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Histoire de la République de Gênes

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Théodore Trivulze fut donné à la ville pour gouverneur. André Doria reçut le collier de Saint-Michel et il en célébra la fête avec magnificence. Riche du fruit de ses exploits et comblé d'honneurs, marié à la veuve du marquis de Caretto, nièce d'Innocent VIII, en situation de protéger sa famille auprès de la cour de France, il fut alors l'homme le plus important du pays. On oublia bientôt les dommages qu'il avait causés sur la mer à ses concitoyens. Deux choses lui concilièrent l'affection publique au plus haut degré. Il embrassa avec une égale chaleur et la cause des Génois qui revendiquaient la domination de Savone, et le projet, appelé par tant de voeux, de cette organisation publique déjà désignée, comme elle a été appelée depuis, sous le beau nom de l'Union.

CHAPITRE VII.
André Doria passe du service de France à celui de l'Autriche. - Les
Français expulsés de Gênes. - Union.

(1528) Cette grande pensée d'union inspirée par la fatigue des révolutions intérieures et par le dommage que portaient les factions, n'avait jamais cessé de vivre dans le coeur des hommes sages depuis que la possibilité en avait été entrevue. Cependant il s'agissait d'obtenir de chaque citoyen l'abandon du parti dans lequel le rangeaient sa naissance ou ses affections. Mais on sentit assez qu'il n'y avait plus de gibelins à distinguer des guelfes, que les familles illustres qui depuis 1339 s'étaient partagé le pouvoir étaient certainement des nobles et qu'il n'y avait aucune race antique qui pût dédaigner de fraterniser avec de tels plébéiens. La considération que d'immenses richesses avaient procurée à des familles plus modernes était assez grande pour les admettre dans une aristocratie forte et compacte que la victoire remportée sur les artisans conseillait et permettait de fonder. Les partis qui s'étaient divisés en faveur des maisons Fregose et Adorno étaient plus difficiles à réduire; mais ces deux races avaient enfin disparu de la scène. Tant que l'une des deux avait gouverné, l'union avait été impossible. Nous avons vu l'archevêque Frédéric Fregose dissoudre l'assemblée que son frère Octavien avait soufferte. Le projet avait été repris pendant qu'Antoniotto Adorno était doge, et ostensiblement il ne s'y était pas opposé, mais on était alors sous la protection de l'empereur Charles V, et l'on convint que l'on ne pouvait rien faire sans son congé. Adorno laissa nommer deux ambassadeurs pour le consulter. De retard en retard et de prétexte en prétexte, leur mission ne s'accomplit pas. Maintenant les Adorno sont abattus et la haine qu'ils se sont attirée en livrant la ville au pillage garantit contre leur retour. La ville est, il est vrai, sous la seigneurie du roi de France, mais sous cette domination c'est encore une république, et quand elle ne devrait pas avoir plus d'indépendance, sa constitution intérieure, son institution municipale n'en mériteraient pas moins d'être réformées ou plutôt établies. On ne doutait pas que la chose ne fût tout au moins indifférente au roi; l'entreprise démocratique à laquelle Louis XII avait mis fin devait rendre favorable aux yeux de l'autorité française un projet qui donnait des garanties contre l'invasion de la populace; d'ailleurs on ne publiait pas les plans dans toute leur étendue. Trivulze ne croyait autoriser que des réunions et des délibérations qui n'avaient rien d'insolite et sans autre but que de pourvoir à l'administration des affaires. Des mémoires du temps disent que, pour écarter les obstacles qui auraient pu venir de France, on fit au roi un don gratuit, sous prétexte de contribuer à ses armements.

De nouveaux événements amenèrent le résultat par d'autres voies, et, au lieu de l'obtenir sous la protection de la France, le firent dépendre de l'affranchissement de la république et de la fin de la domination française.

François occupait la Lombardie. Mais son engagement envers ses alliés l'obligeait à laisser Sforza en possession du duché de Milan et à se contenter de Gênes et d'Asti. Dans la haute Italie son ambition n'était pas satisfaite, il voulut la conquête de Naples et il y fit marcher l'armée que commandait Lautrec. La flotte aux ordres de Doria avait été mandée pour appuyer cette entreprise; seize galères firent voile, huit appartenaient au roi, huit autres à sa solde étaient la propriété de l'amiral: Philippin Doria les commandait. André de sa personne resta à Gênes ou plutôt à Lerici, car une maladie contagieuse régnait dans la ville et tous ceux qui pouvaient la quitter se réfugiaient aux environs. Doria était déjà mécontent de la cour de France. Estimé du roi, mais incapable de modérer ses plaintes quand on négligeait de tenir les promesses sur lesquelles il avait fondé ou ses plans d'expéditions ou ses engagements pécuniaires envers ses marins, il était fort mauvais courtisan. Véritable homme de mer, ferme et prompt, élevé dans cette république où avec la fierté des nobles on contractait l'esprit populaire de l'indépendance, il était incapable de plier devant les ministres du roi ou devant des grands auxquels il ne se croyait pas inégal, tandis qu'ils le prenaient pour un officier de fortune. La confiance du roi pour les affaires d'Italie était partagée entre lui et un Romain, Rancé de Cere. Celui-ci commandait ordinairement les troupes de terre dans les expéditions combinées avec la flotte de Doria; ils étaient désunis, jaloux l'un de l'autre, et Rancé de Cere, ordinairement plus près de l'oreille de François, avait l'avantage. Pendant qu'on s'apprêtait à marcher sur Naples ils avaient été embarqués ensemble et chargés d'occuper ailleurs les Espagnols. Rancé voulait envahir la Sicile, Doria insista pour attaquer la Sardaigne où il eut le malheur de ne pas réussir, et ses ennemis tirèrent un grand parti de cette expédition manquée; on rendit suspectes jusqu'à ses intentions.

En ce temps même il soutenait avec une vivacité qui approchait de la menace la cause de Gênes contre Savone. Cette ville, protégée par les Français qui l'avaient trouvée dès longtemps favorable à leur parti, aspirait toujours à se soustraire à la domination génoise. Elle ne voulait plus en subir les impôts; elle voulait avoir son commerce à part et se flattait de faire à sa voisine une utile concurrence. Ce n'était plus une ville sujette dépendante d'une capitale, c'étaient deux seigneuries françaises, et il n'y avait pas de motif de soumettre l'une à l'autre. La prétention de Savone était juste sans doute; Gênes n'avait point de titre valable pour que sa municipalité fût reine des cités voisines, pour qu'elle les liât à son gouvernement sans leur permettre d'y participer. Mais les Génois avaient une très-longue possession, et à chaque renouvellement de la seigneurie, la France leur avait garanti leurs anciens droits et l'intégrité du territoire. D'ailleurs ce n'était pas pour le seul amour de la justice que les Français favorisaient Savone, le gouverneur de cette ville en tirait un profit personnel. Le connétable de Montmorency, qui avait obtenu le privilège de fournir le sel en Lombardie, avait mis ses entrepôts à Savone et y ruinait la gabelle génoise. Un droit royal y remplaçait les impositions qui jadis tombaient dans le trésor de la république. Le roi y avait ses chantiers et y faisait construire ses galères. On y avait ouvert un port franc qui détournait le commerce de celui de Gênes et les revenus de sa douane; enfin on y élevait des fortifications qui ne pouvaient servir que contre les Génois. Doria se plaignit de ces préjudices apportés à sa république; il représenta au roi par des lettres souvent répétées, et avec plus de vivacité franche que de respectueuse mesure, ce qu'il y avait d'injuste selon lui, mais certainement d'impolitique, dans ces procédés. Le roi occupé de ses plaisirs n'y donna aucune attention. Le connétable et le chancelier Duprat lui dépeignirent l'amiral comme un homme prévenu, importun, difficile à vivre et impossible à contenter. On se plaignait de ce qu'il s'était excusé d'aller en personne devant Naples; et Doria, qui n'avait refusé peut-être que pour être pressé par le roi, fut blessé à son tour quand, sans plus le rechercher, on nomma Barbezieux pour commander dans la Méditerranée.

Cependant Philippin avec ses galères avait fait son devoir de la manière la plus brillante et la plus heureuse. Les Vénitiens venaient avec leur flotte joindre ses seize galères. Le vice-roi Hugues Moncade, jadis prisonnier des Génois à Varase, crut devoir prévenir cette réunion. Il sortit de Naples avec autant de galères, de grands vaisseaux et de bâtiments de transport qu'il en put rassembler et charger de ses soldats. Les plus braves officiers montèrent sur cette escadre. On attaqua Philippin près de Salerne. Il reçut l'ennemi avec vigueur, la victoire fut longtemps disputée; mais le Génois avait mis en réserve une portion de ses forces, et quand elles tombèrent sur l'ennemi fatigué, le combat fut promptement décidé. La galère de Moncade fut abordée la première, il fut tué; presque tout le reste se rendit. Philippin eut pour prisonniers le marquis del Vasto, Ascagne et Camille Colonna, le prince de Salerne, le marquis de Santo-Croce, l'amiral Giustiniani et une foule d'autres seigneurs ou officiers de renom. Lautrec qui assiégeait Naples demandait ces captifs: Philippin se hâta de les expédier à son oncle: le roi les fit réclamer. André répondit qu'il n'avait aucune obligation de les rendre, et d'autant moins que la rançon du prince d'Orange lui était encore due, que la solde de ses galères et ses pensions étaient aussi très-mal payées. Ainsi, de jour en jour les choses s'aigrissaient davantage; Lautrec en prévoyait l'éclat; il aimait Doria, et surtout il avait besoin de son appui dans une expédition lointaine où les ministres du roi l'abandonnaient trop à lui-même. Il fit un effort pour remédier aux conséquences qu'il fallait craindre; il dépêcha à la cour Langeay du Bellay, qui d'abord vint trouver Doria; il prit connaissance de ce qu'il y avait de sérieux dans les plaintes de l'amiral, il se convainquit que l'intérêt de Gênes dans l'affaire de Savone était l'objet auquel Doria tenait essentiellement, et qu'en lui donnant satisfaction sur ce point, il serait facilement apaisé sur tous ses griefs personnels. Langeay alla en rendre compte au roi et le presser, au nom de Lautrec et pour l'intérêt de la conquête de Naples, de ne pas faire de Doria un ennemi: cette démarche fut inutile. Le refus de rendre les prisonniers, envenimé par les ministres, passa pour une rébellion insolente. Doria, donnant cours à son mécontentement1, se fit bientôt un nouveau sujet d'accusation. Le roi avait envoyé le vicomte de Turenne aux Génois pour leur demander un emprunt. Le gouverneur assembla le conseil pour donner audience au vicomte, Doria se présenta accompagné jusqu'au palais d'une foule de citoyens qu'il n'avait pas craint d'avertir de son opinion. Sur la proposition de Turenne il prit la parole et répondit qu'il était étrange que le roi demandât de l'argent à une ville qu'on l'avait induit à ruiner en transférant son commerce et ses privilèges à Savone; que Gênes n'était pas tenue de payer comme contribution ce qu'on exigeait; que comme prêt volontaire elle ne le pouvait; que l'on devait d'abord lui rendre justice, et qu'alors sans doute elle serait en état de mieux faire, Turenne, peu accoutumé à des délibérations aussi libres, s'indigna qu'on reçût ainsi les ordres du roi. La fermeté de Doria commençait à tourner en menaces. Le gouverneur Trivulze arrêta cette contention. Il répondit qu'en effet la ville avait perdu ses ressources et qu'il se chargeait de rendre compte au roi de l'impuissance où se trouvaient les Génois, sans que l'on dût suspecter leur zèle ni leur fidélité; il priait Doria d'en écrire également à sa majesté: elle ne pourrait manquer d'accorder confiance au témoignage d'un amiral qui avait rendu tant de services, qui en avait tant à rendre, et en qui on respecterait toujours une franchise inspirée par son amour pour sa patrie et par son zèle pour le service du roi. La séance fut rompue sans que la discussion s'engageât plus avant. Mais Turenne, mécontent à l'excès, quitta la ville à l'instant même, et de Florence, rendant compte à Paris de son mauvais succès, il dénonça Doria comme un ennemi déclaré.

On précipita ses résolutions en prenant celle de le faire arrêter. Barbezieux, qui partait avec une nouvelle escadre pour le siège de Naples, eut ordre de s'emparer des galères de Philippin et d'abord de passer par Gênes et de s'assurer de la personne de l'amiral. Un ambassadeur génois était encore à Paris pour obtenir réponse sur l'affaire de Savone, il fut informé de la résolution. Il en expédia un prompt avis secret qui devança l'arrivée de Barbezieux et celle des ordres préventifs qu'on donnait aux gouverneurs de Savone et de Gênes pour les faire concourir à l'arrestation. André s'embarqua à l'instant avec ses grands prisonniers et alla s'enfermer dans la citadelle de Lerici. Barbezieux, arrivé trop tard à Gênes et usant de dissimulation, lui écrivit et l'invita à une conférence; rien ne put engager André à se rendre sur les galères. Barbezieux l'alla trouver, il montra à Doria beaucoup de déférence et d'amitié. Le roi avait été blessé sans doute que l'amiral eût refusé le commandement qu'il lui avait décerné, mais il avait donné l'ordre de le consulter et de prendre ses instructions. Tout fut inutile, Doria ne voulut jamais sortir de son fort. Il ne resta plus à Barbezieux qu'à remettre à la voile et à se hâter d'aller devant Naples pour s'emparer, s'il le pouvait, des galères de Philippin.

Mais Doria y avait pourvu. Le temps de son engagement avec la France allait expirer. Philippin avait reçu l'ordre secret d'abaisser le jour même le pavillon français, d'abandonner le siège et le reste de la flotte, et de revenir immédiatement à Lerici en se tenant sur ses gardes pour éviter la rencontre des Français. Cet ordre fut exécuté à l'improviste, à la surprise et à l'extrême regret de Lautrec. Philippin ramena neuf galères à la Spezia, abandonnant à elles-mêmes les huit françaises qui étaient sous son commandement avec celles de son oncle. Les historiens français disent qu'il fit retenir celle du roi par Antoine Doria, mais ce fait ne semble pas exact.

L'amiral ayant déclaré au roi de France qu'il renonçait à son service, offrit à Clément VII de rentrer au sien. Le pape, qui était peu en état d'accepter, lui envoya son secrétaire pour traiter avec lui, mais essentiellement pour l'empêcher de se mettre à la solde de l'empereur; car Colonna et del Vasto, prisonniers et commensaux de Doria, l'obsédaient sans cesse pour donner à Charles V un serviteur et un auxiliaire si puissant. La négociation fut poursuivie avec ardeur. On offrait à Doria l'assistance impériale pour s'emparer de la seigneurie de Gênes. Il refusa obstinément. Il convint de travailler à l'expulsion des Français, mais il stipula clairement l'indépendance et la liberté de sa patrie, et Charles V promit de n'y jamais attenter. Il exigea aussi que l'empereur garantît l'intégralité du territoire et particulièrement la domination sur Savone. Les Génois durent être traités pour leurs personnes et pour leur commerce, dans tous les États de l'empereur, à l'égalité de ses propres sujets.

Doria personnellement recevait toute abolition pour les hostilités qu'il avait pu exercer contre les impériaux, et, par une clause singulière, il n'était pas tenu de mettre en liberté ceux des prisonniers qui étaient enchaînés sur ses galères. Il devait seulement les rendre par échange à mesure qu'on lui fournirait des esclaves turcs ou des galériens condamnés. Il était nommé amiral et lieutenant de l'empereur. Il mettait à la solde de Charles V douze galères moyennant soixante mille écus par an. On lui donnait des assignations de fonds cautionnées par des maisons de commerce de sa confiance. Un port lui était assigné dans le royaume de Naples pour y faire stationner sa flotte, et, sous prétexte de se réserver les moyens d'assurer ses approvisionnements de bouche, il avait le droit d'extraire tous les ans dix mille salmes de froment de la Pouille ou de la Sicile.

Aussitôt que ce traité signé à Madrid eut été rapporté à Doria et avant qu'il fût public, il s'embarqua. Il allait tenter de se rendre maître des galères françaises dont Philippin s'était séparé devant Naples. Les Français prévenus tirèrent le canon contre lui, mais bientôt Lautrec mourut de maladie, son armée se dissipa, les galères du roi quittèrent une entreprise désormais perdue et se retirèrent vers Gênes et vers la France.

Doria se hâta de regagner la Ligurie; il crut que le moment était arrivé d'ôter Gênes aux Français, de faire coïncider cette délivrance avec le plan d'union qu'il avait embrassé avec chaleur, et de fonder enfin un gouvernement solide et indépendant.

Les citoyens étaient d'avance dans les mêmes dispositions. Une baillie, qui d'abord n'avait paru chargée que d'organiser le concours de la ville aux opérations militaires et maritimes des Français, n'avait pas tardé à traiter de l'union, des moyens de l'amener et du gouvernement à donner à la république. Trivulze inattentif n'en avait pris aucune alarme; il ne s'agissait encore que de réformer les lois sous le bon plaisir du roi. C'était en implorant la bonté et la sagesse royale qu'Augustin Pallavicini, dans une assemblée solennelle tenue en présence du gouverneur et où toutes les magistratures s'étaient réunies, avait prononcé un discours grave et mesuré, mais appelant une réforme immédiate. Toutes les opinions avaient concouru dans le même sens; et la baillie, prête à mettre son travail au jour, avait annoncé le terme précis auquel les nouvelles lois seraient publiées. Le redoublement de l'épidémie cruelle qui ravageait l'Italie avait retardé la conclusion de cette grande entreprise. La querelle de Savone, celle de Doria étaient venues dans l'intervalle faire secrètement penser que ce ne serait pas sous l'autorité française qu'on pourrait opérer pleinement une révolution si difficile à mener à bien dans un État dépendant. L'ambassadeur génois écrivait de Paris qu'il n'obtenait plus d'audiences et qu'elles étaient prodiguées aux députés de Savone. Le roi était plus éloigné que jamais d'écouter les plaintes; les ministres étaient de plus en plus partiaux; il fallait s'attendre à voir Savone devenir la capitale de la Ligurie. Il n'y avait plus rien à espérer ni de la justice ni de la clémence du monarque, détourné par les intrigues et la haine de ses favoris. Il était temps que les citoyens pensassent à pourvoir à leurs intérêts par leur propre résolution.

Le désastre de Naples, la nouvelle force que Doria s'était acquise vinrent relever le courage et pousser à suivre ce conseil. Doria parut avec treize galères et jeta l'ancre à l'entrée du port. Trivulze en fut alarmé, il descendit du Castelletto où il avait établi sa demeure pendant la contagion; il vint avec peu de suite, se montrer sur la place de Banchi, caresser les citoyens, les remercier de leur fidélité, leur demander d'y persévérer. Il ne pensait pas qu'André Doria pût avoir aucune vue hostile, et il désirait que des hommes sages allassent lui parler et l'invitassent à ne rien faire contre la paix de sa patrie.

Des députés allèrent trouver l'amiral sur son bord et lui représenter que s'il se livrait à des mouvements imprudents il travaillerait à la ruine de la ville qu'il voulait servir. Le comte de Saint-Pol était en Lombardie avec une forte armée; une entreprise hasardée l'attirerait nécessairement sur Gênes. Tel était le langage ostensible des députés: ils étaient secrètement chargés par la baillie d'encourager André, et l'un d'eux, J.-B. Doria, son parent, devait concerter toutes choses avec lui. L'amiral affecta de répondre qu'ayant appris qu'une armée étrangère dévastait de nouveau la Lombardie et menaçait Gênes, il venait offrir à sa patrie son bras et ses forces; que néanmoins il déférerait aux conseils modérés de si sages citoyens. Trivulze parut content de la réponse qui lui fut rapportée et remonta paisiblement au Castelletto, mais il expédia aussitôt au comte de Saint-Pol pour lui demander de prompts secours, et il fit appeler tout ce qu'il put trouver de soldats dans le voisinage.

Doria, à son tour, avait déjà envoyé des émissaires dans la ville, d'autres dans les campagnes pour faire trouver à Gênes les personnages notables que la crainte de la contagion avait éloignés. Tout s'emploie dans les intrigues politiques, et avec plus d'astuce que de bonne foi: cette contagion, cette peste, la populace était persuadée que les Français l'avaient introduite à dessein pour affaiblir la ville.

Ces précautions prises et les plans arrêtés, Doria se préparait à un débarquement qui devait s'effectuer en dehors du môle, quand, la nuit, une flotte française qui était dans le port fit un mouvement et se porta sur lui avec une vive canonnade. Il crut avoir à combattre; ce n'était qu'une fausse attaque pour masquer une retraite. Les Français avaient craint de faire enfermer leurs vaisseaux dans le port et ils avaient résolu d'en sortir. Doria fut en doute de leur dessein jusqu'au jour. Il les vit se retirer en hâte. Rien ne l'empêcha plus de pénétrer à l'intérieur, il arbora le pavillon de l'empereur, et c'était celui même que Philippin avait enlevé sur la galère de Moncade.

Approché des quais, il fit descendre autant d'hommes qu'il put en retirer de ses bâtiments. Ils se formèrent en plusieurs corps et se dirigèrent sur autant de points aux cris de Saint-George et Liberté. Christophe Pallavicini, qui commandait un de ces détachements, éprouva une faible résistance. Il fit bientôt sa jonction avec Philippin Doria entré par une autre porte. Ils marchèrent ensemble au palais: quatre-vingts ou cent Suisses qui y faisaient la garde, ne s'embarrassèrent nullement de le défendre. André descendit et se rendit sur la place de Saint-Mathieu, à la loge rendez-vous de sa famille. La foule se précipita sur son passage et à sa suite. Là, se rendirent les magistrats, la baillie, les notables, ceux qui, avertis en campagne, avaient eu le temps de rentrer dans la cité. Doria, entouré des siens, fut salué de tous comme le libérateur de l'État. Le président de la baillie des réformateurs lui décerna le nom de père de la patrie. Il ne manqua pas de flatteurs qui l'appelaient au souverain pouvoir; cette insinuation fut hautement rejetée par lui.

Il harangua ses concitoyens; il leur proposa la liberté et l'union comme les seuls moyens de conserver l'indépendance qu'ils venaient d'acquérir, et qui avait été depuis plusieurs mois le but de ses travaux; il s'estimait heureux d'avoir contribué à le faire atteindre. Il exhortait les fidèles Génois à faire le reste: au dedans ils avaient sur leur tête une citadelle menaçante qu'il fallait réduire; au dehors on devait s'attendre à voir accourir les troupes du comte de Saint-Pol, et certes il ne fallait pas avoir fait un si grand effort pour se laisser remettre à la chaîne. Il ne fallait pas laisser Savone braver la domination de la république et servir de siège à la tyrannie étrangère.

Un assentiment unanime répondit à ses invitations, et tandis qu'on témoignait à l'envi le zèle de la défense commune, la reconnaissance pour l'amiral et le voeu d'abjurer les factions, la baillie des réformateurs, par l'organe de François Fieschi, insistant sur la nécessité de l'union, jeta les bases du gouvernement qu'elle allait fonder. On applaudit à ces vues, on vota par acclamation la prorogation des pouvoirs des réformateurs; mais ils demandèrent que des résolutions si solennelles fussent prises autrement que dans une assemblée fortuite, en quelque sorte tumultuaire, et où manquaient trop de voix dignes d'être entendues. On convoqua pour le lendemain un grand parlement, et l'assemblée se séparant, Doria se retira modestement en sa maison, au lieu d'occuper le palais.

Le parlement du lendemain 12 septembre fut très-nombreux. On avait redoublé les avertissements et les invitations aux personnages importants qui étaient encore dans la campagne. Il se trouva, dit-on, quinze cents votants. Les auteurs disent que ce fut la réunion de tous les citoyens capables du gouvernement. Ils ne nous disent pas comment, sur quelle base ni par quels procédés on établit la distinction de cette capacité. La tradition porte que nobles et bourgeois, tous ceux qui en ce moment eurent la prétention de prendre part aux affaires publiques, vinrent spontanément donner leur nom et siéger au conseil. La noblesse, les grands populaires y étaient naturellement appelés; la bourgeoisie de quelque notabilité ne fut pas repoussée quand elle se présenta; des mémoires postérieurs assurent même qu'il s'y glissa des artisans: ainsi il sembla ne rester dans les classes populaires personne qui eût intérêt à former une opposition, et le peuple, enivré de la joie de l'indépendance, applaudit sans s'apercevoir qu'il sanctionnait une aristocratie, dans ce grand jour ouverte à tous, mais demain exclusive. Le chancelier de la république lut une déclaration proposée au conseil, elle proclamait l'affranchissement absolu de l'État, son retour à une pleine liberté, l'abolition et l'abjuration des noms et des engagements de partis ou de classes. On y garantissait l'adhésion des citoyens absents comme des présents. Sous ces auspices et pour achever l'ouvrage glorieusement commencé, grâce au courage et au patriotisme de l'excellent citoyen André Doria, tous consacraient leurs vies et leurs fortunes à la défense de la patrie: ils voulaient repousser les étrangers qui du dehors menaçaient la cité et chasser ceux qui du haut d'une citadelle usurpée épiaient le moment de l'opprimer; ils voulaient que la ville de Savone fût réduite à la soumission, ils voulaient surtout qu'une union parfaite entre eux fût le gage et le moyen de l'indépendance perpétuelle, de la liberté et de la gloire de Gênes. Ces propositions reçues avec un transport unanime furent développées dans quelques discours animés. Baptiste Lomellino, le premier, demanda que les pouvoirs de la baillie fussent prorogés pour promulguer les nouvelles lois qui seraient la constitution perpétuelle de la république; qu'André Doria fût invité à poursuivre son ouvrage pour la défense de l'État, et que le commandement des troupes de terre fût confié à Philippin Doria; que les citoyens riches fussent encouragés à contribuer volontairement à la dépense extraordinaire du moment; il appuya cette dernière proposition en donnant l'exemple. Il se taxa à une forte somme; chacun fit de même, et l'assemblée ajouta à cette ressource la faculté d'emprunter 150,000 écus d'or à la caisse de Saint-George.

Les résolutions votées avec solennité furent ensuite publiées avec les acclamations de l'enthousiasme. L'anniversaire du 12 septembre fut consacré par une loi sous le nom de fête de l'Union. Nous l'avons vu célébrer encore jusqu'en 1796. Dans ce long espace, le peuple avait eu le temps et l'occasion de reconnaître que cette journée avait été celle de l'usurpation du présent sur l'avenir; mais il prenait part encore à la solennité par la tradition du souvenir d'une délivrance de toute sujétion étrangère et par le sentiment orgueilleux de la nationalité acquise alors et conservée depuis.

Nous parlerons dans le livre suivant du gouvernement établi par la baillie et des conséquences de cette grande révolution politique; nous ne ferons mention ici que de ce qui se rapporte aux suites de l'insurrection contre la domination française.

Le comte de Saint-Pol pressait le siège de Pavie; on ne pouvait douter qu'aussitôt qu'il aurait cette ville en son pouvoir il ne détachât des troupes afin de délivrer le Castelletto, pour essayer de remettre la république sous le joug qu'elle avait rejeté, ou du moins pour maintenir les armes françaises à Savone. On lui envoya d'abord Octavien Sauli pour explorer ses intentions. L'ambassadeur justifia ce qui s'était passé par les diverses violations des traités que les officiers et les ministres du roi s'étaient permises et dont on n'avait obtenu aucune justice. Le peuple n'avait pu les supporter sans se sentir le droit de s'affranchir d'un contrat rompu, il avait pu et dû penser à sa propre conservation; mais les gens sages conservaient respect et affection pour la couronne de France et ne désiraient rien tant que l'indulgence du roi, afin que la république, dans son nouvel état, pût cultiver une alliance à laquelle elle mettait un grand prix et être utile encore à des intérêts auxquels elle s'était dès longtemps attachée2.

Saint-Pol, à qui les opérations de son siège ne permettaient pas de marcher immédiatement, répondit avec assez de modération. Il avait eu pitié de l'erreur dans laquelle les Génois avaient eu le malheur de se précipiter, mais il savait bien que ce n'était pas leur ouvrage. Doria, infidèle à sa gloire par de vaines prétentions d'amour-propre ou de ressentiment, déserteur et coupable des disgrâces que sa défection avait causées dans l'entreprise de Naples, avait trouvé bon d'ajouter à ses fautes de rendre impossible la clémence du roi en faisant révolter une ville fidèle sous de faux prétextes. Sur lui seul devait retomber la punition, et il ne saurait l'éviter; mais il serait déplorable que les Génois se sacrifiassent à l'ambition et à la haine d'un seul homme; il était temps qu'ils séparassent leur cause de la sienne, et l'on ne devait pas ignorer qu'incessamment l'armée française irait demander à Gênes un compte rigoureux de la soumission qu'elle devait au roi.

Sur cette réponse on conçut que si Gênes avait quelque répit il ne serait pas long, et qu'il était pressant de se mettre en défense. On leva des troupes de tous côtés. Les grands propriétaires enrôlèrent dans les campagnes ce qu'ils purent de leurs paysans ou de leurs voisins. Sinibalde Fiesco surtout amena un grand nombre d'hommes; les communes des rivières fournirent des troupes: en peu de jours il arriva sept cents Corses; des officiers envoyés au dehors ramenèrent des bandes d'étrangers. Laurent Cibo, gendre du duc de Massa, forma un corps de deux mille hommes. Avec ces forces on se crut en sûreté et l'on commença le siège du Castelletto. Cette forteresse élevée sur la ville, communiquant aux montagnes extérieures, était garantie par une triple enceinte de fortifications successivement ajoutées; mais elle avait été négligée sous les Français; cependant elle était à l'abri d'un coup de main, et Pavie s'étant rendue, Saint-Pol s'avançait pour délivrer Trivulze. Huit mille hommes soldés, tous les citoyens que la peste avait épargnés, animés par le patriotisme, une foule d'habitants des campagnes indisciplinés et sans retenue, propres par cela même à disputer les passages, à harceler l'ennemi, telle fut la défense qu'il vit préparée. Il ne crut pas pouvoir la braver et forcer la ville. Il borna son entreprise à jeter un faible détachement de trois cents hommes pour aller par les montagnes de l'Apennin renforcer la garnison de Savone, tandis que ses mouvements menaçaient Gênes. Il ne tarda pas à rentrer en Lombardie, et alors Trivulze, n'espérant plus de secours et manquant de vivres, fut contraint de rendre le Castelletto. La capitulation la plus large lui fut facilement accordée; sa troupe sortit avec les honneurs de la guerre, emportant tous ses effets; les Génois fournirent les moyens de transport, contents d'être délivrés du voisinage si prochain de l'étranger: les fortifications furent aussitôt démolies du côté de la ville. Il restait à chasser les Français de Savone; le comte Fieschi y marcha par terre, et André Doria par mer. Quand M. de Moret qui commandait dans la ville vit commencer un siège régulier, il se réduisit très - promptement à traiter, accusé par les uns de lâcheté, par les autres d'avoir vendu la ville et son devoir; le peuple de Savone, qui frémissait de se voir abandonné aux rigueurs des Génois, suppliait en vain son gouverneur de se défendre. Il convint de rendre la place aux assiégeants à un jour fixé s'il ne lui arrivait pas de secours. Il en écrivit promptement à Saint-Pol; mais le duc de Milan et le duc d'Urbin, alliés du roi, ne voulant point fournir de troupes, Saint-Pol ne put détacher un nombre suffisant des siennes; Moret rendit Savone, et le nouveau gouvernement de Gênes se vit maître de toute la Ligurie.

LIVRE NEUVIÈME.
ÉTABLISSEMENT ET DIFFICULTES DU NOUVEAU GOUVERNEMENT. - CONSPIRATION
DES FIESCHI.
1528 - 1547.

CHAPITRE PREMIER.
Constitution. - Savone.

(1528) Les douze réformateurs chargés d'asseoir le gouvernement de la patrie sur de nouvelles bases publièrent leur constitution; elle fut reçue avec un consentement en apparence unanime.

Le problème était compliqué. On avait pu dire à quiconque prétendait au pouvoir: Vous serez tous nobles; on avait pu écrire dans une loi que toute l'autorité serait concentrée dans un corps de noblesse dont tous les membres seraient égaux. Mais organiser ce grand corps, fondre ensemble tant d'intérêts jusque-là discordants, ménager les gloires et les amours-propres, faire à tant de rivaux leur part et les forcer à s'y tenir, c'était une tâche qui ne pouvait être remplie qu'à force de dextérité. L'esprit délié et plein de ressources qui est donné aux Génois ne s'y oublia pas. Le succès pourtant fut loin d'être entier ou du moins durable. Le besoin de l'union, l'enthousiasme de la liberté et de l'indépendance recouvrées firent tout accepter; mais peu après on commença à ressentir du malaise, à éprouver le regret des sacrifices réciproques. On s'aperçut de l'inefficacité de certaines combinaisons factices qu'on avait adoptées. Les distinctions d'origine abrogées entre tous ces nobles par la lettre de la loi, avaient, de fait, été entretenues vivantes. Quant à ce qui n'était pas né noble ou ne l'était pas devenu alors, on l'avait compté pour rien; mais bientôt un grand nombre de bourgeois, plus ou moins notables, dont l'ambition n'avait pas été assez prompte pour s'emparer d'abord de la récente noblesse, se ravisèrent en se comparant avec ceux de leurs égaux qui l'avaient si facilement obtenue. De proche en proche, aucune famille plébéienne qui voyait des nobles parmi sa parenté ou dans ses alliances ne se résigna à rester dans son infériorité. En un mot, la constitution de 1528 ne sauva pas Gênes des dissensions. Cependant la base qu'elle avait posée, l'aristocratie héréditaire se trouva si solidement établie que quarante- huit ans de débats ne purent l'ébranler. C'est sur les mêmes fondements et sans y toucher qu'on refit l'édifice en 1576, édifice qui n'a croulé que de nos jours après deux cent vingt ans non pas de gloire, le temps de la gloire et des progrès était passé pour Gênes, mais de stabilité et de repos.

Entre un patriciat antique et une invasion de nouveaux anoblis, les organisateurs remarquèrent d'abord avec inquiétude une prodigieuse différence dans les forces numériques des deux éléments. Les anciens populaires venaient fournir au registre de la noblesse les noms de plus de quatre cents familles: sur cent cinquante races que l'ancienne noblesse avait comptées, il n'en restait plus que trente-cinq. Les vieilles célébrités allaient se perdre dans cette foule; l'immense majorité des nouveaux venus débordant de toutes parts allait entraîner les débris de ces illustrations séculaires, les dépouiller de force et de prépondérance.

Cependant les noms historiques, connus dans le monde entier, étaient aux yeux de ceux mêmes qui en étaient jaloux et qui leur disputaient le pouvoir, la décoration la plus imposante de la république et comme des reliques sacrées. C'est sur ce sentiment qu'on fonda un expédient bizarre. On fit entendre que, pour créer une aristocratie solide, il la fallait non-seulement une, mais étroitement serrée; trop de noms ne devaient pas être présentés au respect et à l'obéissance du peuple, et l'on proposa de suivre un exemple donné jadis par les grands populaires. Des familles sans lien de parenté entre elles s'étaient unies dans une adoption réciproque. Chacune avait sacrifié le nom de ses pères pour ne plus porter que le titre adopté pour toute l'alliance. Ainsi s'étaient rendus célèbres les Giustiniani, les de Franchi. C'est ce modèle qu'on entreprit d'imposer à tous ces hommes nouveaux: seulement, au lieu de leur persuader d'inventer des noms imaginaires, on leur laissa le choix entre les familles connues auxquelles ils iraient s'affilier. On flatta en eux la vanité secrète de devenir à leur gré des Doria ou des Spinola, en échange des noms plus ou moins obscurs que la naissance leur avait donnés. Si les races antiques devaient éprouver quelque répugnance à voir usurper ainsi leurs titres et leurs honneurs, c'était après tout un hommage éclatant rendu à leur illustration. D'ailleurs ceux qui en étaient les vrais héritiers ne doutaient pas d'acquérir la considération et l'influence de chefs et d'aînés de la famille commune et de faire de ces nouveaux venus des sortes de clients. On eut soin d'ailleurs de mettre le patrimoine, les droits utiles des héritages, à l'abri des prétentions des affiliés.

On s'étudia aussi à trouver un tel mode que le choix des dénominations de ces agrégations nouvelles procurât de fait les préférences convenables, et ne parût déclarer pour personne une prééminence de droit. On statua que, parmi les nobles anciens ou nouveaux sans distinction, tous les noms qui ne se trouveraient pas actuellement portés par six chefs de maisons au moins seraient abolis. Ceux dont on compterait six maisons seraient conservés et chacun d'eux deviendrait le titre d'une alliance ou albergo. Naturellement aucune famille d'hommes nouveaux n'était riche de six branches. Ainsi c'étaient des noms anciens qui allaient seuls subsister. D'après la condition imposée, il se trouva de quoi fonder vingt-huit alberghi; vingt-trois étaient de l'ancienne noblesse; ainsi sur les trente-cinq races qui la composaient encore, douze ne furent pas assez nombreuses pour garder leur nom et durent subir une affiliation comme les anoblis. Les cinq autres alberghi appartenaient à ces familles qui, non moins illustres que les plus nobles, s'étaient obstinées à se dire du peuple: Giustiniani, de Fornari, de Franchi, Lomellino, Promontorio1. Quant à la postérité des doges, elle n'avait pas prospéré. Les rejetons de Boccanegra n'existaient plus qu'en Espagne; les Montaldo, les Guano, les Guarco avaient disparu. Les Fregose étaient dispersés en exil; il ne restait plus qu'un petit nombre d'Adorno.

Voilà ce qu'on fit pour rendre égaux tous les membres de la noblesse. Voici ce qu'on laissa subsister de leurs distinctions. Par une convention, tacite du moins, ou, plus exactement, explicite quoique non écrite, les charges devaient être précisément partagées entre les nobles anciens et les nobles ci-devant populaires. Le doge, dont la charge devenait biennale, devait être pris alternativement dans l'une et l'autre classe. En réalité elles firent deux corps et ne tardèrent pas à se séparer en deux camps. Sous les noms de portique de Saint-Luc et de portique de Saint-Pierre, ils eurent leurs assemblées, leurs commissaires, une complète organisation. Des lieux, ouverts d'abord à leurs réunions habituelles de conversation et de plaisir, devinrent des cercles permanents de politique. La loge principale des anciens nobles ou de Saint-Luc se tenait près de l'église de Saint-Cyr. Des nobles de Saint-Pierre ou du nouveau portique, les plus influents avaient leur rendez-vous dans la loge des Giustiniani; car même ces vieilles et illustres familles qui, depuis l'union, semblaient n'avoir aucun motif de ne pas reprendre leur rang parmi les plus nobles, voulurent garder leur position à la tête de la noblesse moderne sortie du parti populaire. Ces accords étaient passés sous silence dans les lois proclamées, et l'on voit au contraire que l'égalité dans le sein d'une noblesse homogène était tellement le principe ostensible du gouvernement qu'on avait affecté de donner au sort une part immense dans l'organisation des pouvoirs.

Le doge représentait la majesté de la république, mais son autorité était très-circonscrite; il n'était presque que le président du sénat, où seulement le droit exclusif de mettre les propositions aux voix lui donnait une assez grande influence. Ce sénat composé de huit membres était, uni au doge, le pouvoir exécutif. Il exerçait la puissance publique, il veillait à la justice, et la rendait en certains cas. Le doge, avec l'assistance du sénat en corps, présidait le grand et le petit conseil. Le grand était composé de quatre cents membres; le petit était composé de cent des membres du grand. Dans le grand conseil était renfermée comme par délégation la souveraineté nationale; or, pour le former ou le renouveler, tous les ans, d'une urne qui contenait les noms de tous les nobles, le sort en faisait sortir trois cents. Ceux-ci élisaient au scrutin les cent collègues qui complétaient le conseil; mais la loi leur ordonnait d'user de ce droit de manière à réparer les irrégularités du hasard, afin que tous les alberghi eussent à peu près un même nombre de conseillers. Cependant on innova bientôt, et les quatre cents furent entièrement nommés par le sort.

Parmi ces quatre cents c'était encore un tirage au sort qui désignait les cent membres du petit conseil; à ce corps appartenaient la nomination des magistrats et la décision d'un grand nombre d'affaires. Évidemment il était placé pour attirer à lui l'administration et la direction politique; la loi les attribuait au grand conseil, mais la tendance à la concentration des pouvoirs d'une part, de l'autre la résistance de la majorité dans le corps le plus nombreux furent à la longue la cause des perturbations et des changements que nous verrons s'opérer encore.

Les deux conseils étaient annuels; ils étaient complètement renouvelés, et l'on devait n'y rentrer qu'après un an d'intervalle.

Les affaires dont le sénat n'ordonnait pas, il les portait aux conseils; avec leur présidence il avait l'initiative des rapports et des propositions. Enfin il faisait les lois avec cette restriction seule qu'il ne pouvait accroître ses propres pouvoirs. On avait tant accordé dans les chances du sort au principe de l'égalité de tous les nobles, que l'on voulut en balancer les conséquences, en confiant l'autorité législative à une magistrature choisie. Les sénateurs étaient nommés au scrutin par le grand conseil: leur office durait deux ans, avec cette combinaison que chaque six mois deux d'entre eux sortaient de charge.

Ils passaient alors pour deux autres années dans la chambre ou collège des procurateurs; c'était la direction supérieure des finances. Ce roulement y entretenait huit membres temporaires. Les doges sortis de charge entraient aussi dans ce collège, mais ils devenaient procurateurs perpétuels et à vie.

Les sénateurs et les procurateurs réunis étaient appelés les deux collèges. Sous ce nom ils avaient en commun un grand nombre de fonctions administratives.

L'élection du doge était réglée avec des formes compliquées. Des électeurs spéciaux y concouraient. Les deux collèges et les deux conseils y avaient successivement part.

Magistrats, sénateurs ou doge, tous étaient astreints à cette règle honorable et méfiante, de tout temps imposée par les Génois à quiconque avait exercé des fonctions publiques. En les quittant ils devaient subir une enquête et un jugement d'absolution ou de réprobation pour leur conduite dans leur magistrature. Ils pouvaient être mis à l'amende, bannis; leur tête même répondait des prévarications dont cette censure les aurait convaincus. Le doge n'en était pas exempt; s'il ne sortait de cette épreuve solennellement acquitté, il était déchu de ses droits au titre de procurateur perpétuel, et l'on vit bientôt un exemple de cette rigueur. Ce redoutable contrôle, ainsi consacré par la loi nouvelle, fut confié à cinq censeurs qui prirent le nom de syndicateurs suprêmes. Avec cette attribution on leur confiait celle de veiller au maintien des lois, d'où dériva par la suite un droit d'intervenir dans tous les actes du gouvernement pour en suspendre l'exécution si la légalité leur en paraissait douteuse. Une magistrature si éminente fut aussi briguée que l'office des sénateurs. Elle n'a jamais été donnée jusqu'à nos jours qu'aux hommes réputés les plus expérimentés et les plus notables de la république.

Les récompenses qu'elle devait à Doria furent réglées comme autant d'articles de la constitution même. Il fut déclaré président à vie des syndicateurs suprêmes. Un siège et un rang honorable dans les conseils lui furent assignés parmi les sénateurs. Sur cette place de Saint-Mathieu habitée par ses pères et où la reconnaissance publique avait fait don d'une maison à l'un d'eux, un palais nouveau fut bâti pour André et dédié au libérateur de la patrie, une statue lui fut érigée dans le palais public et l'inscription le décorait du beau titre de fondateur de la liberté.

Pour donner le mouvement à la machine qu'ils venaient de construire, les organisateurs firent un dernier usage de leur pouvoir en nommant le premier doge, les deux collèges, enfin les suprêmes syndicateurs. Toutes ces charges, ils les partagèrent exactement entre les anciens nobles et les nouveaux, et par là ils assurèrent à chaque parti une égalité des voix qui dans les nominations devait perpétuer ce partage par moitié.

Les réformateurs affectèrent de choisir le premier doge parmi les nobles qu'on venait d'inscrire; et encore préoccupés du souvenir de tant de tentatives faîtes ci-devant pour rendre héréditaire cette grande dignité, ils préférèrent élever un citoyen qui n'eût point de fils. Leur choix tomba sur Hubert Lazaro, agrégé de l'albergo Cattaneo. Après ces nominations, le grand et le petit conseil se formèrent suivant le nouveau mode, et le gouvernement se trouva entièrement constitué.

On le voit prendre d'abord une assiette, une marche ferme et légale que l'histoire génoise ne nous avait pas encore montrée dans ses continuelles alternatives d'anarchie et d'usurpation. On connaît qu'un grand changement s'est opéré. Dans le sentiment de sa stabilité, la république adopte des maximes et les suit. La politique et la sévère police des Vénitiens semblent lui servir de modèle. S'il se déclare des complots au dedans, des résistances ou des désordres sur le territoire, la puissance publique procède avec ordre et gravité. Ce n'est plus la guerre civile, c'est la force donnée à la loi et à la justice. Les tribunaux jugent et condamnent solennellement. La répression, qui est inflexible, n'est ni violente ni désordonnée.

Le traitement que méritait la ville de Savone fut l'objet d'une des premières délibérations. Savone avait voulu secouer le joug; non- seulement dans ces derniers temps elle avait adhéré opiniâtrement à la cause française plutôt que de se ranger sous le drapeau de la liberté génoise, mais dès longtemps, sous l'influence de ces étrangers, elle avait essayé d'être l'émule indépendante et la rivale de Gênes qui la voulait sujette. Et, ce qui n'était pas un moindre grief, elle avait prétendu prendre part librement au commerce maritime: aux yeux des Génois tenter de le partager, c'était l'usurper, le ravir. La dernière révolte, le siège, la conquête fournissaient le prétexte et les moyens de satisfaire la jalousie mercantile, aussi bien que la vengeance politique. On insista dans le sénat pour l'entière destruction de la ville réfractaire, pour la déportation et la dispersion de tous ses habitants. Cependant les avis plus modérés l'emportèrent; on crut user de clémence en se contentant de raser les fortifications, de démolir les murailles qui défendaient la ville du côté de la mer; surtout on combla le port en faisant couler à fond des barques chargées de pierres afin d'en fermer l'accès au commerce. Ce fut là le pardon accordé. Cet affront et ce dommage ont laissé de longs souvenirs à Savone.

CHAPITRE II.
Vues de François 1er. - Dernière tentative des Fregose. - Charles-Quint à
Gênes.

La république pourvut ensuite à ses moyens de défense; sa marine fut composée de vingt galères.

On conserva quelques troupes salariées; on organisa une milice urbaine; mais on prit soin de ne lui donner que des nobles pour officiers.

Charles-Quint offrait deux de ses régiments pour défendre le pays (1529). Il regardait comme opérée à son profit la révolution qui en avait chassé les Français, qui avait fait comme l'arbitre de la république Doria son amiral, son serviteur dévoué, et il se préparait à s'en assurer les fruits; mais les Génois ne voulaient pas se livrer. Doria lui-même, quoique Charles fût son maître, n'avait pas eu dessein de substituer dans sa patrie un seigneur à un autre. On refusa les services gracieusement offerts, mais on envoya à l'empereur une solennelle ambassade; elle alla reconnaître que, sous ses auspices, il avait été donné à Doria de faire ces grandes choses pour le pays, et l'on continuait à implorer la bienveillance impériale.

La paix se traitait à Cambrai vers ce temps. L'empereur daigna demander à la république si elle voulait y être expressément comprise ou être simplement nommée parmi ses alliés; mais, sans attendre la réponse, le traité fut signé sans mention des Génois; ainsi aucune réserve n'empêchait le roi de France de continuer à les considérer comme des vassaux révoltés.

(1530) On lui proposait à cette époque une entreprise pour surprendre la ville. Il restait un vieux Fregose, Janus, qui avait été doge lui-même par la protection des ennemis de la France; bientôt dépossédé par le second Antoniotto Adorno, alors soutenu par les Français, il était retiré à Vérone. Il avait deux fils; l'aîné, César, était au service de François Ier, car la famille, à l'exemple d'Octavien, avait une fois de plus changé de parti. Quand, en 1527, les Français rentrèrent dans Gênes, César Fregose était parmi eux, aspirant à se faire nommer lieutenant du roi; mais André Doria l'en empêcha. Il sentait que le gouvernement confié à un Génois, à un Fregose, ramènerait la discorde et renouvellerait les partis qu'il méditait d'éteindre.

Maintenant, après la révolution de 1528 que François n'était pas tenu d'accepter, Janus conclut à Vérone un traité avec l'évêque d'Avranches, ambassadeur français à Venise expressément autorisé par le roi; Janus et ses fils promettaient de remettre Gênes sous la seigneurie française dans un délai de deux mois, à condition que l'on mettrait à leur disposition trois mille fantassins et cent chevaux. En cas de réussite il n'y aurait ni pillage ni violence, sauf cette clémente punition que la bénignité du roi trouverait bon d'infliger. César serait gouverneur de Gênes et de Savone, qui ne pourrait être séparée de Gênes; il en ferait hommage; il aurait l'ordre de Saint-Michel et une compagnie de soixante lances: Janus stipulait pour lui-même 6,000 écus de pension. On demandait en outre des pensions de 200 et 400 écus pour l'entremetteur du traité et pour celui qui livrerait le port ou l'une des portes de la ville.

La ratification du roi devait être remise par l'ambassadeur au terme de six semaines, faute de quoi la convention restait comme non avenue; probablement la ratification n'eut pas lieu, puisqu'on ne trouve à cette époque aucune expédition qu'on puisse rattacher à ce projet1.

La paix faite, Charles voulut se montrer à l'Italie; la république lui prodigua les plus grands honneurs. Il répondit à cet accueil par les démonstrations les plus gracieuses, et, dans cette visite, rien ne décela des intentions suspectes contre l'indépendance génoise. Il reparut à son retour d'Allemagne, et cette fois Doria le reçut dans son palais sorti des ruines après l'incendie éprouvé, réparé et orné avec un faste royal. L'amiral enrichi des dons de César, des fiefs, des charges accumulées sur sa tête, de la solde de ses quinze galères, et surtout du fruit de ses propres exploits sur la mer, déploya dans cette occasion une magnificence dont la tradition ne s'est jamais perdue dans Gênes.

CHAPITRE III.
Expéditions de Doria au service de Charles V. - Désastre d'Alger. -
Nouvelle guerre. - Traité de Crespy.

Quand Clément VII négociait le mariage de Catherine de Médicis, sa nièce, avec le fils du roi de France, les Génois, généralement favorisés par le pape, crurent trouver une occasion favorable d'obtenir de François un meilleur traitement. Laissés dans un état d'incertitude qui n'était ni la paix ni la guerre, et médiocrement protégés à cet égard par Charles dont l'intérêt n'était pas de les voir remis en grâce auprès de son rival, ils n'avaient pu rétablir leurs liaisons de commerce en Provence et en Dauphiné (1531). De temps en temps leurs navires étaient capturés. Mais François reportait la guerre en Italie sous prétexte d'attaquer les ducs de Milan et de Savoie, et se disposait à rompre avec l'empereur; dans ce renouvellement d'hostilités il paraît qu'il voulait forcer les Génois à prendre son parti; il voulait d'eux plus que la neutralité, objet de leurs sollicitations.

François suscitait un autre ennemi. Hariadan Barberousse, chef des forces maritimes du sultan Soliman, dominait dans la Méditerranée et venait souvent effrayer la Ligurie. Déjà plusieurs fois Doria s'était mesuré avec le courageux renégat (1530)1. Il avait même opéré un débarquement en Afrique, attaqué et occupé Cercel; mais le pillage fit débander ses gens, et les Mores, accourant en grand nombre, les surprirent et les chassèrent. Doria n'était pas revenu sans perte de cette expédition (1532); maintenant Barberousse avait dépossédé le roi more de Tunis; en ajoutant cette souveraineté à celle d'Alger dont il était déjà pourvu, il formait un établissement redoutable à la portée de l'Espagne, de la Sicile, au centre des mouvements de la navigation italienne. Charles se détermina à s'y opposer. Par son ordre Doria prépara un grand armement; Gênes y joignit douze galères: l'expédition fut glorieuse. On débarqua, on emporta le fort de la Goulette. Barberousse abandonna Tunis et se retira dans Alger (1535). Charles restitua sa conquête à l'ancien roi dépossédé par Hariadan.

Sur ces entrefaites le dernier Sforza mourut; cet événement fit éclater la guerre dont l'expédition des Français en Piémont n'avait été que le prélude. François, pressé de faire valoir ses prétentions sur le Milanais, y poussa ses troupes. Mais Charles le gagnant de vitesse s'empara du duché. Dans la prévoyance de l'imminente rupture, il avait attiré la plupart des puissances d'Italie dans une ligue qu'il se hâta de mettre en mouvement. Mais parmi les alliés plus d'un voyait avec jalousie et avec crainte l'empereur s'adjuger une grande souveraineté de plus. Il crut donc devoir protester qu'il ne s'emparait pas de Milan pour en faire sa proie. Il promettait d'en disposer en temps opportun au gré de ses amis et pour le plus grand bien de l'Italie.

La république de Gênes eût voulu rester neutre, ne fût-ce que pour être exempte de payer un contingent dans l'alliance, mais elle ne put se dispenser de figurer dans la ligue, et elle pensa en être la première victime. Charles, orgueilleux de quelques succès, s'obstina à l'invasion de la Provence. Doria et ses autres généraux les plus expérimentés tentèrent en vain de le détourner de cette dangereuse entreprise; il y précipita son armée. Tandis qu'elle s'y consumait de fatigue et de misère, un corps de troupes françaises qui s'était maintenu en Lombardie, réuni à la Mirandola, marchait pour couper le retour de France aux ennemis. Cette troupe se présenta devant Gênes. César Fregose était un des chefs de cette expédition; il tenta de s'emparer de la ville, essayant de favoriser l'attaque en réveillant les souvenirs attachés au nom de sa famille; la cité investie fut menacée d'un assaut. La confusion y fut grande, mais les précautions que le gouvernement avait prises suffirent pour résister à ce coup de main; les amis de Fregose, s'il en restait encore dans l'intérieur, ne firent aucun mouvement. Les assaillants se découragèrent, et, se remettant en marche, ils portèrent ailleurs leurs efforts. La ville reprit sa sécurité.

(1538) Cependant la médiation du pape fit conclure une longue trêve entre Charles et François. Paul était venu conférer à Nice avec ces deux rivaux, et les deux princes se revirent encore à Aigues-Mortes avec les apparences d'une cordialité chevaleresque. Dans cette dernière entrevue, François avait visité Charles sur la galère qui le portait. C'était celle de Doria. L'amiral, peu jaloux de se montrer entre eux, s'était tenu à l'écart; mais il fut appelé, présenté au roi et reçu par lui avec des marques singulières d'estime et de bienveillance.

Pendant cette paix avec la France, car c'était la paix sous le nom de trêve, Charles, encore fier du succès de Tunis, voulut en tenter un plus décisif sur Alger, afin de détruire entièrement la puissance que Barberousse avait établie en Afrique. Les préparatifs furent immenses, et parmi les ressources qui les défrayèrent, l'historien de Gênes ne saurait oublier la générosité d'Adam Centurione, l'ami de Doria. Les trésoriers espagnols lui avaient fait entendre qu'un prêt de 200,000 écus conviendrait extrêmement à leur maître. Il leur envoya la somme et en porta aussitôt une quittance à l'empereur. Frappé de ce noble procédé, Charles la jeta au feu et voulut rester débiteur. Suivant quelques narrateurs espagnols, ce fut Centurione qui, recevant une cédule de Charles pour titre de sa créance, la brûla devant lui, et l'empereur émerveillé se contenta de se chauffer, disait-il, à la chaleur d'une flamme si généreuse.

Enfin l'expédition partie, il sortit des portes de Gênes trente-cinq galères, un grand nombre de vaisseaux de transport, et quand cette flotte eut rallié aux îles Baléares les forces de l'Espagne, elle présentait plus de quatre cents voiles sous le commandement d'André Doria. Les vieilles bandes espagnoles, les régiments allemands, les levées italiennes concouraient à l'expédition. Charles s'était embarqué à la Spezia. On atteignit le rivage; le débarquement s'opérait. Tout à coup une tempête s'élève, les câbles sont brisés, les navires se heurtent et sont jetés contre le bord. La galère d'André qui portait l'empereur resta sur ses ancres, beaucoup d'autres échouèrent; celle de Gianettino Doria, qui était de ce nombre, fut immédiatement assaillie par une foule innombrable de Mores et d'Arabes. Un régiment italien commandé par Augustin Spinola, heureusement débarqué, vint au secours et tira les naufragés de ce double péril. Quatorze galères périrent dans cette journée; onze étaient la propriété de Doria. Tout le reste fut maltraité, et l'armée se vit sur une côte ennemie sans provisions et sans munitions. Doria déploya son courage et son habileté dans cette fatale rencontre; mais il avertit l'empereur de la nécessité de retourner en arrière pour ne pas sacrifier toute son armée. Le naufrage, le fer des Mores, la misère qui accompagna le retour exercèrent de tels ravages que de vingt-quatre mille hommes embarqués, Charles, dit-on, n'en ramena pas dix mille.

Un si grand échec à sa puissance fournissait à François une occasion propice de tenter encore sa fortune après tant de sujets de plaintes réciproques et une si longue rivalité.

Ce renouvellement des hostilités était odieux à la république qui avait vu son commerce détruit au milieu des chocs répétés de ces grandes puissances. Les circonstances étaient funestes. Une affreuse disette avaient pesé sur l'Italie; et, pour juger de la décadence de la navigation mercantile des Génois, il suffit de voir cette époque donner naissance à la fois à deux administrations ou magistratures, l'une pour prendre soin des pauvres (1539), l'autre, dite de l'annona, pour se procurer des grains. Ainsi à la première saison rigoureuse, dans ce port où jusque-là ses navires faisaient affluer en tribut les biens et les denrées de toutes les terres, le commerce devenait impuissant pour assurer les subsistances dans la ville, et une population industrieuse et sobre était tombée en état de mendicité. On faisait des plans pour ordonner le défrichement général des terres de Corse, ressource difficile à exploiter et qu'un peuple navigateur avait aussi peu comptée jusque-là que la culture des roches de son propre territoire. Dans cette situation et à la nouvelle rupture, les Génois désiraient par-dessus tout la neutralité. Ils la souhaitaient d'autant plus que les derniers procédés de la France les flattaient d'y rentrer en grâce. Dans leur détresse ils avaient obtenu la permission d'y acheter des grains: un généreux patron s'était trouvé pour eux dans cette cour, c'était César Fregose, ce banni qui un peu auparavant avait assiégé leurs murailles. De retour à Paris et pendant la paix il leur avait prodigué ses bons offices. Les relations commerciales, interdites depuis 1528, avaient été rétablies. Une ambassade génoise était allée remercier François de son indulgente bienveillance. Gênes aurait voulu n'en pas perdre tout le bienfait quand à la suite de l'assassinat de ce même Fregose la guerre recommençait.

Mais Charles n'avait rien négligé pour assurer sa prépondérance dans Gênes. Il comptait sur l'influence de Doria pour lui répondre de tous les conseils de la république. Elle avait pour surveillant habituel l'Espagnol Gomès, ministre résident de l'empereur qui entendait exercer une sorte de tutelle; un lien plus fort peut-être, l'intérêt, mettait les principaux personnages dans la dépendance. Ils prêtaient leurs capitaux au roi d'Espagne, qui leur donnait pour gage les revenus de ses États et les riches produits qu'envoyait l'Amérique. Dans l'occasion présente la république osa insister sur la justice et sur la nécessité de la laisser se soustraire aux calamités de la guerre nouvelle. Après l'échec d'Alger, ses forces maritimes épuisées, loin d'offrir aucune coopération utile, ne suffisaient pas à la défense de son littoral, tandis qu'en vertu de l'alliance du roi de France avec Soliman (1543), la flotte de Barberousse, combinée avec celle de François, stationnait dans la mer de Provence et de Ligurie. L'État de Gênes, borné presque à son rivage, était ainsi vulnérable sur tous les points; et attirer des hostilités c'était appeler le ravage sur soixante lieues de côtes, c'était livrer les populations entières non pas aux calamités communes de la guerre, mais à la férocité des Turcs et à l'esclavage. Les Génois obtinrent enfin de se déclarer neutres; Charles le permit, François en agréa l'assurance. Quelques violences avaient déjà été exercées par Barberousse; le roi envoya à Gênes pour les désavouer et pour promettre qu'elles ne se répéteraient point. En même temps certaines insinuations furent faites de sa part à la république. On demandait l'entrée des ports pour les flottes du roi; on se proposait d'envoyer un ministre français résider à Gênes: François demandait aux Génois, pour gage de leur neutralité, de lui accorder des emprunts comme Charles en levait chez eux. Les Génois répondirent que tous les ports seraient ouverts aux Français, mais à eux seuls toutefois, et nullement à leurs alliés turcs, qu'on ne pourrait recevoir sans anxiété et sans péril. On désirerait qu'un ambassadeur de France pût venir à Gênes, mais on était astreint à de grands ménagements, et l'on craindrait que sa présence n'entraînât quelques difficultés avec les ministres impériaux. Quant aux emprunts, le trésor n'était pas assurément en situation de prêter ni à l'empereur ni au roi. Charles avait emprunté chez des particuliers, ce que le gouvernement ne pouvait ni ordonner ni défendre. Benoît Centurione fut envoyé pour porter ces réponses au roi, et, comme on peut le croire, le messager et le message furent mal accueillis. Cependant la Ligurie fut ménagée. Barberousse fit de son chef assurer le gouvernement qu'il se conformerait aux intentions bienveillantes du roi de France, et qu'il se comporterait envers les Génois en ami. Quelques relations de bons procédés s'établirent entre Doria et lui. Bientôt mécontent des Français (1544), il se sépara d'eux et se prépara à retourner en Orient. Il vint dans la rade de Vado. Le sénat lui envoya des rafraîchissements et des présents. En partant il ne s'en empara pas moins d'un navire richement chargé qui se rencontra sur sa route; enfin il s'éloigna après avoir commis sur les côtes de Toscane les dévastations que Gênes s'était heureusement épargnées.

La bataille de Cérisoles gagnée en Piémont donnait grand crédit aux armes françaises. Malgré les protestations des ministres de l'empereur, Gênes laissa passer sur son territoire Pierre Strozzi qui, battu à Stradella, ramenait les débris de ses troupes pour joindre l'armée victorieuse du comte d'Enghien; mais une prompte paix termina cette guerre. La république, oubliée dans le précédent traité, réclama auprès de l'empereur pour être nommée dans celui de Crespi: elle le fut expressément. Son indépendance fut ainsi formellement reconnue par la France, et ses relations de paix diplomatiquement consolidées. Des navires génois étaient au service de François dans une expédition tentée peu après contre l'Angleterre pour obliger Henri VIII à rendre Boulogne dont il s'était emparé, et de ces vaisseaux il en périt plusieurs à l'embouchure de la Seine.

CHAPITRE IV.
Jalousies et intrigues intérieures.

Le gouvernement régulier de Gênes n'était pas sans ennemis et sans embarras intérieurs. On sentait de temps en temps la fermentation des levains de discorde qu'on n'avait pu détruire. Dans l'ancienne noblesse la jeunesse ne pliait pas son orgueil à la raison d'État, et, se déplaisant dans l'égalité, elle ébranlait cette union sur laquelle devait reposer la force de l'aristocratie. Les nouveaux nobles, se voyant méprisés, s'en indignaient; plus d'un trouvait que sous ce titre il avait moins gagné que perdu, et regrettait sa part d'influence dans le vieux parti populaire. Le patriciat avait pourtant pris tant de consistance dans l'opinion, que ceux qui s'en plaignaient briguaient d'y être admis, loin d'entreprendre de le détruire. Immédiatement après la révolution de 1528 et après la première rédaction du registre des nobles, il s'était élevé tant de réclamations de la part des prétendants, offensés d'avoir été exclus ou oubliés, qu'une admission périodique réglée pour l'avenir n'eût pu y suffire. On ne nous dit pas exactement ce qui se passa dans ces premiers temps; mais il est probable que le gouvernement eut la main forcée et qu'il ne put maintenir la paix publique qu'en faisant droit aux plaintes par une mesure extraordinaire. En 1531 on admit quarante-sept nouveaux nobles supplémentaires, si l'on peut parler ainsi, à titre d'omis ou négligés dans la première formation de la liste. Cette justice ou cette condescendance plus ou moins volontaire apaisa les prétentions pour un temps. Plus tard il s'éleva de grands doutes sur la fidélité de ces inscriptions. Leur exécution matérielle et la garde du livre d'or restaient abandonnées aux soins des secrétaires d'État. On se plaignit qu'ils en abusaient et qu'ils avaient osé insérer furtivement des noms à leur gré. Les suprêmes firent annuler trois inscriptions en 1560. Cet abus ne fut prévenu que par les lois de 1576.

La loi constitutionnelle permettait d'inscrire dix nouveaux nobles tous les ans; sur ce nombre huit devaient être pris dans la ville même. L'élection appartenait au sénat sans la participation du doge; et, comme il y avait huit sénateurs, l'usage était d'abandonner une nomination à chacun d'eux. On vit bientôt ce mode étrange ouvrir le livre d'or à des noms vulgaires et même honteux. Des transactions scandaleuses en résultèrent: l'inscription devenait la dot de la fille d'un sénateur, on en fit une sorte de marché; ceux de noblesse récente appelèrent leurs parents et leurs amis sans que les professions les plus basses y missent obstacle, et déjà il n'y avait que trop d'artisans anoblis depuis 1528. On ne l'avait pas calculé; on n'avait cru admettre que des plébéiens honorables pour les mêler à la noblesse: mais généralement à l'anoblissement d'un père de famille, son inscription comprenait avec lui ses fils nés et à naître; ainsi avec un homme de quelque distinction jugé en état de former à l'avenir une maison nouvelle, on adoptait plusieurs branches déjà séparées du tronc, enfants dont le métier et les alliances répugnaient à la notabilité à laquelle leur père était parvenu. Les réformateurs eux-mêmes avaient contribué à l'intrusion de la classe inférieure, et, si l'on en croit certains témoignages, dans la convention qu'ils avaient tacitement introduite, suivant laquelle la moitié des places devait appartenir à la noblesse nouvelle, cette moitié devait se subdiviser également parmi les anoblis entre les marchands et les artisans. En un mot, il n'y avait pas si obscur boutiquier qui ne se crût fondé dans ses prétentions à la noblesse ou au gouvernement. Mais avant que l'intervention des artisans en vînt à troubler l'État, la jalousie des nobles entre eux suffit pour y apporter la discorde.

Aussitôt que la paix de 1544 eut délivré la république des dangers où l'entraînait la politique de deux puissances redoutables, l'ambition de la noblesse moderne éclata par des entreprises caractérisées. Depuis 1528 on n'avait jamais violé la transaction solennelle suivant laquelle un doge du portique de Saint-Luc succédait (1545) à un doge du portique de Saint-Pierre dans leur règne de deux années. Tout à coup cette règle de bonne foi reçut une atteinte imprévue. Un doge de l'ancienne noblesse devait être nommé; abusant du hasard qui avait donné à l'autre parti la majorité parmi les électeurs spéciaux desquels dépendait la liste des candidats à soumettre au ballottage du grand conseil, on ne porta au choix de celui-ci que des noms du nouveau portique. La noblesse de Saint- Luc, étonnée, se répandit en clameurs contre l'usurpation, contre la violation de la foi publique, contre l'abus des forces de la majorité. On la laissa se débattre et se plaindre; le piège tendu ne pouvait s'éviter, elle ne pouvait nommer qu'un de ses ennemis. Les choses avaient été arrangées de manière que le choix ne pouvait même tomber que sur Jean-Baptiste de Fornari; ils en frémissaient en vain; et les jeunes gens de Saint-Pierre provoquant leurs rivaux par la raillerie et par un amer jeu de mots sur le nom du candidat, leur disaient qu'il n'y aurait point d'autre farine pour la fournée du jour.

De Fornari fut nommé, homme aux talents de qui tout le monde rendait justice, et dont la probité et les moeurs furent estimées même après ses disgrâces; mais ambitieux, accusé de cultiver à son profit secret la faveur populaire au dedans et l'appui des princes au dehors. Les soupçons qu'il attira, le ressentiment de son élection forcée, tinrent pendant son règne les esprits dans la sourde agitation de la défiance et de la discorde; cependant les deux années de sa dignité se passèrent sans incidents remarquables, et le doge sortant de charge devint procurateur perpétuel sans opposition; c'est plus tard que les contrariétés l'attendaient.

CHAPITRE V.
Conjuration de Fieschi.

(1547) En ce moment une crise célèbre mit dans le plus grand danger l'ordre présent de la république; la jalousie des deux factions nobles n'en fut pas la cause. Le mécontentement des plébéiens y concourut à peine. Un homme, rejeton de la plus antique noblesse, vint tenter d'asservir sa patrie en criant liberté: c'est ici la conjuration de Jean-Louis Fieschi.

La branche de cette illustre famille dont il était le jeune chef avait fourni de génération en génération des hommes déterminés, toujours occupés du désir de la domination, prêts à tout faire pour l'acquérir, et n'ayant jamais eu scrupule à mettre en feu la république ou à y amener des maîtres étrangers. Non-seulement on a vu quel fut Hiblet, mais les Fieschi étaient ligués avec les Adorno quand ceux-ci livrèrent la ville au pillage: ils avaient tour à tour caressé la France, et s'étaient faits les fauteurs de la tyrannie des ducs de Milan.

Puissant, riche en fiefs limitrophes, mais indépendants, de la république, Sinibaldo Fieschi, comte de Lavagne, avait épousé Marie de la Rovere, nièce de Jules II; il laissa quatre fils encore pupilles, Jean- Louis, l'aîné, Jérôme, Ottobon et Scipion, et avec eux, un fils naturel nommé Corneille. Intimement uni avec André Doria, il l'associa à la tutelle de ses enfants. Le jeune comte Jean-Louis prit possession dès dix-sept ans de son patrimoine rendu plus opulent pendant sa minorité. Bientôt il épousa Éléonore Cibo, soeur de l'héritier de Massa-Carrara; ses richesses, ses alliances, la grandeur de sa maison, l'ambition que lui inspirait une mère hautaine, tout nourrissait ce jeune homme de vues superbes et hardies; tout le conduisait aux vastes entreprises; il semblait être né pour elles. Ambitieux, téméraire, mais dissimulé, insinuant, avantagé des dons les plus attrayants de l'extérieur et de l'esprit, généreux, prodigue au besoin, à vingt-cinq ans il était en état de concevoir, de vouloir et d'accomplir, digne de servir de héros et puis de modèle à notre factieux coadjuteur de Paris.

Fieschi, méprisant la forme apparente de sa république, n'y voyait qu'un pouvoir et un chef, et c'est de ce chef qu'il était jaloux. Il ne pouvait croire qu'André Doria dans sa haute fortune et dans sa gloire, autorisé par la puissance de Charles V, ne fût qu'un grand citoyen dans Gênes, n'y régnât pas et surtout ne voulût pas y faire régner sa famille après lui. C'est à cet empire qu'il ambitionnait de substituer le sien. Vainement il devait de la reconnaissance à son ancien tuteur, vainement il possédait et cultivait encore l'affection et la confiance de Doria; ces sentiments ne l'arrêtaient point; l'intime familiarité ne lui servait qu'à s'exciter par le spectacle journalier des grandeurs de cette maison et qu'à mesurer les coups qu'il pourrait lui porter.

La position d'André était singulière, et ce n'est pas chez Fieschi seul qu'elle excitait l'envie. L'amiral ou le prince, comme on l'appelait depuis que Charles lui avait donné la principauté de Melphi dans le royaume de Naples, chargé d'honneurs et comblé de richesses, tenait dans Gênes un état supérieur à celui d'un particulier; commandant suprême pour César d'une force imposante, propriétaire lui-même d'une flotte entière qu'il tenait à la solde de l'empereur, la ville, le port étaient pleins de ses clients et de ses subordonnés sous les armes. Dans les conseils où la reconnaissance publique lui avait décerné une place distinguée, il n'affectait point l'autorité, mais l'habitude de compter sur la déférence de ses concitoyens prenait pied sur lui de jour en jour. Charles V, qui voulait en tirer le profit, l'excitait à exiger, à saisir cette prépondérance. On s'en apercevait, on commençait à trouver que l'influence accordée à de si grands services était devenue une puissance gênante et menaçait de dégénérer en tyrannie.

Cependant André unissait la simplicité et la magnificence. Il conservait la franchise et la familiarité de l'homme de mer. Il était serein, populaire, abordable à tous; il marchait sans suite et dans l'habit le plus modeste. Il répandait beaucoup de dons dans le peuple, il parlait, il tendait la main au matelot. Son urbanité parmi les autres nobles faisait oublier la supériorité qu'il avait sur eux. Ainsi vivait l'honorable vieillard. Déjà parvenu à la quatre-vingt-unième année d'une carrière qu'il était destiné à pousser jusqu'à quatre-vingt-quatorze ans, il conservait encore tant de vigueur de corps et d'esprit, que plusieurs années après il remonta sur la mer et reprit l'exercice de son commandement; mais au temps dont nous parlons, ambitieux de faire briller l'héritier qu'il s'était désigné, il prenait un noble repos dans Gênes, ou s'y occupait, en arbitre écouté, de la direction des affaires domestiques. Longtemps il avait montré assez de faveur aux nobles de Saint-Pierre et aux populaires en général. Ceux de Saint-Luc en étaient même jaloux. Gianettino Doria, fils d'un de ses cousins, était l'enfant adoptif d'André. Il lui avait assuré la transmission des fiefs et des charges qu'il tenait de Charles V. Le commandement de la flotte était déjà comme abandonné à ce jeune homme. Gianettino, élevé comme on l'est dans une si haute fortune, superbe avec toute l'imprudence du jeune âge, n'avait rien de la simplicité de son oncle, et de cette familiarité ouverte jadis contractée par celui-ci dans une condition plus humble et sur la mer. Il ne se montrait jamais qu'entouré d'un nombreux cortège d'officiers et de serviteurs. Il tenait les gens de mer et le peuple à une distance qui blessait les habitudes publiques; aussi entre l'oncle et le neveu, autant il se mêlait d'amour au respect que l'on portait à l'un, autant la faveur populaire s'éloignait de l'autre. Celui-ci offensait encore plus dans la société. Il exigeait la soumission, ne s'y croyant plus d'égaux. Fieschi, qui, avec des qualités plus aimables, n'avait pas moins d'orgueil, s'en indignait plus que tout autre. Il eût supporté la grandeur d'André, aspirant peut-être à trouver une part dans ce grand héritage. Il ne put s'accoutumer à la pensée de plier sous la puissance de Gianettino, et sa haine contre celui-ci fut le premier mobile de la conjuration.

Tout en dissimulant ses projets il avait essayé d'exciter la noblesse contre un arrogant émule qui faisait déjà sentir le poids d'une grandeur usurpée. Il avait trouvé dans Gênes des hommes qui murmuraient, mais que préoccupaient la gloire et la vertu d'André, et qui n'étaient pas disposés à secouer le joug. Fieschi s'adressa ensuite à Barnabé Adorno, fils de l'ancien doge Antoniotto. Adorno, exilé de Gênes, habitait un château voisin de la frontière, et de là il n'avait pas renoncé à l'espoir de troubler un pays qu'il regardait comme dévolu et dérobé à sa famille. Un de ses affidés vint dans Gênes essayer de remettre en mouvement la faction qui autrefois obéissait au nom des Adorno; mais ses menées furent découvertes; l'émissaire fut arrêté et puni. Le nom de Fieschi fut souvent prononcé dans ces intrigues, mais il ne parut point de preuves contre lui et il ne fut pas impliqué dans cette affaire. Après cela il se tourna vers la France; on assure que déjà lorsque Pierre Strozzi avait été obligé d'évacuer le Plaisantin, Fieschi, ayant été requis de l'empêcher de passer sur ses terres, lui envoya secrètement un émissaire pour le conduire en sûreté par des voies détournées. Les agents français cultivèrent ces dispositions favorables au parti de leur maître. Un coup de main qui eût enlevé Gênes au patronage de l'empereur eût bien servi les intérêts du roi. Si Fieschi n'eût pas un traité conclu avec du Bellay, ministre du roi à Rome, il fut du moins encouragé, assuré d'un asile au besoin; et, en effet, après l'événement la France accueillit et protégea sa famille; mais tout à coup il rencontra une protection plus prochaine et un instigateur plus décidé.

Le pape Paul III (Farnèse), qui avait fait son bâtard duc de Camerino, puis duc de Parme et de Plaisance, lui destinait encore le duché de Milan. Il s'était longtemps flatté de lui en procurer l'investiture. On se souvient que l'empereur, en s'emparant de cet État, avait protesté qu'il ne le retiendrait pas pour lui, et qu'il en disposerait pour le plus grand bien de l'Italie. Après avoir trompé François en lui promettant d'en investir le duc d'Orléans, il avait usé de la même manoeuvre envers Farnèse; mais celui-ci, désabusé des vaines promesses et convaincu que volontairement Charles ne se dessaisirait point de ce grand objet d'ambition, voulut à tout prix tenter de réussir par la ruine de la puissance espagnole en Lombardie.

L'irascible pontife s'y portait avec d'autant plus d'ardeur que la première victime devait être Doria, objet personnel de sa haine et de son indignation. Autrefois il avait honoré l'amiral de l'épée et du chapeau bénit, mais une occasion singulière avait changé la faveur en disgrâce. La cour de Rome avait mis la main sur la riche succession d'un évêque Doria, mort dans le royaume de Naples, et prétendait se l'approprier. André, héritier du sang, la réclamait. Quand il eut épuisé les raisons de droit, les prières et jusqu'aux menaces, il ne craignit pas de se faire justice par ses mains. Des galères pontificales se trouvaient à Gênes, Doria les séquestra de son autorité privée et les fit garder par ses propres forces stationnées dans le port. Il ne leur rendit la liberté de partir qu'après que le pape eut restitué la succession disputée. Paul fut à l'excès sensible à cet affront et ne déguisa pas l'intention de s'en venger. Cette haine s'unissait ainsi à ses ressentiments contre Charles et à une nouvelle politique qui le rapprochait des Français. Renverser l'état présent de la ville de Gênes, la soulever contre ce Doria qui la tenait dans les intérêts de César, était un plan de campagne propre à satisfaire toutes les vues du pape, et, dans ce dessein, l'ambition turbulente de Fieschi le signalait assez comme le meilleur artisan des troubles qu'on voulait exciter.

Un membre de la famille, d'une autre branche que le comte de Lavagna, visitait Rome. Paul l'accueillit et lui témoigna la bienveillance du saint-siège et la sienne propre pour une maison toujours si fidèle à l'Église, qui a donné de génération en génération et des pontifes et tant de cardinaux dévoués, dont les chevaliers ont rendu tant de pieux services. Il s'informe de l'état de toute cette illustre race, il demande pourquoi aucun des quatre fils de Sinibaldo n'a paru encore à sa cour, pourquoi ils ne viennent pas chercher l'avancement qui les y attend. Les honneurs ecclésiastiques ne sauraient manquer aux cadets. Dans sa brillante carrière l'aîné ne voudra pas dédaigner l'accueil paternel d'un pape ami de la fortune du chef d'une si noble maison.

Celui à qui étaient données ces assurances, parent éloigné du comte de Lavagna, hors de tout soupçon d'intrigue et membre très-fidèle du gouvernement, rapporta à Gênes ces invitations flatteuses où il n'avait vu qu'un honneur rendu au nom de sa famille. Il pressa publiquement les jeunes frères de se prévaloir des intentions favorables du pape, sans se douter de la portée des insinuations dont on l'avait rendu messager. Jean-Louis Fieschi se rendit à Rome. Là dès la première entrevue tout fut résolu. Paul l'enflamma de plus en plus contre les Doria, lui fit honte de supporter l'orgueil et d'attendre la domination de Gianettino. Il lui démontra que, pour renverser celui-ci, ce serait folie d'avoir scrupule de s'attaquer au vieux André; pour les moyens, il le renvoya à se concerter avec Pierre-Louis Farnèse, à Plaisance, et, pour premier secours, il promit que les galères pontificales seraient mises au service de la conspiration. «Ce sera, lui dit-il avec un sourire amer, à condition que vous ne me les laisserez pas séquestrer par Gianettino dans votre port de Gênes.» On convint à Plaisance de cacher l'entreprise sous le voile de la dissimulation. Le duc Farnèse ne voulut pas que le nom du pape fût prononcé. Les galères que l'on devait confier à Fieschi lui furent vendues en apparence. Il avait si bien gardé le secret de ses desseins, qu'à la nouvelle de ce marché, Paul Pansa, qui avait été son instituteur et qui était resté son fidèle conseiller et l'intendant de son patrimoine, lui écrivait de Gênes dans l'étonnement et dans le regret de cette acquisition irréfléchie. Il n'y avait pas d'argent disponible pour la payer; on allait donc s'endetter pour la spéculation la plus fausse; car, disait le sévère moniteur, le comte n'était sûrement pas en disposition de s'adonner à la mer et à la marchandise; aucun de ses jeunes frères n'y paraissait propre; et confier à la conduite d'un lieutenant étranger à la famille une flotte qui emporterait une si grande part de la fortune de la maison, n'était-ce pas la plus imprudente des légèretés?

Le comte, en retournant de Plaisance, s'arrêta dans ses terres, et là, sans bruit ou sous des prétextes plausibles, il s'assura des hommes dévoués qu'il put y réunir. Il y laissa des instructions pour donner secrètement une organisation régulière aux bandes de ses paysans, afin qu'à son premier signal elles fussent en état de marcher et de combattre. Revenu à la ville, il prit un autre rôle, et personne n'y soupçonna ses projets. Il rechercha bien les nobles de Saint-Pierre; il fomenta en général la jalousie contre les orgueilleux de Saint-Luc, contre l'insolence de Gianettino, les vues ambitieuses de Doria et l'influence espagnole que le vieux amiral faisait dominer dans Gênes; mais il ne s'ouvrit sur aucun dessein pour y remédier. Loin de là, il continua à fréquenter le palais Doria avec une assiduité redoublée. Il était le premier courtisan d'André: il lui demandait des avis pour les entreprises maritimes auxquelles il destinait les galères achetées à Rome; en un mot, il se maintenait si bien dans l'intimité du vieillard, que quelques défiances ayant été conçues à Milan, André, averti qu'un Fieschi tramait quelque chose, répondit aux ministres de l'empereur qu'un seul de cette famille serait en état d'être ambitieux, et que pour celui-ci c'était un jeune homme d'une excellente conduite, plein d'attachement pour son ancien tuteur, dont aucun soupçon ne saurait approcher. Doria en répondait.

Fieschi caressait le peuple; connu de tous, il affectait les manières familières, et telle était la facilité naturelle de ses moeurs qu'elle empêchait de suspecter cette politique. Il prodiguait les secours aux plus pauvres, les bienfaits cachés aux infortunés, et, dans les occasions, il savait donner à sa libéralité un caractère plus marqué qui la rendait publique et populaire. Il avait questionné comme par hasard des tisserands en soieries sur l'état de la manufacture dans une année de pénurie. Sur la peinture qu'ils lui firent de la misère de leurs ouvriers, il fit venir de ses greniers une quantité considérable de grains et la remit aux consuls de la profession pour donner du pain à ces pauvres gens.

Cependant ses plans étaient loin d'être arrêtés, et il n'avait encore dans Gênes que trois confidents; Sacco, le principal juge de ses fiefs, subalterne entièrement dévoué à son maître et homme de ressources et d'intrigues; Calcagno, ancien serviteur qui s'était élevé dans la maison Fieschi de la domesticité la plus basse jusqu'à la confiance du comte dans ses plus grandes vues; enfin Verrina, le personnage le plus important, le véritable inspirateur de la conjuration. C'était un reste de ces populaires qui, n'ayant pas eu assez de consistance pour être rangés dans la nouvelle noblesse, détestaient la constitution aristocratique et nourrissaient une haine implacable contre les Doria qui l'avaient fondée et qui en avaient le profit. Il s'était lié avec le jeune ambitieux, il étudiait et caressait son ardeur et ses mécontentements; mais rien de sérieux encore ne s'était traité entre eux. Un jour, pour première confidence, Fieschi lui découvrit un dessein qu'il venait d'arrêter. Impatient de donner cours à sa haine, il voulait tuer Gianettino et aussitôt se mettre à l'abri sous la protection française. Depuis quelques heures, il avait expédié son blanc-seing à Rome pour passer au service du roi de France. Verrina, indigné, lui demanda si c'était là tout ce que devait faire un homme de coeur, s'il devait perdre ainsi une position si éminemment favorable. Pour lui, quand il avait vu le comte Fieschi si haut placé et en même temps si populaire, se procurer des galères, se pourvoir de forces, il n'avait pas douté que ce ne fût pour s'emparer de la seigneurie de Gênes. Quand tout invite à la saisir, c'est une honte de fuir; c'est une honte de ne penser qu'à prendre misérablement une victime. Excité par ces reproches, le comte lui demandait ce qu'il avait donc à faire. La réponse fut prompte: Prendre les armes, soulever le peuple, renverser la noblesse, se défaire de tous ses ennemis à la fois, de tous ceux qui feraient obstacle, enfin étonner, surprendre et régner. Verrina en détaillait les moyens; il comptait les hommes que Fieschi pouvait faire venir de ses fiefs, les auxiliaires que lui-même saurait réunir: et, à son avis, c'était immédiatement qu'on pouvait, qu'on devait agir. Fieschi s'enflammait à cette perspective, mais il conservait un doute: le peuple appelé à la liberté lui laisserait-il prendre la seigneurie? Verrina en répondait. Quand le doge aurait été chassé du palais, quand le vainqueur y serait entré porté par la foule, Verrina de sa main lui placerait sur la tête une couronne ducale; tous applaudiraient: l'on poignarderait le premier qui s'aviserait de murmurer; et au besoin on emprunterait, pour comprimer les opposants, les troupes que ne refuserait pas Farnèse. Tous les scrupules s'évanouissaient: un nouveau messager fut dépêché peur reprendre le blanc-seing envoyé à Rome.

On convint sur-le-champ des mesures à prendre. Calcagno se chargea des préparatifs dans le palais Fieschi; Sacco, des démarches à Rome, à Plaisance, dans les terres du comte; Verrina se réserva de soulever le peuple, d'enflammer les esprits mécontents; et certes il était né pour de telles oeuvres. Son premier soin fut d'enrôler une troupe de gens de main et de bandits sous prétexte d'avoir besoin d'eux pour se défaire d'un ennemi dans une querelle privée: chose fort simple en ce temps et qui ne pouvait éveiller la défiance publique.

Après ces préliminaires, on chercha l'occasion la plus propice. Une cérémonie religieuse pouvait réunir tous ceux que l'on voulait détruire, André et Gianettino Doria, leurs parents et leurs adhérents principaux. On aurait encore pu les surprendre dans un banquet que Fieschi ne pouvait se dispenser de donner pour célébrer les noces de Jules Cibo, son beau- frère, avec la soeur de Gianettino. Le palais Fieschi était situé sur une hauteur qui domine la ville, dont il était comme séparé par de rapides descentes ou par le beau pont de Carignan jeté entre deux collines au- dessus des maisons d'un quartier inférieur. Les communications pouvaient être facilement interceptées, et les convives seraient restés sans défense entre les mains des conjurés. Le comte rejeta ces projets; il ne voulait point profaner une église; il s'indignait à la pensée de violer l'hospitalité. Les Doria devaient périr, il ne voulait pas les assassiner: il entendait agir à force ouverte. La situation isolée de son palais ne devait servir qu'à y cacher les apprêts d'une attaque soudaine. Calcagno eut ordre de le remplir secrètement d'armes, d'y introduire peu à peu et d'y cacher autant de vassaux du comte qu'il en pourrait venir à la ville sans être remarqués. Verrina, sûr de ses sicaires, pratiqua avec plus de confiance les populaires mécontents et les nobles sans crédit que l'on supposait disposés à se lever contre l'oligarchie.

Une des galères de Fieschi arriva dans le port et se plaça dans la darse, non loin de celles de Doria. Fieschi annonça qu'il la destinait à faire la course au Levant et qu'il la faisait venir à Gênes pour en compléter l'équipement. Ce fut un prétexte pour y mettre des armes et pour faire venir ostensiblement de nouvelles recrues des terres du comte.

Le moment d'agir fut enfin fixé. Le premier jour de janvier mettait toutes les familles en fête: la nuit qui suivait cette journée devait être favorable à une surprise. Ce jour le comte visita Doria à son ordinaire et l'entretint longtemps. Il s'arrêta familièrement chez Gianettino, caressa les enfants de la maison et montra le visage le plus libre, le moins suspect d'inquiétude ou de projets. En prenant congé il avertit qu'enfin sa galère serait expédiée la nuit même, qu'il recommanderait que le départ s'exécutât avec le moins de bruit possible pour ne troubler le sommeil de personne; que s'il n'y réussissait pas entièrement il en faisait ses excuses, et qu'au surplus, si l'on entendait quelque rumeur, on n'aurait pas à s'en inquiéter, la cause en étant connue d'avance.

Sorti avant la chute du jour du palais Doria, il passa dans quelques lieux de réunion des nobles de Saint-Pierre pour y rencontrer les jeunes gens sur lesquels on pouvait compter. Malgré les soins que Verrina avait promis de prendre pour les réunir en grand nombre, on assure que Fieschi, les invitant à venir finir la fête dans son palais, ne put rassembler que vingt-huit convives. D'autres relations cependant donnent au comte deux cents adhérents populaires ou nouveaux nobles. Par ses ordres ou moyennant la vigilance de Calcagno, les portes du palais étaient ouvertes à quiconque se présentait pour entrer, et fermées à toute sortie.

Pendant que l'assemblée grossissait et que Sacco et Verrina en faisaient les honneurs, Fieschi dévoilait son dessein à ses frères, enflammait leur jeune ambition et leur marquait les postes qu'ils seraient chargés d'occuper. Suivi par eux et déjà revêtu de ses armes, il parut enfin au milieu de ses hôtes. Ce n'est point, leur dit-il, à une fête, à de vains plaisirs qu'il les a appelés dans ce grand jour, c'est à l'oeuvre de la liberté qu'il les invite. Il s'agit d'affranchir la patrie, de briser le joug des Espagnols, de renverser les fauteurs de leur usurpation, l'insolent Gianettino et ce vieillard qui, ayant autrefois servi la république, l'opprime aujourd'hui et s'efforce à rendre la tyrannie héréditaire. Ils n'ignoraient pas, ces nouveaux tyrans, qu'il restait des hommes généreux pour leur faire résistance, et Gianettino, ne reculant devant aucun crime, avait résolu de se délivrer par une proscription de tous ceux dont il redoutait l'énergie. Fieschi, qui se savait du nombre des proscrits, connaissait la liste fatale; il conjurait ses amis de prévenir le coup dont il les voyait menacés et de venir avec lui se sauver, se venger, et rétablir la liberté et la république. Le concours de tous les gens de bien leur était assuré.

La proposition était fort inattendue; de tant d'auditeurs peu répondirent avec enthousiasme; les autres, étonnés, se laissèrent entraîner par l'adhésion apparente du plus grand nombre qui approuvait ou n'osait contredire. Deux seuls déclarèrent qu'ils répugnaient à une entreprise si violente. Fieschi, n'ayant pu les convaincre, les laissa maîtres de ne pas le suivre et se contenta de les faire retenir dans son palais. Déjà chacun s'armait ou prenait à la hâte quelques aliments: on attendait le signal de la marche. Un dernier soin retenait le comte. Sa jeune épouse, renfermée dans un appartement écarté du tumulte des convives, ignorait encore les projets qui les avaient fait réunir. Au moment d'en exécuter l'entreprise, Fieschi vint enfin les lui avouer. Il sortait, et avant de rentrer il l'aurait faite maîtresse de Gênes. La comtesse effrayée et tout en larmes, essaya de s'opposer à sa sortie, elle le conjura de renoncer à une tentative aussi désespérée. A ces efforts le sage Pansa joignit ses remontrances; mais rien ne put ébranler le comte. Tout était prêt et on ne rétracte pas un dessein avancé. Il priait sa femme et son vieil ami de lui épargner des reproches et des craintes qui, sans le retenir, se tourneraient pour lui en mauvais augure. Il embrassa la comtesse et se déroba à ses tendres supplications.

Verrina avait parcouru la ville dans les ténèbres de la nuit; tout était calme, rien n'avait transpiré. La galère était prête à occuper l'embouchure de la darse du côté de la mer pour empêcher la sortie de la flotte de Doria; en attaquant la porte de terre on était sûr d'enlever cette force imposante, et Fieschi jugea que c'était l'opération principale; il se la réserva. On se mit en mouvement, d'abord en silence; les conjurés improvisés précédaient les troupes de mercenaires, de paysans armés, de gens sans aveu ramassés par Verrina. Corneille, le frère bâtard du comte, fut détaché pour s'emparer de la porte de l'Arc; Ottobon, accompagné de Calcagno, courut attaquer la porte Saint-Thomas, poste important qui séparait le palais Doria de la ville et de la darse. Jérôme, tenant le centre de la cité, couvrait et liait les opérations de ses frères.

En sortant le comte, s'emparant déjà du suprême pouvoir militaire, déclara que ses ordres étaient donnés et que quiconque tenterait de se dérober dans la marche ou s'écarterait de la troupe serait immédiatement poignardé. Les plus fanatiques de liberté parmi ses compagnons lui demandaient à leur tour une explication franche sur les vengeances qu'on allait exercer. Il avait des parents, des amis parmi les oligarques: viendrait-il prescrire de les épargner? Il répondit qu'il ne demandait grâce pour aucun, qu'il les dévouait tous sans exception. Ses farouches auditeurs applaudirent, et quelques-uns se dirent l'un à l'autre que lorsque des nobles il ne resterait plus que lui, le peuple en finirait aisément avec la noblesse.

Les mouvements réussirent d'abord. Le comte, maître de la darse dont il avait forcé la porte, tandis que ses marins en avaient fermé l'issue par la mer, se porta sur la première des galères de Doria, s'en empara, et passa rapidement de bord en bord pour se hâter de les soumettre toutes au milieu de la clameur des équipages et des efforts des rameurs qui tentaient de rompre leurs fers. Ce tumulte fut la première annonce du danger qui parvint au palais Doria. Gianettino éveillé et ne soupçonnant qu'une révolte de ses forçats, courut au bruit, suivi d'un seul domestique. Il ignorait que la porte Saint-Thomas était déjà occupée par des ennemis. Tombé entre leurs mains, il fut massacré incontinent. L'homme qui l'accompagnait, rétrogradant, porta l'alarme au palais Doria. Le vieil André fut enlevé par de fidèles serviteurs et transporté par la montagne dans une campagne éloignée.

La conjuration faisait des progrès. Le gouvernement, enfin averti, rassemblait ses membres avec peine; peu de troupes, peu de citoyens fidèles étaient sous les armes pour résister à l'insurrection. Jérôme Fieschi, au coeur de la ville, appelait les citoyens à la liberté. Il battit et dispersa les premières forces qui se présentèrent devant lui. Le doge et le sénat, n'en ayant pas d'autres à lui opposer en ce moment, recoururent à la négociation. On résolut d'envoyer vers le comte une députation nombreuse pour lui demander ses intentions et pour lui offrir de traiter sur toutes les satisfactions qu'il voudrait prétendre. Les hommes les plus accrédités se chargèrent de ce message, et à leur tête marcha Hector Fieschi, ce parent d'une autre branche qui, le premier, avait apporté sans les pénétrer les invitations du pape à Jean-Louis. Les députés, parvenus vers Jérôme, lui demandèrent le libre passage pour aller trouver le comte de Lavagna. «C'est moi qui le suis, répondit à haute voix l'imprudent jeune homme; il n'y en a pas d'autre que moi; faites votre message.» Ce seul mot, entendu et par les amis et par les ennemis, changea à l'instant toute la face des affaires.

Il était vrai; son frère était mort. Le malheureux Jean-Louis, au milieu du plein succès de son entreprise, avait péri misérablement. En passant d'une galère à l'autre, une planche ébranlée l'avait fait tomber dans la mer. Enfoncé dans la vase de la darse, sans doute le poids de son armure avait rendu vains ses efforts, tandis que sa troupe, emportée par le mouvement et pensant le suivre, loin de le secourir ignorait même le déplorable incident qui la privait de son chef. Tout était fini dans la darse quand, le cherchant inutilement, on se convainquit qu'il manquait à son triomphe, et l'on ne put enfin douter de sa perte. Ses principaux amis la tenaient encore secrète, espérant d'achever la révolution en son nom; on en fit parvenir la triste confidence à Jérôme, à l'aîné de ses frères; il venait de l'apprendre quand la députation se présenta à lui, et l'orgueil de se voir l'héritier du succès et des espérances de Jean- Louis lui fit hâter cette déclaration précipitée. Ni dans son parti, ni dans celui dont il fallait achever la défaite, personne ne pouvait espérer ni craindre de ce jeune homme sans expérience, ce que les talents et la résolution de Jean-Louis eussent pu seuls consommer. Ce n'était plus qu'une émeute sans chef accrédité et sans véritable but.

Les députés bien avisés répondirent à Jérôme avec une prudente circonspection. En les congédiant il leur intima d'aller enjoindre à leur doge de se retirer du palais de la république. Mais en peu d'instants il vit sa troupe décroître, ses amis se détacher; il s'aperçut que le temps de faire la loi était passé, et bientôt arriva celui de la recevoir. Le gouvernement avait pris courage: le nombre des nobles qui se réunissaient au palais se grossissait sans cesse et ramenait la confiance. Le peuple, regardant l'entreprise de Fieschi comme désespérée, prenait les armes pour le sénat contre les perturbateurs du repos public; dans cette situation on fit chercher le vieux Pansa; on l'envoya vers Jérôme pour lui faire toucher au doigt le danger de sa fausse position, pour l'avertir que, ne pouvant y tenir, il n'avait pas un moment à perdre et qu'il ne lui restait qu'à profiter de l'indulgence avec laquelle on souffrirait qu'il se retirât. Découragé, intimidé et sans espérance, le jeune homme céda à ce conseil; il gagna la porte de l'Arc, et, suivi de quelques partisans, il se retira dans le château de Montobbio, l'une des places et la plus sûre du patrimoine de sa famille. A cette nouvelle son frère Ottobon et ceux qui tenaient la darse avec lui, Sacco, Verrina, Calcagno, se jetèrent sur la galère romaine et se sauvèrent à Marseille.

Le tumulte étant fini, la ville était en sûreté; l'alarme cependant se prolongea quelques jours: on répandait le bruit que Jean-Louis n'était pas mort, qu'il était au nombre des fugitifs qui avaient trouvé un asile à Marseille et qu'il allait venir avec les forces françaises reprendre et terminer son ouvrage; mais après quatre jours de recherches son corps fut retrouvé et exposé aux regards du public; les craintes s'apaisèrent. Le gouvernement reprit paisiblement sa marche. Le terme des fonctions du doge de Fornari venait d'expirer; on lui donna un successeur avec les formes accoutumées; on expédia des députés chargés de ramener André Doria. A son retour il se fit porter au sénat. Il y reçut les témoignages de l'intérêt public pour les dangers qu'il avait courus et pour la perte de son fils adoptif. Le vieillard fit sentir à son tour que la confiance, l'amitié presque paternelle trahies par ce malheureux Fieschi étaient peut-être la blessure la plus saignante de son coeur. Il demandait une vengeance éclatante pour la république et pour les lois de l'attentat le plus énorme. La mémoire de celui qui était mort, la tête et les biens des complices qui avaient survécu devaient payer la peine du crime. La permission sur laquelle ceux-ci avaient quitté la ville n'était pas une abolition de leur méfait; accordée d'ailleurs hors de la forme légale des délibérations ordinaires, elle ne liait point le gouvernement. Sur cette insistance il fut résolu de poursuivre les conjurés. Le magnifique palais Fieschi, qui de Via Lata dominait la ville, fut rasé et sur ses ruines fut plantée une pierre diffamatoire; elle portait la défense à perpétuité de bâtir sur ce terrain où la perte de la patrie avait été préparée. On leva des troupes, on commit des généraux pour aller exercer la confiscation sur toutes les terres des comtes de Lavagna et surtout pour assiéger Jérôme Fieschi dans Montobbio. Il y avait réuni toutes ses ressources; ses frères étaient passés à la cour de France pour y implorer de l'appui. Déjà Verrina, leur servant de messager, était venu promettre aux assiégés un prompt renfort de troupes françaises. Le sénat, qui ne l'ignorait pas et qui craignait de commettre la république avec le puissant auxiliaire appelé par Fieschi, entreprit de faire tourner la guerre en négociation. Pansa fut encore employé comme médiateur. On offrait à Jérôme, pour lui faire abandonner son château, autant d'argent qu'il en aurait voulu et toute sûreté pour en sortir; mais les assurances que Verrina avait apportées lui firent rejeter ces propositions avec hauteur. La place, disait-il, ne lui appartenait plus, et les forteresses du roi de France ne se rendaient pas ainsi. Sur cette réponse on poussa l'attaque afin de prévenir le secours. On amena devant Montobbio de grandes forces et beaucoup d'artillerie. Cependant les opérations contrariées et la résistance opposée firent durer le siège. Les Français ne parurent point. Jérôme, commençant à désespérer, eût ouvert l'oreille aux accords; il n'était plus temps. Doria exigeait le sang des coupables, il l'obtint; la place se rendit à discrétion. Dès l'entrée, Calcagno et quelques autres complices qui avaient prêté la main au meurtre de Gianettino, furent mis à mort sans formalité, et, disait-on, par un ordre spécial du sénat. Les autres prisonniers furent réservés pour un simulacre de procédure. Jérôme Fieschi et Verrina eurent la tête tranchée. Les fortifications de la place furent démolies. La république prit possession des domaines que la famille Fieschi tenait sur son territoire. Charles V confisqua les fiefs qui relevaient de l'empire, attendu qu'ayant à son service les galères de Doria, leur attaque était un crime féodal dans la personne d'un de ses vassaux. André Doria et sa famille furent gratifiés de ces terres confisquées.

Le pape, qui trop évidemment avait encouragé l'entreprise des Fieschi, se crut obligé d'adresser à André Doria une lettre de consolation pour la mort de Gianettino. Doria n'en fut que plus blessé, et peu après le pape ayant perdu le duc de Plaisance, son fils, assassiné par quelques conspirateurs, Doria, écrivant à son tour sur cette mort violente, affecta de lui renvoyer les mêmes termes de sa froide condoléance.

LIVRE DIXIÈME.
RÉFORME EXIGÉE PAR DORIA. - LOI DITE DU GARIBETTO. - GUERRE DES DEUX
PORTIQUES DE LA NOBLESSE, INTERVENTION POPULAIRE. - ARBITRAGE. - DERNIÈRE
CONSTITUTION.
1548 - 1576.

CHAPITRE PREMIER.
Intrigues de Charles-Quint. - Résistance d'André Doria. - Loi du
Garibetto. - Disgrâce de de Fornari.

(1548) L'assassinat de Farnèse avait fourni à l'empereur l'occasion de s'emparer de Parme et de Plaisance. Pour le maître du duché de Milan c'était faire un grand pas dans le projet favori d'unir sous une couronne royale toute l'Italie supérieure. Le désir de comprendre la seigneurie de Gênes dans ce plan ambitieux, l'espérance de trouver des facilités pour y réussir dans le dévouement de Doria et dans son crédit sur sa ville natale, ne pouvaient manquer de se présenter à l'esprit de Charles et de ses ministres. Ils s'emparèrent comme d'un prétexte des conséquences de la conjuration de Fieschi. Déjà dès les premiers moments, le gouverneur de Milan avait voulu faire marcher des troupes pour rétablir, disait-il, l'ordre et la sécurité. On s'était hâté de décliner cette intervention officieuse; l'ordre et la sécurité étaient déjà raffermis; mais l'ambassadeur Figuera, qui habitait Gênes depuis longtemps et qui n'ignorait pas l'art d'y semer des intrigues, affectait de grandes craintes. L'entreprise, selon lui, n'était pas un tumulte d'enfants perdus; elle avait de profondes racines, et il fallait se prémunir contre une nouvelle explosion. L'empereur était fondé à y veiller pour la sûreté de ses propres États d'Italie. Après avoir répandu ces insinuations, il fit agir ses créatures; le ministre de l'empereur n'en manquait jamais dans Gênes; beaucoup d'hommes même importants s'étaient adonnés aux volontés d'une si grande puissance pourvue de tant de moyens d'obtenir, d'intimider et de corrompre.

Ils eurent la lâcheté de signer une supplique secrète à l'empereur, pour l'inviter à donner à Gênes une garnison impériale et à exiger l'érection d'une citadelle capable de garantir sous son autorité la tranquillité de la république.

Ferdinand Gonzague, alors gouverneur de Milan, était l'artisan principal de ces menées. Charles V, facilement persuadé qu'elles seraient conduites à effet au gré de son ambition, expédia à Gênes son ministre Granvelle et avec lui des ingénieurs chargés de choisir la place où la forteresse impériale serait élevée. On ne doutait pas que Doria ne concourût dans un dessein qui semblait provoqué par les sollicitations des autres Génois partisans de l'empereur. Granvelle allait donc lui en faire l'ouverture; mais, à la grande surprise du négociateur, l'amiral montra une inflexible résistance à ce qui menaçait l'indépendance de sa patrie. Il attesta les promesses faites de protéger la liberté génoise. Plus il était sincèrement dévoué, moins il laisserait tacher la gloire de Charles par une injuste usurpation. Et quant à lui, comblé de faveurs, honoré de tant de confiance, il était résigné à renoncer à tout, plutôt que de manquer à la défense des droits de son pays. Granvelle insistant, le courageux citoyen s'adressa directement à l'empereur; et, la tergiversation des réponses échauffant la vivacité des répliques, Doria prit le parti d'assembler chez lui les nobles dont l'ambassadeur espagnol avait extorqué les signatures. Il leur fit honte de leur faiblesse, il les obligea à désavouer le voeu antipatriotique qu'on leur avait dicté; et, après les avoir ramenés à de meilleures vues, il se rendit au sénat, il dénonça hautement les projets qui menaçaient la république. Il demanda au gouvernement de revendiquer ses droits et de défendre la liberté de sa patrie. Cet appel fut entendu, l'opinion publique fut unanime; et rien n'étant plus populaire à Gênes que le sentiment de la nationalité, on se souleva de toutes parts pour écarter ce qui l'inquiétait. Les ingénieurs espagnols exploraient les hauteurs, mesuraient, traçaient des plans; le peuple en tumulte se porta contre eux, détruisit leurs préparatifs et les réduisit à la fuite. Le sénat prit, pour sauver leur vie, les mesures de sûreté les plus propres à leur inculquer l'idée du plus grand danger. Granvelle connut que sa mission se prolongerait inutilement; il repartit. Doria, écrivant de nouveau à l'empereur, se servit de ce qui s'était passé pour lui faire entendre les vraies dispositions du pays et l'inutilité des tentatives que l'on ferait pour donner un maître étranger à la république. Charles n'insista pas et ajourna pour un peu de temps son ambitieuse fantaisie.

Cependant cet incident eut de longues et sérieuses conséquences. Doria crut devoir racheter sa franchise patriotique par quelques démonstrations qui ôtât à l'empereur le prétexte de demander de nouvelles garanties pour la sécurité commune. Doria lui-même avait été profondément blessé dans ses affections et dans son système. De cette diffusion de la noblesse, de cette égalité entre tous les nobles que lui-même il avait introduite dans le sein du gouvernement, il voyait sortir le pouvoir menaçant d'une majorité formée par les nobles intrus; il voyait la conduite des affaires prête à dépendre non-seulement de chances fortuites d'un tirage au sort, mais des combinaisons factieuses entre des éléments inégaux en nombre, au mépris de cette supériorité de crédit et d'importance contre laquelle il n'eût jamais cru des hommes nouveaux capables de se révolter. Ces hommes, à peine sortis de la classe des plébéiens, s'appuyaient encore de celle- ci, et enfin, ce qui n'était pas moins à craindre, ce qui venait de se voir, il suffisait d'un ambitieux habile à caresser ces nobles encore bourgeois, pour que le chef fût un Fieschi ou un Spinola, au lieu d'être Doria. L'amiral mit tout en oeuvre pour prévenir cet affront et ces bouleversements. Il présumait assez de la reconnaissance publique pour espérer qu'on lui laisserait corriger son propre ouvrage. En effet, il obtint qu'une baillie de huit membres serait chargée de la révision de certaines des formes du gouvernement. Il présida à cette réunion. Sur les huit, il disposait, dit-on, de quatre voix; il en séduisit deux de plus, et, après une vive résistance, les deux autres cédant enfin1, le sénat, à son instigation, se servit du pouvoir législatif que la constitution de 1528 lui avait laissé pour convertir en loi les changements que le vieil amiral exigea dans l'intérêt de l'oligarchie. Sur les quatre cents membres du grand conseil les trois cents qu'y introduisait le sort entre tous les nobles ne nommèrent plus leurs cent autres collègues. Parmi ces quatre cents ce ne fut plus le sort qui désigna les cent membres du consiglietto. L'une et l'autre de ces nominations passèrent aux deux collèges réunis avec l'adjonction des huit protecteurs de Saint-George, des cinq suprêmes syndicateurs et de sept autres notables magistrats. Les vingt-huit électeurs qui participaient à l'élection du doge et ceux à qui l'on confiait le concours à l'élection des sénateurs, furent choisis non plus par le grand conseil, mais par le consiglietto.

C'est ainsi que l'influence sur les choix fut rapportée aux magistrats principaux et enlevée au sort et par conséquente la faction la plus nombreuse et la plus populaire de la noblesse. On ne craignit plus de voir une élection imposée comme celle du doge de Fornari, et ceux qui l'avaient subie, il y avait deux ans, en sentant leur force ne tardèrent pas à en faire porter la peine à celui-ci. Peu après il fut accusé d'avoir correspondu avec la cour de France. Les anciens nobles et l'ambassadeur de Charles V s'unirent pour invoquer sa punition. Il fut arrêté et mis en jugement. Il avouait une correspondance, mais elle se bornait, suivant lui, à la répétition d'une créance sur le gouvernement français. Une sentence le priva du titre, des honneurs de procurateur à vie et de la noblesse, le condamnant à une relégation perpétuelle dont le lieu lui fut assigné à Anvers. De Fornari se rendit en Flandre; il y vécut sans intrigue et y mourut honoré.

On n'avait pas attendu de voir ce premier essai des avantages que l'aristocratie venait d'acquérir pour en apprécier les conséquences. Le parti de Saint-Pierre sentait ses pertes et se répandait en murmures et en réclamations. Il s'adressait au public, il décriait la loi nouvelle et cherchait à la rendre odieuse et même ridicule. Le vieux Doria avait dit d'avance qu'il avait quelque chose à retoucher pour perfectionner le galbe de sa république. De cette expression bizarre, défigurée par un diminutif et par la prononciation génoise, la loi fut appelée du garibetto (pour galbetto), et c'est sous ce nom qu'elle devint et resta la cause constante des dissensions jusqu'en 1576; car autant les nobles populaires détestaient cette loi, autant les anciens nobles tenaient à la réforme. De bons observateurs assurent qu'une certaine préoccupation leur en faisait exagérer l'intérêt et le besoin. Le souvenir de la loi qui, si longtemps et jusqu'en 1528, avait exclu les nobles de la première place du gouvernement et notamment de celle de doge, frappait encore les esprits. Les anciennes familles sur qui avait pesé cette exclusion ne pouvaient croire que les populaires n'eussent pas un plan arrêté pour le faire revivre, sinon en droit, du moins en fait, en se prévalant des avantages que leur nombre leur donnait dans les chances du sort, si la nouvelle loi était écartée2.

(1548) D'autres combinaisons ne tardèrent pas à réveiller les inquiétudes de la république sur son indépendance. Il paraît bien certain que Charles avait conçu le dessein de fonder en Lombardie un grand État pour en doter don Juan d'Autriche, si même ce plan ne se liait pas à celui de dédommager l'infant don Philippe de la couronne impériale, à laquelle Ferdinand, nommé roi des Romains, se refusait à renoncer. L'occupation de Gênes eût été une partie essentielle de ce projet; elle eût uni en un corps les possessions que Charles avait successivement acquises dans le nord de la Péninsule; elle aurait assuré sa possession dans la mer Méditerranée.

Cosme Médicis, grand-duc de Toscane, Gonzague, gouverneur du Milanais, et le duc d'Albe, le plus accrédité des confidents de l'empereur, avaient le secret de ses desseins. Le dernier était chargé de conduire d'Allemagne à Madrid l'archiduc Maximilien qui devenait le gendre de Charles; on annonçait qu'à son retour il ramènerait l'infant don Philippe mandé par son père; mais d'Albe cheminant avec lenteur, avant de quitter l'Italie pour l'Espagne, s'arrêta à Milan, puis à Plaisance, et là, grâce à ce que les Farnèse y avaient encore de créatures, lé pape, inquiet de ces menées, découvrit qu'on avait tenu de secrètes conférences. Le gouverneur de Milan, un agent de Médicis, un noble génois, vendu à l'empereur, s'y étaient réunis. Quelques indiscrétions échappées mirent sur la voie des projets dont on s'était occupé dans ce congrès. Le pape fit à la république la prompte confidence de ses soupçons, l'avertit qu'un coup de main serait tenté sur Gênes et l'invita à se tenir sur ses gardes.

La flotte de Doria avait été commandée pour le voyage de l'infant; l'amiral était allé lui-même le recevoir à Barcelone sur sa galère. Quand il eut fait voile et qu'on put calculer comme imminents son retour et l'arrivée de Philippe, le sénat reçut presque à la fois deux messages assez significatifs. Le duc de Florence fit savoir qu'il viendrait à Gênes rendre hommage au prince, et que les routes étant peu sûres, il serait escorté de deux régiments de cavalerie et de quelques troupes de fantassins. Gonzague, de son côté, venait de Milan; et comme en Espagne on n'avait pu embarquer sur la flotte un nombre de troupes suffisant pour accompagner le prince, il amenait au-devant de lui deux mille chevaux et deux mille hommes de pied pour lesquels il requérait que l'on préparât les logements; ces forces étaient déjà en chemin.

Mais à Gênes, depuis l'éveil donné par le pape, les résolutions étaient prises. On avait organisé une garde urbaine, on lui avait donné des chefs déterminés. Une volonté arrêtée, des réponses fermes avertirent clairement que ces démonstrations étaient sérieuses et qu'on ne prendrait point la république en défaut. On fit savoir à Milan qu'il n'y avait pas à Gênes de logements pour tant de monde. Gonzague serait le bienvenu de sa personne; mais s'il amenait plus de vingt hommes d'armes, il trouverait la porte fermée. On signifiait au duc de Florence que, venant en ami dans un pays tranquille et sûr, il n'avait besoin que du cortège ordinaire de sa maison et qu'on ne laisserait pas ses soldats passer la frontière. Le duc entendit cette réponse, et ne vînt pas; Gonzague négociait, non sans accuser les Génois de défiance et d'ingratitude; mais il dut renvoyer les troupes qu'il avait mises en marche. On n'admit que deux cents chevaux et trois cents fantassins, que l'on cantonna à quelque distance de la ville, où il ne leur fut pas permis d'entrer.

Cependant, la flotte partie d'Espagne arrivait à la vue des côtes de la Ligurie. Le vieux Doria avait reçu de Philippe un accueil flatteur et des caresses affectées. Tout à coup le prince demande si son logement à Gênes a été préparé au palais du gouvernement; il manifeste l'intention de s'y établir. Doria se récrie d'abord; fier d'avoir eu l'empereur pour hôte, ce serait une trop sensible disgrâce pour lui si le fils refusait de lui faire le même honneur que le père: tout était prêt au palais Doria, et il suppliait l'infant de ne pas dédaigner ce séjour. Le prince insiste avec hauteur; poussé à bout, l'amiral reprend avec une noble rudesse, qu'il n'est pas chargé de répondre à cette exigence inattendue; ce n'est pas lui qui dispose du palais de la république; le prince peut le demander; mais franchement il est peu probable que ceux qui l'occupent soient inclinés à le céder. Cette déclaration excite un vif mécontentement parmi les courtisans espagnols; mais, quand par un bâtiment léger expédié de Gênes à la rencontre de la flotte, on sut avec quelles dispositions l'accès avait été refusé aux troupes de Milan et de Florence, on connut qu'il n'était pas temps d'insister pour établir le prince au palais public. Philippe en revint à accepter gracieusement la noble hospitalité d'André Doria.

Si cette relation génoise est sincère, il faut croire que les courtisans espagnols avaient fait dévier Philippe des instructions qu'il avait reçues d'un sage conseiller3. Elles l'avertissaient que les Génois n'étaient pas ses vassaux, quoiqu'on pût disposer de leurs services comme s'ils l'étaient, et que, jaloux de leur indépendance comme on l'est dans toutes les républiques, ils le seraient d'autant plus qu'elle leur était toute nouvelle. On lui recommandait de ne pas les blesser, de s'observer pour cela dans toutes ses paroles, de leur répéter que son auguste père n'avait rien tant à coeur que leur liberté et leur bien-être, qu'il l'a chargé lui-même de s'informer de tout ce qui peut être à leur avantage. Il doit caresser Doria; il peut prendre ses avis et lui montrer de la déférence: mais on lui indique un obscur secrétaire de la légation espagnole, vieux résident de Gênes, qu'il doit se faire amener très- secrètement. Cet agent lui dira ce que sont les hommes qui gouvernent et lui signalera ceux qui sont le plus dévoués à la couronne d'Espagne.

A l'arrivée du prince à Gênes, la réception fut solennelle et magnifique. Le doge et le sénat attendaient le prince à la sortie de sa galère, et l'on ne fut avare d'aucune démonstration de respect et de zèle. Mais au milieu des fêtes, des cérémonies religieuses, des cortèges militaires, le ressentiment et la défiance ne purent se voiler. Le peuple contemplait ce faste superbe, mais il voyait d'un oeil ennemi ces troupes dont la discipline et les armes portaient un aspect menaçant au sein de la paix. Un officier espagnol était aux arrêts pour une faute grave; ses chefs obtinrent de le déposer dans la tour du palais, prison d'État des Génois. Quelques soldats l'avaient amené, mais on eut à le faire comparaître devant ses juges, et pour l'y conduire on envoya à travers la ville cinquante arquebusiers armés de toutes pièces et la mèche allumée. Le peuple étonné s'attroupa sur leur passage. Quand ils se présentèrent au palais public, on crut qu'ils venaient le surprendre, les grilles furent fermées devant eux, on se mit en défense, et eux-mêmes croyant avoir à forcer les portes, firent usage de leurs armes. On se battit, plusieurs assaillants furent tués. Les chefs accoururent de part et d'autre, on s'expliqua et l'on arrêta le tumulte qui devenait populaire. Le gouvernement s'excusa près de Philippe sur ce malentendu, secrètement satisfait que les Espagnols eussent reçu ce témoignage des dispositions du peuple de Gênes. Le prince parut agréer ces explications et hâta son départ.

(1548) Peu après, la république était menacée d'un nouvel orage; mais il éclata au dehors sans l'avoir atteinte. C'était en quelque sorte un réveil de la conjuration des Fieschi. Trois frères du malheureux comte de Lavagna lui survivaient: Ottobon, Scipion et le bâtard Corneille. Scipion vivait à Rome; trop jeune au temps de la conjuration, il n'avait pas été impliqué dans le procès fait à ses frères. Sa portion des biens patrimoniaux de leur maison lui avait été conservée. Les deux autres erraient dans l'Italie avec un grand nombre de proscrits. Ils unirent leurs ressentiments à ceux de Jules Cibo, leur allié, frère de la veuve de Jean-Louis Fieschi; rejeton d'une illustre famille génoise et petit- neveu d'un pape, il réclamait le duché souverain de Massa de Carrara, héritage de son père. Mais la veuve sa mère, tutrice intéressée, avait obtenu pour elle-même l'investiture de ce grand fief, et Jules à sa majorité en prétendit vainement la possession. Ne pouvant l'obtenir ni de sa mère ni de l'autorité suzeraine de l'empereur, il se fit justice de vive force et s'établit dans Massa. La douairière invoqua la puissance impériale. Le fils fut chassé et quelque temps emprisonné. Ardent, ambitieux, ulcéré par un traitement rigoureux qu'il accusait d'horrible injustice, il permit tout à ses ressentiments. Le pape Paul III les caressa, suivant sa politique, et l'adressa aux cardinaux français que Henri II tenait alors à la cour de Rome. Henri épiait toujours tout ce qui pouvait troubler la domination espagnole en Italie. Cibo offrit ses services, et les Fieschi furent prompts à proposer pour premier complot une tentative sur Gênes; mais tandis que ces plans se tramaient, Cibo eut la perfide imprudence d'entreprendre de persuader aux ambassadeurs de Charles qu'il leur vendait les secrets de la France et que c'était pour les déjouer qu'il allait feindre de les embrasser. Suspect par cette précaution même, il fut surveillé à Rome, à Venise, et, en un voyage au terme duquel il se croyait en état d'agir, il fut arrêté par ordre de l'empereur, conduit à Milan, jugé et condamné à une mort qu'il reçut lâchement. Une sentence de confiscation fut portée alors contre Scipion Fieschi. La France devint son asile, il s'établit dans cette cour où il trouva d'autant plus d'appui que sa famille n'était pas sans alliance avec Catherine de Médicis. Il fut, sous Henri III, un des premiers chevaliers du nouvel ordre du Saint-Esprit. Depuis ce temps toutes les fois que la France chercha des griefs pour inquiéter les Génois, la réclamation des biens confisqués injustement, disait-on, sur Scipion Fieschi fut un des sujets de plainte allégués. Il en fut encore question au bombardement de Gênes sous Louis XIV. Ottobon, impliqué dans le soulèvement de la Corse, dont je vais parler, et fait prisonnier à la guerre, fut livré à André Doria qui, en vertu des anciennes sentences et de son propre ressentiment, le fit mettre à mort sans plus de formalité.

CHAPITRE II.
Guerre de Corse.

En 1551 la guerre éclata entre Charles V et Henri II. Les Génois déclarèrent leur neutralité, c'est-à-dire qu'ils la mendièrent auprès des deux puissances. Mais Charles les tenait par trop de liens pour que Henri ne les regardât pas comme les auxiliaires secrets de son ennemi et pour qu'il se fît scrupule de prendre ses avantages à leur préjudice. L'occasion en fut fournie par un homme d'un grand et implacable caractère dans lequel Gênes n'avait su voir qu'un sujet obscur et rebelle: c'était le Corse Sampier, dont le fils et le petit-fils ont été connus en France sous le nom d'Ornano.

Il était né dans le village de la Bastelica, dont il porta d'abord le nom, suivant l'usage du pays. Sorti d'une condition assez basse, il servit jeune à Rome, en Toscane, puis en France. Catherine de Médicis l'avait protégé comme un homme de résolution, capable de tout faire. Sa valeur l'avait fait avancer dans la carrière militaire. Les suites d'un duel le firent repasser en Corse. Il y épousa Vanina Ornano, d'une des plus nobles familles de l'île, alliance que lui valurent, malgré les préjugés de la naissance, sa réputation et ses grades à la guerre. Pendant son séjour dans l'île, ennemi, comme tous les coeurs généreux, de la domination étrangère qui assujettissait sa patrie à une compagnie marchande, il s'unit avec un des Fregose, l'un pour renverser le gouvernement qui avait enlevé Gênes à sa famille, l'autre pour débarrasser la Corse des chaînes de ce gouvernement. Sur le soupçon ou sur la preuve de cette intrigue, Spinola, commandant génois, tendit un piège à Sampier et le retint prisonnier. Sa captivité fut longue et pénible. L'intercession de la cour de France la fit cesser, mais le prisonnier libéré n'en emporta pas moins un mortel ressentiment, et il ne pensa plus qu'à la vengeance.

Il était retourné au service de France, et il se trouvait en Piémont quand lu guerre se déclara. Les grands coups se portaient en Picardie et en Flandre, mais les Français ne pouvaient renoncer à l'Italie. Ils occupaient les États du duc de Savoie, ils avaient porté des troupes en Toscane. Une flotte barbaresque, commandée par le fameux corsaire Dragut, était unie avec celle du capitan-pacha. Elle menaçait les côtes et les îles de la Méditerranée. Sampier en profita pour faire agréer le projet de s'emparer de la Corse au moyen de ces forces et de ses propres intelligences. Termes était le général de l'expédition; il y avait embarqué deux mille cinq cents hommes de bonnes troupes; Sampier et les Ornano, les parents de sa femme1, leur promettaient dans le pays des auxiliaires sûrs qu'ils se réservaient de commander: c'est ainsi que l'armée se présenta devant Bastia.

Les Génois qui gouvernaient l'île au nom de la maison de Saint-George, l'inondaient d'officiers, d'administrateurs et de préposés du fisc. Ce régime, trop pesant pour un pays pauvre, était aggravé par l'avidité de tous ces étrangers qui, se croyant en exil sur cette terre sauvage, se hâtaient d'y amasser quelque fortune. Ainsi se succédaient sans cesse les exactions, les concussions, pour autant qu'elles pouvaient s'exercer sur une région si dépourvue de richesse et sur un pays si peu docile à un joug odieux. Les procédés arbitraires, le despotisme des magistrats, le superbe dédain des Génois pour un peuple demi-civilisé, leur défiance de sa bravoure insubordonnée et vindicative, multipliaient chaque jour les mécontentements et les révoltes. C'est par les supplices seuls qu'on croyait les étouffer; il n'y avait pas d'autre politique à Gênes et il n'en venait pas d'autres instructions. Les familles distinguées (car il y avait en Corse des restes d'une noblesse féodale très-ancienne et très- vaine) étaient tout à la fois les objets du mépris et de la jalousie des nobles génois. Ce pays était toujours divisé en partis ennemis, et cependant à peine cette circonstance donnait à Gênes quelques partisans, sujets encore à de fréquentes défections et bientôt irrémissiblement aliénés.

Dans cette île montueuse où la nature et la civilisation n'ont ouvert que peu de communications, la puissance des maîtres étrangers parvenait à peine dans l'intérieur. Essentiellement maritime, elle n'occupait guère que le rivage, à l'exception de la ville de Corte; mais des garnisons tenaient les ports de mer, Bastia, Ajaccio, Calvi; pour Bonifacio, depuis qu'on l'avait enlevée aux Pisans c'était une ville toute génoise, une véritable colonie.

(1552) L'expédition française débarqua: Bastia fut prise d'assaut et livrée au pillage. De là partirent pour soulever toute l'île de nombreux émissaires qui allumèrent un incendie universel. En peu de temps le pouvoir de Gênes et de Saint-George ne fut reconnu qu'à Bonifacio et à Calvi. On résolut d'attaquer ces deux places à la fois. Dragut entreprit le siège de Bonifacio. Les assiégés lui opposèrent une résistance longue et désespérée. L'effroi qu'il inspirait animait à se défendre, et le peuple renfermé dans la ville soutenait que dans la nuit on voyait en l'air des protecteurs célestes prêts à repousser les ennemis; mais les ressources terrestres s'épuisèrent. Les Corses mêlés aux assiégeants trouvaient dans la ville des oreilles pour entendre à la menace d'un horrible assaut qui livrerait une cité chrétienne à des corsaires mécréants. On capitula. Ce ne fut pas sans éprouver une partie des maux qu'on avait craints. Après la reddition de la place, Dragut se fit payer par les Français pour la leur remettre. Ce marché fait, il retourna au Levant avec son butin et ses captifs.

(1553) Au bruit inattendu de l'invasion et du soulèvement, Gênes avait été frappée de stupeur et la république parut hors d'état de défendre la Corse. Tandis que Sampier occupait Corte, qu'il parcourait l'île en tout sens, entraînant les populations ou livrant au ravage tout ce qui hésitait à suivre son impulsion, Termes assiégeait Calvi, et, ne doutant pas d'un prompt succès qui devancerait tous les secours, il avait renvoyé les galères françaises sur la côte de Provence; l'événement fut tout autre. L'étonnement des Génois ne fut pas long, et, ce premier moment passé, on ne perdit ni temps ni courage. Christophe Pallavicino arriva le premier; il amena quelques renforts à la garnison de Calvi; il défendit la place avec valeur et intelligence, et donna le temps d'attendre de plus grands secours. Augustin Spinola débarqua ensuite avec trois mille hommes (1554). Enfin André Doria, infatigable nonagénaire, vint prendre le commandement suprême, conduisant avec lui huit mille fantassins et cinq cents chevaux. Sur ce nombre deux mille hommes avaient été fournis par le gouverneur de Milan, deux mille cinq cents par le duc de Florence; la république soudoyait le reste; Charles V avait promis de rembourser la moitié de la dépense. Quinze vaisseaux et trente-six galères composaient l'armée navale. Avant l'apparition de ces forces, celles de Spinola avaient obligé Termes à abandonner le siège de Calvi. Débarrassé du soin d'y accourir, Doria reconquit Bastia et entreprit de reprendre San-Fiorenzo. L'attaque et la résistance furent également vives. L'armée génoise manquait de vivres; une épidémie la travailla. Elle fut elle-même en quelque sorte assiégée dans son camp. La flotte française revint se montrer, mais elle n'osa pas se commettre avec les forces supérieures de Doria. Celui-ci apprit à ses troupes à supporter les privations, à surmonter les obstacles. Après trois mois, Orsini, qui commandait San- Fiorenzo, ayant vu s'épuiser toutes ses ressources, consentit à la capitulation et ramena ses troupes en France. Doria avait refusé de comprendre les Corses dans le traité; c'étaient pour lui des rebelles que sa république avait mis hors la loi. Les hommes de coeur qui étaient renfermés dans la ville firent leur sortie les armes à la main; une partie se fit jour à travers les rangs ennemis.

Les maladies et les combats avaient coûté dix mille hommes à l'armée, à la flotte et aux garnisons génoises. Doria fut rappelé pour le service de Charles V; Termes, aidé de Sampier, reprit alors ses avantages. On se fit sur tous les points une guerre marquée des deux côtés par d'horribles représailles. Vainement les administrateurs de Saint-George s'apercevaient que la perte de tout ce qui dépérissait dans l'île tombait sur eux, que chaque incendie, par qui qu'il fût allumé, ruinait un de leurs contribuables et leur aliénait un sujet; rien n'arrêtait les dévastateurs. Les succès furent longtemps partagés. Les Génois remportèrent quelques victoires, mais peu à peu la fortune les abandonna, ils furent défaits à Sainte-Marie de Pietralba. Ils ne purent tenir la campagne, et bientôt il ne leur resta que Calvi, Porto-Vecchio et Bastia.

A cette époque Termes et Sampier avaient quitté la Corse. Ils y étaient devenus ennemis déclarés. Le premier, fait maréchal de France, avait été rappelé pour commander l'armée française en Piémont. Sampier, qui avait obtenu la patente de maréchal de camp des troupes italiennes au service de France, croyait garder le commandement suprême dans l'île, et c'est probablement la jalousie de ce haut emploi qui l'avait brouillé avec le maréchal. Mais sur les rapports et les plaintes de celui-ci, Sampier fut mandé à Paris, et Orsini fut en Corse le successeur de Termes.

(1555) Rien n'égale la misère à laquelle était réduite en ce temps cette île malheureuse exposée aux ravages journaliers des gens de guerre des deux partis. Les cultures avaient été interrompues; c'était une année de disette. Pour comble de maux, le concours de tant de vicissitudes avait renouvelé l'esprit de faction si familier au pays. On distinguait les blancs et les noirs, et cette distinction était signalée par les haines et par les vengeances sanglantes. Orsini assiégea Calvi. Doria, revenu avec des forces nouvelles, tenta inutilement de jeter des secours dans la place; mais à son tour, Dragut, qui avait ramené ses galères turques au siège, livra d'inutiles assauts, échoua de même devant Bastia et repartit mécontent. Cette assistance nuisit plus qu'elle ne servit aux Français. Tandis qu'ils accusaient les Turcs de vendre leur retraite aux Génois, les Corses mêmes, confédérés avec les Français, trouvaient impie et odieuse l'alliance de ceux-ci avec les Turcs, détestaient la barbarie de ces infidèles; ils massacraient tous ceux qu'on trouvait épars dans la campagne; et cette impression s'emparant des esprits, les populations des deux districts entiers déclarèrent qu'ils renonçaient à l'alliance des Français et retournèrent solennellement à l'obéissance de Saint- George.

On renvoya Sampier dans l'île pour remédier à la défection. Il fit rétracter ces déclarations, mais ses succès ne furent pas de longue durée. Jaloux d'Orsini comme il l'avait été de Termes, il apporta plus d'éléments de troubles que de moyens de rétablir les affaires de son parti. On essaya avec son concours de surprendre Calvi; mais les Français d'Orsini et les Corses de Sampier furent battus. Ce dernier ne dut son salut qu'à la vitesse de son cheval. Les Génois dès lors reprirent le dessus.

Un armistice entre les puissances belligérantes précéda la paix de Cateau-Cambrésis. Il ne suspendit que très-imparfaitement les mouvements qui agitaient la Corse; les dissensions parmi les insulaires ne firent que redoubler. La hauteur et la violence de Sampier lui suscitaient des antagonistes. Enfin la paix fit retirer (1557) l'armée française; le traité restituait l'île aux Génois2. Des commissaires de la république allèrent reprendre possession, relever des ruines, calmer les esprits, s'il se pouvait. Ils n'en prirent pas toujours les vrais chemins. Malheureusement la guerre avait ruiné Saint-George, et l'on crut avoir le droit et la nécessité de tirer de la Corse quelque ressource pécuniaire. On chercha des bases pour asseoir des impôts Ainsi, on se pressa d'exiger de tout propriétaire une déclaration de ses biens et de leur valeur. Cette inquisition fiscale alarma soudain toute l'île et fit éclater de nouveaux soulèvements. Sampier était toujours là. Il ne comptait nullement se prévaloir de l'amnistie stipulée à la paix; mais il reconnut que sans des secours étrangers il ne pourrait se maintenir en armes contre les oppresseurs de sa patrie. Il se réfugia en France, et Gênes prononça la confiscation des biens du fugitif.

Nous n'interromprons point le récit de ses aventures et des affaires de la Corse. Après la mort de Henri II, les minorités et les guerres civiles ne favorisèrent pas en France les projets de Sampier. Cependant Catherine de Médicis l'écouta et lia une intrigue en sa faveur. Elle ménagea un traité suivant lequel Philippe II eût cédé la Sardaigne à Antoine de Bourbon, en indemnité du royaume de Navarre; il aurait accordé son appui pour joindre la Corse à la Sardaigne, et Sampier aurait été l'instrument de la conquête; mais, pour exécuter ce marché, les secours que la reine avait promis de prêter ne se trouvaient pas; l'impatient Sampier se charge d'en aller solliciter d'autres. Il part et se rend sur la côte d'Afrique; il va réveiller l'avarice et l'avidité de Dragut. De là il passe à Constantinople, afin d'obtenir de Soliman le consentement dont le raïs avait besoin pour prendre part à l'expédition projetée. Vaine espérance! la nouvelle de la mort imprévue d'Antoine de Bourbon vient détruire ces combinaisons.

De nouveaux malheurs attendaient Sampier dans son retour en France. Vanina, dont son mari était vain et jaloux, n'ayant pu le suivre dans son voyage, il l'avait laissée à Marseille en chargeant ses amis de veiller sur elle; des émissaires de la république avaient gagné un prêtre de sa maison instituteur de ses enfants. Par ses insinuations et en profitant de la longue absence du mari, on effraya, on ébranla la constance de la femme. Gênes lui tendait les bras, elle y serait reçue avec honneur. Dès qu'elle y serait rendue, tous ses biens confisqués lui seraient restitués. Sampier, dont les espérances étaient désormais détruites, s'estimerait heureux de trouver sa paix faite et de n'avoir qu'à la ratifier. Vanina céda: on ignore si d'autres séductions se mêlèrent à celle-ci. Quoi qu'il en soit, elle s'embarqua secrètement pour Gênes avec son plus jeune fils, emportant les effets les plus précieux qu'elle put enlever de sa maison. Mais un des confidents du mari s'aperçut de la fuite assez à temps pour suivre et rejoindre sur la mer la malheureuse femme; il l'arracha à ceux qui la conduisaient.

Quand Sampier fut revenu et qu'il eut connu par ses yeux toute la vérité, il alla trouver sa femme que l'on avait gardée à Aix, et, après un sombre accueil, il la ramena sans autre démonstration à Marseille, dans cette maison qui, encore dépouillée, rappelait si bien l'entreprise fatale de Vanina. Là, il lui annonça froidement que l'offense était irrémissible et mortelle. Il la laissa trois jours à son agonie: c'est le terme que l'usage d'Italie accorde aux condamnés pour réconcilier leur âme avec le ciel. Ce délai passé il reparut et demanda à sa victime, avec le même sang-froid, quel genre de mort elle avait choisi. Il n'y avait nulle pitié à attendre; elle voulut pour toute grâce mourir des mains de son mari, afin de sortir du monde sans qu'aucun autre homme que lui l'eût jamais touchée. Il approuva cette délicatesse, et il l'étrangla.

(1564) Après cette cruelle exécution il porta son désespoir partout où il crut susciter des ennemis à Gênes et des vengeurs à la Corse. Il implora la France, les Médicis, les Fieschi, les Fregose. Repoussé de toutes parts, odieux à tous pour le meurtre de Vanina, il se rejeta dans l'île, tout proscrit qu'il était; à peine il était suivi d'une poignée de partisans.

Une taxe de trois pour cent sur les propriétés, une capitation d'une livre par personne avaient été imposées par les Génois. Si les mesures préparatoires de ces impôts avaient déjà causé des troubles, la levée en fit éclater des révoltes. Sampier en profita, il renouvela la guerre, et il eut d'abord des succès. Il reçut quelques secours de France. Alphonse, son fils aîné, le rejoignit. Mais les Génois eurent des renforts et regagnèrent du terrain. Les dévastations et les barbaries se répétèrent de tout côté. Un commandant génois fait prisonnier fut donné à dévorer à des chiens à peine plus féroces que leurs maîtres.

(1567) La trahison ne manquait pas en compagnie des cruautés. La tête de Sampier avait été mise à prix; il y avait beaucoup de prétendants pour ce salaire, et des premiers étaient les Ornano dont le meurtre de Vanina justifiait les ressentiments, mais auxquels un motif plus vil n'était pas étranger, car, après s'être vengés, ils ne négligèrent pas d'exiger la récompense promise. Sampier, vendu par eux et attendu dans une embuscade, se vit perdu; son fils était auprès de lui, mais la fuite de celui-ci était possible: le père n'eut qu'une pensée, celle d'ordonner au jeune homme de se sauver et de se réserver pour la vengeance. Libre de cette sollicitude, il se précipita au milieu de ceux qui l'entouraient et se fit tuer. Sa tête fut portée en triomphe à Ajaccio et des réjouissances publiques célébrèrent une si importante victoire.

Alphonse Ornano (le fils de Sampier ne fut connu que sous ce nom) se mit à la tête des amis restés fidèles à son père et continua dans l'île la guerre contre les Génois. Mais, indépendamment de ces hostilités, l'ancienne querelle des blancs et des noirs, devenue générale, désorganisait et partageait l'un et l'autre camp. Blancs ou noirs, ceux qui étaient soumis aux Génois se ralliaient sans scrupule à ceux de leur couleur de l'armée d'Ornano, s'il y avait une occasion de faire une entreprise contre la couleur opposée. Ce fut une puissante diversion. Un gouverneur génois très-habile et très-prudent, George Doria, sut en profiter pour ramener à la république les chefs et une grande partie des populations mêmes. En même temps la France, perdant l'espérance et même le désir de rentrer en possession de l'île, cessa de donner à Ornano les secours qui l'avaient soutenu. Les principaux personnages du pays avaient traité avec Doria. Alphonse se laissa induire à faire aussi son traité; il consentit à se retirer en France. Ses partisans furent autorisés à l'y suivre, sans être soumis à aucune confiscation: la liberté de rentrer dans leur patrie leur était réservée pour huit ans. Une amnistie générale était prononcée. Ce fut la fin de cette longue guerre. Une ambassade solennelle fut envoyée à Gênes pour y porter la soumission en apparence unanime des Corses. George Doria fut récompensé avec munificence.

Quatre ans après, Ornano se présenta au sénat de Gênes avec une mission de Charles IX. Avant de l'exposer il fit, dit-on, une sorte d'excuse pour le passé, et en demanda le pardon dans la forme la plus soumise. Sa commission fut ensuite écoutée. Le roi de France désirait former pour son service un régiment de 800 Corses. Ornano obtint la permission d'envoyer des officiers pour faire ces enrôlements, mais il ne lui fut pas permis de mettre le pied dans l'île. Cette opération heureusement terminée, il repartit pour la France, emportant des présents dont la république voulut l'honorer. C'est ce même Ornano qui fut depuis maréchal de France, ainsi que Jean-Baptiste son fils, en qui finit sa race.

CHAPITRE III.
Décadence, perte de Scio. - J.-B. Lercaro persécuté.

La guerre de Corse remplit presque seule l'histoire de Gênes pendant vingt ans. Nous avons à raconter peu de faits laissés en arrière; mais ce qu'il faut signaler, ce sont les symptômes d'épuisement et de décadence dus à une lutte si longue. Cette querelle imprévue avait commencé au milieu de la prospérité; l'opulence, il est vrai, n'était plus que dans l'accumulation des anciennes richesses, car l'antique commerce avait décliné; mais les capitaux des grandes maisons, par cela même qu'ils avaient moins d'emploi dans les entreprises mercantiles et maritimes, se répandaient encore avec tout le luxe de la magnificence et secondaient les prétentions hautaines de cette aristocratie politique qui avait affermi ses bases. L'année (1551) de la révolte de Corse était celle où s'était dessinée cette rue magnifique de douze palais, cette rue Neuve qui suffirait à Gênes pour être nommée la Superbe. Douze nobles en jetèrent les fondements et s'élevèrent ainsi des demeures dont plus d'un souverain dut envier la magnificence. Là furent mis à l'oeuvre, là prodiguèrent leurs chefs-d'oeuvre tous les arts d'un siècle fameux par le concours des grands talents, et par le caractère de grandeur imprimé à ses ouvrages allié aux délicatesses du goût. Là, les riches tissus de soie des manufactures génoises rivalisèrent pour les décorations de ces palais avec les célèbres tapis des Flamands. Ainsi Gênes brillait à cette époque. Quelques années après tout était changé. Des impôts nouveaux surchargèrent le commerce (1555). L'abord des marchandises qui venaient de la Lombardie et du Piémont, franc autrefois, fut soumis à des droits. On préleva quatre pour cent sur le prix des ventes. Un peu après (1556), la maison de Saint-George, ne pouvant plus soutenir le fardeau de la guerre, rétrocéda à la république et cette malheureuse possession de la Corse et ses autres domaines. Sur la mer les Français ne ménageaient pas le commerce (1558). Les hostilités des puissances belligérantes, la présence de leurs flottes sur les côtes, surtout celles des corsaires turcs attirés par leurs alliés, ôtaient toute sûreté à la navigation et réduisaient les armateurs à une inaction forcée.

Alors on s'aperçut douloureusement de tout ce qu'on avait perdu au Levant, de tout ce qui manquait pour remplacer les colonies détruites de Péra et de Caffa. On ne savait peut-être pas encore qu'indépendamment de leur perte c'est le commerce même qui avait changé de place, et qu'en retournant en Orient on ne le retrouverait plus où on l'avait laissé. Il avait pris la route du cap de Bonne-Espérance; le Génois de Cogoleto avait contribué à son déplacement en lui ouvrant l'Amérique. Les Génois n'avaient part à ce commerce que de la seconde main, comme prêteurs de capitaux à l'Espagne; et ce qui enrichissait quelques privilégiés ne se répartissait plus sur tous. Ils n'étaient plus, comme autrefois ils l'avaient été avec les Vénitiens, les dispensateurs du monopole des jouissances du luxe asiatique en Europe. Regrettant ce qui s'était perdu, le sentiment du malaise leur inspira la tentative d'en recouvrer quelques fruits. Après de longues délibérations on essaya de négocier un traité à Constantinople, d'obtenir la permission d'y rétablir le commerce aux mêmes conditions que les Vénitiens y avaient reprises. Il fallut d'abord faire agréer ce projet à l'Espagne qui, en guerre avec le Turc, n'approuvait pas ce rapprochement. L'obstacle surmonté, on fit intervenir les Giustiniani de Scio qui avaient à Constantinople des habitudes et des protections. Ils obtinrent qu'une ambassade génoise serait admise; un traité même fut rédigé; à Gênes on se hâta de le signer, de Franchi fut envoyé comme ambassadeur, avec Grillo pour baile résidant. Leur réception fut flatteuse: ce qui restait de familles génoises de Péra ou de celles des relégués transportés de Caffa vinrent au-devant d'eux; les ministres de Soliman les admirent avec bienveillance; ils eurent en don des chevaux; on leur envoya des pelisses d'honneur. La prochaine audience du sultan leur fut annoncée; cependant elle se différait sans cesse. Bientôt ils apprirent que non-seulement les Vénitiens avaient manoeuvré contre la ratification de leur traité, mais que le ministre de France y avait mis une opposition formelle. Les Génois furent dénoncés à la Porte comme les auxiliaires de l'ennemi commun et les suivants de cet André Doria dont les Turcs avaient éprouvé tant d'affronts sur la mer. Sous ces raisons de politique et de guerre se déguisait la jalousie mercantile. Les Génois furent éconduits: le sultan leur fit déclarer qu'il n'admettrait à trafiquer dans ses États que les amis de ses amis et les ennemis de ses ennemis.

Cette contrariété fut sensible, elle arrivait pendant des années malheureuses de disette et de souffrances: la détresse atteignait un grand nombre de familles, et enfin, pour comble de disgrâce, peu après périt la colonie de Scio.

Mahomet II, en entrant à Constantinople, n'avait pas immédiatement dépossédé tous les Génois des seigneuries qu'ils tenaient ou des colonies qu'ils avaient formées. Il s'était contenté de les soumettre à lui payer tribut; ainsi étaient les Gatilusio qui conservaient la seigneurie de Lesbos: seulement on faisait acheter au fils le droit de succéder au père décédé1. De même Scio restait en la possession des Giustiniani. Cette famille avait continué d'y prospérer et d'y multiplier, même après la prise de Constantinople et la perte des autres établissements latins. Un tribut de dix mille onces d'or leur conservait assez de sécurité, de liberté même2.

Cette île avait une population de vingt-cinq mille habitants grecs ou génois. Ces derniers étaient renouvelés presque continuellement par le mouvement naturel du commerce journalier: c'était pour la métropole un marché, et, pour ses navigateurs aventuriers, un dernier point d'appui. Les guerres civiles avaient contribué à peupler l'île. Les familles qui cherchaient le repos hors de Gênes l'avaient trouvé dans ce pays paisible et fertile. On sait qu'il produit le mastic; on n'avait pas encore appris à suppléer cette production dans les arts, et elle était d'un grand revenu. Cette ressource et les droits de douane perçus dans l'île rendaient annuellement 120,000 écus d'or. On en prélevait les dépenses de l'administration; le reste était distribué aux Giustiniani à raison du nombre d'actions possédées par chacun.

Seule catholique dans ces régions, cette population était passionnée pour sa foi; l'île était pleine d'églises et de monastères; des missionnaires en sortaient, et le prosélytisme n'était pas toujours réglé par la prudence. Scio était d'ailleurs le refuge de tous les chrétiens qui réussissaient à s'échapper d'esclavage ou que les navigateurs de l'île pouvaient dérober à leurs maîtres. On les cachait, on les renvoyait déguisés en Europe. Il y avait une magistrature expressément instituée pour ce soin pieux, mais dangereux. Les Turcs s'en étaient souvent plaints avec menace.

Soliman, comme l'on sait, échoua au siège de Malte; il en conçut une grande colère contre les chrétiens de Scio qu'il soupçonna d'avoir épié et divulgué ses préparatifs. Une circonstance fâcheuse vint faire renouveler l'accusation de connivence dans l'évasion des captifs. Un prisonnier de marque, Espagnol, du sang et du nom des Tolède, duquel on attendait une riche rançon, s'échappa par Scio et fut sauvé. Dès lors le sultan résolut la ruine de la colonie. Sans manifester ce dessein, le capitan-pacha croisa dans les environs avec 120 galères (1565). Le sénat de Scio le fit complimenter, suivant l'usage, et l'invita à prendre du repos dans le port. Il y condescendit, et là il appela sur sa galère les principaux de l'île, sous prétexte de les entretenir d'une affaire importante. Pendant cette conférence amicale, dix mille janissaires débarquaient; la ville était surprise; au signal qui dirigeait ces mouvements, l'amiral, changeant de manière envers ses hôtes, leur annonça qu'ils avaient attiré le courroux de Soliman, les fit enchaîner et les envoya à Constantinople; de là ils furent déportés à Caffa. Le pacha fit ensuite rechercher dans Scio tout ce qui portait le nom de Giustiniani; il les tint séquestrés et demanda au sultan ce qu'il devait faire de ces prisonniers. La réponse l'autorisa à en disposer suivant sa prudence, à les chasser ou à les retenir à son choix. Il en profita pour en tirer un grand profit: il vendit aux uns la permission de rester, aux autres la liberté de partir; quelques-uns devinrent sujets du maître qui les avait conquis. Un grand nombre allèrent s'établir à Gênes, à Rome, en France; il en passa jusqu'aux Indes. Charles IX, après quelques années, obtint pour les exilés déportés à Caffa la faculté de rentrer dans l'île et d'y conserver l'exercice de leur religion. Les traditions de la famille honorent la mémoire de dix-huit enfants mis au sérail, circoncis par force et souffrant le martyre plutôt que de renier la foi de leurs nobles ancêtres.

C'était un nouveau désastre pour Gênes, un nouveau sujet de découragement. Tous les ressorts du gouvernement étaient affaiblis, les mécontentements se multipliaient et il se préparait une grande crise. Avant d'en parler, quelques traits suffiront pour montrer comment l'ordre régnait et quelles étaient les dispositions à la concorde.

Dans une des périodes de la guerre de Corse deux commandants qui y avaient été envoyés furent rappelés et remplacés avant le terme ordinaire (1556). Sensible à cet affront, l'un d'eux, Greghetto Giustiniani, l'attribua à la haine et au crédit de Nicolas Pallavicino. Il ne balança pas à le faire assassiner. Un de ses frères et son lieutenant lui prêtèrent la main et poignardèrent Pallavicino dans une église ou il faisait tranquillement ses prières. Ils se mirent en sûreté et l'on procéda vainement contre eux.

(1565) Un plus grand événement se passa bientôt après; J.-B. Lercaro avait été doge: homme de grands talents, il s'était fait des ennemis et des envieux. Dans ces temps déjà malheureux, il n'en avait pas moins cru devoir déployer dans son rang suprême une extrême magnificence; elle blessait ses prédécesseurs et gênait ceux qui aspiraient à lui succéder; elle contrastait avec la misère publique. Cet éclat même, lui donnant du relief aux yeux des étrangers, avait attiré à Lercaro les visites et la familiarité des princes d'Italie et des ministres les plus influents. Ils venaient prendre part à ses fêtes, jouir de sa noble hospitalité. Ce fut un grief de plus pour ses émules et un nouveau sujet de soupçons politiques. Avant la fin de son règne de deux ans on annonçait qu'à la sortie de sa charge il n'échapperait pas à un rigoureux syndicat. Ses ennemis tinrent parole, acharnes à le traiter comme on avait traité de Fornari. Les magistrats suprêmes (suprêmes syndicateurs), chargés de procéder au syndicat, devaient appeler à cette enquête par des publications quiconque aurait à dénoncer des malversations ou à porter des plaintes. Personne ne se présenta contre Lercaro; mais le délai légal expiré, la sentence ne fut pas rendue malgré l'usage; et d'office les suprêmes procédèrent à la recherche minutieuse et partiale de la conduite de l'ex-doge. Enfin, de cette longue information sortit une sentence rendue à la majorité de trois voix contre deux, qui, sans spécifier aucun fait, déclara que Lercaro n'avait pas été irrépréhensible dans l'exercice de sa charge, déclaration qui le privait de la sénatorerie perpétuelle dévolue aux ex doges irréprochables. Cette sévérité envers un personnage si illustre, cet affront qui ne semblait pas mérité, mit Gênes en émoi. Lercaro se déroba d'abord aux démonstrations de ses amis mécontents et de ses nombreux partisans. Il se retira aux champs et parut résigné; mais plus tard d'autres conseils prévalurent sur lui, on l'engagea à déclarer qu'il appelait au sénat de la sentence des suprêmes. Décidé à soutenir ce recours, il s'adonna tout entier à cette triste affaire. On doutait, dans le silence des lois existantes, si les collèges avaient l'autorité de revoir les sentences portées par les suprêmes. L'incertitude du droit et les intrigues prolongèrent la discussion; le temps et la force d'inertie ont toujours été à Gênes le remède favori dans les cas embarrassants.

Au milieu de ces lenteurs qui ressemblaient à un déni de justice, Lercaro allait sollicitant ses juges de porte en porte. Il se présenta chez Augustin Pinelli, sénateur perpétuel et ancien doge; celui-ci était défavorablement disposé, il reçut mal ou plutôt il éconduisit rudement le visiteur, en lui disant qu'au palais public on donnait audience, mais que la maison du particulier n'est pas pour les plaideurs et pour les importuns. Lercaro avait un fils bouillant et imprudent. Malgré le silence que le père avait eu la modération de garder, le jeune homme apprit ce nouvel outrage et se crut tout permis pour en tirer vengeance. Un esclave fut aposté et tira un coup d'arquebuse sur Pinelli; deux sénateurs à la fois coururent risque d'être atteints par le coup, mais ils n'en furent pas blessés. Lercaro, en apprenant cette fatale tentative, en reconnut le vrai coupable; il conjura son fils de prendre la fuite à l'instant. Le jeune homme, qui croyait n'avoir aucun indice contre lui, nia avec tant d'assurance qu'il tranquillisa son père; mais bientôt soupçonné, convaincu, enfin confessant son crime, il fut envoyé à l'échafaud. Vainement le père offrit au gouvernement sa fortune entière pour racheter le malheureux. On tenta de l'impliquer lui-même dans le complot de l'assassinat. On exigea qu'il fournît vingt-cinq cautions de 2,000 écus pour garantir qu'il ne quitterait pas la ville. Il se déroba cependant à un séjour si funeste. Passé en Espagne, les consolations lui furent prodiguées. Philippe voulait l'attacher à sa cour par des emplois considérables, il s'en excusa. Ses amis de Gênes lui ayant fait savoir que son innocence y était pleinement reconnue, il y rentra et vécut tranquille hors des affaires. Dans les dissensions qui s'élevèrent quelques années après, la faction mécontente qui voulait l'attirer à son parti offrit de lui faire rendre sa place de sénateur perpétuel, il refusa et adhéra au parti opposé, quoique ses persécuteurs y abondassent. Il s'y distingua par sa fermeté et par son attachement à la patrie. Il s'obstina à refuser toute charge, toute réparation de ce qu'il avait souffert; seulement il prit soin de faire insérer dans la rédaction des lois nouvelles qu'à l'avenir les sentences de syndicat émanées des suprêmes seraient susceptibles d'appel devant le consiglietto.

CHAPITRE IV. Dissensions entre les deux portiques. - Généalogie des Lomellini. -Le peuple prend part à la querelle. - Carbone et Coronato. - Prise d'armes. - Le garibetto aboli tumultuairement. - Le gouvernement abandonné au portique Saint-Pierre.

(1560) André Doria, avant la fin de la guerre de Corse, était mort à 95 ans, comblé d'honneurs. Il avait eu pour héritier Jean-André Doria. Aussitôt que ce fils de Gianettino, enfant à la mort de son père, était sorti de l'adolescence, l'amiral concentrant toutes ses espérances sur lui, avait fait de ce jeune homme son élève, son lieutenant; bientôt il avait obtenu de lui résigner les titres et les commandements qu'il tenait du roi d'Espagne. Dans une expédition contre Tripoli, ordonnée par Philippe II, qui avait succédé à son père, Jean-André commandait les flottes; mais le duc de Medina-Coeli, qui y présidait en chef, méprisa les conseils du jeune amiral. La perte de 30 galères, de 14 vaisseaux, de 18 mille hommes, tués, noyés ou prisonniers, fut le fruit de son imprudence. André crut avoir perdu son héritier dans cette fatale journée. Cependant Jean-André avait pu effectuer sa retraite; au milieu du désastre il avait encore recueilli et sauvé le chef espagnol. Mais le bruit de sa mort, le sentiment douloureux d'une telle défaite des chrétiens, d'un tel triomphe pour la marine des Ottomans, et le spectacle du deuil des familles de Gênes avaient mortellement frappé le vieux Doria, il ne put résister à ce coup.

Jean-André, puissant au dehors, riche et accrédité au dedans, dans la force de l'âge, se trouva le premier personnage de la république et prit sa place à la tête de l'aristocratie avec moins de retenue et de popularité que son oncle; l'un s'était fait grand par son mérite et par ses services, l'autre était né au milieu des grandeurs et des prospérités; avec cette seule différence, deux hommes dans une même fortune seraient toujours dissemblables. Employé en ce temps au service du roi d'Espagne, il ne parut pas d'abord sur la scène dans sa patrie; mais, de loin comme de près, il ne cessa d'être regardé comme le chef de la vieille noblesse, comme son appui, à raison de ses adhérences avec la puissance espagnole. Enfin son retour à Gênes fit promptement changer la discorde en un état de guerre.

Incontestablement l'union de 1528 avait eu de bons effets; elle avait créé une république stable et un véritable gouvernement. Ce grand corps de noblesse formait une masse solide, et forte, et quelque hétérogènes qu'en fussent les éléments, ses membres se sentaient un lien commun de domination et d'orgueil. Mais l'inégalité des fortunes et le penchant à l'oligarchie qui en résulte trop naturellement rompirent l'égalité que Doria avait cru fonder parmi les nobles. Tout ce qui promettait la concorde s'altéra et tourna en aigreur. C'était aux nobles des anciennes maisons qu'appartenaient les fiefs et les grandes affaires de finance dans les États du roi d'Espagne; ils en avaient redoublé à la fois d'opulence et de prétentions hautaines. Trente familles intimement unies entre elles par les intérêts de leur immense fortune, et n'admettant aucun autre noble à leur alliance, entendaient compter seules pour la république tout entière. Le garibetto de Doria promettait de concentrer peu à peu la conduite des affaires en substituant les choix d'une minorité d'élite à ceux du sort, et par conséquent aux chances qui avaient profité jusque-là au parti du plus grand nombre. L'ostentation de la richesse, l'affectation de vivre en princes au milieu de ceux qui se prétendaient leurs égaux, faisaient partie de cette politique superbe; elle blessait l'amour-propre des autres nobles, excitait la jalousie des bourgeois et même du peuple.

Ces sentiments éclatèrent de bonne heure; des pamphlets se publièrent capables d'influencer l'opinion et les passions jalouses. Il nous reste de ces tentatives un document singulier. Hubert Foglietta, qui depuis a écrit en latin élégant une histoire de Gênes où rien ne dénote l'opposition au gouvernement, une histoire qu'à sa mort sa famille ne craignit pas de dédier à Jean-André Doria, écrivit dans sa jeunesse une satire violente contre le gouvernement qu'André Doria avait imposé à son pays. Ce traité italien fut publié à Rome (1559) sous ce titre: Della republica di Genova, et il valut à l'auteur une sentence de bannissement. C'est un dialogue supposé entre deux Génois, l'un fixé par son commerce à Anvers, et curieux des événements de la patrie, l'autre qui s'est exilé de Gênes par dégoût de ce qui s'y passe. C'est le plaidoyer des anoblis (Foglietta appartenait à cette classe) contre les anciens nobles. C'est une invective contre la loi du garibetto et contre le vieux Doria qui vivait encore. C'est le manifeste anticipé du portique de Saint-Pierre dans le soulèvement que nous allons raconter.

Suivant Foglietta, le nom de noble n'était pas la désignation d'une caste. Il était attaché dès les plus anciens temps aux magistratures; et ceux qui les exerçaient le portaient ou le dédaignaient, à leur volonté. La constitution de 1528 en appelant nobles les populaires, à qui le gouvernement appartenait de droit, ne leur avait donc rien accordé. C'est pour les anciens nobles qu'elle avait été un bienfait gratuit, puisqu'elle leur avait octroyé la participation au pouvoir d'où ils avaient été si souvent repoussés, et surtout l'accès à la dignité de doge dont ils étaient jusque-là si explicitement exclus. Mais cette loi n'a pas fait deux noblesses, deux portiques: elle n'a point écrit que les charges se partageraient par moitié, qu'on fera alternativement un doge ancien noble et un nouveau. Ce sont là des usurpations très-opposées à l'esprit de la loi, à l'égalité qu'elle proclame. La tentative pour empêcher la nomination du doge de Fornari fut une véritable révolte. Mais on a plus osé: la loi du garibetto défigure la constitution en transportant à une minorité factice les droits que la chance incorruptible du sort répartissait sur tous: c'est Doria qui l'a voulu ainsi. C'est un grand citoyen; il a fait beaucoup de choses louables; il a délivré Gênes des Français, il a coopéré à l'union, bien qu'il en mérite moins la louange qu'Octavien Fregose, qui l'a voulue avant lui. Au reste, s'il a bien servi, il a été bien récompensé, et il y aurait à savoir s'il n'a pas eu la pensée secrète de laisser un héritier en situation d'opprimer la liberté, d'asservir le pays. S'il veut démentir ce soupçon, il le peut. Il suffit qu'il donne ou qu'il vende à Gênes cette flotte menaçante de galères qu'un citoyen ne doit ni posséder, ni armer d'une force étrangère au sein d'une république.

Tel était cet écrit; et tels étaient les sentiments qui se nourrissaient dans les coeurs et qui tentaient sans cesse de faire explosion. Après de longues plaintes les nobles de Saint-Pierre commencèrent à tenir des assemblées secrètes et bientôt publiques. Là, on déclara insupportable et d'ailleurs illégale la réforme dite du garibetto: on s'occupa de la faire annuler pour retourner aux lois impartiales et fondamentales de 1528. Mais l'oeuvre était difficile, si l'on voulait rester dans les voies de la légalité. Cette loi oppressive donnait la prépondérance à la faction intéressée à son maintien, et vainement ses opposants étaient les plus nombreux. Si l'on prenait un parti violent, l'intervention espagnole serait sans contredit invoquée, et sous ce prétexte on pouvait perdre l'État et l'indépendance. Enfin on trouvait dans le peuple assez de dispositions favorables; mais le remède pouvait être aussi dangereux que le mal, et il ne convenait pas à des nobles, à ceux du moins qui prétendaient à la consistance d'une aristocratie nouvelle, de déchaîner la démocratie pour se délivrer des oligarques.

Tandis que, d'accord sur la nécessité de provoquer une réparation, on balançait sur la marche à suivre, une occasion d'éclater fut fournie par l'autre parti. La faculté donnée ou l'obligation imposée aux nouveaux nobles de se faire Doria, Spinola, Lomellino, à leur choix, était une innovation malheureuse qui blessait l'orgueil des propriétaires de ces beaux noms, et qui, parmi les modernes acquéreurs, ne flattait que le vulgaire. La loi n'admettant pas qu'il pût y avoir à la fois deux sénateurs de la même famille, et tous ceux qui portaient un même nom étant censés n'en faire qu'une, chaque agrégé qui devenait sénateur excluait du sénat tous les vrais; propriétaires du nom qu'il avait pris. Enfin, cette usurpation menaçait d'amener la confusion parmi les intérêts patrimoniaux. Dans ces familles où d'anciens fidéicommis donnaient lieu à des distributions de dots aux filles, de pensions aux descendants des fondateurs, on commençait à se plaindre de l'intrusion de quelques nouveaux venus. Si quarante ans avaient suffi pour donner naissance à l'incertitude des origines et aux abus, que n'avait-on pas à attendre à mesure qu'un plus long temps confondrait les races mêlées sous un même nom? Toutes les grandes maisons s'empressèrent de dresser leurs généalogies fondées sur des documents plus ou moins dignes de foi.

La très-antique famille Lomellino, divisée en un grand nombre de branches dont la filiation ne pouvait s'établir sans difficulté, prétendit (1572) avoir un intérêt pressant de procéder au recensement de ses véritables membres. La première elle présenta son arbre généalogique à l'approbation, afin que cette sanction constatât les droits reconnus, et exclût ultérieurement toute prétention subreptice. Mais des oppositions se manifestèrent. La véracité de la généalogie fut attaquée, et surtout les agrégés de l'albergo Lomellino protestèrent contre un document qui les séparait de la noble famille dont ils avaient légalement acquis le nom. Tout le parti de Saint-Pierre prit part à la querelle; cet intérêt, devenu principal et absorbant tous les autres, fit suspendre les affaires publiques. Ainsi il en arrivait fréquemment, lorsque deux factions compactes se heurtaient dans ce sénat où elles possédaient par institution un nombre égal de suffrages; toute proposition y devenant affaire départi, il n'y avait plus de résolution possible. Un singulier exemple en survint et ajouta beaucoup à l'animosité. Le fils d'un nouveau noble agrégé, Pallavicini, chargé de dettes, s'était réfugié en Espagne. Ses créanciers, nobles génois, l'y poursuivirent et l'y firent incarcérer. Il réclama le privilège de la noblesse qui, chez les Espagnols, dispensait de la détention pour dettes civiles. Pour justifier sa qualité, il fit réclamer auprès du sénat de Gênes une déclaration qui le reconnût pour noble, fils de noble et pour Pallavicino. Ses puissants créanciers intervinrent; ils exigeaient que le certificat énonçât que la noblesse et le nom ne remontaient qu'à 1528. Ainsi le débiteur n'étant déclaré que fils d'anobli, ils espéraient que les tribunaux espagnols ne le feraient pas jouir du privilège des nobles de race. On se divisa avec opiniâtreté et acharnement sur la teneur du document requis, et jamais le sénat ne put parvenir à s'accorder pour le délivrer ou pour le refuser.

Les Lomellini, ne pouvant faire approuver leur généalogie au sénat, l'avaient portée devant le juge civil; les adversaires se soulevèrent contre cette tentative et firent revenir l'affaire au sénat. Là, après de longues intrigues, des commissaires proposèrent enfin certaines corrections et une approbation conditionnelle, moyen terme qui ne satisfaisait ni les parties ni la justice, mais qui avait pour but d'étouffer une occasion de troubles. Les sénateurs du portique Saint-Luc ajournèrent tant qu'ils purent la conclusion, dans l'espérance d'obtenir un meilleur parti; et si le sénat se réunit enfin pour adopter cette sorte de sentence arbitrale, le motif déterminant fut une requête menaçante portée au nom du peuple, avec l'adhésion des nobles de Saint- Pierre qui, sur un bruit répandu de l'approche des Espagnols, offraient leur appui contre les offenses étrangères, mais demandaient que le gouvernement établit la paix au dedans.

C'était un parti pris au portique de Saint-Pierre de heurter en tout les nobles de Saint-Luc. Le temps était venu d'élire deux nouveaux sénateurs, un de chaque portique, suivant les conventions reçues. On avait toujours présenté les premiers les candidats anciens nobles, et le lendemain ceux pour la place réservée aux nouveaux. Cette année, on annonça publiquement l'intention de refuser la priorité au sénateur de Saint-Luc. La majorité y parvint en effet. Ce n'était là qu'une affaire de préséance; mais c'était aussi un défi et une preuve de ce que les hommes de Saint-Pierre avaient acquis de force. Le sénat, toujours flottant, ordonna peu après que l'ordre des élections entre les deux portiques serait réglé par le sort, et que les deux sénateurs élus ne pourraient être installés qu'en même jour1.

La querelle s'ajournait jusqu'à la prochaine nomination d'un doge, et là, les manoeuvres devaient être plus animées. On ne craignait pas pour cette fois que la majorité rompît l'ancien accord sur la succession alternative des deux portiques. La nomination revenait bien à celui de Saint-Pierre. Mais le choix du premier magistrat de la république parmi les candidats de ce portique était d'importance pour l'un et l'autre parti. Les uns, obligés de choisir parmi leurs adversaires, voulaient prendre l'homme le plus modéré dans sa couleur: les autres portèrent à dessein le plus ardent de la faction.

Les intrigues se multiplièrent à chaque degré de cette élection compliquée. Elle traîna tellement en longueur et excita tant de mouvements dans la ville que les deux collèges crurent pouvoir et devoir enjoindre aux électeurs spéciaux, dont les présentations devaient compléter la liste des candidats, de terminer leur opération à une heure déterminée. Ce décret accrut la complication; il ne manqua pas de donner lieu à des protestations comme étant illégal et attentatoire à la liberté des suffrages. Cependant Jacques Durazzo fut enfin élu, et ce choix rencontra assez d'assentiment2. Mais le cours des dissensions n'en fut pas arrêté. Des offres de médiation venues d'Espagne y donnèrent plutôt de nouveaux aliments.

Jean-André Doria avait fait à Gênes d'abord une courte apparition, et il s'était flatté que le poids de ses remontrances suffirait pour rétablir la concorde. Il avait appelé à lui les principaux nobles de Saint-Pierre. Il leur avait représenté le danger que leurs prétentions trop orgueilleuses faisaient courir à l'indépendance génoise, toujours menacée par l'ambition des étrangers. Mais cette tentative n'eut d'autre effet que de le faire considérer comme un ennemi irréconciliable des droits et des intérêts de ceux qu'il avait ainsi admonestés. Revenu peu après (1574) avec une flotte de galères; sa présence donna le signal aux nobles de Saint-Luc, qui se virent appuyés par lui et par les forces espagnoles dont il disposait. Ils se hâtèrent d'appeler dans la ville des hommes de leurs fiefs et de leurs campagnes. Aussitôt ceux de Saint-Pierre se constituèrent en état régulier de défense, ils attirèrent à eux le peuple en lui montrant de quels sicaires les anciens nobles avaient rempli la ville et quel pillage menaçait les magasins et les boutiques. Enfin, chaque portique adopta une organisation politique et militaire; ils nommèrent des députés ou commissaires pour diriger les affaires de la faction; ceux de Saint-Luc souscrivent pour une contribution de 600 mille écus d'or. Jean-André fut à la tête de leur conseil. Bientôt les deux commissions dominèrent à l'envi dans le sénat, dont les membres n'osaient plus suivre d'autre impulsion. On proclama bien l'ordre de congédier les stipendiaires étrangers, la défense de paraître en armes, la défense de tenir des conciliabules: tous ces efforts furent vains.

Un élément de plus compliqua bientôt la situation. Les plébéiens et jusqu'aux artisans, profitant de la discorde des nobles, vinrent former ou renouveler des prétentions hardies en les appuyant par des démarches turbulentes, tiers parti nombreux et fort, et d'autant plus redoutable pour la tranquillité publique, que sa masse agissait avec tout son poids suivant les vives impulsions du moment et avec des intentions diverses. Le marchand et l'artisan, le riche et le prolétaire avaient au fond des espérances secrètes qui eussent été inconciliables entre elles et avec lesquelles nul parti n'aurait su comment transiger.

Tant qu'on avait combattu d'intrigues dans l'intérieur du sénat et des conseils, le directeur de cette guerre de chicane dans le parti de Saint- Pierre avait été Mathieu Senarega, ci-devant secrétaire d'État, qui avait dirigé le gouvernement sous plusieurs doges; mais, brouillé avec l'un d'eux, noble de Saint-Luc, il avait perdu son emploi, et le ressentiment l'avait attaché au parti contraire; connaissant tous les ressorts de l'État et les points vulnérables de la faction aristocratique, il avait appris aux opposants à se saisir de leurs avantages. Mais quand on en vint à d'autres armes pour soutenir les prétentions réciproques, surtout quand le peuple parut s'émouvoir pour prendre sa part dans une querelle où le sang allait couler, d'autres hommes, d'autres conducteurs vinrent s'emparer de l'influence qui devait désormais agiter toutes ces masses.

Thomas Carbone, alors sénateur, né dans l'obscurité et sans fortune, avait été admis à la noblesse par le patronage d'un Spinola. Il n'en était pas moins devenu l'irréconciliable adversaire des anciens nobles. Républicain fanatique, l'austérité de sa vie, la pauvreté volontaire dont il se faisait gloire, la rudesse farouche qui lui valait une réputation populaire de haute probité et qui le faisait comparer à Caton, l'accréditaient dans son parti et dans le peuple.

Barthélemy Coronato partageait ce crédit et en usait avec des formes différentes. Celui-ci noble de Saint-Pierre, allié par sa mère aux grandes familles de Saint-Luc, voyait au delà de la querelle des deux portiques. Il s'appuyait sur le peuple, il cherchait avec adresse à s'en établir le tribun, à s'emparer de l'opinion, des volontés, et enfin des forces populaires. Tandis qu'il paraissait occupé de l'intérêt de son parti, son but secret était de ne travailler que pour lui-même.

(1575) Toutes les démarches du peuple dans cette occasion passèrent pour inspirées par Coronato. La première fut la présentation au sénat d'une pétition violente par laquelle les plébéiens requéraient que le livre d'or leur fût ouvert pour de nombreuses inscriptions à la noblesse. Ces pétitionnaires ne se doutaient pas qu'en leur suggérant cette prétention, on ne voulait qu'exciter du trouble et nullement complaire à leur ambition. On comptait intimider le sénat: cependant il donna l'ordre de poursuivre ces solliciteurs factieux; on fit disparaître l'original de la requête qui était par trop insolente; mais en d'autres termes la demande fut réitérée et reparut très-fréquemment. Tel était donc l'état apparent du pays: les anciens nobles voulaient consolider leurs prérogatives; ils voulaient du moins prendre des garanties pour n'avoir plus à craindre de perdre cette moitié des charges qu'ils possédaient et qu'on semblait prêt à leur ravir. Les nouveaux nobles voulaient la révocation du garibetto qui leur ôtait l'influence du nombre. Les populaires voulaient être nobles à leur tour. Ainsi les questions étaient posées pour le moment, et elles n'embrassaient pas encore tous les intérêts en mouvement.

L'alliance des populaires avec le portique de Saint-Pierre avait ses difficultés. Là aussi étaient les fiertés et les dédains, et l'union à peine établie pensa se rompre. Les nobles de Saint-Luc bien avertis intriguèrent pour profiter de cette disposition; ils se hasardèrent à faire espérer leur appui pour l'inscription de trois cents nouveaux nobles; mais ils ne tinrent pas parole. Les populaires, certains de ne rien obtenir par cette voie, resserrèrent leurs liens avec le portique Saint-Pierre, et des démonstrations turbulentes ne tardèrent pas à signaler cette coalition.

L'arme de la religion, si puissante à Gênes, fut elle-même maniée par l'esprit de parti. On célèbre de fréquentes messes en faveur de la liberté. Les nobles de Saint-Pierre et les populaires de tous les rangs s'y donnent rendez-vous, s'embrassent devant l'autel en jurant la fraternité, l'égalité, la défense des lois, et le renversement des illégalités de 15473. Quant à la diffamation et à la calomnie, ce sont des moyens propres aux factieux de tous les temps. Gênes ne manqua pas de pamphlets outrageants. La bassesse des nouveaux nobles, leurs boutiques encore ouvertes, leur proche parenté avec des sbires, avec des serviteurs, avec les plus ignobles journaliers, sont la matière d'un dialogue où chacun est appelé par son nom et traîné dans la boue. Un autre dialogue opposé au premier dévoile à son tour l'origine non moins vile de ces prétendus anciens nobles intrus dans les familles antiques dont ils avaient usurpé les noms, ou rejetons indignes de ces arbres glorieux. On les nomme aussi pour les qualifier d'usuriers, de banqueroutiers, d'assassins, de pirates, de fils d'esclaves. Eux aussi se sont faits garçons de boutique, petits marchands, et l'on cite un Doria qui, vendant en place publique du poisson salé, répondait de la bonne qualité de sa denrée sur sa foi de gentilhomme. Ces libelles4 appartenaient-ils bien aux deux partis? Ne seraient-ce pas des ennemis communs qui, sous ce double masque et dans un intérêt tout démocratique, couvraient de la même fange la nouvelle noblesse et l'ancienne? On ne peut le savoir à ces heures, mais c'est dans ce dernier sens que dans une époque moderne de révolution on a reproduit ce tissu d'anciennes infamies.

Ces semences portèrent leur fruit: un premier soulèvement fut provoqué par le bruit répandu à dessein, que les nobles de Saint-Luc ont appelé des forces étrangères et veulent leur livrer Gênes. Le peuple pour s'y opposer reste armé pendant trois jours. Cependant il n'y a pas de grands désordres. Des cris de vivent le peuple et la liberté sont essayés sans succès dans les quartiers populaires et ne trouvent personne pour y répondre.

Jean-André Doria demande au sénat de prendre des mesures pour garantir la tranquillité. L'ambassadeur d'Espagne vient appuyer cette demande. Le sénat fait de vaines proclamations. Doria s'adresse aux syndics des professions populaires. Il s'efforce de faire comprendre aux artisans que la querelle des deux portiques leur est étrangère, il leur demande d'être neutres et n'obtient rien. Il provoque des conférences entre les commissaires des deux noblesses: il propose de mettre les différends en arbitrage devant le pape, l'empereur et le roi d'Espagne. Les nobles de Saint-Pierre lui répondent qu'ils ne reconnaissent d'autres juges que les conseils de la république prononçant à la majorité des suffrages. Il veut entamer des négociations sur le fond des questions; on lui demande pour préliminaire la suppression immédiate de la loi du garibetto. Rien ne put se concilier dans ces réunions, et l'on en revint aux remèdes extrêmes. Doria fait venir des hommes du dehors sous prétexte de compléter l'armement de ses galères. Aussitôt Coronato donne le signal aux chefs populaires: le peuple est en mouvement, il est armé, il s'empare des portes, des barrières, de l'artillerie; il se trouve organisé militairement et il procède avec ordre sans pillage et presque sans tumulte. Un commissaire au nom du portique de Saint-Pierre dans la vallée de la Polcevera met sur pied les habitants; il ferme la voie aux secours qui pourraient venir de l'étranger, et se livre aux violences contre ceux du parti opposé qu'il rencontre.

Cet état singulier dura plusieurs semaines. Le gouvernement existait, mais ce n'était plus qu'une ombre. Le sénat, sans pouvoir, était divisé et ne pouvait rien résoudre.

Quand on le jugea suffisamment intimidé par cet appareil, un nouveau signal fut donné; à un jour convenu tout se trouva sur pied dans les quartiers de la ville et une foule menaçante escorta des députés du peuple jusqu'à la porte du sénat. Introduits, ces députés demandèrent d'un ton qui n'admettait ni refus ni ajournement la révocation de la loi de 1547 (du garibetto), et l'ouverture du livre d'or pour recevoir l'inscription à la noblesse d'un nombre suffisant de bons citoyens.

Les sénateurs, au bruit et à l'approche de cette députation, avaient réclamé l'assistance de plusieurs nobles influents; mais, quelque nombreuse que fût l'assemblée, le silence de la stupeur ferma longtemps la bouche à tous ses membres.

Un seul le rompit; aussi indigné de la lâcheté de ses collègues que de la témérité qu'elle encourageait, Jean-Baptiste Lercaro éleva la voix: c'était cet ancien doge qui avait été privé de la toge de procurateur perpétuel par une indigne tracasserie dont les suites furent si cruelles. Il dit que, puisque tel était l'état de désordre et d'anarchie où la patrie était tombée par la faute et par la discorde de ses gardiens; puisque ceux qui devaient maintenir les lois en abandonnaient la défense plutôt que de s'unir en abjurant leurs futiles rivalités, il proposait que le sénat, les magistrats, les nobles se démissent à l'instant de leurs fonctions et se reconnussent incapables d'en exercer aucune à l'avenir; que le gouvernement entier fût résigné au peuple, en lui laissant le soin d'en mieux user que ceux qui l'avaient laissé perdre.

Cette allocation amère produisait des impressions diverses et profondes; elle réveillait les uns; les plus craintifs auraient accepté le parti qui leur était ironiquement conseillé; les députés du peuple cherchaient leur réponse, elle leur fut à l'instant suggérée par Coronato qui d'un lieu voisin conduisait les mouvements et surveillait les orateurs qu'il avait envoyés au sénat. Inspirés par lui, ils répondirent arec une artificieuse modestie que le peuple n'acceptait point une telle renonciation, qu'il ne prétendait en rien au gouvernement, qu'il était satisfait de la constitution de 1528 et qu'il n'en voulait que le maintien, en exigeant seulement, selon son droit, qu'elle fût purgée des innovations illégales qui avaient été introduites en 1547.

Cette réponse rendit au sénat toute sa faiblesse, en le ramenant à la dure nécessité de détruire lui-même une loi que les uns se sentaient intéressés à défendre et que tous se savaient en conscience obligés à conserver. Les quatre sénateurs de Saint-Luc protestèrent inutilement contre la violence et la nullité du vote imposé; la loi de 1547 (le garibetto) fut déclarée abolie, et à l'instant le décret de cette abrogation fut publié avec appareil.

Mais le peuple, dont le nom avait gagné cette bataille, demanda si c'était là tout le succès et ce qu'on avait fait pour lui. Les aspirants à la noblesse tenus en suspens, les petits bourgeois jaloux des nobles et de ceux qui prétendaient le devenir, l'artisan jaloux du marchand, le pauvre envieux du riche, quinze mille ouvriers en soieries qui accusaient les manufacturiers de leur faire tort et qui demandaient à grands cris une augmentation de leurs salaires, ceux qui avec plus ou moins de désintéressement, s'il y avait quelqu'un de désintéressé, rappelaient les droits de la liberté abandonnée à la noblesse; tous s'écrièrent que la suppression du garibetto ne profitait qu'aux nobles de Saint-Pierre et qu'il fallait retourner au sénat. Les menaces suivant de près le murmure, une courte négociation détermina des concessions nouvelles, et il y en eut pour tout le monde. Le sénat déclara que trois cents nouveaux nobles seraient inscrits, que la gabelle du vin était abolie au profit du peuple, et que le prix de la main-d'oeuvre sur les tissus de soie serait augmenté.

Alors seulement la joie populaire éclata. La querelle parut finie, on posa les armes, on rouvrit les portes de la ville qu'une défiance menaçante avait fermées. Le portique de Saint-Pierre se fit un mérite des résolutions arrachées au sénat. Il s'acquit en particulier de nouveaux droits au dévouement des ouvriers qui obtenaient l'augmentation de leurs salaires aux dépens de leurs marchands. Mais cette popularité ne profita à personne autant qu'à l'ambitieux Coronato. Il eut l'art de se faire reconnaître pour l'intermédiaire le plus sûr, le plus nécessaire entre son parti et le peuple. On obtint du sénat de l'argent afin d'indemniser cette populace qui avait abandonné ses travaux pour venir dicter la loi au gouvernement; et Coronato fut le dispensateur de cette secrète largesse. Il fut en même temps nommé commissaire pour recevoir les demandes de ceux qui prétendaient entrer dans le nombre des trois cents nobles futurs. Ces deux emplois lui donnèrent une influence nouvelle et prodigieuse. Encore, après avoir attiré à lui tous ceux qui voulaient être nobles, eut-il le soin de les jouer, en sorte que cette promotion toujours exigée et toujours annoncée n'arriva jamais.

Le parti de Saint-Pierre répugnait en secret à l'invasion de nouveaux anoblis. Tout ce que la politique lui avait fait exiger pour ses alliés plébéiens maintenant lui était onéreux, et il voyait avec effroi son propre pouvoir prêt à être absorbé ou brisé par celui que le peuple s'accoutumait à reprendre. Assuré de la majorité dans le gouvernement de la noblesse, si les anciens nobles avaient voulu adhérer à la suppression du garibetto, on aurait volontiers contracté avec ceux-ci une nouvelle et étroite alliance pour soutenir l'union de 1528 contre les tentatives populaires. Mais dans le portique Saint-Luc on nourrissait des sentiments bien opposés. On n'y voulait pas distinguer entre les adversaires, peuple ou anoblis factieux; quand, pour contenir les entreprises de ces derniers, on n'aurait plus le frein du statut du vieux Doria, la position dans le gouvernement ne serait pas tenable. Loin donc de reconnaître la fatale abrogation pour légitimement consommée, il était temps de se dérober d'une ville où la force faisait et défaisait les lois. Aussi dès que les issues avaient été libres après la prise d'armes, on avait vu les principaux nobles quitter leurs palais et, enlevant leurs meubles les plus précieux, se réfugier avec leurs familles dans leurs maisons de campagne. Bientôt de tout le parti il ne resta plus dans Gênes que quelques hommes plus modérés, et les sénateurs et les magistrats à qui leur serment ou leur politique ne permit pas d'abandonner leurs fonctions.

Cette émigration contrariait le parti de Saint-Pierre en plusieurs façons. Elle le laissait sans contrepoids en face de la faction démocratique, elle fournissait un prétexte de plus aux turbulents du peuple qu'elle irritait. Surtout elle présageait la guerre civile, et il n'était pas douteux que ces exilés volontaires n'implorassent et n'obtinssent l'appui des forces espagnoles par l'entremise de Jean-André Doria. On essaya de les ramener. Des commissaires pacificateurs envoyés vers eux allèrent au nom du gouvernement les inviter à reprendre leur place dans la république, et secrètement, au nom du portique de Saint- Pierre, leur offrir une conciliation; mais cette tentative échoua: il était un point sur lequel on ne pouvait s'entendre: le garibetto était, suivant les uns, abrogé, suivant les autres subsistant, et ils faisaient de son maintien la condition nécessaire et absolue de tout rapprochement. On se sépara, et dès ce moment l'intervention des étrangers fut sollicitée par les nobles de Saint-Luc.

La cour de Rome s'y empressa la première. Le pape savait que plusieurs fois dans le cours de la querelle on avait proposé de soumettre les différends à l'arbitrage des puissances amies, et il aurait été flatté, en se hâtant, de se faire accepter pour médiateur suprême et pour juge unique. Le cardinal Morone5 se présenta à Gênes sous le titre de légat, avec les doubles prétentions d'un négociateur imposant et d'un envoyé du père commun des fidèles, chargé de ranger sous sa houlette un troupeau soumis, mais prêt à s'égarer dans les voies de la discorde. Il recourut d'abord aux prestiges de ce dernier caractère. Il ordonna des prières publiques, des processions solennelles. Mais il éprouva que le siècle était devenu mauvais et que l'obéissance était bien moins implicite que dans les anciens temps. Les nobles de Saint-Pierre l'avaient reçu avec défiance, le peuple même avec assez de froideur; la première procession qu'il dirigea fut tout à coup troublée par une rumeur fortuite ou suscitée, qui fit tirer les épées de toutes parts et produisit une terreur panique. Le cardinal ne jugea pas à propos de répéter ses pieux appels à la multitude, et reconnut qu'il n'arrangerait pas les affaires temporelles avec des croix et des bénédictions. Il se mit à négocier et à intriguer de son mieux.

Les armes que le peuple avait conservées lui semblaient l'obstacle le plus pressant à écarter. Il proposa d'abord aux nobles de Saint-Pierre d'obtenir le désarmement complet, à condition qu'en échange la suppression de la gabelle du vin demandée en faveur des classes pauvres serait ratifiée par les nobles de Saint-Luc. Mais il échoua en tous sens: ceux de Saint-Pierre n'auraient pas eu ce crédit sur la multitude et n'auraient pas consenti à se priver de l'assistance qu'ils pouvaient en tirer; les nobles de Saint-Luc ne voulaient ratifier aucun des actes qui avaient accompagné l'abrogation du garibetto.

Le légat proposa ensuite le compromis entre les deux portiques. Mais le parti de Saint-Pierre était trop fort pour s'en remettre à des juges étrangers. Le temps n'était pas venu de subir cette loi de la nécessité.

Morone n'en caressa pas moins ce parti qui dominait dans Gênes, que la masse paraissait appuyer. Il se figurait que s'il pouvait le gagner, il lui serait facile de fournir aux émigrés de Saint-Luc des explications satisfaisantes de son apparente partialité et de les convaincre par de solides gages de son dévouement à leurs intérêts. Cette souplesse lui donna d'abord un crédit considérable dans la ville. Le temps de nommer à certaines magistratures étant arrivé, le sénat mi-parti, comme l'on sait, de nobles des deux portiques se divisa sur l'ordre à tenir dans ces nominations. Les sénateurs de Saint-Luc prétendaient qu'elle devait se faire encore suivant la loi du garibetto, puisque sa révocation était contestée; les sénateurs de l'autre parti soutenaient que l'abrogation étant légale, il fallait procéder en conséquence. Après de longs dissentiments le sénat fut induit à s'en remettre à la décision du cardinal, et il prononça suivant l'avis de ceux de Saint-Pierre et contre le garibetto.

Ainsi, par des décisions complaisantes cet étranger achetait l'ombre et presque la réalité du pouvoir dans les affaires de la république. Le public commençait à s'y accoutumer; le peuple lui portait ses voeux souvent discordants, car les uns voulaient qu'on lui demandât de procurer l'érection d'un troisième portique, le portique du peuple; ceux qui se flattaient d'avoir part aux trois cents anoblissements écartaient cette prétention comme trop ambitieuse et réclamaient seulement l'exécution des décrets obtenus pour l'ouverture du livre d'or et pour l'abolition des gabelles. Le légat accueillait tout et caressait ce peuple déjà si excité et quelquefois si menaçant. Enfin de tous ces éléments naquit un nouvel éclat auquel contribua peut-être le mécontentement des émigrés contre les complaisances du légat; car, cessant de compter sur lui, tandis qu'ils adoptaient une marche décidée et hostile, leurs émissaires, leurs dépendants populaires laissés dans la ville se mêlaient à la populace et l'excitaient dans ses mouvements déréglés, afin d'accroître les embarras du parti dominant. De prétendus députés, suivis d'une foule ameutée, se présentèrent au légat pour lui déclarer que le peuple ne savait ce qu'étaient ces lois de 1528 et de 1547 pour le choix desquelles les nobles oppresseurs disputaient entre eux au détriment du repos public. Le peuple les dédaignait également; il voulait la liberté, la paix, et l'abrogation absolue, immédiate, de tous les impôts qui pesaient sur sa subsistance. Le cardinal écouta ces hardiesses, combla la députation d'éloges et de témoignages de la plus vive sympathie pour le bien-être du peuple et pour tous les voeux qu'il lui faisait exprimer. Enhardis par ces assurances, ce qu'ils avaient déclaré au cardinal, les députés osèrent le signifier au doge; ici l'accueil fut différent. Le sénat reconnut qu'on ne pouvait laisser passer dans l'impunité une démarche qui impliquait une protestation contre la constitution de l'État, des menaces et une provocation anarchique; on ordonna que les porteurs de la pétition et ses auteurs principaux seraient arrêtés et livrés à la justice. Pour que l'exécution de cet ordre ne causât pas un soulèvement, on eut recours à une lâche duplicité. On répandit le bruit que ces hommes qui parlaient ainsi pour le peuple étaient non-seulement envoyés secrètement par les émigrés de Saint-Luc, mais qu'ils s'étaient engagés à assassiner les sénateurs et à bouleverser l'État. Cette erreur une fois accueillie, l'emprisonnement, les procédures criminelles n'éprouvèrent aucune résistance. Coronato et ses amis s'emparèrent de cet incident tout à la fois pour intimider le peuple et pour opprimer leurs adversaires de la noblesse. L'inflexible Carbone présida au nom du sénat à la procédure, aux tortures par lesquelles on tira de ces malheureux toutes les dénonciations qu'on voulut. Quatre nobles émigrés furent déclarés coupables de lèse-majesté pour avoir suscité les imprudents pétitionnaires; la sentence fut immédiatement exécutée contre leurs biens, mesure violente qui les obligea de recourir au légat; il voulut en effet s'opposer à cette dilapidation, mais on n'écouta pas ses remontrances. Il fit venir un bref du pape qui requérait le sénat de surseoir; le sénat répondit sèchement au saint-père que le temps était venu où la sûreté de l'État exigeait que justice se fît sans acception de personne.

Dans le trouble de cette querelle, les sénateurs de Saint-Luc, entièrement découragés, donnèrent leur démission et allèrent rejoindre leurs amis hors de la ville. Les nobles de Saint-Pierre nommèrent des suppléants à la place de ceux qui s'étaient retirés et devinrent seuls maîtres du gouvernement. Ils continuèrent à ménager l'alliance et tout à la fois la soumission du peuple, contenant la populace de leur mieux et éludant l'inscription promise, objet des voeux des principaux.

CHAPITRE V.
J.-A. Doria fait la guerre civile. - Intervention des puissances. -
Compromis.

(1575) Au dehors tout prenait l'aspect de la guerre civile. Les émigrés avaient demandé à la cour de Madrid de permettre à Jean-André Doria d'employer pour les intérêts du parti les galères et les forces espagnoles qui lui étaient confiées. En attendant la réponse, on crut devoir essayer de se faire livrer la citadelle de Savone pour en faire la place d'armes de la faction. Cette entreprise fut manquée, mais Final devint le rendez-vous et le quartier général des nobles de Saint-Luc. Une organisation régulière y fut établie. Des subventions pécuniaires furent réglées et des armes préparées.

Philippe II n'avait jamais perdu l'espérance de confondre Gênes dans ses possessions d'Italie. L'occasion présente lui parut favorable: mais pour y parvenir il se méfiait de Doria; et son projet actuel était de convertir la Ligurie en seigneurie, que sous sa suzeraineté il aurait donnée à don Juan d'Autriche1. Au lieu donc de prêter au parti les galères de Doria, il envoya sur la côte une forte escadre sous les ordres de don Juan. Jean-André, le ministre d'Espagne à Gênes et le gouverneur de Milan vinrent conférer à bord avec le prince. Des députés du sénat se présentèrent aussi pour lui rendre hommage et l'inviter à ne pas priver Gênes de sa visite, mais pour lui déclarer toutefois que la république ne pourrait admettre dans son port plus de quatre vaisseaux à la fois. Cette restriction fut mal reçue, et il ne fut pas difficile aux hommes qui entouraient don Juan de lui persuader qu'il n'y avait rien à attendre par les voies de la négociation de gens si défiants et si ennemis du roi d'Espagne. On résolut donc d'employer la force contre ce gouvernement réputé usurpateur. Mais don Juan, autorisé à agir, avait ordre de faire la guerre et les conquêtes au nom de son maître. Les émigrés voulaient que les hostilités fussent faites sous leur drapeau, en leur nom, et que les forces espagnoles ne fussent qu'auxiliaires. Ils n'entendaient sacrifier ni pour leur patrie son indépendance si chère à tous les coeurs génois, ni pour eux-mêmes leur dignité de chefs d'une république libre. On ne put s'entendre sur ce point; des ordres furent demandés en Espagne. Don Juan partit avec son escadre, et la guerre fut ajournée.

Des ambassadeurs de l'empereur arrivèrent à leur tour, et vinrent recommander la voie du jugement arbitral. Le duc de Gandie était aussi venu comme ambassadeur extraordinaire du roi d'Espagne. Enfin on vit paraître Birague, envoyé de Henri III. Dans quelque affreux embarras que la France fût alors plongée, la cour avait cru de son honneur de prendre part à une affaire qui attirait l'attention des autres puissances. La France était d'ailleurs dans un de ces moments de trêve qui suspendaient parfois la guerre civile. Son gouvernement, qui ne pouvait se faire illusion sur la courte durée d'une telle paix, ne voyait qu'une guerre étrangère qui pût détourner au loin les ambitions rivales qui désolaient le royaume, et qui employât tous ces bras qu'on ne pouvait désarmer. Le roi de Navarre, notre Henri IV, qui languissait alors suspect et presque prisonnier à la cour de Henri III, confiait à un ambassadeur vénitien qu'il avait eu dessein de se jeter dans Gênes avec la foule de volontaires qui n'aurait pas manqué de le suivre. Son espérance secrète était, après avoir secouru la république et bravé les Espagnols, d'aller revendiquer sur eux son royaume de Navarre2. La France n'aurait été ni responsable ni compromise par cette expédition; mais on s'était bien gardé de laisser au prince la liberté d'exécuter ce projet3. Henri III envoya donc Birague à Gênes. Il venait offrir médiation pour la paix, secours pour la guerre; et déjà secrètement la France expédiait par la Provence et par le marquisat de Saluces des munitions et des vivres4. L'envoyé fut bien accueilli du peuple et des nobles de Saint-Pierre. Coronato s'adonna particulièrement à lui.

Le crédit que Birague paraissait prendre excita une vive jalousie chez les Espagnols. Ils sentirent que ce n'était pas le temps d'entreprendre l'acquisition de Gênes, mais qu'il fallait se borner à y maintenir l'influence espagnole, à exclure celle de la France; et, pour amener la nécessité de l'arbitrage qu'ils entendaient bien diriger à leur gré, Jean-André fut enfin autorisé à disposer sous son propre nom des forces qui lui étaient soumises: des troupes allemandes qui étaient au service de Philippe furent licenciées en apparence pour passer à la solde des nobles de Saint-Luc. Le drapeau génois dont ces nobles se prétendaient les plus légitimes gardiens, remplaça sur les galères l'étendard d'Espagne. Avec ces moyens Doria ouvrit les opérations militaires; il prit plusieurs positions sur le littoral et dans l'intérieur du pays.

C'étaient là des ressources imposantes, mais coûteuses, que le parti n'aurait pu entretenir que peu de mois, si les nobles de Saint-Pierre, disposant de Gênes et du gouvernement, avaient su ou pu se mettre en campagne. Les populations étaient pour eux; sans avoir une seule garnison salariée, le peuple de chaque bourg se gardait lui-même. Aucun ne se donna volontairement à l'ennemi, et les plus faibles attendirent pour se rendre de voir pointer l'artillerie; mais au dedans rien n'était préparé. La ville n'avait de troupes réglées que six cents Allemands et autant d'Italiens. On demanda quelques compagnies en Corse. On expédia pour lever trois ou quatre mille fantassins étrangers; on ne put les rassembler. Une belle artillerie prêtée à Charles V pour l'expédition de la Goulette s'y était perdue. Doria, assiégeant Novi avec quinze cents Allemands, mille Italiens et cent cinquante chevaux, ce n'était pas là une force insurmontable, et l'on amena bien pour les combattre près de dix mille hommes ramassés à Gênes tumultuairement. Mais une charge de vingt-cinq cavaliers jeta sur cette multitude une terreur panique. Elle se dispersa; et quoiqu'elle ne fût poursuivie que par deux cents Allemands, les fuyards vinrent porter leur effroi jusque dans Gênes. En un mot, quelques efforts que l'on tentât pour la cause populaire, la déception et Coronato les paralysèrent.

Le légat et les ambassadeurs des puissances étaient dans la ville et pressaient le sénat ou le portique de Saint-Pierre (c'était alors une même chose) de consentir à un compromis, mais l'on hésitait. On gagnait ou plutôt on perdait du temps. Le sénat déclara qu'il entendait que, puisque le roi de France avait montré tant de soins pour la paix de la république, un ambassadeur français concourût au jugement. Les représentants de Philippe ne voulaient pas admettre cette intervention, mais ils laissèrent parler les commissaires de Saint-Luc; ceux-ci récusèrent la France comme malveillante, comme nourrissant les anciennes prétentions de sa souveraineté passée. Le parti de Saint-Pierre insistait; et il ne se serait pas désisté, si Doria, ayant continué ses progrès hostiles, n'eût donné de pressantes alarmes. Après la déroute honteuse de Novi, l'occupation de cette ville par ses troupes ébranla les résolutions. La France d'ailleurs, à cette époque n'était plus en état de donner une assistance suffisante au parti qu'elle eût voulu protéger.

Cependant le sénat, toujours cauteleux, en donnant son adhésion au compromis, mit tant de restrictions que proprement son consentement était illusoire. Le légat y fut pourtant trompé. Le cardinal Morone fit éclater sa joie comme s'il avait remporté une grande victoire et accompli l'oeuvre de sa légation. Il entonna un Te Deum solennel; le canon tira comme si la paix était faite, tandis que le décret apporté à Final y fut sur-le-champ compris et n'excita que la dérision. On pressa donc les progrès de la guerre. Le légat, un peu honteux de sa méprise, revint à la charge et réclama un consentement plus sincère et plus efficace. Le sénat demanda à son tour que les hostilités fussent suspendues; Doria s'y refusa. Le public de Gênes s'en indigna et mit enfin de la vigueur et de l'ensemble dans les préparatifs d'une sérieuse défense. Les nobles de Saint-Pierre profitèrent de cet élan. Une commission de guerre fut nommée avec d'amples pouvoirs. Coronato ne manqua pas de s'y faire élire; il en fut le président, et là, profitant de l'enthousiasme civique, il sut encore augmenter sa popularité; par ce moyen, le champ des mesures arbitraires lui fut ouvert; il se rendit comme indépendant de ses collègues; il les appelait chez lui et voulait les astreindre à ses volontés absolues. Un seul, Christophe de Fornari, homme de coeur et excellent citoyen, entreprit de lui résister. Coronato le dénonça au peuple comme vendu à l'Espagne, et fit révoquer la nomination de ce contradicteur importun. On répandit dans le public l'idée qu'il serait nécessaire de choisir un dictateur, et le nom de Coronato était prononcé. L'autorité fut obligée d'employer la menace et même la force contre les agents de cette intrigue. Les propriétaires furent mis sous les armes pour imposer à l'aveugle populace. Avec ces inquiétudes au dedans, avec les pertes qu'on faisait chaque jour au dehors, les deux collèges durent céder; ils consentirent à un compromis pur et simple et s'en remirent de toutes choses aux arbitres.

Mais Doria, fier de ses succès, les poussait sans s'arrêter, et vainement après le consentement du sénat les ambassadeurs lui demandèrent un armistice. Il répondit que les nobles de Saint-Luc opprimés avaient besoin de tenir en leurs mains des gages de la bonne foi de leurs adversaires et qu'il ne suspendrait point ses opérations que la place de Savone ne lui eût été cédée.

Ces conquêtes consommées ou prétendues par un homme qui, pour être chef de parti en Ligurie, n'en était pas moins un des généraux de Philippe II, ces occupations de territoire par des forces espagnoles et allemandes étaient étrangement suspectes à toutes les puissances de l'Italie, et de toute part on intervenait pour que Doria cessât de mettre obstacle à la conclusion de cette querelle déplorable. Les nobles de Saint-Luc eurent bientôt eux-mêmes un motif imprévu de désirer la fin d'une guerre dispendieuse et le retour de la paix avec la liberté de revenir aux soins de leurs affaires domestiques. Tous, créanciers du roi d'Espagne, ils avaient la partie la plus disponible de leurs richesses engagée dans les finances et dans les emprunts de Philippe II. Mais le souverain des Espagnes, le possesseur des deux Indes était un riche malaisé, un débiteur de mauvaise foi et aux expédients. Il prit alors un parti, le plus décisif de tous; il fit banqueroute aux Génois: le payement de ce qu'il leur devait fut suspendu: l'argent qui arrivait d'Amérique fut distrait pour d'autres emplois5. Ce coup inattendu rendit fort pénibles aux émigrés les sacrifices qu'ils faisaient pour leur cause et les séquestres dont leurs biens étaient frappés à Gênes.

Suivant quelques politiques, le roi d'Espagne avait voulu mettre les nobles hors d'état de continuer la guerre par eux-mêmes et les réduire à remettre eux et Gênes à sa direction. Mais cet incident, en rendant impossible de continuer la campagne, ne fit que hâter l'accommodement. Cependant la transaction pensa se rompre sur une prétention non des parties, mais des arbitres, et si indiscrète qu'elle justifiait tous les soupçons. Ils exigeaient que le compromis leur attribuât le commandement exclusif dans la ville de Gênes, et toute l'autorité de la justice criminelle jusqu'à la promulgation de leur sentence. Le sénat refusa (1576). Le peuple, excité par ceux qui ne voulaient point d'accommodement, d'arbitrage, ni de paix entre les deux noblesses, s'écria que la demande des ambassadeurs était une tentative pour détruire l'indépendance génoise. On se porta en foule à la demeure du légat, on y prodigua les démonstrations les plus insultantes. Les nobles de Final ne voulurent pas qu'on les crût indifférents pour la liberté de la patrie. Ils signèrent une protestation contre la condition proposée. Doria écrivit à Philippe II dans le même esprit en des termes très-énergiques et il publia sa lettre. Les ambassadeurs durent prendre leur parti sur ce refus unanimement manifesté par une expression si véhémente. On reprit la négociation. Le gouvernement eut à résister aux menées de ceux pour qui tout était occasion de troubler cet accord, mais il y réussit. Le compromis signé par Doria, par les députés des deux noblesses, fut solennellement ratifié par le gouvernement.

Par cet acte le légat, les ambassadeurs de l'empereur et du roi d'Espagne au nom de leurs souverains recevaient l'autorité de donner une nouvelle constitution et de nouvelles lois à la république. Cette faculté était concédée pour trois mois, et celle d'interpréter au besoin leurs décrets devait durer quatre mois au delà. Les parties s'unissaient pour prier les puissances médiatrices de garantir pendant deux ans l'exécution de ces lois contre quiconque tenterait d'en empêcher ou d'en troubler l'accomplissement, sauf toutefois la liberté et l'indépendance de la république.

Vingt otages de chaque côté au choix des arbitres devaient être mis à la disposition de ceux-ci pour la sûreté de la convention.

Chaque partie restait en possession des lieux qu'elle occupait, sans pouvoir ni augmenter ses forces ni commettre aucune hostilité. Les nobles de Saint-Luc devaient pourvoir entre eux à la solde de leurs troupes sans que la république se chargeât de cette dépense.

Toutes les communications étaient rouvertes, chacun pouvait rester ou revenir habiter où bon lui semblerait; seulement ceux qui avaient été déclarés bannis, ou condamnés comme coupables de lèse-majesté, ne devaient rentrer dans Gênes ni être déchargés de l'effet des sentences qu'après la prononciation des arbitres. Le prince Doria pouvait faire entrer ses galères dans les ports de la république, pourvu qu'elles n'eussent que leurs équipages ordinaires. Doria lui-même pouvait venir reprendre dans la ville et dans le gouvernement sa place, ses honneurs et ses privilèges.

Doria s'abstint d'user de cette faculté. Les galères reprirent l'étendard
d'Espagne et allèrent stationner à Ville-Franche, hors des limites de la
Ligurie. Lui-même se retira dans son fief de Loano pour être à portée de
Casal, où les arbitres allèrent établir leur tribunal.

On a prétendu que Coronato avait cessé de s'opposer ouvertement à la conclusion de cette grande affaire, gagné par une pension de trois mille écus que lui accorda secrètement le roi d'Espagne et dont la suppression, après l'accord consommé, le jeta dans de nouvelles intrigues. Il est certain qu'il y eut encore des menées pour éluder l'effet du compromis. Un prédicateur prêchant devant le doge et le sénat ne craignit point d'en appeler au peuple du consentement qu'ils avaient donné à une paix indigne. On essaya aussi d'alarmer les otages sur leur sûreté pour les empêcher de se mettre entre les mains des ambassadeurs. Le sénat remédia à ses manoeuvres en décrétant une forte peine contre ceux des otages qui ne seraient pas rendus à Casal au jour indiqué. Aucun n'y manqua, et ils furent envoyés à Rome, à Milan et à Final pour attendre paisiblement l'issue de l'arbitrage.

Les opérations du congrès furent longues; il fallut proroger les délais du compromis. Des députés des deux noblesses se rendirent d'abord auprès des juges et soumirent leurs défenses; ce qui nous a été conservé est peu important. Les écrits de Saint-Pierre réclamaient l'égalité fondée par Doria, et, l'égalité admise, les droits de la majorité. Les avocats de Saint-Luc revendiquaient en style déclamatoire les prérogatives de leurs races antiques. Ce n'est pas sur ces raisons que l'on avait à conclure. Il fallait à la fois un traité de paix et une refonte tout entière du gouvernement. Tandis que les ambassadeurs y appliquaient leurs soins, le légat minutieux et irrésolu déférait toutes choses aux théologiens dont il marchait entouré. Grâce à cette faiblesse de donner une constitution politique à faire à des casuistes, rien ne se terminait. Les ambassadeurs s'en lassaient, les parties contendantes plus encore; ceux de Saint-Luc surtout, car ils avaient à payer la solde de leurs Allemands pendant ces interminables délais. Un jour le chef de leur députation (c'était J.-B. Lercari, celui même qui avait proposé au sénat de résigner le gouvernement au peuple en révolte) aborda David Vaccaro, doyen de la députation de Saint-Pierre. C'était à la porte du congrès où les uns et les autres perdaient journellement leur temps à solliciter et à attendre une décision. Lercari demanda à Vaccaro, hommage sage et de bonne foi, ce qu'il pensait du rôle avilissant qu'on faisait jouer aux représentants d'une république libre, se morfondant dans l'antichambre d'étrangers, venant les supplier de daigner imposer des lois à une patrie indépendante; de faire, Dieu sait avec quelles lumières, ce que les enfants de cette patrie feraient bien plus vite, avec bien plus de connaissance de ce qui convient au pays, que ces juges prétendus. Expérience faite par tous des maux qu'entraînaient leur discorde et la guerre civile, il ne fallait travailler que quelques heures avec les sentiments de la concorde et du patriotisme, la constitution serait faite; elle serait nationale; on remercierait les arbitres et on se passerait d'eux.

Vaccaro soupirait en écoutant cette ouverture. Il en sentait la justice et l'avantage; mais les nobles de Saint-Luc, disait-il, étaient unis et mus par une seule volonté que des hommes sages pouvaient diriger. A Gênes, chez les populaires, étaient vingt partis, vingt opinions discordantes, que la force d'un compromis et de ses garanties réduirait seule à une commune obéissance. Les députés avaient reçu la défense d'entendre à aucune proposition; ce qu'ils prendraient sur eux de traiter serait désavoué et suspect.

Cependant l'impatience des parties et des collègues même du légat firent parvenir jusqu'au pape des plaintes contre les lenteurs et les ineptes scrupules de son représentant. Les trois puissances ordonnèrent que l'affaire finît sans délai. Les deux ambassadeurs s'en emparèrent donc et la dépêchèrent avec plus de lumières mondaines et moins de pieuses hésitations.

Un premier décret fut signifié aux deux partis pour faire opérer le désarmement de leurs forces. Saint-Luc y adhéra promptement, mais l'exécution fut embarrassante. Les contributions levées par voie de souscription étaient épuisées et il était dû des soldes arriérées à deux régiments allemands qui tenaient garnison à Novi et qui ne voulaient pas en sortir sans avoir été payés. Il fallut créer un magistrat spécial chargé d'emprunter quatre cent mille écus et de lever pour amortir cette dette 2 1/2 p. % de taxe sur les biens des souscripteurs qui s'étaient engagés dans le parti; le gouvernement de la république, de son côté, avait décrété une imposition d'un pour cent pour les dépenses de la guerre. Les arbitres décidèrent que la répartition de cet impôt ne pouvait s'étendre sur les nobles de Saint-Luc; ainsi chaque partie paya ses dépens.

Dans la ville deux prélats furent envoyés pour demander, en vertu du décret des ambassadeurs, la liberté des prisonniers, la restitution des biens confisqués, l'abolition des sentences pénales, le désarmement et par conséquent la suppression de ce conseil de la guerre qui s'était maintenu, et d'où Coronato, qui y dominait encore, avait rêvé de parvenir à la dictature. Ces demandes éprouvèrent quelque résistance et probablement à cause de la dernière surtout: les mécontente essayèrent de soulever le peuple. Mais la menace, au nom des hauts garants, de l'excommunication pontificale, du ban de l'empire et des armes espagnoles, entraîna à une parfaite soumission. Les préliminaires pacifiques furent acceptés et accomplis.

CHAPITRE VI.
Sentence arbitrale. - Constitution de 1576.

Le 10 mars 1576, dans l'église de Casal, au milieu d'une cérémonie religieuse et solennelle, les arbitres firent publier les nouvelles lois qu'au nom de leurs princes et en vertu des pouvoirs à eux déférés par les Génois ils donnaient pour constitution à la république, en déclarant toutefois qu'en un tel acte leurs souverains n'avaient entendu porter aucune atteinte à la liberté et à l'indépendance de Gênes.

Ces lois rétablissaient la noblesse en un seul corps où tous étaient égaux; elles abolissaient toute distinction d'anciens et de nouveaux, de portiques, de couleurs, d'alberghi, d'agrégés. Chacun reprenait son propre nom et ses armes, à moins que, par un consentement mutuel, l'agrégé de 1528 ne voulût conserver le nom qu'il avait pris, et que la famille à qui ce nom appartenait ne s'y opposât pas.

La noblesse était déclarée incompatible avec l'exercice des professions mécaniques. On ne comptait pas comme telles la manufacture des soieries ou des lainages, non plus que la banque, le commerce en gros, le commandement d'un vaisseau marchand ou d'une galère, le notariat, l'exploitation des gabelles publiques; mais on excluait celui qui fabriquait de ses mains, le marchand vendant lui-même en boutique, les préposés mercenaires du fisc; quant aux docteurs en médecine et en droit, ils participaient à certaines prérogatives de la noblesse.

Le noble qui exerçait un art mécanique perdait la noblesse; quiconque se présentait pour l'acquérir devait justifier que depuis trois ans il ne pratiquait aucune de ces professions interdites. Par mesure transitoire, ceux qui, à la promulgation de la loi, avaient prétendu à la noblesse, et qui se trouvaient encore attachés à un de ces métiers prohibés, devaient s'engager à le quitter dans le terme d'un an après leur inscription, et ils étaient rayés du catalogue des nobles s'ils y manquaient à ce terme, conformément à la disposition générale d'incapacité.

Avec cette restriction on pourvoyait aux prétentions de ceux qui si longtemps avaient réclamé l'inscription. Ils avaient six mois pour former leur demande. Cinq sénateurs tirés au sort procédaient secrètement aux informations. Ils faisaient leur rapport au petit conseil assemblé avec les collèges. L'inscription n'était admise qu'en obtenant les deux tiers des suffrages; et, soit que les conditions d'admissibilité décourageassent les candidats, soit que le gouvernement reconstitué et sentant sa force eût peu de voix favorables à donner aux candidats, il n'y a pas mémoire d'une nombreuse inscription extraordinaire dans cette circonstance.

Les admissions futures furent réglées sur des conditions analogues; et d'abord tous les ans, au mois de janvier, les collèges et le petit conseil décidaient s'il y avait lieu de procéder à l'inscription; lorsqu'elle était résolue, ce que l'usage n'accordait que tous les sept ans environ, on ne pouvait admettre que dix nouveaux nobles, sept habitants de la ville et trois de la province. Tous devaient être sans tache d'hérésie, de bâtardise, de sédition ou d'autres crimes. Par une précaution de plus contre les intrusions vulgaires, on régla que le nouveau noble ne serait admissible au grand conseil que quatre ans après son inscription, au petit conseil ou dans les magistratures importantes qu'après six ans, au sénat qu'après dix; il ne pouvait devenir doge avant quinze ans de noblesse1.

Tous les nobles furent inscrits sur un livre dont on régla la forme et dont on rendit la falsification impossible. Aussi prit-on le soin de dire qu'il serait relié: connu sous le nom du livre d'or, il est appelé dans la loi liber civilitatis, comme s'il n'y avait de citoyens que ceux qui étaient inscrits. Quant aux autres non inscrits, on leur fit cependant une part; outre la possibilité de devenir nobles, on leur réserva les offices des greffiers, des chancelleries, les recettes des administrations financières, quelques commandements militaires peu importants, de quelques emplois de judicature hors de la ville. Le secrétaire d'État devenait noble de droit au sortir de sa charge. Enfin il devait y avoir un plébéien dans chacune de certaines magistratures occupées de l'administration, comme de la santé publique, etc.

Les institutions générales ne furent pas changées, mais modifiées. On disait encore que le grand conseil représentait le prince et la république. On prenait dans son sein le petit conseil chargé de la conduite des affaires. Les deux collèges des sénateurs et des procurateurs réunis étaient le pouvoir exécutif et les présidents des conseils. Le doge était le grand magistrat et le représentant de la dignité de l'État. Le sénat avait toujours l'attribution judiciaire supérieure, et le collège des procurateurs était la chambre aux deniers. Les doges sortis de charge devenaient, comme par le passé, procurateurs perpétuels après l'épreuve du syndicat, et c'est à cette occasion qu'à l'insinuation de J.-B. Lercaro et en souvenir de l'injustice qu'on lui avait faite, on établit le droit d'appel au consiglietto des sentences des suprêmes syndicateurs.

Le grand conseil fut maintenu dans le droit éminent de faire les lois de finance, car (on le répétera à cette occasion) dans ce conseil était censée résider la république; bien entendu toutefois qu'on n'y délibérerait que sur les projets élaborés dans les deux collèges et dans le petit conseil.

La sanction du grand conseil fut aussi réservée pour l'avenir à l'abrogation ou à l'amendement de toute loi existante. Il en décidait à la majorité simple; mais la proposition d'un tel changement ne pouvait lui être portée qu'avec l'assentiment successif des collèges et du consiglietto, à la majorité des quatre cinquièmes des voix de chacun de ces deux corps.

Toute autre loi se faisait sans le concours du grand conseil, dans les collèges et le consiglietto, à la majorité des deux tiers des suffrages; on y décidait de la paix, de la guerre et des alliances, à la majorité des quatre cinquièmes.

Dans tous ces conseils, comme dans les réunions électorales, des précautions étaient prises pour que les délibérations fussent amenées à une conclusion nécessaire, en dépit de l'égalité fortuite des suffrages ou de l'insuffisance persistante des majorités: on y pourvoyait par des adjonctions ou par des exclusions déterminées par le sort, et l'on n'était pas exposé à cette inaction d'un sénat mi-parti qui avait été nuisible.

Un soin particulier était donné aux formes électorales. Dans le système de 1528 on avait affecté d'accorder au sort beaucoup d'influence. Mais cette concession faite à l'égalité légale de tous les nobles avait été faussée par la répartition des électeurs entre les vingt-huit alberghi et des élus entre les deux portiques. Le garibetto de 1547 était un essai malheureux pour défendre la minorité contre les doubles avantages de la majorité dans les chances du sort et dans le nombre des votes. Maintenant avec une masse plus homogène, on pouvait se livrer à de meilleures combinaisons.

A la fin de chaque année le petit conseil assemblé choisissait au scrutin, et, sur une liste où chaque membre avait pu faire inscrire le nom d'un candidat, trente électeurs chargés de nommer le grand et le petit conseil pour l'année suivante. Sur les quatre cents membres à désigner, soixante pouvaient être pris à vingt-deux ans; vingt-cinq ans était l'âge exigé pour les autres.

Les mêmes électeurs nommaient ensuite entre les membres du grand conseil les cent du consiglietto. La moitié de ceux-ci devait avoir trente ans au moins; l'autre moitié pouvait être admise à vingt-sept ans.

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