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Histoire de la République de Gênes

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(1441) Cette fois la querelle du commandement se renouvela avec une grande animosité ou plutôt elle devint le prétexte d'une diversion au profit de l'ennemi. Jean-Antoine Fieschi, le plus hardi de sa famille à cette époque, était le noble qui prétendait être amiral et que soutenait la noblesse en corps. Malgré leurs réclamations, Jean Fregose, frère du doge, est nommé. On fait plus; les quatre commissaires de la flotte, ordinairement mi-partis, sont tous populaires, et parmi eux on compte deux Fregose encore. Fieschi se révolta ouvertement et se retira à Torriglia. Là viennent immédiatement le trouver les secours du duc de Milan, attentif à tous ces mouvements ou plutôt qui en était l'âme. Fieschi plusieurs fois paraît en armes sous les murs de Gênes. Le marquis Caretto rompt de son côté avec la république. Il ouvre Final aux mécontents et aux corsaires d'Alphonse. Tous les soins, toutes les ressources de Gênes se doivent à la défense d'une attaque sérieuse faite de si près. L'expédition de Naples est retardée, les fonds qui devaient la faire mouvoir sont consumés dans la guerre civile. Le pape se plaint hautement d'avoir été joué, il se déclare ennemi de Fregose et devient à jamais irréconciliable avec les Génois. René, abandonné, déserté par le fils de Caldora qui passe au parti opposé, est assiégé dans Naples: il y éprouve la famine. On fait encore des efforts en sa faveur, on lui porte des subsistances à grands frais. C'est le gouffre, disent les écrivains du pays, où s'engloutissent les richesses génoises; mais les Catalans d'Alphonse étaient les ennemis éternels du commerce de Gênes, et la haine contre eux ne comptait plus les sacrifices. Cependant la ville de Naples est surprise (1442). René se retire dans un des châteaux et s'y défend en attendant une plus sûre retraite. Une flotte de Gênes va la lui assurer, l'enlève et le conduit à Pise, d'où il retourne tristement à Marseille. Le château napolitain dont il sortit est bientôt vendu au roi d'Aragon1.

Le désastre de la cause que le doge et sa famille avaient embrassée, le triomphe de celle dont ses ennemis s'appuyaient, le mécontentement de tant de dépenses perdues, les intérêts du commerce et la navigation compromis, si le royaume de Naples étant aux mains des Catalans et des Aragonais, on restait en guerre avec leur prince, tout aliénait le public du gouvernement de Fregose. Soit que dans ces temps malheureux tout soit sujet d'accusation et d'aigreur, soit que la famille régnante crût imposer par l'orgueil, on lui reprocha son faste qui insultait aux calamités publiques, et jusqu'à la pompe royale déployée pour rendre les honneurs funèbres à son frère Baptiste.

Tout ce qui pouvait nuire au doge, Alphonse et Visconti le fomentaient. Par leur assistance Jean-Louis Fieschi s'introduisit dans la ville par surprise et s'y rendit aussi fort que le gouvernement. Il partagea si bien l'opinion que ceux mêmes qui auraient dû défendre le doge allèrent lui proposer de se démettre. Il refuse avec fermeté et attend son sort. Fieschi assiège le palais, le force; Thomas Fregose est fait prisonnier, et ici finit la carrière politique de ce grand personnage dont l'ambition n'avait été ni sans noblesse ni sans vertu. On le laissa regagner sa seigneurie de Sarzana

L'Aragonais, roi de Naples, certain que l'assistance des forces maritimes génoises pouvait seule rendre redoutable son compétiteur, voulait avoir dans Gênes une telle influence qu'elle le garantît contre ce danger. Le doge Fregose et sa race ayant embrassé cette cause, Alphonse était devenu leur ennemi irréconciliable. Il protégeait ouvertement les Adorno et les Fieschi; et, ayant pris soin de les lier étroitement ensemble, il se flattait de disposer par eux des populaires et des nobles. Dans l'occasion présente, Fieschi était exclu par sa noblesse de la première place du gouvernement; il fallait Adorno pour être doge; car désormais un Adorno seul pouvait succéder à un Fregose, et réciproquement.

La famille Adorno, à cette époque ne présentait que deux sujets entre lesquels on pût choisir, Raphaël et Barnabé; c'étaient les fils de deux frères d'Antoniotto, de ce doge opiniâtre qui avait saisi et perdu le pouvoir quatre fois. Le père de Raphaël avait été lui-même doge à la chute du gouvernement du marquis de Montferrat.

Barnabé avait signalé son ambition et sa turbulence dans les tumultes des derniers temps. Raphaël était un jurisconsulte estimé, sage et prudent, qui eût très-bien convenu pour magistrat suprême dans un temps de calme: ses concitoyens le préférèrent. Il régit la république avec sagesse et modération (1447), conformément à son naturel. Pour cela même, il ne jouit ni longtemps ni paisiblement de sa grandeur. Le duc de Milan continua à susciter des troubles; Jean-Louis Fieschi fut le premier qui se livra à son intrigue: ouvertement déclaré contre le pouvoir des populaires, il prit les armes dans la province orientale. Alphonse, qui comptait essentiellement sur lui et qui, parmi les Adorno, eût préféré le plus entreprenant au plus pacifique, ne secourait pas le doge; ses Catalans poursuivaient le cours de leurs déprédations maritimes. Raphaël obtint cependant une paix, mais les écrivains du temps, sans en dire les conditions, avouent qu'elles n'étaient pas telles qu'un Adorno eût dû les attendre du protecteur de son nom. Nous savons seulement qu'à cette occasion la république ayant offert au roi un bassin d'or en présent, Alphonse le reçut comme un tribut. Enfin la plus grande opposition que le doge éprouva lui vint de l'intérieur de sa famille. On lui reprocha de manquer de cette énergie qui fait les dynasties et qui transmet les principautés. Des voix non moins artificieuses lui demandaient de résigner son pouvoir pour que la patrie devînt libre. Découragé et lassé, il se démit; le même jour on vit cette intrigue se dénouer; Barnabé Adorno, soutenu par six cents soldats qu'Alphonse avait mis à sa disposition, se proclama doge; mais son usurpation ne dura que trois jours. Il fut chassé par les Fregose.

C'est ici l'époque où cette orgueilleuse famille règne seule. Une nouvelle génération lui était née, elle s'empare du théâtre, et, au milieu des troubles ou de ses propres vicissitudes, elle l'occupe pendant d'assez longues années.

Le vieux ex-doge Thomas vieillissait paisiblement à Sarzana Il n'avait point de fils en âge de prendre part aux affaires; mais Baptiste, ce lieutenant, cet amiral, qui un jour avait voulu supplanter son frère, lui avait laissé un grand nombre de neveux dont les quatre aînés, Janus, Louis, Pierre et Paul devinrent doges, et montèrent à plusieurs reprises sur ce siège glissant. Au reste, on va les connaître par leurs oeuvres. Il y avait eu des négociations entre eux et la France. Charles VII, affermi sur son trône, avait tourné les yeux vers Gênes qu'on regardait à la cour comme une ville révoltée qu'il appartenait au roi son seigneur de revendiquer en pardonnant ou en punissant. Dès 1444, Charles avait signé à Tours un pardon général en faveur des Génois. La rébellion, y était-il dit, avait eu pour suite leur longue sujétion au joug d'usurpateurs divers, mais ils en étaient las, à ce qu'assuraient les lettres de plusieurs d'entre eux; ils désiraient retourner à l'obéissance du roi et à l'ancienne fidélité: et le pardon qu'ils imploraient, le roi l'accordait. Il ordonnait d'avance aux recteurs et gouverneurs à établir d'appliquer l'amnistie à tous les faits passés jusqu'au jour où le drapeau royal serait relevé à Gênes2. Ce pardon dont les historiens génois ne parlent pas, où s'annonce la réintégration de la domination française, était l'annexe ou le préliminaire d'un traité avec l'une des factions, qui se disposait de nouveau à ouvrir à l'étranger les portes de la patrie. Des récriminations subséquentes nous apprennent qu'en effet les Fregose avaient pris cet engagement avec Charles VII, soit que leur marché fût la suite ou le renouvellement des conditions qui avaient occasionné le pardon.

Mais l'hésitation causée par la brusque et violente substitution de Barnabé Adorno à Raphaël, donna à Janus et à Louis Fregose, deux des quatre frères, l'audace de se rendre maîtres de la ville pour leur propre compte, sans attendre les secours que la France devait leur fournir et sans être tenus après le résultat à exécuter le traité, c'est-à-dire à se soumettre à la seigneurie du roi. Le troisième jour après l'installation de Barnabé, une galère seule entra de nuit dans le port. Les deux, frères en descendirent avec quatre-vingt-cinq hommes déterminés. Ils marchèrent au palais, le surprirent, et, après un combat où presque tous ces assaillants furent blessés, mais où leur valeur l'emporta, le doge Adorno fut chassé, Janus Fregose prit sa place: il n'eut pas d'autres électeurs que ses quatre-vingt-cinq compagnons teints de sang.

Ce n'est pas la peine de parler du règne insignifiant de ce nouveau doge. Au bout de deux ans, il mourut avec le rare honneur d'achever sa vie sous la pourpre. Louis, son frère, lui succéda, tant la domination semblait établie dans la famille. Mais, plus médiocre encore que Janus, la lâcheté de ce successeur eut bientôt épuisé la patience des Génois. Après deux ans une émeute à peine remarquée suffît pour chasser ce doge indigne, qui ne s'en réserva pas moins pour d'autres temps (1450).

Ce n'était pas au profit d'un concurrent désigné qu'on se débarrassait de lui. On ne pensa pas même à se soustraire au pouvoir de la famille régnante, si l'on peut parler ainsi. On envoya à Sarzana offrir la place à Thomas; on le pressa de remonter encore une fois sur le siège ducal. Il refusa; sa course, dit-il, était finie, mais il conseillait à ses fidèles Génois d'élever à sa place son neveu Pierre. Sur cette invitation trois cent dix-sept suffrages firent doge Pierre Fregose.

Les antécédents de celui-ci étaient étranges. Signalé dès son adolescence pour son audace et pour son mépris de tout frein, digne instrument de discordes et de violences, il avait été recherché par Visconti, et il avait reçu de celui-ci la possession de Gavi que le duc avait gardée en perdant Gênes. Le jeune ambitieux ainsi encouragé dans ses déportements fit de là des excursions, désola les campagnes, infesta les passages, et proprement se fit voleur de grands chemins. Des convois avaient été pillés; le gouvernement, responsable de leur valeur envers la France à qui ils appartenaient, déclara Pierre voleur et ennemi public, et le bannit avec infamie.

(1451) Aussitôt que ses frères furent au pouvoir, les condamnations avaient été abolies, et Pierre rappelé avait eu le commandement militaire de la ville sous Janus et sous Louis. Peut-être fut-il l'auteur secret du mouvement qui expulsa le dernier et de l'inutile rappel de leur oncle.

Cet ancien brigand une fois doge commença en despote sans retenue. Il avait des détracteurs, il leur imposa silence. On vit, un matin, sur la place publique le corps du noble Galeotto Mari, vêtu de sa toge, enlevé et étranglé dans la nuit sans forme de procès. Une inscription brève et instructive ne portait que ces mots: «Cet homme avait dit des choses dont il n'est pas permis de parler.»

Nous n'avons rien dit encore de Paul, le plus jeune des quatre frères. Pierre l'employa d'abord comme son lieutenant, et à la première vacance qui survint, il le fit archevêque de Gênes.

CHAPITRE V.
Prise de Constantinople. - Perte de Péra.

Odieux par ses violences et toujours agité à l'intérieur, le gouvernement de Pierre Fregose fut marqué par un grand événement lointain, honteux, menaçant pour la chrétienté tout entière et le plus funeste dont la république pût être frappée dans ce qui lui restait de prospérité. Mahomet II prît Constantinople. Il détruisit (1453) la belle colonie génoise de Péra, si riche, si redoutable aux empereurs grecs. Il fut facile de présager le sort que les établissements de la mer Noire auraient à subir bientôt. Toutes les sources de la force maritime et de la richesse mercantile, tous les véritables appuis de la splendeur de Gênes allaient manquer à la fois. Ce peuple industrieux n'avait pas cessé, depuis les croisades, de faire dans tout le Levant ce commerce auquel il devait tant d'importance politique: sa perte à la prise de Constantinople fut le commencement d'une longue décadence. La conquête de cette capitale de l'empire grec était l'objet permanent et nécessaire de l'ambition des sultans. Dominateurs de l'Asie mineure, ils avaient, cent ans avant Mahomet II, franchi l'Hellespont. Les discordes et l'imprudence des empereurs les avaient appelés en Europe. Ils résidaient à Andrinople. Ainsi établis dans la Romanie, ils avaient resserré les Paléologue dans l'enceinte de Constantinople. Si cette ville tenait encore devant des voisins si redoutables, c'est que des peuples aguerris, mais longtemps sans forces maritimes, ne pouvaient ni l'attaquer par mer ni l'affamer. Les Génois qui s'étaient établis à Péra, les Vénitiens qui y fréquentaient sans cesse, ajoutaient de puissantes auxiliaires aux défenses de la cité et lui assuraient les ressources de la mer.

Mais les difficultés de l'entreprise s'affaiblissaient peu à peu. L'invasion de Tamerlan et le désastre qui en fut la suite sauvèrent seuls Constantinople des mains de Bajazet. Ses successeurs reprirent le projet de la conquête, et quand leur héritage tomba aux mains du brave et ambitieux Mahomet, on sentit que la dernière heure de l'empire grec était arrivée1.

Les Génois de Galata avaient eu quelque espérance d'être épargnés s'il arrivait malheur à la ville. Ils avaient fait dès 1387 un traité avec Amurat2 pour s'assurer, dans les Étais de ce prince, la faculté de commercer et la libre extraction des grains. On a supposé qu'ils avaient renouvelé ces conventions avec Mahomet II; mais elles n'étaient pas de nature à leur donner une grande confiance si près de Constantinople assiégée. Mahomet eut même l'occasion de leur faire savoir qu'il les aimait mieux ennemis déclarés qu'amis perfides3. Il ne manqua pas de poster des troupes qui surveillaient et menaçaient la colonie; et eux- mêmes ne s'abstinrent pas de porter des secours à la ville en péril.

Jean Giustiniani4, l'un d'eux, commandait sous l'empereur Constantin Paléologue, et présidait à la défense de la ville. Longtemps et jusqu'au fatal moment on rendit justice à son dévouement comme à son courage. Les îles de l'Archipel fournirent quelques vaisseaux. L'empereur avait deux frères; l'un possédait le petit royaume de Trébisonde dans la mer Noire, l'autre était seigneur de la Morée. Mais ils avaient peu de forces et moins de coeur. Ils ne remuèrent point pour secourir leur aîné. Entre les Grecs qui prirent les armes et les Génois qui les défendirent, cette capitale immense n'avait guère plus de huit mille combattants sur lesquels l'empereur et Giustiniani dussent compter.

Elle était vivement attaquée du côté de terre, mais la résistance ne manquait pas et les assaillants gagnaient peu d'avantage. Il n'y avait rien à craindre du côté de la mer, à moins que l'ennemi ne forçât l'entrée du port et ne vînt à l'intérieur attaquer les quais et les murs de la ville. Pour rendre cette agression impossible, on avait tendu une forte chaîne à l'embouchure, et derrière s'était formée une ligne impénétrable de tous les navires grecs ou latins qu'on avait pu retenir ou faire entrer. Devant cet obstacle les Turcs remplissaient en vain le canal du détroit de trois cents voiles. Dans ce grand nombre, au reste, ils n'avaient presque que des barques; trente seulement étaient des bâtiments de guerre.

Au milieu de cette foule paraissent tout à coup cinq galères armées, une grecque impériale et quatre génoises; c'est un secours unique mais précieux; la colonie de Scio l'a fourni. Les Turcs entourent et assaillent cette escadre si faible en nombre, mais ils la trouvent supérieure en adresse, et elle porte des courages égaux aux dangers. Ce fut un étrange spectacle. Les Génois se font jour chassant et submergeant tout ce qui s'attaque ou s'oppose à eux. La galère grecque était en péril, ils la délivrent. Vainement Mahomet, à cheval sur la plage, incite les siens à écraser l'ennemi, menaçant ceux qui se tiennent à l'écart; tout cède et fait place à la petite flotte triomphante; elle atteint le port de Constantinople aux yeux de cette multitude étonnée qui couvre le canal et les rivages. Un tel secours vient ranimer les espérances, porter à Giustiniani de nouveaux compagnons, et surtout renforcer cette ligne formidable qui ferme aux assauts des Turcs l'accès de la cité par la mer.

Mahomet fut convaincu dès lors de l'impossibilité de forcer ce passage. Cependant le côté de terre était si bien défendu que la ville ne semblait vulnérable que par l'intérieur du port. Le sultan forma le projet de tourner l'obstacle qui en fermait l'entrée et qu'on ne pouvait surmonter. Il conçut cette idée dont quelques exemples sont connus, mais dont l'entreprise est toujours si hardie, de faire traîner ses barques de la mer sur la terre, de gagner le port par le flanc et d'y descendre devant la ville en laissant derrière soi la chaîne et les bâtiments qui la gardaient. Un plan d'une si grande audace fut exécuté avec une rare activité. Une nuit suffit au despote. Ses soldats obéissants tirèrent à sec, près de la pointe du Bosphore, quatre-vingts demi-galères, et, tournant Péra et Galata, ces faubourgs unis qui, du bord de la mer, s'élèvent sur la hauteur, ils traînèrent ces bâtiments à grande force de bras et les firent glisser sur un chemin aplani à la hâte. Remises à flot quand le port fut atteint, ces demi-galères servirent d'abord à construire un immense radeau, un plancher solide; des batteries y furent postées et commencèrent à jouer contre les remparts. Dans la ville, la surprise abattît les courages; les navires qui avaient si bien fermé l'embouchure du port essayèrent de rétrograder pour détruire l'ouvrage des Turcs, mais la batterie flottante était établie sur des bas-fonds inabordables pour les navires de Gênes. Sous cet appui, les demi-galères ennemies repoussent les assiégés, se chargent de soldats et d'échelles. On prépare l'assaut. L'artillerie, foudroyant les murs de si près, y fait de larges brèches. Enfin le moment fatal est arrivé. L'attaque est décisive. Paléologue, jusque-là si faible, si malhabile pour sauver son empire, déploie tout à coup une fermeté, une valeur dignes d'étonner. Il défendait la brèche. Giustiniani l'avait secondé avec bravoure. Le Génois est blessé, et, se rebutant aussitôt, il se déclare hors de combat. L'empereur veut le retenir, il lui fait honte de déserter le champ de bataille pour une blessure légère, mais Giustiniani passe par la brèche et s'enfuit. Ainsi, après s'être montré si courageux, il se fit accuser de lâcheté ou de ménagements perfides qui dans ce moment funeste étaient de la trahison. On chargea sa mémoire de toutes les conséquences d'une ville perdue, comme s'il eût suffi à la sauver, et pourtant il ne gagna Péra que pour mourir en peu de jours de ses blessures5, signe trop certain qu'elles n'étaient ni feintes ni légères. Cependant Constantinople était prise; l'empereur, décidé à n'y pas survivre, à échapper par la mort à l'esclavage, se jeta dans la mêlée et s'y perdit.

Les habitants de Péra conçurent de vives alarmes. Mahomet, craignant que cette proie ne lui échappât, fit dire aux Génois qu'ils pouvaient rester sans crainte; mais, quand ils lui eurent envoyé leurs soumissions et les clefs de leur colonie, il leur reprocha l'assistance prêtée aux Grecs; il leur déclara qu'il ne voulait plus des anciens traités et qu'ils n'avaient qu'à se soumettre à ce qu'il ordonnait. Il leur accordait cependant la conservation de leurs propriétés: mais ces annonces sévères redoublèrent leur terreur. Le baile de Venise avait été mis à mort, et cet exemple leur fit présager les dangers les plus funestes pour leur vie. Ils montèrent sur leurs vaisseaux et se sauvèrent en désordre, laissant à l'abandon leurs maisons et leurs magasins. Mahomet prit possession du tout: il alla lui-même faire abattre les murs d'enceinte; il fit mettre les scellés sur les biens des fugitifs, et, déclarant qu'il les rendrait à ceux qui reviendraient dans le terme de trois mois, il expédia un vaisseau à Scio pour y faire savoir aux Génois cette résolution, et pour leur faire connaître à quelles conditions ils pouvaient revenir vivre sous son empire. Ils lui payeraient le tribut; mais il leur serait permis de garder entre eux leurs propres lois, d'avoir même un ancien pour les régir. Ils conserveraient leurs églises, à condition de ne faire entendre ni chants ni cloches. Ces conditions, ou plutôt la défiance de l'avenir, ne laissèrent pas revenir les Génois. Le dommage fut immense, et l'on conçut que la calamité présente n'était rien auprès du préjudice futur.

Dans l'Occident la stupeur fut universelle. Chaque puissance avait à se reprocher sa froideur et sa négligence à secourir ce boulevard de l'Europe menacé depuis si longtemps. Les princes d'Italie, les républiques marchandes si intéressées à le conserver dans des mains chrétiennes avaient annoncé des efforts pour y concourir et n'avaient rien fait, distraits de ce soin par leurs jalousies et leurs guerres. Après l'événement c'était un sujet d'accusation réciproque. Les Génois avaient envoyé quelques galères: elles n'étaient pas sorties du port que Constantinople était enlevée. Ils s'en prenaient de ce mécompte et de la faiblesse de leurs efforts à la guerre cruelle qu'Alphonse leur faisait en Corse et sur la mer. Des trêves ménagées par le pape pour permettre aux deux partis de porter assistance à Paléologue, avaient été rompues; et chacun en faisait reproche à son ennemi. Alphonse, pour se justifier de n'avoir rien fait pour Constantinople, et d'avoir empêché ses adversaires d'y envoyer des secours, publia une lettre que nous possédons, monument singulier d'une diplomatie déclamatoire dans une latinité élégante, pleine de sarcasmes et d'outrages tels que les érudits du temps se les prodiguaient dans leurs polémiques littéraires. L'Aragonais demande dans cette lettre, adressée aux Génois, si c'est à eux de parler de négligence à combattre l'ennemi de la chrétienté, quant à eux seuls, à leur coupable avarice, à leur odieuse entremise est due la première invasion des Turcs dans l'Europe.

La république répond à ce manifeste si insultant par une lettre au roi qui nous est également conservée6. Elle est en latin, d'un style non moins soigné, mais plus tempéré, se justifiant et ménageant à la fois. Elle traite de vaine rumeur l'imputation d'avoir transporté les Turcs. Quiconque n'ignore pas tout à fait l'histoire, sait, disent-ils, que c'est par les princes grecs eux-mêmes, au milieu de leurs discordes civiles, que les Turcs ont été établis à Gallipoli.

Le reproche fait aux Génois a été souvent répété; il appartient à notre histoire de rechercher le fait pour l'éclaircir. Leurs annales nous donnent toujours peu de détails sur ce qui se passait dans les colonies lointaines, mais d'autres témoins y suppléent.

Les Génois n'ont pas ouvert le chemin de l'Europe aux Turcs, il n'en était pas besoin. Ces peuples, reste des Corasmins qui ravagèrent la Syrie avant la fin des croisades, répandus dans l'Asie mineure, occupaient la rive asiatique du Bosphore depuis le XIVe siècle. Campés en vue de la Romanie et de la capitale grecque, un canal étroit ne pouvait pas être un long obstacle, et les maîtres de Smyrne et de tant de côtes ne devaient pas manquer à la longue d'embarcations. Mais, tandis qu'ils n'annonçaient pas encore le projet de sortir de l'Asie, les Grecs avaient peu à peu formé avec eux des relations de voisinage. Les princes firent de plus grandes imprudences; faibles et désunis dans leurs familles, ils eurent la mauvaise politique d'emprunter les secours de ces dangereux voisins. Lorsque, après la longue querelle des deux Andronics, Jean Cantacuzène prit la pourpre et disputa le trône à son pupille Jean Paléologue, les deux partis recherchèrent également l'assistance des Turcs d'Asie7. Un émir, maître de l'Ionie, qui avait contracté une étroite amitié avec Cantacuzène, rassembla une flotte à Smyrne et vint deux fois en Romanie pour le service de l'usurpateur. Ce fut le premier passage en Europe, et il ne laissa pas de trace. Mais Orchan, le fils du premier Othman, avait d'abord promis son appui au jeune pupille Paléologue et à sa mère régente de l'empire: Cantacuzène, ambitieux de l'attirer à son parti, eut le courage de lui abandonner sa fille en mariage, et le gendre vint avec toutes ses forces au secours de son beau- père8, c'est-à-dire qu'il s'établit dans toutes les places dont il put s'emparer et qu'à la paix il refusa toujours de les rendre. Lorsque Cantacuzène l'eut emporté sur son adversaire, Orchan, se prévalant sans retenue des conditions qu'il disait avoir obtenues de Paléologue quand il devait le secourir, fit vendre sur le marché de Constantinople les captifs chrétiens, hommes, femmes et enfants, qu'il avait faits à la guerre, tant les compétiteurs de la pourpre étaient avilis devant lui. Enfin Amurat, son fils, transporta sa résidence de Borsa en Asie, à Andrinople, au centre de la Romanie, dont il fut le seul maître.

On voit que les Génois sont innocents de ces fatales combinaisons. Mais, sans aucun doute, ceux de Péra ménagèrent ces nouveaux voisins et commercèrent avec eux quand ils le purent. Quand la colonie fit la guerre à Cantacuzène et l'humilia, Orchan prit parti contre son beau-père. On a vu que, plus tard, quand l'un des successeurs d'Orchan, Bajazet, menaçait Constantinople, les Génois de Péra, loin de se séparer de la cause des Grecs, avaient déployé pour sauvegarde la bannière de Tamerlan; mais, après cet orage, la discorde régnait entre les fils de Bajazet. Le pouvoir des Turcs était faible et disputé dans la Romanie. On eût pu facilement les en chasser; on ne le fit point, et c'est ici que se trouve le reproche le plus fondé qu'on puisse faire aux Génois9. Ils avaient une colonie à Fochia (Phocée), sur la côte ionienne; il paraît que, pour se soutenir sur un rivage où dominaient les Turcs, elle s'était réduite à payer tribut au maître de ce pays (1421). C'était Amurat, le petit-fils de Bajazet, qui disputait à ses oncles leurs provinces et surtout la Romanie. Un jeune Adorno, gouverneur de Fochia, prit parti pour le prince, arma sept galères, et se chargea de le transporter en Europe sur le territoire contesté10. Avant de débarquer, Adorno demanda et obtint la dispense du tribut, et reçut ce prix avec une humilité servile. Deux mille combattants occidentaux11, dont le sultan lui dut le secours, firent tomber Andrinople au pouvoir d'Amurat et l'y affermirent. C'est de là que, trente ans après, Mahomet son fils marcha à la conquête de Constantinople. Tel est le fait qu'on a pu reprocher aux Génois; il n'était ni plus imprudent ni plus répréhensible que la conduite tenue par les chrétiens orientaux envers leurs dangereux voisins depuis quatre- vingts ans.

Quelques voix ont aussi accusé les Génois d'avoir transporté l'armée qui vainquit les chrétiens à Nicopolis12. Amurat, provoqué par la rupture imprudente d'une trêve solennellement jurée, quittant la retraite à laquelle il s'était voué, accourut d'Asie, avec tant de rapidité, qu'on ne sait comment il put réussir à faire passer son armée. Mais les témoignages sur lesquels on impute aux Génois d'y avoir connivé à prix d'argent sont faibles et vagues, et aucun écrivain grec contemporain ne le leur reprochant, c'est assez les justifier.

Maintenant on sentait péniblement à Gênes les suites des imprévoyances passées. On en était réduit à l'impossibilité de porter assistance aux colonies de la Crimée, ou même de conserver les communications maritimes avec elles. Mahomet, après sa conquête, s'était hâté de construire un château à l'entrée du Bosphore, à l'extrémité de la pointe d'Europe: il en possédait un semblable à la pointe d'Asie. Ainsi l'on ne devait plus espérer de franchir ce détroit, cette porte unique de la mer Noire, à moins d'en obtenir sa permission. Une telle nouveauté exigeait de prompts remèdes s'il en était d'efficaces; ils ne pouvaient manquer d'être dispendieux, et le trésor était épuisé. On eut recours, dans cet embarras, à la maison de Saint-George, à cette république riche dans la république pauvre. Elle avait le mérite d'être prompte à exécuter les mesures qu'elle résolvait, parce que les voies et moyens si pénibles à imposer au public contribuable étaient toujours prêts d'avance dans les coffres de Saint-George. L'État céda à la banque la propriété de tous les établissements de la mer Noire pour lui laisser le soin et la dépense de les sauver s'il se pouvait. L'acte de cession que nous possédons fournit quelques détails qui font juger de l'organisation du gouvernement à cette époque, de l'état de celui de Saint-George et de quelques usages. Il est stipulé au nom de très-haut et très-illustre seigneur Pierre de Campo Fregose par la grâce de Dieu doge de Gênes; il est assisté du magnifique conseil des anciens, de l'office de la monnaie (la direction des finances) et des huit proviseurs de Romanie, renforcés de huit citoyens adjoints à ce dernier office. Tous contractent en vertu de l'autorité spéciale qui leur a été déléguée par un conseil général nombreux où ont parlé deux docteurs és lois et le noble Lucien Grimaldi; deux cent trente-six voix contre une seule y ont consenti à la cession. Un préjugé qui s'était conservé dans le pays jusqu'à nos jours persuadait que si un contrat peut être vicié par quelque omission de formes, l'autorité de la justice intervenant a le droit et le pouvoir d'y suppléer; le magistrat judiciaire de Gênes est appelé pour cet effet. C'est le podestat, qui, afin de prononcer régulièrement déclare avoir pris pour tribunal la place à la gauche du doge.

La cession contient Caffa et les autres cités de la mer Noire, forteresses, ports, domaines, impôts mis et à mettre, tout ce qui appartient dans ces établissements au doge, au conseil des anciens, à l'office de Romanie, à la commune de Gênes, le tout conjointement ou séparément et sous la seule condition de maintenir les droits acquis des habitants de ces colonies.

La république se démet des droits régaliens comme du domaine utile, du droit de nommer aux magistratures et emplois. Le doge et le conseil ne pourront s'immiscer dans les nominations ni aucun magistrat dans la connaissance des affaires des colonies, soit pour ordonner, soit pour dispenser. L'office de Romanie se dissout, tous ses pouvoirs étant compris dans les objets cédés; néanmoins Saint-George ne s'oblige à payer les dettes passives qu'à concurrence des revenus transmis.

Cette transmission est déclarée faite à cette maison parce qu'il n'y a pas de secours plus prompts que ceux qu'elle peut donner; «car ses magnifiques protecteurs entre les mains desquels les peuples étrangers déposent leurs richesses comme dans le trésor le plus sûr et le plus sacré, disposant de tant de biens, ont toujours su faire suivre la résolution de l'exécution immédiate, soit qu'il faille agir sur terre ou sur mer; enfin, on peut s'assurer, est-il dit, que des protecteurs toujours choisis, suivant l'usage, dans le nombre et dans l'ordre des plus grands citoyens, ne nommeront pour gouverneurs ou pour magistrats que des hommes semblables à eux, en sorte que, sous leur tutelle, ces villes lointaines refleuriront plutôt que de déchoir.»

Remarquons enfin l'influence des hommes de loi et de leur esprit dans les affaires publiques. Cette grande transaction politique s'accomplit comme un contrat ordinaire entre particuliers pour des intérêts privés. L'acte où le doge même et son gouvernement sont parties contractantes est fait et passé par-devant un notaire et des témoins. Le doge garantissant les clauses stipulées, souscrit à une commination d'amendes en cas de contravention. Enfin la cession est expressément qualifiée de donation entre-vifs, et, en faisant promettre au donateur de ne pas revendiquer la révocation du don, on renonce expressément à l'exception légale de l'ingratitude du donataire.

Une semblable transaction avait mis la Corse au rang des domaines cédés à Saint-George, c'est-à-dire au nombre des possessions attaquées dont l'État ne pouvait plus défrayer la défense. Alphonse, dans la lettre que nous avons citée, faisant allusion à cette transmission, à des trêves rompues et aux excuses qu'en donnent les Génois en distinguant Saint- George et le gouvernement, les compare par une saillie pédantesque au prêtre d'Hercule qui, jouant contre le dieu, jetait les dés alternativement de l'une et l'autre main et faisait les deux rôles.

Plus redoutable par ses armes que par ses sarcasmes, Alphonse occupait San Fiorenzo et menaçait le reste de la Corse. Dans le même temps, sur la rive ligurienne occidentale, les Français s'étaient emparés de Final. Appelés en Italie pour faire valoir les prétentions du duc d'Orléans à la succession de Philippe-Marie, ils restaient en possession du duché d'Asti. Ils étaient encore irrités contre les Fregose depuis que Janus, devenu doge sans eux, avait manqué au traité qui devait leur rendre la seigneurie de Gênes.

CHAPITRE VI. Pierre Fregose remet Gênes sous la seigneurie du roi de France et sous le gouvernement du duc de Calabre.

Les embarras allaient croissant. Une flotte d'Alphonse vint menacer le port de Gênes; elle portait tous les compétiteurs et tous les ennemis déclarés de Fregose.

On recourut aux négociations: Alphonse, pour première condition, déclara qu'il n'entendrait à aucune paix avec les Génois tant que Fregose serait leur doge. Il exigeait que le pouvoir fût remis aux Adorno. Des hostilités et des soulèvements fomentés appuyaient ces demandes: Pierre Fregose ne put rester sourd à des déclarations si menaçantes et si opiniâtres. Tout l'abandonnait, il sentait tristement l'impossibilité de rester en place; mais, en tombant, céder à ses émules c'eût été le dernier des malheurs pour son orgueil, et, pour s'y soustraire, il se résigna à tout. Il pensa à rendre Gênes au roi de France bien plutôt qu'aux Adorno, aux protégés d'Alphonse. Quatre ambassadeurs furent envoyés à Paris. L'accord fut promptement conclu, et Jean, duc de Calabre, fils du roi René, vint au nom du roi de Charles VII prendre possession de la seigneurie de Gênes. Après qu'il eut juré la conservation des droits de la république et le maintien des privilèges de Saint-George, le Castelletto et les autres citadelles lui furent remis.

Si l'on veut bien s'arrêter un moment sur cette transaction, on pourra apprendre comment se vendent les villes et en quoi les actes publies diffèrent des conditions secrètes. D'une part, les ambassadeurs génois transfèrent au roi de France la seigneurie de Gênes: les anciens pactes faits en pareille occasion avec le roi Charles VI sont le fondement de ce nouveau traité. Les Génois, seulement, présentent au roi certaines clauses nouvelles qu'ils le prient d'accorder. Le roi se contente de les renvoyer à en discourir avec le duc de Calabre quand il sera auprès d'eux. Mais on remarque dans les pouvoirs des envoyés de Gênes relatés dans l'acte sans explications, une faculté d'engager la commune de Gênes au remboursement de deux sommes de 25,000 ducats, l'une dont le duc de Calabre a déjà répondu pour elle, l'autre pour autre foi (caution) faite ou à faire, afin d'assurer l'exécution des pactes convenus.

Or, en ratifiant cette convention faite au nom de la république, le même jour, le roi ratifie séparément un autre traité antérieur1 fait à Aix entre le duc de Calabre et Borruel Grimaldi, envoyé du doge Fregose. Par cet acte, dont les annalistes génois n'ont jamais rien dit ni peut-être rien su, le doge promet de rendre la seigneurie au roi. A cet effet, aussitôt qu'il fera savoir qu'il est temps de venir la prendre, le duc de Calabre devra s'approcher de Gênes avec des forces qui ne seront pas moindres de douze mille fantassins et trois cents chevaux. Savone et Novi lui seront livrées d'abord et dès qu'il paraîtra.

A la sortie de Gênes, Pierre Fregose et ses frères seront recueillis, soit en France, soit en Provence. Leurs biens y seront sous une sauvegarde spéciale; et si jamais il y avait occasion de la rétracter, ils auraient un an de délai pour faire leur retraite.

Fregose déclare que son intention est de ne rien coûter au roi de France. Ce qui lui est dû, c'est à Gênes de le payer: le traité lui garantit en ce sens 30,000 ducats pour ses bons services. Les Génois lui doivent en outre 41,625 livres pour son traitement, pour ceux de ses frères et pour leurs loyaux coûts. Il lui reviendra aussi la valeur des munitions qui sont dans le Castelletto. Or, pour satisfaire à tous ces payements, le duc de Calabre lui remettra de bonnes lettres de change payables dans Avignon. C'est de cette promesse que la commune de Gênes est obligée d'indemniser le duc: elle sera même tenue d'acquitter ce qui, dans le compte de ces créances, excéderait l'engagement de 30,000 ducats. Enfin Pierre se réserve que la commune le libérera de 9,600 livres qu'il doit au duc de Milan. Elle les retiendra sur 50,000 ducats que doit à celui-ci la maison de Saint-George.

Pour son avenir, Fregose s'en remet à la libéralité du roi. On donne à ses frères des compagnies de cinq cents lances leur vie durant. L'archevêché de Gênes reste à Paul Fregose, l'un d'eux; on lui promet par-dessus l'archevêché d'Aix ou un bénéfice équivalent. Le roi de France et le roi René emploieront leurs bons offices pour lui procurer le chapeau de cardinal. Une fille naturelle du roi de Sicile est promise en mariage à un autre frère. Enfin René donne à l'ex-doge Pierre la seigneurie de Pertuis et lui en assure le revenu pour 1,500 ducats.

Ainsi les princes de ce temps traitaient entre eux et pour leurs intérêts propres. Ainsi Gênes payait chaque changement de domination qui lui était imposé.

Parmi les articles de capitulation dont nous avons parlé, il en est un remarquable. Gênes veut se réserver, en cas de schisme, la liberté de choisir le pape auquel elle adhérera. Le roi répond que, le cas arrivant, il consultera les rois d'Espagne et d'Ecosse, ses autres alliés, l'Eglise gallicane, ses bonnes villes, et Gênes parmi elles: après de telles consultations sa décision prise obligera tout le monde2.

Sous la puissante garantie de la France, les Génois avaient espéré qu'Alphonse s'abstiendrait de les attaquer; excité par les émigrés, il continue les hostilités. Il envoie (1459) de Naples dix galères et vingt vaisseaux qui menacent le port. Mais un événement imprévu change l'état des choses; on apprend qu'Alphonse vient de mourir. A cette nouvelle tout est en confusion sur la flotte. Les Catalans, les Napolitains renoncent au siège de Gênes, ils lèvent l'ancre pour retourner dans leurs ports. Les émigrés perdent toute espérance. On vit Raphaël et Barnabé Adorno au désespoir, épuisés de fatigues et de chagrins, suivre de près leur protecteur au tombeau, victimes d'une ambition et d'une jalousie qu'ils n'avaient pu assouvir.

Barnabé laissait après lui un fils pour renouveler bientôt le combat entre les deux races rivales. Il semblait, en attendant, que Gênes dût avoir quelque répit. Il y eut un moment de calme. Le fils du bon roi René gouvernait sagement et s'attirait l'affection des Génois. Il excitait leur courage et leur haine contre les Catalans; il les engageait de volonté dans les querelles de sa maison, car son père et lui-même avaient repris l'espérance de conquérir le royaume de Naples, depuis que cette couronne semblait moins affermie sur la tête d'un nouveau roi. Alphonse l'avait laissée à Ferdinand, son fils naturel. L'autre Ferdinand, héritier du trône d'Aragon et bientôt maître des Espagnes, Ferdinand le Catholique, n'était pas un prince capable d'un grand dévouement à l'intérêt d'un cohéritier bâtard.

Avant de tenter une entreprise dispendieuse, on avait à Gênes assez d'embarras pour suffire aux frais et aux dettes du gouvernement. Le duc de Calabre levait quelques emprunts, mais il sentait la défaveur que ces exigences jetaient sur son administration. Il eut recours à François Sforza, duc de Milan depuis la mort du dernier Visconti, son beau-père. Sforza était attaché par plusieurs liens à la maison de France; mais la présence des Français à Gênes ne lui montrait qu'un voisinage importun: il leur enviait cette possession qu'il estimait à sa propre bienséance. Il craignait encore plus leurs grands desseins sur Naples, qui, réussissant, les auraient faits souverains de l'Italie. Pour être dispensé d'y donner les mains il s'était hâté de s'engager par une alliance publique avec Ferdinand. Aussi dissimulé que les Visconti auxquels il s'était subrogé, tandis qu'il rendait des services au duc de Calabre, il donnait avis à Naples de ce qu'on méditait à Gênes; il suscitait sous main de nouveaux embarras pécuniaires, et un dangereux ennemi. Pierre Fregose, qui n'avait voulu des Français que pour se délivrer d'Adorno (1460), ne pouvant rentrer par eux au pouvoir, ne chercha qu'à le leur reprendre: bientôt il fut secrètement d'accord avec Sforza. En descendant du siège ducal il avait retenu Voltaggio et Novi. Il y fit sa retraite en accusant les Français de mauvaise foi. Il reprit son métier de brigand et infesta l'Apennin. Cependant le duc de Calabre s'apprêtait à passer dans le royaume de Naples. Son père avait armé une flotte à Marseille: les Génois en fournissaient une; ils avaient tiré du trésor de Saint-George 60,000 ducats pour y pourvoir. Les particuliers s'empressaient encore à lui fournir de l'argent en prêt, tant sa personne et son expédition inspiraient de confiance. Lavallée, que Charles VII lui envoyait pour successeur dans le gouvernement de Gênes, était arrivé. On fit les derniers préparatifs et la flotte mit à la voile. Le duc, se réservant de la joindre à Livourne, s'arrêtait encore quelques jours, inquiet d'observer parmi les émigrés des mouvements évidemment combinés pour faire diversion à ses desseins sur Naples. Pierre Fregose, en effet, tenta un coup digne de son audace. Séparer le chef de ses soldats, le retenir et faire manquer l'expédition commencée, profiter en même temps de l'éloignement des forces pour pénétrer dans la ville, tel fut son plan hardiment conçu et habilement exécuté. Pierre, gravissant les montagnes, arriva aux murs de la ville et pénétra dans l'intérieur. Le duc de Calabre accourut pour s'opposer à sa descente. Les deux partis se trouvèrent en présence: Pierre appelait le peuple à son aide; les Français craignirent de se voir abandonnés. Dans cette anxiété, le duc eut recours à la faction émule des Fregose. Il fit crier: Adorno! Adorno! et ce cri attira contre les assaillants une partie des citoyens. Le fougueux Pierre, enflammé de colère, entendant résonner un nom odieux, se précipita pour tenter les plus grands efforts. Mais Lavallée d'un côté, le duc de Calabre de l'autre, fermant le passage à sa troupe, la cernèrent et la détruisirent. Pierre combattant, toujours sans pouvoir retourner en arrière, se fit jour presque seul à travers la ville. Par la course la plus rapide il atteignit une porte éloignée du lieu du combat; mais il la trouva fermée. Rejoint par ceux qui le poursuivaient, il fut massacré. Ce qui restait de ses gens se dispersa; peu échappèrent. Après avoir triomphé d'une si vive attaque, le prince partit enfin pour son expédition.

Gênes, après cet événement, resta quelque temps tranquille. La navigation marchande et le commerce avaient repris leur activité. On essayait de réparer les pertes de l'Orient et de tirer parti de ce qu'on y possédait encore. Il restait de grandes fortunes privées promptement remises en jeu aussitôt que la sécurité pouvait reprendre; mais l'État était pauvre et obéré. C'était de là que devaient venir les premières révolutions. Il ne manquait pas de créanciers arriérés à satisfaire, et les ressources étaient épuisées. On démolit quelques citadelles pour faire économie des frais de garde et d'entretien. La situation du trésor se juge par cette mesure. Elle ne pouvait suffire au besoin: on chercha d'autres moyens extraordinaires. On demandait aux riches des contributions insolites et des emprunts forcés. Ils voulaient que plutôt on doublât indistinctement toutes les gabelles, c'est-à-dire tous les impôts sur les consommations. Les classes inférieures se soulevaient contre une loi qui enlèverait double part sur leur subsistance et qui ne tomberait que faiblement sur les grandes fortunes; elles demandaient à leur tour, en s'adressant au gouverneur français, l'abolition des immunités d'impôt dont un grand nombre de familles puissantes avaient eu le crédit de se faire privilégier. Le gouverneur hésitait au milieu des embarras et des dissensions. Tandis que tout se passait encore en plaintes et en menaces des pauvres aux riches, peut-être Lavallée croyait utile à sa politique de laisser ainsi se diviser les Génois; car chacun reconnaissait son autorité, et il ne voyait aucun chef apparent pour s'emparer de ces ferments de discorde3. Il ne crut point avoir de mesures à prendre. Cependant le peuple s'assemblait dans le faubourg Saint-Étienne. Le premier jour, quelques orateurs séditieux dirent à l'assemblée que des querelles de ce genre ne se terminaient pas avec des discours: leurs harangues parurent froidement écoutées; on semblait ne pas les avoir entendues: l'impunité encouragea, la nuit on prit plus d'audace, et le lendemain tout fut sous les armes. Le gouverneur, revenu trop tard de sa confiance, essaye de négocier avec les insurgés. Bientôt il ne lui reste plus que la ressource ordinaire de se retirer dans le Castelletto avec sa garnison française. Là il attend les événements.

CHAPITRE VII. Prosper Adorno devient doge. - L'archevêque Paul Fregose se fait doge deux fois. - Le duc de Milan Sforza redevient seigneur de Gênes.

(1460) Louis Fregose, ce frère de Janus, à qui il avait succédé sur le siège ducal, et qui s'était laissé persuader d'en descendre, avait repris son ambition depuis que, par la mort de son frère Pierre, il se croyait de nouveau le membre le plus considérable de sa race. Mais si un parent l'avait supplanté une fois, on verra que telle fut toujours la destinée de ce personnage inférieur à son ambition. Il avait été en partie la cause des événements du jour. Parmi les créanciers les plus pressants de la république, il avait réclamé une dette de 90,000 ducats; car tous ces doges abdiquant ou même chassés parvenaient toujours à se réserver de larges indemnités sous prétexte de dépenses publiques faites de leurs deniers, ou pour la rançon des places gardées en leur nom. Ceux qui leur succédaient connivaient volontiers, par prévoyance d'un même sort, à ces prétentions qui retombaient sur l'État. En ce sens le grand nombre de ces successions de doges n'était pas la moindre occasion de ruine qu'apportaient les révolutions.

Mais quand Louis Fregose comptait retirer le fruit du soulèvement auquel sa poursuite avait contribué, il se trouva pour le lui ravir des hommes plus habiles. On avait manqué de chefs, l'on vit arriver à la fois Prosper Adorno et Paul Fregose encore. Prosper était fils de Barnabé, le plus hardi des Adorno, qu'Alphonse avait protégé. Paul Fregose était archevêque de Gênes. La profession et la dignité n'empêchaient pas que ce ne fût le plus dissolu des prêtres, le plus hardi et le plus belliqueux des intrigants; sans frein ni de religion ni de pudeur, il joignait à l'ambition et à l'audace un merveilleux fonds de perfidie et de dissimulation. A l'apparition de ces deux hommes, les anciens fauteurs de leurs maisons se divisèrent autour d'eux; l'archevêque eut plus de partisans dans le peuple. Les classes élevées, jadis plus favorables à sa famille qu'aux Adorno, les nobles surtout, craignirent en lui un despote plus violent que son frère; ils soutinrent Adorno. Les Spinola négociaient avec le gouverneur français du Castelletto, afin de réunir toutes les forces contre Fregose. La crainte qu'il ne vînt demander compte de la mort de son frère, et surtout de l'argent que Pierre avait réclamé avant son décès, donnait beaucoup de partisans à son compétiteur. L'archevêque se sentit faible. Il se borna à insinuer au peuple de se méfier des nobles et de ne pas traiter avec les Français. En même temps un avis officieux avertissait Prosper Adorno que l'archevêque ne voulait pas lui faire concurrence. Il ne travaillait, disait-il, que pour faire triompher Gênes de la tyrannie étrangère que préparaient sourdement les nobles. Il offrait de contribuer à faire porter Prosper au siège ducal, content lui-même de sa dignité ecclésiastique: une telle union pouvait seule sauver le pays. On se fia à ces démonstrations, et, en effet, le conseil général assemblé, Prosper Adorno fut doge avec le concours des deux partis; quatre cent trente-six voix le nommèrent. On n'avait jamais vu une élection si nombreuse ni si régulière en sa forme (1461).

Il restait à retirer la citadelle du Castelletto des mains des Français, entreprise difficile qui exigeait des soldats et de l'argent. Sforza, à qui l'on demanda des secours (il était alors brouillé avec le roi de France), envoya mille hommes et quelque somme de deniers: avec le but secret de fermer l'Italie aux Français, il était spécialement incité à nuire à leur domination à Gênes, par les recommandations du dauphin qui fut depuis Louis XI. Alors séparé de la cour et retiré chez le duc de Bourgogne, contrarier son père à Gênes, et par là ses cousins d'Anjou à Naples, était un plaisir digne de son coeur et de sa politique rancunière.

Le secours milanais ne suffit pas pour réduire la citadelle, on se contenta de la tenir bloquée, et cependant un nouveau danger se manifesta. Savone devint le point d'appui d'où les Français menaçaient Gênes, où les mécontents allaient les renforcer. Charles VII envoyait six mille hommes par le Dauphiné; le roi René était venu de Marseille avec des galères; Sforza engagea Marc Pie de Carpi à se mettre au service de la république pour la défense de la ville. On se partagea les postes: le doge garda le port, Carpi un des côtés de la ville; l'archevêque se chargea de la défense de l'autre. Il endossa la cuirasse, et, à la tête d'une troupe de jeunesse choisie renforcée de quelques soldats, il occupa les hauteurs qui couvrent Gênes du côté de la Polcevera.

Pour ces grands efforts il fallait de l'argent; les moyens les plus violents furent employés pour en faire. Le doge, pour la défense du port, s'empare des vaisseaux des particuliers: il convoque trente citoyens opulents sous un prétexte; quand ils sont devant lui, il fait fermer les portes du palais et essaye de rançonner ses prisonniers. Mais il a toujours existé chez les Génois un grand moyen de résistance, la force d'inertie; elle est surtout à leur usage quand on en veut à leur bourse, et souvent elle est efficace: on se laissa menacer, on ne paya pas. Adorno ne recueillit de cette tentative que de la honte et de la haine. Cependant les Français arrivaient, ils étaient à Conégliano. Adorno, Fregose, Carpi réunirent leurs forces pour disputer le passage de la Polcevera: il fut forcé; les défenseurs reculèrent en désordre; mais enfin l'archevêque, par un mouvement habile et heureux, chargea tout à coup à la tête de la cavalerie de Sforza. La terreur panique saisit les assiégeants, ils rompirent leurs rangs et prirent la fuite vers la mer. René, dont les galères suivaient les opérations de la terre, voulut renvoyer ces fuyards au combat, il refusa de les recevoir sur la flotte qu'il tint éloignée du bord. Les Français poursuivis, hors d'état de se reformer, furent écrasés; tout se dispersa laissant un grand nombre de morts et de prisonniers.

Cette victoire appartenait à l'archevêque. La première pensée du doge Adorno fut de l'envier et d'en craindre l'influence. On intima de sa part à Fregose l'ordre de rester avec sa troupe hors de la ville. L'archevêque, indigné et prompt à tenter audacieusement la fortune dans un moment si décisif, se jette dans un bateau de pêcheur, et, tandis que la porte de terre lui est fermée, il arrive par le port; il appelle ses partisans. Le doge rassemble ses forces pour se faire obéir, mais les frères de Fregose sont en état de faire résistance. Dans ce combat imprévu Carpi et ses Milanais restent neutres. Enfin les Fregose l'emportent. Le doge Prosper Adorno prend la fuite. Pour compléter le succès, Lavallée traite, rend le Castelletto et va prendre le commandement de Savone. L'archevêque vainqueur n'ose encore usurper la première place; mais, au bout de trois jours, c'est l'ancien doge Louis Fregose qui vient revendiquer sa dignité passée: il la reprend sans trop de contestations. Devant ce faible et maladroit compétiteur, l'archevêque Paul attend, mais il conserve autour de lui une troupe de sicaires: il est le chef de tous les hommes perdus et il leur donne pleine licence. Après quelques mois (1462), il se décide enfin, il attaque Louis à l'improviste, le chasse et se proclame doge; mais ce premier essai ne lui réussit pas; il se voit contrarié en tout point. Il connaît que l'heure de la tyrannie à laquelle il aspire n'est pas encore venue. Il se démet volontairement d'un pouvoir qui n'a duré que peu de semaines. Le peuple caressé par lui se croit en état de se passer de toute aristocratie. Il nomme quatre recteurs de la république, tous pris dans la classe des artisans. Cette invasion des classes inférieures effraye tout le reste des citoyens. On met à l'écart les autres sujets de plainte. On convient de reporter encore une fois et de soutenir sur le siège Louis Fregose dont l'ambition est peu menaçante, dont la médiocrité n'a rien d'offensif. Les artisans ne gouvernent que huit jours. Louis est doge de nouveau; mais son sort et probablement ses talents ne voulaient pas qu'il pût se maintenir au poste où il reparaissait sans cesse (1463). Six mois n'étaient pas écoulés que Paul l'avait encore chassé et était assis à sa place.

Si les devoirs de la profession ecclésiastique donnaient peu de scrupule à l'archevêque, il n'en était pas moins, dans sa double qualité, obligé à des ménagements envers le pape dont l'autorité apostolique conservait toujours tant de poids, et de qui il n'était jamais indifférent pour le chef d'un État d'Italie d'être reconnu ou désavoué. Paul s'adressa à Pie Il qui remplissait la chaire de saint Pierre. Il fit valoir l'ancien exemple de l'archevêque Visconti qui avait mis sur sa mitre la couronne ducale de Milan. Je crois devoir transcrire ici la curieuse réponse du pape. La gravité, la dignité ne sauraient s'employer en meilleurs termes pour exprimer les concessions que la faiblesse d'un homme de bien n'ose refuser à un scélérat. Un trait caractéristique de l'esprit de l'Église y fait sourire, c'est la supposition que les Génois réclament le gouvernement de leur pasteur par confiance pour la théocratie, et que le digne archevêque se sacrifie pour l'avancement de la juridiction sacerdotale.

«Vénérable frère, vous nous annoncez que le libre suffrage de vos concitoyens vous a nommé doge de Gênes, et vous nous demandez de ratifier leur décret par notre bénédiction. Nous nous sommes étonnés de vous voir accepter le gouvernement temporel d'une cité qui plus que toutes les autres villes de l'Italie se complaît dans les révolutions et, chaque jour en tumulte, ne peut supporter longtemps ni doge ni maître. Vous avez éprouvé par vous-même comment est faite sa constance. Appelé à ce même siège ducal, vous y étiez à peine monté que vous en descendîtes. La nouvelle de votre avènement, celle de votre déposition nous parvinrent comme à la fois. Maintenant quel sera votre sort? nous l'ignorons. Cependant il y a ici une grande nouveauté. Nous ne disons pas que le même homme ne puisse être archevêque et doge si cela se fait sans effusion de sang; mais nous n'en connaissons pas d'exemple à Gênes. Pour une telle innovation il faut supposer de grands motifs; peut-être les Génois auront reconnu que les gouvernements des séculiers sont pleins d'iniquité et que de là naissent tant de révolutions. Dans ce sentiment ils recourent à leur pasteur; lassés du régime des laïques, ils veulent éprouver si l'autorité sacerdotale n'est pas plus juste et plus douce. De grands devoirs vous sont donc imposés. Si vous n'empêchez toute violence, si vous ne veillez à la paix et à la sécurité, si vous n'imposez la loi aux volontés déréglées, si vous ne contenez vous-même et vos adhérents avec le frein du juste et de l'honnête, votre pouvoir ne s'affermira point; vous serez chassé avec honte pour vous, et avec préjudice pour la dignité ecclésiastique; vous serez chassé si toutefois on vous chasse sans qu'il vous arrive rien de plus funeste, comme vous en avez devant les yeux des exemples domestiques. Voyez donc bien ce que vous faites. Pensez que le gouvernement d'un prêtre et celui d'un laïque n'ont pas les mêmes lois. La puissance sacerdotale doit être paternelle et clémente sans ombre de tyrannie. Les hommes supportent dans un prince séculier ce qui dans l'ecclésiastique est odieux. Les fautes légères et sans conséquence de l'un sont dans l'autre des péchés irrémissibles et des crimes énormes; car le pasteur dont la vie est destinée à servir de modèle à ceux au- dessus desquels il est élevé, ne doit pas seulement s'abstenir de mauvaises actions, mais encore de la moindre apparence du mal. Considérez donc encore une fois cette situation. Si vous pouvez régner justement et saintement; si vous savez gouverner non-seulement vos sujets, mais vous- même, détruire l'iniquité et dominer par la vertu; si vous acceptez le rang de doge pour l'utilité du bien public et non pour satisfaire vos passions; si vous embrassez le dessein de défendre la religion du Christ contre le Turc impie; si vous dévouez votre personne à cette cause en vous abstenant de faire aucun tort à autrui; s'il en est ainsi, dans la confiance que cette dignité vous a été légitimement conférée avec les solennités requises et selon les lois de votre patrie, et que tenant vos promesses vous exercerez le pouvoir pour le salut de votre peuple, nous, au nom de la sainte Trinité, à votre gouvernement, à vous, à vos concitoyens comme à toute la république chrétienne, nous octroyons notre bénédiction.»

Paul Fregose se prévalut de cette adhésion du pontife et méprisa ses leçons. Il vécut en despote sans moeurs et sans frein. Les brigandages se commettaient de nuit, les violences en plein jour. Il n'y eut si vieille querelle qu'on ne prétendît venger, et qui ne servît de prétexte pour troubler la paix publique. Nobles comme plébéiens, les hommes corrompus se donnèrent carrière. On vit un Spinola s'introduire dans une maison où se réunissait une société distinguée; il s'empara des portes et ne rougit pas de dépouiller les assistants; il emporta leurs joyaux et enleva un jeune Lomellino pour le rançonner. Le premier des courtisans du doge archevêque, son conseil intime et surtout son compagnon de débauches et de méfaits, était Hiblet Fieschi, homme sans foi, bien fait pour servir et pour trahir un tel maître. Sous ce régime d'oppression et de terreur, la ville entière fut bouleversée. Le commerce disparut, l'argent se cacha, les actions de Saint-George perdirent jusqu'aux trois quarts de leur valeur. Les citoyens paisibles qui purent se dérober ou à la crainte des violences ou au spectacle d'une tyrannie scandaleuse, allèrent se mettre en sûreté à Savone.

Les Français avaient tenu dans cette ville depuis leur sortie de Gênes. Pendant que Paul Fregose disputait le pouvoir à son parent, le roi Charles VII était mort. Sforza, non moins ambitieux que les Visconti qu'il avait remplacés, se souvint que le nouveau roi étant dauphin l'avait engagé à donner aux Génois son aide pour se soustraire au gouvernement de la France; l'on devait facilement obtenir de lui la cession de ses droits sur une possession dont il avait fait si peu de cas. Mais ses ouvertures non plus que ses protestations d'amitié n'obtinrent de Louis XI que refus et mépris. Le duc s'entendit reprocher le secours donné aux Génois contre les intérêts de la France ainsi que le parti qu'il avait pris contre la maison d'Anjou dans les affaires de Naples; quand il voulut rappeler qu'il n'avait rien fait qu'à l'invitation de Louis, on lui répondit que les temps étaient changés et que l'excuse n'était pas valable. Cependant on s'apprêtait en France à la guerre du bien public. Louis XI se lassait de payer la garde de Savone et d'y tenir des troupes. Une nouvelle intrigue le raccommoda avec Sforza. Non-seulement il lui remit Savone entre les mains, mais il lui transporta solennellement tous les droits de la couronne de France sur la seigneurie de Gênes et il fit notifier cette cession à tous les États d'Italie1. La nouvelle fit une grande impression dans Gênes, et ce n'est pas le doge seul qui en fut ému. Les citoyens, prévirent que Sforza, annonçant ainsi ses projets, ne tentait de les débarrasser de leur archevêque que pour les asservir. Il est probable que c'est aux représentations attirées par ce traité que Louis répondit aux Génois que s'ils se donnaient à lui il les donnait au diable2.

Le duc prit possession de Savone3. Bientôt la rivière occidentale presque entière reconnaît son pouvoir. Il s'applique à s'attacher les chefs des partis même opposés entre eux. Celui que le duc séduit le plus aisément c'est Hiblet Fieschi, le confident de l'archevêque. De concert avec ces nouveaux alliés, une armée est envoyée du Milanais devant Gênes; un grand nombre d'habitants des vallées s'y joignent. Paul Doria, Jérôme Spinola s'en font les guides, et tout annonce que le soulèvement intérieur répondra aux assauts du dehors.

L'archevêque comprit son péril. Il vit qu'il fallait se réserver pour un autre temps et aller faire la guerre ailleurs, puisqu'à Gênes il ne pouvait plus résister à la tempête. Son dernier acte fut de prendre dans le port quatre vaisseaux sans s'embarrasser des propriétaires. Il y monta et partit en maudissant la perfidie d'Hiblet, car c'était lui qui assiégeait une des portes de la ville, menaçant de la forcer sans délai. Fieschi, en effet, se fit ouvrir cette porte, toutes les barrières s'abaissèrent devant lui; le duc de Milan fut proclamé seigneur de Gênes aux mêmes conditions que Visconti avait autrefois jurées, c'est-à-dire en garantissant le territoire, les lois et les franchises du pays. L'archevêque, déçu de toute espérance prochaine, prit ouvertement le parti de la piraterie pour ressource. Ce ne fut pas pour longtemps; François Spinola le poursuivit, l'atteignit, lui prit ses galères: Paul se sauva dans une chaloupe. Le pirate échappa au gibet pour devenir cardinal et doge une fois de plus.

La conquête du duc de Milan fut consolidée. Des ambassades solennelles allèrent lui porter l'hommage des Génois, lui présenter à genoux les clefs de la ville et les sceaux de la république, recevoir ses serments et ses caresses. Un des députés reçut l'ordre de chevalerie de la main de Sforza. Peu de temps après, la Corse fut retirée des mains des protecteurs de Saint-George, sous prétexte qu'elle serait mieux défendue par le gouverneur ducal contre le roi de Naples et contre les Catalans. En tout le régime fut modéré. On exigeait un tribut de cinquante mille livres. Mais il se dépensait en entier dans Gênes pour la garde et pour le service public. La situation était devenue supportable après la despotique anarchie où l'archevêque avait fait vivre. Le rétablissement de l'ordre permit de reprendre sérieusement le travail de la réforme des lois civiles et municipales. Parmi huit citoyens qui en furent chargés se remarquent les noms d'un Spinola et d'un Grimaldi, l'un et l'autre portant le titre de jurisconsulte.

(1466) A la mort de François Sforza Gênes passa sans hésitation sous l'obéissance de son fils Galéas, nouveau duc de Milan4. Celui-ci témoigna aux Génois peu d'amour. Il ne les séduisit ni par ses caresses ni par cette magnificence qui attachaient involontairement à son père. Il vient dans leur ville (1467); on fait de somptueux préparatifs à son approche: tout est dédaigné. Il va se renfermer dans la citadelle, ne se montre point et repart le troisième jour sans avoir visité la cité. Tandis qu'on s'étonnait d'un si froid accueil, un ordre du duc appela devant lui à Milan des députés de Gênes afin de conférer sur une affaire importante. C'était pour ordonner de construire une darse nouvelle capable de suffire à la station habituelle d'une grande flotte. Il prescrivait d'armer vingt galères et il empruntait des Génois 11,000 écus à cette occasion.

Ainsi la domination qui, sous le père, avait été salutaire et respectée, commençait à devenir à charge sous le fils; mais ce n'étaient que des semences qui ne devaient pas fructifier encore.

CHAPITRE VIII. Perte de Caffa. Révolte contre le gouvernement milanais; le duc de Milan traite avec Prosper Adorno, qui devient d'abord vicaire, puis recteur, en secouant le joug milanais.

On réparait les pertes passées; le commerce avait refleuri, tant l'opulence revient promptement avec la confiance et la sécurité. A force de souplesses et de sacrifices envers les nouveaux maîtres du Bosphore, on avait conservé à la navigation génoise l'accès de la mer Noire: le moment où les Turcs détruiraient ces établissements semblait s'être éloigné. Caffa brillait de richesse et ne montrait que trop d'orgueil. La corruption et l'injustice de ses chefs en causa la ruine et précipita l'heure fatale.

(1474) La civilisation d'une ville chrétienne, d'une république italique au milieu des Tartares de la Crimée, avait été un grand spectacle pour ces peuples demi-sauvages. Ils avaient conçu admiration, respect et bientôt confiance pour les institutions qui contenaient une population nombreuse, par des lois, avec des magistrats annuels; ils vénéraient des tribunaux intègres qui démêlaient le vrai et rendaient le droit au milieu des transactions de la vie civile et d'un grand commerce. Par leurs échanges et par les relations de propriétés sur un territoire limitrophe, souvent parties par des discussions d'intérêt, ils avaient vu avec étonnement justice faite aussi impartialement en leur faveur qu'au profit des Génois. Ils avaient reconnu que chez ces étrangers la probité et l'autorité des magistrats protégeaient mieux ce qui est juste que chez eux le despotisme ou la force individuelle. Ils s'étaient habitués à reconnaître les magistrats de Caffa comme des arbitres de leurs propres différends. La colonie s'applaudissait justement d'une si haute influence, elle s'attacha longtemps à la mériter par l'équité la plus scrupuleuse. Le Génois savait perdre son procès contre le Tartare. Les Tartares entre eux ne remportaient que des décisions sans faveur ni partialité. Leur recours fut si fréquent à Caffa qu'on y établit, pour leur donner audience, une magistrature de quatre membres sous le nom de députés aux affaires de la campagne. La colonie avait soin d'y nommer les hommes les plus clairvoyants, les plus probes et les plus prudents à la fois.

La Crimée avait un prince ou gouverneur dépendant du kan des Tartares, que les écrivains génois traitent d'empereur. Ces princes entretenaient les relations les plus amicales avec la colonie; ses conseils avaient la plus grande part au choix des gouverneurs de la province quand la place devenait vacante. Il paraît que sous certaines règles, le titulaire, avant sa mort, désignait son successeur. Vers l'époque dont nous faisons l'histoire ce gouverneur mourut. Il avait appelé pour le remplacer deux hommes puissants dans le pays. L'empereur avait ratifié ces choix. L'un d'eux fut installé avec l'assentiment des Génois. Mais la veuve de l'ancien prince avait un fils; elle eut l'ambition de le porter à la place d'où la dernière volonté du mort l'avait écarté. Elle s'adressa aux Génois. Les consuls de deux années consécutives repoussèrent sa prétention injuste et ses offres corruptrices. Il leur vint un successeur moins inflexible. Le consul Cabella se laissa gagner; ses conseillers et les membres de l'office de la campagne connivèrent à l'injustice; ils en acceptèrent le prix en argent. Les détails de cette odieuse négociation sont conservés; on sait le nom du courtier de l'intrigue, on connaît la somme distribuée, 6000 écus; Nicolas Torriglia, l'un des magistrats de la campagne, conclut ce marché pour lui et pour ses collègues. On suscita des traverses et des querelles au gouverneur, il fut dénoncé à l'empereur comme ayant des intelligences secrètes pour livrer Caffa aux Turcs; la colonie ne pouvait se croire en sécurité s'il n'était destitué. On demandait que le fils de l'ancien gouverneur fût mis à sa place; l'empereur répond qu'il veut donner toute satisfaction à la colonie. Le gouverneur sera déplacé, mais alors l'autre candidat désigné auquel il avait été préféré lui sera substitué, par un droit qu'on ne saurait justement méconnaître. On n'en exige pas moins la destitution du titulaire; l'empereur vient en personne pour en faire exécuter l'ordre et pour installer le successeur. Quand il est rendu à Caffa, on insiste pour lui dicter la nomination du jeune homme. Il s'en défend; mais on pousse si loin la menace, l'un des magistrats vendus y ajoute tant d'insolence, que l'effroi saisit le prince qui se voit entre les mains des Génois. Il cède, et installe le protégé qu'on lui impose; celui qu'on sacrifie s'unit avec le destitué, leurs partisans les secondent et alors ces Turcs, dont l'alliance n'avait été probablement reprochée à l'un d'eux que par le mensonge, sont ouvertement appelés par la vengeance de tous deux. Une flotte de nombreux transports préparée à Constantinople pour la conquête de Candie tourne ses voiles vers l'Euxin et vient assiéger Caffa par mer. Les insurgés pressent la colonie par terre. Le nouveau gouverneur et l'empereur en personne viennent la défendre avec les Tartares qu'ils ont pu retenir sous l'obéissance. Mais les voies étaient fermées à tous secours. Les forces turques étaient supérieures et irrésistibles. Le moment de se rendre arriva. L'émir qui commandait l'attaque, aux premières soumissions qu'on lui porta, répondit qu'il n'en voulait point, que les assiégés devaient se défendre, et lui, entrer de force. Mais bientôt il consentit à prendre possession de la ville. Tout s'exécuta avec ordre. Avant tout il se fît livrer les armes, puis il procéda au dénombrement des habitants en les distinguant par nations; en même temps il s'empara de tout ce qui appartenait aux étrangers, et ce fut un immense butin. Il confisqua à son profit tous les esclaves, il imposa sur chaque tête d'habitant un tribut de quinze à cent aspres. Après l'avoir levé, il se déclara maître de la moitié de toute propriété; enfin, après un court délai, la mesure fut comblée, les Génois et tous les Latins furent embarqués et chassés à jamais de Caffa. C'était le temps où Mahomet II, pour repeupler Constantinople désertée par beaucoup de Grecs, y mandait de ses provinces de nouveaux habitants sous peine de la vie. Ceux de Caffa furent jetés dans un quartier désert de la capitale, pour y végéter dans l'abjection de la servitude1. La perte de Caffa était encore plus sensible que le désastre de Péra; sans doute elle devait être un jour la suite de la prise de Constantinople, mais elle arrivait vingt et un ans plus tard qu'on ne l'avait craint d'abord et bien plus tôt qu'on ne devait s'y attendre après le premier répit. Elle ébranlait la fortune et achevait de tarir les sources du commerce de Gênes. Il ne restait plus à la république ou plutôt à ses capitalistes que Scio et quelques autres établissements précaires dans l'archipel. Famagouste avait été perdue après trois ans de siège (1464). Dans une querelle entre des compétiteurs à la couronne de Chypre, les Génois s'étaient attachés à la faction d'un bâtard du dernier Lusignan contre le parti de la fille légitime et du gendre. Les Vénitiens firent triompher ceux-ci. On prit Famagouste; de révolution en révolution intérieure ce fut Venise qui demeura seule maîtresse de l'île. Il n'en resta rien aux Génois.

Tandis que la république éprouvait ces pertes au loin, au dedans elle était tyrannisée au nom du duc de Milan2. L'oppression devenait intolérable. Le conseil avait chaque jour à faire porter des réclamations au duc par des ambassadeurs. Assez bien traités communément et renvoyés avec des promesses, les réponses qui les suivaient de près étaient pleines de refus et d'aigres reproches, comme si un malin esprit fût intervenu pour les dicter. La pesanteur des impôts était le principal sujet de plaintes. On avait établi pour le gouvernement une contribution générale qui se nommait le tribut. Le gouverneur milanais fit entendre aux artisans, aux classes inférieures, qu'il leur convenait d'exiger que la somme à répartir fut divisée en deux rôles, un pour les riches, l'autre pour les pauvres. Une fois que ce partage serait équitablement fait, le fardeau du riche ne pourrait plus être rejeté sur le pauvre par des exemptions scandaleuses ou par des taxations iniques. Les artisans adoptèrent ces idées avec avidité. Ils déclamèrent hautement contre l'injuste part qu'on leur avait faite dans la distribution des charges de l'impôt. Ils en demandèrent la réforme immédiate. Cette discussion s'échauffant, le gouverneur affecta d'en être effrayé. Il se fit donner un nouvel ordre de Milan et notifia que le duc entendait avoir dans sa citadelle du Castelletto au port une communication directe et fortifiée, afin d'assurer en tout temps à ses garnisons l'accès et la retraite. La citadelle est sur la colline de Saint-François, qui domine la ville au nord; elle est écartée de la mer, et, pour y atteindre, le chemin devait être tracé, et il le fut en effet, à travers les rues et les beaux édifices qui déjà méritaient à Gênes le titre de superbe. La désolation fut extrême à cette incroyable entreprise. Les menées suivies pour diviser les esprits perdirent leur fruit. Tout fut unanime quand on vit commencer l'exécution. On se hâta d'envoyer des ambassadeurs à Milan, pour supplier de renoncer à ce projet aussi préjudiciable qu'insultant. Mais l'attente du succès de cette démarche ne suffisait pas à l'indignation publique. Le peuple s'attroupait devant les travaux commencés. Lazare Doria, plus courageux que les autres, tira son épée tranchante et détruisit les cordeaux tendus pour marquer l'alignement des fortifications. Le gouverneur s'en intimida, le duc lui-même participa à cette impression de terreur; il permit que les travaux fussent interrompus. A cette nouvelle le peuple, se donnant carrière, courut arracher de leurs fondements les premières constructions de cette oeuvre de tyrannie. Ce mouvement fut chez le duc un nouveau sujet de déplaisir. On prit d'autres mesures. Des levées très-considérables furent faites en Lombardie et menacèrent Gênes. Un certain nombre de citoyens importants reçurent tout à coup l'ordre de se rendre à Milan: le bruit courut qu'ils allaient peut-être chercher le supplice. Ces annonces excitèrent dans Gênes une fermentation nouvelle. Un jeune noble, Jérôme Gentile, prit les armes et s'empara de la porte Saint-Thomas; quelques citoyens le joignirent, mais la masse hésita. Le mouvement languissait, la révolution n'était pas mûre. Gentile, désespérant du succès, consentit à se retirer et à accepter une amnistie pour lui et pour les siens, à la condition singulière qu'on lui rembourserait les frais de sa prise d'armes. Elle coûta 700 écus; on les paya, et l'on excusa à Milan cette aventure comme l'étourderie d'un jeune homme, désavouée et réprimée par ses concitoyens.

Le duc Galéas ayant été assassiné sans qu'aucune révolution immédiate s'ensuivît, le jeune Jean-Galéas fut reconnu à Gênes comme à Milan. Sa mère, Bonne de Savoie, gouverna comme tutrice et régente.

La ville de Gênes resta d'abord assez calme; mais les mécontentements n'étaient pas encore effacés. Il y avait des ambitieux toujours prêts à se soulever. La liberté des discours était poussée fort loin: l'autorité inquiète se hasarda à faire un exemple; on enleva deux populaires; mais à ce spectacle le peuple s'émut et les délivra violemment. Le cri de liberté commençait à se faire entendre, quand Pierre Doria se dérobant aux efforts faits par sa famille pour le retenir, vint sur la place publique déposer la toge et prendre les armes en appelant à l'affranchissement de la république. Cet élan entraîna tous les citoyens. Les soldats milanais ne purent tenir devant le peuple. Le gouverneur courut au Castelletto, et donna ordre aux siens de se rendre dans cet asile; mais cette retraite fut une déroute. Des toits, des fenêtres, les pierres pleuvaient sur la troupe, elle précipitait sa fuite en jetant ses armes: les rues étaient jonchées de lances et de casques; dans le même temps la populace, qui s'était portée dans le palais abandonné, y pillait non-seulement ce que le gouverneur et ses gens y avaient laissé, mais détruisait jusqu'aux portes et aux fenêtres, considérant dans sa folie, dit un écrivain génois, cet édifice comme un repaire de la tyrannie et non comme le siège vénérable de la patrie commune et des conseils de la république.

Aucune préparation, aucune alliance ne promettait la stabilité à la révolution spontanée qui venait de s'opérer. Les nobles ne voulaient ni en prendre la responsabilité à Milan, ni, dans leur jalousie, en laisser recueillir le fruit au petit nombre de leurs jeunes gens qui l'avaient exécutée. Cependant qui allait gouverner? Déjà arrivaient ou se rapprochaient de la ville des Adorno, des Fregose et l'archevêque Paul tout des premiers.

Mais à Milan on s'avisa pour cette fois d'une habile politique: on y tenait emprisonné, depuis quelques mois, par une précaution jalouse, Prosper Adorno, le personnage alors le plus éminent de sa race. Non- seulement on lui rendit la liberté, mais on l'expédia à Gênes avec le titre de gouverneur ducal. Introduit avec quelques suivants tous Génois, mais appuyé par une armée milanaise contre laquelle Hiblet Fieschi avait peine à défendre les portes, il tombe tout à coup au milieu de tous ces rivaux qui disputaient le pouvoir, il est accueilli par de nombreux amis. On crie Adorno et Spinola, sans faire mention du duc de Milan pour ne pas offenser les oreilles du peuple, comme pour lui taire qu'on vient lui rendre ce maître étranger.

Quand Prosper, si favorablement reçu, peut se faire entendre, il fait lire en public les lettres de la régente de Milan qui l'avaient constitué vicaire représentant du duc et gouverneur de Gênes. Une pleine amnistie y est écrite en faveur de qui a pris les armes. Les paroles de protection, les invitations à la concorde y sont prodiguées. Prosper y ajoute en son propre nom l'assurance de ne garder aucune haine, aucun esprit de parti, aucun sentiment qui ne soit pour le bien de la patrie commune. Aussi empressé que le reste de la ville de se débarrasser de l'armée qui l'a conduit, il fit entendre qu'elle avait droit et besoin d'obtenir une prompte récompense. On délibéra d'y consacrer 6,000 ducats, et beaucoup de citoyens trouvèrent que c'était s'en tirer à bon compte: en trois jours l'affaire fut consommée sans trouble. Les gens de guerre n'entrèrent point; ils partirent pour aller assiéger les terres des Fieschi. Hiblet, qui y avait cherché sa retraite, abandonné par ses amis, fut obligé de traiter et de subir la loi qui lui fut imposé de suivre le général San Severino à Milan. Là, cet homme hardi et né pour les révolutions fut bientôt le confident et le complice de ses vainqueurs. Il entra dans une intrigue tramée entre San Severino et les oncles du duc pour dépouiller la régente. Le complot fut découvert, les princes furent exilés, l'un d'eux se noya en se retirant; San Severino prit la fuite, Fieschi fut mis en prison. On profita de cette occasion pour ruiner le reste de la puissance de cette illustre famille. Jean-Louis Fieschi, chef d'une des principales branches, fut dépouillé de ses châteaux; on lui offrit de riches récompenses s'il voulait consentir à devenir habitant de Milan, il préféra la pauvreté avec l'indépendance.

(1478) Prosper Adorno fut accusé à Milan d'avoir secondé mollement les opérations en Ligurie. On le soupçonna même d'avoir secrètement aidé Jean-Louis Fieschi à qui, disait-on, il devait donner sa fille en mariage, et du moins il lui fit épouser sa nièce. On en prit du déplaisir à Milan, et la déposition d'Adorno y était décidée. Quelques troupes ayant été expédiées à Gênes pour passer de là en Corse, on crut d'abord que, sous ce prétexte, elles venaient pour chasser le vicaire, mais la résolution fut ajournée, du moins les troupes accomplirent leur destination; elles allèrent combattre un Fregose (Thomasino) qui avait soulevé une partie de la Corse. Il fut battu et réduit à se rendre à Milan pour y habiter. On l'y traita avec bonté, il fut caressé, probablement dans la vue politique de s'attacher en lui, pour les occasions futures, la famille émule des Adorno.

Que les princes et les hommes d'État de ce siècle fussent sans bonne foi, sans respect pour leurs serments aussitôt que leur intérêt leur promettait quelque profit dans la perfidie, c'est ce que tout le monde sait. Nous avons été accoutumés aussi, quand les chroniques nous servaient de guides, à voir des éloges donnés dans une page à la vertu d'un grand personnage et démentis à la page suivante: c'est qu'on avait écrit à mesure et toujours officiellement et pour l'autorité. Cependant on ne comprend pas bien comment les écrivains génois contemporains, mais écrivant de suite et après les événements, entendent la morale et craignent si peu de se contredire. Quand Prosper Adorno accepte d'être l'instrument de la servitude de sa patrie et se laisse nommer vicaire du duc de Milan, les historiens s'empressent de nous dire que comme c'était l'homme le plus religieux à garder sa foi et sa promesse, il tint avec une grande fidélité celle qu'on avait exigée de lui à Milan. Tous s'empruntent et copient cet éloge. Puis sans réflexion ils nous racontent non-seulement l'alliance de Fieschi, mais encore la pleine défection de Prosper traitant avec Ferdinand, roi de Naples.

Ferdinand, en querelle avec les Médicis, voulait encore empêcher la régente de Milan de les secourir. Fomenter une révolution dans Gênes contre le gouvernement milanais lui sembla le parti le plus sur et le plus facile. Prosper, dès la première ouverture, s'engagea dans cette manoeuvre. Le roi lui envoya une assez forte somme accompagnée de promesses. Deux galères venaient à sa disposition; mais cette trahison fut connue de la duchesse. Elle crut avoir dans Gênes assez de force et d'autorité pour se faire obéir, et elle résolut de prévenir Adorno. L'évêque de Côme entra déguisé dans la ville, et, annonçant brusquement sa présence et des ordres de Milan, il manda le sénat3 dans l'église de Saint-Cyr, loin du palais; là il fit lire devant le public les lettres qui le nommaient vicaire et qui destituaient Adorno. Mais, sur les nouvelles de cette assemblée que des émissaires portèrent jusqu'à Prosper et répandirent dans la ville, le peuple s'arma spontanément pour Adorno et marcha vers Saint-Cyr. Le tumulte fut tel que l'évêque de Côme n'eut que la citadelle pour refuge; les nobles furent contraints de se tenir cachés. Prosper déclara qu'il rompait tout lien avec le duc de Milan, et quitta le titre de vicaire. La république redevint indépendante. Adorno garda le pouvoir sous le nom de recteur. Six des principaux artisans et deux marchands lui furent adjoints pour modérateurs de son autorité; d'où l'on voit par qui et en quel sens la révolution était faite. Telle était l'ardeur des sentiments du peuple qu'on exigea une loi nouvelle pour renforcer l'exclusion des nobles; ils ne devaient être appelés ni au gouvernement proprement dit ni parmi les anciens au sénat, pas même dans les grands conseils, excepté quand il y avait à délibérer sur l'impôt; car, pour le consentir, le respect de la propriété privée se faisait encore entendre au milieu des passions politiques.

Les soldats milanais étaient toujours dans les citadelles de Gênes. Il fallait cependant se défendre contre les forces que la régente de Milan envoyait de nouveau et contre les garnisons restées encore dans les forteresses: on avait bien peu de troupes à y opposer; mais les citoyens étaient animés et excités à la défense. La résolution et le courage s'accrurent quand on vit arriver Jean-Louis Fieschi. Relégué et passant par mer d'un lieu d'exil à un autre, il avait su le danger de la patrie, il s'était mis en liberté et avait tout bravé pour venir la défendre. Enfin l'ennemi approcha; la bataille fut livrée, elle fut sanglante. Les Milanais parvinrent trois fois aux palissades génoises sans les franchir. Leur ardeur se soutenait encore, mais des hauteurs qu'ils attaquaient ils virent entrer dans le port un convoi napolitain; c'étaient des troupes, des armes et des vivres que Ferdinand envoyait pour renfort aux assiégés. La lassitude d'un long combat inutile fit exagérer ce secours. Les assiégeants crurent désormais leurs efforts superflus, leur salut en danger, ils se débandèrent et prirent la fuite. Les Génois les poursuivirent et en firent un massacre. On recueillit un grand nombre de prisonniers. Beaucoup furent vendus sur les galères napolitaines pour tirer la rame; les paysans dépouillèrent tellement ceux qu'ils ne massacrèrent pas qu'en retournant chez eux ces malheureux empruntaient aux plantes et aux rameaux des arbres de quoi couvrir leur nudité. Ainsi s'entendaient les lois de la guerre, à la fin du quinzième siècle, dans un pays qui se croyait le plus civilisé de l'Europe. Les Fieschi eurent soin de faire retenir tous les prisonniers de marque qui étaient tombés entre les mains de leurs gens, afin de les employer par un échange pour la liberté d'Hiblet qui était toujours détenu. Quant aux terres que les Milanais avaient enlevées à leur famille, ils y rentrèrent en triomphe4.

CHAPITRE IX. Adorno expulsé, Baptiste Fregose devient doge; il est supplanté par l'archevêque Paul, devenu cardinal. Ludovic Sforza seigneur de Gênes.

Quand la ville fut en sûreté, on n'en resta pas plus uni; la noblesse, dont une portion avait pris grande part à la délivrance, se plaignit de la défiance redoublée avec laquelle on la traitait. Encore à rapproche de l'ennemi, on avait publié un décret qui obligeait tout noble à sortir de la ville. L'exclusion permanente des conseils était une injustice et un outrage intolérable. Si la sujétion des Spinola aux Milanais avait blessé, les deux Fieschi accourus à la défense, les autres nobles qui avaient combattu pour la cause publique ne voulaient pas se laisser traiter en ilotes. Attentif à cette discussion et pressé de l'accroître, le gouvernement milanais s'avisa d'ouvrir à Hiblet Fieschi les portes de sa prison et le renvoya à Gênes. On l'instruisit avant son départ à diriger les esprits dans le sens des intérêts du duc. Il promit tout, arrivé il se garda de tenir parole; mais il suffisait de sa présence pour semer la discorde, et de ses manoeuvres pour la faire éclater. Il vint réclamant, exigeant, menaçant. Le gouvernement d'Adorno, intimidé, lui donna une grande somme, car, dit un contemporain, alors tout se réduisait en argent, et la république devait racheter sa paix de ses propres enfants. Milan ne tarda pas à susciter un autre personnage dangereux, et ce fut, dit-on, par l'intrigue des nobles de Gênes. On vit paraître sur la scène Baptiste Fregose, neveu de Louis et de Paul, et fils de Pierre, cet ancien doge qui avait été brigand et qu'on tua dans les rues de Gênes. Baptiste qui avait vécu à Novi, en sortait avec quelques gens à lui. Les garnisons milanaises qui gardaient encore les forteresses du Castelletto et de Lucoli, mais qui n'auraient pu y tenir longtemps, les lui livrèrent. Tout avait été préparé pour faire un coup de main en sa faveur. Cependant dans l'autre parti toutes les précautions avaient été prises pour la défense. Un combat fut promptement engagé. Les défenseurs des Adorno furent vainqueurs dans la première attaque. Mais l'entreprise n'était pas à sa fin; Baptiste Fregose fit négocier avec Hiblet Fieschi, toujours avide d'argent, toujours accessible à l'intrigue et pour son profit indifférent aux Adorno comme aux Fregose. On lui promit 6,000 ducats, mais, ce qui était plus certain, on lui en compta 2,000. Jean Doria fut l'entremetteur du traité; il fut convenu qu'Adorno serait chassé, que Baptiste Fregose serait doge, qu'Hiblet Fieschi aurait la forteresse de Lucoli. L'ambassadeur de Naples agréa cet arrangement; en peu de jours il devint public; aussitôt Adorno se vit déserté de tout ce qui l'avait entouré. A un jour déterminé, le parti de Fregose se montra et donna la chasse aux partisans des Adorno. Prosper, en se sauvant fut poursuivi par quelques hommes avides de vengeance; il gagna la darse, et, pour se réfugier sur la chaloupe d'une galère du roi de Naples, il fut obligé de se jeter tout vêtu à la mer.

Baptiste Fregose, par une élection solennelle, fut nommé doge aussi légalement que s'il n'eût pas acheté sa place (1479). Louis Fregose, comprenant qu'il ne pouvait être refait doge, se contenta du commandement militaire de la ville (1480).

On demandera où était l'archevêque Paul, comment il éclatait des troubles à Gênes sans qu'il y vînt prendre part; pourquoi il laissait sa famille chasser sans lui les Adorno et un autre Fregose monter au siège ducal sans qu'il accourût le lui disputer ou le lui voler. Une autre ambition le retenait ailleurs. Sixte IV nommait cardinal ce digne pasteur des Génois, et, dans un danger pressant pour l'Italie (1481), il le faisait commandant des forces maritimes envoyées contre les Turcs, qui avaient passé l'Adriatique et s'étaient emparés d'Otrante, effrayant Rome et toute l'Italie. Le pape alarmé cherchait de toutes parts des forces à leur opposer. Il demandait des galères aux Génois et en faisait armer quelques-unes; et c'est au cardinal Paul Fregose qu'était donné le commandement de la flotte: son apprentissage de piraterie lui comptait pour en faire un amiral. Il alla devant Otrante avec ses galères, mais la mort de Mahomet II fit plus que les armes des chrétiens, et, au bout de quelques mois, les Turcs rendirent la place et se rembarquèrent.

Aussitôt le cardinal archevêque prit le chemin de son diocèse; il vint montrer sa pourpre à ses amis et à ses ennemis; il vint épier l'occasion de ravir la place de doge par astuce ou par force, et il n'attendit pas longtemps.

(1483) Baptiste Fregose n'était pas aimé; dans la persuasion que personne ne s'élèverait en sa faveur, tout moyen parut bon pour s'en débarrasser. Le doge, visitant l'archevêque son oncle, fut arrêté de la main de celui-ci, contraint de signer une renonciation de son titre et des ordres pour remettre les forteresses, puis enlevé et déporté à Fréjus. Là, il alla compiler à loisir un livre d'exemples et de faits notables dont le but principal était de mettre en lumière la scélératesse de l'oncle qui l'avait dépouillé. Dans la surprise de cette révolution, personne ne se montra pour la combattre. Trois cents suffrages nommèrent l'archevêque doge sans tumulte ni opposition.

Il ne fut ni plus sage ni à peine plus retenu dans sa nouvelle administration que dans la précédente. Si la maturité de l'âge et sa dignité de cardinal le tenaient un peu plus en frein, ses alentours n'en prenaient que plus de licence. Fregosino, le plus violent et le plus insolent des bâtards de prince, donna libre carrière à tous ses vices et montra l'exemple aux autres fauteurs de son père. On revit les crimes les plus atroces. Paul Doria enleva dans la rue une femme belle et riche; un des Fregose, se prétendant offensé par un Lomellino, le fit assassiner publiquement. Tel fut pendant quatre ans le régime sous lequel le cardinal doge tint ou laissa la ville de Gênes1. (1484) Les affaires politiques ne furent pas mieux conduites. La première fut une guerre entre voisins, où l'on signala l'impéritie et la corruption des chefs, naturelle suite des choix d'un mauvais gouvernement. Une paix s'était négociée à Rome; les Génois devaient rendre Pietrasanta et garder Sarzane; mais les Florentins refusèrent (1486) de ratifier le traité et recommencèrent à presser le siège de Sarzane. Le pape fut accusé d'être l'instigateur secret de cette rupture. C'était, sous le nom d'Innocent VIII, Cibo, Génois de naissance, mais qui avait passé sa vie dans le royaume de Naples. Il était tourmenté de l'envie de faire la fortune de son fils, car les bâtards ne manquaient pas aux papes de cette époque. Il s'était contenté d'abord du projet de lui faire donner pour femme la fille de Lazare Doria, mais celui-ci s'était excusé de cette alliance. Innocent en conçut un ressentiment profond; et quand ce fils de pape, refusé par notre Génois, devint le gendre du magnifique Laurent, la partialité du pontife contre Gênes n'eut plus de frein. Il se répandait en griefs; il avait voulu emprunter, on lui avait demandé des sûretés telles qu'on les exigerait d'un marchand en faillite imminente; il avait envoyé une somme pour construire une chapelle, on s'en était emparé sous prétexte de l'appliquer au payement d'une dette; enfin il avait la petitesse de se plaindre qu'on se fût obstiné à faire payer les droits de douane sur des meubles qui lui étaient destinés.

(1487) On recommença la guerre. Sarzane avait été, comme nous l'avons vu, le patrimoine assigné à l'ancien doge Thomas Fregose: sa famille avait vendu ses droits à Florence. Pendant les révolutions et les guerres, la famille Fregose rentra dans la seigneurie vendue; les Florentins ne purent alors la reprendre. La république génoise regardait la possession de Sarzane comme le boulevard de son territoire oriental, et surtout comme une propriété trop précieuse pour la laisser passer à des émules. La maison de Saint-George acheta les droits des Fregose et se prépara à résister aux armes florentines.

Pour défendre Sarzane il fallait conserver Pietrasanta. Des commissaires génois y étaient renfermés; ils promettaient d'y tenir; de prompts secours leur avaient été envoyés; mais Laurent de Médicis vînt au siège avec de l'argent, et la place lui fut immédiatement livrée. Les chefs de l'armée et de la flotte envoyés contre les Florentins ne furent ni plus heureux ni moins suspects. Un d'eux, appelé pour rendre compte de sa conduite, aima mieux déserter qu'obéir. Un des commissaires de Pietrasanta eut la tête tranchée. Après avoir prolongé la défense, Sarzane capitula; les Florentins en prirent possession.

Le mécontentement fut grand à Gênes. Les affaires de la république et celles de Saint-George souffraient de tous les côtés. La Corse était soulevée par l'audace de Jean-Paul de Lecca et par les intrigues de Thomasino Fregose. Il n'avait jamais renoncé à l'espoir d'être maître de l'île où son origine maternelle le recommandait. Chassé par les forces du duc de Milan, retenu en Lombardie, il était revenu à Gênes quand sa famille y était au pouvoir. Quand la maison de Saint-George avait repris possession de la Corse, il avait élevé quelques prétentions pour se faire donner une indemnité en argent. Saint-George avait acquis tous ses droits et les lui avait payés. C'est dans cet état qu'il agissait sous main pour reprendre ce qu'il avait vendu; de Gênes il fomentait les révoltes dans l'île et s'alliait aux insurgés.

Le mauvais état de toutes choses avait fait demander une baillie; elle reçut le pouvoir de veiller aux affaires de la république et de Saint- George tout à la fois: le doge ne put l'empêcher. Cette dictature prit un parti vigoureux. Thomasino fut constitué prisonnier et envoyé en détention à Lerici. Le doge et Fregosino son bâtard l'emportèrent contre la licence des magistrats qui osaient vouloir faire justice d'un Fregose. Celui des membres de la baillie qui avait opiné le plus librement fut assailli et laissé pour mort par des serviteurs bien connus de Fregosino; et quant au prisonnier, la trahison de ses gardiens le mit hors de sa prison de Lerici. Il passa en Corse pour y exciter de nouveaux soulèvements. La baillie y avait envoyé des forces; elle avait fait recevoir à la solde de Saint-George des capitaines français. Avec ce secours on prit la place de Lecca; Jean-Paul et Thomasino furent mis en fuite.

Ainsi les Génois, lassés de tant de fautes et de méfaits, fatigués d'un despotisme sans gloire, commençaient à tenter de retirer leurs affaires des mains du doge. Le cardinal sentit l'animadversion publique, et, déterminé sans scrupule à sacrifier sa patrie pour se faire un appui et pour garder le pouvoir, il tourna les yeux sur Louis le More dont l'ambition cherchait partout à s'assurer des alliés.

Louis avait chassé violemment la duchesse Bonne, sa belle-soeur, et s'était emparé de la régence de Milan et de la tutelle du jeune duc. Son oncle, une fois investi du pouvoir, et tous les ressorts de l'État entre ses mains, s'était vu avec le temps plus maître à la majorité précoce d'un prince timide que pendant la tutelle; cette dépendance de Jean Galéas dura longtemps. Cependant Louis sentait qu'une puissance empruntée était précaire. Il épiait le moment de se débarrasser de ce fantôme de prince, et en attendant il lui convenait de se donner des points d'appui. Reprendre la seigneurie de Gênes, au hasard de souffrir quelque temps que sous sa protection le doge y gouvernât était une des vues les plus naturelles de sa tortueuse politique. Le cardinal et lui furent bientôt d'accord et se lièrent étroitement (1488). Le bâtard Fregosino épousa une nièce du More, soeur bâtarde du jeune duc. On affecta de célébrer leurs noces dans Milan avec une pompe royale où figura solennellement une ambassade génoise. Le prix de cette union devait être la proclamation de la seigneurie de Sforza, le retour à l'ancienne dépendance de Gênes, et les ambassadeurs étaient envoyés pour la reconnaître. L'annonce de cet attentat devenu trop vraisemblable fit éclater les mécontentements qui couvaient depuis quatre années. Tous les ennemis du gouvernement de l'archevêque se coalisèrent. Baptiste Fregose quitta son exil pour venir se venger de l'oncle qui l'avait dépouillé et fut le plus ardent à le renverser à son tour. Paul Augustin et Jean Adorno, chefs à cette époque de la faction opposée, s'unirent avec lui. Hiblet et Jean-Louis Fieschi ramassèrent leurs vassaux. Hiblet était l'âme secrète de la conjuration; il commença à parcourir les campagnes avec des satellites. Le cardinal lui écrivit et lui rappela leur ancienne intimité, leur complicité, pouvait-on dire; il lui demanda pourquoi il semblait se donner une attitude hostile; il l'invita à licencier ses soldats et à venir recevoir toutes les satisfactions qu'il pourrait désirer. Hiblet répondit amicalement: quelques-uns de ses anciens compagnons d'armes, disait-il, étaient venus le visiter, il ne pouvait se refuser à leur donner l'hospitalité; mais, toujours ami du cardinal, il se proposait de venir familièrement à sa table. En effet, tout à coup il parut, mais en armes, et surprit une porte de Gênes. Le mouvement éclata aussitôt. Le cardinal reconnut que le palais et la ville n'étaient pas tenables, puisqu'il n'avait pour lui que ses stipendiaires; mais en les conduisant au Castelletto, en s'y fortifiant avec eux, il pourrait attendre les secours du More, et avant cela même intimider la cité. Il exécuta cette retraite. Poursuivi, il pensa périr comme autrefois Pierre son frère. Baptiste Fregose était sur le point de l'atteindre, résolu dans sa haine à ne pas laisser échapper vivant un oncle si odieux. Personne ne prit la défense du doge; mais le seul Paul Doria, son ancien fauteur, coupa le chemin à Baptiste, et donna le temps au cardinal de se renfermer.

Celui-ci, s'il n'avait pu résister dans son palais à la population entière, parvenu dans la forteresse, n'était pas homme à perdre courage, à s'y laisser forcer ou à se rendre sans combat. Il garda les dehors, il porta des troupes au pied de la montée que le Castelletto domine. De là il prenait l'offensive. Ses mercenaires pillaient les maisons, mettaient le feu aux plus beaux palais dont ces riches quartiers abondent. Au moment de la retraite du cardinal, Augustin et Jean Adorno avaient été reçus en triomphe par leur parti: ils firent donner à Jean-Louis Fieschi la conduite des opérations militaires. Quand on vit que la persévérance du cardinal coûterait beaucoup à vaincre, on eut recours à l'assistance extérieure; on chercha partout des protecteurs, des maîtres s'il le fallait; on inclinait à retourner sous la seigneurie de la France, où le jeune Charles VIII avait succédé à Louis XI. On envoya des ambassadeurs à Paris solliciter des secours d'hommes et d'argent, et négocier au besoin la soumission de la république; mais la cour de France était occupée d'autres affaires, et Gênes ne pouvait attendre. Le cardinal avait invoqué les droits de son alliance avec les Sforza, et un puissant secours lui venait de leur pays; Jean-François San Severino, comte de Cajazzo, conduisait une armée déjà parvenue à Novi. L'urgence inspira un parti à prendre, ou plutôt seconda les vues secrètes des Adorno. Thomas Giustiniani, leur parent, fut envoyé au-devant du comte, pour excuser la ville, pour protester qu'on n'avait pris les armes que contre la tyrannie de l'archevêque et contre l'intolérable insolence de Fregosino. On avait été loin de craindre la seigneurie du duc de Milan, et il devait croire qu'obtenue des voeux du peuple elle serait plus solide qu'achetée du cardinal. Cette insinuation fut entendue à Milan. On s'y résolut à sacrifier le cardinal, mais le gouvernement était plus difficile à arranger à l'intérieur qu'à combiner avec la seigneurie étrangère. Les Fieschi, moyennant qu'on leur conservât des commandements militaires, consentaient à l'élévation des Adorno; car il n'était pas temps d'effacer la loi populaire qui excluait les nobles de la première place. Cependant Baptiste Fregose avait encore des prétentions. Autrefois son oncle l'avait chassé, pour se mettre à sa place, il se flattait de la reprendre comme son bien; mais le vicariat du duc de Milan ne pouvait se partager; et parmi les concurrents, le plus faible fut bientôt jugé et dévoué; le sacrifice s'accomplit dans le sein de la familiarité que le péril commun avait fait naître entre les émules. Baptiste Fregose allait conférer pendant la nuit chez Augustin Adorno. Il y fut saisi par celui- ci et par les Fieschi. Le prisonnier crut qu'on en voulait à ses jours, on le rassura. On lui exposa amicalement la nécessité politique qui exigeait qu'on se délivrât de sa concurrence et de sa présence. Au point du jour il fut remis entre les mains de Jean Grimaldi, ami commun, en qui il avait confiance. Il fut embarqué et conduit d'abord à Monaco, puis à Fréjus; il put y ajouter un nouveau chapitre au volume qu'il avait écrit quand son oncle le fit tomber dans le même piège. San Severino et son armée entrèrent à Gênes. Le duc de Milan fut reconnu seigneur: Augustin Adorno fut nommé gouverneur ducal pour dix ans. Les forces que le cardinal avait appelées pour le secourir furent alors employées à l'assiéger. Il pensa à traiter à son tour avec la France; mais il n'en eut pas le temps; quand une plus longue résistance devint impossible, il capitula. Le duc lui accorda 6,000 ducats de pension, en attendant qu'on pût obliger le pape à lui conférer des bénéfices de l'Église d'un revenu pareil; et Gênes, pour la garantie de cette promesse, fournit des cautions pour 25,000 ducats. On lui réserva la liberté d'habiter à Gênes, et il s'engagea en ce cas à s'y renfermer dans les attributions de sa dignité d'archevêque; mais il ne profita pas de cette faculté, il se retira à Rome.

CHAPITRE X.
Gouvernement d'Augustin Adorno.

(1488) Les premiers temps du gouvernement d'Adorno ne promettaient ni modération ni impartialité. Les hommes de son parti, se revoyant en force, se conduisaient en vainqueurs: ils se livraient aux violences d'une réaction; ils exerçaient des vengeances: plusieurs assassinats furent commis en plein jour; les meurtriers étaient connus et ils restèrent impunis. Les Fieschi eux-mêmes se plaignaient des Adorno, et leur intime alliance fut sur le point de se rompre. Louis le More fut obligé d'envoyer à Gênes un de ses principaux confidents pour enjoindre de se contenir avec plus de retenue et de prudence. Quand ces avertissements eurent inspiré plus de sagesse, peu à peu les biens de la paix se firent sentir, et quatre années de ce régime passèrent avec assez de calme. La valeur des fonds publics s'en ressentit favorablement, et l'on parut content. Le commerce avait repris confiance; or le commerce à Gênes, c'étaient toutes les classes supérieures, toutes marchandes, jusqu'à la noblesse la plus illustre.

Les classes inférieures, tout en recueillant les fruits de la tranquillité publique, étaient moins résignées à la perte de l'indépendance nationale. Adorno en fut haï; le peuple ne le considéra pas comme le magistrat à qui ses concitoyens avaient trouvé expédient de se soumettre, mais comme la créature et le suppôt d'une tyrannie étrangère, comme un homme qui a vendu la liberté et acheté la domination de sa patrie.

Le mécontentement populaire remontait jusqu'à Ludovic. Nous avions vu Louis XI céder ses droits sur Gênes au duc de Milan, celui-ci les avait reçus en fief et en avait rendu et réitéré l'hommage. Nous ignorons si ces démarches avaient été tenues secrètes, mais maintenant Louis le More s'avise de demander une nouvelle investiture à Charles VIII. Celui-ci croit faire, en l'accordant, un acte de souveraineté qui conserve les droits de sa couronne, et cette vaine cérémonie blesse les coeurs génois. On aurait donc, disait-on, trois maîtres, là où l'on devait n'en point avoir! On reconnaîtrait la souveraineté de la France avec laquelle on attendait avoir rompu tout lien!

Cependant une grande querelle intérieure, un grave intérêt d'argent, dès longtemps disputé, fut habilement réglé par Adorno avec le consentement de Ludovic, et tous deux y gagnèrent de la popularité. Le tribut ou vulgairement l'ordinaire était cette contribution annuelle levée au profit de la seigneurie. Elle était odieuse aux maisons opulentes, parce que, imposée en proportion des fortunes présumées, elle pesait presque entièrement sur elles, et que, dans les temps de factions, la fixation arbitraire de la taxe devenait une arme d'injustice. Le peuple, de son côté, s'opposait virilement aux projets fréquemment renouvelés de convertir cette prestation par tête en augmentation des droits sur les consommations. L'idée de prendre la somme sur les profits de la maison de Saint-George soulevait une autre classe d'opposants. C'était rejeter le fardeau sur les actionnaires de la banque. Après deux ans de vives contestations, les Adorno, pour se rattacher l'affection publique déjà fort aliénée, firent des sacrifices pris sur leurs propres trésors. Saint-George fournit tous les ans un modique contingent, on se procura quelques autres ressources, enfin la taxe ordinaire fut totalement supprimée. A peine cet arrangement fut consommé, chacun se sentit à l'aise en se voyant délivré de la partialité qui le taxait. On laissa paraître des richesses qu'on enterrait pour les soustraire à l'impôt; on se hâta de les répandre dans le commerce, dans la navigation, où elles fructifièrent promptement.

Les Génois s'accoutumaient ainsi à un joug qu'on leur rendait léger. Cependant dans leur prospérité il leur était insupportable de voir Sarzane, qu'ils regardaient comme leur propriété, demeurée aux mains des Florentins. Ils voulaient reprendre leur bien par les armes; mais toute l'Italie était en paix; on craignait de la troubler pour ce seul intérêt. Ludovic avait d'ailleurs à ménager les Florentins. Il employa toute sa dextérité à empêcher les hostilités qui commençaient, à faire remettre la querelle à son arbitrage, bien décidé à retarder la sentence tant qu'il pourrait.

(1490) La paix avec une beaucoup plus grande puissance avait été rendue facile. Une guerre de corsaires s'était toujours entretenue entre les Génois et les Catalans. Mais Ferdinand d'Aragon dominait paisiblement sur la Sicile et sur la Sardaigne, et ce roi des Espagnes et des Indes s'inquiétait peu désormais de disputer aux Génois la possession de quelques châteaux sur le rivage de la Corse, sujet de la querelle. Il accorda un traité de paix solennel qui augmenta la sécurité de la navigation. C'était précisément le temps où un Génois venait de lui ouvrir un nouveau monde, événement immense qui n'appartient pourtant à l'histoire de Gênes que parce que Christophe Colomb naquit sur le territoire de la république. Il vit le jour à Cogoleto sur le bord de la mer, près de Savone. Fils d'un ouvrier en laine, lui-même ouvrier en soie dans sa première jeunesse, le goût de la navigation, inné dans tous les enfants de ce littoral, le lança bientôt sur les mers. Préoccupé des récits et des fables marines qui poussaient alors aux découvertes, il conçut l'idée d'arriver en Asie par l'occident, et ce ne fut point le hasard qui lui fit trouver l'Amérique. Une théorie, soit de raisonnement, soit d'instinct, le dirigea dans sa carrière aventureuse. Il n'avait pas été sans précurseur à Gênes dans sa spéculation et dans sa tentative: en 1290, Théodose Doria et Ugolin Vivaldi, avec deux moines franciscains, étaient sortis du port sur deux galères; ils avaient franchi le détroit de Gibraltar pour aller chercher devant eux des mers nouvelles au couchant, mais ils ne reparurent plus.

On dit que Colomb offrit d'abord ses plans au gouvernement de Gênes: c'était pendant l'administration des Fregose. Les historiens du pays n'en font pas mention; mais il est fort naturel qu'on n'ait pas su distinguer la conception du génie du rêve de l'aventurier, surtout qu'on n'ait pu deviner la grandeur inouïe des résultats et qu'on ait reculé devant la dépense. Ferdinand et Isabelle furent plus avisés et plus heureux. Ce ne fut que par les ambassades expédiées à l'occasion de la paix que les Génois apprirent la grandeur des découvertes de leur illustre concitoyen. Plus tard, par son testament il légua à la maison de Saint-George le dixième des revenus qui, après tant d'ingratitude, restèrent le prix des dons immenses que lui devait la couronne d'Espagne. Mais les auteurs génois qui écrivent peu après ce temps, nous disent qu'ils ignorent pourquoi ce legs fait à Saint-George n'a pas été recueilli; et, en effet, tout ce qui en reste, c'est un beau manuscrit conservé dans les archives de Gênes, où sont transcrits les privilèges de Christophe Colomb et de ses héritiers en Espagne et en Amérique.

C'était à peu près en ce même temps que l'Espagne chassait les Mores, les juifs et tous les chrétiens douteux qui avaient dans leurs veines quelques traces de ce sang infidèle. Il est juste, et il convient à l'histoire des moeurs et des opinions de dire que chez les Génois, d'ailleurs si pieux, ce grand sacrifice excita plus d'étonnement et de pitié que d'admiration pour le zèle de Ferdinand. On alla jusqu'à suspecter son avarice dans ce témoignage de l'ardeur de sa foi. Le premier écrivain qui s'en exprime ainsi était au service de la république, et l'on peut croire que les sentiments qu'il ose avoir tenaient de sa position quelque chose d'officiel. Tous les historiens du pays, ses contemporains ou ses successeurs immédiats, accoutumés à le copier, ont conservé son expression. Purger d'infidèles, dit-il, un royaume si catholique parait d'abord une action sainte; mais on peut dire qu'elle contient en soi quelque peu de sévérité. Cet événement étranger fut la cause d'une grande calamité à Gênes. Les juifs fugitifs, entassés au hasard dans les bâtiments qui purent les transporter, dépouillés au départ, rançonnés par les patrons, arrivèrent en grand nombre à Gênes dans l'état le plus déplorable. On ne leur accorda pas la liberté d'un long séjour, mais dans leur profonde misère ils portaient avec eux l'infection. Ils laissèrent dans la ville les germes d'une maladie que l'on nomma la peste, et qui peut-être ressemblait plutôt à ces fièvres, dirai-je contagieuses ou épidémiques, qui ravagent certains pays maritimes aussi promptement que la peste d'Orient. Le mal dura longtemps. Au printemps qui suivit cette fatale importation il devint général. On prit des précautions extraordinaires: des magistrats spéciaux furent nommés; on cantonna les malades. Il en réchappait à peine deux sur dix. Quiconque put quitter cette ville empestée en sortit, et ce fut une précaution salutaire. Comme on l'éprouve dans les crises de la fièvre jaune, il mourut peu de réfugiés à la campagne et ils n'y communiquèrent pas la maladie.

LIVRE HUITIÈME.
CHARLES VIII. - LOUIS XII. - FRANÇOIS Ier EN ITALIE. - SEIGNEURIE DE
GÊNES SOUS LES ROIS DE FRANCE. - VICISSITUDES DU GOUVERNEMENT. - ANDRÉ
DORIA.- UNION.
1488 - 1528.

CHAPITRE PREMIER.
Charles VIII.

Nous voici arrivés au temps où, après quelques années de repos et de prospérité, l'Italie entière fut bouleversée par les armées françaises. Une invasion rapide et de peu de durée fut suivie de longues et sanglantes conséquences. Jamais plus d'intrigues n'avaient joué à la fois ou n'avaient plus multiplié les événements extraordinaires.

Les princes d'Aragon possédaient paisiblement les Deux-Siciles. La branche d'Espagne régnait dans l'île; les descendants d'Alphonse occupaient le trône de Naples et recueillaient le fruit de l'adoption de la reine Jeanne. On n'entendait plus guère parler des prétentions de la maison d'Anjou. Le roi René était mort, et d'héritier en héritier les droits de la maison d'Anjou étaient parvenus à Louis XI, et après lui à Charles VIII. Charles acheva sa minorité au milieu des dissensions de sa cour, de sa famille même, et personne ne pensait que ce jeune prince eût plus que son père le dessein ni le moyen de revendiquer le sceptre de Naples par les armes.

Mais Ludovic Sforza était décidé à se débarrasser enfin de son neveu; il voulait être duc de Milan en titre; il voulait s'agrandir, il lui fallait de nouvelles alliances et surtout des intrigues politiques, des manoeuvres sourdes, seul élément où il se sentît à l'aise.

Il craignait la cour de Naples; car Jean-Galéas, ce pupille dépouille, était devenu le gendre du roi Alphonse. Ludovic avait donc cherché des appuis de toutes parts; il avait entretenu une étroite alliance avec les Médicis; mais Laurent était mort, et il y avait peu de fond à faire sur le caractère et sur la conduite de Pierre son fils et son successeur. Alexandre VI, le détestable Borgia, était monté sur la chaire de saint Pierre. Peu importait que son élection eût été scandaleuse et vénale. Sous le prétexte de la paix de l'Italie, Ludovic et les Vénitiens firent une étroite alliance avec le pontife; mais Sforza fut bientôt averti par son frère le cardinal Ascagne, de ne pas compter sur Alexandre, prêt à le trahir sans scrupule pour le moindre intérêt. Ludovic à son tour imagina que bientôt la foi des Vénitiens chancelait à son égard. Le roi de Naples lui demandait enfin que le pouvoir fût réellement remis à Jean-Galéas. Il se voyait menacé, abandonné par toute l'Italie; il ne craignit pas de l'exposer tout entière en y appelant un puissant étranger. Il fit remontrer à Charles VIII qu'il était temps d'aller prendre possession de son royaume de Naples en vertu des testaments qui l'appelaient. Il offrait ses biens, ses forces, celles de Gênes, hommes, galères, argent; enfin un traité fut conclu. Charles se prépara à passer les monts, à joindre son allié Ludovic, à marcher à la conquête. Pour porter la guerre en Italie, il acheta la paix ou des trêves sur toutes ses frontières. Ferdinand d'Espagne, quelque peu d'intérêt qu'il prît à ses parents de Naples, ne pouvait voir avec plaisir que le roi de France allât les détrôner et pût de là menacer la Sicile; mais moyennant que, vers les Pyrénées, on lui abandonnât la Cerdagne, il promit d'être neutre. Ses paroles lui coûtaient trop peu à fausser pour ne pas en donner à celui qui s'en contentait et qui en payait le prix.

On trouve dans les mémoires de Gênes que le testament, par lequel Jeanne révoquant l'adoption d'Alphonse d'Aragon, avait nommé pour héritier Louis d'Anjou auquel René avait succédé, était resté longtemps égaré et qu'un Génois, Èlien Calvo, procura ce précieux document au roi de France qui ne l'en récompensa jamais. Les historiens français ne disent rien à quoi l'on puisse rattacher cette anecdote.

(1494) Des ambassadeurs français précédèrent le roi en Italie et sondèrent les intentions de chaque gouvernement. A Venise on leur répondit en termes généraux d'amitié et de révérence, et en s'excusant de donner à un si grand roi des conseils qu'il daignait leur demander. Pierre Médicis fit déclarer Florence pour l'Aragonais. Baschi, l'ambassadeur du roi, demanda au pape l'investiture de la couronne de Naples pour son maître; mais le saint-père répondit que, l'ayant déjà donnée à Alphonse II qui venait d'hériter de Ferdinand Ier, il ne pouvait l'ôter à un vassal du saint siège tant qu'il ne l'aurait pas jugé et condamné. Tandis qu'il faisait cette réponse il mariait un de ses fils à une bâtarde du roi de Naples. Ludovic seul, et les Génois, à son insinuation, secondaient les Français. Pierre Durfé, grand écuyer de France, était venu à Gênes prendre les mesures nécessaires, faire armer des galères, et surtout emprunter de l'argent. Antoine Sauli prêta lui seul 75,000 ducats1, et quand le roi fut à Rome, le même capitaliste lui en fournit encore 25,000, sans appeler personne en partage de cette grande subvention. On équipa onze vaisseaux, douze galères et vingt galiotes; il vint de Marseille de l'artillerie; Sforza envoya des troupes. Tandis que le roi Charles passait les monts, le duc d'Orléans vint à Gênes et conduisit des Suisses. Le cardinal de la Rovere, qui, depuis l'élection d'Alexandre, se tenait renfermé dans la citadelle d'Asti, s'était échappé pour venir au-devant des Français. Jean-Louis Fieschi prenait parti pour eux; mais Hiblet, brouillé avec lui, avait quitté Gênes pour aller trouver le roi de Naples. Le cardinal Paul Fregose voulut signaler encore ses vieux jours au milieu de ces troubles. Il joignit Hiblet, et tous deux promettant de soulever la rivière orientale de Gênes, persuadèrent à Alphonse de prendre l'initiative, de mettre sa flotte à la mer et de faire ainsi diversion aux préparatifs qu'on dirigeait contre lui. Ces deux anciens boutefeux montèrent sur les galères napolitaines. En prétendant servir l'Aragonais ils n'avaient d'autre but que de profiter de ses forces pour essayer de renverser les Adorno. Ils vinrent jeter l'ancre dans le golfe de la Spezia et prirent terre; mais Jean-Louis Fieschi accourut pour retenir dans le parti opposé ses vassaux et ses amis; prompt, disait-il, à combattre son frère s'il pouvait le joindre. Après un long combat, la flotte napolitaine se retira. Fregosino, le fils de l'archevêque, Hiblet Fieschi, ses enfants et leurs partisans furent laissés sur le rivage de Rapallo où ils combattaient contre deux mille Suisses que le duc d'Orléans s'était hâté de faire marcher sur eux. Ils se dispersèrent: Fregosino n'attendit pas la chance de tomber entre les mains qui l'eussent livré à Ludovic, il se rendit au duc d'Orléans. Les Fieschi, nés dans ces montagnes, en connaissaient les issues, ils se dérobèrent à la soldatesque.

Pendant ce temps, les Suisses maîtres de Rapallo y commettaient d'épouvantables cruautés; ils pillaient et massacraient; ils avaient mis à la chaîne tout ce qui avait semblé pouvoir rapporter une rançon ou être bon à mettre en vente. Gênes entière se souleva d'indignation et d'effroi, quand on vit ces vainqueurs effrénés traînant leurs captifs et étalant leur butin dans les rues et sur les places publiques. Un sentiment d'horreur qui frappa le peuple à cette vue produisit une émeute spontanée. On courut contre les Suisses débandés, on leur arracha leurs victimes, plusieurs furent massacrés. On s'en prit à leurs chefs, aux Adorno; les officiers français furent obligés de se retirer sur leur flotte. Le tumulte ne s'apaisa qu'à grand'peine.

Les mercenaires suisses étaient alors la seule infanterie qui tînt en ligne dans les batailles. Les puissances en guerre intriguaient pour se dérober ce secours les unes aux autres. On caressait à l'envi ces auxiliaires difficiles à conduire et à retenir, gens qui, indifférents à toute cause et ne marchant que pour la solde, n'y souffraient ni rabais ni retard; qui quelquefois prenaient pour nantissement la personne de celui à qui ils étaient engagés; pour qui le pillage accompagnait de droit le combat, et qui appelés pour se battre ne s'informaient pas si le territoire était ami ou ennemi, si les habitants qu'ils trouvaient devant eux devaient ou non être épargnés; mais aussi c'étaient des stipendiés qui faisaient leur métier de combattants en conscience, et autrement que ces bandes d'hommes d'armes, aventuriers du siècle précédent. Ceux-là, ménagers des hommes et des chevaux et s'épargnant réciproquement, étaient accoutumés jadis à des victoires qui n'avaient presque rien de sanglant. Leurs combats n'étaient guère que des joutes. L'usage de l'artillerie avait commencé à mettre hors de mesure ces guerriers si habiles à se conserver. Les Français et les Suisses venaient montrer une guerre plus sérieuse; et si le pillage était la plus grande calamité qui accompagnât les aventuriers, le pillage, qui n'était pas moindre avec les Suisses, était mêlé de bien plus de sang répandu sur le champ de bataille.

Charles VIII ne vint pas à Gênes, où probablement Ludovic ne désirait pas l'introduire. D'Asti il gagna la Toscane; mais avant qu'il eût traversé le territoire lombard, Jean-Galéas était mort à l'improviste; son fils enfant avait été laissé à l'écart, Ludovic avait pris ce titre de duc de Milan si longtemps attendu.

Pierre de Médicis s'était déclaré pour Alphonse: le roi de France traitait la république florentine en ennemie. Il menaçait Sarzane et Pietra Santa. Médicis vint au-devant de lui désarmé, s'excusant de ses alliances avec les Aragonais et implorant son indulgence. Une convention fut facilement conclue: Charles recevait en grâce les Florentins; ils remettaient pour sûreté Sarzane, Pietra Santa et Pise; des garnisons françaises y furent sur-le-champ établies avant même que le traité fût écrit. Le roi s'engageait cependant à rendre ces places aux Florentins aussitôt que la conquête de Naples serait achevée: Médicis se soumettait à faire prêter au roi 200,000 florins par la république; car Charles manquait d'argent et en demandait partout; mais, à la nouvelle de ce traité, le peuple florentin indigné, se souleva contre les Médicis; l'autorité de Pierre fut abolie, lui-même s'enfuit à Venise. Florence députa au roi: toujours amie de la maison de France, asservie et trahie par ses tyrans qui seuls avaient empêché la ville de se déclarer pour la cause française, elle n'avait pas besoin d'eux pour s'y rattacher. C'est elle, et non les Médicis, qui ouvrait ses portes à Charles; elle le suppliait de lui rendre ses forteresses et surtout Pise, cette ancienne émule de la république qui maintenant était et devait rester sa sujette. Le fameux moine Savonarole, l'âme de la révolution populaire contre les Médicis, était de l'ambassade: sa harangue fut une prédication exaltée.

Cependant le roi, au moment même, se mettait hors d'état de contenter les Florentins, ou plutôt de tenir la clause du traité par laquelle il n'avait prétendu être que le dépositaire de la ville de Pise. A sa vue les Pisans avaient jugé que l'occasion était favorable pour secouer le joug florentin. S'il restait encore quelque ressentiment des anciennes factions, c'était pour rendre odieuses à la ville gibeline par excellence les chaînes que la guelfe Florence lui avait imposées quatre-vingts ans; La jalousie de cette rivale triomphante s'était complu à ruiner sa conquête pour mieux l'assujettir. La misère horrible, fruit de cette sujétion, fut vivement représentée au roi dans cette ville déchue; elle lui demanda sa liberté. Charles, touché de ce qu'il voyait, et sans prévoyance pour regarder au delà, laissa échapper une promesse qui fut aussitôt proclamée comme un octroi. La garnison étrangère fut chassée; on brisa les insignes de Florence; un régime libre, un gouvernement pisan se rétablit sous les yeux du roi étonné qui n'osa rien désavouer; mais, parvenu à Florence, il entendit d'autres demandes, qu'il ne sut pas mieux contredire. Il regretta de s'être tant avancé. Pressé de poursuivre sa route, les Florentins à leur tour obtinrent de lui un traité qui n'assurait aux Pisans qu'une amnistie, en leur ordonnant de retourner sous l'obéissance de leurs anciens maîtres. Des ambassadeurs de Gênes étaient venus demander au roi Sarzane et Pietra Santa, puisqu'il avait entre les mains ces deux places qui leur appartenaient. Il reçut très- honorablement les envoyés. Il arma chevalier Luc Spinola, l'un d'eux, mais il éluda leur demande; c'était assez de la querelle de Pise, et les deux forteresses réclamées étaient de celles qu'il devait rendre à Florence suivant le traité. Ce déni unissait d'intérêts les Génois et les Pisans. Le roi se contenta de déclarer que la contestation serait mise incessamment en arbitrage. L'armée française continua sa route. Le pape se renferma dans le château Saint-Ange; mais de là il traita, et Charles passant plus loin, se présenta enfin sur la frontière du royaume de Naples.

(1495) Cette marche imprima partout l'effroi et la stupeur. Le roi Alphonse se vît abandonné, il se sentait haï, il désespéra d'être défendu. Il abdiqua en faveur de son fils Ferdinand II. Il s'embarqua avec les trésors publics volés à son successeur et à la défense du royaume. Il alla faire pénitence dans un couvent de Sicile, et, peu de temps après, il y mourut au moment de se faire moine. Charles marchait à grands pas vers sa nouvelle capitale; tandis que le jeune roi Ferdinand en défendait les approches, des soulèvements populaires y appelaient les Français, et Jean-Jacques Trivulze, émigré milanais à la solde des princes aragonais, qui commandait dans la ville, y donna le signal des défections. Il prit parti pour les Français, à qui il demeura attaché tout le reste de sa vie. Ainsi Charles se vit maître de Naples: on vint de toutes parts le reconnaître et se donner à lui. Parmi les plus empressés se distinguaient le cardinal Fregose et Hiblet Fieschi qui, quelques mois auparavant combattaient contre ses troupes. Ils venaient voir si dans ces nouvelles combinaisons ils ne pourraient en trouver quelqu'une funeste aux Adorno.

Les succès inouïs du conquérant devaient être promptement suivis de revers. En peu de mois, faute d'habileté et de prudence, à Naples la noblesse et le peuple avaient été mécontentés. Les Français eux-mêmes ne montraient que dégoût, ne rêvaient que la France. Des événements sérieux vinrent bientôt avertir Charles qu'il fallait se hâter d'en reprendre le chemin ou se résoudre à ne plus voir Paris. Toute la haute Italie se soulevait déjà pour lui fermer le retour. Il distribua à ses lieutenants la moitié de son armée pour la garde de Naples et des provinces. Avec le reste il rétrograda rapidement vers Rome, la Toscane et la Lombardie, pour regagner Asti et la frontière de France.

Le perfide Ludovic n'avait eu besoin des Français que pour s'assurer la couronne ducale de Milan. Son but atteint, il avait promptement pensé à se délivrer d'alliés exigeants, trop puissants pour n'être pas de mauvais voisins. Il avait ligué toutes les puissances d'Italie effrayées des rapides conquêtes de l'armée française.

Le retour de Charles était hérissé de difficultés. Les semences qu'il avait imprudemment répandues dans son premier passage en Toscane avaient porté leur fruit. Tout y était en guerre, et Gênes en avait sa part. Le More avait déjà passé pour l'auteur du conseil qui poussa les Pisans à demander leur liberté et à se conduire comme si elle leur avait été octroyée. Depuis il les avait incités à résister, quand en vertu du traité fait à Florence on avait voulu les ramener à l'obéissance. Il avait disposé les Génois à secourir une ancienne république tombée qui voulait renaître à la liberté. Des ambassadeurs pisans réclamèrent devant le sénat de Gênes la sympathie des coeurs libres, la pitié pour leurs infortunes, le concours pour leurs généreux efforts. On embrassa leur cause avec enthousiasme; on fournit de l'argent, des armes, les populations du territoire génois voisines des Pisans sont organisées pour leur porter assistance; en un mot, Gênes se livre avec joie à une guerre où retentit le nom de liberté, mais qui surtout peut lui faire récupérer Sarzane et Pietra Santa. Les Florentins demandent à Charles appui et justice en vertu de leurs accords; les Pisans lui demandent de leur tenir sa royale promesse: il flotte hésitant entre des engagements contradictoires et au milieu de ses propres embarras. Il envoie quelques troupes à Pise, il répond aux Florentins que c'est leur faute, et non la sienne, si aucun de leurs sujets ne veut porter leur joug.

Ces dispositions diverses ne promettaient pas au roi que les pays qu'il devait traverser lui livrassent un passage facile: les hostilités éclataient; Ludovic avait pris les armes pour enlever Asti: cette ville perdue eût fermé l'issue vers laquelle Charles dirigeait sa retraite; c'était le patrimoine du duc d'Orléans, petit-fils de Valentine Visconti; et de là ce prince menaçait lui-même le duché de Milan sur lequel il ne cachait pas ses prétentions héréditaires. Il y avait double intérêt à le déposter; mais les Milanais furent repoussés, et, loin de leur abandonner Asti, le duc d'Orléans leur prit Novare.

Charles, doutant s'il trouverait cette route ouverte, avait envoyé à Gênes un négociateur chargé de lui assurer au besoin le passage et rembarquement. Ludovic y avait mis ordre; il avait défendu de fournir aucun secours aux Français; il avait fait séquestrer des galères dont l'armement aux frais du roi avait été commencé avant la rupture. On répondit au messager de Charles que s'il venait à Gênes, il n'y trouverait que des partisans affectionnés et respectueux parmi lesquels les armes lui étaient inutiles. On n'admettrait avec sa personne que cinquante individus de sa suite. Cependant les Adorno surent qu'avec lui marchaient le cardinal de la Rovere, et les Fregose, et Hiblet Fieschi. Ils en prirent l'alarme, ils craignirent à l'approche de ces ennemis les intrigues de l'intérieur autant qu'un coup de main. On bannit beaucoup de citoyens qu'on suspecta: on se mit en défense. Jean-Louis Fieschi et les Spinola persistant dans leur coalition avec les Adorno dont ils étaient les soutiens, mirent sous les armes dix mille hommes. Le roi avait détaché de ce côté un corps commandé par Philippe de Savoie. Il venait, soit par la force, soit par les intrigues des émigrés génois qui le guidaient, faire ouvrir les portes de Gênes. On pénétra jusqu'au Bisagno; on négocia avec Adorno même. Il n'avait qu'à se détacher de Ludovic; son autorité lui serait conservée. Sarzane et Pietra Santa toujours gardées par les garnisons françaises seraient rendues immédiatement à la république, on la comblerait des faveurs les plus distinguées; mais le roi faisait promettre en vain. Quand les Fregose étaient aux portes, les Adorno ne voyaient que des pièges et des ennemis qui venaient leur arracher le pouvoir. Les Français allèrent rejoindre l'armée du roi; il était temps, elle se battait à Fornoue.

Cette bataille ouvrit à Charles un passage glorieux, et Gênes laissée à l'écart échappa à la tempête. Ludovic se hâta de faire ou de subir une paix séparée. Charles, non moins pressé de se revoir en France, la fit à peu près sans garantie. Le duc de Milan abjurait l'alliance de Ferdinand; Novare lui était rendue; il conservait la seigneurie de Gênes sous la suzeraineté de la France, On rendait aux Génois la Spezia et les autres places que l'armée française avait occupées en faisant sa retraite, excepté Sarzane dont on ne parlait pas; il leur était ordonné de rappeler les troupes fournies à Pise, sans plus prendre part à cette querelle. Pour toute sûreté de ces conditions et de la foi du duc, il était stipulé que le Castelletto de Gênes serait mis en dépôt entre les mains du duc de Ferrare, et ce prince était le beau-père de Ludovic. Après cette unique précaution prise, et le roi parti, on méprisa les promesses qu'il avait exigées: ses commissaires vinrent mettre des vaisseaux en réquisition pour porter des troupes au secours du Château-Neuf de Naples, car Ferdinand était déjà rentré dans la ville, et il assiégeait les Français dans cette citadelle. Ludovic était bien éloigné de consentir à cet emploi des navires de Gênes, quoique la dernière convention l'eût prévu. On offrit les vaisseaux, mais on objecta que le traité ne portait pas que ce fût pour mettre des étrangers à bord, et on déclara qu'on n'y recevrait ni Français ni Suisses. Le temps se perdit dans cette chicane. On apprit que le Château-Neuf s'était rendu. Les Français, forcés de renoncer à une expédition sans but désormais, remportèrent leur argent en accusant et les Génois et Ludovic. Quelques mois après (1496), l'officier français qui commandait dans Sarzane proposa de vendre la place à la république2: on envoya aussitôt vers lui des députés et de l'argent. L'infidèle gardien prit vingt-cinq mille ducats; il renonça à sa patrie: on lui prostitua le titre de citoyen de Gênes; mais il alla en jouir ailleurs avec le prix de sa trahison. L'exemple tenta aussitôt le commandant de Pietra Santa, on conclut avec lui; mais au moment où il devait livrer la place, les Lucquois, plus voisins, enchérirent sur le marché des Génois et entrèrent en possession. Lucques et Gênes s'étaient alliées pour secourir Pise; cet événement rompit leur accord. Les Génois voulaient employer leurs forces, si Ludovic ne leur prêtait les siennes, pour reprendre ce dont ils se croyaient légitimes propriétaires comme acheteurs premiers en date. Ludovic, que ces querelles contrariaient, leur répondit par des refus absolus qui redoublèrent les griefs et la désaffection envers son gouvernement. Dans une assemblée du conseil, Etienne Giustiniani proposa de déclarer solennellement qu'on ne lui accorderait ni contributions ni assistance avant qu'il leur eût fait rendre leur propriété de Pietra Santa. Le gouverneur Adorno et son parti s'alarmèrent vivement d'une proposition qui devait blesser le duc de Milan; à force de brigues ils la firent rétracter. Dans le même temps l'intérieur de la république voyait se rallumer des jalousies et des querelles. Une cérémonie religieuse où les nobles paraissaient seuls avait été autrefois en usage; tombée en désuétude depuis vingt ans, leur jeunes gens s'avisèrent de la renouveler. Cette imprudence n'était pas de saison, elle fut mal accueillie par les populaires; des rixes s'ensuivirent: la ville fut à la veille d'une émeute générale. Adorno s'employa, ordonna, supplia; les populaires furent inflexibles, et leur obstination l'emporta. La procession de la sainte croit3, car c'était le sujet de la querelle, devint commune à tous les citoyens. Les nobles, qui avaient fait la dépense des ornements d'orfèvrerie au milieu desquels le bois vénérable était porté, en furent remboursés malgré eux, et ils donnèrent à l'Église ces deniers qu'ils trouvaient honteux d'être condamnés à reprendre. Les mémoires du temps mettent de l'importance à cette petite contestation; elle prouvait que le peuple ne voulait souffrir ni privilège ni distinction exclusive. Il en resta des ferments de haine. Ce sont des indices de dispositions profondes qui venaient de plus loin, et dont nous verrons bientôt l'explosion. Cependant tout redevint tranquille en apparence.

Nous noterons en passant que l'empereur Maximilien avait paru en Italie: on supposa à sa venue de profondes combinaisons; mais il se contenta d'errer en Toscane, de recevoir des hommages à Pise, à Gênes, et de demander partout de l'argent. A cette occasion les Génois crurent devoir solliciter de lui la confirmation de leurs antiques privilèges, la fixation de leurs limites de Vintimille à la Magra et la restitution de Pietra Santa. Il est curieux de voir, d'une part, une république, soumise au seigneur de Milan, parler encore comme si elle se gouvernait par elle- même; et, de l'autre, sa prétendue indépendance conciliée avec l'apparente soumission aux vieilles prétentions de la couronne impériale. Tel était le préjugé: on croyait encore que le parchemin et le sceau auraient plus de vertu que celui qui les donnait n'avait de puissance. Maximilien lui-même se garda bien de prodiguer ses dons, quelque peu coûteux qu'ils fussent. Il répondit aux Génois qu'il délibérerait de leur requête, et éluda d'y satisfaire.

CHAPITRE II.
Louis XII en Italie; seigneur de Gênes.

A cette époque moururent deux hommes dont l'ambition et la turbulence avaient longtemps agité leur patrie. Hiblet Fieschi trouva sa fin à Verceil, et le bruit se répandit qu'il avait péri empoisonné. Le cardinal Paul Fregose termina à Rome sa carrière orageuse. Tour à tour archevêque, doge, pirate, prince de l'Église, doge encore, usurpateur du siège ducal sur son oncle et sur son neveu, il avait vieilli dans les intrigues et dans ces espérances insensées, ces haines impuissantes, ces entreprises sans fondement qui sont propres à l'émigration; il était mort dans le regret et l'ennui de ne pouvoir rien contre ses anciens émules.

L'archevêché de Gênes fut dévolu à Sforzino, fils naturel de Jean-Galéas. Le peuple redoubla de plaintes en se voyant enchaîné par un lien de plus. On fut blessé d'avoir à payer la dette de l'oncle envers la famille qu'il avait dépouillée. La disposition populaire ne devint pas plus favorable par le spectacle du faste que Ludovic vint déployer en visitant Gênes et de la somptueuse réception que les Spinola lui firent les premiers, ni par la dispendieuse magnificence de commande que la ville fut obligée de déployer. Mais pendant ces fêtes le destin de Gênes et celui de Sforza changeaient. Charles VIII était mort, Louis XII lui avait succédé. C'était ce même duc d'Orléans, maître d'Asti, qui avait fait la guerre autour de Gênes, et qui se portait pour véritable héritier des Visconti au duché de Milan.

(1499) Louis XII annonce qu'il vient revendiquer son héritage, et, traitant en ennemi tout ce qui obéit à son compétiteur, il fait arrêter, il chasse de son royaume tous les Lombards et tous les Génois. Son armée passe les monts. Le More troublé ramasse ses forces; il demande à Gênes de lui fournir trois mille hommes et leur solde de trois mois. Le conseil accède promptement; mais l'argent doit sortir de Saint-George, et là on est lent à obéir; on incidente sur les formes, sur les sûretés. Augustin Adorno, le gouverneur, impatient de montrer son zèle au duc, mande chez lui les capitalistes les plus connus comme opposés au gouvernement ducal; il les renferme et les rançonne; il donne leurs engagements extorqués pour sûretés à Saint-George. La levée de deux mille hommes se fait: Jean Adorno, qui doit commander l'infanterie ducale, met cette troupe en marche pour défendre Alexandrie que les Français menaçaient; mais telle a été la lenteur que la mauvaise volonté du public de Gênes a causée qu'Alexandrie est déjà rendue aux lieutenants du roi. Cette approche et le ressentiment de la dernière violence d'Adorno allaient inciter les Génois à un soulèvement; la terreur avait déjà produit ailleurs un effet plus imprévu: Ludovic s'était senti incapable de résister à une tempête si prompte. Il fit d'abord disparaître ses enfants, sa famille et ce qu'il put enlever de ses trésors. Après ces préparatifs il déclara qu'il résignait la couronne ducale en faveur de son fils qu'il avait mis en sûreté, et, s'enfuyant par les lacs et par les Alpes, il alla se cacher en Allemagne.

Gênes, affranchie de son joug par cet abandon, ne conserva pas celui des Adorno. Cependant, dépossédés du pouvoir, ils n'avaient pas quitté la ville; ils faisaient négocier auprès des Français, ils essayaient de maintenir leur poste en changeant de protection souveraine; mais le public voulait les chasser. On aimait mieux se donner au roi en obtenant des conditions favorables que d'être vendu par des oppresseurs. Ceux-ci se détrompèrent de leurs espérances, et se retirèrent. Le roi, parvenu à Milan, envoya un délégué pour prendre possession des États de Gênes en son nom, en promettant de conserver les privilèges du pays. Ces privilèges revus et confirmés, Louis en jura le renouvellement ainsi que le maintien des lois génoises devant une solennelle ambassade de vingt- quatre députés populaires et nobles, qui vinrent de Gênes lui prêter le serment de fidélité. Il ne suivit pas les derniers exemples. Il n'abandonna pas Gênes à la domination d'un gouverneur génois dont la partialité pût compromettre la puissance qui lui serait conférée. Philippe Ravenstein de Clèves fut envoyé comme gouverneur royal. Sous lui Jean-Louis Fieschi conserva la principale influence.

Mais Louis retourna bientôt en France, et aussitôt après son départ, le parti qui, dans Milan, était favorable aux Sforza, le parti qui s'appelait encore gibelin, invita secrètement le More à venir tenter la fortune. Les trésors qu'il avait cachés en Allemagne lui servirent à lever une armée de Suisses. Il parut, et la plus grande partie des Lombards le reçurent avec enthousiasme. Il rentra dans Milan (1500) et s'occupa de faire revenir sous son obéissance toutes les portions de ses anciennes seigneuries. Les Génois, qui avaient fait éclater une vive haine contre lui, craignirent de s'être déclarés trop tôt, et, désespérant du pardon d'un tel maître, ils se mirent en défense. On somma Jean-Louis Fieschi, les seigneurs de Monaco et quelques autres voisins alliés ou tributaires de la république de lever des troupes. On se procura douze cents soldats, le roi en envoya six cents par la Provence, car Trivulze, qui tenait tête à Ludovic en Lombardie, n'avait aucune force à détacher de son armée. Cependant le More intriguait dans Gênes, il suscitait les partisans qui avaient laissé les Adorno, pour faire déclarer la ville en sa faveur: la faction opposée s'agitait en sens contraire, et proprement le débat entre le roi de France et l'ancien duc de Milan n'était à Gênes que la lutte de Fregose et des Adorno. Ce n'est pas dans cette ville que la question fut décidée, mais à la porte de Novare; Trivulze et Ludovic y étaient en présence: il y avait des Suisses dans les deux camps; ceux du More furent pratiqués et le trahirent. Ils lui refusèrent d'abord de se battre contre d'autres Suisses, puis de défendre sa personne ou de capituler pour lui. Ils lui permirent de sortir déguisé au milieu d'eux pour tenter de se sauver dans leur retraite. Il fut reconnu; ils le livrèrent. Le malheureux Ludovic, conduit en France, languit dix ans et mourut dans une dure captivité.

Etranges effets de l'ambition! Un roi clément, pour jouir en paix de sa conquête, use d'une rigueur inflexible envers un prince dépouillé que la trahison seule a fait tomber entre ses mains. Le puissant monarque de France, déjà nanti du duché de Milan, en mendie auprès de Maximilien la chimérique investiture, sacrifie pour l'obtenir des intérêts réels, et s'humilie pour devenir vassal d'un empereur sans force et sans dignité. Un aveuglement nouveau poussa Louis à revendiquer aussi la couronne de Naples. Dans ce but un roi généreux prête ses forces aux Florentins pour opprimer la liberté pisane, et envoie ses troupes recevoir un échec sous les murs de Pise. Un prince honnête homme caresse l'indigne Alexandre VI et consent aux usurpations frauduleuses et violentes du bâtard Borgia. Ce prince vertueux fait plus, il ne craint pas de se rendre complice du perfide Ferdinand d'Espagne qui, sous prétexte de défendre les États de ses parents de Naples, se fait livrer leurs places, tandis que, par un odieux traité fait entre lui et Louis, ils avaient déjà réglé le partage de tout le royaume.

Frédéric, frère d'Alphonse II, avait succédé à Ferdinand son neveu. Il ne put résister à la perfidie de l'Espagnol et aux forces réunies des deux rois. Réduit à capituler, il préféra du moins la foi de Louis à celle d'un indigne parent; il accepta une pension du roi, et alla vivre et mourir en France.

(1501) Les Génois avaient été appelés à concourir à la conquête; huit de leurs vaisseaux se joignirent à dix vaisseaux français. Ravenstein, leur gouverneur, commanda cette expédition et prit le titre d'amiral de Gênes; mais les troupes du roi étaient déjà dans Naples quand la flotte parut devant le port; de là elle passa au Levant. Le Turc faisait la guerre aux Vénitiens; Louis étant alors allié de ceux-ci voulut les secourir. Ravenstein fit sa jonction avec trente-quatre galères vénitiennes: ces forces combinées attaquèrent l'ennemi dans l'île de Mételin: ce fut sans fruit et sans gloire. Les Français et les Vénitiens s'accordèrent mal; les Français même, dit-on, montrèrent peu de bonne volonté pour faire honneur à leur amiral, mécontents d'obéir à un Belge. Les Génois, dont les historiens le racontent ainsi, ne disent pas s'ils firent mieux leur devoir que les autres; mais nous savons qu'ils avaient déjà résisté à la proposition d'aller porter assistance à Venise. Les deux républiques étaient toujours assez mal disposées l'une envers l'autre, et de plus les Génois avaient craint ou affecté de craindre d'exposer à la colère des Turcs leur colonie de Scio qui existait encore.

Ce mauvais succès d'une expédition coûteuse ne disposait pas favorablement les esprits; mais la présence du roi vint faire diversion. Il voulut visiter Gênes. A cette annonce on fit de grands préparatifs qui ne furent pas sans difficultés. Les fleurs de lis furent partout arborées; mais Ravenstein, en faisant repeindre le palais public et en y plaçant les emblèmes du roi, crut devoir supprimer les aigles qui l'avaient toujours décoré. Le peuple en murmura, soit que, tandis qu'on avait tant de fois éludé l'obéissance réclamée par les empereurs, on aimât encore à faire regarder Gênes comme une ville impériale, soit qu'il restât des souvenirs gibelins qui s'attachaient à ce symbole. Quand le roi parut, il s'éleva un autre sujet de contention: les nobles prétendirent marcher les premiers; les populaires étaient décidés à ne rien souffrir qui marquât leur infériorité: la querelle fut vive et opiniâtre. Ravenstein fut obligé d'ordonner que l'âge seul réglerait les rangs. Après cet incident la réception fut honorable et cordiale. Tous les grands avaient brigué d'avoir le roi pour hôte. Jean-Louis Fieschi eut la préférence dans son palais de Carignano. Louis montra beaucoup de bonhomie; il entrait familièrement chez les citoyens. Les plaisirs se succédaient. Les dames de la ville se réunirent pour inviter le roi à une fête: il se plaisait à leur conversation; il dansait avec elles et embrassait ses danseuses, ce qui passa pour un usage français. Il partit en assurant que de sa vie il n'avait joui d'un temps aussi agréable; et le conseil, le gouverneur présent, ne manqua pas d'ordonner par décret que le souvenir de la visite du roi serait à perpétuité le sujet d'une fête publique annuelle.

Mais tous ceux qui courent au spectacle d'un roi et de ses pompes n'en sont pas pour cela mieux affectionnés. Cependant Louis avait trouvé bon que huit commissaires vinssent lui porter les demandes que la ville voudrait lui faire, et il parut disposé à accéder à tous les voeux.

On lui demanda d'abord que Gênes pût rester neutre dans la guerre qui s'allumait entre lui et Ferdinand; car l'Espagnol, après la conquête, n'avait pas été plus fidèle pour son allié qu'envers ses parents. La neutralité fut accordée. Au surplus, le royaume de Naples était déjà perdu pour Louis, et bientôt une trêve de trois ans entre les deux rois laissa respirer l'Italie.

Les commissaires génois demandaient ensuite la faculté de renouveler l'élection des magistratures génoises tous les ans, et la soumission des titulaires sortant de charge au syndicat, c'est-à-dire à une sévère reddition de comptes, à une enquête sur leur administration et à un jugement solennel qui pouvait seul les décharger et les absoudre1. Ce recours tardif contre l'oppression et la prévarication, ce point d'appui donné à l'opinion publique, usage cher au peuple génois, devint une institution essentielle dans l'organisation des pouvoirs publics, et elle a été religieusement conservée jusqu'aux derniers temps. Louis ne refusa pas d'autoriser ces règlements, seulement il témoigna de l'étonnement et de la répugnance pour les élections annuelles, coutume si étrange aux yeux d'un roi de France.

Mais il était d'autres sujets plus difficiles à régler, parce que la politique de Louis les compliquait. Les Génois voulaient toujours récupérer Pietra Santa; ils s'étaient adressés au cardinal d'Amboise, ils avaient offert 25,000 écus, et, bercés d'espérances, ils n'avaient rien obtenu. Jérôme Spinola, seigneur de Piombino, pressé par César Borgia qui voulait le dépouiller, avait voulu vendre sa seigneurie à la république. Elle était flattée de l'idée de cette acquisition. Louis, après avoir fait espérer son consentement, le refusa; il craignit de blesser Alexandre en empêchant le fils du pape de commettre une injustice de plus (1504). Enfin, dans la détresse où se trouvaient les Pisans, ils s'étaient réduits à offrir de se placer sous l'obéissance des Génois. Le roi parut balancer sur cette proposition, et, au moment où l'on se flattait qu'il autoriserait à l'accepter, il le défendit formellement. L'orgueil national s'en offensa, et l'opinion s'aliéna d'autant plus du gouvernement français que les jalousies du peuple et de la noblesse s'y mêlèrent. Les nobles furent accusés d'avoir détourné le roi de souffrir cet agrandissement de pouvoir et de territoire. On s'en prit surtout aux Fieschi qui, de tous les Génois, avaient le plus d'ascendant auprès du roi et du gouverneur; on leur imputa d'avoir été gagnés par l'argent des Florentins au détriment des intérêts et de la gloire de la patrie.

CHAPITRE III. Mouvements populaires; gouvernement des artisans. - Le teinturier Paul de Novi, doge. - Louis XII soumet la ville.

Les annalistes du pays ont marqué comme un événement de haute importance cette petite querelle de préséance qui avait éclaté à l'entrée de Louis XII et le triomphe que le gouvernement français avait été obligé d'attribuer aux populaires. Ces écrivains ont eu raison en ce sens que c'était un symptôme d'une opposition de droit et de prétentions qui devaient finir par changer la face de l'État et des partis.

La noblesse, les nobles proprement dits jouissaient de leur glorieuse et splendide existence; mais, écartés par la jalousie plébéienne de la première place et souvent de toute entrée au sénat, leurs efforts n'avaient jamais pu renverser cette barrière qu'un préjugé séculaire affermissait. Dans cette position, leur patriotisme ne pouvait être le même que s'ils avaient dominé dans la ville. Rien ne les attachait à l'indépendance d'une patrie où, si elle se gouvernait par elle-même, ils avaient légalement pour maîtres ceux qu'ils estimaient leurs inférieurs. Une telle situation renforçait l'égoïsme, renfermait les grands dans leurs intérêts privés, et ne leur laissait chercher que leur propre bien au milieu des affaires publiques. Quand les Adorno et les Fregose, profitant de ce qu'ils n'étaient pas réputés nobles, s'étaient emparés du pouvoir en se le disputant, la noblesse avait été poussée dans leurs démêlés par l'esprit d'intrigue, par le désir d'aider ces familles usurpatrices à se détruire l'une l'autre, par l'espoir de profiter de quelque conjoncture pour les supplanter. Elle avait opposé peu de résistance quand la seigneurie avait passé aux mains des étrangers. Elle avait brigué la faveur des rois de France, des Visconti, des Sforza; mais quand ces princes avaient cru devoir prendre leurs lieutenants parmi les Génois, l'autorité de la loi excluant les nobles, ils avaient combiné leurs manoeuvres subalternes autour des Fregose et des Adorno. Les Doria favorisaient le parti de Fregose, mais avec peu d'ardeur. Les Spinola avaient perdu leur popularité en s'alliant aux Adorno. Les Fieschi paraissent les plus ambitieux et les plus hardis: on les trouve sous tous les régimes comme dans toutes les querelles. Quand enfin le roi de France, maître de Milan, domina paisiblement dans Gênes et y établit des gouverneurs étrangers au pays, les nobles, et les Fieschi tous les premiers, se rallièrent à ce pouvoir et se conduisirent moins en Génois qu'en courtisans français. Leur opulence, leur éclat, leurs manières leur attirèrent les égards et la faveur des seigneurs et des chevaliers de la cour de Louis. Lui-même, comme ses ministres et ses capitaines, voyait avec mépris des bourgeois, qui, armés de leurs privilèges de commune, ne voulaient pas rendre à des nobles de race le respect et l'obéissance, apanage des roturiers. On se prévalait de cette partialité. Elle excitait le dépit des plébéiens et l'insolence de leurs adversaires.

On nommait populaire tout ce qui n'était pas noble; mais cette masse était loin d'être homogène. Et d'abord c'était un singulier préjugé que celui qui comptait pour plébéiennes ces familles en possession depuis cent cinquante ans de fournir alternativement des doges ou des princes à leur patrie.

Les marchands, et avec eux la haute bourgeoisie, maintenaient contre la noblesse les droits politiques dont s'étaient emparés, à son exclusion, leurs devanciers Boccanegra, Montaldo et les autres capelacci; mais ils se prévalaient envers la classe inférieure des avantages de la considération et de la fortune; en un mot, dans leur aristocratie plébéienne, ils souffraient à peine de mettre les nobles de part, et ils repoussaient toute communauté avec les artisans.

Ceux-ci avaient plusieurs fois tenté quelques efforts pour ramener la patrie commune à la pure démocratie. Plus attachés que les classes supérieures à l'indépendance nationale, ils étaient les plus mécontents du gouvernement français. Ils accusaient les ménagements et l'indifférence des marchands que l'intérêt de leur négoce occupait seul; ils détestaient la servilité et la corruption des nobles qui vendaient la république; ils étaient surtout aigris par les manières insultantes qu'on avait l'imprudence d'employer à leur égard; ils sentaient leur force et ils se disposaient hautement à en user. Suivant les positions et les menées, une partie de ces artisans étaient en général liés avec les marchands quand il fallait s'opposer aux nobles.

Souvent, au contraire, la partie la plus inférieure se laissait exciter contre l'arrogance des plébéiens leurs égaux. C'était alors la démagogie aux ordres de la noblesse.

On dit que ces éléments de discorde furent mis en jeu par une main puissante.

Quand le cardinal de Saint-Pierre-aux-Liens, le fameux de la Rovere, devint Jules II, après la mort d'Alexandre VI, les habitants de Savone, parmi lesquels il avait pris naissance, s'adressèrent à lui pour être affranchis de la tyrannie génoise; car Gênes, obéissant au roi de France, traitait les villes du territoire en sujettes. Jules assura ses compatriotes que les Génois auraient bientôt trop d'affaires pour tyranniser leurs voisins. On voit cette menace s'effectuer sans retard: c'était au moment où la richesse et la prospérité semblaient aveugler tout le monde. Il en était, disent les contemporains, comme d'un coursier tenu trop longtemps en repos et trop bien nourri qu'on ne peut plus accoutumer au frein. Il se manifestait des signes d'impatience; et, ce qui annonçait une grande révolution, des combinaisons nouvelles avaient entièrement dissous ce qu'il restait des distinctions de guelfes et de gibelins; on voyait les anciens affiliés de ces factions, mêlés ensemble, se séparer en divisions opposées toutes nouvelles.

Le temps de l'élection des magistrats était arrivé (1506). Le gouverneur était absent; on dédaigna de demander à son lieutenant la permission de procéder, première nouveauté sans exemple; mais à peine on a fait les renouvellements ordinaires dans le sénat mi-parti de nobles et de populaires, les nouveaux sénateurs plébéiens demandent qu'à l'avenir le partage en nombre égal soit corrigé. Il y a, disaient-ils, trois ordres distincts, et ils ont droit chacun au tiers des suffrages. Il y a la noblesse, les marchands, les artisans d'état honorable. Les nobles s'opposaient à l'innovation. Ils sont eux-mêmes, disaient-ils, marchands, banquiers, armateurs, comme les populaires, et l'industrie commune à tous ne peut servir de prétexte aux plébéiens pour se créer un double vote. Cette vive contestation ne resta pas renfermée dans les murs du palais; elle s'agita partout au dehors et sur les places publiques. Les jeunes nobles eurent de fréquentes rixes avec les populaires; elles dégénérèrent en combats où l'on tira l'épée, et toute altercation se tournant en dissension politique et publique, la multitude vient en armes redemander pour sa garantie les deux tiers des voix et des charges. Elle crie Vivent le roi et le peuple! Un noble Doria est massacré parce que le peuple a été insulté en passant devant chez lui. Jean-Louis Fieschi arme ses partisans, et vient prendre position au centre de la ville pour s'opposer aux populaires. Le lieutenant du gouverneur, sans armes, se présente entre les deux partis; il suspend l'attaque; mais, intimidé et cédant, malgré Fieschi et les nobles, à des voeux si opiniâtrement appuyés, il consent que le conseil soit convoqué pour délibérer sur la répartition des emplois; c'était donner gain de cause au peuple. Peu de nobles osèrent se rendre à l'assemblée. Elle ratifia la proposition démocratique en reconnaissant trois classes distinctes dans la république; elle leur adjugea à chacune le tiers des charges. Douze pacificateurs furent nommés: leur premier soin fut de députer au roi pour lui faire agréer la délibération prise, en excusant le tumulte qui l'avait provoquée. Le roi parut s'en contenter, mais de nouveaux désordres avaient éclaté dans l'intervalle. Ce n'était plus pour renforcer la haute bourgeoisie et les marchands que les artisans avaient travaillé. Le bas peuple ainsi autorisé et toujours armé voulait commander seul: il pilla plusieurs maisons. Les populaires considérables furent réduits à se renfermer chez eux, honteux et embarrassés de trouver des maîtres là où ils n'attendaient que de dociles auxiliaires. La noblesse, menacée et ne se voyant plus en force, émigra de tous côtés. Jean-Louis Fieschi donna le signal en se retirant à Montobbio: là, on vint le joindre en foule. On choisit des syndics, on régla des contributions pour la défense commune. Le peuple à son tour nomma des surveillants pour épier les mouvements des nobles et pour intercepter leur correspondance avec la ville. Cependant, sur le bruit de ces mouvements désordonnés, le roi envoie Ravenstein pour reprendre le gouvernement que son lieutenant avait laissé flotter. Les deux partis députent au-devant de lui. Fieschi et les commissaires de la noblesse l'atteignent à Asti et n'ont pas de peine à l'irriter contre les prétentions des plébéiens et contre les désordres de la populace; néanmoins ils s'abstiennent de rentrer à sa suite. Ravenstein approche; les magistrats vont à sa rencontre lui porter les respects des citoyens et conduire une garde d'honneur de jeunes populaires. Il remet à les entendre dans la ville et les chasse en quelque sorte devant lui. Cette sévérité alarme: l'effroi est grand quand, à son entrée, il fait dresser des potences sur les places publiques et se renferme au palais. Il y avait à procéder à des élections; on lui demande avec l'ordre de les faire s'il faut suivre le nouveau règlement: en n'obtient aucune réponse; le peuple toujours soupçonneux dit que le gouverneur veut faire marchander son suffrage. Tout à coup Fieschi quitte sa retraite et revient dans son palais de Via Lata. Les nobles l'y suivent; on y amasse des armes, on soudoie des mercenaires. Le peuple demande au gouverneur de garantir la vie des citoyens et la sécurité de la ville; il redemande les élections retardées. La permission d'élire est enfin donnée. On procède suivant le dernier règlement, et le sénat est à peine formé sur ce nouveau modèle qu'il enjoint à Fieschi de sortir de la ville. Sur son refus, le peuple prend sur lui l'exécution du décret; il s'assemble armé. Cette fois les artisans seuls sont maîtres de la délibération. Les riches, les négociants, sans crédit et accusés de lâcheté, d'indifférence pour les intérêts communs, sont obligés d'abandonner la place. Les acclamations populaires nomment huit tribuns chargés de contrôler les actes du gouvernement, de protéger les droits du peuple et de faire exécuter ses voeux. Le plus distingué de ces tribuns était Paul de Novi, teinturier, homme de courage et qui ne manquait pas de talent. Nous savons, au reste, qu'il était propriétaire, il possédait une maison. Le tribunat fut conduit en triomphe et installé au palais. Une populace à demi-nue se dévoua à lui servir de garde et d'instrument. Avec ce secours, les tribuns imprimaient la terreur; ils bravaient le gouverneur, le sénat et la magistrature; ils rendaient la justice à leur gré. Ce qu'ils voulaient ils le faisaient exiger par la multitude. Ils envoyèrent deux mille cinq cents hommes pour écarter Fieschi, qui ne s'était éloigné que de quelques milles; une foule animée à faire triompher la démagogie et le pillage, resta maîtresse de presque toute la rivière.

Cependant, dans la ville, ces soutiens du pouvoir populaire faisaient la loi à leurs propres magistrats. Les brigands, les bannis accoururent, et la confiance du peuple fut pour les plus audacieux. La lutte redoutable des pauvres contre les riches s'établit sans plus de distinction d'ordre ou de parti. On appela de Pise un capitaine assez renommé, appelé Tarlatino, dans l'espérance qu'il mettrait quelque discipline au milieu de cette multitude armée, qu'il aiderait à réprimer l'insubordination et le désordre: il n'y put réussir.

Les tribuns, voulant perpétuer leur autorité en la rendant considérable par quelque exploit, arrêtèrent qu'on armerait pour aller reprendre Monaco sur la famille Grimaldi. On enrôla les citoyens; on requit violemment l'argent et les approvisionnements nécessaires. Ce qui restait de gens sensés avertissait que l'entreprise était au-dessus des forces; Ravenstein s'y opposait. La volonté souveraine du peuple fit partir les galères et marcher Tarlatino. Louis écrivait pour ramener les citoyens égarés, pour leur offrir paix et pardon; mais quand les magistrats se réunissaient pour entendre ces invitations paternelles, la populace se livrait à de nouveaux excès, comme pour rendre toute pacification impossible. Ravenstein le jugeant ainsi, quitta Gênes.

Alors le peuple se donna de plus en plus carrière. Quelques meneurs s'avisèrent de proposer que le pouvoir fût déféré à un corps nombreux dont les membres recevraient un large salaire. La participation aux affaires publiques en devint d'autant mieux un objet de jalousie et de manoeuvres. Il se forma tout à coup des congrégations, ou plutôt des associations et des compagnies qui, sous des noms de saints et de madones, prétendaient servir la liberté et qui l'opprimaient à l'envi. On recommençait à distinguer dans cette tourbe populaire les partisans des Adorno et ceux des Fregose; mais il se trouva des conducteurs assez habiles pour leur faire comprendre qu'il n'était pas temps de se diviser. Dans une assemblée tenue dans ce dessein, on jura de laisser dormir l'ancienne querelle pour que le peuple en une seule masse pût tenir tête à ses ennemis.

Et comme le siège de Monaco n'avançait pas, ce dont on se prenait à la mauvaise volonté de la bourgeoisie, il fut résolu que les artisans se chargeraient de le diriger par eux-mêmes. Ils y expédièrent en effet un grand nombre des leurs, et leur inexpérience, leur entêtement n'y produisirent que des désastres.

A Gênes, les tribuns avaient soin d'interpréter de la manière la plus sinistre et la plus menaçante pour le peuple les intentions du roi. Si parmi eux il y avait un petit nombre de gens probes, le reste était composé d'hommes avides de pillage qui voulaient le trouble.

Le roi se lassa de tant d'outrages et l'on prit enfin des mesures1. On ferma le passage aux grains qui venaient de la Lombardie; on essaya de faire sentir la disette au peuple. Le commandant du Castelletto, qui jusque-là était resté comme immobile à tout ce qui se passait, se déclara tout à coup; la citadelle tira sur les vaisseaux dans le port et lança quelques bombes sur la ville. On savait que Chaumont s'avançait avec des troupes; on annonça la venue du roi lui-même. Déjà un corps commandé par d'Allègre, aidé par le duc de Savoie, avait mis en fuite par sa seule approche les Génois qui assiégeaient Monaco. Toute la rivière du Ponent rentrait sous la main du roi; d'Allègre marchait sur Gênes sans résistance, et devait faire sa jonction sous les murs mêmes de la ville avec l'armée royale que Louis conduisait par le chemin d'Asti. L'événement était facile à prévoir; mais le roi ne demandait pas mieux que d'être dispensé d'employer la force. Le cardinal de Finale, l'un des Caretto, écrivait à Gênes chaque jour, expédiait messager sur messager pour inviter les habitants à ne pas persister dans leur rébellion. Il les pressait d'envoyer des ambassadeurs vers Louis et leur promettait que leurs soumissions seraient bien reçues. Tous les citoyens sages, tous ceux qui avaient quelque chose à perdre, voulaient qu'on embrassât ce conseil. Les tribuns et leurs satellites, les fanatiques et les hypocrites de démagogie comprimèrent ces voeux par la terreur. Concentrant et régularisant leur gouvernement comme s'il devait être durable, ce fut ce moment qu'ils choisirent pour créer un doge; ils décernèrent ce titre à Paul de Novi, leur tribun. Ils le revêtirent de la pourpre que peut- être ses propres mains avaient teinte. Ils prodiguèrent pour lui autant de pompe que les Fregose et leurs émules en avaient affecté. Tandis qu'on voyait dans les rues les femmes et les enfants aller d'église en église chantant des litanies et implorant le ciel contre les horreurs de la guerre, le doge, son conseil, ses fauteurs faisaient brûler les vivres et les fourrages dans les vallées que l'armée du roi devait parcourir, et portaient au dehors, pour défendre les approches, toutes les forces qu'ils pouvaient réunir. Les Français avaient déjà envahi la Polcevera. Les Génois n'avaient plus à se dissimuler que d'un moment à l'autre, la ville pouvait être forcée. On tendit des chaînes dans les rues principales pour arrêter l'impétuosité de la cavalerie. On fit des amas de pierres pour servir d'armes offensives. On enfonça les portes des maisons que les nobles avaient désertées, et l'on y établit les populations de la Polcevera qui avaient fui devant les Français. Ces précautions furent prises avec assez d'ordre; mais les familles étaient dans le trouble, chacun cachait ses effets les plus précieux et cherchait des asiles.

On doit faveur et intérêt au peuple qui garde ses foyers, qui combat pour son indépendance. Si ses nobles, si ses principaux citoyens négligent la défense du pays, on aime à la voir embrassée par les artisans et par les prolétaires; mais ici une tourbe de factieux lâchant le frein aux passions les plus viles, avait à la fois rompu les traités faits avec le roi de France, opprimé la liberté avilie, attenté aux propriétés privées, et maintenant elle attirait la colère d'un roi puissant et offensé sur une ville que ces mêmes hommes étaient incapables de défendre contre un assaut. Dans le lit du torrent de la Polcevera, une de leurs troupes vivement attaquée ne fit pas une longue résistance; elle se retira en désordre sur les hauteurs que couronnent aujourd'hui les murs de la première enceinte de la ville2. Les Français se préparaient à gravir ces pentes, à attaquer ces fortifications. Les Génois étaient en grand nombre: un homme de guerre, Jacques Corso les commandait en l'absence du capitaine Tarlatino. Il était habile, il dirigea avec intelligence les soldats stipendiaires qu'on lui avait fournis; mais jamais la populace armée ne put être soumise à aucune direction. Le combat fut cependant soutenu tout le jour, mais vers le soir les Français furent maîtres de la redoute élevée sur la crête du mont de Promontorio, et aussitôt les Génois se débandèrent portant l'alarme dans la ville. On y craignit les horreurs d'une invasion nocturne. L'effroi fut au comble, la mer était orageuse et ne permettait pas l'embarquement. Les riches qui s'étaient réservé celle voie de salut frémissaient de ne pouvoir en profiter. Les hommes de la populace, pour la plupart, échappèrent avant que les Français se fussent avancés. Bientôt le roi fit occuper les portes en défendant de laisser pénétrer dans la ville personne de l'armée, et surtout ni les Suisses ni les gendarmes. Deux députés vinrent à son quartier implorer grâce et demander une capitulation: Louis ne voulut pas les admettre; le cardinal d'Amboise les renvoya en leur disant qu'il n'était plus temps de traiter, et que le roi entrerait dans la ville sans condition; il voulait bien, cependant, annoncer que son intention était que les propriétés ne fussent pas violées. Dans cette même journée, quelques enfants perdus d'un faubourg eurent encore la folie de marcher réunis sous un drapeau afin d'aller attaquer l'armée royale. Cette tentative désespérée ne servit qu'à augmenter la colère et la défiance du roi. Enfin le lendemain les troupes se mirent en marche, et lui-même vint aux portes; il parut l'épée à la main. On assure pourtant que sa cotte d'armes portait pour devise: un roi d'abeilles sans aiguillon. Il n'y avait alors aucune ombre de résistance. Ce que la ville avait encore de magistrats et quarante citoyens vinrent sur son passage se prosterner et crier miséricorde. A cette vue, il s'arrêta et remît son épée dans le fourreau; il fit relever ces suppliants qui marchèrent devant lui. Entré, il se rendit d'abord à l'église de Saint-Laurent: les femmes et les enfants la remplissaient, vêtus de blanc et implorant en pleurs l'assistance du ciel, la pitié et la clémence du roi. Il parut touché de ce spectacle. Installé au palais, il ordonna un premier exemple de justice, mais qui ne tomba que sur quelques misérables chargés de crimes: ils furent mis à mort. Après cet acte de sévérité il parut avoir dépouillé toute colère, et, à travers des formes encore menaçantes, l'indulgence naturelle de Louis se fit pressentir. Cependant il fit rassembler un conseil dans lequel on mit en délibération si la concession des deux tiers des charges aux populaires devait être maintenue; il passa de la rétracter. Les populaires présents insistèrent les premiers pour que cette satisfaction fût donnée à la noblesse, et l'on remarqua que ce vote officieux égayait les spectateurs français. Après quelques jours un tribunal fut dressé sur la place du palais. Le roi y parut sur son trône entouré d'ambassadeurs, de cardinaux et des grands de sa cour. Là, les anciens et les autres magistrats vinrent demander publiquement le pardon de la ville. Michel Ricci, Napolitain, faisant les fonctions de procureur général, récapitula dans une harangue solennelle les méfaits dont les Génois s'étaient rendus coupables. Ils avaient forfait aux conventions que le roi leur avait accordées en devenant leur seigneur. Le pacte violé était nul, le droit de conquête régnait seul, et le magistrat sévère concluait en remettant les coupables à la merci du souverain clément qu'ils avaient eu le malheur d'offenser. Suivant ces conclusions, Louis se fit rendre l'instrument où les privilèges que les Génois avaient reçus de lui étaient écrits; il en arracha le sceau et fit lacérer et brûler cette charte octroyée. Il imposa a la ville une amende de 300,000 écus, ensuite réduite à 100,000; il exigea que 40,000 en fussent payés sans retard pour la construction d'une citadelle sur le rocher du phare, afin de dominer le port, de fermer et tenir en bride la ville: il la soumit à entretenir toujours trois galères prêtes pour le service du roi et à payer la solde de deux cents hommes dont la garnison serait renforcée. Après ces dispositions, il fit publier la paix et admit les Génois au serment de fidélité. L'amnistie exceptait quelques noms de personnages absents à qui il fut assigné un délai pour venir se défendre. Deux d'entre eux furent seuls traités en coupables déjà convaincus, le doge Paul de Novi et Démétrius Giustiniani. On rasa leurs maisons, et, bientôt découverts, ils eurent la tête tranchée. Le teinturier s'était sauvé en Toscane. Embarqué pour se rendre à Rome, la tempête le détourna de son chemin; il fut pris, reconnu, vendu et amené au supplice.

Le roi ordonna que quatre citoyens choisis rechercheraient les crimes privés, les vols, les rapines qui avaient pu se commettre, et que quatre autres seraient chargés de remettre l'ordre dans les finances dilapidées.

Ces formes austères dont la clémence s'enveloppait, ces privilèges déchirés, ces exceptions au pardon, cette forteresse menaçante à construire, ces amendes à payer jetaient le peuple dans la stupeur. La ville fut préservée de tout pillage; mais quand la troupe qui avait occupé le Bisagno traversa la cité pour aller joindre le gros de l'armée dans la Polcevera, chaque soldat était chargé du butin pris dans les riches maisons de campagne qui leur avaient été abandonnées. Les propriétaires eurent la douleur de reconnaître leurs effets sans que pas un osât réclamer. Ce qui pesait le plus, c'était la taxe imposée. Louis voulut que la monnaie cessât de porter les insignes impériales que la république avait toujours conservées. Il ordonna d'y empreindre ses fleurs de lis, et ce fut une douleur nouvelle; mais les Génois s'en vengèrent en profitant de la refonte de leurs espèces pour solder la contribution de guerre en monnaie affaiblie3.

Les conséquences du mauvais succès de l'entreprise populaire furent de haute importance. La bourgeoisie, blessée dans ses prétentions, dans ses sentiments, dans ses propriétés, et se sentant en quelque manière la responsabilité des excès de cette classe inférieure dont elle avait espéré se servir sans risque, se sépara d'elle. Des artisans, ceux qui avaient pris une part marquée au mouvement, ou avaient péri ou disparurent. Les autres, heureux de désavouer de tels associés, perdirent, du moins pour longtemps, l'espérance, la volonté de devenir un ordre dans la république et de mettre la main au pouvoir. Séparés de cette foule, les populaires d'un rang plus élevé se comptèrent. S'apercevant que seuls ils pourraient difficilement opprimer la noblesse, ils reconnurent qu'il serait plus facile et plus honorable de se confondre avec elle dans une aristocratie commune. La noblesse à son tour entrevit que cette fusion était le seul moyen de rentrer en participation du pouvoir, d'obtenir l'abrogation d'une odieuse incapacité: ils virent que l'union d'une classe unique où se concentrerait le gouvernement était le seul moyen de repousser à jamais l'ignoble ochlocratie de la populace. De ce moment cette idée commença à germer: elle ne pouvait sans doute venir à maturité tant qu'une puissance étrangère tiendrait la patrie sous sa dépendance, tant que l'on ne serait pas franchement débarrassé des partis qui vivaient encore. Il fallait vingt ans de plus, de nouvelles circonstances et un grand citoyen pour mener cet oeuvre à bien; mais le premier pas était fait et les principaux obstacles étaient levés dans l'opinion.

CHAPITRE IV. Les Français perdent Gênes. - Janus Fregose, doge. - Antoniotto Adorno gouverne au nom du roi de France. - Octavien Fregose, doge.

Après avoir raffermi son autorité, Louis XII se montra indulgent et favorable aux Génois. Pendant l'insurrection le commandant du Castelletto avait ruiné quelques maisons voisines, plus par animosité que pour la nécessité de la défense; les propriétaires furent indemnisés. Des reliques avaient été enlevées; le roi les fit réclamer en France, et elles furent restituées. Surtout une propriété d'un autre genre fut respectée. Les prétentions de Savone contre la domination de Gênes et contre la participation aux impôts et aux gabelles génoises furent renvoyées par le roi à la décision de Lannoy, donné pour gouverneur à Gênes et qui jugea contre les Savonais. Cependant il ne manquait pas, dans le sénat même, de gens obéissant aux impulsions du pape et protégeant secrètement la cause de Savone contre l'intérêt génois. Ils firent éprouver des contrariétés au gouverneur. Sa partialité pour la ville, le soin de faire régner l'ordre et de purger le territoire d'un grand nombre de brigands qui désolaient le pays, l'avaient rendu assez agréable. Lassé d'être entouré d'intrigues, il demanda son rappel. Rochechouart vint le remplacer en jurant de maintenir les privilèges que le roi avait donnés ou rendus à la ville.

C'était un temps de paix, et cela suffisait pour ramener le bonheur et l'opulence. La ville fut embellie; les travaux du port repris et augmentés. Les établissements publics se multiplièrent. Il régnait une parfaite intelligence entre le peuple et la garnison française. Lannoy avait établi une telle discipline parmi ses soldats, il avait tenu la main avec une telle fermeté à la répression de tout désordre, particulièrement de toute insolence envers les femmes, que de l'officier au simple soldat, tout ce qui était français avait part à la faveur populaire.

Parmi les Génois, ce qui restait des anciennes jalousies se bornait à repousser des magistratures, autant qu'il était possible, les plus riches et les plus nobles. Ceux qui briguaient le plus obtenaient le moins. On ne voulait pas, disait-on, se donner des maîtres de plus; sous les Français, il ne restait à l'ambition des premières familles d'autre distinction que leurs grands noms; c'était un pas de plus dans la carrière de l'union projetée.

C'est ici le temps de la ligue de Cambrai, de la victoire de la Ghiarra d'Adda (1509), des désastres des Vénitiens, contre qui tout le monde était conjuré. Les Génois n'y prirent part que par l'armement de quelques vaisseaux demandés par le roi; mais bientôt après tout fut changé. C'est avec les Vénitiens, c'est avec les autres puissances qu'on voit Jules coalisé contre Louis (1510). Des tentatives pour troubler la paisible possession de Gênes, pour en chasser les Français, sont les symptômes les plus immédiats de ce changement et de la haine du pontife. On vit d'abord une société politique se former et faire parade de ses réunions et de ses emblèmes; les nobles et les populaires y prirent part. A mesure qu'elle fit sentir sa consistance, qu'elle influa sur l'administration et tint tête au gouvernement, on s'aperçut que le parti des Fregose en avait la secrète direction. Bientôt les individus de cette famille quittèrent la cour du pape et se montrèrent sur le territoire génois.

Parmi les rejetons de cette race illustre était d'abord Janus Fregose, fils de l'ancien doge Thomas, et dont le nom fait présumer qu'il naquit pendant la suprême magistrature de son père. Après lui venait Octavien1, sorti d'une autre branche, homme distingué par des talents et même par des vertus, pour autant que les grands ambitieux de ce siècle pouvaient en avoir. Il avait un frère plus hardi que lui, Frédéric, archevêque de Salerne, qui fut depuis cardinal. Il y avait encore Alexandre, évêque de Vintimille, fils du fameux cardinal Paul et qui ne démentait pas son origine; plus tard on vit encore sous la scène le jeune Pierre, fils de ce Baptiste que le cardinal doge avait détrôné. Octavien était parent de François Marie della Rovere d'Urbin, neveu du pape, et par cette alliance c'était sur lui que la confiance et les préférences de Jules étaient placées. Par là même il jouissait de l'utile appui d'un personnage déjà important: André Doria avait été le tuteur du jeune duc d'Urbin. Attaché autrefois à la fortune du père de ce jeune homme, il avait rendu à la veuve et à l'enfant de son ancien maître des services qui le mettaient de part dans toutes les alliances de la famille. Il était absolument lié aux intérêts d'Octavien Fregose. Il avait déjà une fois essayé de l'introduire dans Gênes avec l'espérance que l'ancienne faction Fregose se soulèverait en sa faveur. Maintenant que le pape envoyait Octavien avec des forces, Doria vint seconder le mouvement.

Marc-Antoine Colonna, Janus et Octavien Fregose parurent dans la rivière orientale. Une flotte vénitienne entra dans le golfe de la Spezia. Jérôme et Nicolas Doria, citoyens importants, quittèrent Gênes et vinrent se réunir à ces assaillants.

Jules, irrité du peu de succès de cette tentative, envoyait de nouveaux secours. En remettant un drapeau à l'amiral vénitien, il lui déclarait qu'à tout prix il voulait voir les Génois affranchis, et les Français chassés de l'Italie, il faisait venir des Suisses pour les employer vers Gênes; il y avait dépensé 70,000 ducats: mais, en chemin, cette troupe fut débauchée par l'argent du roi de France, et l'entreprise fut encore manquée (1512).

La bataille de Ravenne, ou plutôt la mort de Gaston de Foix qui y périt après l'avoir gagnée, changea la face des affaires du roi de France. Le cardinal de Sion conduisit les Suisses à Milan et y rétablit Maximilien Sforza, le fils de Ludovic. On prit l'alarme à Gênes, ceux du moins qui tenaient pour le gouvernement. On se mit en défense; on demanda quelques hommes à Trivulze et à la Palisse qui commandaient les Français en Lombardie; mais eux-mêmes n'avaient pas trop de leurs forces pour se soutenir. Une baillie de huit citoyens fut nommée pour défendre la ville avec l'ordre exprès de repousser et les Fregose et les Adorno, s'ils se présentaient et venaient troubler la concorde. Janus Fregose et les siens étaient voisins; ils n'amenaient que cinquante chevaux et cinq cents fantassins. Un héraut envoyé par eux vint sommer la ville de leur ouvrir les portes. Le message ne reconnaissait ni le roi ni son gouverneur, et celui-ci voulait faire mettre à mort le messager. La baillie le sauva. Cependant Rochechouart qui se sentait haï, se prétendit insulté, et, sous ce prétexte, il se mit à l'abri dans la citadelle de la Lanterne. On le pressa vainement de rentrer, on lui offrit des otages à son choix, il ne voulut entendre à rien. La ville resta trois jours sans chef et dans l'incertitude. Cent Suisses que le roi tenait au palais pour sa garde, voyant le gouvernement abandonné, sortirent de leur poste pour aller joindre les garnisons des citadelles; elles ne voulurent pas les admettre, alors ils prirent congé d'eux-mêmes et partirent. Après leur départ Janus Fregose se présenta et ne trouva nulle résistance; mais en même temps Pierre Fregose, fils de Baptiste, arriva porteur de lettres du cardinal de Sion qui le recommandait pour être doge de Gênes. Ainsi deux compétiteurs de la famille se trouvaient en concurrence sous les mêmes auspices. Cette rivalité mit la tranquillité publique en péril. Janus fut enfin préféré: on crut suivre dans ce choix l'intention du pape. Doria, qui en fut garant, alla s'en expliquer avec le cardinal; ce ne fut pas sans lui apporter de l'argent pour les Suisses qu'il avait prêtés, et un présent pour lui-même. Jules reçut la nouvelle de l'entrée à Gênes avec une extrême joie: il ordonna des réjouissances publiques. Aussitôt il envoya des canons au doge Janus pour le siège des citadelles où tenaient les Français, et il demanda à Naples des galères pour seconder ses Génois.

Le Castelletto fut bientôt rendu; il en coûta 12,000 écus que l'on paya à la garnison; mais le fort de la Lanterne bravait les attaques. L'impatient pontife s'en prenait à Janus; il voulait le déplacer pour lui substituer Octavien, aux talents duquel il avait plus de foi; mais ce pape belliqueux mourut avant la réussite de ses desseins que de nouvelles combinaisons ajournèrent d'abord et réalisèrent plus tard.

La mort de Jules et une trêve de trois ans conclue avec le roi d'Espagne laissaient à Louis XII la liberté de menacer l'Italie. La Trémouille s'empara du Milanais: il ne restait plus que Côme et Novare à Maximilien Sforza. A la faveur de ces mouvements, une flotte française vint tenter de délivrer la forteresse de la Lanterne.

Des ambitieux mis un temps à l'écart étaient toujours prêts à se faire les auxiliaires de tous les étrangers qui venaient renverser le gouvernement existant. Les Adorno n'étaient pas rentrés dans Gênes tant que les Fregose y dominaient. On apprit qu'ils s'étaient donnés à la France, et leur parti commença à lever la tête. Deux frères, devenus les chefs de la famille, Antoniotto, qu'on pouvait appeler second du nom, et Jérôme, l'un et l'autre fils d'Augustin, ayant pour procureur fondé en France Ottobon Spinola, avaient conclu un traité2 avec Louis XII. Un Spinola traitant du sort de sa patrie au profit et comme homme d'affaires des Adorno!

Ceux-ci s'engageaient à faire promptement une tentative sur Gênes pour en chasser les ennemis du roi, mais à leurs périls et risques et à leurs frais. Louis leur avancera seulement 10,000 écus dont ils lui seront débiteurs, perdant ou gagnant. Provisoirement ils s'obligent à ravitailler la citadelle de la Lanterne dans un mois pour tout délai avec espérance de lier cette opération à l'entreprise générale. Après la réussite de celle-ci, Antoniotto Adorno sera déclaré gouverneur de Gênes, lieutenant du roi, aux mêmes conditions sous lesquelles les anciens Adorno avaient gouverné pour les Sforza. Jérôme Adorno sera capitaine de la ville. Le roi se réserve le droit de disposer de la place de capitaine de la Spezia, son intention étant d'en gratifier son bon serviteur Ottobon Spinola, le négociateur d'Adorno. Le pouvoir d'Adorno sera protégé et défendu par le roi contre tout prince et tout ennemi extérieur; le roi supportera même la moitié des frais de la défense; mais s'il ne s'agit que de la querelle des Adorno et des Fregose, il ne sera tenu d'aucun effort; l'assistance qu'il donnerait sera volontaire.

Si la tentative de l'entreprise fait dépouiller les Adorno des biens qu'ils possèdent en Calabre ou en Lombardie, le roi trouve bon de les en indemniser; mais réussissant, ils s'engagent à faire payer au roi, 100,000 écus au bout de trois mois; ils lui garantissent toute liberté de faire armer à Gênes des vaisseaux et des galères contre qui que ce soit sans exception; promettant de plus de faire contribuer les Génois à l'armement pour somme convenable. Les deux parties se donnaient réciproquement des sûretés; et les répondants d'Adorno pour les 10,000 écus d'or que Louis lui prêtait, furent le grand écuyer de France3, et le bâtard de Savoie. On voit que les intrigues se répandaient hors de Gênes.

Les Fieschi étaient évidemment du nombre des adhérents engagés dans l'entreprise. Ils passaient aux Adorno, et cette longue alliance dans laquelle ils avaient si bien soutenu les Fregose allait prendre fin. Jean-Louis que nous avons vu attaché au parti français était mort. De ses quatre frères, l'un était encore en France et allait reparaître en Italie à la suite de Trivulze. L'aîné, Jérôme, comte de Lavagna, et ses deux autres frères restaient encore auprès du doge, mais ils étaient devenus suspects; dans une conférence où leur duplicité leur était reprochée, il s'éleva une querelle si vive que des épées furent tirées; cependant Octavien Fregose, qui était présent, arrêta les violences. On se sépara paisiblement et rien n'annonçait des suites fâcheuses à cet incident; mais à peine Fieschi était sorti du palais que trois Fregose se jetèrent sur lui et le massacrèrent sur la place. Guidobaldo et Ottobon ses frères, témoins de sa mort, se réfugièrent dans leur palais de Via Lata, appelant secours et vengeance et faisant retentir les noms d'Adorno et de Fieschi. Le lendemain Antoniotto Adorno accourut avec trois mille paysans. Il mit en fuite une troupe qui gardait les approches de la ville et bientôt après celle qui bloquait la Lanterne. La citadelle est délivrée et la flotte de Préjean y établit ses communications. Les vassaux et les partisans de Fieschi arrivent de l'autre côté de la ville; le doge Janus désespère de sa situation. Il s'embarque et va rejoindre la flotte génoise, qui s'établit au golfe de la Spezia. Zacharia, un de ses frères, est fait prisonnier, c'était un des meurtriers de Jérôme Fieschi; les soldats attachés à cette famille le percent de coups et le font traîner à la queue d'un cheval, vengeance atroce qui souleva l'indignation populaire.

Antoniotto Adorno déploie la patente de gouverneur royal pour le roi de France. Les écrivains génois ne connaissaient pas le traité que nous venons d'analyser, car ils mettent en doute si les lettres du roi dont il se prévalait lui conféraient précisément ce pouvoir et ce titre; mais nous ne pouvons en douter; la convention s'accomplissait telle que nous la lisons; l'entreprise avait réussi jusque-là.

Antoniotto envoie aussitôt à la Spezia intimer à la flotte génoise l'ordre de revenir à Gênes ou plutôt en négocier le retour en offrant les plus grands avantages. André Doria les fait refuser, mais la question était décidée à l'heure même devant Novare. L'armée française y fut détruite par les Suisses au service de Sforza. Cette nouvelle changea tout l'aspect des choses. La flotte française se retira, celle des Génois se rapprocha de la ville. Janus Doria, plusieurs membres de sa famille, beaucoup de citoyens considérables étaient à bord. Par terre Octavien Fregose s'avançait avec trois mille fantassins et quatre cents chevaux que le vice-roi espagnol du royaume de Naples avait prêtés, Antoniotto n'avait pas eu le temps depuis son avènement de se faire rendre le Castelletto où les gens de Fregose s'étaient maintenus. Dans ces circonstances les Fieschi et les Adorno, ayant sérieusement examiné leur position, crurent impossible de la garder. Ils résolurent de se réserver pour un autre temps; ils assemblèrent leurs forces et leurs amis, et firent en bon ordre une retraite militaire vers Montobbio. La domination des Adorno cette fois n'avait duré que vingt et un jours, et ce fut la quatrième mutation de gouvernement que Gênes vit dans une année. Octavien Fregose se présenta, il fut reçu avec honneur et conduit dans le sénat. Là il s'exprima avec modération et dignité; il détesta les factions et les réactions; il annonça que toutes ses pensées tendraient à la fusion des partis en un seul corps de citoyens, à l'abolition, à l'oubli des dénominations qui les avaient divisés. On applaudit à ce sentiment qui prévalait depuis longtemps dans les esprits sages. Mais outre ces bonnes intentions, Octavien avait pour le recommander l'appui des puissances alliées et celui du nouveau pape Léon X. On ne voulait pas remettre au pouvoir Janus qui s'était montré peu capable et que le meurtre de Jérôme Fieschi rendait odieux. Trompé dans ses prétentions, il accepta de mauvaise grâce le gouvernement de Savone. Octavien fut élu doge dans un conseil de quatre cents citoyens. On évitait cette fois la contribution de 100,000 écus que les Adorno avaient promise à la France; mais il fallut en payer 80,000 aux Espagnols; ce fut le premier acte du gouvernement de Fregose. C'était l'inévitable condition qui pesait sur la république à chaque changement depuis que les étrangers étaient les auxiliaires nécessaires ou plutôt les maîtres de ces révolutions. Saint- George avança la somme (1514); le cardinal de Sion, fort enclin à profiter de ces dispositions complaisantes, ne tarda pas à demander aux Génois, au nom de l'empereur, ou un contingent de troupes ou de l'argent pour en solder: cette fois, on allégua les privilèges de la ville reconnus par Maximilien lui-même, et toute subvention fut refusée.

Le pape était ouvertement favorable au gouvernement de Fregose. Huit ambassadeurs génois, nobles et populaires, allèrent solennellement lui rendre l'obédience de la république en plein consistoire. L'ambassadeur français, qui voulait protester avant la harangue contre l'admission des sujets révoltés du roi, fut interrompu par le pape, et les Génois lui déclarèrent que la république n'avait rien à faire avec la France4. Cependant les Français tenaient toujours la citadelle de la Lanterne, ravitaillée pendant la courte administration des Adorno; mais enfin un long blocus consomma toutes les ressources de la garnison et l'obligea à traiter. Le commandant consentit à sortir de la citadelle, pourvu que la ville se chargeât de payer 22,000 ducats que le roi devait d'arrérages à la troupe: c'était en ce temps une condition fort ordinaire dans les sièges. Toutes les fortifications furent rasées aussitôt que la place fut rendue. Elle avait passé pour si forte qu'on était pressé de détruire cette retraite de la tyrannie ou de l'usurpation: l'archevêque de Salerne, frère du doge, s'était opposé de toute sa force à cette résolution. Ce qui pouvait aider à tenir la patrie en sujétion, ce qui assurait un asile en cas de disgrâce à une famille dominatrice lui semblait bon à retenir entre ses mains. On sut gré à Octavien d'avoir rejeté ces motifs; le public vit dans la destruction de la forteresse un acte de patriotisme et un gage d'indépendance.

On devait d'autres éloges à Octavien. Il donnait des soins éclairés aux intérêts de la ville, il réparait les ruines, il élevait des monuments.

Il était cependant assiégé d'embarras et de soucis continuels. Les Fieschi et les Adorno menaçaient sans cesse de surprises. Leurs forces étaient toujours voisines, et, au défaut des Français dont ils s'étaient appuyés jusque-là, ces ambitieux savaient se rattacher au parti des alliés et y trouver des défenseurs. Le duc de Milan, qui les favorisait contre Fregose, lui suscitait encore de la part des Suisses des prétentions menaçantes. Octavien avait été aidé par eux aussi bien que par les Espagnols; ceux-ci avaient eu du doge 80,000 ducats; les Suisses en réclamaient autant, et ils voulaient venir s'en faire raison par leurs mains. Janus Fregose lui-même fut accusé d'avoir tramé avec les étrangers en haine du parent qu'on lui avait préféré. L'ordre de l'arrêter fut envoyé à Savone; il prit la fuite. A plusieurs reprises Gênes eut devant ses portes les troupes de ses émigrés. Jérôme Adorno et Scipion Fieschi entrèrent même dans la ville, et, au cri de leurs deux familles, ils tentèrent un soulèvement; mais leur entreprise échoua, ils restèrent prisonniers. Octavien se contenta de les détenir.

CHAPITRE V. Octavien Fregose se déclare gouverneur royal pour François 1er. - La ville prise par les Adorno. - Antoniotto Adorno, doge.

(1515) François Ier avait succédé à Louis XII, et ce nouveau monarque venait, brillant de courage et puissant de forces, tenter à son tour des conquêtes en Italie (1516). Octavien Fregose, mécontent des alliés qui lui retiraient leur appui, chercha celui du conquérant. Les citoyens suivirent facilement cette impulsion, et Gênes fut la première cité italienne qui se déclara pour les Français: il fut convenu qu'Octavien prendrait le titre de gouverneur royal perpétuel1. Il aurait la libre disposition des emplois. Le roi, qui le décorait du collier de son ordre, lui accordait une compagnie de gendarmes et 6,000 écus de pension; l'archevêque de Salerne n'oublia pas d'en faire stipuler une de 4,000 écus pour lui-même. Quand cette négociation commença à être soupçonnée par le duc de Milan, Octavien la dissimula, la démentit même pendant quelque temps, mais enfin il se déclara, s'excusant par une lettre au pape d'abandonner des alliés qui ne l'avaient pas soutenu, qui avaient suscité ses ennemis intérieurs et ses émules. Que pouvait-il d'ailleurs contre les Français? Les Génois, il l'avoue, sont enthousiastes de leur indépendance, mais quand le péril s'approche, à la première paille qu'ils voient brûler, ils se découragent, prompts à se livrer; il s'était cru obligé de leur épargner la guerre et la servitude; et si tel avait été son devoir, celui de garder les secrets de son pays et de ne pas les publier avant le temps en était la suite nécessaire. On se mit aussitôt en mouvement. Nicolas Fregose, qui était le commandant militaire de la ville, conduisit deux mille hommes au-devant des Français. Il joignit l'armée à Alexandrie; cette troupe prit part à la bataille de Marignan. François entra victorieux à Milan, dont Maximilien Sforza rendit le château; là, une solennelle ambassade alla remettre Gênes sous la seigneurie du roi de France.

André Doria, toujours ami d'Octavien, croissait en réputation et peu à peu en crédit. Bientôt il raviva la gloire un peu obscurcie de la marine génoise. Ce n'est pas que la navigation eût été négligée, mais elle avait perdu de son caractère et semblait toute commerçante et non plus belliqueuse. Les plus nobles et tous les principaux citoyens avaient leurs galères marchandes et leurs vaisseaux. On usait de forts navires, et leurs cargaisons étaient d'une très-grande valeur. L'attente ou l'arrivée de chacune occupait comme un événement public. On mettait le plus grand soin à aller au-devant des retours pour les convoyer en sûreté. L'armateur qui avait son vaisseau dans le port se prêtait à le faire sortir pour aller à la recherche de ceux de ses concitoyens. Sur le moindre avis d'un danger, on expédiait de toutes parts pour avertir les navigateurs de se tenir sur leurs gardes. Souvent dans les promptes variations des alliances et des hostilités on avait eu à craindre l'Espagne et Naples. Quelques historiens avancent que Ferdinand, quand il harcelait les Génois sur la mer, avait eu en vue de dégoûter les compatriotes de Christophe Colomb des grands vaisseaux capables des navigations lointaines, afin de réduire leur commerce à leurs galères. Mais le plus grand péril du moment était dû aux corsaires de Barbarie qui commençaient à infester les mers. Ils menaçaient les côtes de l'Italie, il devint indispensable de les réprimer. Le pape, que les succès des Français avaient donné pour allié à la France, se mit à la tête de l'entreprise et nomma pour son amiral Frédéric Fregose, cet archevêque de Salerne, plus fait pour la guerre que pour les soins de son église. Dix- huit galères génoises prirent part à l'expédition. Seize appartenaient à des armateurs particuliers; la république n'en possédait que deux, Doria les commandait. On chassa les pirates (1519); on attaqua Biserte, on s'empara des faubourgs; la ville eût été forcée si l'ardeur du pillage n'eût mis l'armée en désordre et n'eût fait perdre un temps précieux; les Mores revinrent en force, la retraite fut pénible, et l'on se retira avec plus de perte que de profit. Doria un peu plus tard fit mieux. Avec six galères seulement il alla chercher la flotte tunisienne, forte de seize voiles, qui menaçait l'île d'Elbe. Il l'attaqua courageusement malgré l'extrême inégalité des forces. Deux galiotes tunisiennes échappèrent seules; Doria s'empara de tout le reste; Cadoli, fameux chef de corsaires, fut son prisonnier. André était déjà un personnage influent dans la république. Il avait combattu sur terre; il avait couru les mers et visité la terre sainte; mais ce fut ici le premier de ses exploits signalés.

Malgré les vicissitudes des affaires publiques, l'opulence génoise devenait proverbiale et enviée par les étrangers et par les princes, qui ne dédaignaient aucun moyen d'en obtenir quelque part. Léon X, contre qui certains cardinaux avaient conspiré, en dégrada deux; il les condamna à mort. L'un subit sa peine; l'autre, Bendinelli Saoli, était Génois; le pape le tint en réserve et fit proposer le rachat de sa tête à sa famille. Ce singulier marché eut lieu pour 25,000 ducats; mais comme le cardinal mourut peu après sa libération, la cour de Rome fut accusée de n'avoir rendu son prisonnier racheté qu'après lui avoir fait prendre un poison lent.

La cour de France et ses officiers n'étaient pas moins avides des trésors de Gênes. Dès le commencement de son gouvernement, Fregose n'avait pu se dispenser de faire prêter au roi 80,000 ducats; les particuliers en avaient fourni la moitié, dont la restitution fut assez difficile. Sur le surplus prêté par la république on trouve que les deux tiers environ étaient dus bien des années après; il est douteux que la dette ait jamais été soldée. Cependant on exigeait sans cesse ou des subventions extraordinaires ou de nouveaux emprunts. Dans une occasion où une ambassade fut envoyée à Paris pour solliciter la restitution de quelques places mal à propos retenues, le roi fut constamment invisible. Les Génois avaient refusé de lui faire un nouveau prêt; après une longue attente les ministres ne craignirent pas de déclarer aux ambassadeurs qu'ils ne leur laisseraient point avoir d'audience que l'argent demandé ne fût livré.

(1520) Les Génois se trouvaient blessés par un endroit plus sensible. D'Allègre, gouverneur français à Savone, favorisait en toutes choses la ville qu'il commandait, et s'embarrassait peu de la domination que Gênes prétendait sur toute la Ligurie. Les Savonais, encouragés par sa protection et ne croyant pas, sous la seigneurie commune du roi, avoir d'autres maîtres, refusèrent de payer tribut à la capitale. Les Génois entreprirent de se faire justice; ils défendirent l'entrée du port de Savone à tout bâtiment de commerce; tous devaient venir payer les droits de douane à Gênes, d'où seulement Savone serait approvisionnée. Les Savonais ne supportèrent pas avec résignation une vexation si caractérisée. Saint-George tenait dans leur ville des entrepôts de sel pour l'exploitation du monopole. A la demande des habitants, d'Allègre fît enfoncer les portes des magasins, il distribua le sel à son gré et, à ce qu'on assure, à son profit. L'entreprise était forte; les doléances de Gênes cette fois furent entendues par le roi; le gouverneur de Savone eut ordre de s'abstenir dans cette querelle2.

Les généraux français en Lombardie, d'autre part, étaient disposés à traiter Octavien en subordonné, et Gênes en pays où leur autorité ne devait trouver aucune résistance. Dans une affaire obscure, une sorte de jugement prévôtal avait été rendu par un commissaire français contre des hommes accusés de brigandages. Quelques-uns se trouvaient à Gênes; Lautrec s'indignait qu'on y refusât d'exécuter la décision et la sentence qui les condamnait. On lui opposait les lois de Gênes, le traité qui les avait maintenues et garanties. Le général ne pouvait concevoir de tels obstacles et il menaçait d'user de violence3. Ainsi les Français donnaient occasion aux mécontentements, et déjà l'on disait à Gênes ce que longtemps après un doge répétait à Versailles: Le roi captive les coeurs, ses ministres les rendent à l'indépendance.

Ce sentiment inspirait de plus en plus le désir de fonder dans la république une union telle qu'il y eût force et accord pour défendre la liberté commune, telle qu'il n'y eût plus d'intérêts de parti pour lesquels une faction eût occasion de sacrifier les droits de la patrie; on retourna avec ardeur au projet d'une fusion qui devait, en conciliant les prétentions rivales, éteindre les divisions héréditaires. Octavien n'y mettait point d'obstacles. Raphaël Ponsonne, longtemps secrétaire d'État, et qui depuis était entré dans les ordres sacrés, chaud et habile promoteur de l'union, avait fait trouver bon au doge que des assemblées fussent tenues pour ce grand dessein. Douze commissaires avaient été nommés qui pouvaient représenter tous les anciens partis, gens dont le rang et le crédit promettaient une conciliation acceptable à tous. Mais l'ambitieux archevêque de Salerne, plus décidé et plus enclin au despotisme que son frère, traita ces réunions de conjurations séditieuses, il se rendit avec des soldats au cloître de Saint-Laurent où elles étaient tenues, il dissipa injurieusement l'assemblée, il fît arrêter sur le lieu même ceux qui y représentaient le parti des Adorno. Cette démarche rendit Frédéric très-odieux, et sans être imputée à Octavien, elle fit comprendre que l'union ne pourrait réussir tant que les deux races qui se disputaient l'usurpation de leur patrie seraient en état de prendre le pouvoir.

(1521) Cependant Charles V, devenu empereur, et François Ier, rivaux irréconciliables, se disputaient l'Italie. Léon X, après avoir balancé, renonça à l'amitié de la France et se ligua avec Charles. Les Vénitiens restèrent unis aux Français. Les Génois émigrés, les Fieschi et les Adorno trouvèrent aussitôt des secours de galères, de troupes et d'argent pour tenter de chasser les Français et de détruire les Fregose, ce qui surtout leur importait. L'armée espagnole, sous la conduite de Prosper Colonna, enleva Milan à Lautrec et à Trivulze, les Français firent un grand effort pour reprendre ce qu'ils avaient perdu; mais repoussés, battus à la Bicoque, chassés de Crémone, ils furent obligés d'abandonner la Lombardie. Léon X mourut de joie à la nouvelle de ces succès.

(1522) Gênes restait isolée; rien n'empêchait les alliés d'y porter leurs forces, et l'on pouvait prévoir que la domination des Fregose touchait à sa fin; mais une catastrophe sanglante devait la terminer. Jérôme et Antoniotto Adorno firent alors avec les ennemis de leur patrie contre la France ce qu'ils avaient entrepris de faire au profit des Français. Ils obtinrent qu'un corps de troupes serait détaché pour cette expédition. Il était trop considérable pour laisser le champ libre à une longue résistance; et le malheur des Génois voulut que la conduite en fût mise sous le double commandement de Pescaire et de Prosper Colonna, deux émules peu unis. Le premier attaquait du côté de la Polcevera et du phare, l'autre venait par le Bisagno; les émigrés suivaient Pescaire.

La ville était en quelque disposition de se défendre. Elle avait des troupes, et assez de citoyens prenaient les armes; mais les partisans des Adorno étaient nombreux et leurs espérances s'étaient ranimées. Ils disaient qu'il fallait ouvrir les portes et ne pas s'exposer aux forces irrésistibles de l'armée impériale. Ils assuraient ce qui ne fut que trop vrai, que le pillage avait été promis aux soldats quand on leur avait fait quitter les plaines lombardes pour la stérile Ligurie. Un message pressant de Pescaire, plein d'exhortations et de menaces, vint ajouter à l'incertitude des délibérations. Il représentait l'inutilité de la résistance, les calamités auxquelles elle dévouait la ville; il vantait le patriotisme et les intentions conciliantes des Adorno, il rappelait le dévouement avec lequel, gouvernant Gênes, ils avaient cédé au temps quand il avait fallu sacrifier leur grandeur à la sécurité de la patrie. C'était le tour d'Octavien de suivre ce grand exemple; il le devait d'autant plus qu'il se sentait plus coupable envers la cause qu'il avait eu le malheur de trahir et de déserter; il lui convenait moins qu'à tout autre d'attirer sur sa ville, pour un vain intérêt personnel, le courroux des alliés qu'il avait offensés.

Octavien fit lire ces lettres publiquement. Il déclara que, gouverneur pour le roi, il ferait son devoir envers la France; mais qu'il ne se croyait pas tenu de forcer ses concitoyens, qui n'étaient pas sous les mêmes obligations à courir avec lui les risques, dont ils étaient menacés, si telle n'était pas leur inclination. Il ne s'opposait point à une capitulation, si l'on jugeait à propos de la demander: il mourrait avec ceux qui aimeraient mieux défendre la ville. On répondit à ce langage modeste par des protestations de fidélité au gouvernement royal, et l'on fit tous les préparatifs nécessaires pour soutenir un siège. Le fameux ingénieur Pierre de Navarre était entré dans le port avec deux galères le jour même; François Ier l'envoyait avec quelques soldats annoncer que six mille hommes marchaient au secours de la ville sous les ordres de Claude de Longueville.

Mais l'ennemi ne laissa pas le temps de recevoir cette assistance. Pescaire, ne voyant pas les portes s'ouvrir, avait hâté les préparatifs de l'attaque. Il avait reconnu lui-même toutes les approches de la ville, et par son ordre des canons avaient été transportés sur une butte escarpée qu'un étroit ravin séparait seul d'un bastion entre la porte Saint-Thomas et le Castelletto; là se trouvait alors une petite porte dite de Saint-Michel: cette artillerie fut montée à bras par des sentiers presque impraticables. Les paysans que les Fieschi avaient tirés de leurs fiefs de la montagne se trouvèrent admirablement propres à ce service. Les premiers coups de cette batterie, dont on n'avait pas soupçonné l'existence sur une cime si difficile à atteindre, jetèrent une terreur excessive dans la ville: le canon tirait de trop près pour ne pas faire brèche et pour ne pas renverser la porte. On délibéra aussitôt d'envoyer des députés à Pescaire et d'entrer en négociation; Thomas Cattaneo et Paul de Franchi Bulgaro furent chargés de cette mission, le premier, homme de bonne foi, le second, dissimulé, et, à ce que l'événement a fait croire, servant l'ambition et les vengeances des Adorno. Jamais ambassade si pressante n'éprouva des contretemps plus fâcheux. On se battait hors de la porte Saint-Thomas; et les envoyés ne pouvaient traverser la mêlée pour parvenir au camp impérial. Ils voulurent tourner autour de l'obstacle en s'embarquant dans le port pour aller descendre sur le rivage au delà des avant-gardes; une tempête les obligea de rentrer. Ils se réduisirent alors à se rendre auprès de Prosper Colonna dans son camp du Bisagno, puisque aucun chemin ne pouvait les conduire à Pescaire. Mais pendant ces hésitations le péril croissait, la batterie continuait ses feux, la terreur était au comble; la baillie fit écrire aux députés de tout céder sans un moment de retard. Ce message leur fut porté en hâte sur le chemin. Bulgaro seul le reçut, comme s'il se fût agi d'une lettre de particulier à lui personnelle. Il n'en donna aucune connaissance à son collègue. Parvenus ensemble chez Colonna et favorablement reçus, ils ne hâtèrent nullement leurs négociations et, se tenant dans la limite des premières instructions qui ne renfermaient pas de pleins pouvoirs, ils convinrent seulement d'une suspension d'armes et d'un rendez-vous au lendemain pour arrêter les clauses de la capitulation. Prosper leur dit qu'il allait donner à l'autre corps d'armée avis de l'armistice convenu; mais en les quittant il leur recommanda de faire bonne garde et de se méfier de Pescaire, des procédés duquel il ne pouvait leur répondre. Cet avis était fondé, mais il fut inutile. Pescaire fut jaloux de la part que son émule allait avoir à la soumission de Gênes. Ce traité semblait lui arracher des mains une victoire sûre, une riche conquête, et, méprisant les paroles données par son collègue, à l'instant même il pressa le feu et disposa l'assaut. Suivant les uns, les émigrés l'encouragèrent, d'autres assurent que du moins Ottobon, Sinibalde Fieschi et Jérôme Adorno, car on ne dit rien d'Antoniotto, firent tous leurs efforts pour obtenir que leur patrie, puisqu'elle était déjà soumise, ne fût point livrée à une si grande calamité. Tandis que l'artillerie ouvrait une brèche dans le bastion ébranlé, Prosper lui-même, animé et exposé comme un soldat, parvenait dans le ravin à la porte ou plutôt à la poterne de Saint-Michel. Elle était fermée, barricadée en dedans. Les bandes de fer et le chêne le plus solide résistaient à tous les efforts. Pescaire fit verser contre la charpente des tonneaux de goudron enflammé; le bois brûla et livra enfin un étroit passage. Nicolas Fregose, l'un des membres les plus accrédités de sa famille, s'était porté à le défendre. Blessé en repoussant ceux qui se pressaient à la porte, et le rempart enfin envahi, il fut renversé et la ville fut prise.

De la porte Saint-Michel la descente dans l'intérieur était escarpée, mais sans obstacle. Les Espagnols et les Allemands descendirent en bon ordre et allèrent d'abord faire ouvrir la porte Saint-Thomas au reste de leurs gens, puis s'emparer des postes principaux et du palais; mais déjà les émigrés et leurs suivants s'étaient précipités en tous sens, criant: Espagne! Adorno! C'était au milieu de la nuit que retentit ce cri, et l'ombre augmenta les horreurs de cette invasion. La ville fut immédiatement livrée au pillage; les Adorno eurent soin de demander des ordres pour en préserver la banque de Saint-George, la douane et le port franc; mais pour tout le reste, à peine quelques églises furent respectées. La vengeance conduisit d'abord l'avidité; les premières maisons pillées furent celles des Fregose; mais Pescaire lâche le frein à la soldatesque, le désordre fut général, le pillage sans distinction, et le parti vainqueur ne fut pas le maître de garantir les demeures de ses partisans; ceux qui firent résistance furent massacrés. On compte un Pallavicini, un Grimaldi parmi les victimes. Augustin Giustiniani, l'un de nos historiens, attiré à la fenêtre par le bruit, reçut un coup d'arquebuse et eut le bras fracassé. Les habitants du faubourg Saint- Étienne, irrités des violences exercées sur leurs foyers et aidés de quelques habitants du Bisagno leurs voisins, chassèrent de leur quartier les assaillants et se barricadèrent; mais un des plus ardents soutiens des Adorno qui avait du crédit dans ce faubourg, les effraya et les obligea à désarmer; quelques-uns d'entre eux allèrent même prendre leur part au butin; car les hommes du pays et ceux des environs n'en laissèrent pas tout le profit aux soldats étrangers et aux suivants des émigrés. Parmi ceux qui ont raconté cette scène lamentable et suivant l'inclination diverse des témoins, on voit exagérer ou dissimuler les outrages faits aux femmes et le pillage des couvents où les citoyens avaient déposé leurs effets les plus précieux; mais il est unanimement avéré que des habitants profitèrent de l'obscurité pour participer au brigandage. Des hommes même qui semblaient avoir quelque considération à ménager se mêlèrent, le visage masqué, aux troupes qui saccageaient les maisons. Les choses allèrent si loin qu'un capitaine allemand attaqua l'église Saint-Laurent et entreprit de forcer la porte de la sacristie. Les chanoines et leurs chantres s'y étaient renfermés pour défendre leur trésor et le sacré Catino, objet de l'ambition rapace de ce soldat. Ils soutinrent le siège: les magistrats de la ville eurent le temps de venir à leur secours. On marchanda avec le capitaine, et un don de 1,000 ducats délivra l'église de ses indiscrétions.

C'est pendant la nuit que se passèrent ces funestes scènes, et vous trouverez dans les écrivains du pays et du temps, que cette nuit si longue aux citoyens opprimés et tremblants ne dura que cinq heures (le 30 mai), abrégée par un miracle évident de la miséricorde divine. Le prodige n'empêcha pas les vengeances et les désordres de se prolonger trois jours.

Frédéric Fregose s'embarqua pendant le tumulte, lorsqu'il vit qu'il était impossible de se défendre. Octavien était retenu par une attaque de goutte; et il refusa de se laisser transporter pour suivre son frère. Il fut arrêté avec Pierre Navarre. On les envoya à Naples, le dernier traité en prisonnier de guerre, Fregose en prisonnier d'État étroitement gardé; il mourut peu après. De tant de chefs que nous avons vus se succéder, c'était peut-être le plus modéré dans son ambition, celui qui a le moins employé d'injustices et de violences, le plus attaché aux vrais intérêts de son pays, et on lui doit cette gloire d'avoir sincèrement embrassé le dessein d'éteindre les factions et de confondre les distinctions de parti.

André Doria croisait avec quatre galères de la république, c'est à son bord que l'archevêque de Salerne se fit conduire. André s'approcha du rivage pour recueillir son neveu Philippin et tout ce qu'il put sauver d'amis des Fregose qui émigraient à leur tour. De là il alla stationner à Monaco, retenant pour lui-même les galères qu'il ne se croyait pas tenu de restituer aux nouveaux maîtres de Gênes; il passa au service de François 1er. On assure que plus tard il fit compte à l'État de la valeur des galères qu'il s'était approprié.

Quand le pillage eut cessé, on eut d'abord l'odieux spectacle du partage et du marché général du butin. Il ne fut pas facile de ramener à l'ordre cette soldatesque, de la faire sortir des maisons où elle s'était établie et de la rassembler sous les drapeaux; mais on annonçait l'entrée en Piémont d'une armée française, et il était temps de penser à la défense. Ces troupes furent ainsi mises en marche au grand soulagement des malheureux citoyens. On admira de quelle foule de femmes ces soldats étaient suivis, elles avaient accouru de tous côtés pour avoir leur part dans les dépouilles de Gênes.

Avant leur départ Antoniotto Adorno fut nommé doge, sans contestation comme on peut le croire, et à peu près sans formalité. Il était l'aîné des deux frères. Jérôme, plus versé dans les intrigues des puissances, se réservait pour suivre sa fortune auprès des alliés. L'exécration était sur leur nom déjà haï: le sac de leur ville natale le chargeait d'une haine irréconciliable. Gênes, disait-on, avait été pillée quatre fois: par les Carthaginois de Magon, par les barbares de Rotharis, par les Mores d'Afrique, maintenant par les Adorno. Antoniotto ne régnait que sous la tutelle de l'ambassadeur de Charles V, qui disposait de l'État en maître despotique. C'était un nouveau sujet de honte et de haine. Quand le nouveau doge fit avec pompe les honneurs de la ville aux généraux alliés, au duc de Milan qui les accompagnait, le peuple les vit avec horreur. Les Génois n'eurent qu'une joie seule. Adrien VI, successeur de Léon X, passa en ce temps pour aller prendre possession de son siège. Les chefs de l'armée impériale revinrent à Gênes lui faire hommage. Aussi superstitieux que sanguinaires, ils osèrent lui demander l'absolution pour les fautes qui avaient pu être commises dans le sac de Gênes. L'austère pontife répondit en trois mots: Je ne le dois, ni ne le peux, ni ne le veux.

CHAPITRE VI. François Ier à Pavie. - Bourbon à Rome. - André Doria alternativement au service du pape et du roi de France. - Antoniotto Adorno abandonne Gênes aux Français et à Doria.

(1553) Cependant les Vénitiens, l'empereur, le pape Clément VII, car Adrien n'avait fait que passer, s'étaient ligués avec l'assistance du roi d'Angleterre pour fermer à jamais l'entrée de l'Italie aux Français. Le connétable de Bourbon, sacrifiant sa patrie à des ressentiments, l'avait désertée pour s'allier aux ennemis de la France. Jérôme Adorno avait été l'ambassadeur de Charles V auprès des Vénitiens, il avait conclu la ligue avec eux, et ce fut à quarante ans le dernier acte de sa vie; il mourut à Venise. Sa famille perdit en lui son appui et son éclat. Plus habile et plus susceptible de quelques sentiments généreux, il laissait Antoniotto avec plus de haine au milieu des Génois et avec moins de crédit au dehors. Mais en ce moment Gênes appartenait plus aux alliés qu'à son doge et obéissait à leur impulsion. Tandis que Bonivet, commandant en Lombardie une belle armée française, la laissait ruiner, le connétable entreprit l'invasion de la Provence (1554). Il poussa jusqu'à Marseille et y mit le siège. André Doria avec six galères avait ravitaillé la place, il ne cessa d'y porter des vivres et des hommes et de garder la côte de Provence. Il fit prisonnier dans cette croisière Philibert, prince d'Orange, qui passait d'Espagne en Italie. Doria l'envoya au roi, qui promit à l'amiral 25,000 écus pour la rançon de son prisonnier, mais qui ne put les payer d'abord et qui plus tard ne s'en embarrassa guère.

Les secours et les vivres manquaient à Bourbon; le roi marchait sur lui; il fut obligé d'évacuer le territoire français et de se rejeter sur la Ligurie. André Doria le suivit de près avec la flotte et favorisa les mouvements de l'armée française. Il combina ses opérations avec celles du marquis de Saluces, envoyé par le roi dans la rivière occidentale. Savone leur fut abandonnée. Doria demandait au roi quinze cents hommes pour lui rendre Gênes. Le roi promettait et n'envoyait rien. Hugues de Moncade, général de Charles V, était alors dans Gênes, il voulait chasser les Français de ce voisinage; il s'avança sur Varase que le Corse Giocante Casa-Bianca défendait comme l'avant-poste de Savone: car la France devait à ses rapports avec Gênes, d'avoir à sa solde un régiment corse. Casa-Bianca, qui en était le chef, avait bien servi en Provence: il avait harcelé l'ennemi; maintenant il le suivait ou le devançait en Ligurie. Les galères génoises protégeaient l'attaque de Varase; mais Doria sortit de Vado avec les siennes et vint déranger toutes les manoeuvres des assaillants. Il mit brusquement en fuite la flotte génoise. Les premiers qui du bord virent cette déroute, s'en ébranlèrent. Casa- Bianca aussitôt marcha sur eux; Doria les attaqua sur le rivage; ils furent défaits. Moncade lui-même et cent trente officiers supérieurs furent faits prisonniers. La flotte française conduite par Doria ne tarda pas à bloquer Gênes à son tour; la ville fut contrainte de demander une trêve.

Mais en ce moment François Ier perdait à Pavie son armée et sa liberté. On le vit passer à Gênes conduit en captivité en Espagne. Pour assurer ce voyage qu'il désirait lui-même parce qu'il comptait trouver dans Charles V des sentiments nobles et des procédés honorables, il consentit à faire donner des ordres pour que tous ses bâtiments de guerre restassent désarmés dans leurs ports et que six galères françaises fussent remises en gage entre les mains des Espagnols. Celles de Doria furent désignées pour ce service; il refusa d'y déférer. Les conditions de son engagement n'étaient pas de passer sous les ordres de l'ennemi. Il alla sur la côte de Toscane rembarquer les troupes du roi, il les ramena en France et resta quelque temps encore au service français; mais peu ménagé par les ministres et mal payé de sa solde, il passa à celle du pape du consentement du roi. Il eut alors le titre d'amiral.

Après treize mois de prison, François fut enfin délivré en vertu d'un traité que Charles V n'accorda que parce qu'il voyait son prisonnier malade et qu'il craignait de perdre son gage, que François n'accepta que par impatience et qu'il vint faire désavouer par sa nation. Les Vénitiens avaient été blessés de l'avantage que l'empereur avait gardé pour lui seul dans une bonne fortune qui devait être commune à tous les alliés; ils s'étaient entremis pour la paix, et maintenant on l'avait faite sans eux. L'empereur agissait en maître de l'Italie. Venise et le pape recherchèrent François; ils contractèrent avec lui une nouvelle alliance: le roi d'Angleterre s'y associa. On convint de rétablir Sforza dans Milan, d'ôter le royaume de Naples des mains des Espagnols; mais François renonçait à réclamer cet ancien objet de l'ambition des rois de France. La possession d'Asti et la seigneurie de Gênes uniquement lui étaient réservées en Italie. Les opérations devaient commencer par remettre cette dernière ville aux mains des alliés. On devait proposer à Antoniotto Adorno de prendre parti avec eux, et en ce cas on le laisserait au gouvernement sous la protection française. Sur son refus on appellerait l'archevêque de Salerne, Frédéric Fregose. C'était tout ce qui restait dans ces deux familles rivales de personnages notables que l'on pût élever au pouvoir.

Adorno crut devoir fermer l'oreille aux propositions des alliés français. Bourbon, le connétable transfuge, qui était arrivé à Gênes avec des galères espagnoles et des troupes impériales, le confirma dans son adhésion au parti de Charles V.

Le parti opposé ne songea plus qu'à réduire Gênes par la guerre, et André Doria s'y adonna tout entier. Les huit galères qu'il commandait au nom du pape furent jointes par celles du roi, les Vénitiens en fournirent seize: Pierre Navarre commandait les troupes. Savone se redonna aux Français; on occupa le golfe de la Spezia, Porto-Venere, Porto-Fino; on bloqua étroitement le port de Gênes. On prit ou l'on coula bas les navires chargés de grains dont la ville attendait sa subsistance. Travaillée de moment en moment par l'épidémie, elle se vit réduite à la disette. On estima que Doria causait un million de ducats de dommage à ses concitoyens, et, sans pitié, il enchaînait à la rame sur ses galères les équipages des vaisseaux qui tombaient entre sas mains. Il ne demandait que quelques compagnies au duc d'Urbin qui commandait en Lombardie pour les alliés de François, et il promettait de faire ouvrir les portes de Gênes.

(1527) Cependant de nouvelles armées d'Allemands étaient descendues en Italie. Le connétable de Bourbon les commandait. Tout le monde sait qu'avec une singulière résolution il conduisit ses troupes droit à Rome, qu'il fut misérablement tué au moment où elles forçaient les portes, que la ville fut horriblement saccagée et que Clément fut retenu en captivité. Doria, privé de la solde qu'il recevait du pontife, ne pouvait plus se soutenir ni pourvoir à l'armement de ses galères. Les impériaux qui le savaient le sollicitèrent de passer au service de Charles; Clément le prémunit contre ces offres qui exposaient sa liberté et sa personne. Il l'encouragea à retourner au service de François 1er. Doria devint amiral et capitaine général de la marine française dans la Méditerranée. Sa solde fut fixée à 36,000 écus. Il vint reprendre sa station à Savone, croiser devant Gênes, arrêter les bâtiments qui essayaient d'y entrer, et désoler les rivières par des excursions journalières.

Tandis qu'un ennemi si redoutable, tout compatriote qu'il était, la pressait de si près et la ruinait sur la mer, Lautrec était en force dans la Lombardie avec une nouvelle armée et menaçait Gênes de cet autre côté. Adorno se voyait comme assiégé de toutes parts. Il céda à la peur et proposa lui-même de traiter de la reddition de la ville. Lautrec accorda la capitulation qu'on lui demanda, une chose exceptée, mais elle était très-grave. Les Génois voulaient que la France rendît Savone à leur domination, Savone qui avait été le point d'appui des Français, et dont les habitants leur avaient montré bien plus de dévouement que les Génois. Lautrec ne put donner que des espérances, la concession passant ses pouvoirs. Cependant cette réponse n'avait pas rompu les accords; mais le doge s'était sans doute remis de sa terreur. Quand César Fregose, capitaine au service de France, fut commis par Lautrec pour aller prendre possession de la place suivant le traité, son héraut fut renvoyé sans réponse. Fregose se prépara à employer la force. Augustin Spinola et Sinibalde Fieschi, personnages principaux de ces familles attachés aux Adorno, qui étaient sortis contre lui, furent repoussés et faits prisonniers. Alors le doge donna l'ordre d'ouvrir les portes sans plus opposer de résistance. Lui-même monta à cheval et se renferma au Castelletto. On eût pu l'arrêter: il suffit au public qu'il se retirât. Filipino Doria fit prendre aux Génois la croix blanche des Français. Le changement de domination s'opéra sans effusion de sang et sans trouble, sauf pourtant le pillage du palais du doge, incident passé en usage à chaque révolution.

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