour toutes les opinions, avec des formes plus conciliantes.

Les historiens français parlent avec peu de détail de cette singulière transaction. Les conséquences s'en sont prolongées pendant le cours d'un siècle et demi: cependant, comme elle n'eut alors aucune influence immédiate sur les événements d'une époque malheureuse, une possession lointaine bientôt perdue n'attira pas longtemps l'attention contemporaine. Mais il reste dans nos archives de nombreux documents qui, expliquant ou complétant les récits imparfaits des Génois, révèlent quelques faits curieux.

On y voit que la première ouverture faite par Adorno à ses conseillers avait suivi de près la révolution qui l'avait enfin rassis sur son siège ébranlé, nouveau témoignage des variations de cet esprit malade, qui s'effrayait si vite sur les suites de ce qu'il avait fait avec le plus de hardiesse. Des négociateurs furent d'abord envoyés à Paris4. Là tout se faisait alors par l'intrigue et sous l'influence des haines de parti. Le duc d'Orléans, frère du roi, mari de Valentine, fille du duc de Milan, avait eu par ce mariage la seigneurie d'Asti en Piémont. Il y tenait un gouverneur et une garnison. De là on travaillait à s'agrandir. C'est à la faveur de ce voisinage que la protection du duc d'Orléans avait été réclamée par Savone, quand cette ville entendit se détacher de Gênes. On croit que le doge avait été tenté de s'adresser au même prince. Il est probable que la défiance du beau-père le détourna de se mettre entre les mains du gendre. Mais Orléans n'abandonna pas volontiers l'espérance d'une si belle acquisition: il s'opposa à ce qu'elle échût au roi son frère. A son tour, le roi, dans ses moments lucides, se montrait flatté de ce nouveau domaine. Auprès de lui était le duc de Bourgogne, ennemi irréconciliable du duc d'Orléans dont il méditait la perte. Il s'attaquait souvent à Jean Galéas pour contrarier le duc. Il ne voulait laisser tomber Gênes au pouvoir ni de l'un ni de l'autre. Les ouvertures d'Adorno furent donc acceptées au nom de Charles VI.

A Gênes, pour arriver au résultat, le doge avait assemblé d'abord deux cents gibelins tous populaires, et les avait fait délibérer sur son projet. Ils y avaient donné leur assentiment; douze voix seules l'avaient refusé. Il convoqua ensuite une réunion de guelfes; elle eut un succès semblable. Après ces consultations particulières, un grand parlement solennel fut tenu; huit cents citoyens y furent appelés mi-partis des deux factions et dans chacune de nobles et de plébéiens. La grande majorité accepta la seigneurie du roi de France. Adorno ne voulut pas négliger de demander l'accession des guelfes émigrés. Il monta sur une galère et alla trouver en Toscane leur chef le cardinal Jean Fieschi, l'évêque guerrier de Verceil et puis d'Albenga. Ils furent bientôt d'accord; et, en signe d'union, ils revinrent ensemble à Gênes. La galère qui les portait avait arboré une branche d'olivier pour symbole de la paix dont on se flattait de jouir désormais. Dieu sait quels sentiments secrets étaient cachés sous ce pacifique emblème!

Des ambassadeurs français se rendirent à Gênes. Le traité fut préparé, mais plusieurs mois s'écoulèrent en intrigues et en difficultés. Des lettres patentes du roi nous apprennent d'abord qu'il fallut désintéresser le duc d'Orléans. On y voit que celui-ci avait entrepris d'avoir la seigneurie de Gênes, et tant fait à cette intention qu'il avait en sa main les ville et château de Savone. Mais les doge et gouverneurs de Gênes, ou plus de la semi-part d'iceulx, ayant plusieurs fois sollicité le roi d'accepter la seigneurie de leur État, et Charles ayant condescendu à leur désir, il déclare avoir traité et accordé avec le duc son frère. Celui-ci lui cède tous ses droits, et lui remet Savone et toutes les autres dépendances qu'il avait acquises sur le territoire génois; et, pour le contenter et défrayer des très-grands frais par lui en plusieurs manières faits et soutenus, le roi lui accorde une somme de trois cent mille écus d'or payable aussitôt après la remise effective des villes et châteaux. Le duc donne à son tour des lettres patentes conformes, et intime à ses commandants de rendre sans autre mandement les places qu'ils tiennent pour lui, intimation donnée à contrecoeur, qui fut mal exécutée: il est vrai que nous ne saurions dire si les trois cent mille écus furent jamais payés.

Force était au roi d'acheter Savone, car c'était la condition essentiellement déterminante pour les Génois. Dans l'apathie universelle des sentiments patriotiques, une seule passion populaire était réveillée chez eux, la passion de remettre Savone sous le joug. Le populaire ne voulait pas même qu'on insistât sur aucune autre demande. Quoi qu'il en soit, la conclusion et la rédaction exigèrent de nouveaux pouvoirs du roi, de nouvelles délibérations à Gênes; mais à ce point, si les procès- verbaux qui nous en restent disent tout, la délibération n'était plus que d'apparat pour constater les choses convenues. Six cent huit votants prennent part à une de ces assemblées. Dix orateurs choisis y sont entendus avant le vote. L'un d'eux sollicite la prompte signature du traité, par pitié pour la triste situation des pauvres. Un autre prend dans la Cité de Dieu de saint Augustin quatre conditions qu'un État doit rechercher et qu'il trouve réunies dans la seigneurie du roi de France, roi si grand que le servir c'est liberté, «Si ce roi est bon, dit le dernier orateur, il n'est pas besoin de pactes; s'il est mauvais, les pactes ne serviront de rien; finissons promptement, mais que Savone nous soit rendue.» Celui-là seul, comme on voit, parlait d'affaires.

Les historiens génois disent qu'au moment même que les ambassadeurs français mettaient la dernière main à la convention, Jean-Galéas avait envoyé un nouveau messager et de nouvelles offres qui furent rejetées. Cependant nous avons le procès-verbal d'une assemblée où le doge demandant conseil pour conclure avec le roi, expose qu'il avait d'abord dépêché à Milan des ambassadeurs, et il les fait connaître par leurs noms, pour faire expliquer Jean-Galéas; mais que le duc avait déclaré que par révérence pour le roi de France, il ne voulait plus tenir la promesse qu'il avait faite de se charger du gouvernement de Gênes. Dans ce siècle de dissimulation et de mensonges politiques, il n'y a rien d'étonnant à voir Galéas travailler presque à découvert à ressaisir par l'intrigue ce qu'au moment même il refuse officiellement. Il n'est pas surprenant non plus que, dans les circonstances orageuses des dissensions violentes de Gênes, Adorno eût été forcé d'offrir au duc de Milan ce que pour rien au monde il n'eût voulu laisser tomber dans ses mains avides5.

Enfin tout fut entièrement convenu: les Génois élisaient le roi de France pour leur seigneur à perpétuité. La république se donnait à titre de seigneurie avec toutes ses terres et tous ses droits. Elle devait se gouverner par ses lois propres. Aucun impôt ne serait levé au profit du roi: il ne pourrait exiger aucun emprunt: s'il usait des navires des Génois, il devait les affréter à ses dépens. Gênes ne devait supporter que les frais de la garde de son territoire et le salaire de son gouverneur, qui, sous le titre de défenseur du peuple et de la commune, avait le traitement des anciens doges.

Les ennemis du roi deviennent ceux de la république, sauf les alliances de celle-ci avec l'empereur de Constantinople et le roi de Chypre. Quant à l'empire d'Allemagne, il est remarquable que les Génois, si fiers de leur indépendance et qui depuis tant de siècles avaient si peu de rapports réels avec les successeurs de Conrad et de Barberousse, se croyaient obligés de stipuler qu'ils se donnaient à Charles VI, sauf les droits et les honneurs dus à l'empire romain, aveu que les écrivains du pays ont défiguré en le traduisant, contre la teneur des actes, par ces mots, «sans préjudice des droits de l'empire romain s'il en existe.» En ajoutant sur leur pavillon l'écusson de France, ils y accolèrent l'aigle impériale, restes insignifiants de l'influence gibeline. On se réserva avec un soin particulier la dispense de suivre dans les schismes de l'Église le parti et les déterminations de la France.

Charles VI promettait de faire rendre à Gênes, dans le délai de quatre mois, tous les territoires qui auraient été détachés de l'État depuis quatre ans en arrière. Une convention particulière obligeait le roi à remettre Savone dans la dépendance génoise immédiatement. Il devait tenir la main à ce que les Savonais restituassent les prises qu'ils avaient faîtes.

Le roi se mettait immédiatement en possession des châteaux et forteresses de la république. Il y constituait des commandants français; mais si, à l'expiration des quatre mois convenus, les places qu'il s'engageait à faire rentrer dans le devoir n'y étaient pas rendues, le conseil de la république reprendrait ses forteresses et les retiendrait, notamment jusqu'à la reddition de Savone.

Le gouverneur et le conseil administraient les affaires. Le gouverneur présidait et jouissait de deux suffrages; mais, s'il n'assistait pas au conseil, les résolutions prises en son absence n'en étaient pas moins valables. Les conseillers étaient au nombre de douze au moins, pris en nombre égal parmi les nobles et les populaires, parmi les gibelins et les guelfes. Leur doyen devait être gibelin populaire. Les principales magistratures étaient conservées.

Mais ici arrivait la clause fatale à Adorno, la clause qui venait lui arracher le fruit de toutes ses manoeuvres. Le gouverneur et son lieutenant devaient être envoyés par le roi et natifs de son royaume ultramontain. Charles VI eût pu se réserver de donner à Gênes des gouverneurs français; mais il n'avait point d'intérêt à s'en imposer la loi à lui-même: c'était donc une condition demandée par les Génois. L'ambitieux, trompé dans l'espoir de rester le maître de sa patrie en achetant la protection française, en échangeant seulement son titre de doge, essaya pourtant d'éluder l'exclusion stipulée. Le roi fit ajouter au traité, qu'il pourrait d'abord, à son bon plaisir, nommer Adorno gouverneur provisoire; mais le sort de celui-ci était décidé, il avait obtenu un article secret qui lui garantissait deux fiefs et une pension en France; probablement un autre article secret, traité sans lui, limitait à un temps fort court son gouvernement provisoire.

Ainsi on se donnait à la France; la bourgeoisie pour avoir la paix et la sécurité; le peuple pour opprimer Savone; les nobles pour ruiner le gouvernement populaire, et avant tout pour se défaire d'Adorno. Grâce à ces passions satisfaites, la nation croyait n'avoir pas été vendue et que c'était elle qui se donnait. Dans l'espoir d'échapper à l'anarchie, la république accomplissait ce singulier mélange d'une indépendance douteuse avec la domination d'un monarque étranger atteint de folie.

(1396) Au jour fixé, le nouvel étendard fut déployé. Le doge résigna son pouvoir et en déposa les insignes. Les commissaires du roi reçurent le serment de fidélité. Ils proclamèrent Adorno gouverneur royal, lui rendirent le sceptre du commandement et lui abandonnèrent le palais public6.

Mais, au bout de deux mois, on vit arriver de Paris Valeran de Luxembourg, comte de Saint-Pol, nommé gouverneur. Il conduisait deux cents lances françaises. Plusieurs nobles chevaliers l'accompagnaient en volontaires. Ce brillant cortège fut renforcé par des stipendiés que les seigneurs des environs se hâtèrent d'y réunir. L'évêque de Meaux accompagnait le gouverneur en qualité de commissaire du roi (1397). Adorno ne put refuser de remettre le gouvernement: il se retira chez lui s mais il essaya de retenir la citadelle de Castelletto, sous prétexte qu'elle devait lui servir de gage pour une créance qu'il réclamait de la république. Le gouverneur, d'autorité, se fit remettre cette forteresse et y établit un commandant français. Ici finit la carrière de l'ambitieux Antoniotto. On peut croire qu'il s'était réservé pour de nouveaux troubles: renvoyé à la Pietra, résidence de sa famille, apparemment il s'y fortifia, car Saint-Pol se crut obligé de faire marcher des troupes pour réduire ce château à l'obéissance de la république. Adorno n'y attendit pas un siège; il se réfugia à Final, et, l'année suivante, il fut une des victimes de la peste.

CHAPITRE V.
Gouvernement français. - Mouvements populaires.

Dans la suite des événements et des récriminations qu'ils amenèrent, les Français ont dit que pour la rédaction des traités ils s'en étaient rapportés aux Génois. On mettait sans doute, à Paris, peu d'importance à ce qu'on accordait. On ne voyait d'essentiel que la seigneurie obtenue et la position prise, sans s'embarrasser des formules et du style du contrat. Quand on occupe militairement un pays où l'on se sent étranger, surtout par la langue, c'est chose commune que la distinction soit assez mal établie entre la soumission volontaire et la sujétion par droit de conquête. Il arriva donc que bientôt on voulut gouverner indépendamment de la teneur du traité, et quand les Génois en réclamèrent les conditions, on les prit pour des sujets révoltés. Mais, à leur tour, ces pactes qu'ils venaient de souscrire, ils ne pensaient qu'à s'en affranchir. Cependant les commencements de ce nouveau régime n'eurent rien de pénible. Le gouverneur procéda promptement à l'exécution de la clause à laquelle le pays attachait le plus d'importance. Les habitants de Savone n'avaient pas voulu se remettre sous la dépendance de Gênes et l'on s'indignait qu'ils fissent difficulté de reconnaître la cession qui les remettait sous l'ancien joug. Saint-Pol marcha contre eux et ne les réduisit qu'après une assez longue résistance. Il fit rentrer aussi dans le domaine de la république Port-Maurice qui s'en était détaché. Après quelque hésitation, Montaldo traita et restitua Gavi.

L'assistance due aux colonies du Levant ne fut pas oubliée. Mais, tandis que l'invasion des Turcs de Bajazet, menaçant Constantinople, rendait précaire la position de ces établissements, les secours qu'on leur envoyait ne ressemblaient plus à ces flottes formidables des temps antérieurs. Les expéditions mercantiles avaient pareillement déchu. L'issue de l'une de celles-ci devint funeste. De deux galères chargées de marchandises, une tomba entre les mains des Turcs (1398), l'autre rapporta la peste à Gênes. La contagion n'épargna pas le reste du territoire; pendant longtemps elle reparut à de courts intervalles.

Cependant le gouverneur retourna à Paris, et aussitôt qu'on s'aperçut que les rênes n'étaient plus tenues par des mains fermes, des meneurs secrets semèrent le désordre comme pour essayer l'indépendance. On mit en jeu le réveil des vieilles factions, bien que, pour y donner prétexte, il n'y eût, ni plus rien de leurs anciens intérêts, ni cause qui en fournît de nouveaux. Les tumultes commencèrent dans les rivières aux cris de Vive l'aigle! Bientôt ils pénétrèrent dans la ville, et puisqu'on allait combattre au nom des gibelins et des guelfes, ce ne pouvait être que sous la conduite des Doria, des Spinola, des Fieschi. Ils reprirent leur place à la tête des partis, et s'organisèrent en deux camps au milieu de la cité. L'autorité française ne fut pas écoutée, et bientôt on la mit absolument à l'écart. A l'évêque de Meaux, qui en était le principal dépositaire, on reprocha d'être vendu aux guelfes, on lui insinua que sa présence à Gênes était inopportune; et, quand il eut cédé à cette sommation, on répandit qu'il était allé chercher des troupes pour revenir eu force au secours des guelfes. Ce fut un prétexte nouveau pour presser les hostilités; elles furent longues et sanglantes; le lieutenant du gouverneur en resta tristement spectateur impuissant. La calamité ne cessa que lorsque, l'habitude d'incendier les maisons de rue en rue s'étant établie, les propriétaires des deux couleurs avisèrent que la guerre se faisait aux dépens des riches et au seul profit des pillards et des brigands. On fit donc la paix; si l'on considère quel fut l'article principal du traité, on peut s'étonner que de telles querelles pussent finir par de semblables accommodements. Le grief des gibelins était que, malgré l'égalité du nombre des membres des deux partis dans le conseil, la partialité du gouverneur et sa voix prépondérante faisaient tout décider contre eux. Ils demandaient pour y remédier, d'avoir, sur dix- huit votants, dix membres de leur côté contre huit guelfes. Ce fut là le pacte accordé. Mais on stipula aussi que les fortifications de Castelletto seraient démolies, qu'il n'y resterait que la tour, et cette clause était contre le gouverneur français bien plus que contre les guelfes.

Ce fut le résultat d'une guerre intestine de quarante jours. On en estima le dommage à un million de florins. Il y périt un grand nombre de citoyens, et en un seul jour quinze nobles ou notables des deux partis.

Pendant ces événements tragiques, Montaldo mourut victime de la maladie épidémique. Après avoir brillé de quelque éclat dans les premières époques de son élévation, il n'avait plus joué que le rôle douteux et subalterne d'un intrigant aux ordres du tyran milanais.

La cour de France résolut, après quelque hésitation, de rétablir son autorité dans Gênes. Elle expédia un nouveau gouverneur. Ce fut Colard de Caleville, chambellan du roi. Quand sa venue fut annoncée; quatre députés furent envoyés à Asti au-devant de lui. Ils allaient s'assurer si le gouverneur n'amenait pas plus de forces que le traité ne l'avait réglé. Mais ils ne trouvèrent dans sa compagnie qu'une vingtaine de chevaliers ou de gens d'armes. Sur cet avis on se prépara à recevoir honorablement le nouveau représentant du roi. Il entra à la tête d'un brillant cortège; mais la foule qui le précédait criait encore Vive l'aigle!

(1399) Il ne fallut que quelques mois pour voir les fruits des sentiments populaires éveillés dans les derniers troubles. Environ deux cent cinquante artisans se lièrent en confraternité et tinrent des assemblées politiques. Leur but était de faire exclure les nobles du conseil. Le gouverneur manda le président de cette société; au lieu d'obéir, elle prit les armes aux cris de Vivent le peuple et le roi! Tandis que le gouverneur, se faisant assister des principaux populaires, allait à eux désarmé pour employer la persuasion à les apaiser, ils s'emparèrent du palais, ils s'occupèrent à y organiser le gouvernement, et ils mandèrent à Caleville de venir y vaquer avec eux. Déjà les forts étaient entre leurs mains; les paysans des vallées accouraient pour se joindre à eux: des gens habiles commençaient à se montrer à la tête de ces mouvements désordonnés et à s'en saisir pour leurs fins particulières. Le gouverneur faiblit, les classes supérieures s'alarmèrent, et enfin la noblesse céda au temps. Les nobles sortirent du conseil sur la promesse secrète d'y être rétablis aussitôt qu'on le pourrait avec moins de danger. Tout se soumit alors: il y eut amnistie générale et paix dans la ville. Mais tout à coup la plus bizarre des diversions vint changer le cours des idées. Des processions dévotes d'hommes, de femmes, d'enfants cachés sous le sac du pénitent, coururent en tous sens de la Provence à Rome, et jusqu'au fond de l'Italie. Cette dévotion nouvelle ou renouvelée des flagellants fut spontanée; le pape ne l'avait pas indiquée, et même il la condamna sans que le peuple y fût moins obstiné. Une vision divine, dit-on, l'avait déterminée; à mesure qu'elle se répandit, de nouveaux miracles s'opérèrent et la recommandèrent de province en province. De ces miracles le plus grand fut sans doute de suspendre la fureur des partis et d'opérer, parmi les haines invétérées, des réconciliations nombreuses, si ce n'est solides. En ce moment l'Italie n'entendit parler d'aucun événement, de nulle autre affaire. Dans ces louables dispositions on partait d'une ville, marchant deux à deux, sous le sac et le capuce; les habitants des villages venaient sur le passage se joindre à ces longues processions. Les prêtres et les croix précédaient les fidèles. Ils chantaient des hymnes; le Stabat mater était le cantique favori de ces pèlerins. De distance en distance, ils se prosternaient en criant tantôt miséricorde! et tantôt paix! paix! Quand ils avaient atteint quelque cité assez éloignée, qu'ils l'avaient édifiée en visitant ses églises et ses sanctuaires, la procession rétrogradait et rentrait dans ses foyers. C'est du lieu où elle s'était arrêtée qu'il en partait une semblable qui allait propager plus loin leur nouvelle dévotion. Ainsi, comme une contagion, la pratique s'en étendit de proche en proche à une grande distance et en tout sens. Mais en plusieurs lieux cette dévote mascarade fut suspecte à la soupçonneuse tyrannie ou à la liberté ombrageuse. Jean- Galéas ne voulut point l'admettre à Milan. A Venise quelques moines voulurent y initier le peuple, la république sévit contre eux. A Savone on ne laissa pas entrer les pèlerins qu'ils ne se fussent découverts. Mais à Gênes cette superstition fut accueillie avec enthousiasme, elle y prit une nouvelle vigueur. Les habitants si divisés des campagnes se réunirent soudain dans la concorde et dans l'humilité. Les nobles de la ville qui se trouvaient aux champs se mêlèrent aux processions rustiques qui se dirigèrent vers la cité. Les citadins, touchés de ces merveilles, y répondirent avec transport. Il sortit de leurs murs une procession solennelle où les sexes, les âges, les conditions se mêlèrent à l'envi. Tous les travaux furent suspendus neuf jours; quand les ateliers se rouvrirent, les heures de la soirée furent encore réservées pour répéter dans la ville les stations d'église en église. Toutes les dévotions des confréries déjà formées, les exercices même des flagellants, reprirent une nouvelle ferveur. Les miracles ne manquèrent pas à la foule crédule. Enfin l'on remarqua comme l'un des prodiges, et qui ne fut pas le moindre, qu'au milieu de tant et de si longues courses, jamais pèlerin, homme ou femme, ne souffrit ni ne se plaignit de la fatigue.

Pendant un an les processions continuèrent dans Gênes. Quand le zèle fut tout à fait épuisé, l'habit conservé dans les oratoires de confrères et une confrérie permanente établie à cette occasion perpétuèrent le souvenir de ce grand et singulier mouvement.

(1400) Il avait donné assez de relâche à la chaleur des partis pour que le gouvernement crût pouvoir en profiter en rouvrant la porte des conseils aux nobles qu'on en avait exclus quelques mois auparavant; mais déjà hors de la ville, les prières finies, la discorde avait reparu. Dans la ville il s'élevait d'autres nouveautés. L'association populaire déjà tentée s'y ranima avec des forces singulières et ne craignit pas de traiter l'autorité du roi de France, comme on en avait usé avec celle du roi Robert. Les artisans assemblés déclarèrent publiquement que la république leur paraissait mal ordonnée et qu'ils entendaient prêter la main pour y remédier. Ils investirent de leur pouvoir quatre prieurs avec douze conseillers nommés parmi eux et qui devaient être renouvelés de quatre en quatre mois. Ils étaient mi-partis de gibelins et de guelfes. Leur fonction était de dénoncer les abus, de les poursuivre et d'appeler le peuple entier au secours du bon droit, si quelque obstacle était opposé à la justice. Les artisans avaient juré d'obéir en tout à ces tribuns et de n'obéir qu'à eux. Cette magistrature eut d'abord un grand crédit. Les opprimés y recouraient. Des notables, sans appartenir aux professions associées, des nobles même fréquentaient leurs assemblées, et venaient y suggérer leurs vues sous le prétexte du bien public. Les prieurs avaient établi leur séance au palais; ils assemblaient leur conseil au son de la cloche; ils s'entouraient, en un mot, de formes ambitieuses. Il est pourtant possible qu'ils ne fussent là que pour répondre au gouvernement de la direction des classes inférieures, secrètement serviles tandis qu'ils paraissaient menaçants.

Quoi qu'il en soit, l'institution dénotait la grande impuissance du gouverneur qui la souffrait, ou l'aveu de bien peu de ressources s'il la provoquait pour en appuyer son autorité. Aussi, il suffit qu'un factieux banni parût aux portes de la ville avec une poignée d'hommes, qu'il fit crier Vive le peuple! et à cette voix un grand nombre de citoyens prirent les armes. Le gouverneur, se voyant abandonné, sortit du palais et s'enfuit. Les prieurs furent laissés seuls. Les artisans allèrent se ranger de nouveau sous la direction des grands personnages du parti populaire aussitôt accourus pour empêcher la noblesse de s'emparer de la place vacante. Guarco et les frères de Montaldo, héritiers de ses prétentions, essayèrent de s'emparer du pouvoir. Baptiste Boccanegra, fils du premier doge, concurrent déjà tant de fois signalé, fut enfin nommé pour régir la république sous le titre de capitaine pour le roi de France. Il s'empressa de faire porter ses obéissances à Paris et d'y demander la confirmation de sa dignité. Son envoyé n'obtint pas même audience. Caleville, réfugié à Savone, fut autorisé par sa cour à requérir les secours du duc de Milan et des marquis Caretto pour faire prévaloir la puissance royale et pour en venger les affronts.

Mais si Boccanegra devait se voir bientôt la victime de cette menace, le pouvoir lui échappa bien avant. Les Adorno expulsèrent le capitaine. Il y eut alors une confusion dont il n'est pas facile de suivre les mouvements. D'abord un des Fregose se joignit aux frères Adorno avec lesquels un mariage l'avait allié. On cria vivent Adorno et Fregose! d'une même voix, et des couleurs si longtemps rivales flottèrent réunies dans les rues de Gênes. Leur adversaire était Guarco, qui, après avoir soutenu Boccanegra, combattait maintenant pour ses propres prétentions. Boccanegra lui-même se représenta; il vit son parti grossi par l'accession des frères Montaldo, Bientôt après, les Fregose entrèrent dans la même ligue, malgré leur alliance avec les Adorno. Mais entre ces contendants seuls existait la guerre. Cette querelle si compliquée d'intrigues n'excita dans la masse des citoyens que l'indifférence et le mépris. Tous se saisirent et s'expulsèrent du palais tour à tour. Le public fut également froid pour les soutenir ou pour les repousser. Mais l'anarchie ne pouvait durer toujours. Le voeu du peuple prononça le nom de Baptiste de Franchi, l'un des anciens du conseil, et la puissance tomba entre ses mains, du consentement des prétendants; car, dans leur impuissance commune, il ne restait plus à chacun d'eux qu'à donner l'exclusion à ses rivaux. De Franchi était un plébéien gibelin, membre de cette agrégation de plusieurs familles qui depuis soixante ans avaient contracté une parenté volontaire. La dénomination de Franchi exprimait leurs sentiments populaires; mais celui-ci paraît avoir été un de ces hommes timides qui, flottant dans les temps de trouble entre l'ordre légal et l'impulsion populaire, font sans cesse trop ou trop peu, et ne réussissent qu'à se compromettre; il se démit et se retira effrayé. Enfin, à l'insinuation du duc de Milan dont le roi de France avait demandé la médiation, il fut convenu que Gênes recevrait un lieutenant du gouverneur français, car, pour le gouverneur lui-même, on répugnait invinciblement à le revoir. Les causes de la haine qu'il avait inspirée ne sont pas marquées, mais l'historien de Boucicault, son successeur, accuse les premiers gouverneurs de Gênes de s'être fait haïr par une conduite imprudente envers les femmes; il est probable que cette accusation porte sur Caleville1.

Le lieutenant de celui-ci fit donc l'office de gouverneur; mais il n'acquit aucune prépondérance. Des attentats particuliers troublèrent la ville et les campagnes et ne furent pas réprimés. On essaya plusieurs fois d'émouvoir la cité par le cri de vive le peuple; et enfin les habitants des vallées firent dans Gênes une irruption qui intimida le lieutenant. Il quitta le palais et alla se placer dans la forteresse de Castelletto. Les citoyens, assemblés afin de pourvoir à cette occurrence, rappelèrent de Franchi et proposèrent de le donner pour collègue au lieutenant français. De Franchi refusa cette autorité partagée; alors on le nomma seul; quelques voix lui décernaient le titre de doge; il s'obstina à n'accepter que celui de capitaine pour le roi. Cette nomination fut suivie de quelques jours de calme sans qu'on en fût mieux d'accord. De Franchi était cher aux classes inférieures; les populaires d'un ordre plus relevé se divisaient suivant la faveur qu'ils accordaient aux Adorno, aux Fregose, aux Guarco, aux Montaldo; les nobles voulaient un gouverneur qui vînt de France. De moment en moment, des querelles, de nouveaux désordres naissaient de la situation chancelante de l'autorité.

CHAPITRE VI.
Gouvernement de Boucicault. - Expédition au Levant.

(1401) Un nouveau gouverneur français avait été nommé enfin, et, sur ces entrefaites, il était arrivé à Milan. Celui-ci, connu des Génois, avait déjà bien mérité de la république, et tous ceux qui s'accommodaient de la seigneurie du roi de France l'avaient désiré. C'était le brave maréchal Boucicault. Il avait combattu à la bataille de Nicopolis, perdue par les chrétiens contre les Turcs. Il fut au nombre des prisonniers avec le duc de Nevers, qui fut depuis le duc de Bourgogne. Les marchands génois et vénitiens avaient été employés à négocier et à solder la rançon de ces nobles captifs1. Boucicault, qui brûlait d'aller venger sa disgrâce dans de nouveaux combats contre les musulmans, avait profité d'une occasion qui s'en était offerte. En 1398, la république envoyait quelques forces à Constantinople pour secourir ses établissements de Péra et son allié l'empereur grec contre les efforts de Bajazet. Le roi de France fit armer à Gênes, à ses frais, deux galères pour concourir à cette expédition, Boucicault vint s'y embarquer avec quelques preux compagnons. Cette petite troupe de chevaliers se répandit sur les bords de l'Asie et y fit d'assez grands exploits. Au milieu de ces brillantes aventures, Boucicault apprit que Péra et les faubourgs de Constantinople étaient attaqués par les Turcs; il y conduisit ses braves; leur secours inattendu déconcerta les ennemis, Péra fut sauvé. Les nobles aventuriers protégèrent le pays un an entier. L'empereur vint alors en Occident implorer de plus grands secours, le maréchal le devança. C'est en ce moment que les Génois, mécontents de Caleville, et ne pouvant ni s'accorder entre eux pour se passer d'un modérateur étranger, ni d'ailleurs rompre le contrat fait avec le roi de France, pensèrent à demander Boucicault. Suivant les mémoires du maréchal, une délibération et une ambassade formelle sollicitèrent sa nomination; suivant les historiens du pays, ce fut après les premiers temps de son administration que deux ambassadeurs allèrent à Paris demander que son gouvernement fût déclaré à vie. Quoi qu'il en soit, à son arrivée on le reçut avec confiance et avec honneur.

Boucicault s'était arrêté à Milan. Il avait pris le temps de se faire instruire de ce qui s'était passé à Gênes; il connaissait les choses et les hommes, il venait avec un plan arrêté et il conduisait près de mille hommes d'armes. Il en mit d'abord une partie à la solde de l'État et en forma les garnisons des forts.

On était allé au-devant de lui à son entrée, et les personnages les plus impliqués dans les derniers troubles n'avaient pas hésité à paraître parmi ceux qui lui rendaient leurs respects. Mais dès le jour même il fit rappeler au palais Baptiste Boccanegra et Baptiste de Franchi. Ils furent arrêtés, une sentence rendue à l'instant par des juges français les déclara coupables de lèse-majesté pour avoir usurpé le titre et les fonctions de capitaines pour le roi. Sans leur donner le temps d'entrer en prison, ils furent conduits au supplice. Ils s'excusaient en vain sur la nécessité, sur leurs intentions; ils demandaient du moins le temps de pourvoir à leurs affaires et à leurs consciences. Avant la fin du jour, Boccanegra, moins heureux cette fois que lorsqu'il était condamné sous les yeux de Montaldo, eut la tête tranchée en présence du peuple effrayé de cette prompte rigueur. De Franchi, les mains liées, attendait le même sort. Les assistants émus de pitié, profitant de l'obscurité, se précipitèrent sur lui et le séparèrent de ses gardes; on lui jeta un manteau pour qu'il pût se perdre dans la foule. Il y eut des hommes prompts à couper ses liens et on le fit disparaître2.

Bientôt fut publié un ordre sévère pour le désarmement de tous les citoyens de la ville et des vallées. Après ces premières mesures Boucicault fit proclamer une pleine amnistie d'où ne furent exclus que six gibelins et un guelfe. Avec l'abolition des délits commis, le gouverneur fit marcher une justice sans rémission pour les manquements nouveaux. Il ne confia point l'autorité répressive à un podestat italien; un Français, Pierre de Villeneuve, en remplit, sous un autre titre, les fonctions rigoureuses. Gênes n'était pas accoutumée à une fermeté si soutenue. L'habitude du pardon qui s'accordait à chaque mutation avait tellement enhardi à des désordres sans cesse renouvelés, que les amnisties en étaient décriées. Depuis peu de mois l'on venait de décréter que tout meurtrier qui aurait échappé à la peine ne pourrait, sous aucun prétexte de pardon ou d'innovation dans le régime, être dispensé de cinquante ans d'exil. Boucicault ne se tint pas à cette règle, et il pardonna tous les crimes antérieurs, en empêchant bien que cette grâce n'autorisât personne à de nouvelles violences. Tout méfait fut puni d'un prompt supplice. De nombreux exemples apprirent aux habitants si redoutés des vallées à s'abstenir de tout désordre. Un noble, qui avait cru pouvoir intervenir à main armée dans l'élection d'un prieur de couvent, paya de sa tête un abus de la force qu'il avait à peine considéré comme une témérité3.

Dans les derniers mouvements les classes inférieures avaient revendiqué leur part dans l'administration des affaires communes. C'était à la faveur et par l'organe des corporations de métiers qu'avait éclaté cette prétention redoutable. Appuyée des mêmes institutions, la démocratie avait triomphée Florence, elle pouvait se remontrer à Gênes et prévaloir par la vigueur tumultueuse du peuple. Les aristocraties de fait et d'opinion qui circonvenaient le gouverneur ne craignaient rien tant, et lui-même n'était pas disposé à donner carrière aux entreprises populaires. A l'époque annuelle où les artisans changeaient leurs consuls, il défendit d'y procéder. On ne tint pas compte de son ordre, une élection eut lieu. Il fit emprisonner à l'instant les nouveaux officiers et les anciens qui les avaient fait nommer. Les corps de métiers furent taxés à une amende de 2,000 florins. Dès lors les réunions populaires furent interrompues, les confréries de pénitents n'osaient plus s'assembler dans les oratoires, même pour vaquer à leurs dévotions communes. A la place des consuls des métiers on érigea une magistrature nouvelle de deux nobles et de deux plébéiens qui présidèrent aux professions industrieuses. Les hommes de loi, les notaires, les médecins, avaient compté parmi les artisans; on les en sépara à cette occasion. Boucicault, encore agréable aux classes supérieures, commença dès ce moment à décliner, du moins dans l'affection du peuple. On se préoccupa des moindres circonstances qui portaient atteinte à cette ombre d'indépendance qu'on avait cru conserver sous un seigneur étranger. On murmura quand les fleurs de lis prirent place dans les armes de la république, et quand les actes publics qu'on rédigeait au nom du peuple ne se firent plus qu'au nom du roi.

(1402) Le gouverneur ne tarda pas à faire rebâtir la citadelle élevée du Castelletto, qu'il rendit d'une force imposante. Il fortifia également la darse au bord de la mer; par là il tenait en respect la ville turbulente. Les forteresses de la Spezia et de Chiavari furent aussi édifiées. Il faut cependant rendre justice à son administration, il donna beaucoup de soins aux intérêts de la république. Il expédia des galères dans tous les établissements du Levant et de la mer Noire, à Chio, à Famagouste. Autour de lui il s'occupa à faire rentrer au domaine public les terres que l'usurpation en avait démembrées. Bientôt il ne restait plus à recouvrer que Monaco tenu par Louis Grimaldi, et la Pieve dans la vallée d'Arocia conservée par les Caretto. Il enleva Monaco et força Caretto à rendre la Pieve.

En même temps il s'appliquait à décrier ces misérables distinctions de partis, occasions de tant de désordres et déjà si éloignées de leur origine et si dépouillées de motifs; car, disait-il aux Génois, comment les citoyens d'une même ville peuvent-ils être ennemis mortels, sans procès, sans intérêt de propriété de terrain, ou d'argent? Comment peuvent-ils se dire l'un à l'autre: «Tu es du lignage guelfe et je suis gibelin; nos devanciers se haïrent, ainsi ferons-nous?»

Les mémoires du maréchal nous donnent une idée de la prospérité et de la richesse du pays. Peu d'années auparavant, au milieu des troubles nous aurions pu noter une promulgation de lois somptuaires dirigées spécialement contre le faste des vêtements, lois tristement motivées sur ce que la dépense des femmes éloignait la jeunesse du mariage; c'était un signe de détresse qu'une telle nouveauté dans une ville de grandes fortunes et d'un commerce extérieur qui y multipliait les objets des jouissances de luxe. Mais maintenant les dames avaient repris la soie et l'or, les perles et les pierreries de grande valeur. Quand Boucicault, se voyant solidement établi, appela auprès de lui sa femme Antoinette de Turenne, tous les Génois, en allant à sa rencontre, se vêtirent d'habits nouveaux à ses couleurs, depuis les artisans jusqu'aux grands, couverts de velours et de nobles draps. Les présents qu'elle reçut, les fêtes splendides qui célébrèrent sa bienvenue répondirent à ces magnificences.

Les intérêts de la république au Levant exigeaient de plus en plus la vigilance; ils se compliquaient chaque jour. Les Turcs menaçaient toujours la colonie de Péra qu'ils regardaient comme le meilleur boulevard de Constantinople. C'est alors que Tamerlan parut. Instruit que les chrétiens étaient comme lui ennemis de Bajazet, il envoya aux Génois des encouragements et des présents4; ils y répondirent par des démonstrations assez vaines, ils arborèrent solennellement dans Péra le drapeau du conquérant tartare. Bientôt il les eut délivrés de Bajazet; mais le vainqueur ne fut pas moins redoutable qu'aurait pu l'être son captif; il ravagea Smyrne et Fochia, villes chrétiennes où les Génois avaient des colons. Les fils de Bajazet s'étaient sauvés à Gallipoli avec ses trésors et quarante mille hommes, débris de ses armées. Les vaisseaux chrétiens abordaient dans le port de cette ville. Dans la terreur commune les Turcs et les chrétiens y firent une sorte de paix précaire; les Génois y gagnèrent d'avoir leurs établissements garantis pour un temps5.

Dans l'intervalle, l'empereur Manuel, celui que Boucicault avait défendu dans sa capitale et qui était venu mendier les secours de l'Occident, regagnait lentement le chemin de ses États; car il ignorait encore l'issue de la lutte des Tartares contre son redoutable ennemi. Après avoir parcouru l'Angleterre et la France, il parut à Gênes6. Le maréchal revit avec joie et reçut avec magnificence un prince qu'il avait protégé. On alla à sa rencontre, il entra sous le dais; les principaux des nobles et des citoyens lui servirent de cortège. Les plus belles femmes de Gênes vinrent orner les fêtes qui lui furent prodiguées. L'État lui fit présent de 3,000 florins, secours fort nécessaire à l'auguste voyageur: enfin, pour son assistance on promit l'envoi de trois galères armées. En secourant Constantinople, on avait en vue la défense de Péra.

Dans ces entrefaites éclatait une autre nouveauté. Jacques de Lusignan, si longtemps prisonnier de la république, et dont elle avait favorisé l'accession au trône de Chypre, était mort. Sa couronne avait passé à son fils qui, né à Gênes durant la captivité de son père, en avait eu le nom de Janus. Les Génois croyaient avoir de grands droits à la reconnaissance de ce jeune prince. Il en jugeait autrement; ils possédaient toujours Famagouste dans son île, et il supportait impatiemment leur voisinage, et ce qui lui semblait une usurpation. Le roi entreprit d'employer la force. Sur ses démonstrations Antoine Grimaldi, chevalier de Saint-Jean de Jérusalem, fut envoyé de Gênes avec trois galères pour la défense de la place. Sa seule apparition mit en fuite l'armée de Janus; celui-ci n'échappa qu'avec peine. Grimaldi entra triomphant dans Famagouste, mais il fallait de nouveaux renforts; Boucicault déclara qu'il les conduirait lui-même. Dans son humeur chevaleresque un gouvernement politique et civil ne suffisait pas à son activité belliqueuse. Il voulait encore revoir ces contrées d'Orient où il avait combattu, et se retrouver aux prises avec les infidèles, tout en mettant à la raison le jeune roi de Chypre. Quand cette résolution fut connue, Janus se hâta d'expédier un négociateur à Gênes; mais ce fut vainement: le maréchal, laissant le gouvernement pendant son absence à Lavieuville, son lieutenant, s'embarqua et partit.

A peine sa flotte avait atteint le golfe Adriatique qu'elle se vit veillée et en quelque sorte poursuivie par treize galères de Venise commandées par Carlo Zeno. Les derniers événements dans lesquels les deux républiques s'étaient trouvées en contact les avaient laissées en dispositions peu amicales, mais en paix et sans sujet de querelles. Boucicault, assez mécontent d'être ainsi épié, se tint sur ses gardes, déterminé néanmoins à ne point donner de prétexte à un commencement d'hostilités. Il toucha sans crainte au port de Modon qui dépendait des Vénitiens. Les galères de Zeno se rapprochèrent aussitôt et entrèrent dans le port aussi promptement que les Génois. L'empereur Manuel, qui se savait enfin délivré de Bajazet, se rendait dans ce même port pour se faire conduire à Constantinople. Boucicault lui donnant quatre galères, Zeno voulut en fournir quatre des siennes. Boucicault affecta de témoigner de la satisfaction de ce concours dans une assistance honorable. Il demanda au Vénitien de concourir de même à d'autres expéditions; il se rendait à Rhodes où il espérait trouver l'assurance de n'avoir point de guerre à faire en Chypre, et, libre de ce soin, il proposait que les deux flottes allassent en commun porter la guerre aux Sarrasins au profit de la chrétienté. Zeno annonça que pareillement il allait à Rhodes et que là il ferait réponse. Parvenu dans cette île, il s'excusa sur ce que n'ayant pas d'instruction de sa république, il ne pouvait se permettre aucune entreprise.

Le grand maître de Rhodes s'était entremis pour négocier la paix avec le roi de Chypre; mais les réponses décisives se faisaient attendre. L'impatient Boucicault demanda quelle place des infidèles on pouvait aller attaquer pour ne pas rester oisifs. On lui indiqua Escandalour dans le golfe de Satalie7. Cette place était occupée par un seigneur mahométan qui, se voyant assiégé, demanda d'abord ce qu'il avait fait aux Français et aux Génois pour être traité par eux en ennemi. On s'empara du port et de la ville basse qui le bordait. On pilla et l'on incendia les vaisseaux et les magasins. On renversa à grands coups de lance les défenseurs qui se présentèrent en campagne, on ravagea les faubourgs et les jardins qui leur servaient de refuge. Boucicault eut le plaisir de donner l'ordre de chevalerie sur le champ de bataille à des Français et à des Génois; mais la ville tenait: on n'avait rien de ce qu'il fallait pour la réduire, et rien à en faire quand on l'aurait conquise. Le Sarrasin négocia et offrit de marcher comme auxiliaire contre le roi de Chypre; il fit valoir les secours que son pays pouvait offrir; enfin il eut l'habileté de renvoyer à Rhodes le maréchal et ses chevaliers. Ce n'avait été pour Boucicault qu'un passe-temps de quinze jours.

Cependant le traité avec Janus avait été conduit à sa fin. Le roi paya les frais de la guerre. Boucicault ne resta que quatre jours en Chypre, pressé de retourner au combat contre des infidèles. Janus fit partir deux galères avec la flotte génoise; mais l'une des deux déserta dès le premier jour. Tout ce qui pouvait être utile à la république était obtenu par la paix de Chypre, et sur la flotte on ne demandait plus qu'à regagner Gênes; mais Boucicault ne calculait pas ainsi, il ne voulait pas retourner sans batailler. Il se fit conduire à Tripoli, il y débarqua et y prodigua des exploits inutiles. S'il ne surprit pas la ville, il se persuada que la faute en était aux Vénitiens qui avaient eu la perfidie d'avertir les Mores de sa venue. De là il alla sur la côte de Syrie, insultant les villes du bord de la mer, ravageant, brûlant ce qu'il pouvait atteindre, et laissant partout des marques d'une bravoure exercée sans motif et sans fruit. Il s'obstinait à se porter sur Alexandrie; le vent l'en écarta ou plutôt la mauvaise volonté et la prudence de ses pilotes. La saison des tempêtes approchait, les maladies se faisaient craindre: on obtint enfin l'ordre de retourner en Occident, on regagna l'Adriatique; neuf galères génoises étaient renforcées d'une de Chio et d'une de Rhodes. Alors se présentèrent les treize galères vénitiennes toujours à la poursuite. Le rivage de Modon, à cette apparition, se couvrit d'hommes armés. Deux grands vaisseaux à bords relevés chargés de combattants stipendiaires se détachèrent du port et vinrent joindre les Vénitiens. Boucicault doutait encore que cet appareil fût destiné à l'attaquer. Les Génois l'avertirent qu'il était temps de se préparer au combat. Il l'attendit, mais ce ne fut pas longtemps. Les Vénitiens assaillirent avec vigueur. Les deux grands navires vinrent presser la galère du maréchal; elle ne fut dégagée qu'à force de bravoure. Quand, après une sanglante mêlée de plusieurs heures, les deux flottes se séparèrent, celle de Venise emmena avec elle à Modon trois galères génoises, et laissa Boucicault se glorifier d'avoir gardé le champ de bataille.

On se demanda pour quelle cause les deux républiques étaient ainsi entrées en guerre. Les Vénitiens se justifiaient de leur agression en exposant leurs griefs. Quand ils avaient vu Boucicault parcourir leurs rivages et s'approcher de leurs établissements, ils avaient dû faire surveiller sa marche. Il avait semé dans le Levant des accusations odieuses; il avait pris un de leurs bâtiments sans provocation. A Barut8 leurs marchandises avaient été pillées. Le maréchal répondait que dans une ville ennemie on avait profité des droits de la guerre, qu'il aurait fait respecter ou rendre les propriétés des Vénitiens si quelqu'un s'était présenté à Barut pour les réclamer. Il avait pris, mais remis en liberté un bâtiment, et il aurait pu le retenir, car ce navire était expédié en Syrie pour avertir de sa venue et pour faire mettre les Sarrasins en défense contre lui, ainsi qu'on l'avait fait à Tripoli. Le bon maréchal traitait une telle démarche de perfidie énorme entre chrétiens, et cependant si ces chrétiens avaient les produits de leur commerce compromis dans une ville menacée d'une invasion imprévue, la sollicitude pour les sauver était aussi légitime que raisonnable.

Quoi qu'il en soit, Boucicault de retour à Gênes voulait employer toutes les forces de la république pour pousser une guerre où son amour-propre et ses ressentiments personnels étaient engagés. Il ordonna à ses Génois d'arrêter les navires vénitiens partout où ils les rencontreraient. Mais Gênes semble avoir mis peu de zèle à soutenir cette lutte dispendieuse et inattendue. Les Vénitiens s'étaient adressés à la cour de France pour s'expliquer et pour accommoder le différend. Les chevaliers français, faits prisonniers sur les trois galères capturées, ennuyés de leur captivité, écrivaient, à Gênes au maréchal, et à Paris à toute la cour de France, de ne pas prolonger leur captivité par des résolutions violentes. Boucicault reçut du roi l'ordre de ne faire ni de ne permettre aucune hostilité nouvelle et de se prêter à la pacification des deux peuples. Un ambassadeur ou syndic de Gênes fut envoyé à Venise, et, après quelques semaines de négociations, la paix fut proclamée et les prisonniers délivrés. Alors Boucicault fit partir pour Venise un héraut chargé de ses lettres écrites non par le gouverneur de Gênes, mais par le chevalier et le maréchal de France. Il déclarait qu'il s'était abstenu de mettre obstacle à la paix que les Génois avaient traitée en ce qui les concernait, mais que de sa personne il restait ennemi des Vénitiens et leur demandait raison de leurs actes et de leurs mensonges. Il défiait en combat singulier le doge et Charles Zeno. Il offrait pour cette rencontre les conditions les plus variées; ou corps à corps, ou lui cinquième contre six Vénitiens, dixième contre douze, quinzième contre dix-huit, vingt-cinquième contre trente; ou bien, comme il faut présenter des armes égales à ses adversaires, il proposait la bataille sur mer, galère contre galère. Ces défis étaient faits sous la seule réserve que les champions des ennemis seraient exclusivement Vénitiens, ceux du maréchal seraient Français ou Génois.

Il fut extrêmement blessé quand son héraut revint de Venise sans lui rapporter aucune réponse. Dans sa colère il donna commission encore à quelques armateurs de courir sur les Vénitiens à son profit et sous sa responsabilité; mais il eut bientôt d'autres embarras et d'autres ennemis.

CHAPITRE VII.
Derniers temps du gouvernement de Boucicault.

Pendant le voyage de Boucicault, la tranquillité de Gênes n'avait pas été parfaite. Le lieutenant n'avait pas obtenu le respect et l'obéissance réservés à la personne et à l'autorité du gouverneur. D'anciens mécontents s'étaient remontrés. Ils étaient probablement envoyés par les Visconti, pour qui la souveraineté de Gênes était sans cesse un objet d'envie. On voit nommés à la tête ou à la suite des insurrections, des Doria, des Lomellini, des Mari. Leurs incursions mettaient la frayeur parmi les citadins dans leurs maisons des champs; quant aux habitants des campagnes, ils s'exposaient pour favoriser les bannis et leur donnaient asile. Plusieurs populations avaient pris les armes, et ce qui était le plus fâcheux, elles avaient protesté que l'impossibilité de satisfaire aux impositions dont on les accablait les poussait à la révolte. Leurs magistrats locaux qui essayaient de les remettre dans l'ordre furent plus d'une fois leurs premières victimes. Les forces envoyées contre eux ne remportaient pas toujours la victoire. Le gouvernement français de Gênes penchait évidemment pour les guelfes, et c'était une des principales causes qui lui aliénaient le plus grand nombre. Il montrait cette disposition dans les moindres choses. Il faisait effacer minutieusement les aigles que les gibelins modernes avaient reprises pour emblème, symbole qui assurément n'impliquait plus un appel à la puissance impériale, mais cette partialité éclatait avec d'autres conséquences dans les affaires du dehors et multipliait les difficultés et les ennemis.

Chaque jour Boucicault devenait moins agréable aux Génois. Déjà pour faire haïr ce gouvernement, il eût suffi qu'il fût devenu dispendieux, et il l'était excessivement. Les augmentations que le salaire du gouverneur avait subies en étaient le moindre article. Suivant le traité primitif, 8,500 livres lui étaient assignées, comme autrefois aux doges; mais, dit un historien, les livres étaient devenues des écus. Comme les doges il devait payer sur son traitement celui de ses officiers: la république fut successivement forcée de soudoyer un nombreux état-major et une foule de stipendiés. Les armements de Chypre avaient exigé beaucoup d'argent; on n'en put faire qu'à force de taxes. Le génie fiscal s'épuisa à en inventer. Il en fut établi de nouvelles non-seulement sur les consommations de viande, de poisson, de bois, sur les chevaux, sur l'usage des perles, mais même sur les actes publics; car les droits d'enregistrement ne sont pas d'une invention moderne, et ce sont là les institutions qui ne s'abrogent jamais. On mit même un impôt sur le salaire des gens de mer; plusieurs de ces taxes s'étendaient sur les campagnes, et elles suffisaient pour en soulever les habitants, ce qui se répéta à plusieurs reprises.

D'autre part, la Corse était révoltée. Gênes régissait cette île par des magistrats qui s'y érigeaient en vice-rois. Boucicault fit bien ordonner qu'aucun gouverneur ne pourrait y rester en place plus de cinq ans; mais la précaution fut insuffisante. Dès leur arrivée, oppresseurs, par système, des naturels réputés sujets, jaloux des autres Génois puissants possessionnés dans l'île, accoutumés à se défaire violemment des hommes qui leur étaient suspects après les avoir attirés par des invitations perfides, ces administrateurs superbes ne firent que des ennemis à leur patrie. Les factions et les révolutions qui l'agitaient elle-même mirent la Corse en feu et la tinrent dans une longue anarchie dont Boucicault ne vit pas la fin.

Les mêmes semences de division pénétrèrent jusqu'au Levant, dans ces colonies où les exploits du maréchal et son zèle valeureux, si ce n'est éclairé, avaient dû lui faire des partisans. L'île de Scio se révolta: elle était gouvernée par un délégué de la république, tandis que le domaine en appartenait, comme on sait, aux actionnaires cessionnaires de l'État. Nous trouvons à Gênes des Giustiniani parmi les compétiteurs du pouvoir que le régime français avait déshérités. C'est à Scio qu'éclata leur malveillance quand la fortune de Boucicault parut chanceler. Ils soulevèrent la population de l'île au nom de saint George et du peuple. On chassa le podestat venu de Gênes, on désarma la garnison, on organisa des forces sous prétexte de se mettre en défense. On ne négligea pas de s'emparer des objets trouvés sur les vaisseaux de Gênes. A cette nouvelle Boucicault fit arrêter tous les parents des habitants de Scio. Il envoya contre l'île Conrad Doria avec trois galères et trois vaisseaux; mais l'amiral, dans ses vues personnelles, pensait plus à la pacification qu'à la vengeance. Après quelques démonstrations, il se mit bientôt d'accord avec ses compatriotes; l'ordre fut rétabli; quelques chefs de l'insurrection se laissèrent exiler; l'île parut rentrer sous la domination du gouvernement français de Gênes, et en attendre patiemment la fin qui devenait imminente.

(1405) Dans l'intervalle Boucicault avait eu le malheur de se livrer à une grande entreprise, il avait voulu forcer les Génois dans leurs opinions religieuses. La France, pendant le grand schisme, n'avait pas le même pape qu'eux, le gouverneur s'obstina à leur faire abjurer le leur pour prendre le sien.

L'obligation de se ranger à l'obédience du pape d'Avignon et de renoncer à celle du pape de Rome eût suffi pour empêcher Gênes de se soumettre à la seigneurie de Charles VI; mais une parfaite liberté avait été stipulée à cet égard. Les Français pouvaient d'autant plus facilement laisser Gênes à son indépendance sur ce point qu'eux-mêmes au moment du traité tenaient médiocrement à leur pontife. Ils avaient adhéré aux successeurs de ce Clément que les cardinaux, effrayés de leur ouvrage, avaient essayé de substituer au farouche archevêque de Bari. Fatigué cependant de la longueur du schisme quand cette tiare était passée à Pierre de Luna, sous le nom de Benoît XIII, le clergé de France n'avait voulu le reconnaître que sous la promesse de travailler à la paix de l'Église. Mais Benoît, le plus opiniâtre et le plus hautain des Aragonais, se conduisit dans un sens diamétralement opposé à ses promesses. On lui adressa vainement des remontrances et des sommations suivies de la suspension de toute obédience. A ces mesures il répondit par des démonstrations si hostiles qu'on fit marcher des troupes pour s'emparer de sa personne; Boucicault, avant d'être gouverneur de Gênes, avait commandé cette bizarre expédition. Il avait assiégé dans le château d'Avignon le pape réfractaire; il l'avait forcé à capituler. Benoît avait promis de se démettre quand son compétiteur en ferait autant. Dans cette attente il était resté en un état voisin de la captivité; mais enfin échappé à ses gardiens par la connivence du duc d'Orléans, frère du roi, il avait repris avec sa liberté toute sa hauteur, et les Français s'étaient remis d'eux-mêmes sous son joug sacré.

Le maréchal avisa qu'il importait à sa conscience et à son autorité de faire reconnaître par les Génois, son ancien prisonnier pour le véritable souverain pontife. Avec toute l'Italie ils avaient tenu pour le pape de Rome dès le commencement. Urbain, venu à Gênes, y traînant ses cardinaux enchaînés, les faisant pendre dans sa demeure. Urbain, dégoûtant, par ses violences, les fidèles les plus dévoués et repartant haï, n'en avait pas moins été le seul vicaire de Jésus-Christ. Sa légitimité n'était pas de celles que les Génois eussent jamais pu mettre en doute: elle avait passé à ses successeurs. C'est contre ces dispositions que Boucicault essaya son autorité. Le pape de Rome venait de répondre par un refus aux ambassadeurs français qui étaient allés l'exhorter à se démettre. Boucicault saisit cette occasion pour inviter les Génois à rejeter un pontife qui résistait aux volontés du roi leur seigneur1. Il assembla les citoyens non en parlement public, mais devant lui par familles et par quartiers, et leur demanda de choisir entre les deux papes. Ils se contentèrent de référer ce choix à la discrétion de leur gouverneur; et avec les sentiments connus de l'immense majorité parmi eux dans une matière qui touchait de si près leur conscience timorée, cette réponse est une lâcheté qui fait foi de la dépendance où ils se sentaient. Boucicault fut prompt à s'en prévaloir. Deux hommes seuls entrèrent dans ses conseils; l'un fut Baptiste Lomellini, l'autre le cardinal Louis Fieschi, qui se laissa retrancher du sacré collège de Rome, pour devenir cardinal du collège d'Avignon. Par ses intrigues il arracha au clergé de Gênes la reconnaissance de Benoît, elle ne fut pas plus unanime que sincère: plusieurs prêtres s'exilèrent à cette occasion. Benoît, jaloux de se montrer aux régions qui venaient de se soumettre à lui et qui ouvraient à son ambition le chemin de Rome, passa de la Provence à Nice et à Savone qui l'avait reconnu plus librement et plus promptement que Gênes. Enfin il se rendit dans cette dernière ville: Boucicault le reçut avec magnificence. Rien de ce qu'il peut y avoir d'officiel ne fut négligé. Le clergé marcha l'archevêque à la tête; les fonctionnaires n'y manquèrent pas. On étala de riches livrées; on ordonna aux familles en deuil de changer d'habits ou de se renfermer; par ordre, les travaux furent suspendus trois jours. Mais parmi ceux que leur devoir n'obligeait pas à paraître, peu se pressèrent sur les pas du pontife. De tous les papes qui avaient visité Gênes aucun n'avait moins attiré de fidèles ou de curieux. Les femmes comme les hommes s'écartaient pour se soustraire à la bénédiction que leur départait un pape qu'ils ne pouvaient croire légitime. Cependant il occupait le Castelletto et il se faisait garder par ses propres soldats. Une galerie couverte y joignait pour son usage l'église et le couvent de Saint-François; là, il régnait et déployait une magnificence bizarre. Il annonçait son voyage à Rome, il allait y prendre sa place; s'il fallait y employer la force, il était décidé à en user, et il comptait sur l'assistance des Génois.

(1407) Cependant on annonçait que la paix de l'Eglise allait se conclure. Les deux papes devaient se démettre; mais, de peur d'être trompé, chacun ne voulait faire le sacrifice qu'en présence de son rival et en même temps que lui. Le rendez-vous fut pris à Savone. Des envoyés du roi de France s'y rendirent pour être témoins de ce grand acte (1408); mais Grégoire, le compétiteur de Benoît, manqua à la réunion convenue: il ne pouvait, disait-il, être en sûreté dans une ville maritime ouverte aux forces d'un gouverneur fauteur de son adversaire. Benoît revint à Gênes et se prépara à y célébrer avec toute la pompe pontificale la fête de l'Ascension; mais, au moment de la cérémonie, l'archevêque avait pris la fuite, désertant sa cathédrale et son diocèse pour rompre toute communication avec un pape schismatique qu'il s'accusait d'avoir reconnu. Cet incident augmenta l'aliénation publique, et c'est gratuitement que Boucicault l'avait provoquée en s'obstinant en faveur de Benoît; car, tandis que celui-ci s'était rendu à Porto-Venere, prétextant qu'il voulait se rapprocher de son compétiteur, on apprit qu'à Paris la cour de France et l'université avaient déclaré que le royaume cessait de le reconnaître et surtout de lui en payer aucun tribut; cette même fête de l'Ascension était le terme auquel il avait été déclaré qu'on rétracterait toute obédience si les prétendants à la tiare n'avaient donné la paix à l'Eglise. Le terme passé, la France tenait rigoureusement parole. Benoît, enflammé de courroux à cette nouvelle, excommunia les conseillers du roi, mit le royaume en interdit, et, ne pouvant rester désormais sur le territoire de Gênes, il s'enfuit de Porto-Venere; il se fit conduire à Barcelone, où, reconnu par le seul roi d'Aragon, il se cantonna contre tout le reste de la chrétienté. Ses cardinaux l'avaient abandonné pour se réunir à ceux qui désertaient de même la cour du pape Grégoire. Un concile général fut indiqué à Pise pour y aviser à ce qu'on devait faire.

Telle était cependant l'animosité que ces tristes divisions semaient chez un peuple dévot, ou telle était déjà la haine que l'administration du gouvernement faisait reporter au nom français, qu'à Voltri, à quatre lieues de Gênes, le passage des prélats de France qui se rendaient au concile fut l'occasion d'une émeute violente. Une insignifiante querelle d'un artisan et d'un officier du cardinal de Bar, fils du duc de Lorraine, y donna naissance. L'archevêque de Reims, qui ne se présentait au peuple que pour le calmer, fut indignement massacré. Le magistrat de la ville, délégué de Boucicault, partagea le même sort pour avoir interposé son autorité. Le peuple forçait les portes pour mettre à mort le cardinal de Lorraine et les autres prélats; ils se sauvèrent par une prompte fuite: poursuivis de village en village au son du tocsin, ils ne furent en sûreté que lorsque Boucicault, averti de ce tumulte, eut pu conduire une forte escorte au-devant d'eux et les eut recueillis.

Mais ce n'est pas la querelle des papes qui seule compromit le maréchal, perdu dans les détours de la politique italienne, poussé par l'ambition et aveuglé par un esprit chevaleresque si peu assorti aux moeurs de ce pays. Il soutenait contre les Vénitiens François de Carrara, le seigneur de Padoue; et de toutes ses alliances celle-ci eût été la moins désagréable aux Génois, si l'assistance n'eût été prêtée avec leur argent, et si le succès eût répondu aux efforts. Carrara, vaincu, alla périr avec sa famille dans les prisons de Venise.

Les relations du maréchal avec les Visconti furent plus compliquées. Gabriel-Marie était un fils naturel du duc Galéas. La seigneurie de Pise lui avait été laissée pour apanage, car cette malheureuse république gibeline était tombée sous des usurpateurs qui l'avaient vendue et revendue. Elle supportait impatiemment ce joug honteux, et Gabriel n'était pas en situation de vaincre leur résistance; il était encore moins en force pour les défendre contre l'agression des Florentins qui s'étaient promis la conquête et l'assujettissement de leurs voisins, sans autre motif que le droit de convenance. Gabriel vint implorer l'assistance de Boucicault, et, pour mieux se l'assurer, il se déclara vassal du roi et requit l'appui de son suzerain. Il remit dès ce moment la ville de Livourne entre les mains du maréchal, sous la condition patente de le garantir contre les entreprises des Florentins et probablement avec la clause secrète de le garder contre les efforts de ses Pisans. Bientôt ceux-ci, las de supporter un petit tyran incapable de les sauver, se soulevèrent et le chassèrent. Il recourut à Boucicault. Le maréchal manda des députés pisans et les exhorta à rappeler leur seigneur. Sur leurs refus opiniâtres il menaçait de l'animadversion du roi encourue pour le traitement qu'ils faisaient à un de ses vassaux. Ce reproche conduisit à une ouverture qui eût détourné la menace; les Pisans proposèrent de se donner eux-mêmes au roi de France sans aucune intervention de Gabriel. Boucicault fut flatté de l'espérance de cette acquisition, mais elle ne put s'accomplir. Les Pisans voulaient la protection des Français et non leur domination; ils voulaient que la forteresse qui tenait leur ville en échec, et que Gabriel possédait encore, leur fût remise pour la raser; Boucicault prétendait l'avoir; sans elle son gouvernement eût été imaginaire. Tout fut rompu. Pour vaincre cette obstination, le maréchal parut prêt à employer la force ouverte. Les Florentins profitèrent de la circonstance. Ils achetèrent les droits de Gabriel. Boucicault, désespérant de faire les Pisans sujets de la France, favorisa cette odieuse négociation qui devait donner pour tyran à des républicains une république au lieu d'un seigneur et qui mettait un peuple gibelin sous le joug d'un peuple guelfe. Les Pisans avertis essayèrent de parer le coup en déférant la seigneurie de leur ville au duc de Bourgogne. Boucicault reçut l'ordre de protéger ce nouvel arrangement et de s'opposer aux entreprises des Florentins. Étonné et contrarié, il prit sur lui de ne pas se tenir à ces ordres. Il était accoutumé à se regarder comme un arbitre presque indépendant dans le gouvernement de Gênes et dans la part qu'il prenait aux affaires d'Italie. L'anarchie, qui déjà se faisait sentir en France et qui bientôt y régna, le sauva du compte rigoureux qu'il eût dû rendre de sa désobéissance. Quoi qu'il en soit la vente aux Florentins était consommée. Boucicault y avait apposé son consentement à condition que Livourne ne sortirait pas de ses mains, et avec cette clause extraordinaire que les Florentins ne feraient de commerce maritime que sous le pavillon et par l'entremise des Génois; ceux-ci pouvaient du moins savoir gré à leur gouverneur des stipulations qu'il faisait dans leur intérêt mercantile. Le maréchal soumettait surtout les Florentins à renoncer au pape de Rome, à reconnaître celui qu'adoptait la France et à le faire reconnaître par leurs nouveaux sujets les Pisans, car ces événements se passaient avant le temps où les deux papes furent également désavoués et où dans cette même ville de Pise, leurs cardinaux réunis en élurent un troisième. Enfin les Florentins faisaient hommage pour leur possession de Pise au roi de France. Sur ces accords la forteresse pisane leur fut livrée. Alors l'indignation et le désespoir doublèrent les forces des malheureux Pisans; ils surprirent cette citadelle qui devait les faire plier sous le joug, les Florentins furent chassés; cependant ils revinrent bientôt attaquer la ville par terre et par mer. Boucicault, pour les y aider, entraîna à sa suite toutes les forces de la république de Gênes, assistance détestée comme odieuse par le plus grand nombre des citoyens: mais les guelfes triomphaient, et quand, après un long siège, les malheureux Pisans, trahis à prix d'argent par Gambacorti qu'ils avaient appelé pour capitaine, virent leurs portes ouvertes à leurs tyrans, deux nobles génois, Jean-Luc Fieschi et Cosme Grimaldi, commandaient l'un la flotte, et l'autre la gendarmerie des Florentins vainqueurs.

Livourne restait à Boucicault, il voulut bien remettre cette possession aux Génois; il eut soin seulement de se faire payer par eux 26,000 ducats, somme à laquelle il affirma par serment que se montait la dépense qu'il avait faite pour garder et pour réparer la place.

Gênes lui dut en même temps une acquisition plus solide. Sarzana avait appartenu comme Pise à Gabriel Visconti et les Florentins voulaient joindre cette ville à leurs possessions. Gabriel était sans ressources pour payer les capitaines qui en tenaient les forts en son nom. Les habitants obtinrent de lui la permission de disposer d'eux-mêmes. Ils en usèrent pour adhérer à la république de Gênes en se rangeant par là sous la seigneurie du roi de France. Les Génois s'empressèrent de faciliter cette incorporation. Pour la terminer il fallut racheter les forts des mains de leurs gardiens. Gênes non-seulement leur paya les arrérages de leur solde, mais acheta d'eux les munitions qui se trouvèrent dans les forteresses.

Gabriel, ce lâche vendeur de villes, réfugié en Lombardie, avait entrepris d'enlever la citadelle de Milan au frère qui l'avait recueilli. On lui avait fait grâce de la vie en le reléguant à Asti où les officiers du duc d'Orléans, seigneur de cette ville, auraient répondu de sa conduite; mais il échappa à cette surveillance, et se jeta dans les bras de Facino Cane, devenu usurpateur d'Alexandrie et ennemi des deux Visconti de Milan et de Pavie. Après quelque séjour chez lui, Gabriel témoigna le désir de venir vivre auprès de Boucicault. Sa précédente demeure chez un ennemi acharné de Gênes et du maréchal le rendait suspect; il obtint cependant un sauf-conduit; mais si une telle sauvegarde promettait l'hospitalité, elle ne devait pas s'étendre jusqu'à mettre à l'abri celui qui venait tramer de nouvelles intrigues. Après quelques mois Gabriel se fit soupçonner d'un projet d'assassinat sur la personne du gouverneur, et du dessein de livrer Gênes au tyran d'Alexandrie. Une menace imprudente échappée à Thomas Malaspina, qui, au dehors, était impliqué dans la conjuration, mit sur la voie. Un piège fut tendu à un messager que lui adressait Gabriel. Les lettres de celui-ci furent arrêtées et lues. C'était un complot gibelin, il ne put le nier: il eut la tête tranchée. C'est la relation du biographe de Boucicault. Les écrivains génois, qui parlent d'une manière moins assurée des preuves de la conspiration, nous apprennent que le maréchal insista sur ce que la confiscation du condamné appartenait au roi de France et qu'elle produisit une grande somme d'argent. Un autre va jusqu'à dire, suivant un bruit répandu, que Gabriel n'aurait pas subi la mort, s'il n'avait eu à toucher 80,000 florins que le maréchal s'était chargé de lui compter à la décharge des Florentins, sur le marché de Pise. Cette imputation est certainement calomnieuse; mais il y a des traces de quelques transactions pécuniaires dans lesquelles le maréchal est impliqué et dont l'explication est assez obscure. Il dispose de Livourne comme de son bien et en exige une indemnité. Il avait payé pour le roi de Chypre, quand celui-ci s'était soumis à compter 30,000 ducats aux Génois pour les frais de la guerre et qu'il avait donné ses joyaux en nantissement. Boucicault, suivant un document émané de lui, avait fourni l'argent pour faire racheter ses gages. Le prieur de Toulouse, de l'ordre des chevaliers de Rhodes, son grand confident, avait paru dans cette affaire. Or, suivant la même pièce originale, le maréchal proposait à ce même roi de Chypre de s'associer dans une expédition contre Alexandrie dont les préparatifs se feraient à Gênes. On ferait crédit au roi pour une partie de son contingent de la dépense, mais il devait envoyer immédiatement 40,000 ducats; et, s'il n'avait pas cet argent prêt, c'est encore le prieur de Toulouse que le maréchal lui indique comme l'homme à ressources qui les lui fera trouver.

Mais, sans pénétrer dans ces arrangements mystérieux, il faut admirer du moins comment Boucicault s'était fait tant d'opulence, ou à quel point il disposait des ressources qu'il tirait ou empruntait de Gênes. Ce projet de conquérir Alexandrie avec le roi de Chypre à frais et à profits communs roulait sur un budget dont la dépense détaillée devait se monter à 132,000 florins; et le maréchal, en se soumettant à en fournir une moitié, offrait de souffrir l'avance d'une portion de l'autre. Le roi de Chypre ne fut pas disposé à se livrer à cette périlleuse spéculation; mais une autre expédition inutile, coûteuse, contraire à l'inclination des Génois, prit la place de ce dessein. Avant l'exclusion donnée aux deux papes rivaux, le roi de Naples, Ladislas, marcha sous prétexte d'appuyer la cause de Grégoire XII, le successeur d'Innocent. Boucicault se chargea, au nom de Benoît, d'aller lui défendre l'entrée de Rome. Il partit avec huit galères et trois vaisseaux, et un grand nombre de combattants français et génois. Mais la tempête le retint, Ladislas fut reçu dans Rome; l'armement fut en pure perte.

Le maréchal fit encore un nouvel emploi, qui fut le dernier, de ses richesses et de celles dont il disposait. A force d'emprunts il eut à sa solde personnelle cinq mille cinq cents gendarmes et six mille fantassins. Il les cantonna vers Gavi et Novi, et, avec cette force, il entreprit de se faire l'arbitre de la Lombardie. Des deux frères Visconti, Jean-Marie régnait à Milan, Philippe-Marie à Pavie: frères divisés, dont les États étaient déchirés par les factions. Boucicault offrit sa médiation appuyée de ses armes. Il fut appelé à Milan, où le titre de gouverneur devait lui être déféré. Rien ne lui annonçait qu'il y eût du péril à répondre à cet appel. Sans inconvénient il s'était absenté de Gênes plusieurs fois pour passer en France, et d'abord pour aller à la guerre de Chypre. Il ne devait pas craindre de soulèvement pour quelques excursions en Lombardie et en présence de ses nouvelles forces.

(1409) Mais ces Génois, qui avaient fléchi devant leur gouverneur et gardé si longtemps le silence, qui récemment encore n'avaient osé se refuser à ses emprunts, à cause de cela même peut-être, avaient épuisé leur patience. Ils murmuraient publiquement. La partialité pour les nobles guelfes était impopulaire auprès des classes les plus nombreuses. Pour toutes, tant d'entreprises militaires et politiques qui compromettaient la république pour la seule fantaisie chevaleresque de ce Français ou pour ses intérêts privés, tant de dépenses inutiles, tant d'argent arraché, ou d'autorité, ou par une sorte de contrainte morale, ne pouvaient plus se supporter. Gênes, disait-on, se fondait dans une consomption visible. Ces mécontentements, recueillis et fomentés par l'intrigue, attirèrent des ennemis prompts à les appuyer. Ce furent Facino Cane et Théodore, marquis de Montferrat, le dernier excité par Baptiste de Franchi, celui à qui Boucicault avait fait voir la mort de si près. Après le départ du maréchal pour Milan, ils se liguèrent pour lui fermer le retour. Ils mirent en campagne deux mille six cents chevaux et quatre mille huit cents fantassins, et parurent dans les deux vallées de Gênes et sous les murs de la ville. Boucicault en avait laissé le commandement à Cholletton2, son lieutenant, assisté de quatre capitaines génois; mais, dès l'approche de l'ennemi, leur autorité fut décriée dans l'intérieur. Gibelins et guelfes, nobles et bourgeois, tous proclamèrent unanimement que Boucicault n'était plus reconnu pour gouverneur. Le lieutenant, sans forces pour résister, sortit du palais pour se retirer dans la citadelle de Castelletto. Quelques citoyens notables croyaient devoir encore l'accompagner et protéger sa marche; mais le peuple des campagnes s'était déjà répandu dans la ville. Assailli par des hommes dont il avait condamné la famille, le lieutenant fut massacré. En ce moment la populace demeura seule maîtresse. Tout Français rencontré dans les rues fut sacrifié: Montferrat et Facino Cane étaient aux portes. On les fit remercier comme les auteurs de la délivrance de Gênes. On invita le marquis à venir dans la ville: cette offre ne fut pas faite à Facino. Ses soldats étaient réputés des brigands, et les habitants des campagnes qui remplissaient Gênes, et qui ne les connaissaient que trop bien par leurs oeuvres, se seraient mal accordés avec ces hôtes. Facino n'insista pas. Il rétrograda vers Alexandrie; mais en passant, sous prétexte de chasser de Novi une garnison française, il s'empara de cette place et en fit sa conquête au préjudice de la république.

Le marquis fut reçu à Gênes avec des transports de joie, il se montra bienveillant et populaire. On ne tarda pas à déclarer qu'avec le gouvernement de Boucicault Gênes abjurait la seigneurie du roi de France. Montferrat fut proclamé capitaine et président de la république avec le pouvoir et les attributions d'un doge. Il fut installé au palais. Son premier soin fut d'assiéger les citadelles que des garnisons françaises tenaient encore. Celle de la darse se rendit la première. Le Castelletto tint plus longtemps, mais enfin il capitula. Les Génois laissèrent le marquis se charger de cette redoutable forteresse, et ils se réservèrent la garde des autres forts de la ville. Boucicault, qui, en entrant à Milan, avait appris sa déchéance, avait fait rétrograder ses troupes; mais arrivé à Gavi, après quelque hésitation, il avait connu que la révolution était accomplie et sa ruine irréparable. Il n'avança pas plus près. Bientôt, sans ressource pour soudoyer ses troupes, il les perdit. Privé de la puissance et du crédit que lui prêtait Gênes, il n'avait plus de service à faire valoir auprès des Visconti; son importance politique fut finie. Il rentra en France. Déjà, sur le bruit de la révolution opérée, tous les Génois qui habitaient le royaume avaient été emprisonnés. Leurs biens étaient mis sous le séquestre. Boucicault, en arrivant à Paris, demanda qu'on procédât contre la république réfractaire à son suzerain et à son gouverneur3. Les Génois furent juridiquement assignés pour rendre compte de leur conduite; mais cette inutile procédure n'eut pas d'autre suite. Boucicault vécut assez obscur pendant les discordes civiles du temps; il combattit à la fatale journée d'Azincourt et il mourut prisonnier des Anglais4.

CHAPITRE VIII.
Banque de Saint-George.

Des dernières années du gouvernement de Boucicault date l'érection de la fameuse banque de Saint-George. On a vu que lorsque la république était entraînée à une dépense extraordinaire, sa pratique ancienne était de faire une ressource anticipée de quelque branche du revenu public. Tantôt elle abandonnait la perception à des prêteurs qui se payaient par leurs mains sur les produits jusqu'à parfait amortissement de la dette. Tantôt elle vendait, pour une somme fixe, un droit ou gabelle à lever pendant un certain nombre d'années sur quelque article de consommation ou de commerce. Quelquefois elle avait stipulé que si le revenu donné pour gage n'était pas racheté dans un délai fixé, l'aliénation en deviendrait perpétuelle. D'année en année ces affaires s'étaient multipliées à l'excès: chacune exigeait des commissaires spéciaux du gouvernement chargés de compter avec les intéressés et des syndics de créanciers unis. En général, magistrats et capitalistes c'étaient bien les mêmes hommes, ce qui rendait les transactions moins difficiles; mais on commençait à ne plus trouver assez de personnages capables pour tant de gestions séparées. Il était raisonnable de les réunir toutes en une seule masse, sous une administration et une comptabilité communes. Une immense économie de faux frais était le moindre avantage de cette grande mesure; elle fut accomplie en 1407.

La banque de Saint-George perçut alors tous les produits ci-devant affectés aux associations qu'elle remplaçait, et distribua aux porteurs d'actions, à titre de dividende, le net produit de ces recettes annuelles. On conserva l'habitude dès longtemps introduite de diviser le capital dû aux intéressés en parcelles de 100 livres (actions ou luoghi). Les annalistes n'ont pas pris la peine de nous dire au juste comment s'opéra cette fusion des actions originaires, productives de dividendes inégaux, en une seule valeur, en la valeur uniforme des nouvelles actions de Saint-George; mais les explorations d'un anonyme plus moderne qui paraît avoir fouillé dans les archives les plus secrètes du pays, nous apprennent qu'au mois d'avril 1407, huit citoyens furent solennellement commis pour examiner les anciens contrats de la république et pour déclarer, suivant Dieu et leur conscience, si l'État, offrant à chaque créancier son capital de 100 livres, n'avait pas le droit de racheter sa dette et de s'en faire transférer l'inscription immédiatement et d'office, sans attendre la signature du titulaire. L'affirmative de ce droit, les commissaires la déclarèrent; il fut aussitôt appliqué: le remboursement du capital fut sans doute le remède extrême avec lequel les créanciers furent conduits à consentir à la conversion de leurs anciens titres à l'amiable; et, eu définitive, il en résulta, en 1408, un recensement de vingt-neuf mille trois cent quatre-vingt-quatre actions converties1. A ce procédé se rapporte évidemment la réflexion d'un écrivain un peu postérieur à l'époque de l'opération financière2. Les anciens emprunts, dit-il, avaient été contractés à des intérêts de 10, 9, 8, 7 p. cent, suivant les temps. Or, un dividende variable suivant des chances aléatoires est beaucoup plus sûr pour le bien des consciences que l'intérêt fixe d'un argent prêt. Nous ignorons si cette considération théologique eut une grande influence; mais, dans un pays où chacun adhérait fortement à son propre droit, une telle fusion menée à bien prouve une intelligence supérieure des matières économiques et peut passer pour un chef-d'oeuvre de l'esprit d'association et de prévoyance. L'administration de la banque ou, comme on disait, de la maison de Saint- George, fut fortement constituée, et d'abord les plus justes comme les plus sages principes en furent la base. On en fit une république financière représentative. La souveraineté en appartint légalement à l'universalité des actionnaires. Leur assemblée générale nommait les membres de leur gouvernement. Elle avait décrété sa charte; elle rejetait ou ratifiait les lois que lui proposaient les magistrats à qui elle avait confié le pouvoir exécutif dans son sein. Huit protecteurs élus temporairement composaient le sénat de Saint-George à l'image de ces huit nobles auxquels l'État avait commis si longtemps le soin de ses finances. Sous eux, des magistratures inférieures se partageaient les détails de l'administration sociale; elles participaient au pouvoir public en ce sens que l'État, en aliénant ses gabelles, avait confié à la réunion de ses cessionnaires le droit d'en contraindre les débiteurs et de réprimer les contraventions. Le tribunal des protecteurs de la banque était une sorte de cour supérieure sur les décisions de laquelle le gouvernement lui-même ne portait pas la main légèrement.

Ainsi établie, la maison de Saint-George était en état de faire respecter dans la république, la grande, la plus fondamentale de ses bases, l'indépendance absolue de son trésor et de ses droits. Grands capitalistes aussi bien que grands citoyens, les chefs de la république eurent presque toujours la prudence de conniver comme magistrats à consacrer cette inviolabilité qui leur convenait comme intéressés principaux. Dans les discordes civiles mêmes, les plus riches étant à la tête des factions, le parti le plus fort était averti par la prévoyance des représailles, de respecter le dépôt des fortunes privées. Nous verrons dans quelques rares occasions la tyrannie tenter de le violer, et la clameur publique se soulever contre ces entreprises. Gênes eut des maîtres étrangers, et ceux-là pouvaient avoir moins de respect pour les trésors de Saint-George. La défiance des fondateurs de la banque n'avait pas négligé toute précaution pour ce cas extrême. Ils ménagèrent la formation d'un fonds de réserve qui devint le secret de l'administration. Les dividendes annuellement distribués furent loin d'épuiser les profits. Sous le prétexte de créances en suspens, de liquidations à long terme, on s'exempta de manifester toutes les richesses de la banque. Trente-sept ans après sa fondation, une magistrature nouvelle fut établie (1444) à Saint-George avec la mission patente de veiller aux rentrées arriérées, mais en réalité pour administrer secrètement ce trésor de réserve accumulé; secrètement, disent les historiens, afin de ne pas donner aux tyrans l'occasion de le convoiter.

Mais si le gouvernement était sans droit pour puiser dans les caisses de la banque, si elle pouvait se refuser à des exigences indiscrètes, quelle ressource l'État ne trouvait-il pas dans ces mêmes coffres lorsque l'intérêt public exigeait un prompt secours? C'étaient, encore une fois, les mêmes familles qui gouvernaient la république et régissaient Saint- George. A Saint-George affluaient les plus abondantes perceptions; des sommes immenses y séjournaient sans cesse. Pour les faire prêter à des entreprises publiques approuvées par l'opinion générale, pour les faire consacrer à des besoins unanimement sentis, une proposition des protecteurs, un vote de l'assemblée générale suffisaient. De très-grandes choses furent faites par ce secours. Les gouvernements ne thésaurisent guère. Dans un vrai besoin le doge et le sénat retrouvaient à Saint- George le même argent qui se fût dissipé entre leurs mains. Sans doute l'on abusa plusieurs fois de cette ressource. Saint-George accepta plus d'une fois la concession onéreuse de possessions dont la république ne pouvait plus porter le fardeau. Mais, après tout, ce qui ne convenait pas à une république obérée ne passait pas les forces d'une si riche association; elle y gagnait du relief, une importance politique dans le monde entier, et quelque chose que l'on peut comparer, proportion gardée, à l'état de la compagnie anglaise des Indes. La maison de Saint-George devint la maîtresse des colonies génoises du Levant, la reine de la Corse: exemple unique, disent les écrivains, de deux républiques renfermées dans les mêmes murailles, l'une appauvrie, turbulente, travaillée par les séditions, déchirée par la discorde; l'autre riche, paisible, réglée, conservant l'antique probité, modèle au dedans et au dehors de la bonne foi publique.

Comme la propriété de la banque en général était sacrée, de même toute propriété que le particulier pouvait y avoir en dépôt était intangible, à l'abri de toute prétention et de toute recherche3. Sous ce rapport l'institution de Saint-George a exercé une salutaire influence sur l'accumulation des patrimoines. Elle se trouva merveilleusement favorable au développement de l'aristocratie opulente qui s'agrandissait de jour en jour. Cet établissement fut réputé l'un des plus solides du monde. Les actions devinrent immédiatement un objet de commerce et de placement de capitaux, mais surtout elles présentèrent un emploi admirablement propre aux fondations perpétuelles. Les riches s'en servirent pour établir des majorats dans leurs familles. Quelques-uns firent des dépôts de prévoyance pour les besoins qui pouvaient atteindre leur postérité; on eut un nombre prodigieux de fondations pieuses sous les formes les plus variées. Les hôpitaux, les chapelles, les confréries, toutes les églises eurent leurs dotations placées sur la banque de Saint-George. Les corporations y placèrent leurs économies, et jusqu'aux religieux leur pécule. Il en fut de même des établissements civils. Les administrations y employèrent le fonds des revenus destinés à leur service. Une famille construisait un pont, un grand chemin; elle assignait des actions de banque dont le dividende devait en défrayer l'entretien à perpétuité. Souvent les fondateurs eurent soin d'ordonner que le revenu de ces actions ne serait appliqué à leur destination qu'à partir d'une certaine époque, ou, en attendant, seulement jusqu'à une certaine concurrence, afin que leur produit accumulé ou la portion mise en réserve servît à l'acquisition d'actions nouvelles, en accroissement du capital inaliénable. On appela ces fondations multiplicats ou colonnes de Saint- George. Dès le siècle précédent, François Vivaldi avait donné l'exemple d'appliquer cette méthode à l'amortissement, au profit de l'État, des portions engagées du revenu public. C'est le premier exemple cité parmi les Génois de cette institution, aussi recommandable par l'esprit de prévoyance qui l'a inspirée et par la combinaison économique qui en est le fondement que par le noble sentiment de patriotisme à qui elle est due. Toute simple qu'elle est, cette combinaison ne pouvait frapper que des esprits solides, spéculateurs, sachant compter sur le temps et appréciant les bienfaits de l'avenir. Depuis l'établissement de Saint- George ou vit fréquemment de ces combinaisons patriotiques. Au seizième siècle Ansaldo Grimaldi établit une colonne que ses accroissements successifs jusqu'à nos jours avaient portée à trente-sept mille actions correspondant à 3,700,000, livres de la valeur primitive de la monnaie de 1407. Il en donnait le revenu pour racheter ses descendants à perpétuité de toute imposition publique, et quoiqu'il pourvût ainsi à l'avantage des siens, on estima que c'était pour le trésor une libéralité si grande qu'on lui décerna une statue. Le palais de Saint-George, tous les hôpitaux sont pleins de monuments semblables érigés pour consacrer la munificence des bienfaiteurs de la patrie et des pauvres.

Nous signalons ici les avantages de la prospérité, mais leur éclat ne saurait déguiser le vice radical de l'institution; elle est fondée sur l'aliénation à perpétuité des principales ressources du gouvernement, aliénation dont le moindre défaut est d'être usuraire. Quelle excessive imprudence, en effet, dans le sacrifice fait pour toujours des revenus les plus productifs, dans cette renonciation au droit et à la possibilité de diminuer les charges présentes, puisqu'il appartient à d'autres qu'à l'État de les percevoir et d'en disposer, dans cette impuissance où l'on se réduit en se dépouillant des ressources fiscales les plus certaines! Sans doute on dut compter que le gouvernement conserverait sur Saint- George une influence irrésistible. En ayant abandonné là tout l'argent des contribuables, on eut bien l'intention de se réserver d'y puiser pour les besoins publics, et l'appui que la république demanda sans cesse à la banque était une condition naturelle, forcée et sous-entendue, de leurs rapports. Cependant ces rapports ne tenaient qu'à une bonne volonté qui n'était pas toujours sans opposition et sans résistance: il fallait recourir sans cesse à la négociation. Le gouvernement en restait dépendant et faible. Voulait-il avoir des ressources en propre, il fallait recourir à une fiscalité odieuse aux citoyens, il fallait s'ingénier pour inventer de nouvelles gabelles en sus de celles que Saint-George ne rendait ni ne supprimait; il en résultait l'oppression des contribuables sans que l'État en fût plus opulent. Quand l'écrivain que nous avons cité comparait, dans une sorte d'antithèse, deux républiques, l'une riche et l'autre pauvre, il disait exactement vrai, et ses paroles avaient plus de portée qu'il no croyait peut-être leur en donner. La république pauvre a fini par abuser du capital de celle qui l'avait dépouillée des revenus. Les derniers temps modernes nous en ont révélé le mystère. Quand à une aristocratie large et flottante, si l'on peut parler ainsi, qui, au quinzième siècle, admettait les prétentions de tous les riches, eut succédé une oligarchie toujours plus compacte; quand les sénateurs sortant de charge se firent élire protecteurs de Saint- George par un usage constant, le mur de séparation toujours censé maintenu entre les coffres pleins de la banque et les caisses vides du trésor public, s'affaiblit et reçut plus d'une atteinte secrète. L'administration de Saint-George ne s'exerça pas dans l'intérêt des actionnaires en général, mais dans celui du gouvernement.

Les familles y avaient trouvé, avec les avantages de la stabilité, les inconvénients d'une restriction perpétuelle de la propriété privée. Ces restrictions ont cessé en 1797, et, par une réaction malheureusement naturelle, l'effet immédiat de la liberté a été trop souvent la dilapidation. Mais ce n'est pas le lieu de s'arrêter sur les circonstances et sur les effets de la destruction de cet antique établissement.

On demandera quelle influence cette grande institution eut sur le commerce de Gênes? D'abord les droits de douane étant au premier rang de ceux qui appartenaient à la banque, il faut rendre justice non-seulement aux habitudes paternelles et peu fiscales que Saint-George apportait dans son régime en général et dans ses tarifs, mais encore aux excellentes traditions, au discernement éclairé sur les vrais intérêts du commerce, qui établirent les règlements, qui les amendèrent avec le temps, et qui, s'ils avaient été conçus avec quelque préjugé, les firent exécuter dans le sens le plus libéral.

Comme banque, la maison de Saint-George était un établissement de dépôt et non de crédit. Elle ne faisait point le commerce d'escompte; elle n'émettait point un papier de confiance qui, pour tenir lieu de monnaie, reposât sur un portefeuille de créances à terme. Elle ne prêtait à personne; elle se bornait à conserver sans intérêts, soit les dividendes que les particuliers lui laissaient entre les mains, soit les sommes qu'ils lui apportaient; cette garde était gratuite. Les fonds restaient inscrits au compte des créanciers ou des déposants. Quand ils voulaient en faire usage, on leur délivrait des billets ou plutôt des récépissés, pour le tout ou pour telle fraction de leur créance qu'ils désiraient. Ces billets circulaient dans le public comme du numéraire: l'argent pour les acquitter était toujours prêt, puisque aucun billet n'était délivré sans correspondre à une somme déposée dans la caisse. On pouvait également disposer de ses fonds par un simple transfert sur les livres de Saint-George. La rapidité des compensations, la facilité dans les affaires, dans celles surtout où beaucoup d'intéressés avaient part, l'avantage de se libérer envers de nombreuses parties prenantes au moyen d'une seule liste remise à Saint-George, la sûreté des payements, grâce à ce que les teneurs de livres de la banque étaient des notaires publics, présentaient autant de combinaisons favorables qui attestent d'excellentes vues dans les auteurs de ce régime et qui portèrent de très-bons fruits.

Dans les grandes places de commerce on fait cas encore de ces moyens de hâter la circulation; mais ce qui fait essentiellement estimer les banques modernes, c'est le crédit qu'elles offrent, moyennant celui que le public accorde à leur papier de confiance. Un établissement qui n'émettrait pas en billets faisant l'office de monnaie, la valeur de ses portefeuilles, qui n'en créerait habituellement qu'à la place des écus resserrés dans ses caisses, qui n'en donnerait qu'à ceux qui lui apporteraient de l'argent, au lieu de leur en confier sur leurs signatures, ne satisferait pas aux besoins et aux demandes du commerce. Telle est la différence des époques. Aujourd'hui il y a plus d'affaires et surtout plus de concurrents pour les faire qu'il n'y a de moyens disponibles toujours prêts pour chacun d'eux. Il faut en créer, en simuler, il faut des banques pour les emprunteurs. A Gênes, au XVe siècle, il fallait une banque aux capitalistes. Il leur fallait des dépôts assurés pour leurs fonds exorbitants, jusqu'à ce qu'ils trouvassent à les prêter ou à les employer pour eux-mêmes. C'était là le signe d'une grande opulence, peut-être aussi le symptôme d'une industrie parvenue à son apogée et qui va devenir stationnaire.

Je demande grâce pour cette digression. La grande et fameuse institution de la banque de Saint-George méritait de nous arrêter au milieu d'une histoire à laquelle elle aura désormais une grande part.

CHAPITRE IX.
Gouvernement du marquis de Montferrat. - George Adorno devient doge.

(1409) Le marquis de Montferrat, nouveau maître dans Gênes, se disait impartial entre les factions; mais trop d'animosités s'étaient rallumées pour que la révolution s'accomplît sans réaction. Une nouvelle nomination des membres du conseil fut réclamée de toute part pour le purger de sa moitié guelfe. Tout ce qui appartenait à cette faction fut successivement opprimé.

La persécution appelle la résistance et la révolte. La famille Fieschi, surtout le cardinal Louis, et Jean-Luc, cet homme de guerre qui avait eu le plus de part à la faveur et aux opérations de Boucicault, se mirent à la tête des mécontents. Ils armèrent les vassaux de leur maison et soulevèrent une grande partie de la rivière orientale: on marcha contre eux avec des succès divers et sans pouvoir se faire rendre Porto-Venere encore occupé par les Français. Après un an de blocus, la garnison vendit la place aux Florentins par la médiation des guelfes. De même, Gavi fut cédé par ses gardiens à Facino Cane. Dans la rivière occidentale, Savone avait été sur le point d'être livrée aux Français. Vintimille était restée à la France. Les Génois l'assiégèrent et enfin s'en rendirent maîtres quand ils eurent fait proclamer parmi leurs gens que tout ce que prendraient ceux qui entreraient dans la ville leur serait bien acquis. Tel était l'état du pays.

Dans Gênes la faction gibeline dominait; le marquis concourait avec elle de tout son pouvoir. Un parlement de près de trois cents citoyens tous de cette couleur lui déféra pour cinq années les pouvoirs qui d'abord ne lui avaient été donnés que pour un an. Après ces mesures, la persécution contre les guelfes redoubla; elle fut d'autant plus odieuse qu'elle viola les droits les plus respectés de la propriété. On ne se contenta pas de décider que les actions de banque des émigrés seraient mises en vente pour en employer le prix à leur faire la guerre; exemple qui heureusement n'a été que rarement imité à Gênes. Dans cette occasion on fit plus. On entreprit d'obliger les gens notés comme guelfes ou fauteurs des Fieschi à se porter acquéreurs en argent comptant de ces propriétés de leurs chefs ou de leurs amis. On fit sur eux d'odieuses répartitions de ces achats imposés de force. Ces mesures n'étaient pas faites pour ramener les hommes de coeur engagés dans le parti opprimé, mais elles ne furent pas sans influence sur les faibles; et, soutenues par les intrigues du marquis, elles produisirent un effet assez étrange. Jean Centurion et Lionel Lomellino, membres de deux illustres familles, déclarèrent renoncer à la faction guelfe, se constituèrent gibelins et requirent qu'un acte authentique en fût dressé par les notaires. Leur exemple fut suivi par un assez grand nombre d'individus et de familles considérables tant nobles que populaires. Montferrat, qui voulait assurer son pouvoir par la tranquillité publique, sut employer une autre politique envers ceux dont on ne pouvait acheter la conversion; il négocia; il n'armait pas volontiers les Doria pour repousser les Fieschi; il fit une paix avec ceux-ci. Ils acceptèrent une amnistie; leurs actions sur la banque leur furent restituées, et tout parut tranquille.

(1411) Alors la république, attaquée sur mer par un ennemi puissant, put déployer contre lui quelque énergie. Les Catalans, plus corsaires que marchands, s'étaient rendus redoutables aux autres navigateurs. Le roi d'Aragon, leur seigneur, possédait la Sicile, la Sardaigne, la Corse presque tout entière, qui leur assuraient partout des forces et des points d'appui. Une jalousie réciproque les avait mis souvent aux mains avec les Génois. Une de leurs flottes alla insulter l'île de Chio et tirer ses bombardes contre le rivage. La colonie se souleva d'indignation pour repousser cet outrage et pour en tirer vengeance. Les armateurs de Gênes dont les vaisseaux se trouvaient dans le port fournirent leurs navires; les propriétaires de l'île contribuèrent de leur bourse pour les équiper et les approvisionner. Deux consuls envoyés par la république à Caffa, étaient en relâche à Chio; ils acceptèrent la conduite de l'expédition, avec la condition bizarre de commander alternativement quinze jours chacun. Ils cherchèrent l'ennemi et le joignirent dans le port d'Alexandrie; on jeta l'ancre bord à bord et l'on commença à se combattre dans cette situation. Les bombardes de ces flottes ne devaient avoir encore rien de semblable avec notre redoutable artillerie, car dans cette position si rapprochée on voit ces rivaux prolonger plusieurs jours une guerre de chicane qui n'avait rien de décisif. On se battait jusqu'à l'heure des repas, alors on s'écartait pour se reposer. Les chaloupes s'épiaient et se poursuivaient. Les Catalans lançaient des bâtiments enflammés contre la flotte ennemie; les Génois les détournaient et renvoyaient ces incendies aux Catalans. Les Alexandrins se lassèrent de voir leur port servir de théâtre aux violences de ces étrangers chrétiens. Ils prirent parti contre les Génois. Ceux-ci, manquant de vivres, furent obligés de regagner Chio.

La république par cette expédition se retrouva en guerre active avec le roi d'Aragon et les Catalans; guerre d'autant plus fâcheuse que l'ennemi, courant sur les navires du commerce, prit une assez grande quantité de cargaisons de grains que Gênes attendait au milieu d'une grande disette et d'un hiver rigoureux. Antoine Doria fut envoyé pour réprimer les entreprises de ces adversaires. Il releva la réputation maritime de sa patrie. Il courut de l'Adriatique en Espagne, prit ou détruisit tout ce qu'il trouva de bâtiments, soit en mer, soit dans les ports, où il ne craignit jamais de pénétrer. Il fit des excursions sur les bords ennemis, brûla des redoutes et en emporta des trophées. Il montra ses galères à la vue de Barcelone, et les forces ennemies se renfermèrent dans leurs ports (1412). Cependant le trône d'Aragon devint vacant. Ferdinand Ier, prince de la maison de Castille, y fut appelé; il avait été favorable aux Génois avant son avènement. Ils se hâtèrent de lui envoyer des ambassadeurs, de lui proposer la paix et de réclamer son amitié. Une trêve de cinq ans fut immédiatement conclue.

Une trêve fut aussi accordée avec Louis, ce roi titulaire dépouillé du royaume de Naples, mais qui, établi en Provence, pouvait encore être d'un fâcheux voisinage.

Facino Cane, qui avait gardé pour lui Novi et acquis Gavi, mourut à cette époque; mais la mort de cet ancien allié du marquis de Montferrat ne promettait pas pour cela un meilleur voisin aux Génois. Sa veuve épousa Jean-Marie Visconti, devenu, de seigneur de Pavie, duc de Milan par la mort imprévue de son frère, changements qui présageaient des combinaisons nouvelles aux États limitrophes.

Il restait aux Génois leur guerre avec les Florentins. Livourne, que ceux-ci voulaient ravir à la république, en était le véritable objet. Les garnisons françaises restées dans quelques places de la frontière les avaient vendues à Florence. Des efforts devinrent nécessaires pour mettre en sûreté le territoire génois. On reprit quelques bourgs, d'autres retournèrent d'eux-mêmes à l'obéissance. On recouvra la Spezia; mais il fallait reprendre Porto-Venere: c'était le boulevard oriental de Gênes. Les expéditions de terre et de mer se succédèrent à grands frais inutilement. Pendant le reste de la durée du gouvernement du marquis on ne put rentrer dans la place. Plus de 200,000 livres furent sacrifiées; le trésor public s'y épuisa sans succès.

Cette disgrâce, ces dépenses, ces divers contretemps aliénaient le public d'un maître étranger qui ne procurait au pays ni plus de sécurité ni plus d'économie que le gouvernement dont il avait pris la place. La disette avait ressemblé à une famine. Les lieux ordinaires où le peuple trouvait du pain à acheter s'étaient fermés. Un seul bureau de distribution restait ouvert. On y dispensait de faibles rations et non pas à toute heure. Le grain était monté à un prix jusque-là inouï, et ce prix aurait été bien plus élevé si on ne l'avait défendu, dit un historien du temps. Il ajoute que le commerce y pourvut enfin en allant chercher des blés au dehors; mais il a oublié de nous apprendre comment une limite imposée aux prix marchands ne fit pas obstacle aux approvisionnements commerciaux. Dans l'intérieur du gouvernement, des mécontentements et des plaintes se faisaient entendre.

(1413) C'était un symptôme d'inquiétude et un présage de révolution. Le marquis ne pouvait s'absenter de Gênes sans qu'il y éclatât quelque mouvement. Pendant un de ses voyages dans ses terres du Montferrat, une querelle s'éleva à Savone entre les Doria et les Spinola; le conseil de Gênes y expédie promptement deux cents hommes pour rétablir la paix, et c'est à George Adorno qu'il en confie le commandement. Un grand nombre d'amis et de volontaires accompagnent ce chef populaire, frère de l'ancien doge Antoniotto. Aidé de la faveur publique à Savone, il arrête les voies de fait et contient les partis. Mais le marquis inquiet et jaloux accourt de son côté. Les habitants de Savone répugnent à l'admettre dans la ville. Adorno cherche à le détourner d'y entrer; Montferrat n'en est que plus pressé de surmonter les obstacles, et, à peine entré, il s'assure de la personne d'Adorno.

Pendant ce temps, muni d'un sauf-conduit, mais ayant eu soin d'attendre l'absence du marquis pour en user, Thomas Fregose, beau-frère d'Adorno, était venu à Gênes. Le peuple l'avait reçu avec faveur: appelé au palais, il refusa de comparaître. Deux cents soldais sont envoyés pour le prendre, le tocsin appelle les Génois à sa défense. On s'assemble en armes. Le palais, abandonné par le lieutenant du marquis, est immédiatement pillé par la populace. Le gouvernement ainsi déserté, un conseil de trois cents citoyens est convoqué; on y délibère qu'un doge populaire sera nommé; les nobles auront la moitié des autres emplois. La chance de cette nomination semblait pour Fregose, mais avant que l'élection soit consommée, George Adorno entre dans la ville à la tête de ses amis. Il avait recouvré sa liberté à Savone. Adorno était riche, puissant, agréable au peuple. On le conduit immédiatement au palais. Plus de quatorze cents citoyens attroupés sur ses pas lui servaient de cortège en le demandant pour doge. Il est bientôt élu et installé. Le marquis de Montferrat était resté dans la ville de Savone, mais la forteresse lui avait été fermée. Jacques de Passano qui y commandait refusa à la fois de la lui rendre et de reconnaître un envoyé du doge qui ne se présentait qu'au nom d'Adorno. Il déclara que la place qui lui était confiée ne serait rendue qu'à la république. Le marquis l'assiégea inutilement. Les murailles furent à moitié détruites sous les coups de huit bombardes. Mais l'intrépide commandant resta inébranlable. Le siège fut levé. Bientôt Montferrat consentit à faire la paix avec le doge. Il reçut 24,000 ducats; à ce prix il renonça à la seigneurie de Gênes et rendit ce qu'il tenait encore du territoire de la république. Le défenseur de Savone vint recevoir de solennelles récompenses de sa fidélité et de sa fermeté.

Les conditions sous lesquelles les doges recevaient le pouvoir, ou que parfois ils affectaient de s'imposer à eux-mêmes, ont une médiocre importance si l'on considère la durée éphémère de ces dignités prétendues perpétuelles. Cependant il n'est pas sans intérêt de s'arrêter un moment sur une sorte de charte dressée à l'occasion de l'installation de George Adorno. Un document authentique qui nous en est resté1 est curieux par sa forme et au fond; si les pactes qui y sont énoncés ne furent pas gardés longtemps, ils représentent les règles tantôt écrites tantôt traditionnelles et sous-entendues que l'opinion publique regardait comme les bases du gouvernement.

Cet acte est d'abord le procès-verbal d'un parlement public tenu sur la place du Dôme. Le chancelier y expose que les étrangers ayant été expulsés, et le peuple guidé par l'inspiration de Dieu ayant élevé George Adorno à la dignité de doge, ce digne chef de l'État préfère à une puissance arbitraire, ou à un pouvoir qui ne serait limité que par des usages incertains, un gouvernement réglé par des lois écrites, populaires et sanctionnées par l'autorité d'un parlement solennel. On propose donc de confier à douze réformateurs, six pour l'ordre de la noblesse, trois pour l'ordre des marchands, et trois pour les artisans, le soin de revoir les lois et le droit d'en promulguer de nouvelles, sauf la conservation du gouvernement populaire et la dignité du doge. Ces lois deviendront obligatoires comme si le parlement lui-même les avait votées. Le chancelier invitait ceux à qui plaisait la proposition à crier placet, en levant les mains. Les opposants n'avaient qu'à ne pas répondre.

L'assentiment fut presque général, et l'assemblée se sépara avec des transports de joie.

Les lois des réformateurs furent bientôt publiées; elles forment cent cinquante-quatre articles, dont le dernier abroge toutes lois antérieures.

L'État est déclaré gibelin et populaire: mais les guelfes sont admis à se faire gibelins; les nobles sont admissibles à toutes les places, exceptée celle de doge. Le gouvernement se compose du doge, du podestat, de douze anciens, du petit conseil de quarante membres, du grand conseil de trois cent vingt, des suprêmes (syndicateurs), des officiers de la monnaie, c'est-à-dire des finances.

Le doge est à vie; il régit la république, il préside les conseils avec double suffrage. Il lui est défendu de créer de nouvelles charges, d'altérer les juridictions, de recommander aucun procès ou d'en connaître. Son traitement est de 8,000 génuines, tant pour son entretien que pour celui de sa cour, composée de deux lieutenants et de deux vicaires2.

Des formes solennelles et compliquées sont établies pour l'élection des doges; et toute nomination où elles n'auraient pas été suivies est déclarée d'avance illégitime et nulle. Sur cet article, un historien, qui bientôt après vit violer cette règle de mille manières, ajoute cette réflexion maligne, qu'en recourant à cette loi, on peut reconnaître qui sont les vrais doges et qui les usurpateurs.

Le podestat devait être étranger, docteur en loi, de maison princière ou du moins de famille patricienne; il se donnait trois vicaires approuvés par le doge et le conseil des anciens. Deux l'assistaient dans les jugements civils, le troisième dans les causes criminelles. Mais le podestat prononce seul sur les délits commis dans la ville de Gênes ou à cinquante milles à la ronde. Il est défendu de manger ou de contracter familiarité avec le podestat ou ses vicaires.

Le conseil des anciens est inséparable du doge, qui doit le consulter en toutes choses, excepté pour ordonner l'arrestation des conspirateurs, des séditieux ou des bannis réfractaires. Le petit conseil intervient dans la délibération des affaires graves. On ne peut sans son concours accorder des immunités, nommer des amiraux, démolir des forteresses. Le grand conseil délibère sur la guerre, sur la paix, et fait les traités. S'il y a lieu d'établir quelque loi nouvelle ou quelque amendement à celles qui existent, le doge et le conseil des anciens, à qui appartient ici l'initiative, en font lire la proposition au petit conseil. Si elle y est approuvée, le doge et les anciens avec les officiers de la monnaie nomment une baillie spéciale, qui a l'autorité de rédiger la loi dans le sens et dans les limites de la proposition approuvée. Ainsi le parlement, l'assemblée générale, se trouve implicitement supprimé et remplacé par un conseil.

On voit que cette législation formait une véritable charte3; comme à tant d'autres, il n'y manquait que la durée.

LIVRE SEPTIÈME.
LES ADORNO ET LES FREGOSE. - SEIGNEURIE DU ROI DE FRANCE ET DES DUCS DE
MILAN PLUSIEURS FOIS RENOUVELÉE. - PAUL FREGOSE ARCHEVÊQUE ET DOGE A
PLUSIEURS REPRISES. - L'AUTORITÉ RESTÉE A LOUIS LE MORE, DUC DE MILAN;
AUGUSTIN ADORNO GOUVERNEUR DUCAL. - PRISE DE CONSTANTINOPLE. - PERTE DE
PÉRA ET DE CAFFA.
1413 - 1488.

CHAPITRE PREMIER.
Le doge George Adorno perd sa place. - Thomas Fregose doge.

Le gouvernement d'Adorno parut s'affermir. Dans un congrès tenu à Pise, la paix fut enfin conclue avec les Florentins. Porto Vénère fut rendu aux Génois; Sarzana resta en leur possession. Le bourg de Gavi secoua le joug du fils de Facino Cane. On racheta de lui la forteresse au prix de 10,000 ducats. Un annaliste nous apprend qu'il y eut dans cette négociation un intermédiaire qui reçut 350 ducats pour son droit de courtage.

Le doge s'appliqua à se tenir hors de toute complication d'intérêts politiques avec les étrangers. Le pape Jean XXIII, chassé de Rome par le roi de Naples, Ladislas, demanda refuge aux Génois; on en délibéra, et l'hospitalité lui fut refusée, de crainte de se brouiller avec le Napolitain.

Vers ce temps, l'empereur Sigismond était venu en Lombardie. Ennemi des Visconti, il n'amenait aucune force contre eux. Errant de ville en ville autour de Milan, et recevant de vains hommages sans secours utiles, il témoigna l'envie de se montrer à Gênes, le gouvernement ne fut pas disposé à le recevoir mieux que le pape. Néanmoins on lui adressa à plusieurs reprises de solennelles ambassades qu'il caressa soigneusement. Un des premiers envoyés, François Giustiniani, fut fait de sa main chevalier et créé comte palatin. L'écusson de sa famille fut orné de l'aigle impériale qu'elle a toujours conservée. C'étaient des comtes impériaux populaires à Gênes.

Il est remarquable qu'en députant à l'empereur, Gênes demanda et obtint de lui un rescrit qui déliait la république des engagements contractés avec le roi de France; c'était comme la réponse à la citation intimée au nom du roi Charles; mais avoir recours à ce remède contre un seigneur qu'on désavoue, n'était-ce pas, pour des républicains indépendants, l'acte d'une double servilité?

Le dedans s'organisa paisiblement, et les dernières lois semblaient assurer la tranquillité publique. Les guelfes cependant se plaignaient d'être maltraités. La clause qui les excluait du gouvernement comme guelfes, mais qui leur permettait de se déclarer gibelins pour être éligibles, ne paraît pas avoir été exécutée à la rigueur; on les admettait sans exiger l'abjuration de leur parti; mais dès lors ils se croyaient en droit de réclamer l'effet des anciennes transactions qui réglaient le partage des charges par moitié. On en vint à faire des recensements; et il fut reconnu qu'il n'y avait sur la population entière qu'un quart de guelfes, et, qu'en proportion de leur nombre, ils ne pouvaient réclamer plus de charges qu'ils n'en avaient obtenu. Après la dernière révolution, on avait cru devoir demander à ceux qui, sous l'influence du gouvernement du marquis de Montferrat, s'étaient faits gibelins, s'ils voulaient retourner à leur ancienne couleur ou ratifier leur changement. Ces nouveaux gibelins persistèrent pour la plupart.

Un historien patriote remarque ici que Gênes en paix ordonnant avec calme sa législation, était alors plus heureuse que les autres villes d'Italie. Seule entre toutes, peut-être, elle n'avait alors ni bannis ni émigrés. Mais l'ambition des hommes puissants ne pouvait laisser la république sans troubles ni le gouvernement d'un d'entre eux sans compétiteur (1414). Il s'en éleva plusieurs tour à tour, et la dernière (1415) de ces entreprises produisit dans la ville trois mois de désordres et de combats. C'était un des Montaldo qui venait réclamer le pouvoir comme le juste héritage de son frère et de leur père. Le doge fut réduit à souffrir que ses droits et les prétentions de son adversaire fussent soumis à des arbitres, et par le jugement de ceux-ci les deux parties contendantes furent également évincées1. Montaldo fut éconduit, mais on força le doge Adorno à se démettre. Un parlement fut assemblé: huit cents citoyens y concoururent. On procéda à l'élection d'un nouveau doge. Le choix tomba sur Bernabo Guano, l'un des auteurs de la pacification, homme estimé de tous les partis, mais peu en état de les tenir en frein. Cependant la confiance parut renaître un moment; et, dès ce temps comme aujourd'hui, le prix vénal des actions de la dette publique étant estimé un symptôme important de la sécurité, on remarqua que leur valeur, tombée à cinquante livres pour les cent livres nominales dans les derniers troubles, se releva rapidement à quatre-vingt-dix. De toute part on rebâtit les maisons incendiées: en effaçant les traces de la discorde, la cité s'embellissait d'édifices modernes. Mais le dernier mot n'avait pas été dit à l'élection de Guano; bientôt éclatèrent de nouveaux troubles. Le doge, attaqué, et ne se voyant défendu par personne, renonça à sa dignité. L'élection de son successeur mit au jour enfin la source de tant d'agitations. Quand George Adorno avait été élevé sur le siège ducal, il avait auprès de lui un ami, un allié, mais un rival caché qui épiait l'occasion de lui ravir sa place. C'était Thomas Fregose, qui dès lors eût été doge lui-même, si l'arrivée d'Adorno à point nommé n'avait réveillé en faveur de celui-ci l'enthousiasme populaire. Fregose ne put lui disputer la préférence; il parut acquiescer; mais il attendit. Il se montra défenseur d'Adorno contre Montaldo, mais il attendit encore. L'événement le trompa quand Guano fut nommé, ou peut-être lui convint-il, au lieu de prendre immédiatement la place d'Adorno, d'y laisser passer un homme incapable de la garder. Quoi qu'il en soit, aussitôt que Guano fut sorti du palais (1416), le peuple cria vive Fregose; il porta l'ambitieux en triomphe en le demandant pour doge. D'abord installé aux acclamations publiques, le lendemain son élection fut proclamée dans un conseil de trois cents citoyens. C'était déroger à la loi nouvelle qui avait réglé d'autres formes et déclaré nulle toute élection où l'on s'en serait écarté; mais le conseil décida qu'en des circonstances urgentes se départir de l'ordre c'est l'ordre même.

Thomas était le second fils de l'illustre Pierre Fregose, le conquérant de Famagouste. Si celui-ci n'avait pu faire régner longtemps son incapable neveu, il avait laissé en mourant sept enfants disposés à revendiquer l'héritage de leur oncle, le premier doge du nom.

L'aîné, Roland, était mort en tentant un coup de main dans cette vue. Introduit dans la ville, pendant la seigneurie du marquis de Montferrat, il avait appelé les partisans de la famille pour le soutenir. Ils accoururent trop tard; il fut forcé de transiger et de faire retraite à l'instant; embarqué, la tempête le fît échouer à Savone; il y fut massacré.

Thomas, qui avait été compagnon de son entreprise et qui avait payé de sa personne, s'appuyait maintenant à son tour sur les frères qui lui restaient. Ils lui servirent de lieutenants et d'amiraux. Spinetta, l'un d'eux, chargé de veiller sur la rivière occidentale, fut élu gouverneur à vie par les habitants de Savone toujours disposés à regarder leur ville comme une république alliée des Génois plutôt que comme sujette. On ignore si le doge désira cet établissement, ou fut contraint de le subir; s'il chercha un point d'appui pour sa famille, ou si Spinetta n'exigea pas une sorte d'indépendance.

Abraham était destiné à gouverner la Corse, à y rétablir le pouvoir des Génois à peine reconnu, et contre lequel s'était révolté Vincentello d'Istria qui s'était fait comte, sous la protection des Aragonais. Il occupait Ginarca. Abraham Fregose vint assiéger la ville; mais il fut battu. Un historien de Corse dit qu'Abraham, ayant voulu prendre à son profit un pouvoir que sa république lui avait confié, paya cette entreprise de sa tête. Les annales génoises ne disent rien de pareil.

Baptiste Fregose était le personnage le plus marquant parmi les frères cadets du doge. Il servit son frère avec dévouement en toute occasion. Mais après de longues années de fidélité, un jour Thomas étant au milieu d'une solennité religieuse, on vint lui annoncer que son palais était envahi et qu'au moment même un usurpateur se faisait proclamer doge: c'était Baptiste. Cette folle et inexplicable tentative coûta peu de peine à réprimer. Baptiste se rendit; Thomas pardonna, et le premier continua à servir son frère comme par le passé, conservé dans ses emplois avec la même confiance.

Dans l'intérieur la sagesse du doge avait ranimé l'esprit public et l'émulation. Il comprît et embrassa les vrais intérêts de son pays. Par des mesures bien prises il paya 60,000 ducats de dettes et libéra l'important revenu de la gabelle du sel. L'État entreprit les plus utiles travaux. Des jardins et des terrains vagues qui bordaient la mer à l'extrémité occidentale de la ville devinrent une vaste darse pour servir de port aux galères2.

Chez lui, le doge vivait avec somptuosité, et, à son imitation, dans les moments de tranquillité, le luxe des citoyens répondait à la magnificence du chef de la république.

Le commerce maritime, qui fournissait ou augmentait ces trésors, avait repris tout son lustre. Les vaisseaux des Génois couvraient la Méditerranée et l'Océan. Si, au milieu des puissances en guerre, les richesses dont ils étaient chargés les faisaient attaquer, ils savaient se défendre avec une habileté qui leur était propre. Les Anglais traitaient alors le pavillon de la république en ennemi; elle avait fourni des combattants aux Français. Car si la cour de Charles VI avait considéré d'abord les Génois comme des sujets révoltés, dans les malheurs de cette fatale époque elle avait plus affaire de secours que de vaines prétentions de souveraineté. On fit promptement une trêve de dix ans, et le roi prit à son service six compagnies d'arbalétriers, huit grands vaisseaux et huit galères. Dans cette expédition, les Génois, déployant une bravoure inutile, participèrent à la calamité qui en ce temps pesait sur la France. Les Anglais avaient pris Bailleur, il fallait à tout prix leur enlever cette conquête. Deux flottes puissantes se trouvèrent en présence. L'anglaise était la plus nombreuse. Les vaisseaux génois, qui attaquèrent avec vivacité, ne furent pas suivis par les autres auxiliaires que la France avait réunis de toutes parts. Le commandant Janus Grimaldi fut tué; ces braves se virent enveloppés sans espoir de secours: trois vaisseaux furent pris; le reste eut encore le courage et le bonheur de se faire jour.

Gênes resta quatre ans en état de guerre avec les Anglais, guerre peu active faute de point de contact. Cependant, à la paix, la république eut à payer 6,000 livres sterling aux citoyens de Londres dont ses vaisseaux avaient capturé les laines et les autres marchandises, et à qui leur roi avait accordé des lettres de représailles. Le doge, pour conclure ce traité, avait envoyé à la cour d'Angleterre deux nobles ambassadeurs, Raphaël Spinola et Etienne Lomellini.

Cependant, au milieu d'une période de prospérité publique, ce n'était pas sans inquiétude que le gouvernement le mieux organisé pouvait se conduire dans un pays si accoutumé au changement, entouré de voisins jaloux, et toujours peuplé de mécontents. Le duc de Milan mit en jeu une intrigue secrète pour essayer de renverser le doge (1417). Visconti s'était entouré de Génois fugitifs; Thomas Malaspina, le plus mauvais voisin que cette illustre famille eût donné à Gênes, moitié seigneur féodal, moitié brigand, recommençait à troubler le pays. Une coalition menaçante se forma. Visconti, Montferrat, Caretto se déclarèrent protecteurs d'une opposition armée contre le doge, composée d'Isnard de Guarco, des frères Montaldo et de leurs partisans, mais surtout de la famille Adorno. Un Fregose, porté au siège ducal par le concours des Adorno, avait été une étrange circonstance; elle confondait ensemble les deux grandes fractions de la bourgeoisie. Une alliance de famille l'avait amenée. Il est difficile de concevoir comment ces rivaux avaient pu contracter cette parenté ou comment ce lien avait suffi pour imposer silence aux ambitions qui opposaient ces deux races. Ce rapprochement assura le succès des Fregose; mais une telle concorde ne pouvait être que de courte durée, car à peine Fregose fut doge, les Adorno furent bientôt ses ennemis. Thérame, qui l'avait le plus secondé, le plus ambitieux, sans doute, de cette génération, se sépara de lui et quitta Gênes; Visconti ne tarda pas à l'attirer près de lui, et quand, sous les auspices des coalisés, tous ces émigrés marchèrent en armes, c'est Thérame qu'ils reconnurent pour chef; ils l'élurent et le proclamèrent leur doge. Sans attendre les troupes de leurs protecteurs ils s'approchèrent de Gênes (1418). Les habitants des vallées suivirent le mouvement, et la ville se vit près d'être assiégée. Alors la méfiance y régna. Le doge, jusque-là modéré et retenu, adopte les mesures de la terreur. Les proclamations se succèdent, les armes sont interdites à la masse des citoyens. L'autorité désigne expressément ceux à qui seuls elle permet et enjoint de les prendre. Nul de ceux qui ne sont pas commandés ne peut sortir de sa maison après l'heure du couvre- feu. On se bat hors des murs et dans les environs. Enfin, quand les ennemis se retirent, tout ce qui est au delà des monts est perdu pour la république. Visconti prend pour lui Gavi, Voltaggio et Bolzaneto (1419); à ce prix Fregose a obtenu qu'il abandonne la cause des insurgés3. Jean- Jacques, marquis de Montferrat, qui venait de succéder à Théodore son père, se fait donner plusieurs châteaux; le marquis de Caretto retient celui de la Pietra. Les émigrés souscrivent à ces partages; enfin Capriata et Tajolo sont adjugés à Thérame Adorno: il se dit le doge, et il dépouille sa patrie!

La rivière orientale présentait aussi l'aspect de la rébellion et de l'anarchie. Le doge qui, épuisant toutes ses ressources, avait mis en gage ses propres effets pour soutenir les guerres, implorait en vain les secours des Florentins contre ses ennemis. Les Florentins avaient un but que l'occasion favorisait, et ils se gardaient bien de se compromettre pour tirer leurs voisins d'embarras; après de longues intrigues, ils obtinrent la possession qu'ils briguaient. Gênes leur vendit Livourne pour 120,000 ducats d'or4.

(1420) Quand le gouvernement put respirer, cet argent servit à s'opposer aux progrès menaçants des Aragonais. Alphonse V, prince ambitieux, brillant de talents et de valeur, était peu content des limites que les lois d'Aragon mettaient à la puissance royale, et il cherchait au dehors des combats, de la gloire et des conquêtes. A la Sardaigne qui était entre ses mains il voulait joindre la Corse. L'occupation de cette île était le premier exploit qu'il résolut d'entreprendre. Il surprit Calvi, il assiégea Bonifacio; et de l'île entière c'était tout ce qui rendait obéissance à la république de Gênes; car quelques seigneuries tenues par des Mari et des Gentile ne reconnaissaient sa suzeraineté que de nom. C'est pendant ce siège de Bonifacio qu'Alphonse reçut un message de la reine de Naples Jeanne II. Elle lui offrait de l'adopter pour fils s'il voulait prendre en main sa défense et sa vengeance contre deux princes français, Bourbon, comte de la Marche, dont elle avait fait imprudemment son mari, et Louis d'Anjou, qui réclamait contre elle les anciens droits que la maison d'Anjou tenait de Jeanne Ire. En ce même temps Louis avait rassemblé une flotte à Gênes, et Baptiste Fregose, le frère du doge, la commandait avec le titre de grand amiral. Alphonse, flatté de l'espoir d'hériter du royaume de Naples, ou même de s'en rendre maître après son adoption, accepta les propositions de la reine et n'en fut que plus pressé d'achever la conquête de Bonifacio qu'il lui coûtait d'abandonner. Il avait tellement poussé les assauts que la place était entrée en capitulation. Elle devait se rendre à un jour fixé si elle n'était ravitaillée dans l'intervalle; vingt otages avaient été livrés à l'Aragonais. Sur cette nouvelle Jean Fregose, l'un des plus jeunes frères du doge, commandant à vingt et un ans d'une expédition difficile, fit voile sans différer un moment. Bonifacio était une colonie acquise à la république depuis trois cent seize ans, le doge ne voulait pas la laisser perdre. On ne s'arrêta pas devant une dépense de 30,000 livres pour armer sept vaisseaux. Ils portaient quinze cents hommes. Alphonse opposait à ce secours dix mille hommes. Sa flotte était ancrée dans le port même; et ce port, long canal tortueux, avait été fermé par une forte estacade. Une tempête semblait encore écarter les Génois. Ils traversèrent tous les obstacles. Trois de leurs vaisseaux attaquant franchement l'estacade suffirent pour la rompre. La flotte entra dans le port et vint se ranger devant celle de l'ennemi. On combattit à l'ancre avec un extrême acharnement. L'audace et l'adresse des Génois suppléèrent au nombre. Leurs plongeurs coupèrent à l'improviste le câble du vaisseau d'Alphonse. Il dériva, et cet effet d'une cause inconnue fut pris par les siens pour un signal de retraite. Les Génois profitent de la confusion, ils abordent la place, débarquent leurs vivres et leurs secours; Bonifacio est en sûreté. Cependant les Aragonais, après avoir perdu leur position au fond du port, étaient maîtres de la sortie, un brûlot artistement dirigé ouvrit leurs rangs; la flotte génoise ressortit et retourna vers Gênes en triomphe. Alphonse perdit l'espoir de soumettre la ville; pressé de porter son ambition à Naples, il leva le siège et partit. Quelques mois après, les Génois reprirent Calvi.

(1421) Alphonse, établi pour un temps en Italie, en guerre avec les Génois et humilié par eux à Bonifacio, donnait un ennemi de plus et des embarras nouveaux à Fregose. Tout se réunissait pour conspirer contre le maintien de son gouvernement. Mais le plus puissant mobile de toutes les intrigues, c'était toujours l'ambition du duc de Milan. Visconti se préparait enfin à porter des coups décisifs. Un héraut vint défier solennellement le doge et lui déclarer la guerre. Le territoire fut immédiatement envahi. Guido Torelli se montra dans les vallées de Gênes à la tête d'une armée qui accompagnait Thérame Adorno, ce beau-frère devenu l'ennemi et le compétiteur du doge; des Montaldo, des Spinola émigrés s'y étaient joints.

Fregose en cherchant des appuis au dedans croyait s'en être assuré un en tout sens considérable et qui devait lui répondre de toute la faction guelfe. Il avait fiancé à Antoine Fieschi, sa nièce, fille de son frère Rolland. On ne pouvait faire une alliance plus honorable et plus utile. Mais le mariage tardait à se consommer, et depuis quelque temps ce délai était pour le doge un sujet d'inquiétude. Quand le duc de Milan eut déclaré la guerre et que son armée parut en Ligurie, les Fieschi embrassèrent cette cause, et Antoine abandonnant Fregose et l'alliance conclue, alla se réunir à eux. Par leur influence les habitants des vallées favorisèrent l'attaque. Une seconde armée milanaise, conduite par le fameux comte Carmagnola, était descendue des montagnes sur la rivière occidentale. Albenga et les autres places s'étaient rendues à son approche. Spinetta Fregose conservait Savone devenue son patrimoine; mais les ennemis avaient passé outre, et, se joignant avec le corps de Torelli, ils venaient resserrer Gênes et doubler le danger. Il restait aux assiégés la ressource de la mer. Pour la leur enlever Alphonse fit passer sept galères catalanes à la solde du duc de Milan. Avec ces forces le siège devint aussi menaçant par mer que par terre. Le doge eut encore le crédit et l'habileté de créer une flotte de sept galères. Baptiste son frère en fut l'amiral et se hâta d'aller à la rencontre de l'ennemi. Le combat se livra sur la côte pisane; mais l'événement se prononça contre les Fregose. Trois de leurs galères combattirent mollement et prirent tout à coup la fuite: les autres tombèrent au pouvoir de l'ennemi; Baptiste Fregose fut prisonnier.

Cette disgrâce achevait, à Gênes, le découragement des uns et la défection des autres. Le doge le jugea le premier et se condamna lui- même. Sa conduite fut noble, digne et patriotique. Il assembla le grand conseil des citoyens. Il leur déclara qu'il se sentait hors d'état de soutenir son gouvernement et qu'il ne voulait pas, pour essayer de conserver son pouvoir, tenter des mesures onéreuses à l'État. Il ne pensait pas qu'il convînt de chercher quelque autre citoyen qui pût régir la république et la sauver d'une attaque extérieure si pressante. Il exhortait à céder au temps, il demandait l'autorisation d'envoyer une ambassade au duc de Milan et de conclure avec lui un traité qu'il reconnaissait nécessaire. On sut gré à Fregose de cette résignation et de ce dernier soin des intérêts publics. La négociation avec Visconti ne fut pas longue. Une suspension d'armes garantit la ville d'un assaut qui se préparait. Par un traité définitif le duc reçut la seigneurie de Gênes aux mêmes conditions que le roi de France l'avait obtenue. Le Milanais, à son tour, ménagea les intérêts personnels des Fregose. L'ex-doge reçut 33,000 florins en remboursement des sommes par lui avancées pour le service public. Spinetta, en rendant Savone, obtint 12,000 florins. Le duc paya le tiers de ces secours, les deux tiers restants furent à la charge de la ville de Gênes, comme il ne manquait jamais d'arriver dans ces compositions. Thomas Fregose eut aussi la seigneurie de Sarzana Il se hâta de s'y retirer après avoir pris congé affectueusement de ses concitoyens.

CHAPITRE II.
Seigneurie du duc de Milan.

L'armée de Torelli fit son entrée dans la ville, et il s'y trouva, comme il arrive toujours, assez de voix pour crier devant ces nouveaux venus: » Vive le duc de Milan!» Carmagnola survint et prit possession du Castelletto. Après cette précaution il assembla les citoyens; il leur fit savoir que le duc de Milan ne voulait point être lié par les vaines stipulations qu'ils lui avaient demandées et entendait les avoir reçus sans conditions. La proposition sembla dure, mais on ne sera pas surpris qu'après de mûres considérations, la majorité ait consenti à cet abandon du traité et qu'on ait feint de croire qu'il y avait profit à s'en remettre à la libéralité de Visconti, puisque l'on manquait des moyens de le forcer à être fidèle aux pactes. Des ambassadeurs des diverses couleurs envoyés à Milan en revinrent fort caressés et rapportant, dit- on, de beaux privilèges satisfaisants pour le pays (1422).

Alors le duc fit prendre une possession authentique du gouvernement civil de Gênes, formalité que l'entrée des troupes ne suppléait pas suffisamment. Quatre grands commissaires de sa cour arrivèrent pour accomplir la cérémonie, et elle n'eut pas lieu immédiatement à leur entrée. Conformément à leurs instructions très-précises, ils attendirent le jour et la minute que l'astrologue du prince avait marqués comme favorables suivant l'aspect des constellations. L'ambitieux, le cruel et perfide Philippe ne faisait pas ses affaires sans demander conseil aux astres du ciel.

Peu après, le comte Carmagnola revint avec le titre de gouverneur. Il remplaça les quatre commissaires, et d'abord il exigea de la ville autant de salaire pour lui seul qu'on avait été obligé d'en décerner à la commission entière. Les Génois trouvèrent dès l'abord que le régime de Visconti n'était pas économique; à cela près Carmagnola s'attira assez de faveur, grâce à sa grande réputation militaire.

Gênes était pour le duc plus difficile à conserver qu'à acquérir. On disait en ce temps que cette ville ne savait ni garder sa liberté ni supporter la servitude. Les principaux citoyens nobles et populaires, jaloux les uns des autres, étaient toujours prêts à se soulever. Visconti fomenta leurs jalousies pour les affaiblir. Quand des mécontents, des exilés remuèrent contre son propre gouvernement, il ne leur opposa que de médiocres résistances pour ne pas donner occasion dans la ville à de grands armements qu'on aurait pu tourner contre lui. Il contenta le commerce et détourna l'attention publique en soutenant la guerre maritime contre les Aragonais, anciens ennemis qui troublaient la navigation génoise. François Spinola, déjà nommé amiral, partit avec sept grands vaisseaux dont l'armement avait été complété à ses propres frais. La république ne fournit à cette expédition que les vivres. Les forces ennemies furent chassées et dispersées. On fit une descente en Sardaigne. La flotte revint victorieuse.

(1423) Cependant la politique de Philippe entraîna les Génois dans des intrigues étrangères. La bonne intelligence d'Alphonse et de la reine Jeanne sa mère adoptive n'avait pas duré. Elle avait révoqué son adoption et avait rappelé auprès d'elle Louis d'Anjou; mais le roi d'Aragon tenait Naples; la reine était sortie de la ville, et les deux factions se faisaient une guerre ouverte. Le duc de Milan embrassa le parti de Jeanne et ordonna d'employer les forces maritimes de Gênes pour reprendre Naples sur Alphonse. La cause était populaire, l'Aragonais était l'ennemi commun, la dépense seule effrayait. Les exhortations de Carmagnola, son zèle pour une grande expédition dont il se promettait déjà la gloire, surmontèrent tous les obstacles. On décréta de puiser dans le trésor jusqu'à deux cent mille génuines. Avec cette somme on arma treize galères et autant de vaisseaux, la plupart de quatre cents à quatre cent cinquante tonneaux, portant, les plus grands, cinq cents hommes, et les plus petits, deux cents. Ces préparatifs durèrent un an entier. Louis d'Anjou grossit la flotte de quelques bâtiments provençaux ou de galères armées à Gênes, de ses deniers. Carmagnola n'attendait plus que les dernières instructions de Milan pour le départ. L'émulation et la confiance étaient nées à sa voix; les premiers personnages de la république avaient accepté le commandement des galères et des vaisseaux; les jeunes gens les plus distingués s'étaient empressés de se présenter comme volontaires.

On mettait à la voile; Guido Torelli arrive avec les ordres de Milan, c'est à lui que le commandement est déféré. Carmagnola reste obscurément au gouvernement de Gênes, affront sensible, compté bientôt parmi les premières causes de sa fatale défection. A Gênes on partagea sa surprise et son mécontentement. Torelli était fameux à la guerre, mais il était sans connaissance de la mer, les marins les plus expérimentés allaient se trouver sous la direction impérieuse d'un nouveau venu. Un grand nombre de capitaines s'excusèrent de partir en se faisant remplacer dans leur commandement. Torelli dissimula et mit à la voile quand les astrologues du duc en marquèrent le moment.

(1424) Il suffit de se montrer devant le port de Naples pour obtenir un grand succès. Alphonse était retourné en Espagne, Jacques de Caldora à qui il avait confié son autorité laissa emporter un château et bientôt vendit la ville. Quand l'argent qu'il exigea fut venu de Gênes, il remit la place à la reine, au roi Louis et au duc de Milan Philippe-Marie. Jeanne témoigna sa reconnaissance aux Génois. Mais tel était le mauvais état de ses affaires qu'elle ne put leur distribuer pour leur solde qu'une centaine de florins par bâtiment. Quelques secours que les commissaires de la flotte avaient eu la précaution d'apporter furent bientôt épuisés. Les équipages n'avaient reçu en tout que deux mois de paye; il leur était dû le salaire d'un an presque entier, on ne pouvait les retenir plus longtemps. Il était douloureux de ramener de si belles forces capables d'expéditions brillantes, lucratives, et de se contenter d'un seul exploit mal payé. La discorde régnait ouvertement entre Torelli et les capitaines. On revint à Gênes avec un mécontentement réciproque. La reddition de Naples y avait été célébrée: à la rentrée de la flotte on s'abstint de tout appareil de triomphe. Les anciens n'allèrent point au môle, suivant l'antique usage, recevoir l'amiral à son débarquement; et Torelli, sensible à cette négligence, partit immédiatement pour Milan. Toute la solennité fut pour le drapeau national; retiré de la galère principale, il fut mis sur un char et conduit religieusement à l'église de Saint-George; mais peu de jours après un ordre du duc intima de l'enlever de l'église et de le rapporter à la demeure de Torelli1. On prit ce procédé pour un affront, un attentat, une sorte de sacrilège. Il s'en fallut de peu qu'il ne fît éclater une sédition. En tout, cette expédition laissa un sentiment de haine qui ne promettait plus une paisible durée au gouvernement milanais dans Gênes.

Carmagnola avait quitté la ville. Fugitif et passé à la solde des Vénitiens, il avait ranimé leur guerre contre le duc et leur alliance avec les Florentins. Le nouveau seigneur de Sarzana, Thomas Fregose, épiant (1425) les occasions de rentrer à Gênes et au trône ducal, prit part à ces menées; en société avec plusieurs membres de la maison Fieschi, il traita avec les alliés, et pendant que Carmagnola en attaquant Brescia occupait ailleurs l'attention et les forces de Visconti, on entreprit d'opérer une diversion en Ligurie. Vingt-quatre galères catalanes furent mises à la disposition de Fregose. Il se présenta à la bouche du port, espérant qu'à son approche la ville se soulèverait en sa faveur; mais le peuple vit avec indignation son ancien doge porté sur une flotte ennemie qui, avec le nom de Fregose, faisait retentir le port d'insultes, de défis et d'imprécations. Fregose se retira. Cependant dans la rivière orientale le château de Porto-Fino lui fut livré. Les Catalans s'y établirent et de là ils firent leurs excursions et désolèrent le littoral pendant toute la saison. Sous leur protection Fregose et les Fieschi, alors étroitement unis, occupèrent le pays de Chiavari jusqu'à Recco, à peu de distance de Gênes. On fit sortir contre eux des troupes de la ville; on en confia la conduite à Antonio Fieschi; il était propre frère de ceux que l'on combattait; mais il était demeuré dans l'intimité des gouverneurs milanais, et c'est lui qu'en avait vu rompre son union arrêtée avec la nièce de Fregose. D'abord il combattit en homme qui ne manquait pas à la confiance de son maître, quoiqu'il eût en face sa propre famille; mais, après ses premiers exploits, tout à coup désertant sa troupe, il va rejoindre ses frères, et sans retard célèbre le mariage qui le lie à la famille des Fregose.

Le duc de Milan était inquiet des dispositions de l'intérieur autant que du progrès des assaillants. Opicino Olzati était alors commissaire ducal à Gênes, homme sévère et haï. Il désignait à son maître les citoyens qu'il jugeait peu affectionnés à son gouvernement. Ainsi seize notables avaient été tout à coup mandés à Milan: on les y retint.

L'archevêque Pileo de Marini, non moins suspect aux Milanais, s'était absenté de sa métropole: vainement sommé plusieurs fois d'y retourner, il bravait ces appels, et, uni avec Barnabé Adorno, il avait ouvertement embrassé l'alliance des émigrés.

(1426) Le gouvernement ducal devenait de plus en plus soupçonneux et dur. Un prêtre avait été accusé d'avoir donné au gouvernement un faux avis sur les mouvements des ennemis. Olzati fit construire une étroite prison dans les combles du palais pour y renfermer ce malheureux; il l'appela l'appartement des prêtres et déclara qu'il le destinait à la demeure des ecclésiastiques qui oseraient se mêler des affaires d'État. La veille de Noël, dans une rixe, un de ses gens est tué par des bouchers. Il fait courir sur leur bande; trois pris au hasard sont sans forme de procès pendus aux grilles du palais, sans respect, dit le peuple effrayé, pour une nuit si sainte et pour le jour solennel qui la suit.

L'argent manquait au trésor public. Quelques capitalistes pouvaient en prêter encore, on leur prodigue les propriétés de l'État. Le duc assigne la vallée d'Arocia et ses châteaux à François Spinola pour gage de 4,500 livres prêtées à la commune. Ovada est donné à Isnard de Guarco en nantissement d'une créance pareille. Le duc emprunte pour lui-même 3,000 écus d'or du chevalier Lomellino, et lui aliène Vintimille en nantissement pour dix ans. On frémissait à Gênes de voir démembrer le domaine public pour payer des dépenses, les unes imposées, les autres étrangères à la république. Le conseil des anciens hésita avant de ratifier les premiers de ces traités; il ne sut pas résister et ils se consommèrent. Enfin on leur en présenta un qui devait plaire au peuple. Pour 15,000 génuines Jean Grimaldi cédait Monaco, ce dangereux repaire d'ennemis rebelles et de pirates. La république paya volontiers la somme, et crut que la place serait mise hors d'état de nuire; mais les officiers du duc s'en emparèrent et se gardèrent bien de la détruire.

Visconti fait sa paix séparée avec Alphonse et prend à sa solde quelques galères catalanes. Mais le roi, en les confiant à un ancien ennemi veut avoir un nantissement qui lui en réponde. Le duc ne balance pas à lui livrer les châteaux de Porto-Venere sans s'embarrasser si les Génois en murmurent.

Enfin une paix générale fut conclue: celle du duc de Milan avec le roi d'Aragon fut rendue commune aux Génois. Visconti et son gouvernement de Gênes furent réconciliés avec les Vénitiens2, les Florentins et leurs alliés. Parmi ceux-ci furent expressément nommés les Fregose, les Adorno et les Fieschi. Mais ni la paix ni le rétablissement des émigrés ne devaient durer longtemps et n'inspirèrent de sécurité.

(1427-1428) Cependant on jouit d'un peu de calme et des biens qui s'y rattachent si vite. Un archevêque de Milan avait été reçu à Gênes comme gouverneur. Il y apporta de la discrétion et de la bienveillance; il tempéra la sévérité du commissaire Olzati; il donna des soins aux arrangements intérieurs et à la bonne administration. La révision des lois fut entreprise. Beaucoup de magistratures inférieures chèrement salariées devinrent gratuites et par cela même cessèrent d'être des sinécures. Le gouverneur donna l'exemple des économies publiques en n'acceptant qu'un traitement très-inférieur à celui que ses prédécesseurs avaient imposé. Il obtint une grande faveur dans l'opinion en réduisant surtout les dépenses militaires et maritimes. On ne peut dire si dans cette occasion alléger le fardeau des Génois ce n'était pas, en d'autres termes, les désarmer. Cependant les fruits de cet état de paix se faisaient sentir. Le crédit des fonds publics se raffermissait. Les contemporains remarquent que leur cours s'éleva à un taux qu'on avait oublié depuis dix ans de troubles.

(1429) Le premier mécontent qui parut ne pas se tenir aux conditions du traité, fut Barnabé Adorno, neveu ambitieux des anciens doges Antoniotto et George; réfugié dans la vallée de Polcevera, il s'y mit en défense. Les habitants parurent embrasser sa cause; mais le fameux capitaine Nicolas Piccinini passa les monts (1430). Adorno quitta le pays, et Piccinini ne trouva rien de mieux à faire que de mettre la vallée entière à feu et à sang et surtout au pillage, sous prétexte de faire un exemple qui comprimât les rébellions. Une résolution si désastreuse souleva tous les esprits à Gênes. On n'obtint qu'à peine, par l'intercession du gouverneur et du conseil, la révocation de cette cruelle sentence. Les rigueurs furent tempérées, c'est-à-dire qu'on n'exigea d'un grand nombre d'habitants que des cautions de leur conduite future. Cinquante-sept furent envoyés enchaînés à Milan, d'où on les dispersa dans différents lieux de la Lombardie. Toutes les cloches du pays furent enlevées afin d'empêcher les rassemblements au son du tocsin, privation qui fut très- sensible. Jamais, dit un témoin oculaire, les vallées de Gênes n'avaient été si sévèrement châtiées ni frappées d'une semblable terreur.

Le redoutable Piccinini s'empara des domaines de la maison Fieschi. Il prit les uns de vive force, il obligea les nobles possesseurs à se dépouiller des autres; il traita de même les châteaux des seigneurs Malaspina, amis des Florentins. Plus de cinquante places ou forts sont sa conquête; c'est ainsi que la paix toute récente est exécutée.

Les Florentins étaient en querelle avec les Lucquois. Lucques menacée avait appelé des secours, et c'était le célèbre François Sforza qui était venu en porter sans être ostensiblement avoué par Visconti. A peine ce fameux aventurier est dans la ville que Louis Guinigi, seigneur de Lucques depuis trente ans, est accusé d'un complot pour livrer sa patrie aux Florentins: on l'arrête, et Sforza l'envoie à Pavie languir et mourir en prison. Bientôt, sous prétexte que les Lucquois ne peuvent, isolés, résister à leurs puissants ennemis, ils se laissent induire par Sforza à se donner, non au duc de Milan, mais à la république de Gênes sa sujette. Les Génois sont déterminés, par des insinuations analogues, à accepter cette soumission. On leur fait délibérer d'aider d'armes et de vivres la ville qui se donne à eux. On leur livre Lavenza et Pietra Santa pour sûreté. Piccinini se charge de conduire et d'employer les levées dont ils font la dépense.

(1431) Alors Gênes, Lucques et Sienne se confédérèrent solennellement contre les Florentins. La plupart des places de l'ancien domaine de Pise sont enlevées à Florence. Son territoire même est attaqué et Pise assiégée. Venise fait quelques efforts pour opérer une diversion en Lombardie en faveur des Florentins; un combat est livré sur les eaux du Pô. Eustache de Pavie, qui commandait les forces lombardes, après avoir fait une expérience malheureuse de son infériorité, s'était donné pour appui Jean Grimaldi et des marins génois. Avec ce secours la flotte vénitienne est détruite. Carmagnola, rendu responsable de l'événement par les Vénitiens ses derniers maîtres, va bientôt porter sa tête entre les colonnes de la place Saint-Marc.

Gênes, loin de rompre son traité avec les Vénitiens, avait respecté dans sa nouvelle guerre avec la Toscane leur pavillon et leurs propriétés. Ayant à se plaindre d'un procédé opposé on avait paisiblement envoyé une ambassade à Venise pour s'expliquer; mais désormais les choses étaient trop avancées pour distinguer entre les Génois et leur seigneur. Les Vénitiens vinrent avec une flotte faire lever aux galères génoises le blocus du port pisan.

Piccinini poussait ses terribles exécutions. Aux portes de Gênes et sous les yeux de ses habitants, sont commis les plus affreux ravages et les violences les plus effrénées. On livre tout à la fureur du soldat sans distinction de sexe, d'âge, de personnes religieuses. On voit les vaincus indignement vendus en esclavage sur les places publiques et sur les grands chemins. C'est ici la première fois que cette turpitude est signalée; ce n'est nullement le seul exemple qui en soit rapporté, mais l'indignation des contemporains fait croire du moins que c'était pour les Génois une pratique horriblement révoltante. On voit qu'elle eût suffi pour faire détester le maître à qui des citoyens libres avaient cru se confier, et qui laissait de tels satellites se jouer de la liberté et de la dignité des hommes.

Au milieu de ces événements une flotte vénitienne était allée au Levant essayer de surprendre Scio. Raphaël Montaldo commandait alors dans cette colonie. Il n'y avait que quatre cents Génois. La vigilance et le courage du chef pourvurent à tout. Les bombardes ennemies avaient fait des brèches énormes dans les murs, mais l'approche du rempart fut bravement défendue. Les Vénitiens descendus dans l'île la ravagèrent; ils coupèrent les arbres, ils mirent le feu aux bâtiments épars; le chef-lieu de l'île se maintint contre tous les assauts. Les Vénitiens perdirent dix-huit cents hommes dans cette attaque infructueuse.

Cette agression où une haine nationale avait imprimé son caractère excita le courroux des Génois. Ils demandèrent à grands cris l'occasion d'exercer des représailles sérieuses. Un grand armement fut délibéré, et, circonstance assez notable dans une république devenue si dépendante3, le conseil général, convoqué au son de la cloche, procéda à l'élection d'un commandant. Pierre Spinola fut nommé avec l'assentiment unanime. La flotte courut la mer Adriatique; elle ravagea quelques côtes, prit des navires, causa des dommages à l'ennemi; mais elle n'eut point de rencontres importantes.

Cependant le duc de Milan, par la médiation des marquis de Ferrare et de
Saluces, fit une paix nouvelle avec Venise et Florence. Cet événement mit
fin aux représailles qui avaient fait emprisonner à Caffa tous les
Vénitiens pris sur la mer Noire.

CHAPITRE III. Victoire de Gaëte. - Le duc de Milan en usurpe les fruits. - Il perd la seigneurie de Gênes.

(1434) Jetés malgré eux au milieu des intrigues de Philippe-Marie, les Génois apprenaient à l'improviste avec quels peuples ils étaient alliés ou ennemis; heureux quand la politique de leur maître ne les entraînait pas dans de nouveaux embarras.

(1435) Un événement inopiné devait avoir des suites considérables pour les Génois. Jeanne, la reine de Naples, mourut. Elle avait annulé, comme on sait, l'adoption d'Alphonse d'Aragon. Louis d'Anjou, qu'elle avait reconnu pour son successeur, était mort avant elle. Elle nomma héritier René d'Anjou, frère de Louis. Ce prince était en France, et même était prisonnier du duc de Bourgogne. Cependant les Napolitains se déclarèrent pour lui, et Alphonse se disposant à revendiquer la couronne, on s'apprêta à lui opposer une vive résistance. Le duc de Milan favorisait le parti d'Anjou; il fit déclarer les Génois contre Alphonse. Celui-ci venait pour première opération assiéger Gaëte; François Spinola y fut envoyé d'abord avec trois cents Génois et quelques auxiliaires; deux vaisseaux porteurs de ce faible secours arrivèrent à temps pour le jeter dans la place. Cette poignée de braves défendit la ville, repoussa tous les assauts et attendit patiemment l'arrivée de plus grandes forces. Celles d'Alphonse étaient considérables. Il assiégeait par terre et par mer avec quatorze gros vaisseaux et onze galères. On portait ses troupes à onze mille hommes. Il commandait en personne; deux de ses frères, l'un roi de Navarre, l'autre grand maître de l'ordre de Saint-Jacques, l'accompagnaient; il avait autour de lui la fleur la plus illustre de la noblesse espagnole. Le gouvernement de Gênes fit partir à son tour treize vaisseaux bien équipés. Biaise Azzeretto fut pris dans l'ordre populaire pour en être le commandant1. A l'approche de ces ennemis le roi d'Aragon, ayant pourvu au blocus de Gaëte, monta sur sa flotte et revint à la rencontre de celle des Génois, si inférieure en forces. Sa confiance fut trompée. Une autre supériorité que celle du nombre l'emporta; il fut battu complètement: tout fut pris, excepté deux galères catalanes seules sur l'une desquelles échappa le plus jeune des princes d'Aragon. Le roi de Navarre, un nombre prodigieux de princes, de barons, de chevaliers espagnols et napolitains de leur parti, se virent prisonniers avec leur roi. Alphonse sur sa galère envahie regarda autour de lui; il avait distingué un guerrier valeureux, il demanda son nom, on lui nomma Giustiniani, qu'on lui désigna comme l'un des seigneurs de Scio, où il avait le droit de battre de la monnaie d'or. Le roi le fit appeler et lui rendit son épée. Le butin fut immense2. Une sortie de François Spinola délivra Gaëte et fit tomber aux mains des Génois le camp et le reste des bagages de tant de princes, de grands, et d'une si florissante armée. Les historiens postérieurs remarquent que de leur temps il existait à Gênes des fortunes héréditaires qui n'avaient pas d'autres sources que la victoire de Gaëte.

Spinola et Azzeretto abandonnèrent la foule des prisonniers qu'ils n'auraient pu garder ni transporter. Ils réservèrent et conduisirent vers Gênes les principaux personnages, le roi Alphonse, les princes et les plus notables seigneurs de sa suite.

Depuis des siècles Gênes n'avait obtenu un si beau triomphe, et c'est ici l'un des faits les plus illustres de ses annales. La tradition ne s'en est jamais perdue. Les peintures de la façade du palais des descendants de François Spinola en retraçaient le souvenir. Mais quand Gênes a passé récemment sous le sceptre d'un prince voisin, on a su mauvais gré, dit- on, à l'héritier de ce beau nom d'avoir voulu restaurer le monument de ce glorieux souvenir. Il n'est pas de bon exemple qu'un vaillant citoyen fasse des rois captifs.

Mais, comme aujourd'hui, les Génois étaient alors sujets; ils éprouvèrent à l'instant que leur gloire déplaisait à leur maître et qu'à lui seul en était réservé le fruit. Tandis qu'on multipliait les réjouissances publiques, qu'on redoublait les actions de grâces, tandis qu'on destinait aux augustes captifs des prisons honorables mais sûres, les ordres du duc interviennent tout à coup. Il est défendu à la seigneurie de Gênes d'écrire aux cours étrangères pour publier sa victoire. Azzeretto reçoit en mer des instructions secrètes qui l'obligent, tandis que sa flotte rentre à Gênes, à s'en détacher pour aller déposer les princes prisonniers à Savone, d'où ils sont conduits à Milan3. Ces premières mesures blessent étrangement l'orgueil national. L'accueil plein de noblesse fait aux captifs par Philippe-Marie si rarement généreux, passe à Gênes pour un nouvel affront. On le voit avec indignation leur prodiguer les fêtes et les dons, les entourer de plus de faste qu'ils n'en avaient perdu. On eut bientôt de plus justes sujets de plainte. L'adroit Alphonse, dans l'aimable familiarité de ses entretiens, sut faire entendre au duc que favoriser l'établissement de René en Italie, c'était y appeler les armées françaises à l'ambition desquelles le duché de Milan serait le premier exposé. Dès ce moment Philippe, abandonnant le parti angevin, s'unit étroitement à celui de l'Aragonais, et prit des mesures en conséquence. D'abord il se chargea de la rançon de l'illustre prisonnier et il feignit de lui imposer pour prix la cession de la Sardaigne au profit de la république de Gênes. Des troupes furent aussitôt désignées et mises en route pour aller s'embarquer afin d'assurer la prise de possession de l'île; ce n'était qu'un prétexte pour les porter à Gênes et pour y renforcer la garnison milanaise, dans un moment où le changement d'alliance du duc ne pouvait manquer d'y déplaire. Dans le même temps on ordonnait à Gênes de préparer une flotte que le roi Alphonse devait monter. Le roi de Navarre son frère venait de Milan pour presser l'armement. Un ordre impérieux de Philippe le fit recevoir avec toute la pompe royale et sous le dais: nouveau déplaisir mortel pour les Génois, puisqu'ils revendiquaient ces princes comme leurs captifs. Enfin, deux mille hommes approchaient de la ville pour la prétendue expédition de Sardaigne. La haine était au comble. On résolut de ne pas attendre ces nouveaux instruments d'oppression. Un plan d'insurrection fut formé en secret. On se le communiqua de proche en proche et tout fut unanime pour y adhérer. A l'instant où un nouveau gouverneur milanais, Erasme Trivulze, entrait dans la ville pour prendre possession de sa dignité, et que le commissaire Olzati était allé au- devant de lui, on ferme les portes entre eux et les troupes qui s'avançaient à leur suite. La population entière se soulève et leur coupe tous les chemins. François Spinola, le défenseur de Gaëte, ses parents, ses amis donnent l'exemple à leurs concitoyens. Trivulze, engagé dans ces rues étroites dont les passages s'obstruent de toutes parts, se sauve à grand'peine et atteint la forteresse de Castelletto. Olzati recule et veut regagner le palais. La voie lui est interceptée, il tombe massacré. Les soldats du duc se rendent, on les désarme et on les congédie. Savone suit l'exemple et démantèle sa forteresse. Plusieurs forts enlevés aux Milanais sont immédiatement démolis; Trivulze assiégé dans le Castelletto, et ne pouvant tenir la place, convient de la rendre, s'il n'est pas secouru à un jour fixé, et livre une des tours pour garantie de sa parole (1436). Nicolas Piccinini est envoyé à son aide; il parvient à Saint-Pierre d'Arène, mais il ne pénètre point au delà; et de peur d'accident, le peuple de la ville, sans attendre la reddition convenue, se hâte de forcer le Castelletto et d'en ruiner les murailles. Piccinini s'arrête à brûler sans nécessité les navires qui sont sur la plage; il dévaste le littoral et met le siège devant Albenga4.

La situation de Gênes était fort pénible; après une insurrection si unanime, la discorde n'avait pas tardé à reparaître. L'argent manquait: on compta comme une ressource les misérables rançons pour lesquelles on vendit au rabais la liberté de tout ce qui restait d'Aragonais. Le duc voulait affamer la ville. Tout transport de blé de la Lombardie à Gênes était interdit. On reçut heureusement quelques secours de vivres du côté de la Toscane. Bientôt une alliance fut conclue entre Gênes, Florence et Venise, trois républiques ennemies du duc de Milan. Avec le secours de cette ligue on fit lever le siège d'Albenga, et l'on obligea Piccinini à la retraite. Mais à l'intérieur il restait à disposer du gouvernement.

CHAPITRE IV. Thomas Fregose, de nouveau doge à Gênes, embrasse la cause de René d'Anjou, qui perd Naples. - Raphaël Adorno devient doge. - La place est successivement ravie par Barnabé Adorno, par Janus, Louis et Pierre Fregose.

(1436) On distinguait encore des guelfes et des gibelins, mais cette division avait perdu de son importance. Les ambitions étaient devenues trop personnelles pour rester rangées sous les drapeaux immobiles de deux anciennes factions; elles s'étaient partout non-seulement subdivisées, mais mêlées. Les Visconti, ces anciens chefs des gibelins, et les autres tyrans des villes d'Italie avaient eu besoin trop souvent de recourir à tous les partis pour que la couleur originaire s'en fût conservée intacte. Les noms subsistaient comme des traditions et des préjugés de famille entretenus surtout dans les campagnes; mais dans les villes et parmi les contentions politiques, ils avaient cessé de caractériser les réunions ou de déterminer les oppositions. En formant de nouvelles alliances, on ne se croyait plus obligé, comme autrefois, de se faire gibelin ou guelfe en présence des notaires.

La séparation entre nobles et populaires était plus réelle, parce qu'elle se fondait sur une prérogative remarquable en faveur des derniers, sur cette loi respectée qui réservait aux populaires exclusivement la première dignité de la république. Une distinction d'où dépendait un tel droit ne pouvait manquer d'être soigneusement conservée. Elle empêchait de se confondre avec la noblesse tant de noms aussi puissants et déjà aussi illustres que les antiques patriciens, et ces vieux Giustiniani qui à Scio battaient la monnaie d'or.

Les nobles n'avaient jamais cessé de faire des efforts pour faire tomber cette barrière odieuse, mais elle était trop bien gardée par l'opinion populaire et par la jalousie intéressée de l'aristocratie plébéienne. Les familles qui composaient ce dernier parti étaient devenues aussi fortes de richesses, d'alliances et de clients que les anciennes races les plus accréditées, et elles étaient en possession du pouvoir par la faute même de leurs adversaires. C'est en se disputant le gouvernement de la république que la noblesse l'avait laissé échapper dès longtemps.

Maintenant, affaiblie par ses divisions, elle ne pouvait plus l'arracher des mains qui l'avaient saisi. Des quatre grandes familles qui avaient dominé dans leur ordre, deux seules semblaient avoir conservé l'espérance de triompher des obstacles, car les Doria mêmes paraissaient contents de leur part dans les commandements militaires. Les Grimaldi, puissants à Monaco, étaient dans Gênes plus considérés qu'ambitieux et remuants. Mais les Spinola, grands propriétaires de domaines et de places fortifiées, disposant de nombreuses populations de fermiers et de colons qui les reconnaissaient pour maîtres encore mieux que si cette dépendance eût été d'origine féodale, les Spinola n'avaient pas cessé de se faire craindre. Les Fieschi (et ceux-ci avaient été des seigneurs avant d'être des citoyens), joignant aux ressources de leur position un grand crédit au dehors et des alliances éclatantes, se mêlaient à toutes les intrigues et épiaient avec plus de persévérance que les Spinola même le moment de subjuguer la république. Avec la même ambition et des forces pareilles les Malaspina et les Caretto, n'étant point introduits comme les Fieschi au rang des citoyens, n'avaient pas les mêmes occasions d'usurper le pouvoir. S'ils l'avaient tenté, des princes plus redoutables et aussi avides les auraient prévenus. Ce n'étaient donc que de mauvais et turbulents voisins.

En général, la noblesse génoise, si elle ne pouvait enlever le premier poste de l'État aux grands populaires, s'étudiait à ce que ceux-ci fussent renversés les uns par les autres. Elle se mêlait à leurs factions, elle semblait se partager entre eux, se divisait même, suivant les occasions ou les affections momentanées; elle aidait à faire un doge à la place d'un autre, mais bientôt elle poussait vers sa chute celui qu'elle avait contribué à élever.

Depuis que Simon Boccanegra avait frayé le chemin aux plébéiens puissants et que la noblesse avait été obligée de céder la première place toujours si enviée, nous avons vu un assez grand nombre de familles nouvelles se jeter dans cette carrière et prétendre à la dignité ducale. Plusieurs d'entre elles avaient fini misérablement, quelques autres étaient sur leur déclin. Au moment dont nous écrivons l'histoire, les Adorno et les Fregose achevaient d'établir leur supériorité sur toutes. Déjà ces deux ambitieuses maisons, réclamant la préférence l'une sur l'autre, la demandaient à peine au choix du peuple; ils la revendiquaient comme un droit, une propriété héréditaire, et, dit un historien du temps, cela avait cessé d'étonner qui que ce soit. Mais ces familles étaient si nombreuses que, dans le sein de celle qui remporterait, l'on avait déjà à s'attendre à des jalousies et à des entreprises d'individu à individu.

Cet état des partis explique suffisamment les révolutions continuelles. On voit comment tout était réuni et prêt à l'instant pour renverser un gouvernement, comment rien n'était préparé pour en mettre un autre à la place, comment, ne sachant pas se défendre elle-même contre l'anarchie, Gênes s'abaissait de moment en moment sous une domination étrangère dont elle pensait aussitôt à se délivrer.

Une situation si connue appelait les brigues des voisins ambitieux. Ils se mêlaient à toutes les résistances, à toutes les discordes, ils accueillaient les mécontents et leur fournissaient des secours, ils influaient sur les résolutions mêmes des conseils, dont l'accès n'était pas fermé à leurs intrigues. Nous avons vu jusqu'au marquis de Montferrat se faire seigneur de Gênes, mais sans pouvoir s'y soutenir. Les ducs de Milan en savaient mieux le chemin, ils l'avaient fait plus d'une fois, et l'asservissement de la république était une des vues de leur politique permanente.

La France, invitée une fois à prendre la domination, ne renonçait pas à la prétention de la ressaisir; elle était trop loin pour que son espérance ne fût pas dans le vague, ou pour qu'elle pût prendre part à des intrigues suivies. Cependant les possessions de la maison d'Orléans en Piémont et les intérêts de la maison d'Anjou à Naples fournissaient aux Français des occasions de tenir les yeux ouverts sur l'Italie.

Tel était l'état des choses quand Gênes se vit délivrée des Visconti. Thomas Fregose avait été averti à l'avance de l'insurrection prête à éclater contre la tyrannie milanaise. Il avait quitté Sarzana pour se rapprocher de la ville; il ne tarda pas à s'y montrer. Il s'attendait à être rappelé à sa dignité, mais il y trouva de l'opposition. Ceux qui voulaient rompre ces habitudes de dépendance prises en faveur d'une ou de deux familles, firent élire Isnard Guarco. Mais ce nouveau chef, vieillard septuagénaire, qui, dans un temps si difficile, n'eût jamais pu tenir le timon des affaires, ne régna que sept jours. Fregose lève le masque, s'empare du palais et congédie Guarco sans autre effort que de forcer la garde. Il disait que, nommé doge, il n'en avait perdu ni les droits ni le caractère. Il avait cédé au temps et à l'usurpation du duc de Milan: la persécution finie, il ne faisait que reprendre son poste; et personne né s'éleva pour y contredire.

En ce temps, le roi René s'était racheté de sa captivité en Bourgogne, et quoique sa rançon eût achevé d'épuiser ses faibles ressources d'argent, il allait seconder les efforts de sa généreuse épouse qui tenait dans Naples; elle avait su résister jusque-là à la puissance d'Alphonse, redoutable compétiteur de son mari. Les Génois embrassaient naturellement la cause que Visconti avait abandonnée, la cause contraire à l'Aragonais qu'ils haïssaient et dont ils étaient violemment haïs.

(1438) Leur part dans l'expédition de Naples fut honorable; mais à la longue elle devint ruineuse et ne porta aucun fruit. La pauvreté du roi fut un obstacle insurmontable au milieu des succès mêmes. Il lui fallait des forces maritimes devant les flottes nombreuses que son ennemi conduisait de ses royaumes d'Espagne; mais René ne pouvait suffire à la dépense nécessaire. D'abord, de sept galères il s'obstina à soutenir que quatre suffisaient, il renvoya les trois autres. Bientôt tous les efforts des Génois se firent à leurs propres frais (1439). Le surplus des besoins de la guerre fut défrayé par la générosité de Jean de Caldora, riche Napolitain qui avait embrassé cette cause. Elle triompha d'abord; Nicolas Fregose, jeune Génois, neveu du doge, conduisit l'attaque du Château- Neuf. Alphonse y porta vainement des secours, ce fort fut rendu et assura au prince français la possession de la capitale. Le château de l'OEuf fut emporté à son tour.

Le pape Eugène IV (Condolmieri) était ennemi acharné d'Alphonse. Il entreprit un grand effort en faveur de René qui, pour se maintenir, avait toujours plus besoin de l'assistance étrangère. Le pape négocia avec les Génois et les Vénitiens une alliance offensive contre l'Aragonais. Il envoya dans le royaume de Naples quatre mille chevaux pour son contingent; les Génois, pour le leur, s'engagèrent à expédier sans retard une grande flotte. On fait aussitôt provision d'argent pour satisfaire à cette promesse, et, au milieu des préparatifs qui se font, on s'occupe d'abord du choix de l'amiral. C'était un grand sujet d'intrigues et de jalousies. Les nobles prétendaient y avoir droit exclusivement dans cette occasion. Ils soutenaient que les commandements devaient être donnés alternativement tout au moins, à un noble après un plébéien, et les deux expéditions précédentes avaient eu des chefs populaires. Il était vrai, la dernière avait été déjà une occasion de contention et de trouble; car les nobles ayant réclamé leur tour de commander une flotte, et les populaires s'y étant opposés, le doge avait déféré la nomination à une assemblée de soixante personnes, tant magistrats que simples citoyens. Pelegro Promontorio, populaire, avait été nommé par la majorité des suffrages et avait fait voile; mais ses équipages soulevés, sous quelque prétexte, avaient refusé de pousser la course sur les côtes de Naples ou sur celles de Catalogne; de leur autorité, ils avaient tourné la proue vers Gênes; l'expédition avait été manquée.

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