Histoire de la République de Gênes
La porte Saint-Thomas, voisine de la mer, tient, du côté de la terre, au penchant d'une colline médiocrement élevée, mais rapide, qui entoure un tiers de la ville. C'est la portion où il existe un simulacre d'enceinte intérieure. A quelque distance de la porte, ces hauteurs sont immédiates sur les plus beaux édifices de Gênes. La célérité des mouvements du peuple ne laissa pas le temps aux Autrichiens de s'emparer de ces postes. Par des montées taillées dans le roc, par des escaliers où les hommes ne passent qu'à peine, les Génois transportèrent à force de bras de gros canons et établirent sur la crête une batterie qui fermait les passages à l'ennemi. Les Autrichiens, à leur tour, élevèrent quelques canons sur la portion de cette même hauteur la plus voisine de leur poste. De là, ils enfilaient la place et la grande rue qui conduit à la porte. Ces deux batteries tiraient sans cesse l'une sur l'autre. Les Autrichiens occupaient aussi dans l'intérieur l'église et le clocher de Saint-Jean fermant une étroite issue qui conduit encore à la porte. C'est ainsi que les deux partis étaient en présence du 6 au 10 décembre.
Ces journées se passèrent en pourparlers. Botta avait-il trop peu de force? Manqua-t-il de courage? Il est certain qu'il négligea tout ce qu'il fallait pour intimider la ville. Il en avait les moyens, s'il est vrai, comme le disent les relations génoises les plus accréditées, qu'il disposait de quinze bataillons, de cinq cents hommes de cavalerie régulière et de mille cinq cents Croates. Le sénat avait envoyé dans les vallées des proclamations dans le sens de son ancien esprit pour défendre de sonner le tocsin et de prendre les armes. Les habitants de la Polcevera obéirent, et par là Botta eut la facilité de concentrer toutes ses forces vers Gênes. Un petit corps se répandit dans la vallée du Bisagno, pour attaquer le peuple à l'opposite de ses mouvements actuels sur la porte Saint-Thomas. Mais les paysans de ce côté se soulevèrent et mirent en fuite cette troupe. Des députés du gouvernement allaient d'heure en heure assurer Botta des efforts de la noblesse pour calmer la sédition. Tantôt il répondait qu'il méprisait le soulèvement de la populace, mais que c'était aux sénateurs à penser qu'ils en répondraient sur leurs têtes; tantôt il exigeait que, tandis qu'il attaquait le peuple de front, le gouvernement le fît prendre à dos et charger par ses propres soldats, et les narrateurs de la noblesse exaltent le généreux refus du sénat à cette proposition plus ridicule qu'odieuse. Cependant l'incertitude et la crainte se manifestaient de plus en plus chez le général, en même temps que la contenance du peuple, de plus en plus ferme, relevait le courage des sénateurs. Botta vient chercher lui-même les moyens de conciliation: il se rapproche; il se rend au palais du prince Doria, à la vue et au dehors de la porte Saint-Thomas. Il demande un armistice pour quelques heures. Il l'obtient; il négocie. Les Génois font demander par les députés du sénat la restitution des portes; qu'on n'enlève plus d'artillerie; que les impositions cessent. Botta paraît céder: il consent à rendre la porte Saint-Thomas. Mais l'équivoque est sentie, et, faisant allusion à l'explication violente que le général avait donnée à la capitulation de la ville, Augustin Lomelin lui répond en souriant que le peuple veut les portes et non la porte. Il lui déclare qu'il faut évacuer toute l'enceinte, laisser libre la ville entière, que les citoyens de tous les rangs sont désormais en armes, et que jamais avec plus d'enthousiasme voeu plus unanime de vaincre ou de mourir n'a été sur le point de s'accomplir. Botta s'emporte et veut retenir prisonniers les députés. Lomelin répond froidement qu'ils se féliciteront d'avoir plus longtemps l'honneur d'être ses commensaux. Cependant le général balançait encore; un religieux, ami de sa famille, l'avait ébranlé. Il demandait si, en sortant de la ville, il pourrait s'assurer de n'être point poursuivi. Mais son irrésolution lui fait rejeter les partis offerts. L'heure de l'armistice s'écoule; le négociateur se retire en criant au peuple: Il n'est plus temps! braves gens, aidez-vous vous- mêmes! A l'instant deux coups de canon de la batterie autrichienne donnent le signal des hostilités. De toute part le tocsin sonne. Le peuple se précipite par toutes les rues qui conduisent vers Saint-Thomas. L'église Saint-Jean est forcée. Sa garnison est prisonnière. On court à la porte. Botta, qui était au dehors, est légèrement blessé d'un coup tiré de la hauteur. Il se retire en ordonnant que la porte soit évacuée. Elle est enlevée par les Génois avant que les Allemands aient fait leur retraite: une portion de la garde se rend aux vainqueurs. Le reste, en se repliant, se dispose à tenir entre les deux murailles. Mais tout le peuple, sorti de la ville par les derrières, se montre en armes de toutes parts et s'étend sur les collines qui forment la grande enceinte. De l'extérieur les paysans donnent la main aux citoyens. Quelques troupes irrégulières tentent un vain effort contre la multitude. Elle enlève tous les postes: elle domine la porte de la Lanterne: l'ennemi près d'être coupé, canonné dans sa position le long de la mer par les batteries opposées du môle, cède et se retire enfin. Les Génois lèvent les ponts, ferment les portes, et, vainqueurs, ils se voient en possession de leur liberté et de leur ville. Ils se livrent aux transports de l'allégresse; à l'ivresse d'une victoire inattendue, gagnée sur des soldats par des bourgeois sans chefs, sans partage, sans exemple. Un malheureux domestique d'auberge, Jean Carbone, blessé, est porté en triomphe au palais, tenant en main l'honorable trophée des clefs de la porte Saint- Thomas qu'il avait arrachées. Il les présente au doge, au sénat assemblé, et leur crie: «Vous les aviez données à l'ennemi; nous les avons reprises au prix de notre sang: gardez-les mieux à l'avenir!» On sourit de pitié quand on voit les historiens de la noblesse travestir cette harangue éloquente en tendres protestations de respect et d'amour terminées par la demande d'un pardon pour les irrégularités que le peuple pouvait avoir commises en se sauvant lui-même!
La terreur panique dont son énergie avait frappé les ennemis ne rend pas trop invraisemblables les relations qui ne font monter qu'à quarante morts ou blessés la perte des Génois à l'attaque de la porte. Les escarmouches des journées précédentes n'avaient pas été beaucoup plus sanglantes.
CHAPITRE III.
Rétablissement du gouvernement après l'insurrection.
Les habitants des campagnes suivant partout l'exemple de ceux de la ville, Botta, harcelé de toutes parts, ne se crut pas en sûreté. Il repassa la Bocchetta avec précipitation. Ses hôpitaux furent abandonnés. Des bataillons épars, enveloppés, rendirent leurs drapeaux et leurs armes. On conduisit prisonniers à Gênes plus de cent officiers et trois mille cinq cents soldats. Le peuple, qui venait de faire avec tant de courage et de bonheur l'apprentissage de la guerre, se livra avec la même ardeur au pillage des magasins et des bagages.
Le fond de cette foule armée était composé des classes les plus infimes; et ceux qui se distinguaient par la bravoure n'étaient pas toujours les plus recommandables par l'état, la conduite et les moeurs. Les artisans notables, la petite bourgeoisie, quelques personnes considérables, s'étaient réunies à mesure; mais ceux qui avaient donné l'exemple avaient retenu l'autorité que les premiers ils s'étaient arrogée. Dans l'action, l'impulsion une fois donnée, un esprit public que la crise avait développé entraînait les citoyens dans une unanimité d'intention qui suppléait au défaut de chefs réels ou au peu de confiance que ceux qui en avaient pris le rôle auraient mérité. Mais après le premier péril, quelle était la position singulière et délicate de cette grande ville? Au dehors, un ennemi furieux de sa disgrâce campait encore à une journée de distance et menaçait Gênes de grandes forces que la Lombardie pouvait lui fournir: il tenait la ville de Savone et en assiégeait la citadelle. Le patrice Adorne, plus déterminé que le sénat ne l'avait été dans Gênes, avait refusé de la rendre: mais il était réduit à l'extrémité. Peu après, l'ardeur du pillage d'un magasin ayant fait débander dans Saint-Pierre d'Arène un secours populaire qu'il attendait de Gênes, ce brave gouverneur fut obligé de rendre la place. Au dedans, plus Gênes avait de citoyens armés et plus ils étaient enflammés par le succès, plus il y avait de confusion et d'anarchie. On ne voulait plus reconnaître les ordres du gouvernement; lui-même craignait d'en donner. La noblesse était devenue odieuse et par ce qu'elle avait fait et par ce qu'elle avait refusé de faire. Plusieurs de ses membres avaient satisfait à leur bravoure personnelle en se mêlant au peuple; et probablement leur zèle était conforme à la politique du corps. Mais cette politique avait été si secrète et si peu avouée que ceux des nobles qui prirent les armes le firent sous le déguisement de mariniers. La porte de toutes les maisons nobles avait été fermée au peuple et soigneusement barricadée, soit par défiance de ces défenseurs volontaires de la patrie, soit par crainte de se compromettre envers l'ennemi en leur assurant des asiles ou en leur donnant des secours. Après l'événement cette précaution injurieuse fut violemment reprochée à la noblesse. On regarda les nobles comme des ennemis irrémissiblement atteints d'un coupable égoïsme, indignes de gouverner et de défendre la ville. Les chefs populaires s'étaient emparés pendant l'émeute du palais de l'université (ou collège des jésuites). Ils y fixèrent leur conseil de guerre et y prolongèrent leur empire sous le nom de quartier général. Un courtier, des boutiquiers, étaient les plus distingués de ceux qui le composèrent. Des tapissiers, des cordonniers, un portefaix et le fameux garçon d'auberge furent les membres de ce conseil tout-puissant. Ils se nommèrent les défenseurs de la liberté; ils donnèrent des ordres et des patentes, et loin de supposer que l'autorité du sénat existât encore, de leur autorité privée ils abolirent les impositions publiques, les octrois, les gabelles; ils s'emparèrent de tout le gouvernement.
Cette autorité prise par une réunion spontanée d'un petit nombre d'hommes courageux, mais peu faits pour administrer une république, fut bientôt suspecte. Mille sujets de terreur ou d'inquiétude rendirent fâcheuse leur administration. Les vivres manquaient. Les vaisseaux anglais, les corsaires du roi de Sardaigne, rendaient aux bâtiments génois l'entrée du port difficile et casuelle. Ce grand nombre de gens armés, sans discipline, exigeait impérieusement et dilapidait indiscrètement les subsistances. Toutes les caisses étaient vides et l'on avait détourné, pour flatter le peuple, les sources qui les remplissaient autrefois. Le butin fait sur les Allemands offrait une ressource; mais ce fut un sujet de vexations odieuses. Des patrouilles sans ordre et sans aveu violaient tous les domiciles sous prétexte de rechercher les dépôts appartenant à l'ennemi. Le premier jour on restitua fidèlement ce qui avait été pris sur les citoyens en croyant enlever des propriétés ennemies: mais bientôt tout ce qu'on put prendre fut de bonne prise, et tout homme armé s'arrogea le droit de piller à son profit, au nom de la patrie. Tout magasin bien pourvu était suspect d'être un magasin allemand. On rançonnait les négociants en les supposant détenteurs de sommes que les Autrichiens leur devaient avoir confiées. Enfin, le partage des dépouilles devint un sujet de discorde entre les chefs populaires. Ce fut la première occasion que la noblesse, plus habile dans l'intrigue que dans la politique extérieure ou dans la guerre, saisit avec dextérité pour reprendre le terrain qu'elle avait perdu.
Le gouvernement, qui voyait ses pouvoirs envahis et la confiance aliénée, dissimulait et attendait. Ne pouvant s'opposer au torrent populaire, craignant les transactions avec le peuple et les concessions forcées, ne voulant pas offrir aux actes de cette nouvelle autorité une sanction qui aurait peut-être été rejetée avec mépris, il semblait vouloir se faire oublier. Le sénat même ne s'assemblait plus, sous prétexte que, par la dispersion de ses membres, on ne trouvait pas à le réunir en nombre légal. Mais il faisait partir des agents secrets pour les cours de France et d'Espagne. Il tentait même, mais inutilement, de faire arriver un de ses négociateurs auprès du cabinet de Londres. Surtout il avait les yeux ouverts sur ce qui se passait dans le peuple, et sa vigilance égalait sa circonspection.
Peu de jours après la victoire, on fit réclamer une assemblée générale des citoyens, et les chefs populaires furent obligés de la convoquer. Elle fut tenue tumultuairement en plein air sur la place de l'Annonciade: les propriétaires, la bourgeoisie n'abandonnèrent pas cette assemblée à la populace. Il y fut résolu que la défense et le soin de la république seraient confiés à un corps de députés de toutes les classes, hormis de la noblesse formellement exclue. Huit avocats, notaires ou négociants, douze artisans, quatre députés des campagnes formaient ce conseil avec douze chefs populaires, comme si ces premiers conducteurs de l'émeute fussent devenus un ordre à part, à la place de la noblesse. Par le faible contingent accordé aux classes supérieures, on voit bien que les idées démocratiques dominaient encore. On délibéra une levée de quinze mille citoyens sans distinction.
Aussitôt que l'autorité dictatoriale eut cessé d'être exclusivement dans les mains des premiers chefs, trois quartiers populaires soulevés à la fois vinrent leur demander compte du butin, et, sur leur résistance, menacèrent d'attaquer le quartier général et sa garde. Un noble des plus considérables se trouva prêt pour s'entremettre entre les deux partis. Pour premier résultat de ce mouvement, deux des principaux chefs furent accusés d'avoir volé à leur profit l'argenterie. Tous furent suspects, déconsidérés et la plupart emprisonnés. Le peuple suit dans le péril ceux qui marchent en avant; mais quand il croit disposer d'un intérêt pécuniaire, il sait bien passer par-dessus les préjugés et la jalousie pour distinguer la probité; ou plutôt c'est contre ses égaux qu'il tourne sa jalousie et sa méfiance. Ces chefs populaires sont à peine expulsés, on va prendre deux nobles dans leur maison; on les conduit au quartier général. «Nous ne voulons que de braves gens; guidez-nous,» telle fut la harangue de leur installation. Dans l'assemblée ainsi purgée et renforcée, il passa en résolution de demander au sénat des arbitres pour régler les différends sur le partage du butin; puis des commissaires pour veiller aux rations et aux approvisionnements militaires. On ne se fiait qu'à la noblesse en ce qui demandait du désintéressement et de l'impartialité. Ce furent autant de nobles introduits dans le quartier général, et une correspondance fut établie qui constatait l'existence du sénat et lui rattachait l'administration de la république. Les arbitres firent décider que le butin serait consacré aux frais de la défense commune, résolution reçue avec applaudissement. En même temps, des nobles furent nommés pour présider à la réparation des fortifications de la ville destinée à soutenir un siège. Les citoyens de toutes les classes s'étant portés avec le plus beau zèle à ces travaux, tous rendirent hommage au dévouement des commissaires, éloges qui tournaient au profit de leur ordre et lui reportaient la confiance.
On fit un plus grand pas. A l'occasion du remplacement des chefs expulsés du quartier général, on en changea la forme. Les nobles s'y maintinrent sous le nom de conseillers des quartiers de la ville. On y conserva douze artisans d'abord tirés au sort parmi les syndics des métiers, puis parmi des représentants qu'on fit élire par ces corporations. Les douze conseillers artisans ne restaient que trois mois en place. Enfin, il siégea dans ce conseil un ou deux représentants de chacune des paroisses de la ville, dont il fut facile de diriger l'élection. On indiquait une assemblée paroissiale; elle se formait au hasard. On y proposait un candidat; une acclamation l'acceptait ou le rejetait. Presque partout cette forme d'assemblée donna pour élus des bourgeois notables. On fit promettre au peuple la plus grande déférence pour ces députés qu'il crut avoir choisis et qu'on qualifia de chefs de paroisse.
Quoique la noblesse, ou même le gouvernement proprement dit, eût déjà de l'influence, tous les pouvoirs se concentraient encore dans l'assemblée du quartier général. Cette assemblée se divisa en commissions et se partagea l'administration entière. Chacun de ses bureaux exerçait l'autorité d'une des magistratures de la république; seulement, on eut soin de n'usurper les noms d'aucun de ces corps en se saisissant de leurs fonctions. Mais on vit bientôt que ces commissions n'avaient été érigées que pour préparer la rentrée des magistrats qu'elles semblaient remplacer.
On n'oublia pas de créer un comité inquisitorial pour le procès des chefs populaires accusés de dilapidations. Cette institution ne servit qu'à amuser le peuple. Au bout de quelque temps, ces premiers soldats de la liberté sortirent obscurément de prison et personne ne parla plus d'eux.
Si, quand le peuple eut délivré la ville sans que les nobles eussent osé y prendre part ou avouer qu'ils y avaient concouru, il avait eu à sa tête des plébéiens honorables et surtout des hommes purs, il est probable que la masse du public eût disputé plus longtemps à la noblesse les droits que celle-ci avait laissé perdre. La constitution eût pu en être modifiée. Mais le marchand, le jurisconsulte qui avaient pris les armes ou qui se dévouaient à les porter tant que la patrie serait menacée, voulaient plier sous un sénat démagogique encore moins que devant un sénat aristocratique; obéir à des portefaix encore moins qu'à des nobles. Ceux qui possédaient craignaient de se soumettre à ceux qui n'avaient rien, de s'abandonner à la discrétion de ceux qui, n'ayant rien, n'avaient aucun respect pour la propriété d'autrui. C'est ainsi que la restauration du gouvernement des nobles, conduite de leur part avec un art admirable, en flattant, en caressant, en promettant, en divisant, en temporisant, surtout en dépensant, éprouva tant de faveur dans cette classe mitoyenne que la noblesse avait lieu de craindre pour émule. Cette classe se livra elle-même et ne s'employa plus qu'à dissiper les préjugés dont le bas peuple avait été imbu, préjugés heureux puisque sans eux ce peuple n'aurait pas fait l'effort qui sauva la ville; et cet effort le sénat ne l'eût jamais ni commandé ni permis.
Les choses de ce monde n'ont qu'un temps et, s'il est permis de parler ainsi, qu'une mode. Ce n'était pas encore l'époque des penseurs qui croient, de nos jours, à la possibilité de la démocratie pure, ni des déclamateurs qui, dans leurs comptoirs ou leurs études, rêvent Athènes et Rome, ni de ces génies entreprenants qui, de bonne ou de mauvaise foi, se disent faits pour rajeunir la décrépitude des anciens pouvoirs. Il ne se trouva pas dans Gênes, chez un seul homme de quelque crédit, la pensée d'oser résister à l'impulsion qui de loin ramenait les nobles au timon de la république. Le métier d'agiter le peuple ne fut plus que le patrimoine de quelques misérables qui avaient besoin de troubles pour être quelque chose ou de pillage pour subsister. Cependant les esprits étaient encore tellement agités que ce n'était pas trop de toutes les précautions prises pour remonter lentement la machine. Quoique la restauration avançât à grands pas, il n'aurait pas été sûr d'avouer le but proposé; le moindre incident remettait les nobles dans les transes, et la ville dans le trouble et l'anarchie.
Parmi les moyens employés pour l'attaque et pour la défense, on n'épargnait par les calomnies. Tout citoyen qui élevait la voix dans un sens opposé à la noblesse était, suivant elle, un pensionnaire de l'ennemi chargé de semer la division dans Gênes: suivant les factieux, la noblesse était vendue à la cour d'Autriche; elle était pressée de faire sa paix; elle l'avait déjà faite en secret; elle sacrifiait le peuple à la vengeance des généraux; sa vue unique était de ne pas perdre ses fonds placés dans la banque de Vienne. Un bruit se répand que les Allemands redescendent la Bocchetta. Tandis que les plus braves de toutes les classes courent au-devant de l'ennemi, une populace eu émeute redouble ses clameurs insensées et accuse le sénat de trahison. Trois malheureux, un poissonnier, un sbire, le fils du bourreau, se font les tribuns de ce vil peuple, demandent des armes et font voir l'usage qu'ils veulent en faire en pointant deux canons contre la porte et les murailles du palais public. «La noblesse, disaient-ils, voulait le convertir en citadelle à son usage…» Une étincelle pouvait subvertir Gênes. Que serait devenue la république si une guerre civile avait éclaté dans son sein? si le peuple, ignorant et facile à entraîner, avait entendu un pareil signal de pillage et de massacre? Quel parti auraient pu prendre les gens de bien, entre une noblesse dispersée, avilie, un sénat sans appui, et les prolétaires en tumulte faisant crouler sous leurs canons le siège du gouvernement? Et c'était ainsi que Gênes, au moment de revoir l'ennemi à ses portes, préludait à sa défense!
Le courage de Jacques Lomellini conjura seul la tempête. J'ai rarement occasion de nommer des hommes. J'indique l'esprit de chaque classe; et les personnages se confondent dans la foule. Mais l'homme qui a calmé une émeute furieuse, l'homme dont la résolution et l'autorité ont sauvé la ville, on aime à conserver son nom. Jacques Lomelin, noble distingué, agréable au peuple qui l'avait vu payer de sa personne à la reprise des portes, se montra seul à la foule sur la place du Palais. Il parla, il défendit la cause de son ordre et du sénat; il répondit aux calomnies; il promit, il caressa, il ébranla la multitude et la vit prête à se séparer de ses chefs factieux. Ceux-ci courent au canon pour toute réponse. Lomelin se précipite au-devant du coup prêt à partir. Il s'écrie qu'il sera la première victime de l'erreur populaire, qu'il ne verra pas ses concitoyens attenter au sanctuaire de leur liberté et détruire ensemble le palais et le sénat, le monument de tant de siècles. Cette action généreuse gagna à sa cause tous les coeurs droits. Le peuple enleva les canons et les reconduisit à leur place. Cependant telle était encore la chaleur populaire qu'elle ne fut apaisée qu'en lui ouvrant l'arsenal. En un instant il fut vidé, beaucoup plus avec l'apparence d'un pillage que d'un armement. Les armes antiques et hors d'usage conservées comme des monuments des croisades, des guerres pisanes et vénitiennes, furent enlevées comme les armes usuelles, et on les vit immédiatement après revendues parmi le peuple à vil prix, comme un butin. Le gouvernement dissimula d'abord tout ressentiment de cette émeute: mais, peu après, les trois misérables qui l'avaient suscitée furent enlevés. Deux, jugés secrètement, furent mis à mort dans la prison. Le plus vil fut réservé pour un supplice public quand le progrès de l'opinion parut le permettre.
L'annonce des Allemands avait été l'effet d'une terreur panique ou un mensonge de séditieux. On put respirer. Les armes dans les mains de la multitude, l'indiscipline du peuple, étaient le principal sujet des craintes du gouvernement et du quartier général. On était menacé d'une subversion intestine et de manquer de défenseurs au besoin. Ceux que le peuple avouait pour chefs ne savaient eux-mêmes comment conduire cette tourbe. On avait fait diverses tentatives pour organiser la milice. D'abord, à la levée indistincte de quinze mille hommes ordonnée dans les premiers temps, on avait substitué des compagnies de cent hommes par paroisse. On leur avait donné des capitaines qu'on avait fait élire comme les représentants au quartier général. Mais enfin, par une invention heureuse, on favorisa l'établissement d'une compagnie de volontaires. En s'offrant à faire le service le plus pénible et le plus dangereux, ces volontaires parurent n'avoir en vue que de soulager le peuple et les journaliers qui ne pouvaient sacrifier tout leur temps à la patrie. Cette compagnie se donna un uniforme élégant et coûteux. L'exemple fut suivi; il se forma d'autres corps semblables tous distingués par l'habit militaire. Un grand nombre de citoyens aisés se détachèrent des compagnies de paroisses pour entrer dans les corps d'élite. Toutes les professions un peu relevées, et, de proche en proche, les corps d'artisans, se donnèrent une distinction analogue. La noblesse facilita certainement cette dépense à ceux qui lui étaient dévoués. La compagnie des laquais ne fut pas la moins brillante et dut être la plus protégée. L'uniforme sépara le public en deux classes avant que le peuple pût en murmurer. La vanité des individus fut une sorte de dissolvant sur la masse. Les compagnies de paroisses abandonnées par amour-propre, avilies par la comparaison de ces troupes brillantes, déclinèrent rapidement. Enfin il ne resta plus à leurs officiers notables demeurés seuls qu'à se réunir eux-mêmes en une compagnie d'élite qui s'appela la compagnie des capitaines.
Les nobles ne furent pas les premiers à se montrer et ils ne se répandirent pas indistinctement dans ces corps. Ils en formèrent un sous le nom de Castellans où ils s'inscrivirent. Ils affectèrent de s'y réunir avec des bourgeois, mais ils n'y laissèrent entrer avec eux que des gens du palais, c'est-à-dire les plus habitués par état à dépendre de la noblesse. Avec le courage et l'autorité, la morgue commençait à renaître.
C'était peu d'avoir ainsi reformé l'armée; on voulut la ranger sous l'obéissance directe du gouvernement. Ci-devant, les détails militaires de la république étaient commis à une magistrature de guerre dont les membres, à tour de rôle, avec le titre de sergent d'armes et puis de général d'armes, donnaient les ordres directement aux troupes. A la première organisation du quartier général, en suivant la vue de se donner des officiers différents de ceux de la république, on avait élu un nouveau sergent d'armes. Ce fut un noble. Mais bientôt on appela insolence la sévérité de la discipline, les troupes se déposèrent, et même on le mit en prison. Or, à mesure que les compagnies volontaires furent formées, elles demandèrent les ordres au sergent d'armes de la république; c'est au palais qu'elles reçurent leurs drapeaux; et dès lors c'est au gouvernement qu'elles appartinrent.
Au dehors la nouvelle du soulèvement et de la victoire des Génois avait excité partout la surprise et l'admiration. La cour de France, si intéressée au succès, pour signaler la sympathie utilement, s'était empressée d'envoyer un premier secours pécuniaire sans attendre qu'il fut demandé. L'ennemi ne pouvait manquer de revenir en force pour essayer de venger son affront. Il était aussi nécessaire que juste d'organiser l'assistance à porter à Gênes pour défendre la ville et ses braves citoyens. Il fallait y faire arriver des subsides réguliers et des troupes. Mais à qui les adresser? où était, qui était maintenant le gouvernement? L'envoyé génois résidant à Paris ne parlait que du sénat, comme si rien ne fût avenu, comme si la noblesse fut encore tout l'État. On pensait à Versailles qu'en ce moment il n'en pouvait être ainsi. La renommée avait même grossi les événements qui s'étaient passés à Gênes depuis la révolution. Le bruit avait couru que le peuple s'était créé un doge pris dans la plus basse classe. On rejetait ces calomnies; mais il importait de savoir si la ville était livrée à l'anarchie. Car si l'intérêt des opérations futures, autant que la justice et l'estime dues au courage, inspirait de secourir les Génois, s'allier avec une populace, l'aider peut-être à opprimer les nobles, se confier à une démocratie en tumulte, on y répugnait avec raison. On interrogeait le ministre de France resté à Gênes. Il répondait avec embarras et réticence. Il hésitait à recommander à la confiance de sa cour un sénat sans pouvoir et sans popularité, qui se rendait presque invisible; ou une tourbe d'hommes courageux mais sans lumières, incapables de gouverner, d'administrer, et qui, en se défiant les uns des autres en fait d'argent, ne faisaient que se rendre justice. Aussi l'envoyé n'avait-il pas balancé à délivrer au sénat les sommes venues de France. On lui dépêcha de Paris un messager secret qui pût tout entendre de lui, tout voir, et revenir rendre compte de l'état des choses. Sur ses rapports on se convainquit que la révolution était avancée, que le peuple n'avait point de chef en état de contre-balancer le pouvoir de la noblesse, que les classes mitoyennes penchaient pour elle, même involontairement et par le cours naturel des choses, les moins enclins effrayés de la domination de la glèbe et n'ayant pas besoin d'en faire une plus longue expérience; que le peuple se rangeait de jour en jour sous l'ancienne loi; que le quartier général ne serait bientôt plus qu'un instrument du sénat, un intermédiaire commode et sans danger entre le gouvernement et les citoyens armés, et que cet échafaudage serait facilement supprimé aussitôt qu'on le voudrait.
Cependant la jalousie n'était pas éteinte entre le gouvernement des nobles et celui des plébéiens. Tantôt le premier, se croyant trop tôt sûr de sa puissance retrouvée, annonçait imprudemment la suppression du quartier général. Tantôt le quartier général mettait au jour la prétention d'envoyer ses délégués siéger au petit conseil1. Quand on apprit que le roi de France se préparait à envoyer six mille hommes, les meneurs affectèrent de craindre qu'arrivées pour être à la disposition du sénat, ces troupes ne fussent destinées à opprimer la liberté populaire. Ils s'offensèrent également de ce que l'argent venu de France ne leur eût pas été remis et se dépensât sans leur concours. Leurs plaintes redoublèrent quand ils apprirent que le subside serait permanent2. L'envoyé français eut quelque peine à leur faire entendre que les troupes du roi ne se mêlaient que de défendre le pays contre les Autrichiens; que les secours généreux de la France avaient pour destination exclusive de pourvoir aux fortifications et aux munitions. Loin d'être défavorable à la cause populaire, la cour elle-même n'avait pas fort approuvé que son argent passât aux mains des nobles. Elle craignait que, soustrait aux yeux du peuple, ce sacrifice ne manquât le but en ne servant pas à maintenir et à encourager l'esprit public. Mais à livrer la somme aux chefs populaires, la dilapidation aurait été certaine; et entre les mains du sénat même, on eut lieu de croire qu'une portion des deniers, au lieu de subvenir aux besoins présents, avait été distraite pour rembourser à certains gentilshommes des avances faites pour des besoins passés. On convint enfin que l'argent serait encore remis au sénat, mais qu'on ferait savoir au public ce que le roi donnait, et qu'il serait pris en même temps des mesures pour empêcher que rien sur ce fonds ne fût détourné de sa destination3. Ces ménagements calmèrent les dernières agitations; mais cinquante ans après on trouvait encore des vieillards qui, regrettant qu'on eût perdu cette occasion de secouer le joug des nobles, accusaient les ministres de Louis XV de corruption et d'injustice pour avoir préféré la noblesse et prêté la main pour la relever.
Bientôt arriva dans le port une frégate française. Six officiers supérieurs, deux ingénieurs en descendirent. L'allégresse publique éclata à leur passage. Ils annoncent que les Autrichiens reculent sur Var et que l'armée française du maréchal de Belle-Ile passe ce fleuve à leur poursuite; que Gênes verra bientôt de nouveaux défenseurs. En effet, des troupes françaises et espagnoles échappées aux vaisseaux anglais, accompagnées de convois d'argent, parviennent heureusement au port; à leur tête on voit paraître le duc de Boufflers. Il se rend au palais; c'est dans la personne du doge qu'il reconnaît, qu'il félicite la république de sa glorieuse résistance. C'est avec le sénat qu'il concerte les mesures pour l'avenir4.
Dans les instructions données au général on lui recommandait de réunir, s'il se pouvait, la noblesse et la bourgeoisie dans un même sentiment de zèle pour le salut de la patrie. S'il y avait dissentiment invincible, il devait adhérer à celui des deux partis qui serait le plus franchement déterminé à la défense, et le plus fermement attaché à l'alliance des couronnes de France et d'Espagne. Quoique Boufflers se fût d'abord adressé au doge, il arrivait avec des préventions contre une noblesse suspecte de ménager l'Autriche par crainte ou par intérêt. Il venait aussi sous l'impression de l'éclat d'une victoire plébéienne; et flatté de l'accueil qu'il recevait, ce qui n'allait pas bien il l'attribuait à la jalousie et à la méfiance des grands envers le peuple; il se promettait de faire connaître à ce peuple toute sa propre force, et, pour en avoir l'occasion, il était impatient que l'ennemi parût. Mais après quelques semaines, son jugement fut modifié par de nouvelles observations. Il reconnut que si parmi les nobles qui concouraient au gouvernement tous ne pouvaient être également zélés, également bien intentionnés, le plus grand nombre des membres se montraient convenablement. Il les avait bien vus essayer d'abord de lui dérober une ouverture indirecte qu'ils avaient reçue pour un accommodement secret avec le roi de Sardaigne; mais il avait suffi du ton sur lequel il s'était expliqué à ce sujet, pour faire rompre ces pratiques et en finir de ces mystères, et il n'y avait plus si indifférente affaire qu'on n'en consultât avec lui. On suivait ses avis avec la plus grande déférence. Seulement il cherchait des hommes d'État et il n'en avait rencontré encore qu'un seul5.
Quant au peuple, il s'apercevait que ces hommes qu'on croyait guerriers ne l'étaient nullement. Ils avaient montré dans le désespoir de la témérité et de la fureur; mais on ne pouvait compter sur eux pour une défense régulière6. «On manque dans cette foule, dit-il, des personnages supérieurs à la multitude, et ainsi il n'y a rien à négocier avec cette partie de la république.» Boufflers finit cependant par ranimer les courages; il les excita par l'émulation, il les plia à la discipline par la confiance qu'il acquit près d'eux. Ce fut son prodigieux mérite et l'amour public fut sa récompense.
Le général autrichien Schullembourg avait pénétré de toutes parts; Gênes était resserrée. L'ennemi avait sommé la ville plusieurs fois. Ses défenseurs avaient abandonné et repris les postes les plus voisins de ses remparts, avant même que Boufflers fût arrivé pour les défendre. Mon but n'est pas de suivre les détails de l'attaque et de cette belle défense. Il me suffit de dire que les Génois soutinrent avec courage et discipline les fatigues d'un siège long et pénible. C'est ici leur moment honorable. Le péril, la présence d'un ennemi qu'ils avaient bravé et chassé, Boufflers et les Français, tout ranimait l'esprit public. Et le général put alors s'apercevoir du crédit qu'il avait gagné, ainsi qu'il l'écrivait avec satisfaction. Plus de troubles dans la ville, bonne volonté constante pour marcher en campagne. Les nobles qui y parurent s'y distinguèrent; plusieurs y moururent au champ d'honneur. A cette époque, les sacrifices d'argent ne coûtèrent plus rien à la noblesse. Je ne parle pas des bijoux dont il fut de mode parmi les femmes de faire des offrandes patriotiques, ni du renoncement, que les narrateurs populaires ne peuvent s'empêcher d'admirer, des sénateurs qui se réduisaient à un seul laquais pour toute suite, et des dames qui ne se montraient plus suivies que de leurs femmes. Le patriotisme se manifestait par des signes plus certains. Les corps de métiers fournissaient tous les jours huit cents hommes pour la garde. Toutes les compagnies de volontaires étaient toujours prêtes à marcher. Les citoyens rivalisaient de bravoure et de discipline avec les soldats, les habitants des campagnes de dévouement et d'intelligence avec ceux de la ville. Le clergé même signala son courage. Il s'était utilement et honorablement conduit dès le commencement de la crise. Ses prédications, ses directions publiques et secrètes avaient soutenu le bon esprit du peuple. Les cérémonies religieuses, les processions, les neuvaines lui plaisent: ce sont ses fêtes, on les avait multipliées dans ce but. On avait fait des voeux à tous les autels. Les prêtres avaient excité par la piété le patriotisme; et, chose remarquable, au milieu de la chaleur des deux partis, on ne voit nulle part ni la noblesse accuser le clergé d'avoir abusé contre elle de son influence, ni les populaires lui reprocher d'avoir coopéré à les remettre sous le joug. Il agit, et il semble ne l'avoir fait que dans le sens du salut de la république. Les prêtres, les religieux même offrirent de prendre les armes pour la police intérieure. Ils gardaient les prisonniers et les établissements publics; ils faisaient des patrouilles pour le bon ordre. On les vit donner sous les murs de la ville le singulier spectacle d'une légion d'ecclésiastiques sous les armes, passée solennellement en revue par l'archevêque: et, de démonstration en démonstration, les prêtres se mêlèrent fréquemment aux expéditions extérieures. L'ennemi même les distingua avec une particulière animadversion. C'est peut-être le patriotisme des ecclésiastiques qui enflamma les Autrichiens contre les saints protecteurs du pays. On trouva les madones qui étaient sur les portes ou dans les campagnes souillées, décapitées, pendues, turpitude plus superstitieuse que la confiance qu'y mettaient les Génois. Il est vrai que le peuple avait vu la Vierge écarter de sa main les boulets tirés sur la cité. Malheureusement la fureur des assiégeants se signala par des excès plus funestes. Ils étaient aux portes de la ville. Ils tenaient ces beaux villages, ou plutôt ces faubourgs magnifiques qui la prolongent des deux côtés, Saint- Pierre d'Arène, Albaro: là tous les palais superbes qui, dès le temps de Pétrarque, faisaient des environs de Gênes le plus noble séjour de l'Italie et dont les merveilles s'étaient accrues ou rajeunies de siècle en siècle, furent brûlés, démolis ou dévastés. Ceux que dessina Michel- Ange n'échappèrent pas aux vandales. Nous avons vu, après cinquante ans, les marques irréparables de cette dévastation atroce, jusqu'à ce qu'une autre guerre et de nouvelles calamités soient venues ajouter d'autres ruines à ces ruines anciennes.
La défense de Gênes par M. de Boufflers est un événement militaire que les gens de l'art admirent et étudient encore. Il fit toutes ses opérations à propos. Des batteries placées le long de la mer écartèrent les vaisseaux anglais qui incommodaient le rivage. Des retranchements, des forts, habilement combinés, défendirent autant qu'il était possible l'approche des hauteurs qui, sur la rive gauche du Bisagno, longent et dominent les fortifications orientales de la ville. Un moment les forces ennemies parurent l'emporter. On ne put leur fermer le Bisagno. Mais le terrain leur fut si savamment disputé qu'elles ne purent tirer aucun parti considérable de leur introduction dans cette vallée. Français, Espagnols, Génois, tous rivaux d'émulation, semblaient n'avoir qu'un même esprit et suivre sous leur chef habile une inspiration unique. Après de vains efforts, Schullembourg, ayant consumé beaucoup de temps et inutilement fatigué son armée, leva le siège de Gênes au commencement de juillet 1747.
Le duc de Boufflers, épuisé de fatigues et attaqué de la petite vérole7, mourut au moment même de cette retraite de l'ennemi. Sa mort fut, dans Gênes, une calamité telle qu'elle fit craindre des excès de désespoir. Les écrivains du gouvernement assurent qu'on fut obligé d'employer l'influence secrète des prêtres auprès du peuple, pour modérer la violence de la douleur publique.
Le duc de Richelieu vint remplacer Boufflers. Ses instructions l'invitaient à rechercher la popularité: il lui en coûta peu pour l'obtenir. Dans ce pays qui se souvenait de l'avoir vu dans sa plus brillante jeunesse, sa dignité noble et aisée, sa gracieuse facilité de moeurs séduisirent toutes les classes et multiplièrent ses succès. Mais il était avide de gloire militaire, il avait d'avance mandé au ministre qu'il n'entendait pas qu'on ne l'envoyât à Gênes que pour y publier la paix (car on commençait à en parler alors). Cependant pendant son séjour au printemps de 1748, l'ennemi ne menaça Gênes que de loin. Richelieu perfectionna quelques ouvrages de défense. Il fit des excursions peu importantes avec des succès variés. Il disputa assez heureusement les approches, mais sans grandes opérations ni périls éminents. Le seul avantage de commander encore quand la paix fut signée ne devait pas lui mériter le titre de libérateur de Gênes. La famille de Boufflers fut inscrite sur le livre d'or des nobles de la république. Richelieu vivant, avec le même honneur, eut une statue; et le même jour le bâton de maréchal lui arrivait de France. Le courtisan hérita des lauriers qui appartenaient au guerrier.
La paix vint enfin. Après des préliminaires signés le 30 avril 1748, le traité d'Aix-la-Chapelle fut conclu le 18 octobre. Les Génois y furent compris. On leur rendit ce qu'on occupait encore de leur territoire, Savone et Final, ce premier sujet de leur querelle8. On eut soin de stipuler que les pays frappés de contributions et que le sort de la guerre avait délivrés de l'occupation de l'ennemi seraient affranchis de toute demande pour le reliquat non acquitté; que Gênes et les Génois retourneraient dans la jouissance de leurs revenus à la banque de Vienne. Contre la teneur d'une stipulation si explicite, les ministres autrichiens essayèrent de les frustrer de leurs capitaux: et ce fut par un ridicule sophisme de légiste. Au moment, disaient-ils, que les Allemands sortirent de Gênes, l'impératrice était créancière légitime des Génois du reste des contributions qu'elle avait eu le droit de leur imposer. Les Génois étaient à leur tour créanciers de l'impératrice pour des capitaux employés dans la banque publique. Quand les dettes et les créances sont réciproques entre les mêmes parties, il se fait pour chacune et à concurrence une compensation naturelle, une secrète et mutuelle extinction des dettes. Telle est, en effet, la loi civile: on n'avait pas de honte de l'appliquer aux relations politiques de deux États: et quant à la stipulation opposée qu'on venait d'insérer dans le traité de paix, elle ne devait, disait-on, se rapporter qu'à des créances existantes. Or, celles-ci compensées, confisquées, éteintes, et ne pouvant revivre, ce n'est pas elles que l'article du traité avait pu considérer. Cette chicane fut soutenue avec une longue insistance. Heureusement que les Autrichiens faisaient d'autres difficultés non moins injustes qui intéressaient les puissances principales. La France exigea donc avec menace la fidèle exécution du traité. Par un acte solennel l'impératrice reconnut enfin le droit des créanciers génois et leur rendit de nouveaux titres à la place de ceux qu'elle avait cru annuler pour en avoir prononcé une confiscation.
Il resterait à parler des récompenses que le gouvernement dut accorder au peuple qui l'avait sauvé et qui lui laissait reprendre sa place; et à cet égard, les écrivains de la noblesse disent, en racontant la délivrance de la ville, qu'on remit à des temps plus calmes à récompenser Carbone et les autres populaires qui s'étaient distingués à cette époque; et ils ajoutent qu'en effet ces récompenses furent proportionnées à la reconnaissance publique. Il faut les en croire. Mais la rémunération est demeurée obscure. Quelque somme de deniers aura acquitté cette dette. La misère de ces champions, les accusations qu'ils s'attirèrent et qu'on eut grand soin de ne pas leur épargner, autorisèrent sans doute à les payer en argent et à les remettre à leur place. On voit aussi qu'en 1748 on inscrivit au livre des nobles, dans des formes et au temps ordinaires, six particuliers de la classe de ceux qui dans toute autre circonstance auraient pu prétendre également à cet honneur. On donna cette inscription comme le pris de leur assistance fidèle au quartier général, c'est-à- dire, de leur zèle à entrer dans les vues du gouvernement et à y reconduire le peuple. Les milices bourgeoises se drapèrent peu à peu. L'uniforme les avait créées; les habits ne se renouvelèrent pas. Le gouvernement hâta la dissolution de ces corps, qui l'offusquèrent aussitôt qu'il cessa d'en avoir besoin.
Une suite plus intéressante de la grande crise que Gênes avait soufferte mérite d'être signalée. C'est la restauration de ses finances et de la banque de Saint-George en particulier.
La paix générale ayant rendu libres la navigation et le commerce, il n'est pas surprenant que Gênes ait promptement repris les avantages que sa position lui assurait, quand, tout entière à ses vrais intérêts, sans barrières fiscales et presque sans impôts, elle pouvait faire le seul trafic qui lui convienne. Elle fut de nouveau l'entrepôt des marchandises étrangères, le bureau d'un péage, si l'on peut s'exprimer ainsi, entre la mer et la haute Italie ou les régions intérieures qui y répondent. Elle fut une sorte de lien réciproque entre le Levant et les colonies espagnoles et portugaises, entre le nord et le midi, et la factorerie du commerce de toutes ces régions avec l'Italie. Son port franc fut fréquenté de nouveau, comme une foire perpétuelle ouverte à tous ces peuples. Le travail revint aux pauvres, les bénéfices aux commerçants, les intérêts aux capitalistes, les consommateurs aux propriétaires de denrées. Sans le retour de ces biens, il eût été inutile de penser au choix des moyens capables de refaire le crédit et la fortune publique. Mais telle avait été la brèche de quelques années, que cette prospérité renaissante du commerce ne suffisait pas pour en réparer les ruines.
Nous avons vu que c'était dans le trésor de Saint-George qu'on avait puisé les contributions enlevées par les Autrichiens. La suspension des payements de cette banque en avait été la suite9. Cet événement compromettait à la fois le revenu des familles et des établissements de toute espèce, la fortune des citoyens entre les mains de qui les billets de Saint-George étaient répandus, et toute la circulation du commerce d'une place qui ne connaissait presque plus d'autre monnaie.
Cette suspension ne pouvait finir qu'en trouvant les moyens de remplir de nouveau le vide du trésor. Le désordre et la dilapidation attachés à un mouvement insurrectionnel, les habitudes qui en restent, la difficulté de ramener le peuple sous le joug des impôts dont il s'est affranchi, le surcroît de dépense et la consommation prodigieuse que fait un peuple armé en masse comparé à l'entretien d'une armée régulière, toutes ces causes ne permettaient pas même la tentative de réparer le mal. Tant que la guerre dura, depuis l'expulsion des Allemands à la fin de 1746, jusqu'à la paix d'octobre 1748, on épuisa toutes les ressources qui pouvaient rester encore. On essaya plusieurs tempéraments en 1749: mais ce ne fut qu'en 1750 qu'on fut en état de procéder à une liquidation générale par laquelle on consolida les billets suspendus et les autres dettes arriérées. On se soumit à des contributions que le retour de la prospérité commerciale commençait à permettre de s'imposer10. Elles assurèrent le revenu de cette dette consolidée, et, par une opération bien faite, juste pour chaque créancier, ni trop retardée, ni trop précipitée; la circulation fut rétablie et le lustre rendu à cette banque dépositaire de tant de fortunes11.
Ce retour de la prospérité commerciale, ce prompt réveil de la sécurité des capitalistes, furent les bienfaits de la paix qui, en occupant lucrativement tous les bras et toutes les pensées, dissipèrent les restes de l'agitation et mirent fin aux récriminations malveillantes en bien moins de temps qu'on n'osait l'espérer. Richelieu, qui partait de Gênes immédiatement après la paix faite, écrivait au roi et aux ministres ses appréhensions. Il voyait un peuple armé, une bourgeoisie mécontente, et il signalait des têtes chaudes. Suivant lui, à Gênes, personne encore ne gouvernait tout à fait; et l'opposition de la noblesse et du peuple aurait produit une turbulente anarchie sans la sorte d'autorité que les circonstances avaient donnée au roi. Aussi il prévoyait qu'à la retraite des troupes françaises qui allaient le suivre, il éclaterait non une conspiration, mais une révolte. Sa prédiction fut heureusement démentie, et il y aurait injustice à ne pas reconnaître, en un tel dénoûment, une grande preuve d'habileté dans les chefs de la république reprenant doucement les rênes et remettant le char dans la bonne voie. Tant de fois nous l'avons vu maladroit! On avait dit12 de ce gouvernement qu'il était grand dans les petites choses et petit dans les grandes. Certes cette difficile restauration était une grande affaire; de petits moyens peuvent y avoir été employés; mais le succès fut complet, et certainement il était digne d'estime13.
(1755-1763) L'alliance des cours de Versailles et de Vienne qui se contracta bientôt après conserva la paix de l'Italie. Elle affermit et contint dans leurs limites les puissances de cette heureuse contrée. La guerre, qui éclata quelques années après entre l'Angleterre et la France, ne causa aux Génois que quelques inquiétudes passagères. C'était au fort de leur querelle avec les Corses, et les escadres anglaises pouvaient donner la main à ceux-ci. L'ambition toujours éveillée du roi de Sardaigne pouvait se prévaloir à leur préjudice de la protection de la cour de Londres. Ils avaient donc à coeur de ne rien faire qui les fît tomber dans la disgrâce de cette cour. L'Angleterre, qu'ils avaient vivement sollicitée, leur fit dire qu'on ne ferait rien contre eux s'ils restaient exactement et sincèrement neutres; mais qu'on se tiendrait offensé des moindres signes de leur défiance ou de leur mauvaise foi. Cependant les craintes de se voir compromis, d'être envahis pendant la guerre ou sacrifiés à la paix, recommençaient chaque jour. «Les gouvernements faibles sont toujours soupçonneux, écrivait-on de Versailles; on ne peut les guérir de la peur; et après tout, ce n'est pas à nous de tranquilliser les Génois.» Enfin la paix se fit (1763), et une nouvelle garantie de leurs possessions y fut explicitement comprise.
Il faut ici rapporter un fait assez significatif pour montrer quel déchet l'esprit public avait souffert parmi les membres mêmes du gouvernement. Les préparatifs de défense, ajoutés aux frais de la guerre de Corse, nécessitaient des sacrifices. On avait décrété une contribution extraordinaire. Chacun devait s'imposer à proportion de sa fortune, mais nul ne pouvait être taxé d'autorité à plus de mille livres. On devait compter sur le patriotisme des riches pour ne pas s'en tenir à la taxe obligatoire. Le doge Augustin Lomellini14, excellent citoyen, crut devoir donner un généreux exemple (1762); il souscrivit pour soixante mille livres, mais nul ne l'imita, plusieurs le blâmèrent avec aigreur; quand il sortit de charge, peu de mois après, le nouveau doge qui le remplaça prétendit avoir été injustement surchargé par les répartiteurs, réclama la réduction de sa taxe (1763), et l'obtint pour compléter le scandale.
Quand on recourait aux contributions extraordinaires, ou qu'on augmentait les impôts, on essayait d'étendre ces charges hors de Gênes, et de les faire partager aux autres villes de l'État. On rencontrait habituellement de la résistance. Final, se souvenant de sa qualité féodale, recourait au conseil aulique pour y plaider contre la république (1754). Cet exemple fut suivi avec acharnement par la petite ville de Saint-Rème. Elle avait eu autrefois pour seigneur l'évêque de Gênes, et elle prétendait que c'était sous la suzeraineté impériale.
L'empereur accueillit avec empressement cette soumission à sa couronne, cette attaque contre la souveraineté génoise. On croira aisément que la paix d'Aix-la-Chapelle n'avait pas suffi pour rétablir Gênes dans les bonnes grâces de Marie-Thérèse et de l'empereur François. Le conseil aulique instrumenta à Vienne. On fit plus; on prétendit que les habitants de quelques petits fiefs tenus par la république avaient été maltraités par ses officiers, et l'empereur délégua un haut commissaire pour aller constater ces offenses. Or, ce commissaire, le croirait-on? fut Botta Adorno, ce général oppresseur que le peuple génois avait mis en fuite. La république indignée protesta qu'elle ne le reconnaîtrait point. L'affaire s'envenimait: il paraissait des injonctions, des proclamations judiciaires et martiales au sujet de cette mission et du procès de Saint- Rème. La protection de la France intervint. Les procédures s'arrêtèrent et parurent oubliées. Mais douze ans après (1766), la cour de Vienne se réveilla. Une sentence fut prononcée en faveur des habitants de Saint- Rème. Il ne fallait plus qu'un pas pour que Gênes même et tout son État fussent déclarés sujets à la juridiction féodale de l'empereur. Mais on coupa court à ces iniques vexations. Le duc de Choiseul écrivit à Vienne «que les extrémités auxquelles les Génois étaient exposés ne permettaient plus au roi de persévérer dans la résolution qu'il avait prise de n'employer en leur faveur que des sollicitations et de bons offices. Leur inutilité le forçait à recourir à des moyens plus efficaces pour remplir ses obligations. Son intention était que la cour de Vienne en fût prévenue.» Le roi déclarait donc qu'il exécuterait pleinement la garantie donnée à la république pour toutes ses possessions; et qu'en outre, il requerrait pour y concourir toutes les puissances contractantes du traité d'Aix-la-Chapelle, et spécialement S. M. l'impératrice-reine. La déclaration eut son effet, et l'on ne parla plus de cette affaire.
La république, en même temps, en avait une autre avec le pape Rezzonico (Clément XIII). Par une sorte de concordat tacite, mais bien ancien, le pape pourvoyait aux évêchés génois en prenant un sujet à son choix sur une liste que lui présentait le sénat. Tout à coup, il plut au saint-père de nommer à l'évêché de Vintimille un abbé de Franchi, chanoine de Gênes, sans attendre de présentation. Le sénat tint la nomination comme non avenue et envoya sa liste de candidats. En même temps, pour empêcher l'élu d'aller prendre possession du siège, on le logea chez le doge comme autrefois le père Granelli; mais de Franchi mourut dans la demeure qu'on lui avait donnée. Le pape se montra violemment offensé, et l'archevêché de Gênes étant devenu vacant, il nomma promptement un Lercari15, sans admettre aucune proposition du gouvernement. Cette fois on n'osa pas à Gênes renouveler la querelle, le choix convenant d'ailleurs. Il y eut alors une sorte de transaction (1767). Le pape conserva le droit de nommer, la république se réserva de n'admettre les évêques ainsi promus à prendre possession de leur dignité qu'après que le petit conseil en aurait donné son agrément.
(1769) Peu après, Gênes demandait encore les honneurs de la salle royale à Rome, et sollicitait avec instance les cours de Versailles et de Madrid de prêter leur appui à cette prétention. Elles répondaient qu'elles n'avaient déjà que trop d'affaires fâcheuses avec le pape et qu'elles ne sauraient entreprendre celle-ci16.
CHAPITRE IV.
Guerre de Corse.
La ville de Gênes, bombardée au bon plaisir de Louis XIV et soixante ans après abandonnée à la discrétion des soldats de Marie-Thérèse, c'étaient deux incidents nés du choc ou des jalousies des grandes puissances; à cela près, le gouvernement de 1576, de son commencement à sa fin, n'eut, à justement parler, que deux affaires qui lui fussent propres: défendre son existence contre l'ambition du duc de Savoie; maintenir sa domination sur la Corse. J'ai raconté la résistance qu'il opposa à son dangereux voisin; il faut, en remontant en arrière, rassembler ici les détails de sa dernière lutte avec les redoutables insulaires que la république prétendait tenir assujettis. Elle se disait reine de la Corse; la fière et sauvage énergie, les vertus et les vices de tels sujets, ne s'accommodaient point de pareils maîtres. Comme au temps de Vicentelli et de Sampier, il naissait sur ce sol des âmes fortes et des hommes sans frein. Il s'y nourrissait d'implacables ressentiments; les vengeances s'y perpétuaient; des actions violentes s'y répétaient chaque jour. Les Génois y étaient détestés; et eux-mêmes avec leurs prétentions, avec leurs superbes dédains, ne savaient ni ne pouvaient rien faire pour apprivoiser ces populations farouches. Une seule chose avait changé: autrefois les révolutions qui éclataient à Gênes, et qui détournaient l'autorité du soin de contenir les Corses, étaient pour eux autant d'invitations à secouer le joug. Les factieux tour à tour expulsés du gouvernement venaient; porter et demander à la fois de l'appui aux mécontents de l'île. Mais depuis 1576 ces occasions de soulèvement manquaient, sous un gouvernement régulier et consistant quoique faible. Depuis que les entreprises de Sampier avaient échoué contre lui, il opprimait avec méthode, incapable, au reste, par ses préjugés autant que par sa politique, d'ouvrir aucune voie de civilisation à un peuple inculte, qu'il croyait avoir le droit de mépriser et de tenir abaissé. Les familles génoises elles-mêmes, qui d'âge en âge s'étaient établies dans l'île, étaient regardées dans Gênes comme des branches inférieures dans leur propre parenté, et comme déchues d'un degré dans la considération publique. Des évêques étrangers à l'île étaient donnés aux diocèses; et ce n'était pas en leurs mains que se trouvait placée l'influence sur ce peuple très-dévot au milieu de ses vices et de ses violences; elle était réservée aux pauvres prêtres du pays qui faisaient cause commune avec leurs ouailles dont ils partageaient les passions et les moeurs. A la suite des magistrats temporaires envoyés par la république, débarquaient de nombreux suppôts: ils s'emparaient de toutes les fonctions honorifiques ou lucratives; la voix publique était toujours prête à les accuser de rapacité et de concussion. Dans cette disposition des esprits, il n'était aucun impôt qui pût se lever sans soulever des résistances désordonnées. Sur tant de griefs les représentations étaient mal reçues: les recours à Gênes, le plus souvent, valaient au moins la prison à ceux qui s'exposaient à les porter au sénat. Enfin le gouvernement croyait avoir à se montrer inflexible dans ses exigences; ses répressions étaient cruelles; et soit dans l'île, soit dans la tour de Gênes, on jugeait dans l'ombre, on condamnait suivant l'effrayante formule des inquisiteurs d'État, ex informata conscientia.
Cependant la douceur ou la sévérité, l'habileté ou la maladresse des gouverneurs, donnèrent tour à tour du relâche ou de l'élan aux dispositions hostiles des insulaires. Vers 1728, des querelles insignifiantes sur la légalité d'une taxe légère qui se payait sans difficulté depuis quinze ans, s'envenimèrent tout à coup; ce fut l'étincelle qui alluma un incendie. Les magistrats génois furent tantôt faibles dans leurs concessions, tantôt malheureux dans leurs mesures répressives. On s'insurgea, et les Corses ne manquèrent pas de chefs audacieux, dont plusieurs s'étaient formés au métier des armes chez les puissances du continent. Le mouvement fut général: des diètes s'assemblèrent; elles consultèrent les théologiens de l'île, qui décidèrent que la guerre était légitime et juste.
On assure qu'alors les Corses offrirent la souveraineté de leur île au pape: le saint-père ne leur proposa que son inutile médiation. Pour eux, ils déclarèrent qu'ils ne se livreraient plus au pouvoir absolu de leurs oppresseurs; qu'ils ne traiteraient avec les Génois que sous l'expresse garantie de l'empereur, de la France, ou de l'Espagne. La France avait manifesté de l'intérêt pour leurs souffrances: l'Espagne passait pour avoir favorisé secrètement l'insurrection: à Gênes on se méfia de ces deux puissances et l'on se contenta de demander à la première si elle verrait sans jalousie l'intervention de la cour de Vienne, la garantie dont celle-ci se chargerait pour l'exécution de l'accord qui serait conclu sous son arbitrage, et d'abord le passage en Corse de quelques troupes impériales pour appuyer la médiation. La cour de Versailles, sans témoigner ni opposition ni approbation, répondit simplement qu'elle était loin de favoriser une révolte: mais elle fit savoir officieusement le jugement qu'elle portait d'un pareil secours. Elle prédisait que les Génois l'achèteraient chèrement, et qu'ils allaient rendre la cour impériale seule arbitre dans leurs affaires en Corse. Les Génois ne tinrent nul compte de cet avis. L'empereur fournit (1731) d'abord trois mille cinq cents hommes qui débarquèrent dans l'île; elle devint le théâtre d'une guerre sanglante sans être décisive (1732). Cependant le prince de Wirtemberg détermina enfin les Corses à se soumettre à ce que l'empereur réglerait entre eux et la république. Pour préliminaire, quatre chefs de l'insurrection se rendirent au prince, qui les remit aux mains des Génois sous certaines garanties convenues. Ils furent d'abord renfermés dans la tour de Gênes, traités cependant avec de grands égards. Puis ils eurent pour prison la citadelle de Savone; et là, enfin, ils servirent à leurs compatriotes de plénipotentiaires pour adhérer à la pacification. Elle eut lieu sous la forme d'un règlement émané du gouvernement de Gênes avec l'intervention et la garantie de l'empereur. Mais cette garantie ne paraissait accordée qu'au profit des Génois pour obliger les Corses à l'obéissance. La plupart des conditions favorables à ceux-ci formaient des articles séparés, tenus secrets; et la stipulation de la garantie impériale s'y trouvait omise; on ne craignit pas de dire que cette omission avait été achetée à Vienne à prix d'argent.
L'expédition allemande fut en tout préjudiciable à ceux qui l'avaient sollicitée. Tant qu'elle dura, la présence de tels auxiliaires enleva toute réputation aux forces génoises, et toute autorité aux magistrats. La Corse ne reconnaissait plus ceux-ci, et personne ne recourait à eux. Les généraux allemands faisaient sans les consulter des armistices auxquels la république était obligée de se conformer. Elle payait au complet la solde des troupes dont plus d'une fois une partie avait été ramenée sur le continent. Quand, après le règlement publié, Wirtemberg partit et que les soldats sortirent de l'île, l'Autriche demanda quatre cent vingt mille génuines (environ trois millions de francs) pour les frais. Il fallut voter pour les chefs impériaux de larges récompenses: les dépenses patentes n'étaient pas les seules à couvrir; et l'on assurait que sur les fonds expédiés dans l'île, il se trouvait un mécompte de cinq millions de livres resté inexplicable. À plusieurs époques de cette longue querelle, on voit percer le soupçon que parmi les causes qui la rendaient éternelle, se trouvaient certains intérêts privés de gens qui faisaient mieux leurs affaires que celles de la république.
Quoi qu'il en soit, les sacrifices faits pour obtenir l'intervention de l'empereur furent en pure perte (1734). A peine les Allemands repartis, l'île fut de nouveau soulevée. Elle reprit son organisation militaire et politique. La Vierge Marie fut déclarée protectrice souveraine de la Corse, une grande diète nationale confia le gouvernement à trois généraux décorés du titre d'altesse (1735), et assistés d'un conseil d'État. L'un des trois fut Hyacinthe Paoli, nom qui s'est rendu fameux pendant deux générations. Ainsi la nationalité corse se trouva déclarée et constituée.
Ici, je rapporte la première origine du projet de donner la Corse à la France. L'envoyé de cette puissance à Gênes était alors M. de Campredon. Il avait régulièrement informé la cour des événements de l'île qui transpiraient à Gênes, malgré la défense d'en parler, défense parfois appuyée de la commination des galères. Il avait démontré que la république seule n'aurait jamais la force nécessaire pour soumettre les Corses à l'ancien joug, et pour détruire la redoutable organisation qu'ils s'étaient donnée. Cependant, ajoutait-il, l'empereur pensait à faire tomber la Corse aux mains du roi de Portugal; l'Espagne se vantait qu'aussitôt qu'elle le voudrait elle disposerait de l'île: elle entretenait des intelligences avec Giaffiero, l'un des trois généraux du pays, et le principal ouvrier des troubles précédents. Paoli se glorifiait de l'appui de l'Angleterre: on avait parlé des desseins du roi de Naples, et le roi de Sardaigne était prêt, disait-on, à s'emparer du pays dès que les Génois l'abandonneraient, comme il était devenu' probable. Quant à Gênes, on y trouvait assez de membres du gouvernement qui avouaient qu'il s'élèverait peu de regrets sincères si la Corse était ôtée à la république par les armes de quelque puissance; qu'à plus forte raison, si quelqu'une d'elles lui en demandait la cession à des conditions avantageuses, le marché pour se défaire d'une possession onéreuse serait promptement accepté. Mais ce marché serait-il indifférent à la France? Pourrait-elle laisser passer à d'autres une station si voisine de ses côtes, de ses arsenaux de Toulon, de son commerce de Marseille, si bien placée sur la Méditerranée pour l'offensive comme pour la défensive? Les Anglais avaient Gibraltar et Mahon; la France pourrait- elle laisser encore occuper la Corse? Pour conclusion Campredon proposait directement d'entamer une négociation avec les Génois, pour obtenir la résignation de leurs droits entre les mains du roi de France, et avec les Corses pour les disposer à être contents de cette cession1.
Le ministre répondit promptement à cette dépêche2. Elle avait été lue et méditée: le roi et le conseil y donnaient une pleine approbation: «Vous êtes l'auteur de l'idée; il faut vous laisser le choix des moyens, le soin de préparer les voies; il suffit de vous dire que nous entrons à tous égards dans l'esprit de votre lettre.»
Flatté de la satisfaction qu'on lui témoignait, Campredon se hâta de prendre les premières mesures. La plus facile fut de faire pressentir l'esprit des insulaires. Il avait pour amis et pour conseils des personnages attachés aux intérêts corses, et peut-être son projet n'était-il qu'une de leurs inspirations. Bientôt il vint de l'île une supplique au roi de France où l'on implorait sa médiation entre les Corses et les Génois. C'était une sorte de préliminaire, mais si peu important qu'il n'était signé que par vingt chefs de canton d'une province seule, et que la date était restée en blanc, afin que ce produit d'une intrigue clandestine ne vît le jour qu'en temps opportun.
On ne négligeait rien pour habituer le public génois à l'idée d'être débarrassé de la Corse. On pensait que si cette ouverture était faite avec l'offre de garantir à la république à perpétuité, Savone, Final et la Spezia, la proposition aurait de grandes chances de succès. L'envoyé crut pourtant s'apercevoir que la vanité nationale y mettrait plus d'obstacles qu'il n'avait pensé d'abord. On se ferait scrupule à Gênes d'abandonner volontairement un royaume, et la misérable et chimérique recherche des honneurs royaux de la cour romaine accroîtrait encore cette répugnance: mais cette île, qu'on craindrait de vendre si elle était perdue par une force majeure, par une invasion, Campredon persistait à croire qu'on n'en serait que médiocrement fâché: des gens graves le lui donnaient à entendre, et, sur cette confiance, il conseillait au roi d'envoyer des troupes dans l'île et de s'en emparer à l'improviste. On se hâta de lui répondre, comme il convenait à la prud'homie du cardinal de Fleury, que jamais on ne se donnerait ce tort envers les Génois et en face de l'Europe. On estimait même, qu'il serait imprudent, quant à présent, de faire au sénat aucune ouverture. On devait se borner à faire reconnaître par les hommes influente que l'île leur était à charge, et qu'il serait plus profitable pour eux d'en traiter avec une puissance en état de la défendre, que de risquer qu'elle fût enlevée par le premier occupant: mais jusqu'à ce que ces réflexions portassent la république à demander à traiter, ou ne lui refuserait pas de se prêter à tout ce qui pourrait ramener les Corses à son obéissance. Néanmoins comme l'envoyé avait averti que si la cession était négociée, il y aurait quelques sacrifices à faire pour se procurer la majorité des suffrages, on l'assurait qu'en ce cas on ne manquerait pas d'accorder tout ce qu'il faudrait.
Ces instructions convenablement dilatoires tendaient à tempérer l'impatience avec laquelle Campredon suivait son idée. Mais tout à coup3 le ministère de Versailles lui enjoint de cesser ses démarches et de laisser tomber l'affaire. On ne lui donnait aucune explication sur ce changement. Mais on venait de signer les préliminaires de la paix avec l'empereur. Le grand-duché de Toscane passait au gendre de Charles VI. Cet événement amenait pour la France de nouveaux arrangements que l'acquisition de la Corse aurait sans doute contrariés.
Le projet fut abandonné; mais les convictions qui l'avaient fait naître restèrent acquises. Si les ministres de Louis XV, à cette époque, n'estimèrent pas la Corse d'un prix assez haut pour affronter les embarras que son occupation eût pu donner, on fut bien d'accord de ne pas souffrir qu'elle passât dans des mains étrangères.
Une étrange aventure (on ne saurait donner un autre nom à cet incident) vint tout à coup compliquer la situation, et bientôt elle détermina Gênes à demander des secours. On vit débarquer dans l'île un personnage inconnu apportant quelques armes aux insurgés4 et leur promettant d'amples secours qui allaient le suivre. C'était un grand seigneur anglais suivant les uns, un exilé Corse d'origine, suivant les autres. On sut enfin que c'était le baron Théodore de Newhoff, qu'on supposa expédié par une des grandes puissances. Il n'en était rien: cet aventurier, gentilhomme allemand, avait été, autant qu'on a cru savoir, page et puis sous- lieutenant en France, disciple pauvre de l'Ecossais Law, esprit romanesque se mêlant de chimie, suspecté même d'alchimie. Devenu lieutenant-colonel en Espagne, marié à Madrid, il avait abandonné sa femme en traversant la France. Prisonnier pour dettes à Cologne, à Livourne, il s'était réfugié à Tunis, il y avait trouvé des Corses et quelques Toscans; en vivant avec eux il avait conçu le dessein d'aller tenter la fortune en Corse. Sa petite cargaison d'armes lui avait été fournie à Livourne sur le crédit de ses nouveaux amis. Un vaisseau marchand anglais l'avait transporté dans l'île. Il y fut accueilli avec enthousiasme; il répandit tant d'espérance, il fit tant valoir le mystérieux appui des cours étrangères, il seconda si bien la chaleur patriotique des populations, qu'à peine arrivé il fut proclamé roi de Corse. Le nouveau monarque décora tous les chefs de l'insurrection de titres magnifiques. Hyacinthe Paoli fut nommé premier ministre.
Une guerre de manifestes s'éleva d'abord. Le sénat de Gênes mit à prix la tête de Théodore; celui-ci se répandit en menaces. Dans l'île il agit avec assez de vigueur pour réduire bientôt les Génois à quelques villes du littoral et à leurs étroites banlieues. Mais, pour aller les y chercher, on avait besoin des renforts promis, et ils n'arrivaient pas. A peine couronné, le roi voulait partir pour aller au-devant d'eux. Mais, se défiant de lui les premiers, les soldats qu'il avait rassemblés craignirent d'être abandonnés sans que leur solde fût assurée. Bientôt après, plusieurs des chefs même mirent en doute la véracité des promesses et le caractère de leur prince. Quelques-uns rompirent ouvertement avec lui et se soulevèrent contre son autorité. Il les réprima; mais, enfin, on lui déclara que si les secours annoncés ne paraissaient pas dans le mois, on répudierait toute confiance en lui. Ce temps écoulé, il convoqua une diète dans laquelle il fit de nouveaux efforts pour rétablir son crédit et pour obtenir la faculté de sortir de son royaume, afin d'aller chercher les défenseurs dont il s'était assuré. Cette liberté lui fut donnée, les chefs qui se défiaient le plus de lui ou qui lui enviaient le pouvoir, estimant qu'il n'y avait rien de mieux à faire que de le laisser aller. La république génoise ayant demandé au grand-duc de Toscane de le faire arrêter au passage, celui-ci répondit que c'était faire trop d'honneur à un pauvre roi détrôné.
Pendant ce temps on délibérait à Gênes. On sentait la nécessité d'avoir des auxiliaires à opposer aux insurgés, et l'on ne voyait que la France à qui l'on pût en demander. Mais remettre les places qu'on tenait en Corse entre les mains des soldats français, c'était ce qu'un parti nombreux ne voulait pas souffrir. Les assemblées du petit conseil se multipliaient, et nulle proposition n'y réunissait le nombre nécessaire de suffrages. Dans le sénat plus qu'en Corse, disait-on, était la guerre. Enfin on imagina d'offrir aux révoltés un pardon général même pour les chefs, et une exemption d'impôts pendant douze ans.
Paoli et Giaffiero avaient été nommés par Théodore régents du royaume en son absence, et ils avaient eu grand soin de faire confirmer leurs pouvoirs dans une assemblée populaire. Ils firent délibérer la diète sur la question de savoir si l'on entendrait les propositions que la république 'pourrait faire. Il ne manquait pas de voix pour s'y refuser: d'autres trouvaient bon qu'en faisant ses conditions on accoutumât les Génois à traiter avec eux de peuple à peuple. L'assemblée prit alors une délibération solennelle, qui fut souvent rappelée depuis. On déclara qu'en aucun temps la Corse n'entrerait en négociation sans que, pour préalable, les Génois eussent souscrit aux conditions suivantes: amnistie sans aucune exception: les Corses ne pouvaient être traités de rebelles: chacun d'eux aurait droit d'entrer, de résider, de sortir avec liberté illimitée: le port des armes ne pourrait être interdit: les règlements de l'ancien gouverneur Vénéroso seraient renouvelés. (Ce digne magistrat, quand il avait régi la Corse, y avait seul donné des lois équitables; aussi, à son retour à Gênes, avait-il été accablé de dégoûts.) Enfin, venait la clause principale: on ne ferait aucun accord sans qu'une puissance étrangère intervint pour garantir la fidèle exécution des pactes. C'était l'éclatante confirmation des déclarations de 1728.
Gênes, au contraire, exigeait que les Corses s'avouassent rebelles; qu'ils fussent désarmés, et surtout qu'ils ne se permissent plus de réclamer entre des maîtres et des sujets aucune intervention de garants. L'espérance d'accommodement fut donc perdue.
(1737) Cependant, il arriva en Corse des lettres de Théodore: son retour semblait imminent. Il allait amener de grands secours de vaisseaux, de soldats et d'armes, et il venait soutenu par la faveur des cours les plus influentes de l'Europe. Ses partisans propageaient de telles nouvelles avec la plus éclatante publicité. Ils appelaient le peuple dans les églises et chantaient le Te Deum pour ces annonces comme on l'eût fait pour des victoires. Sur ce bruit les Génois conçurent un surcroît d'alarmes, et, après de longs dissentiments, ils se décidèrent enfin à demander des troupes à la France. Les réserves et les précautions furent multipliées de leur part dans le traité qui eut lieu à Paris. La domination génoise devait être intacte en toute chose. Le pardon et la liberté qu'on obligerait la république à accorder aux Corses ne pourraient paraître qu'en forme d'édits spontanément octroyés par elle: le roi pourrait seulement s'en déclarer garant, car sans cette condition la France refusait de traiter. Gênes crut nécessaire de faire intervenir l'empereur dans cette même garantie, puisqu'il avait été garant du règlement de 1734: mais ce prince, en guerre avec les Turcs, ne fournit que son nom, et trouva bon que Louis XV envoyât ses troupes. Six bataillons furent d'abord expédiés sous les ordres de M. de Boissieux (1738). La république pourvoyait au logement et à la subsistance. Elle s'engageait à payer à la France deux millions de francs pour tous les autres frais. Ces troupes n'étaient pas mises sous les ordres des chefs militaires génois, pas même en contact avec les garnisons de la république. Elles devaient avoir leurs quartiers séparés. Leur commandant devait s'entendre avec le gouverneur ou commissaire du sénat: comme il fallait s'y attendre, ce concert fut mal établi et plus mal entretenu.
La France avait exigé la suspension de toutes les hostilités. Comme elle la garantissait du côté des Génois, elle soumit les Corses à donner du leur des otages qui furent envoyés en Provence. Les chefs y contribuèrent par leur influence. Le général français, tout en défendant la domination génoise contre les insurgés, ne s'abstenait pas de correspondre avec ceux-ci. Il les invitait à la soumission, les assurant que la France ne voulait que leur bien et entendait leur assurer des conditions équitables et libérales. Paoli et Giaffiero, par son canal, écrivaient au cardinal de Fleury. Leurs lettres protestaient de leur obéissance aux volontés du roi de France notre maître, disaient-ils. Le cardinal répondait: «Vous êtes nés sujets de la république; elle est votre maîtresse légitime. Il ne faut pas vous flatter; le roi ne peut avoir d'autres principes: mais il est porté à vous regarder comme ses enfants. La république entrera dans tous les expédients raisonnables pour vous rendre le joug de l'obéissance non-seulement supportable, mais encore doux et léger.» Il demandait que les Corses nommassent des députés, pour négocier à Bastia sous la médiation du général français, Giaffiero répliquait, en promettant que les députés demandés seraient envoyés, mais en soutenant les droits de la nationalité des Corses et de leur indépendance. Le cardinal à son tour n'admettait pas cette réserve, et sa dernière lettre finissait ainsi: «Le roi serait bien fâché de dépouiller la qualité de pacificateur, pour devenir votre ennemi.»
Un règlement, tel quel, fut dressé à la hâte. Il ajoutait quelque chose à celui que Wirtemberg avait inutilement publié sous l'autorité de l'empereur. Il contenait des amnisties, des remises d'impôts arriérés; il était aux gouverneurs le droit de condamner arbitrairement. Il déclarait qu'aucune grâce ne serait accordée aux homicides; car l'impunité des assassins prodiguée, et peut-être vendue, était reprochée amèrement aux fonctionnaires génois, peut-être parce qu'elle contrariait les vengeances de famille. Puis venait la clause du désarmement général. Ce règlement, la république qui le promulguait priait l'empereur et les rois de France et d'Espagne de le garantir. Le roi de France acquiesçait; un terme était assigné aux populations pour déclarer leur soumission et pour livrer leurs armes, et quand le délai serait expiré, le roi entendait tenir les conditions pour acceptées, et les faire immédiatement exécuter. Il était réservé, au reste, d'ajouter à ces conventions toute stipulation nouvelle qui serait demandée et qui serait reconnue utile au bien du pays. Or les réclamations de cette nature ne se firent pas longtemps attendre. L'assemblée convoquée à Bastia fut loin d'être complète: mais, pour première démarche, elle demanda la reconnaissance d'une organisation de la nation corse qui eût réduit presque à rien les droits de la seigneurie génoise. Les insulaires voulaient surtout avoir auprès de la cour de France des représentants sédentaires, pour y porter leurs plaintes et pour en requérir directement le redressement.
Une partie de l'île se soumit cependant sans réclamation. En certains lieux cet acquiescement fut une feinte et un piège. Les détachements de soldats français appelés pour retirer les armes qui devaient être paisiblement déposées, furent attaqués dans des embuscades. Il y eut du sang répandu: et telle était la disposition des esprits chez ce peuple vindicatif qu'on ne craignait pas d'y appeler cette trahison les Vêpres corses.
L'influence du nom de Théodore encourageait les résistances. L'aventurier avait promis fort au delà de son pouvoir, mais tout n'était pas mensonger dans ses annonces. A son arrivée à Amsterdam, il avait d'abord retrouvé quelques créanciers qui, pour une misérable somme de cinq mille florins, avaient fait détenir le roi des Corses au milieu de ses grands desseins. Deux amis puissants, qui l'avaient tiré de cet ignoble embarras, avaient prêté une oreille favorable à ses projets: ils l'avaient mis en état de charger un petit vaisseau hollandais pour aller porter secours à ses fidèles sujets. En attendant la saison du départit s'était montré à Paris; mais le lieutenant général de police l'avait promptement congédié. Enfin il s'embarqua (1737). Le navire arriva dans les eaux de la Corse. Quelques quantités d'armes et de munitions furent débarquées et distribuées aux habitants du voisinage. Des hommes en petit nombre prirent terre à l'île Rousse; on publia que le roi en personne était à leur tête, mais il ne parut point. On vérifia plus tard5 qu'à l'approche de l'île, la croisière d'une frégate française et la vue d'un nombre de barques génoises armées qui gardaient le littoral lui avaient fait craindre de tomber entre les mains de ses ennemis. Un vaisseau marchand suédois s'était rencontré là par hasard, il était passé sur son bord et avait laissé sa petite troupe débarquer sans lui. Elle fut bientôt dispersée. Un secrétaire dont le roi avait fait un colonel fut pris et mis à mort: mais les armes de la cargaison restèrent entre les mains des insurgés.
Théodore, retourné en Hollande, en repartit l'année suivante (1738). Cette fois, il conduisit quatre navires, équipés à ce qu'on supposait, par les mêmes amis qui avaient pourvu à l'expédition précédente, et qui s'étaient associées par spéculation à ses folles espérances. La petite escadre, sur le point d'arriver, fut séparée par les vents. Trois navires allèrent à Livourne, où ils furent mis sous séquestre. Théodore, sur le quatrième vaisseau, aborda une plage voisine de Porto-Vecchio. Mais la garnison de cette place accourut Pour s'opposer à l'invasion. Théodore resta sur le vaisseau à l'ancre. Il envoya de là des proclamations et des lettres: il prit soin d'y joindre l'inventaire de toutes les munitions qui composaient ses quatre cargaisons, et qui devaient armer tous ses partisans. Il n'attendait que des otages de Porto-Vecchio pour débarquer dans ce port. Il invitait d'ailleurs tous ses fidèles sujets à venir au- devant de lui. Il fit donner des habits et des fusils à ceux qui se présentèrent, mais il en vînt très-peu. Quant aux régents qu'il avait établis, Paoli, Giaffiero, avant sa venue ils lui avaient écrit qu'il devait se hâter, ne pouvant différer de faire trouver les députés que le général français convoquait en assemblée générale pour délibérer sur un projet de pacification. Or le temps avait passé sans voir paraître personne, et il avait fallu donner cours à la convocation qu'on n'était pas en mesure d'empêcher: maintenant l'expédition venait trop tard. Les deux chefs, sans paraître auprès de Théodore, lui mandaient franchement que s'il n'avait assez de forces pour chasser de l'île les Génois par lui-même et sans l'assistance des Corses maintenant découragés, il ne devait pas se hasarder à venir plus avant. Théodore comprit la portée de cette réponse; il économisa ce qui lui restait d'armes, il cessa d'en distribuer, trop peu assuré qu'elles dussent servir à sa cause. Il se rendit à Naples; il y séjourna quelque temps, en querelle, disait-on, avec le procureur fondé dont ses armateurs l'avaient fait suivre. A cette époque, il fut de nouveau perdu de vue.
La tentative de Théodore n'avait pas moins troublé les Génois qu'occupé les Corses. Dans les conseils de la république les partis en avaient pris une aigreur nouvelle. Ceux qui étaient opposés à la France disaient hautement que le roi s'étant fait entrepreneur à forfait de la soumission des Corses, c'était à lui de tenir son marché. On ne disait pas que la république en payait mal le prix, et exécutait encore plus mal ce qui était à sa charge. En Corse, son commissaire général, jaloux de son autorité, accusant M. de Boissieux de partialité pour les rebelles, contrariait toute mesure. On attendait de France de nouveaux renforts. Un bâtiment qui portait un détachement vint échouer sur le rivage. Les soldats, harassés par la tempête et mal secourus, se virent entourés par les populations accourues en tel nombre que la résistance fut inutile. Cet échec, tant de déplaisirs dans les rapports avec l'autorité génoise, tant de mécomptes dans les soumissions qu'on avait crues certaines, accablèrent M. de Boissieux; sa santé n'y résista pas, il mourut (1739): les députés qu'on tenait réunis à Bastia pour rassemblée nationale se dispersèrent, et tout resta en confusion plus que jamais.
Paoli et Giaffiero publièrent, en manière de manifeste, une lettre adressée aux otages envoyés à Marseille pour répondre de la suspension des hostilités. Ils leur racontaient par quelle fatalité ces hostilités avaient recommencé. Ils en accusaient les mauvaises intentions et les mauvais procédés des Génois: ils ne parlaient du roi de France qu'avec ménagement. Ils lui avaient rendu compte de ce qui s'était passé, et, jusqu'à ce que sa volonté fût ultérieurement connue, la Corse se croyait en droit d'opposer la force à la force.
Cela n'empêchait pas Hyacinthe Paoli de faire exécuter la soumission solennelle de la province de Balagne, ainsi qu'il en avait contracté l'engagement antérieur. Il prit, il est vrai, un prétexte pour ne pas assister à cette triste cérémonie; et, il faut le dire, pendant qu'elle avait lieu, un de ses intimes confidents, religieux de grande considération, écrivait aux chefs des autres provinces de ne pas se hâter de se soumettre: une amnistie était convenue et ils seraient toujours à temps d'en profiter. La Balagne seule livra ses armes.
M. de Maillebois succéda à M. de Boissieux dans le commandement: il montra dans cette mission difficile, du discernement, de la fermeté avec un esprit conciliant et des vues élevées. Il y obtint, en un mot, tout le succès dont elle était susceptible.
Mari, commissaire général génois, voulut d'abord lui persuader de ne point traiter avec les chefs, gens ambitieux pour leur propre compte, et qui ne représentaient nullement les populations. C'est directement à celles-ci qu'il convenait de recourir en s'adressant à leurs magistrats locaux. Maillebois reconnut promptement que ces magistrats prétendus, placés officiellement à la tête de chaque district par les Génois ou sous leur influence, n'en avaient aucune sur le peuple. Il donna donc accès aux chefs et peu à peu il obtint des soumissions presque unanimes: l'île jouit d'une sorte de tranquillité.
Le général voulait avec impartialité la paix du pays et le bien-être de ses habitants. Mari en usait autrement: ceux qui s'étaient soumis étaient pour lui des rebelles déguisés: il leur interdisait l'entrée des marchés de Bastia; et il usait pour ceux qui s'y présentaient, de vexations intolérables. On jugera des sentiments de Maillebois par ce fragment d'une de ses lettres au commissaire: «Je ne puis m'empêcher de vous demander si vous regardez comme vos peuples ceux que l'armée du roi vous soumet, ou, si vous ne les regardez pas comme tels, si vous voulez les détruire. Si vous les regardez comme des hommes qui sont vos sujets, vous devez leur donner les secours dont ils ont besoin de toute manière pour leur subsistance; et vous devez, en ministre sage, faire l'impossible pour y parvenir. J'ajouterai que si vous voulez les détruire, les armes du roi ne sont pas faites pour cet usage; et assurément je ne ferai pas massacrer de sang-froid ceux qui auront recours à sa protection et à sa garantie, ainsi qu'il m'a chargé de les en assurer.»
Maillebois voulait que la pacification obtenue fût rendue stable et perpétuelle, en obligeant le gouvernement génois à établir dans l'île un régime équitable où la souveraineté fût combinée avec les droits nationaux des Corses, et avec des moyens efficaces et permanents d'exercer la garantie promise par la France. Il avait engagé le commissaire génois à demander des instructions dans ce but; mais, ajoute- t-il, ils ne diront pas tout ce qu'ils veulent, c'est-à-dire l'extermination des chefs et même d'une grande partie de ce peuple redoutable. Il proposait lui-même des plans étendus; et l'occupation de quelques places maritimes lui paraissait due et nécessaire pour la sûreté des forces françaises qu'on laisserait dans l'île.
(1740) Mais la cour se contenta de déclarer au sénat que, la guerre étant finie, le roi se disposait à rappeler ses troupes. La république avait deux motifs de ne pas presser l'évacuation: elle ne se dissimulait pas que l'obéissance des Corses n'était maintenue que par la présence des Français; en outre, le traité fait avec la France comprenait de la part de celle-ci la garantie de toutes les possessions continentales des Génois jusqu'à l'issue des troubles de Corse. Le sénat se hâta donc de répondre qu'il n'était pas sûr que la soumission et le désarmement eussent été absolument complets. On ajoutait que le départ des troupes pourrait faire croire aux insulaires que le terme de la garantie du roi était expiré et ne les obligeait plus. Si donc le roi laissait dans l'île une partie de ses soldats, les Génois reconnaîtraient sa magnanimité dans cette condescendance.
La cour de Versailles offrit de laisser encore six bataillons pendant un délai dont on conviendrait, mais à condition que ces troupes tiendraient, à titre de places de sûreté, Ajaccio, Calvi, et une ligue de communication entre ces villes que le roi fortifierait à sa volonté. Ces conditions effarouchèrent Gênes. Le roi se formalisa de ces méfiances. D'ailleurs l'empereur Charles VI mourut avant que rien fût arrêté; la guerre imminente que la succession allait faire éclater rendit convenable le retour des troupes en France. Elles furent rappelées. Les Génois et les Corses furent abandonnés à eux-mêmes.
CHAPITRE V.
Suite de la guerre de Corse. - Cession de l'île.
(1740) Les dernières délibérations à Gênes avaient été longues et pénibles. Parmi les opinions discordantes qui se faisaient entendre dans le sénat et dans le conseil, l'impossibilité de conserver la souveraineté de la Corse fut plusieurs fois exprimée et soutenue par un assez grand nombre de voix. On en vint sérieusement à l'idée de se défaire de cette propriété. Il ne faut pas trop s'en étonner: l'importance de la république était déjà descendue à de très-médiocres proportions. L'ambition de son gouvernement était fort abaissée. Ses nobles depuis longtemps n'étaient plus ni hommes de guerre, ni hommes de mer. Riches particuliers, chefs d'un État pauvre, ils étaient devenus moins enclins aux généreuses illusions, et plus sensibles aux sacrifices pécuniaires. L'esprit mercantile de leur pays, dont ils avaient leur part, amenait toutes choses à la règle positive d'un calcul de perte ou de gain; et cette règle arithmétique, à la considérer seule, disait qu'il y aurait bénéfice à vendre la Corse et même à la donner pour rien. Mais ce dernier parti était trop pénible pour s'y résoudre. La Corse depuis les troubles avait fait dépenser vingt millions à la république; pouvait-on l'abandonner sans dédommagement? Les décisions eussent été moins flottantes, si l'on eût entrevu quelques moyens d'échange; les convenances auraient été par là sauvées comme les intérêts. Mais où trouver à réaliser cette espérance? Quoi qu'il en soit, la pensée de se débarrasser de la Corse se répandit dans le public, et il s'accoutumait à l'idée de la possibilité de ce sacrifice. Depuis lors la proposition formelle en fut souvent renouvelée dans les conseils.
Pour le présent, quand le roi de France fit revenir ses troupes, le gouvernement de Gênes fait aux longues discussions et aux moyens dilatoires fut extrêmement frappé d'une décision si promptement exécutée. A peine put-il disposer de deux cents soldats enlevés à la garnison de Gênes pour aller en Corse remplacer les bataillons français à leur départ. On ne manqua pas de dire que la France avait reçu l'argent de la république sans rien faire pour elle. Cependant le sénat remercia le roi en termes convenables et reconnut qu'on lui devait la pacification de la Corse. Mais dans l'île, Mari, content d'être affranchi du contrôle de tels protecteurs, se hâta de rendre à son autorité tout son ancien essor. Il dénonça de nouvelles rigueurs contre les insoumis. Il n'eut garde, dans cette occasion, de se référer à la garantie du roi de France: il affecta au contraire de la faire oublier, et de ne pas souffrir que personne osât la rappeler. Il avait invité tous les cantons à donner des pleins pouvoirs pour prêter le serment: mais personne ne se présentait. Il convoqua comme des représentants naturels de la nation, dix-huit commissaires ou syndics connus sous le nom de nobles d'en deçà et d'en delà des monts, il les caressa en les provoquant lui-même à formuler des demandes qu'il ferait valoir au sénat; mais il leur fit omettre la mention de la garantie; et, pour cette omission, ils furent désavoués de leurs concitoyens: d'ailleurs le sénat repoussa toutes leurs requêtes. Ainsi, tandis que l'on assurait que tout allait bien depuis la sortie des Français, la fermentation avait recommencé. Il se formait des rassemblements; plusieurs des chefs exilés se remontraient, une nouvelle révolte éclata. Le nom de Théodore vint l'accroître encore une fois au moment où la succession de Charles VI remettait l'Europe en guerre. Un peu avant cette époque Théodore avait donné signe de vie. Il avait en France un beau-frère conseiller au parlement de Metz. Il lui adressa d'Allemagne des lettres ostensibles. Il s'y vante d'être toujours le roi des Corses légitimement élu: son absence du royaume n'est pas le signe d'une ruine entière; ce qu'on lui a vu faire, il est en état de le faire encore. Il a appris en arrivant de Copenhague, que le roi de France s'occupe du sort des Corses. Il veut croire que ce n'est pas pour aider à les opprimer, mais pour les protéger. Cependant, si l'on avait des vues sur l'île, abstraction faite des Génois, c'est avec lui qu'on devrait s'entendre; et il voudrait savoir catégoriquement les intentions de la cour. Cela veut dire, je pense, que lui aussi aurait volontiers vendu la Corse, si l'on eût voulu l'acheter de sa main. Ses réclamations n'eurent pas de suite alors: mais depuis que l'Angleterre, l'Autriche et le roi de Sardaigne se furent ligués pour la guerre, il espéra trouver des chances favorables sous leur protection, et ils le regardèrent comme un instrument dont on pouvait essayer de se servir. Un vaisseau de guerre anglais vint porter en Corse des exemplaires de ses proclamations royales (1743). Il envoyait devant lui le pardon de toutes les offenses qu'on avait pu lui faire. Il apportait des armes pour ceux qui en demanderaient: un de ses officiers en fit débarquer quelques-unes. De sa personne il était à l'île d'Elbe avec le reste de l'escadre anglaise: et de là il sommait le commandant génois de l'île Rousse de se retirer pour lui faire place. Il annonçait d'avance qu'Ajaccio allait être assiégé. En effet, un autre vaisseau sur lequel il était monté vint canonner le port et la ville. Une frégate française soutint l'attaque et empêcha le débarquement. Criblée par les boulets ennemis et échouée, le capitaine français y mit le feu. La démonstration des Anglais n'eut pas d'autres suites. Ils virent sans doute que personne ne répondait aux appels de Théodore, et ils abandonnèrent ce prétendu roi. Depuis on n'entendit plus parler de lui, que pour savoir qu'il avait passé ses derniers jours obscurément à Londres, non sans avoir encore habité la prison pour dettes.
Si à sa dernière apparition les Corses n'allèrent pas en foule se ranger sous son drapeau, si les principaux d'entre eux l'avaient plutôt repoussé qu'accueilli, sa venue n'en servit pas moins de prétexte à l'insurrection presque totale de l'île. A Gênes on se livra plus que jamais au découragement. On crut que le temps était venu de se préparer au sacrifice. Dans cette pensée, on arracha d'abord au grand conseil ce que jusque-là on n'avait pu obtenir, c'est-à-dire la faculté laissée au petit conseil de disposer librement de la Corse suivant sa sagesse. On arrêta ensuite d'offrir l'échange de l'île à l'empereur ou au roi de Sardaigne, eux seuls pouvant donner une compensation telle que les Génois la concevaient soit dans leurs possessions, et particulièrement dans celles dont le roi de Sardaigne s'était fait gratifier en Lombardie; soit dans les conquêtes que la guerre leur promettait. On ne craignait pas de leur indiquer comme monnaie d'échange Parme, Plaisance, Tortone. Un des Spinola fut dépêché à Vienne pour traiter de cette négociation. Il y fut longtemps sans obtenir audience; et quand il crut avoir gagné un ministre par des présents, celui-ci l'assura que la république aurait pu obtenir tout ce qu'elle ambitionnait sans même abandonner la Corse, si, quand on l'avait pressé d'entrer dans la ligue contre la maison de Bourbon, elle ne s'était pas refusée à y accéder. Maintenant il était trop tard. Le traité de Worms, qui la dépouillait de Final, fut signé quelques jours après et réduisit les Génois, dans leur désespoir, à contracter la fatale alliance d'Aranjuez. Ce ne fut plus la cession de la Corse dont on eut à s'occuper. C'est dans sa capitale même que la république était au point de périr.
Mari était pourtant parvenu à rassembler une consulte corse assez docile en apparence, au moyen de quelques concessions. Les chefs populaires influents étaient dispersés. Le vieux Hyacinthe Paoli avait dit adieu à sa patrie, il avait transporté sa famille à Naples. Le commissaire général recueillit des soumissions qu'une partie de l'assemblée proposait de célébrer par un Te Deum; tandis que d'autres voix s'écriaient qu'il fallait chanter le Dies irae. La république daignait nommer colonels les principaux personnages qu'elle croyait s'être attachés. Mais plusieurs renvoyèrent leurs brevets: les autres disputèrent sur le genre de service pour lequel ils seraient exposés à être commandés. Dans certains villages les proclamations du commissaire furent lacérées. On répandit (1745) un prétendu manifeste où l'on déclarait révoquer tout serment prêté à tout autre qu'à Théodore, roi des Corses élu par la majorité en nombre et par la plus saine partie de la nation. Le nom du roi fugitif n'était employé là que pour mieux désavouer les soumissions faites aux Génois. Sur ces entrefaites le recouvrement d'une taille fut une occasion directe de révolte.
Une nouvelle scène s'ouvrit. Un Corse, l'un des chefs exilés de l'insurrection précédente, passé au service du roi de Sardaigne, Rivarola, vint dans l'île avec une patente du roi son nouveau maître, deux cents à trois cents soldats et l'appui des vaisseaux anglais. Cet émigré rentré n'avait pas douté d'avoir pour lui tous les Corses, et de se faire reconnaître comme le libérateur de la patrie, en venant combattre les Génois. Il s'en était vanté par avance, et le peu d'empressement qu'on lui montra pensa faire échouer l'expédition à laquelle il avait induit les Anglais. Elle se borna pour eux à jeter des bombes dans Bastia, et à aider Rivarola à s'emparer de cette ville au nom du roi sarde. Rivarola y assemble alors une consulte: il l'espérait unanime, elle fut tumultueuse et menaça de devenir sanglante. Une portion des habitants de cette ville était accoutumée au joug de la république, dont les autorités y siégeaient. D'autres ne voulaient pas plus du roi sarde que du sénat de Gênes. Aussitôt que les Anglais se furent éloignés assez mécontents, on se souleva contre Rivarola, il ne put tenir dans sa conquête et se réfugia à Saint-Florent. Les Corses restaient donc seuls maîtres de Bastia, et leur intention n'était pas d'y admettre de nouveau la garnison génoise qui s'était retirée devant Rivarola. Mais Mari reparut; on n'osa lui fermer la porte, et bientôt il leur persuada qu'ils ne pouvaient se passer de secours, qu'ils n'en trouveraient qu'en recourant à la république; et il finit par leur conseiller de lui donner un gage de leur fidélité, en livrant les fauteurs de Rivarola qu'ils avaient mis en prison. Cette indigne proposition fut d'abord repoussée; mais on y revint avec tant d'adresse et d'insinuation qu'enfin cinquante- cinq prisonniers notables passèrent de Bastia à la tour de Gênes. Parmi eux se trouvait Gafforio, l'un des chefs les plus importants. On assure que ces captifs avaient été remis sous la condition expresse que leur vie et leur honneur seraient saufs; et néanmoins dix d'entre eux furent condamnés à mort et exécutés, ce qui fit une horrible impression chez les Corses. Gafforio avait été épargné. La crainte de voir tomber l'île aux mains du roi de Sardaigne avait exaspéré l'opinion publique à Gênes. Le peuple allait criant qu'il fallait prier la France d'envoyer tous ses vaisseaux au secours de l'île. Le sénat n'était pas en mesure de rien faire d'utile, et l'on y entendait avec quelque faveur l'avis d'abandonner la Corse à elle-même quant à présent, pour la retrouver à la paix générale, qui ne pouvait manquer de la rendre à ses maîtres légitimes, comme la France et l'Espagne l'avaient garanti.
(1748) Cependant Rivarola entreprit de nouveau d'assiéger Bastia, sans attendre l'assistance des Anglais. Il ne fallait pas de grandes forces pour l'empêcher, et Boufflers, qui était alors à Gênes, ne put se résoudre à voir la république exposée à perdre peut-être l'île entière faute de quelques centaines d'hommes de renfort. Il prit sur lui d'envoyer à Bastia un petit détachement commandé par M. de Choiseul. A leur arrivée la vieille ville était déjà prise par Rivarola. Cette poignée de braves en chassa l'ennemi et fit lever le siège. Mais on ne put poursuivre ce succès ni se risquer en campagne avec si peu de monde. M. de Choiseul revint à Gênes, où il trouva M. de Richelieu. On apprit que le roi de Sardaigne préparait une expédition de quatre mille hommes. Le sénat effrayé eut recours à Richelieu; et cette fois, renonçant à cette politique méticuleuse qui lui faisait tout ensemble solliciter des secours et répugner de mettre les armées françaises dans les places fortes, on supplia le duc d'envoyer en Corse autant de monde que l'état des affaires en Italie permettait d'en détacher. Le duc, flatté personnellement de cette confiance si nouvelle, se hâta d'envoyer des garnisons pour Calvi, Bonifacio, Ajaccio, Bastia, sous le commandement de M. de Cursay. La Corse allait devenir l'un des champs de bataille de la guerre générale; heureusement en ce moment même les préliminaires de la pais furent signés.
La paix d'Aix-la-Chapelle conservait ou restituait aux Génois leurs anciennes possessions; la Corse aussi bien que Final. Les troupes auxiliaires qui avaient été destinées à combattre l'invasion piémontaise, semblaient n'avoir plus qu'à évacuer l'île. Mais si les Français qui jusque-là avaient gardé les villes les abandonnaient subitement, elles allaient tomber au pouvoir des Corses, contre l'esprit et la lettre du traité qui en garantissaient la propriété aux Génois. Aucune des puissances ne pouvait se plaindre de quelque prolongation de séjour de ces garnisons jusqu'à ce que la république eût pris ses mesures pour les faire relever par ses propres soldats.
On se trouvait cependant dans une position singulière; la république et ses partis divers, la cour de France, ses représentants à Gênes et ses généraux en Corse, les insulaires partagés en factions rivales, tous avaient des vues différentes et négociaient sans concert. A Gênes on voulait bien que la Corse fût défendue par des Français; mais ou craignait leur appui: on les aurait voulu auxiliaires passifs; on était jaloux de leur contact avec les hommes du pays. Les commissaires de la république, en particulier, dans leur orgueil blessé, auraient risqué toutes choses pour se voir délivrés d'une tutelle exigeante. Mais les Génois recevaient des subsides de la cour de France depuis la révolution de 1746. On les avait continués à raison du soulèvement des Corses pendant la guerre; si la France, à la paix, jugeait à propos de retirer ses troupes, elle trouverait probablement qu'il n'y avait plus de motifs de fournir plus longtemps de l'argent.
En France le roi ne voulait pas s'arroger la souveraineté de la Corse; aucun motif ne faisait désirer cette acquisition, car l'on savait que quant au peuple corse il n'y avait aucun fond à faire sur lui1. Mais on reconnaissait qu'il ne fallait pas le laisser passer sous un autre maître. On voulait donc, de bonne foi, que Gênes conservât sa propriété, et l'on était disposé à y contribuer, mais cela ne se pouvait qu'en réussissant à mettre d'accord les insulaires et la république sur des termes équitables; on ne voulait rien faire que de concert avec l'autorité génoise, et celle-ci ne savait pas même ce qu'elle voulait.
Richelieu à Gênes, et après lui M. de Chauvelin qui lui succédait dans le commandement militaire, et qui reçut aussi des pouvoirs diplomatiques, appuyaient avec énergie sur la nécessité d'empêcher que quelque puissance ne vint s'établir dans l'île, soit par l'abandon des Génois, soit par la connivence des Corses. Mieux vaudrait s'en mettre en possession soi-même, d'une manière quelconque, disaient-ils, et l'on voit que c'est le parti qu'ils eussent été enclins à proposer sans la répugnance manifestée par la cour. Mais ils avertissaient qu'il était impossible d'attendre que les Génois seuls se défendissent contre les rebelles: ils insistaient donc sur l'obligation d'intervenir, de rester en force dans l'île entre les uns et les autres, d'avoir des places de sûreté: sans cela on ne pouvait ni s'acquitter des garanties qu'on avait promises, ni s'assurer contre une invasion extérieure.
En Corse, le général faisait plus que donner des conseils: il n'avait jamais cessé de traiter plus ou moins directement avec les chefs des Corses, soit pour les porter à la soumission, ou à des arrangements avec la république, soit pour les affectionner à la France, afin de les détourner de chercher des secours ailleurs. M. de Cursay, qui avait pris un grand empire sur eux, les protégeait ouvertement; chaque jour il avait des querellés à ce sujet avec le commissaire génois.
Les Corses n'étaient nullement pressés de voir rembarquer les Français. Dans le courant de la guerre, ils n'avaient pas fait difficulté de remettre à ceux-ci les places qu'ils avaient ôtées aux Génois. Gafforio, après s'être mis à la suite de Rivarola, était rentré. Il avait obtenu une grande confiance chez M. de Cursay; il avait fait décider par une diète qu'il avait dirigée, que la nation corse s'en remettrait de son sort à la décision du roi de France. Dans une autre assemblée tenue par M. de Cursay (1749), on avait juré sur l'Évangile une soumission entière aux volontés du monarque. Un nouveau règlement fut alors proposé. Des difficultés sans fin s'élevèrent sur son contenu et sur les contre- projets qu'il fit naître. Le ministère français, qui voulait en faire une charte permanente et qui sentait que cela ne pouvait se faire qu'à titre de transaction, exigeait qu'il y eût de la part des Corses une délibération régulière d'assentiment. Le sénat de Gênes s'y opposait: il voulait qu'entre la république et ses sujets il y eût ordre imposé de sa part et obéissance de la leur (1751). M. de Chauvelin, qui s'était montré en Corse et qui avait crédit à Gênes, fit convenir enfin que le règlement, une fois mis d'accord avec le sénat, serait communiqué en ses articles essentiels à l'assemblée corse, invitée à déclarer son adhésion. Cela fait, le commissaire génois publierait le résultat de cette convention sous la forme d'un édit spontané de la république. M. de Cursay tint l'assemblée; accoutumé à y dicter des ordres, il crut si bien y avoir reçu une adhésion générale, qu'on eut peine à l'empêcher de publier le règlement sur-le-champ de sa propre autorité, sans s'embarrasser de celle de Gênes.
(1752) Le règlement semblait enfin agréé par toutes les parties intéressées. Pour le garantir, par un traité nouveau le roi accordait des subsides pour trois ans. Quant à la durée du séjour des troupes, les Corses avaient émis le voeu qu'elles occupassent l'Ile pendant dix ans; les Génois avaient vu cette demande avec indignation: on se contenta de stipuler qu'à la première réquisition de Gênes ces forces seraient retirées. En attendant le roi disposait de Calvi comme place de sûreté: ce fut la clause à laquelle les Génois souscrivirent avec le plus de répugnance.
Mais de nouveaux incidents fâcheux étaient survenus. Tantôt M. de Cursay, sans l'aveu du sénat, avait publié en son propre nom des édits, même avec la commination de la peine de mort. Tantôt il faisait, de sa seule autorité, des exécutions militaires contre les villages qui ne se soumettaient pas au règlement. Ses soldats gardaient la place de Saint- Florent conjointement avec une troupe génoise: tout à coup celle-ci en fut expulsée. M. de Cursay s'en excusait en disant qu'il n'avait rien ordonné que d'accord avec le Corse Gafforio, et que seulement ses ordres avaient été maladroitement exécutés. Saint-Florent était une de ces villes que les insurgés avaient prises et remises aux Français. Ils les redemandaient à ceux-ci: mais suivant le traité d'Aix-la-Chapelle, c'est aux Génois qu'elles appartenaient, et le gouvernement français ne pouvait les rendre qu'à eux. Pour l'empêcher, les Corses se préparaient à les bloquer au moment où les Français en sortiraient; et à Saint-Florent c'était par avance que Gafforio avait pris des mesures pour qu'il ne s'y trouvât pas de garnison génoise toute portée2.
Quoi qu'il en soit, le malheureux règlement, si péniblement ménagé, fut rejeté de toute part. Il fut impossible de s'en promettre l'exécution. La république profita de cette occasion pour renouveler ses objections contre les concessions qu'on lui avait arrachées. Lassé de tant de contrariétés, irrité d'ailleurs de ce que, sur un ordre maladroit du commissaire général, un détachement génois avait osé croiser la baïonnette contre des officiers supérieurs français, le roi fit déclarer à la république qu'il la déliait des engagements qu'elle venait de contracter par le traité récent. En effet, l'instrument en fut renvoyé de Gênes à Versailles pour que les signatures en fussent biffées et les sceaux rompus3. Le roi, de sa grâce, maintenait les subsides, mais il retirait ses troupes. Le sénat accepta avec reconnaissance l'argent, la renonciation au traité, au règlement, et demanda la prompte évacuation; elle eut lieu. Rien ne prouve mieux qu'à cette époque encore la France était loin d'être décidée à s'approprier la Corse. Elle cessait même, malgré de nombreux avertissements, de se précautionner contre la concurrence ou l'intrusion de quelque autre puissance.
Ainsi, pour la seconde fois, les Génois et les Corses se trouvaient seuls en face les uns des autres. A mesure que les Français quittaient une place, il s'y glissait un détachement de Génois venus par mer le long du rivage, car l'intérieur, les communications par terre leur étaient désormais fermés. On avait plusieurs fois comparé leur possession à celles des premiers colons qui s'établirent sur les rivages découverts en Amérique; occupant le bord de la mer, mais resserrés sur les derrières par les naturels sauvages. Cette comparaison était plus juste que jamais. La république avait multiplié les invitations à la soumission, à la concorde. Loin d'y déférer, les chefs s'étaient réunis pour s'engager par serment à n'entendre à aucun traité. Le gouvernement de Gênes n'en résolut pas moins de tenter un genre de guerre qu'il croyait bien entendre, et auquel on eut toujours confiance dans ce pays. Il s'occupa à diviser ses ennemis et à corrompre les principaux à prix d'argent. Les semences de jalousie ne manquaient pas entre eux; les haines de familles et de factions étaient toujours prêtes à revivre. Gênes s'attacha à les cultiver. Gafforio, devenu le principal personnage de la Corse, fut assassiné dans une embuscade (1753). On prétendit que ses meurtriers s'étaient réfugiés à Gênes, mais rien ne prouve que la république eût accepté ce moyen sinistre de se délivrer d'un adversaire.
La place ne resta pas vacante. Pascal Paoli vint la remplir (1755). Son père, le vieux Hyacinthe, dans sa retraite à Naples, n'avait pas élevé ses fils pour rester étrangers à la cause de la patrie. L'un, Clément, y avait déjà fait connaître son nom. Plus d'éclat et d'influence étaient réservés à Pascal. Il n'avait que vingt-deux ans; il n'était que lieutenant au service de Naples, quand il se présenta. Il apportait pour le service de sa nation du patriotisme, du talent, de la bravoure, et pour lui-même de l'ambition et une profonde souplesse politique. C'est à l'affranchissement de son pays qu'il se vouait; c'est du pouvoir qu'il venait chercher. Le gouvernement lui fut déféré à vie, et il s'employa tout entier à faire la guerre aux Génois; il soutint la lutte longtemps; et il domina la Corse non sans trouver autour de lui des envieux, des ennemis et des traîtres.
On lui avait donné d'abord des adjoints. Matra, l'un d'eux, fut de bonne heure jaloux de l'autorité de Paoli; déjà peut-être vendu aux Génois, il débaucha quelques soldats et tenta de renverser son chef. Mais, déclaré traître à la patrie, il fut vaincu et il perdit la vie.
Paoli était en force. Les mercenaires enrôlés au hasard par les Génois désertaient pour passer de son côté. S'il n'avait manqué d'artillerie, difficilement les places lui auraient résisté. On soupçonnait que des secours d'argent lui arrivaient d'Angleterre. Dans toute sa carrière on l'a toujours considéré comme protégé par les Anglais. Il le fut ouvertement à certaines époques; et cependant il entretenait d'intimes relations avec la France.
(1756) Les hostilités maritimes qui commencèrent la guerre de sept ans avaient éclaté. Avec les intelligences en Corse qu'on supposait aux Anglais, la France ne pouvait pas souffrir que cette île restât sans défense. C'était pour que les Génois la fissent garder que le roi avait accordé les subsides, il exigeait que la république levât des troupes pour les y employer. Le roi voulut aussi savoir en quel état se trouvaient les fortifications de l'île, et il y expédia des ingénieurs, mission dont les Génois s'offensèrent. Ils montrèrent aussi une répugnance plus qu'ordinaire quand on leur offrit d'envoyer des troupes de France, puisqu'ils n'en avaient point eux-mêmes. Ils savaient cependant que Paoli, dans une assemblée nationale, avait annoncé la venue d'une escadre anglaise, et s'était vanté que dans un mois il ne resterait plus un seul Génois sur le sol de la Corse. On n'en répondit pas moins à la France que rien ne pressait, et qu'au besoin ce serait à l'apparition des Anglais qu'on réclamerait l'envoi des forces françaises. Le roi, irrité, fit déclarer à la république que, si elle ne se hâtait pas de demander des troupes, ce serait lui, cette fois, qui prendrait l'initiative des mesures, et qu'il exigeait qu'elle déclarât catégoriquement si elle y donnait son consentement, ou si elle pensait à le refuser. La négociation qui suivit cette déclaration, et qui aboutit à un de ces traités éphémères de secours en hommes, de subsides avidement recherchés et de réserves défiantes contre la protection française, cette négociation fut plus pénible que jamais. Le traité conclu ne fut ratifié à Gênes qu'après neuf séances de délibération du petit conseil. La république obtint des secours considérables; les troupes ne devaient que défendre l'île contre les attaques intérieures; garder Calvi, Ajaccio et Saint-Florent, ne rien traiter avec les rebelles, ne pas leur donner accès dans les villes de garnison. Les Génois voulaient même que ces garnisons fussent mi-parties, mais la France s'y refusa.
Suivie à Gênes la négociation n'aurait pu finir: mais la république avait à Paris un chargé d'affaires nommé Sorba, de qui ce traité et ceux qui le suivirent furent l'ouvrage. Il avait gagné la confiance des ministres du roi, et certes, ses maîtres avaient à se louer de son savoir-faire. Il était d'une famille si récemment écrite au livre d'or, que l'on avait douté si la cour de France, accoutumée à se voir députer des Doria, des Pallavicini, des Lomellini, se contenterait d'un nom obscur; ou plutôt la vanité génoise avait eu quelque scrupule d'être si modestement représentée. Le père de Sorba avait été à Paris simple secrétaire de la légation génoise. Mais par cela même le fils, élevé en France, s'était formé aux habitudes du pays. Il connaissait les hommes, la manière de traiter, et assez bien les intérêts réciproques pour trouver le point où l'on pouvait arriver à les concilier tous, y compris ceux des susceptibilités nationales. «Nous travaillons avec Sorba, écrit le ministre des affaires étrangères, et j'espère que nous réussirons.» C'est ainsi que la dernière affaire fut menée à bien.
M. de Castries avait conduit des troupes en Corse. Paoli déclara qu'il les voyait avec plaisir. Il avait à remettre l'ordre dans un pays livré de toute part aux violences: la présence des Français concourait au même but. M. de Vaux succéda à M. de Castries; il fut moins heureux dans ses rapports avec les Corses. Dans quelques rencontres il y eut du sang de versé: Paoli se hâta de rétablir la bonne harmonie. Celle qui aurait dû subsister entre les Français et les Génois ne fut pas mieux entretenue que par le passé. L'antipathie se faisait sentir à chaque incident. M. de Vaux prétendait lever pour l'armée française un régiment de cavalerie corse. Les Corses insoumis n'avaient qu'à se parer des cocardes françaises pour être librement admis dans les villes de garnison (1757). Dans une occasion où l'on s'attendait à être attaqué par une escadre anglaise, le général avait assemblé les habitants de la province voisine pour savoir s'il pouvait compter sur eux. C'étaient là autant de griefs pour les autorités génoises. En France on se lassait de ces querelles interminables. Les Anglais n'avaient pas paru. Le secours n'avait pas servi. On se demandait si, peu considérables comme étaient les forces, elles suffiraient contre un débarquement sérieusement tenté sous le canon d'une escadre. On avait besoin de soldats sur le continent, où la guerre était malheureuse. Le roi rappela ses troupes: la république se formalisa de n'en pas avoir été assez régulièrement avertie. Au fond, les subsides cessaient, et c'était là le grand sujet de plaintes.
Dans l'intervalle, Paoli avait eu de nouveau à combattre l'attaque d'un frère de Matra. Celui-ci éprouva le même sort que son aîné. Nous verrons reparaître un rejeton de cette famille ennemie. Chacune de ces tentatives réprimées ajoutait à l'influence et affermissait le pouvoir du général suprême. Les assemblées, les diètes délibéraient d'après ses vues, et décidaient suivant ses volontés. Mais ce dictateur redoutable savait l'art de voiler sa domination et de se faire obéir de es compatriotes, en ne leur montrant jamais que l'intérêt de la liberté et de l'indépendance nationale. On peut citer en témoignage de son habileté, l'adresse avec laquelle, en éveillant le zèle et les scrupules du pape, il procura de la part de la cour de Rome une reconnaissance implicite à la nationalité corse, blessure profonde faite à la république qui voulait qu'on ne vît dans les insulaires insurgés que des sujets en révolte. Quelques sièges épiscopaux dans l'île avaient pour titulaires des Génois qui n'avaient pas osé résider au milieu de l'insurrection, Paoli les somma de revenir à leur poste, et, sur leur refus, il dénonça au saint-père l'abandon où les pasteurs laissaient leurs troupeaux, en le priant de remédier à un si grand abus. Le pape envoya en Corse un visiteur apostolique, avec pouvoir de vérifier le mal et d'y appliquer la correction. Gênes s'offensa extrêmement de cette démarche faite sur ses terres sans son aveu, et à la réquisition d'un rebelle. La république, par des proclamations, défendit de donner accès au visiteur, et de souffrir qu'il exerçât aucune fonction de son ministère; le pape, par un bref, cassa les proclamations de Gênes; le sénat fit lacérer l'affiche du bref, et cette querelle se poursuivit avec tant de violence que l'on s'attendait à voir jeter l'interdit sur les Génois. Elle ne finit pas, mais à grand peine elle fut adoucie et en quelque sorte suspendue par l'intermédiaire du roi de France. Paoli, de son côté, saisit le temporel des évêques absents. A son tour le peuple s'alarma de voir porter la main sur les biens de l'Église. Le dictateur répondit à ces murmures, que si l'autel doit nourrir ses ministres, le bien du ministre qui ne sert pas l'autel appartient aux pauvres.
(1761) A cette époque, la république eut pour doge Augustin Lomelin4, qui avait été ci-devant son envoyé à Paris, et qui y avait vécu également recherché par la bonne compagnie, par nos philosophes et par les hommes d'État. Il aimait la France, mais il était avant tout citoyen de son pays. Il était un de ceux qui, non par intérêt, ou par engagement de faction, mais par conscience, sentaient que s'il était difficile de conserver la Corse, cet antique héritage des temps les plus glorieux, elle ne devait pas être abandonnée sans faire des efforts pour la garder, et qu'elle ne saurait être vendue sans honte. Décidé contre ce dernier parti, il pensait qu'il fallait tout faire, n'épargner ni concessions ni sacrifices pour rester en possession. On assure que son dessein aurait été d'amalgamer les deux peuples; d'admettre les Corses notables aux honneurs du livre d'or; d'ouvrir aux plus distingués les portes du conseil et du sénat. Si telle était la fin qu'il envisageait pour l'avenir, il est probable qu'il ne disait pas tout haut sa pensée entière; il se serait trouvé seul à la soutenir au milieu des préjugés les plus contraires. Mais du moins il voulait qu'au lieu d'opprimer et de mépriser, on joignît à la fermeté, la justice au fond, et les procédés conciliants. On demandait au gouvernement français (car on le savait en correspondance suivie avec Paoli) de ne pas laisser aux Corses sur les desseins de la France, des illusions qui contrarieraient l'effet des offres bienveillantes que les Génois entendaient leur faire. Sorba écrivait au duc de Choiseul; «Il ne nous faut ni argent ni troupes. Nous avons les meilleures intentions et la meilleure morale; nous voulons rendre les Corses heureux; mais il faut qu'ils sachent que la France a déclaré mille fois qu'il convient à ses intérêts que la Corse soit à perpétuité la propriété des Génois.»
Lomelin fit décider qu'on se bornerait dans l'île à défendre les places qu'on occupait. En proposant d'admettre les Corses à une négociation, et en comptant (il faut l'avouer) sur de l'argent à répandre, il se flatta un moment de réussir. On pensait avoir gagné plusieurs personnages considérables; on faisait offrir à Paoli le titre de général à vie des troupes corses, et le doge le croyait disposé ou à accepter ou à s'éloigner de l'île. Pour se donner les moyens de suivre un pareil plan, on avait fait voter à Gênes un emprunt considérable.
(1762) On se méprenait étrangement sur les dispositions de Paoli. Il assembla ses Corses, il leur annonça qu'ils étaient recherchés par la république pour une paix à négocier, dont les conditions pouvaient être avantageuses; c'était à eux de voir quelle confiance ils pourraient prendre à ces invitations pacifiques. Une acclamation unanime servit de réponse: «Guerre et liberté!» Sur ce voeu le général fit rendre un décret qui défendait, sous peine de la vie, d'entrer en aucun pour-parler avec les Génois. Des commissaires de la république étaient arrivés avec une grosse somme d'argent à distribuer à ceux qui voudraient se laisser séduire. La somme et les commissaires retournèrent à Gênes. Après quelques tentatives on reconnut qu'il n'y avait rien à faire, et qu'il fallait réserver ces moyens pour un autre temps.
Il y eut alors à Gênes un grand déchaînement contre Lomelin, qui s'était ainsi trompé dans ses espérances patriotiques et libérales. Ses ennemis déclamèrent contre lui. La dépense, l'emprunt, les impôts dont il avait fallu l'accompagner lui furent amèrement reprochés. Il semblait vouloir tenter encore la force pour dernier moyen; il proposait, dit-on, de demander à l'Espagne un corps considérable de soldats. La république ne voulut plus se livrer à de nouveaux frais. Le gouvernement français, en louant le patriotisme désintéressé du doge, regretta l'illusion dont il s'était laissé surprendre, et avertit que l'inutile emploi de la violence pour regagner une soumission déjà perdue serait un crime.
Cependant après Lomelin, le sénat ne put résister aux imprudentes suggestions de quelques Corses qui se vantèrent de renverser la puissance de Paoli. Pour y parvenir, on pratiqua le neveu de l'ancien Matra; on lui remit des fonds, on lui confia des patentes pour lever des troupes dans l'île au nom de la république. Ce fut encore de l'argent perdu. On pouvait susciter quelques hommes mécontents jaloux du dictateur: mais aucun d'eux n'eût voulu, pour marcher contre lui, se mettre sous les étendards des Génois. Paoli se défit de tout ce qui lui était opposé. De plus en plus il marcha droit à son but. Dans une grande assemblée, le peuple corse, par un acte solennel, proclama son indépendance; il déclara qu'il ne reconnaissait plus aucun lien subsistant entre lui et la république de Gênes. Paoli notifia à la France et aux autres puissances étrangères ces résolutions en forme de manifeste. Successivement il compléta l'organisation nationale en toutes ses parties, représentation, législation, pouvoir judiciaire, administration, instruction publique. Il fit décréter jusqu'à l'établissement d'une université. C'est à cette époque qu'il avait fait proposer à J. J. Rousseau de devenir le législateur des Corses. Il l'avait pressé de venir au milieu d'eux, inspirer une constitution politique, et, chose remarquable, il insinuait au philosophe d'embrasser la religion catholique pour s'acquérir plus entière la confiance des peuples5. Jean-Jacques demanda qu'on ne lui reparlât jamais de cette dernière proposition: mais on voit aussi par ses lettres que sur les notes qu'on lui avait fournies, il était effrayé de l'étrange distance qu'il trouvait entre les idées corses et les principes du Contrat social. On s'organisa sans lui.
Les Génois semblaient n'avoir plus d'illusions à se faire, et de toute partie bruit courut qu'ils allaient se défaire de la Corse. Mais chez eux, au conseil, trois partis encore se disputaient le terrain. Les plus vieux voulaient les choses dans leur état actuel; garder les villes maritimes et attendre, sans plus s'occuper du reste de l'île. Les jeunes ne voulaient renoncer à rien, et demandaient encore l'emploi de la force pour ramener les rebelles à l'ancienne sujétion. Ceux qui voulaient la vente ou l'échange de cette possession onéreuse, formaient un tiers parti, et il grossissait tous les jours. Mais il se partageait lui-même sur les moyens; les uns espéraient quelque échange; l'archiduc Léopold, devenu grand-duc de Toscane, pouvait en fournir l'occasion, et cette idée plaisait essentiellement aux partisans impériaux. Les autres réprouvaient ce projet, prévoyant que ce serait la ruine du commerce de Gênes au profit de celui de Livourne.
Mais, pour vendre une propriété, il faut en être encore maître, il ne faut pas s'exposer à attendre qu'elle soit enlevée par la force, et Paoli attaquait ou bloquait les places. La république était avertie par ses agents qu'incessamment tout serait perdu si elle n'envoyait des renforts pour garder ce qui restait. Force fut de recourir de nouveau à la France. Elle venait de terminer la malheureuse guerre de sept ans, elle pouvait disposer de quelques troupes. Sorba en demandait encore une fois un corps pour conserver, réduire et pacifier l'île. Mais dans cette occasion la cour commença à en croire ceux des généraux et des fonctionnaires qui depuis longtemps représentaient la nécessité de prendre un pied ferme en Corse, et le peu de convenance de ces secours prêtés et retirés si souvent. On éleva d'abord des objections contre les termes de la demande des Génois, on ne voulait plus se charger de réduire; on favoriserait une pacification, mais on ne s'y obligeait point. On ne s'engagerait qu'à garder les villes qu'on aurait en dépôt; et surtout la France prétendait obtenir au moins une place de sûreté qui deviendrait sa propriété perpétuelle. On se récriait à Gênes contre ces exigences. Cependant à son tour le roi balançait: obligé de faire dans son armée une réforme considérable, il doutait qu'il lui convînt de détacher les troupes qu'on lui demandait. Mais ses ministres lui firent considérer que s'il refusait, le parti antifrançais dans le gouvernement de Gênes s'en ferait une arme pour céder la Corse à d'autres, au préjudice de la France. D'une part, cette hésitation avait effrayé les Génois et les rendait plus souples. Sorba employa toute son adresse dans cette occasion, et enfin un nouveau traité fut conclu (1764)6, beaucoup plus explicite que les précédents. Le roi faisait passer en Corse un corps de trois mille hommes qui prendrait en dépôt pendant quatre ans trois villes maritimes sur les cinq que les Génois tenaient encore. Ces forces ne devaient nullement faire la guerre. Leur seule affaire était la garde et la conservation des places. Les garnisons génoises devaient en être retirées; sous aucun prétexte il ne pourrait y rester un seul militaire génois. Les chefs français n'avaient ni ordre à recevoir de la république, ni compte à lui rendre. Dans ces villes qui leur étaient confiées ils exerçaient la police et la juridiction militaire. À cela près, les Génois y restaient en possession de leur souveraineté intacte avec l'exercice du gouvernement civil, ecclésiastique et municipal. Ils pouvaient publier des édits pour rappeler les Corses à l'obéissance; mais les officiers français, afin qu'ils pussent contribuer au rétablissement de l'ordre et de la tranquillité, étaient autorisés à entretenir tel commerce qu'ils jugeraient à propos avec les habitants de l'île entière sans distinction. Seulement ils étaient chargés de faire entendre à ceux- ci l'intérêt que le roi prendrait à une pacification de laquelle dépendait le bonheur réciproque du souverain et des sujets. Les subsides stipulés dans les traités précédents étaient totalement supprimés. Un article secret promettait qu'en temps de guerre, les troupes françaises respecteraient en Corse la neutralité de la république.
Ce traité mettait dans les mains et à la discrétion du roi de France la meilleure partie de ce que les Génois possédaient encore dans la Corse et lui assurait une influence prépondérante sur toute l'île. Peut-être on se flattait à Gênes d'y conserver une sorte d'empire indivis; ou pour se consoler des sacrifices faits, on se fiait sur ce qu'ils n'étaient stipulés que pour quatre années; mais il était sensible que si la Corse devait être cédée, il n'y avait plus d'autre acquéreur possible que celui qui la retenait entre ses mains. La France, de son côté, acquérait la certitude que si les Génois pouvaient être maintenus dans l'île, ce ne saurait plus être que par son concours: s'ils devaient en sortir, les Français étaient tout portés pour recueillir leur héritage.
Mais il ne suffisait pas de prendre des précautions à Gênes. Les Corses pouvaient prétendre disposer de leur île; ils pouvaient y introduire d'autres protecteurs: il était nécessaire de s'assurer de leurs dispositions. Il fallait savoir si en allant exercer chez eux une espèce de neutralité armée, on aurait à compter sur leur confiance ou sur leur opposition. Ce soin avait empêché de fermer l'oreille aux avances, aux ouvertures de Paoli. Celui-ci savait qu'il ne pouvait se délivrer des Génois sans s'entendre avec les Français. Il sentait aussi que quand même les Corses expulseraient leurs oppresseurs, la nation aurait peine à se soutenir isolée. Or la puissance la plus en situation de prêter son appui était la France. Il l'avait donc recherchée depuis plusieurs années; il avait envoyé des émissaires au duc de Choiseul. Des mémoires de lui faisaient envisager comme immanquable et prochaine la chute de la domination génoise sur la Corse, et offraient à Louis XV le protectorat du pays. Des correspondances suivies eurent lieu. Un négociateur secret que la cour avait envoyé7 vint à Paris apporter de la part de Paoli le projet d'un traité8 entamé avant la dernière proposition de Gênes, et au moment où la république avait demandé des secours.
Suivant le projet, Paoli se chargeait de chasser les Génois, aussi demandait-il d'abord qu'on lui prêtât quatre canons. La nation corse reconnaissait le roi de France pour son protecteur, lui demandait de la regarder d'un oeil paternel comme il regardait ses autres sujets. On livrerait au roi pour sa garantie des otages et une ville à son choix. Les Corses ne se sépareraient de la France ni en guerre ni en paix; en tout temps le roi y exercerait le recrutement volontaire comme dans ses autres États. En temps de paix il réglerait le nombre des troupes que la Corse entretiendrait pour se garder. Il accorderait seulement, pendant quatre ans, un subside annuel de quatre cent mille francs pour lever deux régiments; passé ce temps, un régiment suffirait, et le subside serait réduit de moitié.
C'était là ce qui avait été négocié et ce qui, résumé en articles, était proposé à la cour de France au moment où elle avait promis de fournir des troupes aux Génois. On trouva l'engagement pris envers la république trop avancé pour le rompre, mais on en retarda l'exécution jusqu'à ce qu'on eût pu avertir Paoli de cet accord et que l'on connût ses intentions en conséquence.
La réponse de Paoli fut contenue dans une simple note sans signature9. Tout devait, quant à présent, rester tellement secret que s'il s'en répandait le moindre bruit, la France se réservait le droit de tout désavouer, jusqu'à la mission de son négociateur. On annonçait qu'on se trouvait présentement obligé à envoyer en Corse six bataillons et un régiment de troupes légères, mais en aucune manière pour y faire la guerre. Ces forces avaient uniquement à garder les places désignées sans pouvoir être commandées contre les mécontents (et ce nom envers les Corses remplaçait celui de rebelles). On demandait à Paoli de bien faire connaître cette neutralité à ses compatriotes, afin qu'ils n'entreprissent rien contre les places tenues par les Français, ceux-ci ne les empêchant pas à leur tour d'attaquer les Génois partout ailleurs. Quant aux articles proposés, on les acceptait pour servir de base à un traité, en temps opportun, puisque le moment n'était pas venu d'abandonner cet accord à la publicité. On ne faisait objection qu'à l'une des mesures proposées; on pensait que les Corses si belliqueux et si nombreux n'avaient pas besoin de régiments soldés: mais on ne leur en donnerait pas moins les subsides qu'ils désiraient; ils s'en serviraient pour compléter l'organisation de leur pays.
Paoli témoigna beaucoup de regret sur ce prêt de troupes accordé aux ennemis de sa nation. Il en prévoyait de mauvais effets. Le séjour des Génois dans l'île serait donc prolongé; il fallait prendre ses mesures en conséquence. Il demandait que le subside fût doublé. Il demandait surtout qu'on lui donnât connaissance du traité fait avec Gênes et de ses articles secrets.
La convention avait eu lieu aux conditions indiquées. Sorba avait inutilement insisté pour en faire rayer la clause qui excluait les militaires génois des places assignées aux Français. Les troupes du roi débarquèrent sous les ordres de M. de Marboeuf.
Une assemblée générale des Corses, tenue à cette occasion, arrêta qu'on n'attaquerait ni les Français, ni leurs villes de garnison: mais que les postes voisins de ces places seraient gardés avec la plus grande vigilance. Une police spéciale veillait à l'exécution de l'ordre qui prohibait la communication des particuliers avec les troupes étrangères. Si les officiers français demandaient des passe-ports pour l'intérieur, il appartiendrait au général Paoli seul de les donner, et il rendrait compte à la première assemblée des motifs pour lesquels il avait jugé à propos de les délivrer. S'il parvenait des propositions de paix ou de transaction, elles ne seraient reçues qu'après que les conditions préliminaires demandées par la nation dès 1736 auraient été consenties et exécutées: c'est-à-dire, que la nationalité des Corses serait reconnue, qu'ils ne traiteraient jamais avec les Génois, sinon sous la garantie d'une des grandes puissances.
Une assemblée postérieure déclara que Paoli avait rendu un compte fidèle de ses relations avec la France, que sa conduite était approuvée, et qu'il était invité à continuer à entretenir la bonne harmonie. Elle se maintint, et les Français eurent toute liberté d'aller s'approvisionner aux marchés du littoral et de l'intérieur.
(1765) Les Génois ne se flattaient pas que trois mille auxiliaires terminassent leurs embarras en Corse; et ils s'avisèrent de solliciter un nouveau renfort. On leur avait répondu que cela ne pourrait se faire sans exiger quelque compensation nouvelle. On leur demanda la cession d'une place forte à perpétuité. Ils se réduisirent dès lors à demander que le général français employât son influence à ménager une pacification permanente.
(1766) Convaincus, enfin, qu'il n'y avait nulle espérance qu'aucune médiation pût amener rien de pareil, ils se bornèrent à solliciter la prorogation du terme auquel les troupes françaises devaient se retirer. Des quatre années pour lesquelles avait été stipulée l'occupation, la moitié était déjà écoulée. Mais on leur déclara que le roi ne ferait pas continuer un service onéreux sans de nouvelles conditions. Ils ne tinrent pas compte de cette insinuation; et comme ils n'offraient rien, on leur notifia qu'à l'expiration de la quatrième année, les troupes seraient retirées.
Quelle que fût la sincérité de la déclaration, elle causa un trouble extrême; Gênes se convainquit enfin que son royaume de Corse lui échappait. Le voile tomba tout à fait, et l'on sentit même que le séjour prolongé de quelques garnisons françaises n'aurait été qu'une garantie insuffisante d'une telle propriété. Paoli avait fortifié de nouvelles places; dans les villes où les Génois tenaient encore, les habitants, qui jusque-là avaient gardé une apparence de soumission, venaient d'envoyer leurs députés à l'assemblée générale. L'union nationale était complète. En Ligurie même on commençait à la reconnaître en dépit du sénat: les Génois navigateurs des deux rivières acceptaient des passe-ports de Paoli pour la sauvegarde de leurs expéditions commerciales (1767). Enfin les Corses attaquèrent l'île de Caprara, cette annexe de leur île; la garnison génoise fut forcée de capituler et d'en rendre la citadelle. Ce dernier événement fut décisif à Gênes pour l'opinion. On se vit dans l'alternative ou d'abandonner la Corse à des sujets révoltés, ou de la faire accepter par la France. On fit connaître à Versailles la disposition où l'on était «d'entrer dans un traité plus conforme que les précédents à la gloire du roi et à la sûreté de la république;» et, en s'en rapportant à la pénétration du ministère, on demandait qu'elles seraient à ce sujet les intentions de la France.
Des commentaires suivirent cette ouverture significative, mais un peu vague. La république consentait à laisser les Corses à une entière indépendance de son pouvoir, pourvu qu'elle n'eût ni de concessions à leur faire directement, ni à reconnaître formellement leur liberté. C'est au roi seul qu'elle remettrait eux et leurs villes, et le roi en disposerait à sa volonté. Suivant une autre proposition, le roi, en affranchissant les Corses, devait retenir pour lui-même certaines villes, ainsi qu'il en conviendrait avec les Génois. Les Corses ne pourraient faire par eux-mêmes ni paix ni guerre. Ils seraient assujettis à un tribut, qui tournerait en indemnité pour la république. Le roi en fixerait la quotité.
Sorba, de son côté, produisait un autre plan pour dissimuler la cession pure et simple ou la vente. Sa teneur paraissait bizarre, et cependant nous verrons qu'on finit par l'adopter.
De Versailles on répondit à Gênes que l'offre de céder la Corse était neuve; qu'elle avait besoin d'être faite directement, officiellement, et qu'on ne saurait la considérer que lorsque la république l'aurait formulée telle qu'elle l'entendait. Le sénat annonça un mémoire sur cette affaire; mais il ne le donnait pas. On supposait qu'il ne voulait que gagner du temps; la bonne foi de ceux qui avaient fait l'offre passa pour très-suspecte; et le roi fit savoir à Gênes que si l'on voulait laisser tomber cette affaire, la France n'y aurait pas regret.
Mais à Gênes, on avait appris que Buttafuoco, l'ami, le confident de
Paoli, celui qui avait correspondu pour lui avec J. -J. Rousseau, était à
Paris; et, avant de savoir ce qu'il y allait faire, on ne voulait pas
livrer le dernier mot de la république.
Quand Paoli avait appris que les Génois étaient enfin déterminés à renoncer à leur souveraineté prétendue, pressé de délivrer d'eux sa patrie, il s'était mêlé de faciliter les accords: il avait offert de sauver le décorum de la république, c'était son expression; il aurait consenti que Gênes retint un titre de seigneurie sur Bonifacio, cette ville essentiellement génoise depuis si longtemps. Les Corses la posséderaient comme les autres villes, mais ils l'accepteraient en fief; et, sous ce prétexte, Gênes obtiendrait une redevance de cinquante mille livres, tandis qu'on établissait que la république ne tirait de la Corse qu'environ trente-six mille livres.
Quel était le fond de la pensée de cet homme aussi fin que puissant? Cette nationalité à laquelle il avait tant travaillé, croyait-il la conserver, sous l'appui d'un simple protectorat de la couronne de France? ou savait-il qu'elle allait se confondre dans la vaste nationalité française? La suite des événements pourrait faire douter qu'il eût accepté la dernière conséquence. Mais cette question n'appartient pas à l'histoire de Gênes. Paoli avait jusque-là coopéré aux desseins de la France. Dans le même temps il recherchait des appuis en Angleterre. Il méditait des constitutions, et un jour, à la sortie de la séance de l'assemblée générale, conduisant les députés dans une salle qui leur était inconnue, il leva un rideau et ils virent un trône éclatant. «Voilà, leur dit-il, la première marque de l'indépendance nationale, mais que ce trône ne vous effraye pas; personne n'y montera que les Génois n'aient été chassés de tous les lieux de la Corse où ils sont encore.»
Après des contestations sans fin on avait arrêté à Gênes les termes d'une offre authentique à faire à la France. Pour y parvenir, il avait fallu faire décider que la cession, n'étant que l'exécution d'une résolution précédemment votée, passerait à la majorité des deux tiers des voix du petit conseil, tandis que, comme mesure nouvelle, elle eût exigé l'assentiment des quatre cinquièmes qu'on n'aurait pu réunir. Sorba, présentant en France la proposition officielle, demanda essentiellement que la France consentît à recevoir les Corses comme des sujets, de la main et par la volonté de leurs souverains légitimes, tellement qu'ils ne pussent jamais former une nation indépendante. Une somme convenable serait payée à la république. Ses États de terre ferme lui seraient garantis par le roi à perpétuité. L'île de Caprara lui serait restituée. Enfin, on demandait que la maison de Saint-George conservât le privilège de fournir le sel dans l'île.
Mais bientôt le sénat vit arriver de Paris un autre projet qu'il reçut avec une joie extrême; car, pour ceux qui se complaisaient aux subtilités, on ne pouvait inventer rien de mieux, dans la pensée de sauver par l'expression la honte d'une transaction assez misérable. La république n'abandonnait pas la Corse; elle reconnaissait seulement qu'à l'expiration imminente des quatre années pendant lesquelles ses villes devaient rester en dépôt, elle ne saurait les reprendre sans augmenter les troubles et les calamités. Elle consentait donc que le roi les fît occuper ainsi que les autres places, tours et postes, nécessaires à la sûreté des armes de sa majesté. C'est en ces termes détournés qu'on stipule la cession de l'île entière. Le roi prendra le tout en nantissement des dépenses qu'il aurait à faire pour l'occupation et la conservation du pays. Si par la suite, l'intérieur se soumet à la domination du roi, cet intérieur sera sujet aux mêmes conditions. Sur le tout l'exercice de la domination française sera entière et absolu. Mais, néanmoins, ce ne sera entre les mains du roi qu'un gage qu'il gardera jusqu'à ce que la république lui en demande la restitution, après lui avoir remboursé la dépense. Par cette raison on déclare que la souveraineté acquise au roi ne l'autorise pas à disposer de la Corse en faveur d'un tiers. C'est bien là le droit civil, on ne peut disposer de ce qu'on a reçu en gage. Par un acte séparé le roi s'engageait à payer aux Génois, pendant dix ans, deux cent mille francs par an, sous prétexte de certains arrérages qui leur revenaient. En un mot, la république vendait la Corse au prix de deux millions de francs, sous la forme d'un contrat de nantissement ou d'une cession à réméré, en style de notaire. On ne craignait pas en France que les Génois vinssent faire des offres réelles pour les loyaux coûts et redemander son gage. On ne prit pas la peine de fixer un terme à cette faculté; du moins il ne se trouve point de trace d'article secret qui y pourvoie; mais, au contraire, les Génois avaient soin de faire déclarer dans l'instrument, que, malgré la faculté qu'ils se réservaient d'acquitter les dépenses pour rentrer en possession, ces dépenses ne constitueraient jamais une dette qu'on pût les obliger à payer en leur offrant la restitution de la Corse10.
On se demande comment une rédaction si extraordinaire est sortie, non de Gênes, mais du cabinet de France, dont ces stipulations de légistes portent si peu l'empreinte Nous ne pensons pas qu'on prétendit dissimuler aux yeux des puissances rivales une acquisition de cette nature au moyen d'un bail emphytéotique. Ce n'est qu'à l'amour-propre génois que pouvaient convenir ces énonciations dérisoires. Aussi est-il probable qu'elles sont dues à Sorba. Elles ressemblent à celles qu'il avait déjà proposées. Il avait gagné en France crédit et confiance personnellement. A Gênes, dans les derniers temps, les affaires de Corse avaient été concentrées dans les mains d'un nouveau secrétaire d'État, habile en intrigues, homme de ressources et très-versé dans les subtilités du palais. Ces deux hommes s'étaient sans doute entendus, et, par la condescendance du ministère français, ils avaient servi le goût de leurs maîtres plus qu'on ne l'avait su d'abord imaginer. Mais si ces finesses diplomatiques furent destinées à faire croire au peuple de Gênes qu'il ne perdait pas son royaume, qu'on le confiait à la France pour y rétablir l'ordre, comme autrefois le sénat s'en déchargeait sur la banque de Saint-George, le but fut manqué. Ce peuple vaniteux, marchand et malin, murmura d'un marché peu honorable, le jugea à la manière mercantile, et en railla les négociateurs et les courtiers11.
Au bruit de la cession, Bonifacio, la ville la plus génoise de la Corse, fit entendre des regrets; mais Ajaccio alluma des feux de joie. De nouvelles troupes françaises arrivèrent; et les bâtiments qui les débarquaient, remportèrent à Gênes les fonctionnaires et les soldats de la république. Tout dans l'île fut fini pour elle. L'année d'après (1769), la France notifia aux puissances que la Corse entière était passée sous ses lois.
J'ai épuisé tout ce que cette île avait à fournir à l'histoire de Gênes; et c'est aussi le dernier événement de cette histoire, jusqu'à ces grands jours où un Corse (les Génois l'auraient-ils pu croire?), devenant l'arbitre unique de tant de destinées plus importantes, le fut aussi des dernières vicissitudes de la leur. Dominateur de l'Italie, il n'eut qu'à souffler sur leur gouvernement pour le dissoudre. Plus tard, de son champ de victoire de Marengo, il chassa de Gênes les Autrichiens qu'on y avait revus comme en 1746. Empereur des Français, il supprima l'ancienne nationalité des Génois, et l'absorba dans son glorieux empire. Hélas! grâce à ses revers, c'est au profit d'un autre qu'il l'avait abolie, cette nationalité; au profit du voisin qu'ils avaient si longtemps haï et bravé.
Je dirai, pour finir, quelque chose de ces derniers temps. Après avoir cherché d'époque en époque les meilleurs guides, je puis bien ajouter à cette longue histoire la simple notice de ce dont j'ai été le témoin oculaire.
CHAPITRE VI.
Dernières années de la république.
Au moment où se préparait la révolution française, qui devait changer la face de l'Europe, Gênes, dans sa décadence politique, recueillait avec sécurité les fruits d'un commerce florissant1. Le commerce y était la grande affaire publique et privée; c'était la vie propre de cette population industrieuse et économe. Les ressources qui avaient fermé les plaies de 1746 avaient continué à répandre leur salutaire influence. Le gouvernement, sans préoccupations ambitieuses, veillait à écarter les obstacles et laissait faire. Peu dépenser, il se contentait d'une fiscalité modérée. La banque de Saint-George était le centre de toute la circulation qui donnait le mouvement et l'activité à la richesse pécuniaire. Si la banque se bornait à l'office de dépositaire sans prêter son crédit, c'était pour laisser le profit du prêteur aux puissants capitalistes du pays, avides de placements et d'escomptes. La principale sollicitude des maisons de l'antique noblesse s'appliquait à ne pas laisser oisifs les capitaux que reformaient sans cesse leurs revenus accumulés. Quelques nobles importants ne dédaignaient pas les titres de banquiers et de négociants. Toute la bourgeoisie riche était commerçante: les établissements séculaires se perpétuaient de père en fils, et chaque jour il en surgissait de nouveaux pour les hommes que le travail et l'épargne faisaient parvenir de la médiocrité à l'aisance, et de l'aisance à la fortune. Enfin, on voyait affluer des Anglais, des Français, des Suisses, colonie intelligente, qui rendait plus familières les relations avec tous les pays commerçants.
L'esprit des lois était favorable à ces rapports2, nous l'avons déjà remarqué. Sous des règlements peu exigeants, rendus presque inaperçus par une sage tolérance, ce régime était sensiblement celui de la liberté. Cadix, Lisbonne expédiaient sans cesse à Gênes les précieuses denrées de leurs colonies d'Amérique. De nombreux Génois répandus en Espagne et en Portugal étaient en quelque sorte les courtiers de ces relations fondées sur l'assurance des débouchés, et d'abord sur les avances d'argent qui ne manquaient jamais sur d'aussi bons gages. Gênes avait, en ce genre, des avantages particuliers. Les ports de Venise et de Trieste sont bien placés pour le commerce du Levant, mais au fond de leur golfe ils ne peuvent aussi bien attirer les vaisseaux de l'Océan. Livourne a son marché resserré entre l'Apennin et les Alpes. Gênes, plus opulente en capitaux que toutes ces villes, et maîtresse d'un passage ouvert entre la mer et les plaines lombardes, savait en tirer grand parti. On n'y était pas seulement facteur pour autrui, mais ce métier même offrait l'occasion favorable pour y mêler la spéculation et l'entreprise.
La marine avait changé; les galères mêmes avaient disparu. Il en restait au gouvernement trois ou quatre qui composaient tout le simulacre de sa puissance maritime, comme deux ou trois misérables régiments allemands ou corses formaient tout l'appareil de ses forces de terre. Mais les ports et les rades abondaient en beaux navires de toute espèce, parfaitement construits et équipés3. Nul riverain de la Méditerranée ne naviguait avec autant d'habileté, de promptitude et d'économie. Reçu dans les États ottomans, dans la mer Noire, en Égypte, à Maroc, craint des autres Barbaresques, le pavillon génois était estimé de la Crimée à Gibraltar, et il n'était pas inconnu sur l'Océan.
La somme des fortunes anciennes et modernes était telle à Gênes, que ce grand commerce ne pouvait l'épuiser. Il restait assez d'argent pour l'employer dans les dettes publiques de tous les États de l'Europe. Les diverses couronnes y faisaient fréquemment ouvrir4 des emprunts spéciaux. Tous ces crédits n'étaient pas sans périls, et l'abbé Terray avait fait voir quelle chance courent les créanciers des États5. Mais tel était pour les nobles capitalistes le besoin de placer leur argent, qu'ils comparaient ces emplois hasardés, rendant cinq pour cent environ, aux prêts à la grosse aventure maritime, où, pour gagner un fort intérêt, le prêteur assume les risques de la mer, et où ce qui échappe au naufrage paye pour ce qui périt.
(1789) Grâce à cette préoccupation universelle, les premières dissidences d'opinions ou plutôt d'inclinations qui se montraient à Gênes quand notre révolution éclata, furent entre ceux qui attendaient d'un gouvernement parlementaire la suppression du fameux déficit et le vote assuré des fonds pour l'exact payement de la dette, et ceux qui pressentaient, en créanciers alarmés, la guerre et le bouleversement des finances dans toute tentative d'innovations politiques. Les événements ne donnèrent que trop raison à ceux-ci. Le papier-monnaie, la consolidation de la dette, détruisirent un grand nombre de créances et ruinèrent les anciens rapports. Cependant il s'en forma de nouveaux: le commerce, repoussé de la France par le maximum et par la terreur, se tourna ailleurs. Gênes en prit sa part. Quand notre malheureux pays, épuisé de toutes choses, eut à demander à l'extérieur jusqu'à ses subsistances, les magasins de la Ligurie y pourvurent. Ces hardis marins se faisaient à la fois vendeurs, voituriers et assureurs, et se signalaient en bravant les croisières ennemies avec autant de profit que de courage.
Mais, indépendamment des intérêts, il s'agitait en France des questions trop brûlantes pour ne pas éveiller partout des sympathies et des oppositions. Le retentissement du nom de liberté s'était fait entendre à Gênes comme ailleurs, et y avait fait des amis à la cause de la révolution. Plusieurs, il est vrai, s'en détachaient à mesure que les excès l'avaient déshonorée; mais pour en grossir le nombre, il ne manquait pas de recrues dans ce vulgaire qui se laisse payer de déclamations et qui croit à la vertu des modernes Brutus. Des hommes plus hardis osaient même applaudir de loin aux mesures de la terreur; ils semblaient étudier avec envie et espérance ces atroces modèles.
Le gouvernement observait en silence, et ne pensait d'abord qu'à éviter de se commettre avec la France en accueillant les émigrés. Mais l'abolition de la noblesse chez nous, la haine qu'on y vouait au nom d'aristocrate, faisait pâlir la noble aristocratie maîtresse de Gênes. Les atteintes portées au clergé français vinrent scandaliser les consciences. Enfin, il existait, comme de tout temps, parmi les chefs de l'État, des familles adonnées, sinon vendues, à la cour de Vienne. Tous ces éléments fournirent parmi les gouvernants un parti aussi ardent que nombreux, contre la contagion que le vent de la France menaçait de répandre.
(1792) Cependant cette faction ne dominait pas sans contradicteurs dans les conseils publics. Lorsque la guerre fut déclarée, l'Autriche et le roi de Sardaigne sollicitaient l'accession de la république avec une insistance qui n'était pas exempte de menaces. On leur répondit que le gouvernement n'avait rien plus à coeur que de s'attirer la faveur de sa majesté impériale; qu'il aimait à se voir dans les bonnes grâces du roi sarde; que, d'autre part, les intérêts commerciaux ne permettaient pas d'interrompre les relations avec la France; que la république resterait neutre, et qu'elle armerait pour garder la neutralité sur son territoire.
Cette réponse assez digne avait été en quelque manière arrachée après de longues et orageuses discussions. Comment fut-elle soutenue? La dépense qu'exigèrent quelques faibles démonstrations suffit d'abord pour constater aux yeux du public la pénurie de l'État et l'incapacité administrative de ceux qui le régissaient (1793). Bientôt une division anglaise entre dans le port de Gênes, en vertu et sous les conditions de la neutralité. Sous la même foi, la frégate française la Modeste était à l'ancre. Les Anglais vont droit à elle, l'abordent à l'improviste et s'en emparent violemment sous les batteries mêmes du môle, qui restent silencieuses. Puis, ils séjournent tranquillement, repartent enlevant leur proie, tandis que le sénat prolongeait ses délibérations sur cette violation de sa neutralité et du droit des gens.
Loin que la cour de Londres s'en excuse, un envoyé vient, en son nom, sommer la république de rompre avec la France. Il s'avise de donner quarante-huit heures pour satisfaire à son injonction, comme s'il eût eu une force imposante pour se faire obéir. Cette fois l'indignation universelle du peuple passionné donna la loi au gouvernement et étouffa les dissidences; les quarante-huit heures s'écoulèrent: l'Anglais partit, et le ridicule l'accompagna.
(1794) Une croisière de deux frégates dans le golfe, chargée d'écarter du port de Gênes les navires du commerce, fut la seule hostilité qui suivît les menaces; et au bout de quelque temps l'Angleterre ayant déclaré qu'elle levait son blocus, cette indulgence affectée donna plus d'embarras que la rigueur n'avait fait de mal. Les Français prétendirent qu'on s'était accommodé à Gênes avec les Anglais, qu'on avait sacrifié la réparation qui devait être exigée d'eux et qui était due à la France pour le guet-apens exercé sur la Modeste. Dès lors il était loisible aux Français d'en prendre sur les Génois la satisfaction qu'on avait bien voulu ajourner. Cette prétention reproduite devint un prétexte permanent et commode de se dispenser de tout respect pour la neutralité6.
L'occasion en devint imminente: après de longs efforts les Français étaient parvenus sur les crêtes des monts qui s'étendent de Nice à Gênes, et qui servent de limite entre la Ligurie et le Piémont. Les Autrichiens s'étaient postés au-devant d'eux, et de jour en jour des escarmouches ou des mouvements plus sérieux devaient pousser les uns sur les autres sans égard pour les limites génoises. L'armée française continuant à s'avancer jusque sur des cimes qui, pendant sur la mer, voient de loin la ville de Gênes et approchent de Savone, leurs ennemis, pour leur fermer le passage, demandèrent à occuper la citadelle de cette dernière ville. Ils n'obtinrent pas leur demande du sénat; mais ils ne balancèrent pas à prendre position sur le territoire de Gênes. Les Français, joignant ce grief aux précédents, s'autorisèrent de l'exemple. A la suite de quelques succès où ils avaient repoussé l'ennemi, ils occupèrent la ville de Savone. Ils laissèrent à sa neutralité la citadelle, et elle n'inquiéta pas leur établissement.
(1796) Après ces mouvements que les conséquences du 8 thermidor et les événements de la dernière période de la Convention nationale firent traîner en longueur et mêlèrent de vicissitudes, arriva enfin le jeune général Bonaparte, et s'ouvrit l'immortelle campagne de 1796. Toujours sous le prétexte de l'ancienne querelle de la Modeste, une avant-garde fut poussée de Savone jusqu'à deux lieues de Gênes. On ne doutait pas que l'armée entière ne la suivît pour opérer contre la ville. Aussitôt le général en chef Beaulieu en personne amène le corps principal des forces autrichiennes, descend des montagnes sur Gênes, et défile le long des murs de la place pour aller combattre ces redoutables Français. Ceux qu'il rencontre se replient devant lui, il les poursuit avec précaution; et tandis qu'il les cherche au bord de la mer, Napoléon a déjà franchi les crêtes, couru sur le versant opposé, défait les autres corps autrichiens à Montenotte, à Millesimo, à Dégo; les plaines lombardes lui sont ouvertes; bientôt le Piémont a subi sa loi. La république de Gênes cessa dès lors d'être le théâtre de la guerre, mais elle devint l'étape et le magasin militaire des Français. Ils s'y établirent partout où ils voulurent, l'enceinte de la ville exceptée. Ils s'y comportèrent généralement en amis, quelquefois un peu exigeants. Ils l'étaient surtout pour le gouvernement, qu'ils méprisaient. Les particuliers s'accommodaient assez bien, sinon de ce que l'hospitalité coûtait, du moins des habitudes franches et joviales de leurs hôtes.
Ce contact perpétuel, l'éclat des armes françaises, l'illusion républicaine qui les accompagnait, étaient devenus une propagande naturelle. Dans Gênes quelques hommes mécontents avaient déjà fait un retour sur eux-mêmes. Ils trouvaient qu'il y avait quelque chose à refaire à leur république, et que maintenant les tentatives de réforme auraient de puissants auxiliaires.
Ce n'était pas le peuple chez qui s'élevaient ces velléités, il était satisfait et vain de ce nom de république si vieux chez eux, emprunté depuis si peu de temps par la France; il restait aveuglément dévoué au gouvernement qui le flattait. La bourgeoisie était médiocrement affectionnée, mais elle n'aurait osé conspirer; elle eût craint d'allumer la guerre des pauvres contre les riches. Quelques jeunes nobles d'opinion libérale, d'inclination française7, conçurent les premiers la pensée, non pas, à ce qu'il semble, de bouleverser le pays, mais de revendiquer leur droit à l'égalité entre les nobles, avec l'ambition et l'espérance d'enlever à l'oligarchie régnante la domination exclusive qu'elle exerçait au gré de l'obscurantisme de ses vieux préjugés.
A côté de cette petite faction s'élevaient des éléments de démagogie encouragés par une singulière imprudence. Longtemps la police inquisitoriale s'était employée pour supprimer toute manifestation qui pût inoculer les germes révolutionnaires. Mais à l'époque où les Anglais, non contents d'avoir pris la Modeste, bloquaient et menaçaient, le gouvernement, qui avait si mal su leur résister, crut politique de leur faire peur de l'opinion populaire. On laissa un libre cours aux affections françaises. La jeunesse, voyant que le frein était relâché, poussa la démonstration jusqu'à l'extravagance8. On entonna publiquement ces chants français, qui, hélas! à cette époque encore en France accompagnaient les meilleurs citoyens à l'échafaud. On vit l'étourderie ignorante se décorer du simulacre de l'odieux bonnet rouge comme d'une croix d'honneur. L'autorité embarrassée ne savait plus comment retenir le torrent auquel elle avait maladroitement ouvert le passage. Tout était ridicule, mais tout devenait périlleux. La boutique d'un apothicaire, rendez-vous d'oisifs et de nouvellistes, comme elles le sont toutes à Gênes, était le réceptacle de ces hommes exaltés. Des insensés de la plus mince bourgeoisie faisaient le fond permanent de la réunion, quelques hommes tarés et perdus de dettes en étaient les meneurs ostensibles. S'il y avait des associés plus considérables, peu de personnages notables s'y laissaient apercevoir. Là, on copiait les formes, les harangues patriotiques de nos clubs; on y parlait hautement, mais en termes vagues, d'une révolution ligurienne.
Il est probable que les jeunes novateurs de la noblesse caressaient cette réunion plébéienne, pour s'en appuyer au besoin. Mais l'esprit de liberté radicale qui y régnait n'eût pas convenu à leur ambition. Quoi qu'il en soit, les trames que ces nobles, de leur côté, avaient commencé à ourdir furent découvertes, du moins au gouvernement; car après une longue procédure secrète, on ne mit pas le public dans la moindre confidence de leur délit. Une sentence ambiguë termina l'affaire. Elle assignait à quelques-uns pour punition la prison préventive qu'ils avaient soufferte: d'autres furent éloignés ou s'exilèrent. L'un d'eux, qui par avance s'était mis en sûreté, était recommandé par l'envoyé de la république française en ces termes: C'est un noble qui s'ennuie d'être pauvre.
Ce procès laissa les conseils de la république toujours plus divisés, à cause des liens de famille ou d'alliance qui attachaient aux accusés un grand nombre de personnages importants. Tels étaient la confusion et le découragement, que personne ne voulait plus être doge9. Une rigoureuse surveillance s'était portée sur les affidés du pharmacien. Le zèle de ceux qui fréquentaient cette officine de la liberté en redoubla; et, comme il arrive souvent, une réunion à peu près insignifiante devint une société organisée, capable de résolutions violentes. Quelles correspondances s'y établirent? quels encouragements, quelles intrigues y parvinrent? On ne sait: mais le 17 avril 1797, Napoléon victorieux, maître de la haute Italie, signait la paix à Léoben; le 2 mai, il déclarait la guerre à la république de Venise; le 12, elle était dissoute: le 22, le gouvernement de Gênes était détruit.
Une simple rixe produisit un attroupement; des enfants perdus forcèrent un corps de garde; on y prit quelques fusils, et cela devint une grande émeute. On courut de poste en poste, on les emporta tous. On déchaîna les galériens au nom sacré de la liberté. Le peuple étonné laissa passer d'abord ces bandes effrénées, leurs tambours, leurs invitations à l'égalité et à la liberté. Le gouvernement surpris se cantonna au palais; il rassembla ses forces dispersées. Elles auraient été insuffisantes contre l'insurrection pour laquelle recrutait l'espoir du pillage. Mais des émissaires furent mis en campagne; le clergé fit circuler les appels aux fidèles; on réclama l'assistance de ce bas peuple toujours ménagé par ses maîtres. On fit retentir l'ancien cri de guerre de 1746: Vive Marie! Le corps nombreux des charbonniers fut armé le premier, et dès qu'il se montra l'émeute fut abandonnée par tous les hommes des classes populaires. Elle fut refoulée, poursuivie; au bout de vingt-quatre heures les chefs étaient morts, prisonniers ou en fuite. Le champ de bataille était resté au gouvernement.
À la première nouvelle de cet événement, Napoléon écrivait au directoire: «Le parti qui se disait patriote à Gênes, s'est extrêmement mal conduit. Il a, par ses sottises et ses inconséquences, donné gain de cause aux aristocrates. Si les patriotes avaient voulu être quinze jours tranquilles, l'aristocratie était perdue et mourait d'elle-même10.» On peut croire, d'après cette lettre, que le général n'avait pas poussé à l'insurrection, qu'il n'avait pas eu besoin de l'oeuvre de ces étourdis, et qu'il eût mieux aimé faire du sénat génois ce qu'il venait de faire du vénitien. On voit dans tous les cas ce qu'il voulait obtenir dans quinze jours; et il prit soin d'arriver aux mêmes résultats sans un plus long terme. Il fit marcher des troupes pour aller rétablir dans Gênes l'ordre troublé. On entendit ce que cela signifiait: le gouvernement, tout vainqueur qu'il était, donna sa démission, brûla ses insignes; la république d'André Doria, le régime de 1576 furent détruits, et firent place à la république ligurienne une et indivisible. La noblesse fut abolie.
On eut d'abord un gouvernement provisoire. On appela pour le composer quelques nobles respectables pour tous les partis, quelques citoyens distingués par un amour sage de la liberté et de l'ordre, enfin quelques membres de cette minorité noble qui avait inquiété l'ancien sénat. Cette organisation réussit mal. Il se trouva dans ce corps plus de probité que de talent, et plus de talent que de caractère. On crut devoir y affecter un grand respect pour le peuple souverain; et ce peuple souverain fut bientôt une poignée de brouillons parmi lesquels on signala des voleurs. Le club de ces mêmes patriotes dont Napoléon venait d'apprécier l'inconséquence et la sottise, intimida, croisa le gouvernement, s'ameuta contre quelques-uns de ses membres. Le public n'accorda aucune confiance. Les nobles, vexés dans leurs personnes et indignement pressurés dans leurs biens, opposèrent des résistances de toute espèce. Le peuple regrettait à haute voix ses anciens maîtres; les artisans, leur riche clientèle. Le fanatisme armait souvent les campagnes. On avait tout à créer et l'on n'avait su que détruire. Le commerce, privé de sécurité, avait fui. On manquait d'argent; on avait sacrifié à la popularité les revenus principaux de l'ancienne finance.
Ce provisoire fut long; car on ne pouvait s'accorder sur la constitution à faire; mille insinuations, mille artifices étaient employés pour engager la république ligurienne à se fondre dans la république cisalpine. Peut-être aurait-on mieux fait d'embrasser ce parti. Mais l'amour de la nationalité génoise était une plante trop vivace, et il fallait une autre force pour la déraciner (1798). La Ligurie resta donc isolée, et l'on eut un directoire, deux conseils et jusqu'à un risible institut; tout fut taillé sur le patron français, mais ce n'étaient que jeux d'enfants. Le véritable mobile était la volonté française, et cependant l'ombre de pouvoir qu'elle laissait aux Génois était disputé entre eux avec toute la violence qu'inspirerait l'objet de la plus haute ambition. Un représentant du peuple assassina un de ses collègues en sortant d'une séance du corps législatif et périt à son tour par la main du bourreau. Inhabiles au bien, ceux qui gouvernaient étaient souvent assez forts pour faire le mal. Il y eut une justice révolutionnaire et du sang répandu. Heureusement que les fureurs empruntées à la France de 1793 étaient trop vieillies en 1797 pour n'être pas émoussées, et que ceux qui les copiaient étaient encore timides; d'autant plus misérables dans leur lâcheté, ils n'osèrent pas sacrifier des victimes considérables, et ils tournèrent leur rage contre de pauvres prêtres de campagne, instruments passifs de résistance. Mais quand ils purent mettre la main sur les biens des nobles, il n'y eut ni timidité ni réserve. On imposa des amendes, on pilla le mobilier. Les fureurs dégoûtantes de la démagogie accompagnaient ces violences et rendaient ces grands patriotes11 aussi ridicules qu'odieux. Quelques hommes estimables furent, à chaque phase du régime, condamnés à siéger dans ce gouvernement sans dignité, sans autorité, sans indépendance: car un tuteur étranger exigeait une docilité sans réserve et des sacrifices sans mesure. Le voisinage des troupes, les malheurs de la guerre, obligèrent de mettre la main sur toutes les propriétés; on recourut aux emprunts forcés levés militairement; probablement alors les caisses de Saint-George se vidèrent12. Les ministres de ces opérations violentes furent souvent taxés de les avoir aggravées à leur profit.
(1799) Napoléon était en Égypte. La guerre avait recommencé. Les Russes mêmes foulaient le sol de l'Italie. La plaine de Novi, les rivières de Gênes étaient devenues des champs de bataille souvent funestes aux Français. On avait besoin de toutes choses; les subsistances mêmes devenaient rares; la mer était fermée par les Anglais; les ennemis interceptaient les passages de la Lombardie; la France n'accordait aucun secours, même pour nourrir ses soldats.
C'est en cet état de misère que la ville se voyait investie par les armées autrichiennes et étroitement bloquée par les escadres anglaises. On se battait tous les jours à la vue de ses murailles; et peu à peu les Français, qui en défendaient les approches, cédaient du terrain. Cependant un grand événement ranima l'espoir (1800). Napoléon revint; il était maintenant le chef unique de la république française, comme on appelait encore son royaume. Le salut commun était sans doute dans sa main puissante, et l'Italie ne devait pas périr sous ses yeux. Cependant la ville de Gênes était serrée de près. Masséna et ses braves la défendaient avec un courage héroïque et une constance inébranlable. Mais la famine y régnait. On faisait de brillantes sorties et l'on ramenait des colonnes de prisonniers, c'est-à-dire de nouvelles bouches à nourrir. Les bombes anglaises troublaient le sommeil de chaque nuit, et les secours ne paraissaient pas. Le blocus était si hermétique qu'il ne passait pas la moindre nouvelle de la marche des Français. Le monde sait après quels combats et quelles extrémités souffertes, Masséna rendit la ville par la plus honorable capitulation *. Mais peu de jours après, on apprit comment sa longue résistance avait favorisé la marche hardie de Napoléon. Marengo rendît libre la ville de Gênes, redonna la paix à la contrée, et mit fin aux spoliations dont les ennemis commençaient à affliger la cité et le port.
Il fallut, après cela, se donner un nouveau gouvernement ou plutôt le recevoir des mains du glorieux libérateur du pays. Sous ses auspices il y eut de meilleurs choix; mais le désordre et le dévergondage, mais les embarras d'un petit pays ruiné attaché au sort d'un tout-puissant voisin, les jalousies locales et les résistances abondèrent toujours. Les intrigues redoublèrent quand Napoléon voulut opérer la réunion de la république à son empire (1805). Ce fut une grande violence qu'eut à se faire cet esprit génois si amoureux de l'indépendance qu'il appelait la liberté. Mais huit ans de désordres, l'impossibilité de s'accorder au dedans, l'éclat de l'empereur et de l'empire, aussi la persuasion qu'on résisterait en vain, tout cela amena une sorte de résignation. Cependant le système continental et les lois de la douane française imposés à Gênes étaient aussi inconciliables avec le commerce du pays13 que la conscription pour le service de terre y était antipathique. Toutefois, une administration régulière, quoique ses leçons parussent coûteuses, des lois claires observées et impartiales, des institutions, une justice, la répression des crimes établissant la sécurité, modifiaient peu à peu les résistances. Les nobles reprenaient leur influence comme grands propriétaires, et retrouvaient la considération due à leurs noms illustres. Ils appréciaient ces avantages, et d'autant plus, que rien ne les empêchait de satisfaire en même temps leur rancune en déclamant contre celui qui leur avait rendu ces biens. Les mères étaient étonnées d'être devenues tutrices de leurs enfants; les frères cadets de partager avec leurs aînés; les soeurs de n'être pas absolument déshéritées: toutes choses jusque-là inouïes à Gênes; aussi blessaient-elles les préjugés, mais elles attachaient ceux à qui elles faisaient justice14.
(1810-1814) Cette expérience d'une fusion difficile n'eût pas le temps de s'accomplir. Napoléon alla du Kremlin à l'île d'Elbe. L'empire fut démembré. Les Génois montrèrent d'autant plus de joie de se débarrasser des liens français, qu'ils furent flattés un moment de reprendre et de conserver leur nationalité républicaine. Soit par une ruse politique anglaise, soit par une bonne volonté hasardée de l'amiral qui s'était fait leur tuteur, ils crurent avoir à refaire leur république; ils s'amusèrent encore une fois à l'oeuvre de leur future constitution.
(1815) Le congrès de Vienne adjugea le duché de Gênes au roi de Sardaigne, de Chypre et de Jérusalem **.
Il n'y eut plus, il n'y a plus de république de Gênes. Cette plante vivace dont nous parlions tout à l'heure est-elle morte ou seulement brisée? La racine repoussera-t-elle un jour?
Mon histoire est finie, et si elle devait avoir un nouveau chapitre, ce n'est pas à moi qu'il serait donné de l'écrire.
» Sed fatis incerta feror, si Jupiter unam
Esse velit Tyriis urbem, Trojaque profectis,
Miscerive probet populos, aut foedera jungi.»
AENEID., lib. 4.
* Nous croyons faire plaisir aux lecteurs de M. Vincens en donnant, a la
fin de son travail, cette pièce historique.
De toutes les conventions militaires faites pendant les guerres de la république, celle qui remit provisoirement Gênes entre les mains des Autrichiens peut être regardée comme la plus honorable. Elle n'a d'égale que dans la capitulation qui termina le fameux siège d'Ancône par le brave général Monnier (6 décembre 1799). Aussi fit-elle à Masséna, selon l'expression de l'empereur, autant de gloire que le gain d'une bataille. On pourrait ajouter que cette convention fut digne de couronner les quarante-quatre jours de combat et d'héroïsme qui immortalisèrent les défenseurs de Gênes.
Nous donnerons en même temps l'acte qui restitua cette place aux
Français dix-huit jours après l'évacuation de Masséna.(F. W.)
** Nous avons ajouté à la fin de l'ouvrage les Articles sur les États de
Gênes in Acte du Congrès de Vienne du 9 juin 1815 contenant l'acte
intitulé Conditions qui doivent servir de bases à la réunion des États de
Gênes à ceux de Sa Majesté Sarde. (E.N.)
APPENDICE.
NÉGOCIATION pour l'évacuation de Gênes par l'aile droite de l'armée française, entre le vice-amiral lord Keith, commandant en chef la flotte anglaise, le lieutenant général baron d'Ott, commandant le blocus, et le général en chef français Masséna.
ARTICLE PREMIER. - L'aile droite de l'armée française, chargée de la défense de Gênes, le général en chef et son état-major, sortiront avec armes et bagages pour aller rejoindre le centre de l'armée. Réponse. - L'aile droite chargée de la défense de Gênes, sortira au nombre de huit mille cent dix hommes, et prendra la route de terre pour aller par Nice en France; le reste sera transporté par mer à Antibes. L'amiral Keith s'engage à faire fournir à cette troupe la subsistance en biscuit sur le pied de la troupe anglaise… Par contre, tous les prisonniers autrichiens faits dans la rivière de Gênes par l'armée de Masséna, dans la présente année, seront rendus en masse en compensation; se trouvent exceptés ceux déjà échangés au terme d'à présent. Au surplus, l'article premier sera exécuté en entier.
II. - Tout ce qui appartient à ladite aile droite, comme artillerie et munitions en tout genre, sera transporté par la flotte anglaise à Antibes ou au golfe de Juan.
Réponse. - Accordé.
III. - Les convalescents et ceux qui ne sont pas en état de marcher, seront transportés par mer jusqu'à Antibes et nourris ainsi qu'il est dit dans l'article 1er.
Réponse. - Ils seront transportés par la flotte anglaise et nourris.
IV. - Les soldats français, restés dans les hôpitaux de Gênes, y seront traités comme les Autrichiens; à mesure qu'ils seront en état de sortir, ils seront transportés ainsi qu'il est dit dans l'article III.
Réponse. -Accordé.
V.- La ville de Gênes, ainsi que son port, seront déclarés neutres; la ligne qui détermine sa neutralité sera fixée par les parties contractantes.
Réponse. - Cet article roulant sur des objets purement politiques, il n'est pas au pouvoir des généraux des troupes alliées d'y donner un assentiment quelconque. Cependant, les soussignés sont autorisés à déclarer que sa majesté l'empereur, s'étant déterminée à accorder aux habitants génois son auguste protection, la ville de Gênes peut être assurée que tous les établissements provisoires que les circonstances exigeront, n'auront d'autre but que la félicité et la tranquillité publique.
VI. - L'indépendance du peuple ligurien sera respectée; aucune puissance, actuellement en guerre avec la république ligurienne, ne pourra opérer aucun changement dans son gouvernement.
Réponse. - Comme à l'article précédent.
VII. - Aucun Ligurien ayant exercé ou exerçant encore des fonctions publiques ne pourra être recherché pour ses opinions politiques. Réponse. - Personne ne sera molesté pour ses opinions ni pour avoir pris part au gouvernement précédant l'époque actuelle.
Les perturbateurs du repos public après l'entrée des Autrichiens dans
Gênes, seront punis conformément aux lois.
VIII. - Il sera libre aux Français, Génois et aux Italiens domiciliés ou réfugiés à Gênes de se retirer avec ce qui leur appartient, soit argent, marchandises, meubles ou tels autres effets, soit par la voie de mer ou par celle de terre, partout où ils le jugeront convenable. Il leur sera délivré à cet effet des passe-ports, lesquels seront valables pour six mois.
Réponse. -Accordé.
IX. - Les habitants de la ville de Gênes seront libres de communiquer avec les deux rivières, et de continuer de commercer librement.
Réponse. - Accordé, d'après la réponse à l'article V.
X.-Aucun paysan armé ne pourra entrer ni individuellement ni en corps à
Gênes.
Réponse. -Accordé.
XI. - La population de Gênes sera approvisionnée dans le plus court délai.
Réponse. - Accordé.
XII.- Les mouvements de l'évacuation de la troupe française, qui doivent avoir lieu conformément à l'article premier, seront réglés dans la journée, entre les chefs de l'état-major des armées respectives.
Réponse. - Accordé.
XIII.-Le général autrichien commandant à Gênes, accordera toutes les gardes ou escortes nécessaires pour la sûreté des embarcations des effets appartenant à l'armée française.
Réponse. - Accordé.
XIV.- Il sera laissé un commissaire français pour le soin des blessés et malades, et surveiller leur évacuation. Il sera nommé un autre commissaire des guerres pour assurer, recevoir et distribuer les subsistances de la troupe française, soit à Gênes, soit en marche.
Réponse. - Accordé.
XV. - Le général Masséna enverra en Piémont ou partout ailleurs un officier au général Bonaparte, pour le prévenir de l'évacuation de Gênes. Il lui sera fourni passe-port et sauvegarde.
Réponse. - Accordé.
XVI.- Les officiers de tous grades de l'armée du général en chef Masséna, faits prisonniers de guerre depuis le commencement des hostilités de la présente année, rentreront en France sur parole, et ne pourront servir qu'après leur échange.
Réponse. - Accordé.
ARTICLES ADDITIONNELS.
La porte de la Lanterne, où se trouve le pont-levis et l'entrée du port, seront remis à un détachement de troupes autrichiennes et à deux vaisseaux anglais, aujourd'hui 4 juin à deux heures après-midi. Immédiatement après la signature, il sera donné des otages de part et d'autre.
L'artillerie, les munitions, plans et autres effets militaires appartenant à la ville de Gênes et son territoire, seront remis fidèlement par les commissaires français aux commissaires des années alliées.
Fait double sur le pont de Conégliano, le 4 juin 1800.
Signé: le baron D'OTT, lieutenant général;
KEITH, vice-amiral.
MASSENA, général en chef de l'armée d'Italie.
ARTICLES PRÉLIMINAIRES proposés par M. le comte de Hohenzollern, lieutenant général, au lieutenant général Suchet, pour l'exécution de la convention passée respectivement entre les généraux en chef des deux armées autrichienne et française en Italie.
ARTICLE PREMIER. - La ligne des avant-postes du côté du Ponent, s'étendra de l'embouchure de la Polcevera jusqu'au confluent de la Secca, et rencontrera ladite rivière et la Sadicella jusqu'aux crêtes des montagnes. Les rives droites seront occupées par les Français et les rives gauches par les Autrichiens.
II. - Personne, tant à la ville qu'à la campagne, ne sera vexé pour opinion ou avoir porté les armes ou servi dans le gouvernement impérial.
Réponse. -Cela est déjà accordé dans l'article XIII de la convention passée entre les généraux en chef Berthier et Mélas, la 26 prairial ou 15 juin dernier1.
III. -Les malades non évacués le 24, pourront l'être sans difficulté, et, en conséquence, la flottille impériale pourra jusque-là rester dans le port de Gênes.
Réponse. - Ce qui est relatif à l'exécution de cet article doit être réglé par les commissaires français et autrichiens, nommés par l'article XII de la convention mentionnée à l'article précédent. On est persuadé que l'évacuation des malades autrichiens, même après le délai porté par cette convention pour la remise des places, ne sera point un objet de litige.
IV. -La communication pour Savone sera libre par terre.
Réponse. - Cette communication sera libre comme elle le sera réciproquement à travers tous les autres postes français ou autrichiens.
V- Jusqu'à ce moment, personne de l'armée française ne pourra passer les avant-postes pour venir à Gênes, sans que M. le comte de Hohenzollern en soit prévenu.
Réponse. - Convenu.
VI. - M. le comte de Hohenzollern avertit M. le général français qu'il ne prend aucune part à ce qui s'est passé entre les Anglais et la ville de Gênes.
Réponse. - Cet article est du ressort des commissaires nommés par la convention mentionnée dans la réponse à l'article II.
VII - M. le comte de Hohenzollern demande satisfaction de l'événement arrivé au régiment de Casal.
Réponse. - Il sera donné suite à cette affaire.
VIII. - Si MM. les commissaires impériaux et français ne sont pas arrivés à Gênes le 22 à cinq heures du soir, alors on conviendra amiablement de quelle manière l'évacuation de la place de Gênes sera faite par les troupes autrichiennes, d'après l'ordre qu'en a reçu M. de Hohenzollern, qui fixe le départ au 24 de ce mois.
Conégliano, le 20 juin 1800.
Le comte DE Bussy, fondé de pouvoirs de M. le comte de Hohenzollern.
Réponse. - On se réunira alors pour concerter l'exécution de la convention mentionnée dans la réponse à l'article II.
L'adjudant général, chef de l'état-major du lieutenant général Suchet, fondé de pouvoirs par lui, PREVAL.
Le chef de brigade du génie, fondé de pouvoirs du lieutenant général
Suchet,
L. MARES.
CONVENTION faite pour l'occupation de la ville de Gênes et de ses forts, le 5 messidor an VIII, ou 24 juin 1800, conformément au traité fait entre les généraux en chef Berthier et Mélas.
Les commissaires et officiers munis d'ordres du général Suchet pourront entrer demain à huit heures.
Convenu.
Les forts extérieurs seront occupés par les troupes françaises à trois heures du soir.
Convenu.
Les trois ou quatre cents malades qui ne sont pas transportables, auront les mêmes soins que ceux des troupes françaises.
Convenu.
La flottille restera dans le port jusqu'à ce que les vents lui permettent de sortir. Elle sera neutre jusqu'à Livourne.
Convenu,
A 4 heures du matin, le 5 messidor (24 juin), M. le comte de Hohenzollern sortira avec la garnison.
Convenu.
Les dépêches, les transports de recrues et de boeufs, qui arriveront après le départ, seront libres de suivre l'armée autrichienne.
Convenu.
Sur la demande de M. le général comte de Hohenzollern, il ne sera point rendu d'honneurs à sa troupe.
Convenu.
Signé, le comte DE BUSSY, général major, fondé de pouvoirs de M. le comte de Hohenzollern.
Conégliano, le 5 messidor an VIII de la république française (22 juin 1800).
Acte du Congrès de Vienne du 9 juin 1815
Au nom de la Très-Sainte et Inviolable Trinité
Les Puissances qui ont signé le traité conclu à Paris le 30 mai 1814, s'étant réunies à Vienne, en conformité avec l'article 32 de cet acte, avec les princes et États leurs alliés, pour compléter les dispositions dudit traité, et pour y ajouter les arrangements rendus nécessaires par l'état dans lequel l'Europe était restée à la suite de la dernière guerre, désirant maintenant de comprendre dans une transaction commune les différents résultats de leurs négociations, afin de les revêtir de leurs ratifications réciproques, ont autorisé leurs plénipotentiaires à réunir dans un instrument général les dispositions d'un intérêt majeur et permanent, et à joindre à cet acte, comme parties intégrantes des arrangements du congrès, les traités, conventions, déclarations, règlements et autres actes particuliers, tels qu'ils se trouvent cités dans le présent traité. Et ayant, susdites Puissances, nommé plénipotentiaires au congrès, savoir
* S.M. l'Empereur d'Autriche, Roi de Hongrie et de Bohème
* S.M. le Roi d'Espagne et des Indes
* S.M. le Roi de France et de Navarre
* S.M. le Roi du royaume uni de la Grande-Bretagne et d'Irlande
* S.A.R. le prince régent du royaume de Portugal et de celui du Brésil
* S.M. le roi de Prusse
* S.M. l'Empereur de toutes les Russies
* S.M. le Roi de Suède et de Norvège
Ceux de ces plénipotentiaires qui ont assisté à la clôture des négociations, après avoir exhibé leurs pleins pouvoirs, trouvés en bonne et due forme, sont convenus de placer dans ledit instrument général, et de munir de leur signature commune les articles suivants.
(Articles sur les États de Gênes)
Limites des États du Roi de Sardaigne
85. ……… Les limites des ci-devant États de Gênes, et des pays nommés impériaux, réunis aux États de S.M. le Roi de Sardaigne, d'après les Articles suivants, seront les mêmes qui, le 1er janvier 1792, séparaient ces pays des États de Parme et de Plaisance, ver de ceux de Toscane et de Massa.
L'île de Capraia ayant appartenu à l'ancienne république de Gênes, est comprise dans la cession des États de Gênes à S.M. le roi de Sardaigne.
Réunion des États de Gênes
86. Les États qui ont composé la ci-devant république de Gênes, sont réunis à perpétuité aux États de S.M. le roi de Sardaigne, pour être, comme ceux-ci, possédés par elle en toute souveraineté, propriété et hérédité, de mâle en mâle, par ordre de primogéniture, dans les deux branches de sa maison; savoir, la branche royale et la branche de Savoie- Carignan.
Titre de duc de Gênes
87. S.M. le Roi de Sardaigne joindra à ses titres actuels celui de duc de Gênes.
Droits et Privilèges des Génois
88. Les Génois jouirons de tous les droits et privilèges spécifiés dans l'acte intitulé Conditions qui doivent servir de bases à la réunion des États de Gênes à ceux de S.M. Sarde; et ledit acte, tel qu'il se trouve annexé à ce traité général1, sera considéré comme partie intégrante de celui-ci, et aura la même force et valeur que s'il était textuellement inséré dans l'Article présent.
Réunion des Fiefs impériaux
89. Les pays nommés fiefs impériaux, qui avaient été réunis à la ci- devant république ligurienne, sont réunis définitivement aux États de S.M. le roi de Sardaigne, de la même manière que le reste des États de Gênes; et les habitants de ces pays jouiront des mêmes droits et privilèges que ceux des États de Gênes désignés dans l'Article précédent.
Conditions qui doivent servir de bases à la réunion des États de Gênes à ceux de Sa Majesté Sarde.
Article I. - Les Génois seront en tout assimilés aux autres sujets du Roi. Ils participeront, comme eux, aux emplois civils, judiciaires, militaires et diplomatiques de la Monarchie, et sauf les privilèges qui leur sont ci-après concédés et assurés, ils seront soumis aux mêmes lois et règlements, avec les modifications que Sa Majesté jugera convenables. La noblesse Génoise sera admise, comme celle des autres parties de la Monarchie, aux grandes charges et emplois de Cour.
Article II. - Les militaires Génois, composant actuellement les troupes Génoises, seront incorporés dans les troupes Royales. Les officiers et sous-officiers conserveront leurs grades respectifs.
Article III. - Les armoiries de Gênes entreront dans l'écusson Royal, et ses couleurs dans le pavillon de Sa Majesté.
Article IV. - Le port franc de Gênes sera rétabli avec les règlements qui existaient sous l'ancien Gouvernement de Gênes.
Toute facilité sera donnée par le Roi pour le transit par Ses États des marchandises sortant du port franc, en prenant les précautions que Sa Majesté jugera convenables, pour que ces mêmes marchandises ne soient pas vendues ou consommées en contrebande dans l'intérieur. Elles ne seront assujetties qu'à un droit modique d'usage.
Article V. - Il sera établi dans chaque arrondissement d'Intendance un Conseil provincial, composé de trente membres choisis parmi les nobles des différentes classes, sur une liste des trois cents plus imposés de chaque arrondissement.
Ils seront nommés la première fois par le Roi, et renouvelés de même par cinquième tous les deux ans. Le sort décidera de la sortie des quatre premiers cinquièmes. L'organisation de ces Conseils sera réglée par Sa Majesté.
Le Président nommé par le Roi pourra être pris hors du Conseil; en ce cas il n'aura pas le droit de voter.
Les membres ne pourront être choisis de nouveau que quatre ans après leur sortie.
Le Conseil ne pourra s'occuper que des besoins et réclamations des Communes de l'Intendance pour ce qui concerne leur administration particulière, et pourra faire des représentations à ce sujet.
Il se réunira chaque année au chef-lieu de l'Intendance à l'époque et pour le tems que S. M. déterminera. Sa Majesté le réunira d'ailleurs extraordinairement, si Elle le juge convenable.
L'Intendant de la province, ou celui qui le remplace, assistera de droit aux séances comme Commissaire du Roi. Lorsque les besoins de l'État exigeront l'établissement de nouveaux impôts, le Roi réunira les différents Conseils provinciaux dans telle ville de l'ancien territoire Génois qu'il désignera, et sous la présidence de telle personne qu'il aura déléguée à cet effet.
Le Président, quand il sera pris hors des Conseils, n'aura point voix délibérative.
Le Roi n'enverra à l'enregistrement du Sénat de Gênes aucun édit, portant création d'impôts extraordinaires, qu'après avoir reçu le vote approbatif des Conseils provinciaux réunis comme ci-dessus.
La majorité d'une voix déterminera le vote des Conseils provinciaux assemblés séparément ou réunis.
Article VI. - Le maximum des impositions que Sa Majesté pourra établir dans l'État de Gênes, sans consulter les Conseils provinciaux réunis, ne pourra excéder la proportion actuellement établie pour les autres parties de Ses États; les impositions maintenant perçues seront amenées à ce taux, et Sa Majesté se réserve de faire les modifications que Sa sagesse et Sa bonté envers Ses sujets Génois pourront Lui dicter à l'égard de ce qui peut être réparti, soit sur les charges foncières, soit sur les perceptions directes ou indirectes.
Le maximum des impositions étant ainsi réglé, toutes les fois que le besoin de l'État pourra exiger qu'il soit assis de nouvelles impositions ou des charges extraordinaires, Sa Majesté demandera le vote approbatif des Conseils provinciaux pour la somme qu'Elle jugera convenable de proposer, et pour l'espèce d'imposition a établir.
Article VII. - La dette publique, telle qu'elle existait légalement sous le dernier Gouvernement Français, est garantie.
Article VIII. - Les pensions civiles et militaires, accordées par l'État d'après les lois et les règlements, sont maintenues pour tous les sujets Génois habitant les États de Sa Majesté.
Sont maintenues, sous les mêmes conditions, les pensions accordées à des ecclésiastiques ou à d'anciens membres de maisons religieuses des deux sexes, de même que celles qui, sous le titre de secours, ont été accordées à des nobles Génois par le Gouvernement Français.
Article IX. - Il y aura à Gênes un grand Corps judiciaire ou Tribunal suprême, ayant les mêmes attributions et privilèges que ceux de Turin, de Savoie et de Nice, et qui portera comme eux, le nom de Sénat.
Article X. - Les monnayes courantes d'or et d'argent de l'ancien État de Gênes actuellement existantes seront admises dans les caisses publiques concurremment avec les monnayes Piémontaises.
Article XI. - Les levées d'hommes, dites provinciales dans le pays de Gênes, n'excéderont pas en proportion les levées, qui auront lieu dans les autres États de Sa Majesté.
Le service de mer sera compté comme celui de terre.
Article XII. - Sa Majesté créera une compagnie Génoise de Gardes du corps, laquelle formera une quatrième compagnie de Ses Gardes.
Article XIII. - Sa Majesté établira à Gênes un Corps de ville composée de quarante nobles, vingt bourgeois vivant de leurs revenus ou exerçant des arts libéraux, et vingt des principaux négociants.
Les nominations seront faites la première fois par le Roi, et les remplacements se feront à la nomination du Corps de ville même, sous la réserve de l'approbation du Roi. Ce Corps aura ses règlements particuliers donnés par le Roi pour la présidence et pour la division du travail.
Les Présidents prendront le titre de Syndics, et seront choisis parmi ses membres.
Le Roi se réserve, toutes les fois qu'il le jugera à propos, de faire présider le Corps de ville par un personnage de grande distinction. Les attributions du Corps de ville seront l'administration des revenus de la ville, la surintendance de la petite police de la ville, et la surveillance des établissements publics de charité de la ville.
Un Commissaire du Roi assistera aux séances et délibérations du Corps de ville.
Les membres de ce Corps auront un costume, et les Syndics le privilège de porter la simarre ou toga comme les Présidents des tribunaux.
Article XIV. - L'Université de Gênes sera maintenue, et jouira des mêmes privilèges que celle de Turin.
Sa Majesté avisera aux moyens de pourvoir à ses besoins.
Elle prendra cet établissement sous Sa protection spéciale, de même que les autres Instituts d'instructions, d'éducation, de belles-lettres e de charité, qui seront aussi maintenus.
Sa Majesté conservera en faveur de Ses sujets Génois les bourses qu'ils ont dans le collège, dit Lycée, a la charge du Gouvernement, se réservant d'adopter sur ces objets les règlements qu'Elle jugera convenables.
Article XV. - Le Roi conservera à Gênes un Tribunal et une Chambre de commerce, avec les attributions actuelles de ces deux établissements.
Article XVI. - Sa Majesté prendra particulièrement en considération la situation des employés actuels de l'État de Gênes.
Article XVII. - Sa Majesté accueillera les plans et propositions qui lui seront présentés sur les moyens de rétablir la banque de St. Georges.
Endnotes ————————————————————————————————
AVANT-PROPOS 1 Histoire des révolutions de Gênes, 3 vol. in 12, 1753, de M. de Brequigny, de l'académie des inscriptions et belles-lettres. 2 Dell'istoria del trattato di Worms fin' alla pace d'Aquigrana, libri quattro. Leida, 1750. 3 Compendio delle istorie di Genova dalla sua fondazione fin'all'anno 1750.., dedicato a Maria sempre vergine, di Genova e de' suoi popoli augustissima protettrice. Lipsia, 1750. 4 La storia dell'antica Liguria e di Genova scritta dal marchese Girolamo Serra. Torino, 1834; 3 vol. et un volume de dissertations. 5 Lettere ligustiche… dell'abate Gasparo Luigi Oderico, patrizio genovese. Bassano, 1792. 6 Dissertazioni quattro del P. Prospero Semini, professore di etica all'università di Genova, sopra l'antico commercio della Rep. Ligure nel Levante, 1803, ms. Voir le rapport de M. Silvestre de Sacy, mentionné ci- après. 7 Della colonia di Genova in Galata, libri sei. Torino, 1831; 2 vol. 8 Rapport sur les recherches faites dans les archives du gouvernement de Gênes et autres dépôts publics de Gênes, par M. Silvestre de Sacy: Mémoires de l'académie des inscriptions et belles-lettres, tome III. - Suit la Notice des pièces tirées des archives secrètes de Gênes. - M. de Sacy avait eu l'extrême obligeance de me laisser prendre des notes sur les feuilles imprimées, mais non publiées encore, des pièces qu'il a insérées dans le tome IX des Mémoires de l'académie. 9 On trouve des copies de ces actes à la bibliothèque royale, dans les collections ms. de Dupuy, Brienne, etc. 10 C'est la première date à laquelle la correspondance a été recueillie et mise en ordre annuellement. Les Mémoires du cardinal de Richelieu comprennent les détails d'une époque antérieure, résumés évidemment sur les correspondances de son temps. 11 Recherches historiques et statistiques sur la Corse, par M. Robiquet, ancien ingénieur en chef des ponts et chaussées.
LIVRE I. - PREMIER GOUVERNEMENT CONNU JUSQU'A L'ÉTABLISSEMENT DE LA NOBLESSE VERS 1157. CHAPITRE I. - Temps anciens. Première guerre avec les Pisans; Sardaigne; Corse; état intérieur. 1 Tit. Liv., liv. 18, 22; liv. 18, 46; liv. 30, 1. 2 Tite-Live, 28, 46. 3 L. Cécilius et Q. Mucius Scévola, ann. 637. 4 L'archevêque était un excellent citoyen, un pasteur plein de zèle pour son troupeau; mais les écrivains nationaux reconnaissent que son origine de Gênes est fabuleuse, et qu'il n'était savant qu'en histoire ecclésiastique. Or, il est l'auteur de la légende dorée! La cathédrale est de 1307. (Stella.) 5 Cassiodore, liv. 1, 27; liv. 4, 33. 6 Procope, liv. 3,10. M. de Sismondi suppose que Gênes appartint longtemps aux Grecs de l'empire d'Orient et en ressentit quelque influence. Il n'y a ni monument ni tradition qui appuie cette croyance, hors ce que Procope a dit du gouverneur Bonus. 7 Gibbon, ch. 41. 8 Sismondi, Hist. des Français, 1re part., ch. 6, page 278. Gesta regum Francorum, cap. 26, et Chron. de Moissac. 9 Fredegaire, cité par Muratori, Annales d'Italie, tome IV, 86. 10 Une chronique rapportée par D. Bouquet, tome VI, pages 55, 333, appelle ce chef simplement un des nôtres: elle ne dit pas que l'expédition partit de Gênes, mais d'Italie. L'abbé Oderigo, Lett. Ligust, demande pourquoi Adhémar ne serait pas comte de Genève aussi bien que de Gênes: le nom latin a fréquemment confondu ces deux villes. Muratori, Dissert. 6, page 40, suppose bien que le littoral de Gênes était devenu à cette époque une marche permanente. Mais les autorités dont il s'appuie ne sont ni contemporaines ni précises; on y a opposé de grands doutes. Muratori, au reste, ne fait aucune mention d'Adhémar ni de son expédition de 806. Il en signale une plus heureuse en 803, conduite par Ermengarde, comte d'Ampuria, mentionnée par Eginhard. 11 Pièces tirées des archives de Gênes par M. Silvestre de Sacy. 12 M. Serra, tome I, page 286, suppose que cet Hébert, qu'il nomme Eborio ou Ébron, était un ambassadeur génois, mais il n'en indique aucune preuve. 13 Liuthprand raconte l'invasion des Mores et les ravages qu'ils exercèrent; et comme cet historien était diacre à Pavie, on peut accorder confiance à un témoin si voisin. Il est vrai qu'il mêle à son récit le fabuleux présage qu'une fontaine avait donné aux Génois peu de temps auparavant. Au lieu d'eau il en était coulé du sang un jour entier. Les annalistes de Gênes postérieurs ont adopté ce miracle et le ravage de leur ville. Mais ils y ont ajouté ce retour imprévu de la flotte génoise, cette poursuite des vaisseaux, la rencontre en Corse et la recousse des prisonniers et du butin; aucune autorité n'appuie cette addition à la narration de Liuthprand. M. Serra cite sur ce point principal un détail circonstancié qui se trouve dans Airoldi, Codice diplomatico di Sicilia sotto il governo degli Arabi. Rien ne serait plus positif. On aurait les rapports officiels des commandants de l'expédition; le bulletin ample des opérations, des captures et du butin, qui véritablement donnerait de la population et de la richesse des Génois en 936 une idée beaucoup plus avantageuse que nous ne pensons leur en attribuer d'après les documents que nous en avons. M. Serra reconnaît qu'on a soupçonné l'authenticité de ce code; on a supposé, dit-il, qu'il était le fruit d'une fraude littéraire; mais il semble en douter. Or, tout doute a été levé. L'ouvrage publié par Airoldi a été reconnu réellement supposé; et comme il avait été imprimé à grands frais aux dépens du roi de Naples, la falsification due à un abbé Vella a été l'objet d'un jugement criminel et d'une punition exemplaire. Voir l'article Vella de la Bibliographie universelle. - Il est évident que ce faussaire a fait des bulletins de l'expédition de Gênes avec le passage de Liuthprand qu'il a eu soin de citer par manière de concordance: aussi n'admettait-il pas la tradition génoise sur la prétendue revanche obtenue par eux si à propos. 14 Mimaut, Hist. de Sardaigne, tome I, pages 94 et suiv. 15 Hist. de la Corse, attribuée à M. de Pommercuil, pages 39 et suiv. 16 Michaud, Hist. des croisades, tome I, page 78, et preuves, 536. 17 Il paraît que la ville n'occupait dans ce temps que la face orientale du promontoire qui termine vers le levant le bel arc de cercle sur lequel elle s'est depuis étendue. Elle rampait du midi à l'orient sur les flancs de la colline de Sarsan. Au pied, les galères jetaient l'ancre ou étaient tirées sur le sable d'une plage étroite et sans môle. La ravine qui sépare la hauteur de Sarsan de celle de Carignan, borna longtemps la ville de ce côté. Du nord au couchant, elle s'étendait seulement jusqu'à la place où depuis fut bâti le palais public, et jusqu'au pourtour de l'église de Saint-Laurent, d'où elle redescendait vers la mer. L'église de Saint-Pierre (à Banchi) en formait l'extrémité la plus occidentale, et se nommait Saint-Pierre de la Porte. Quelques édifices religieux épars au delà attestent peut-être que les habitations avaient reculé par le malheur des temps. Ainsi l'église à laquelle l'évêque saint Cyr avait laissé son nom et ses reliques, avait été le premier siège épiscopal de Gênes, mais elle était restée hors de l'enceinte. Il fallut, dans des temps difficiles, mettre en sûreté le corps du saint évêque, et Saint- Laurent devint la cathédrale. Avec les progrès de la prospérité dont nous allons voir la naissance, la première enceinte fut promptement dépassée. Un môle abrita les navires en deçà de la hauteur de Sarsan. Le port se forma tel que nous le voyons. Les habitations se répandirent vers le couchant, et le bourg occidental de Pré rejoignit la ville. 18 M. Serra, ayant adopté la tradition de la subversion de toute la Ligurie, à l'occasion de la descente des Sarrasins en 933, et de la retraite des habitants dans les montagnes, suppose (tome Ier, page 258), qu'après le péril passé, les fugitifs se partagèrent en trois divisions. Les uns, restes sur les hauteurs et imitant les institutions féodales des Lombards, leurs voisins, reconnurent pour chef le plus puissant dans chaque tribu, et laissèrent établir dans sa famille un pouvoir héréditaire. D'autres prirent leur évêque pour seigneur. A Gênes, à Savone, à Noli, l'égalité démocratique prévalut. On s'y associa en compagnies dirigées par des consuls. Le trafic maritime et la course contre les ennemis, pour la défense et le profit commun, étaient le but et le lien de la société. Après chaque expédition, elle se dissolvait pour en recommencer une autre. Les chroniques n'offrent rien qui justifie cette répartition hypothétique; elle se rapporte, au reste, à des temps antérieurs à ceux qu'elles embrassent.
CHAPITRE II.- Les Génois aux croisades. - Prise de Jérusalem. 1 An historical and critical deduction of the origin of commerce 1787. 2 Voyez Michaud, Croisades, tome I, 38. 3 Guillaume de Tyr, 4, L. 4 Jacques de Vitry, page 127. 5 Guill. Tyr. 1, 6. 6 Un traducteur de Guillaume de Tyr fait de ce nom un surnom fâcheux; il l'appelle Ubriaco: Guillaume l'Ivrogne. 7 Guill. de Tyr, 1, 8. 8 Jacques de Vitry, page 127. 9 Ce récit des écrivains des croisades est conforme à celui d'Anne Comnène, Godefroy à Constantinople avait promis à l'empereur Alexis de lui rendre les villes dépendantes de l'empire qu'il reprendrait sur les Sarrasins. Bohémond, requis de prêter le même serment, le fit sans difficulté, dit Anne Comnène, mais aussi sans aucune intention de le tenir. On avait occupé Laodicée, et le comte de Toulouse avait fidèlement remis cette place aux lieutenants de l'empereur. Bohémond, au contraire, la fit assiéger par son neveu Tancrède. L'évêque de Pise vend à Bohémond le secours des Pisans à pris d'argent; ce qui met l'empereur en guerre avec la république pisane. Ici Anne ne parle pas des Génois, qu'elle confond sans doute avec les Pisans dans cette occasion, mais elle raconte que l'année d'après on annonça une Hotte génoise. L'empereur arma pour la combattre; mais son amiral l'ayant rencontrée ne jugea pas à propos de l'attaquer. Un traité de paix survient entre Bohémond et l'empereur grec: il est rapporté tout au long. Bohémond promet de rendre les villes à l'empereur, et d'obliger Tancrède à restituer Laodicée dont il avait fini par s'emparer. Mais Bohémond mourut, et Tancrède ne voulut rien rendre. Anne Comnène, Hist. d'Alexis, liv. 10, ch. 9, 11; liv. 11, ch. 5, 6, 8, 9, 11; liv. 13, ch. 7, et 14, ch. 2. 10 Albert d'Aix, liv. 12, page 405.
CHAPITRE III. - Les Génois à Césarée. 1 Albert d'Aix, liv. 7, 439 et suiv. 2 Albert d'Aix, liv. 7, 443. 3 Guill. de Tyr, liv. 10, 72. 4 Guill. de Tyr, liv. 10, 75. 5 Cette distribution mérite quelques remarques. Les hommes qui ont couru le danger partagent personnellement le produit: mais on en retient une portion au profit des galères, c'est-à-dire, du corps de l'entreprise, de la compagnie qui a fait les frais de l'armement; de la compagnie, car il n'est pas encore question de mettre la commune en partage des bénéfices. Cette portion n'est que d'un quinzième sur les valeurs mobilières, mais ce n'est qu'un supplément à l'importante acquisition en propriété d'un quartier de la ville qu'on ne voit pas entrer dans ce partage. La répartition du surplus se fait par tête. Il n'y a de distinction de classes ou de grades, qu'en faveur du consul et des capitaines. C'est, à cela près, un partage démocratique et social. Du poivre est donné en nature; cette marchandise était assez précieuse pour intéresser chaque copartageant, et assez abondante dans les magasins de Césarée pour fournir à tant de contingents. C'est une indication à noter des objets et des voies du commerce de l'Inde à la Méditerranée en ce temps. 6 Guill. de Tyr, liv. 10, 77. Depuis Guillaume de Tyr jusqu'à nos jours, rien n'a changé dans cette prétention et dans cet usage. A ce qu'on a supposé d'éminemment précieux dans la matière, la crédulité et les traditions ont ajouté bien d'autres prérogatives. Le Catino est le bassin qui a porté la tête de saint Jean-Baptiste. C'est le plat de la Cène auquel mirent la main à la fois Jésus et Judas. L'archevêque Varagine ajoute que dans ce vase Nicodème reçut le sang de notre Seigneur à la descente de la croix. Il prouve que le Catino fut fait de main divine au commencement du monde, aussi est-il unique. Enfin il assure qu'au sac de Césarée on fit trois lots de valeur égale, la ville, ses richesses, et le Catino, et celui-ci échut heureusement aux Génois. Nous avons vu que ce ne fut pas tout à fait ainsi que se firent les partages. Le Catino, tiré de nos jours du trésor de la cathédrale de Gênes, après un séjour de 700 ans, a figuré dans notre musée impérial. Il est retourné à Gênes pour s'y dérober aux regards des profanes.
CHAPITRE IV. - Établissements des Génois dans la terre sainte. 1 Albert d'Aix (collect. des mémoires sur l'hist. de France), liv. 7, page 64. 2 Archives secrètes de Gênes. - Mémoires manuscrits du père Semino. 3 Guill. de Tyr, liv. 1, page 103. 4 Manusc. de Semino. 5 Federico Federici, dans une lettre à Scipius, cite ainsi ce décret: « Solinum autem Gibellum, Coesaream et Arsur per se ceperunt et Hierosolymitano imperio addiderunt.» 6 Guill. de Tyr, liv. 11, 130 et suiv. On a vu plus haut que, dans une expédition précédente, ils avaient pris pour leur compte l'autre ville du même nom (le petit Gibel). 7 On assure qu'il se trouverait dans les archives de cette cathédrale des comptes du revenu de Gibel, qui était, dit-on, fort considérable. Ces documents nous révéleraient plusieurs usages de la navigation et du commerce, et nous feraient connaître le système d'impôts d'une ville de Syrie au XIIe siècle. 8 Hist. du Languedoc, tome II, page 337, preuves 360, 1103, 16 février; inter Tripolim et Berytum. C'est bien là Byblos. L'autre Gibel (le petit) est entre Laodicée et Tortose. 9 Ibid., page 355, preuve 374. L'instrument est aussi aux archives de Gênes; il porte: «Insuper, concessi eis, ut nullus Januensium sive Saonensis, sive Naulensis, aut Albingenensis, a Nizza usque ad Portum- Veneris, nec etiam quilibet Lombardus eis in sociÉtate adjunctus ullum tributum donet in terra mea praeter illos, etc.» Les historiens du Languedoc ne se sont pas aperçus que c'est une concession faite à tous les habitants de la Ligurie suivant les limites de la domination génoise. Trompés par la ressemblance de noms, ils ont entendu de Nice à Port-Vendre (du levant au couchant) au lieu de Nice à Porto-Venere (du couchant au levant), et ils ont conclu que Bertrand dominait sur toute la côte de la Provence, du Languedoc et du Roussillon. Il est évident cependant, par la construction de la phrase, que les limites qui y sont indiquées se rapportent aux Génois admis au privilège, et non pas au territoire sur lequel ils l'exerceront. Si le comte n'a pas borné sa concession à ses possessions de la terre sainte, on peut mettre en doute quelle était l'étendue du pays sur lequel il privilégiait les Génois. La charte dit simplement in terra mea; et Bertrand ne s'intitule que Comes sancti Egidii. 10 Ici les deux Gibel sont nettement distingués. Celui-ci est appelé, dans l'acte, Gibelletum; c'est bien exprimer le petit Gibel quand on se sert du mot Gibellum pour désigner Byblos.
CHAPITRE V. - Agrandissements en Ligurie. 1 Plus de régularité supposant peut-être moins de bonne foi, les historiens ont noté, peu après, le temps ou les témoins commencèrent à apposer leurs seings sur les actes passés en leur présence. Il est remarquable que jusqu'à la réunion à la France, et depuis un temps immémorial, les notaires de Gênes s'étaient fait rendre ce droit exorbitant, de signer seuls leurs actes, à l'exclusion des parties et des témoins appelés. 2 On ne peut entendre ici par ce mot que l'assemblée générale des citoyens, du peuple, comme il est dit quelques lignes plus haut, en parlant de l'invitation a jurer la compagnie. 3 La formule de ce serment paraît avoir été ignorée des anciens historiens. M. Serra le fait connaître tome 1, page 277. Il le possédait manuscrit, sorti, à ce qu'il paraît, des archives de Gênes; il le donne comme une copie de statuts plus antiques; au reste, il ne le rapporte que par extrait. Il pense qu'on ne peut clairement assigner l'époque où a commencé la constitution municipale à laquelle ce document se rapporte. Mais il l'insère dans son récit dès qu'il a atteint l'an 950, et il avance que du moins le gouvernement était constitué à Gênes dans le Xe siècle, puisqu'il expédiait des ambassadeurs aux rois lombards: car il voit, on ne sait sur quel fondement, un ambassadeur dans cet Hébert qu'il nomme Eberio ou Evone, ce fidèle à la prière de qui Bérenger et Adalbert ont accordé aux Génois un diplôme dont nous avons parlé au chapitre Ier. Mais nous avons pu remarquer que cette sauvegarde accordée aux possessions génoises est un monument de servitude duquel on ne peut tirer la moindre preuve d'indépendance ou de constitution politique pour nos Génois. L'historien Giustiniani croyait avoir trouvé des traces du consulat remontant à 1087. Caffaro nous le montre en 1101, ce consulat encore confondu avec le syndicat d'une société maritime. Il nous apprend qu'il n'y eut une organisation régulière, un chancelier, des officiers de justice, qu'en 1121. Quant à la date du formulaire de serment produit par M. Serra, elle doit être fixée entre 1121 et 1130. Car à la première de ses dates commence le consulat annuel que ce serment suppose. D'autre part, on voit que les consuls qui le prêtaient exerçaient encore les fonctions judiciaires. Or, en 1130 elles passèrent aux consuls des plaids. Il est vrai que M. Serra suppose que les consuls de la commune et ceux des plaids formaient un seul corps; que les derniers participaient au gouvernement politique, et que le même serment leur devait être commun. Nous ne connaissons aucune preuve de cette confusion, et, dans tous les cas, il paraît qu'à cette époque les consuls de la commune cessèrent d'exercer la justice distributive. Le serment tel qu'il nous est donné ne peut être postérieur à ce changement. Nous avons ici une preuve encore plus directe. Le serment parle de l'évêché de Gênes; l'archevêché fui érigé en 1130. Le serment est donc antérieur à cette année. 4 Ces compagnies étaient les sous-divisions de la commune. On lit, dans un passage des annales, que dans les causes dont les parties appartenaient à des divisions différentes, c'est au tribunal des demandeurs qu'elles allaient plaider. Ce serait une singularité, contraire au principe de droit que les Génois avaient fait prévaloir dans leurs colonies, au principe qui attribue les juridictions au juge du défendeur; mais il est plus que vraisemblable qu'il n'y a qu'une erreur de copiste.
CHAPITRE VI. - Expéditions maritimes. 1 Hist. du Languedoc, tome II, page 435. 2 Hist. du Languedoc, tome II, page 442. 3 Suivant M. Serra, sept marabotins d'or pesaient alors une once; un marabotin d'or en valait vingt-quatre d'argent. Tome I, page 360, en note. Le marabotin est devenu, dit-il, le maravédis. 4 Hist. du Languedoc, liv. 17, tome II, 422. 5 Sylv. De Sacy, dans le tome XI des Mémoires de l'académie des inscriptions et belles-lettres. 6 Probablement Gatilusio.
CHAPITRE VII. - Progrès, tendance au gouvernement aristocratique. Noblesse. 1 Nicétas, lib. 7, ch. 1er. 2 Cette monnaie répondait à 15 sous d'or, ou aux trois quarts d'une once. M. Serra, en se bornant à la comparaison de la valeur du métal sans rapport avec le prix comparé de la monnaie aux choses vénales, trouve que 500 perperi de ce temps correspondent à 37,500 liv. de la monnaie génoise moderne (31,250 fr.). Il note à cette occasion, que, suivant les cotes des notaires à cette époque, un vaisseau marchand coûtait 16 livres ou génuines, et une galère 5 liv. Tome I, page 385. 3 Le traite est imprimé parmi les documents du 2e vol. de l'histoire de la colonie de Galata, de M. Louis Sauli, page 181, et l'engagement corrélatif des Génois, pris en plein parlement, page 182. Le document est fait au nom des consuls et de tout le peuple, et juré en plein parlement par les consuls, et pour le peuple, par le crieur public (cintracus). 4 Mém. de Semino. 5 «Tunc non erant nobiles et de populo divisi: imo omnes erant de uno nomine. Sed qui progeniti sunt ex ipsis magistratibus, nobiles postea nuncupati sunt.» M. de Sismondi a cru voir des seigneurs féodaux parmi les premiers consuls de Gênes. Mais il n'en a d'autres preuves que les dénominations de vicecomes (Visconti) et de marchio, qui dans les fastes consulaires sont accolés à deux ou trois noms. Il en a conclu des comtes, des vicomtes et des marquis. Mais tout dément cette supposition; comme tant d'autres prénoms ou surnoms bizarres et sans rapports avec les saints du calendrier, qu'on a si longtemps affectés en Italie, ces appellations accompagnant des noms d'individus, on ne les retrouve pas deux fois dans les mêmes familles et jamais elles ne se lient à des noms de lieux. De toutes les familles génoises encore illustres, celle de Spinola est la plus anciennement signalée dans les chroniques; et son nom n'est pas celui d'une terre, d'un bourg ou village, qui, comme il est arrivé si souvent, ait servi de désignation à une race, parce qu'elle en était originaire. Jamais, dans ces temps anciens, les Spinola n'ont porté un titre de seigneurie. Dans le cours de leur plus grande importance, ils sont nommés Spinola de Lucoli et, Spinola de Saint-Luc; ce sont simplement les noms des rues ou les deux branches de la famille avaient rassemblé leurs palais. M. Serra se contente de remarquer que si l'on n'a pas de preuve directe que les consuls fussent pris dans un ordre de noblesse distingué, deux fortes inductions le lui persuadent. 1° Les premiers mémoires génois donnent le titre de noble et même de très-nobles, à divers consuls et autres personnages considérables du temps. Nous avons exactement indiqué les passages où ces épithètes honorables se rencontraient, et nous persistons à croire qu'avant 1157 elles ne peuvent donner l'idée d'une caste noble reconnue. 2o Tous les anciens gouvernements de Gênes, même populaires, ont reconnu pour nobles les familles consulaires. Ce dernier point est incontestable; mais faut-il conclure qu'une noblesse a précédé le consulat, ou que la noblesse n'est venue qu'après le consulat, et qu'elle en est née? Le noble historien moderne semblerait pencher pour la préexistence de la noblesse. Par les motifs que nous venons de puiser dans les chroniques contemporaines, nous croyons que la noblesse ne dérive que du consulat et qu'elle n'a pas d'autre origine que celle que lui assigne Stella. Nous ferons mention, au 10e livre, ch. 7, d'un écrit de la jeunesse de l'historien Foglietta, publié en 1559 au milieu d'une violente querelle, et qui était comme le manifeste d'un parti. Le but peut avoir influé sur les assertions de l'écrivain; mais son point de départ se rapportant à l'objet de la présente note, il convient de le discuter ici. Foglietta prétend que le nom de noble a été pris à Gênes seulement lorsque ayant appelé des étrangers pour gouverneurs annuels sous le nom de podestats, on leur donna des adjoints génois: on voulut que ceux-ci eussent un titre honorifique qui les mît au moins de pair avec les chevaliers que le podestat amenait comme ses lieutenants. Le titre aurait donc été simplement personnel ou inhérent aux fonctions. Il est vrai que peu à peu les enfants prirent l'habitude de se décorer de la distinction acquise à leurs pères. Quand, après une révolution arrivée en 1270 et que l'auteur déplore, la séparation entre le peuple et la noblesse fut arrivée, chaque magistrat, à son entrée en charge, déclara s'il acceptait ou refusait la noblesse pour sa postérité; et c'est ainsi que l'on retrouve, dans les rangs des plébéiens, des races aussi illustres que les plus nobles familles. Les monuments et les dates démentent ce système. L'établissement du podestat est de 1190. Il n'y a eu d'adjoints qu'à partir de 1196. Or, avant cette époque, en 1174, le chancelier de la république dédiait ses chroniques à l'émulation des nobles: et déjà, en 1162, les Génois, dans une lettre de défiance adressée aux Pisans, leur reprochaient l'assassinat non de gens obscurs, mais de nos nobles. Certainement à ces dates la noblesse était fondée et reconnue. Le fait de 1270, employé pour établir la séparation de la noblesse et du peuple, est mal choisi. Nous verrons qu'alors le peuple se souleva contre l'usurpation déjà consommée par la noblesse depuis plusieurs années; et nous verrons aussi que le concours populaire ne servit qu'à mettre le pouvoir entre les mains de deux capitaines de la plus éminente noblesse, à la place d'autres nobles leurs émules. Ce fut une intrigue dont le peuple fut l'aveugle instrument; ce ne fut pas une révolution. Enfin Foglietta n'a pu voir nulle part que tout nouveau magistrat eût le choix d'appartenir à la noblesse, ou ne restât plébéien qu'en vertu de sa déclaration: il n'y en a point de traces, tandis qu'on trouve des options officielles pour être guelfe ou gibelin. 6 Il y a pourtant une phrase pour 1152: «Sous ce consulat, il se fit plusieurs boucheries dans la ville; une près du môle, l'autre au quartier de Sussiglia.» Il faut faire comme les historiens génois postérieurs qui n'ont vu de ce récit que l'expression au propre, et qui, ne faisant que traduire Caffaro en style rajeuni, n'ont pas trouvé extraordinaire qu'en quatre ans, que les récits suivants nous donnent comme de temps de crise, il ne se soit rien passé dans Gênes de plus notable, de plus digne d'être transmis à la postérité, que l'ouverture de deux étaux de bouchers. C'est peut-être dans un sens beaucoup plus sinistre qu'on pourrait entendre ces tristes paroles et ce mot de boucherie 7 Tout n'a pas été dit, quand nous avons constaté l'existence de la noblesse et son avènement au pouvoir. Il nous manque la solution de plusieurs questions importantes. Comment les meilleurs se réparèrent-ils du vulgaire? Comment une supériorité, qui ne dut être d'abord que dans l'opinion et dans les habitudes, est-elle devenue un fait légal et reconnu? A quelles conditions cette reconnaissance a-t-elle constitué un ordre de l'État? Les nobles avaient envahi le consulat, mais le possédaient-ils exclusivement? Les populaires restèrent-ils réduits à leurs votes dans le parlement public, sans plus avoir de part au maniement des affaires? Comment s'est dressée la liste primitive des nobles? comment a-t-elle été close? Les magistratures, les consulats ont-ils continué à ajouter au patriciat de nouvelles races, et jusqu'à quelle époque? Nous ne pouvons lever tous ces doutes; voici ce que nous savons: Nous trouvons qu'en 1270 les plébéiens voulaient avoir, pour les défendre, un tribun sous le nom d'abbé du peuple. Cette précaution, ce remède nouveau prouve qu'alors les nobles tenaient seuls le gouvernement. En 1339, un plébéien fut élever à l'improviste à la tête de la république; ce qui fut considéré comme une révolution d'une portée immense, et c'est à la noblesse qu'on disputa d'abord et qu'enfin on arracha le pouvoir. A la suite de cette révolution un décret très-solennel, en 1356, exclut les nobles des conseils et spécialement de la première place du gouvernement: exclusion souvent modifiée, mais inflexiblement maintenue pour rendre tout noble incapable de présider l'État. Il est évident qu'alors non-seulement la noblesse était un ordre dans cet État; un corps compacte et circonscrit qui se maintenait sans pouvoir plus s'accroître; car si l'exercice des hautes magistratures y avait donné accès, soit par le passé, soit jusqu'à ce moment, du jour où le titre de noble devenait incompatible avec le pouvoir, il n'y avait plus ni de moyen d'acquérir ce titre ni d'ambitieux pour le rechercher. Nous voyons, au contraire, quelques familles très-illustres déclarer alors, afin de se soustraire à la prohibition antinobiliaire, qu'elles n'entendaient point être nobles. En un mot, il n'y a point d'anoblissement qui ait pu être postérieur à 1356 au plus tard; et les choses ont duré ainsi jusqu'à 1528, année d'une réorganisation de tout l'État.