Histoire de la République de Gênes
Aucune loi ne disait que les nobles engagés dans l'Église ou dans les ordres chevaleresques religieux seraient exclus des conseils, mais telle était la règle tacitement reçue. Ces noms passaient avec tous ceux de la noblesse sous les yeux des électeurs, mais le scrutin les repoussait.
Les deux conseils devaient être entièrement renouvelés tous les ans, et les membres sortis n'y devaient rentrer qu'après un an d'intervalle; mais nous verrons plus tard que cette clause devint impossible à maintenir; l'usage finit par rendre les conseils à peu près perpétuels; l'élection se refaisait tous les ans, mais elle restait de simple forme, excepté pour remplir les vacances.
Le sort fut maintenu pour la nomination des membres des deux collèges. Mais leurs noms furent tirés d'une urne où cent vingt noms choisis étaient conservés pour servir tous les six mois au renouvellement de trois sénateurs et de deux procurateurs. La durée de leurs fonctions étant de deux ans, le sénat fut ainsi composé de douze membres et la chambre de huit, les procurateurs perpétuels non compris; à mesure qu'on tirait des noms de l'urne, on en complétait le nombre et l'on remplaçait les morts.
L'admission à ce séminaire (on appelait ainsi cette collection de candidats honorablement perpétuels) était le plus haut degré de la considération. Les arbitres en avaient fait le premier choix de leur autorité. Aux remplacements à faire, concouraient les deux conseils; le petit formait au scrutin et aux deux tiers des suffrages une liste double du nombre des places à remplir; le grand conseil choisissait sur cette liste les noms à placer dans l'urne. Les qualités requises dans les membres des deux collèges, et par conséquent dans les nobles dont les noms entraient dans le séminaire, étaient quarante ans d'âge, un honnête patrimoine; si l'un d'eux était tombé en déconfiture, il devait avoir satisfait ses créanciers, et la commune renommée devait attester que le payement avait été réel et complet; enfin, le candidat devait avoir honorablement servi dans les deux conseils et dans les magistratures: chacun des collèges n'admettait qu'un membre du même nom.
Le doge devait avoir cinquante ans et habiter la ville; on exigeait qu'il fût assez riche pour soutenir convenablement une si éminente dignité très-imparfaitement rétribuée. La conduite antérieure dans les grands emplois publics devait servir de garantie pour ce qu'on attendait de lui dans l'exercice de cette haute magistrature.
Le mode de son élection était compliqué. Cinquante membres tirés au sort dans l'assemblée du grand conseil proposaient chacun, et sans pouvoir se concerter, le nom d'un candidat. Ces noms recueillis ne pouvaient se concentrer sur moins de vingt individus; on eût exigé de nouvelles désignations si elles eussent été nécessaires pour compléter ce nombre.
Le grand conseil entier passait au scrutin ces noms l'un après l'autre; une liste était dressée des quinze qui avaient obtenu le plus de suffrages.
Elle était apportée au petit conseil, qui la soumettait à son scrutin. Les six candidats qui, ayant au moins les trois cinquièmes des voix, en avaient obtenu le plus, composaient la liste définitive, et sur celle-ci le grand conseil, pour dernière opération, nommait le doge à la pluralité des suffrages. Il faut avouer que, dans les derniers temps où le grand conseil renfermait une portion assez nombreuse d'une noblesse déchue, ces derniers suffrages se payaient et même à vil prix.
La loi des arbitres organisait fortement la rote criminelle, composée de juges tirés au sort parmi des jurisconsultes étrangers et sans alliance dans Gênes; ce pouvoir était indépendant; seulement, le sénat pouvait déléguer un de ses membres pour servir de surveillant à l'instruction et au jugement. Les membres de la rote étaient d'ailleurs assujettis à un syndicat rigoureux, et, en cas de malversation, le gouvernement pouvait les faire juger eux-mêmes. Les deux collèges avaient aussi le droit d'évoquer les poursuites en cas de rébellion, d'attaque à main armée et de désordres graves: en ce cas ils appelaient les membres de la rote pour assesseurs. Des lois spéciales étaient faites pour réprimer les séditieux, les sicaires, pour défendre les conventicules.
Un chapitre exprès conservait au prince J.-A. Doria les prérogatives concédées au vieux Doria en 1528. Enfin, on créa une magistrature temporaire de conservateurs de la paix. Ils étaient chargés de pourvoir aux mesures transitoires et conciliatrices qui seraient nécessaires pour effacer la trace des dissensions. J.-B. Lercaro y fut nommé, et ce fut la seule réparation qu'il voulut accepter des anciennes injustices.
La plume du légat se complut sans doute à tracer le premier chapitre de ces lois qui, avant tout, déterminait les solennités dans lesquelles le doge et les membres des deux collèges étaient tenus d'aller recevoir la communion des mains de l'archevêque, et qui leur enjoignait d'écouter les prédications du carême. Mais ce chapitre les soumet à prêter la main forte du bras séculier à l'archevêque dans l'exercice de sa juridiction, et à déférer à toutes les réquisitions de l'inquisiteur de la foi pour la poursuite des hérétiques et des suspects d'hérésie2.
En publiant ces lois les arbitres avaient pourvu à leur exécution immédiate. Ils avaient nommé le grand conseil et le consiglietto; ils laissaient en place le doge et les membres des deux collèges pour achever leur temps, ce qui ratifiait l'élection faîte depuis la retraite de ceux de Saint-Luc. Mais les nouveaux membres dont le sénat devait être augmenté étaient appelés par eux. Enfin on a vu qu'ils avaient choisi les cent vingt noms qui devaient entrer pour la première fois dans l'urne du séminaire. Après ces opérations, le congrès se sépara. Les députations des deux partis rivaux et les nobles émigrés rentrèrent à Gênes, tous reçus aux acclamations du public qui ne paraissait occupé que du retour des bienfaits de la paix. Tel était l'excès de l'enthousiasme populaire qu'on décerna les honneurs d'une statue à Jean-André Doria qui naguère s'obstinait à ne point accorder de trêve à sa patrie. Cette statue fut placée à l'entrée du palais de la république, auprès de celle qu'en 1528 on avait érigée au vieil André. Les inscriptions les appelaient, l'un l'auteur, l'autre le conservateur de la liberté; car l'esprit national qui a toujours dominé à Gênes appelait liberté l'indépendance.
Un anonyme peu favorable aux Génois, mais assez impartial et fort au fait des affaires, écrivant un mémoire destiné à quelque puissance qui avait des desseins sur Gênes, cinquante ans après ces événements3, donnait sur les fautes des deux partis un jugement qui semble bon à recueillir. Il accuse les deux factions d'impéritie et de faiblesse. Les anciens nobles n'avaient su compter que sur l'Espagne qui, pour les obliger à se mettre sans réserve entre ses mains, les croisa plus qu'elle ne les soutint, avant même que par sa malencontreuse banqueroute elle les arrêtât au plus fort de leurs opérations. Émigrer, sortir de Gênes et abandonner le gouvernement, fut en eux une faute énorme. Avec moins de morgue et plus d'habileté, ce parti eût attiré à lui la masse des nobles modernes, mécontents et jaloux d'être conduits par une poignée de chefs orgueilleux, nobles aussi et se disant populaires et tout aussi fiers que les autres. A leur tour, ces chefs de l'autre faction, disposant des forces entières de la république, ne savent rien faire à temps. Ils ne peuvent mettre en campagne la moindre troupe. Le grand-duc de Toscane leur envoyait des forces; ils n'osèrent les accepter, non plus que les offres que les Suisses leur faisaient, dit-on. Il leur eût suffi d'écouter les propositions de Birague, et l'intervention de la France les eût affranchis du joug de l'Espagne. Ils promirent d'ouvrir le livre d'or à des inscriptions en masse, et ils manquèrent à leur parole, incapables de refuser et ne sachant pas céder. Enfin il fallut que les derniers nobles inscrits, boutiquiers, artisans, inquiets d'une situation aussi fausse et aimant mieux peut-être s'accommoder des anciens nobles que de rester sous la direction des meneurs de leur parti, forçassent ceux-ci à consentir au compromis sans réserve qui du moins mit fin aux désastres.
Ce jugement paraît très-sain; si nous voulons en porter un sur les résultats de la querelle et sur l'oeuvre des arbitres, nous dirons, en admettant qu'une république démocratique est une chimère, que si l'on peut considérer le corps aristocratique comme l'État tout entier, en ne laissant à ce qui n'a pas été déclaré noble que la possibilité d'être appelé par la noblesse à venir la recruter sous certaines conditions, on doit reconnaître que la constitution nouvelle était bonne et prévoyante.
La noblesse telle que la transaction de 1528 l'avait admise, telle surtout qu'il en avait été abusé, avait dû dégénérer en démocratie turbulente dans son propre sein, et soulever au dehors une démagogie. C'était l'effet naturel de l'exemple, de l'appui demandé au peuple, du contact trop immédiat de tant d'anoblis avec les classes les plus inférieures. Elle favorisait sans doute le principe aristocratique, mais à quoi servirait une noblesse aussi discordante, aussi peu propre à gouverner qu'une masse populaire? La liberté des plébéiens était perdue depuis longtemps, et certes les trois puissances ne s'assemblaient pas en congrès pour la leur rendre. L'ancienne noblesse gagnait peut-être son procès, mais les nobles de Saint-Pierre acquéraient une égalité bien plus réelle, ils entraient effectivement dans un corps aristocratique; tandis que Doria avait exposé le pays à une lutte inévitable en admettant au partage des charges par moitié, deux factions censées égales, mais dont l'une formait une majorité toujours croissante, tandis que l'autre, forte d'illustrations et de crédit, était faible en nombre et se réduisait de jour en jour. La paisible durée du gouvernement de 1576 a montré qu'en effet ses rouages n'avaient pas été mal calculés, malgré les levains de discorde qu'elle n'avait pu détruire. A coup sûr la loi qui parut imposée aux deux partis, comme on a vu, était fondée sur une transaction; et la transaction sur le sentiment du besoin et du danger commun. Ce danger était dans la populace et dans les intrigants qui la faisaient mouvoir. Un effort qu'ils firent pour détruire la constitution nouvelle dès sa première année, fut le dernier épisode de son établissement. Coronato voyait finir le rôle brillant de tribun et les chances de la dictature; il était mécontent, et c'est à cette occasion qu'on renouvela le bruit d'une pension qu'il avait acceptée de l'Espagne et qu'on ne lui avait pas maintenue. Il s'adressa à des populaires qui avaient pris grande part à la querelle maintenant apaisée et qui pouvaient en avoir gardé le ressentiment. Il rechercha ceux que lui-même avait empêchés d'être anoblis par l'inscription des trois cents promise et éludée. Il complota pour soulever le peuple contre le gouvernement et contre la noblesse en général. Ces pratiques furent découvertes: on l'arrêta; son procès fut fait, et il porta sa tête sur l'échafaud.
Coronato fut-il intrigant, factieux? Les historiens le disent et tout porte à le croire. A sa conduite, il est difficile de se persuader qu'il ne fut qu'un citoyen de bonne foi, qui, quoique noble, s'indignait que les droits de tous fussent usurpés par la noblesse. Mais dans cette dernière circonstance était-il coupable de conspiration? ou paya-t-il pour un crime supposé la peine de ses anciennes manoeuvres? On ne le sait; et on voit seulement que le gouvernement fut mécontent des juges de la rote dans la conduite des procédures pour la recherche et pour la punition des coupables. Ces malheureux jurisconsultes furent mis à la torture, privés de leurs offices et bannis.
LIVRE ONZIÈME.
RÉPUBLIQUE MODERNE. - DÉMÊLÉS AVEC LE DUC DE SAVOIE; - AVEC LOUIS XIV.
- LE DOGE A VERSAILLES.
1576 - 1700.
CHAPITRE PREMIER.
Observations sur le caractère des Génois.
A 1576 a fini la république des Génois du moyen âge. Le spectacle qu'elle nous a montré, quoique borné dans un horizon resserré, avait mérité de l'intérêt. Il est vrai que, depuis quelques générations, ses annales n'étaient plus celles d'un peuple puissant par sa navigation et par son commerce. Involontairement nous n'écrivions plus que l'histoire de certains ambitieux qui, par la violence et l'intrigue, s'arrachaient le pouvoir ou le revendaient à l'étranger.
Toutefois, au milieu des usurpations plébéiennes et des mouvements populaires, il était curieux d'observer la situation singulière d'un corps de noblesse reconnu, respecté, et en même temps irrémissiblement frappé d'interdiction légale. Le dénoûment plus extraordinaire encore de cette anomalie, la fin de cette longue anarchie, l'union amendée et consolidée par les troubles même que ses défauts avaient suscités, toutes ces vicissitudes ont leur originalité et ne manquent pas d'instruction.
Un gouvernement régulier naît enfin. Mais dans les agitations du seizième siècle, l'Europe avait changé de face; une nouvelle balance des pouvoirs s'établissait entre les grandes puissances. Un rang très-inférieur était assigné à la république des Génois modernes. En même temps toutes leurs forces propres avaient déchu. Ce n'était plus dans la Méditerranée que se déployait la puissance maritime; cette mer n'était plus la voie privilégiée du grand commerce. Au levant même, siège de ses antiques relations, Gênes était primée par Marseille et par les navigateurs occidentaux qui avaient appris le chemin de l'Orient. Il ne lui restait plus qu'un commerce secondaire, comme sa puissance n'était plus que d'un ordre inférieur.
Trop peu d'intérêt s'attacherait au récit minutieux des minces affaires journalières d'un gouvernement réduit à de telles proportions. Mais si peu de faits de son histoire sont remarquables par eux-mêmes, je doute qu'on puisse mieux apprendre ailleurs cette vérité désormais fatale, que, dans l'organisation moderne de l'Europe, il n'y a plus de place pour les petits États parmi les grands. Cette leçon m'a paru se présenter ici tellement uniforme à chaque incident, que je n'ai pu me résoudre à en supprimer le précis.
Je voudrais, avant d'entreprendre cette tâche, jeter un coup d'oeil en arrière à travers les vicissitudes de la république que nous avons retracées; je voudrais démêler les progrès de la civilisation, le développement intellectuel, les idées et les habitudes dominantes qui ont fait les moeurs du pays et le caractère propre des habitants, caractère qui dans ses traits modernes conserve encore tant de traces des temps passés.
L'extrême aptitude des Génois pour la navigation et pour le négoce ne peut être l'objet d'un doute. Les monuments les plus anciens en rendent témoignage; et, en voyant ce qui se passe encore sur ce long littoral d'un territoire étroit et stérile, on peut juger qu'en tout temps, pour toute cette nombreuse population, la mer a été, de l'enfance jusqu'à la vieillesse, le principal lieu d'exercice et le champ le plus cultivé1. L'habileté ne peut manquer avec une expérience si générale et si continue. Il n'y a pas d'écrivain étranger qui d'âge en âge n'avoue la supériorité des marins de Gênes. Actifs, courageux, avisés, ils nous sont peints comme également propres, sur la mer, à la marchandise et au combat.
Nous les trouvons sobres, économes, attentifs à leurs intérêts, et, quoique avides, sachant conduire leur commerce par de judicieuses maximes. Nous avons remarqué, dès les premiers temps de leur histoire, leur esprit intelligent d'association, l'institution de leurs consulats, partout où ils ont eu à régler ou à défendre des intérêts communs, leur dextérité dans leurs relations avec les puissances étrangères, les avantages qu'ils savent obtenir dans leurs traités, le soin d'en faire prévaloir les principes uniformément libéraux partout où ils négocient.
Il n'est pas besoin de dire que le commerce a toujours été honoré à Gênes. Tous ses nobles l'avaient pratiqué dans les anciens temps et lui devaient leurs richesses. Les documents français et anglais donnent le titre de marchands aux Spinola et aux Doria; et jusqu'aux dernières époques plusieurs maisons très-illustres n'ont pas cru déroger en exerçant le négoce.
Les marins sont naturellement d'un caractère ouvert, prompt, mais gai, familier, parce qu'une sorte d'égalité s'établit entre des hommes longtemps renfermés sur le même bord et partageant les mêmes périls. Tout cela, les Génois le rapportaient dans la vie commune sur la place publique, où l'on vit beaucoup à Gênes. Les marins passent aussi pour francs; les peuples marchands le sont moins: on a fait parfois la critique et plus souvent l'éloge de la grande finesse des Génois.
La fréquentation longue et variée de l'Asie et de l'Afrique, des musulmans, des Tartares, des Arabes, comme de tant de chrétiens divers, avait donné de bonne heure aux Génois la connaissance d'usages et de moeurs si différents des leurs, que, de cela seul, leur intelligence doit avoir été ouverte. Beaucoup de préjugés ont dû être dissipés à leurs yeux; et s'ils n'ont été instruits, ils ont appris à n'être étonnés de rien. Cette disposition est favorable au commerce en même temps qu'elle en provient. Elle a valu sans doute aux commerçants étrangers qui sont allés s'établir à Gênes, la faveur qu'ils y ont généralement trouvée; et à ceux d'entre eux qui ne professent pas la religion du pays, la tolérance qu'on leur a presque toujours assurée dans une ville si dévote.
Une des vieilles descriptions de Gênes qu'on nous a conservées dit que cette cité possède deux trésors également inestimables: la banque de Saint-George et le sacré Catino2; et, pour louange principale, elle rend aux Génois le témoignage que nulle part il n'y a plus d'horreur pour l'hérésie; que là le moindre soupçon n'en passe pas impuni. Nous avons dans les chroniques beaucoup de preuves de l'attachement du peuple à la religion, à l'Église, à ses cérémonies, à ses reliques miraculeuses et en général à ses croyances. On voit les Génois très-soumis ordinairement à la cour de Rome; et quand leurs seigneurs étrangers veulent les faire changer de pape, ils leur échappent ou y résistent ouvertement. Cependant les gibelins ont souvent et longtemps dominé; Gênes a eu à se refuser aux volontés de Rome; l'idée de l'obéissance implicite a dû s'affaiblir, du moins dans une grande partie de la population. L'histoire nous a même montré une excommunication bravée par le gouvernement. Il est vrai que ce ne fut pas sans précaution, mais en déterrant un induit d'exemption octroyé par un ancien pape. Le gouvernement, en un mot, parut, en général, tenir pour règle de se montrer fidèle au saint-siège, mais de ne pas laisser empiéter sur sa propre autorité.
Il n'avait pu empêcher l'établissement de l'inquisition. Il ne la reçut pas sans résistance et sans déplaisir. On avait mis autant de frein qu'on avait pu à l'indépendance hautaine et menaçante qu'affectaient les ministres de cette juridiction excentrique. Au reste, elle avait peu de matière à exercer ses rigueurs dans un pays où la foi était plus docile que raisonneuse, et où personne, pas même le plus libre penseur, n'eût songé à se dispenser des pratiques établies, même des plus surabondantes.
Le clergé séculier ne possédait pas d'influence sur les affaires publiques. Dans les premières dissensions de la noblesse, nous avons vu l'archevêque apporter, exiger la paix. Mais il agissait à l'instigation du gouvernement civil; il est rare qu'on trouve rien d'important fait sur la propre inspiration des prêtres.
Le revenu des évêchés était peu considérable: les prébendes des chapitres, du moins dans les temps rapprochés de nous, étaient fort médiocres. Il ne paraît pas que les enfants des grandes familles daignassent les prendre. Les nobles qui s'adonnaient à l'Eglise allaient promptement chercher les prélatures de la cour de Rome et le chemin des évêchés et du cardinalat. Dans les campagnes, là où les cures n'étaient pas aux mains des moines, les curés n'étaient souvent que de très-pauvres paysans. A la ville, assez de cadets dans les familles bourgeoises entraient dans les ordres, mais sans croire se donner tout entiers au service de l'autel. Ils étaient avocats, gens d'affaires, ou se mêlaient de commerce. Le prêtre qui, chez des nobles, leur servait d'aumônier était aussi l'intendant de la maison, le pédagogue des enfants, et il n'obtenait de ses maîtres qu'une influence de domesticité.
Le clergé régulier avait un bien autre crédit, il était nombreux, splendidement établi par la munificence de ses protecteurs. L'abondance ne manquait jamais aux couvents des ordres mendiants, et pas plus dans les champs qu'à la ville. Rien n'égalait le luxe de leurs églises. Les nombreux ex-voto d'orfèvrerie qu'on voyait suspendus attestaient la confiance du peuple dans les prières des habitants de ces sanctuaires. La considération des religieux était grande, ils disposaient du pauvre, ils dominaient le bourgeois, ils maniaient la conscience et dirigeaient la conduite du noble, du magistrat et du sénateur.
Dans les commencements de l'apostolat d'Ignace, Lainez, son fameux compagnon, était venu à Gênes; il y avait prêché, et sa parole inspira aussitôt de demander une colonie de jésuites pour renouveler les écoles et pour semer le bon grain. Sur un terrain si bien préparé, les bons Pères ne tardèrent pas à fructifier et à s'étendre. Le palais de leurs écoles est encore un des plus beaux ornements de la ville. L'église de leur maison professe est somptueuse; et ils tinrent de la munificence d'un seul de leurs protecteurs une vaste maison de noviciat. Pour cette occasion fut expressément abrogée la loi des statuts civils qui exigeait l'autorisation du gouvernement pour l'aliénation du bien des familles en faveur des établissements pieux. Le pape, par un bref solennel, remercia la république d'une libéralité si méritoire. Tel fut en ce temps le crédit des enfants de Loyola. On dit que plus tard le gouvernement repoussant je ne sais quelle proposition faite sous leur influence, un sénateur se dépouilla tout à coup de sa toge, et, la jetant avec indignation, courut faire profession au noviciat de l'ordre. Cependant, cette ferveur si vive ne fut jamais universelle. Quand les doctrines imputées à Jansénius devinrent un sujet d'ardente controverse dans le monde catholique, à Gênes elles furent embrassées plus ou moins secrètement par un certain nombre d'ecclésiastiques et de gens du monde, et ces opinions ne se sont jamais perdues.
Lorsqu'on voulut livrer les écoles aux jésuites, on allégua l'état misérable où l'instruction se traînait à Gênes. La république salariait des maîtres; mais, disait-on, on n'en recueillait que les fruits les plus médiocres; et il serait honteux de ne pas rendre les études plus fortes, mieux conduites et surtout plus chrétiennes. On rappelait le scandale de Bonfadio, professeur illustre sans doute, mais qu'on avait vu tout à coup arrêté, jugé en secret et mis à mort dans la prison, en laissant le public effrayé douter si ce supplice punissait un attentat politique, une infamie contre les moeurs, ou plutôt le crime de la liberté de penser, qui dans ce siècle faisait tant d'hérétiques et d'incrédules parmi les gens de lettres mondains.
Nous ne saurions apprécier aujourd'hui des reproches si anciens contre les études publiques du pays; mais l'on peut douter que les Génois aient jamais ni apporté ni puisé dans leurs écoles beaucoup d'instruction. Le malheureux Bonfadio a écrit quelque part, qu'il voyait plus de marchands que d'étudiants, tandis qu'il professait la politique d'Aristote. Gênes fournit peu de noms à la longue liste des savants italiens, et aucun peut-être au premier rang de ceux-ci. Il est cependant des sciences qui n'ont jamais pu y rester ignorées3. Les connaissances nautiques et géographiques y étaient nécessairement familières, et les méditations qui dirigèrent la course de Christophe Colomb en sont une preuve glorieuse. L'habileté, au moins pratique, dans les constructions navales est incontestable. Dans leurs spéculations lointaines, les Génois avaient dû acquérir des notions précieuses sur cette foule de produits exotiques qui font de leur Port franc un vaste et curieux musée d'histoire naturelle. La théorie du traitement des métaux et de leurs alliages leur était fort connue, et ils l'ont parfois pratiquée, dit-on, aux dépens des nations ultramontaines. Enfin, l'esprit de calcul qui leur est propre leur fait saisir toutes les ressources et les finesses, si l'on peut parler ainsi, de la science des nombres, de celle surtout qui n'a besoin ni du tableau ni de la plume pour résoudre dans la pensée les problèmes mercantiles les plus compliqués. Tel était, autant qu'on en peut juger, le fonds des connaissances génoises, toutefois plus empiriques que doctes, et cultivées encore aujourd'hui pour le profit à en tirer, plutôt qu'étudiées pour elles-mêmes ou pour l'amour de la science et de ses progrès.
Dans le même but d'utilité, le droit et la médecine ont toujours été en grand honneur à Gênes. Ceux qui les professaient, réunis en collèges ou facultés, jouissaient de prérogatives signalées et d'une haute considération. Les jurisconsultes étaient les oracles de la république et les conseils de toutes les familles. Peut-être l'influence de leurs habitudes, et cette propension à rapporter toute chose au point de vue légal, ont-elles laissé d'assez profondes traces dans la manière de traiter à Gênes les affaires politiques, domestiques, mercantiles, les matières enfin les plus étrangères au palais. On reprochait parfois aux Génois d'apporter dans les moindres transactions une sorte de cavillation, et une disposition marquée à tenir à tout son droit en accordant le moins possible à celui d'autrui; dans la discussion, l'intention d'engager sans se compromettre, le vague dans les discours, une circonspection évasive dans les écrits, s'il faut absolument écrire, en un mot, le penchant à une certaine défiance qui, devenant générale et caractéristique dans un pays, y décrie la bonne foi et la franchise comme des armes trop inégales4. À cette cauteleuse tendance soigneusement cultivée, les Génois ont dû leur arme défensive la plus familière, et sans contredit la plus puissante: la force d'inertie. Toujours portés à s'y confier, si elle les trompe quelquefois, bien plus souvent ceux qui traitent avec eux l'éprouvent insurmontable.
C'était encore les avocats et les ecclésiastiques quand ils s'adonnaient à l'étude, qui étaient les lettrés, qui fournissaient à la littérature la règle et le modèle. On dissertait comme on plaidait. L'opinion du sénateur, le sermon comme le plaidoyer, se déployaient en syllogismes suivant la forme scolastique. Des citations pédantesques, des adages du droit romain, quelques-uns de ces vers de l'antiquité devenus proverbes en quelque sorte, servaient non-seulement d'ornement, mais aussi d'autorité dans la chaire, au barreau, et y tenaient plus de place que le solide raisonnement5.
De cette rhétorique et des sources où elle puisait, il est resté chez les Génois une facilité remarquable et presque vulgaire de parler la langue latine; presque vulgaire, parce que le latin s'étant conservé jusqu'à nos jours dans les écritures du palais, dans les formules, et longtemps dans la rédaction même des actes du gouvernement ou de la banque de Saint- George, les très-nombreux suppôts de l'administration et de la justice, aussi bien que ceux de l'Église, de renseignement ou de l'art médical, ont eu besoin de manier une langue qui était encore vivante dans leurs professions; aidés, au reste, dans le passage facile de l'italien au latin, par la flexibilité des organes et par l'ouverture de l'esprit qui est familière à Gênes. Mais une latinité plus élégante et plus choisie, modelée sur les bons auteurs, témoigne honorablement chez les hommes distingués d'une étude véritablement classique.
Gênes a un dialecte qui lui est propre. Ses rapports marqués avec le provençal et le languedocien pourraient autoriser à le regarder comme une de ces dérivations romanes venues directement du latin plutôt que comme une simple dégénération de l'italien. Quoi qu'il en soit, la langue toscane y a fait invasion dès longtemps. On n'écrit que du toscan: on l'emploie dans les discours d'apparat. Cependant l'idiome natif est conservé même avec amour. Mais dans les hautes classes chaque jour il se polit, c'est-à-dire il se dénature et se rapproche du pur italien.
Ce n'est pas à Gênes qu'il faudrait demander des poètes. Comme dans les autres villes de l'Italie, on y a des sonnets et des improvisateurs: mais peut-être y a-t-il trop d'esprit pour qu'il s'y rencontre de l'enthousiasme. Les intérêts positifs et les pensées mercantiles y ont laissé d'ailleurs peu de place au génie poétique. On vante comme un lyrique distingué Chiabrera de Savone: hors de la Ligurie il est peu connu. Ami d'Urbain VIII (Barberini), il ne composa pas moins de dix odes pour célébrer l'exaltation de ce pontife. Sur trois volumes de vers, il a de belles strophes: mais le médiocre domine avec les lieux communs, la recherche des images et le mauvais goût. Pour louer saint Charles Borromée, les pestiférés de Milan ne lui ont pas inspiré un seul mot. Il n'a jamais trouvé un mouvement en faveur de la liberté de sa patrie. Mais pour rendre à ce lauréat des papes toute sa verve, il n'est pas de sujet plus heureux que la Saint-Barthélemy à chanter, les Français barbares et hérétiques à dévouer à l'enfer. A peine pardonne-t-il à Henri IV quand il est devenu l'époux d'une Médicis.
Gênes c'est l'Italie: si ses enfants ne sont pas poètes, ils apportent en naissant le sentiment de l'harmonie musicale. Elle est partout chez eux spontanément et sans leçon. Dans les travaux qui se font en commun, les matelots à la manoeuvre, les artisans sur l'atelier, chantent en choeur, en réglant sur la cadence leurs mouvements et leurs efforts. Dans les belles nuits de ce ciel pur, souvent on entend des accords populaires qui ne dépareraient pas un concert étudié. Les chants religieux sont admirables, même au village. Les voix d'hommes, de femmes et d'enfants, s'y marient avec une justesse qui frappe l'oreille et qui pénètre au coeur. Ce n'est pas le moins imposant des caractères de ces solennités presque journalières qui appellent les fidèles dans chaque église tour à tour. Dans ces cérémonies (fonctions, comme on les nomme) qui servent de fêtes à ce peuple dévot, le culte se déploie avec une majesté de bon goût, digne des nobles édifices que l'art et une magnificence pieuse ont consacrés à la religion.
Les palais non moins que les temples témoignent que l'architecture fut toujours cultivée à Gênes. Ces palais jusqu'au dix-septième siècle furent des forteresses aussi bien que des demeures somptueuses: ainsi le voulait l'état du pays. Il reste encore sur pied quelques-unes de ces tours hardies et ambitieuses que les podestats voulaient réduire à quatre- vingts pieds de hauteur. Plusieurs hôtels assez modernes retiennent encore des traces visibles de la défiance avec laquelle le noble, en s'entourant de richesses et de magnificence, avait besoin de se préparer à soutenir des sièges dans son domicile.
Le luxe des palais et des ameublements était un noble emploi des richesses accumulées par ces antiques familles qui avaient traversé tout le moyen âge, commerçant, naviguant sans cesse. Elles y gagnaient de joindre à leurs autres illustrations le renom de protecteurs, de promoteurs des arts dans l'Italie entière; dans Gênes même leur magnificence créait des disciples aux Michel-Ange et aux Raphaël; mais ce beau faste était pour ces grandes maisons une nécessité de leur politique. Quand, au milieu de leur opulence et de leur considération, une révolution populaire eut exclu les nobles du gouvernement; quand on les laissa comme une classe à part hors de rang dans la cité, ils eurent, pour que le grand crédit de leur nom ne s'éclipsât pas, à se prévaloir de l'éclat de leurs richesses, du nombre de leurs clients et de leurs serviteurs, des points d'appui et des forces qu'ils trouvaient dans leurs nombreux domaines. Ils affectaient une vie de princes dont les populaires ne possédaient pas les éléments. Cependant peu d'entre eux conservèrent leur grande fortune dans la décadence du commerce de la Méditerranée et après la perte des colonies du Levant. Mais depuis 1528, la fusion de droits n'ayant pas éteint la rivalité des anciens nobles et des nouveaux, l'orgueil plus que la politique obligeait encore les premiers à soutenir leur prééminence avec les restes de leur ancien faste. C'est seulement quand la force des choses qui avait réduit toutes les proportions de la grandeur génoise finit par resserrer naturellement le gouvernement entre les mains des nobles riches sans distinction de la date de leurs titres, que leur politique se corrigea d'elle-même. Elle se conforma au goût de tous en permettant de régler la manière de vivre sur les conseils de l'économie. Sous le prétexte de ne pas blesser l'égalité, on convint des formes d'une représentation qui distinguât les nobles, mais qui fût à la portée de tous. On se fit des lois somptuaires intérieures. On conserva les palais et on n'en bâtit plus guère. On régla les habitudes, les pompes un peu mesquines et le nombre des serviteurs. «Vous êtes des rois (disait un prédicateur prêchant devant le sénat) qui par modestie daignez vivre en particuliers.» Les dames eurent le noir pour seul habit de cérémonie; il est vrai que l'abondance des diamants de famille distinguait les femmes des premières maisons. Les noces furent presque les seules occasions de festins. Des réunions dont l'étiquette était à peu près l'unique plaisir étaient instituées pendant un certain temps de l'année et se tenaient fastueusement dans un ordre qui, pour chaque maison, n'en ramenait la dépense qu'à de longs intervalles. Quant à la vie ordinaire, elle était retirée. Les charmes et le profit d'une société libre y étaient peu connus, on ne les entrevoyait guère qu'au temps où l'automne attire les citadins à la campagne; là régnait un peu plus d'aisance dans les manières et une sorte d'égalité; à la ville on ne se visitait presque qu'au théâtre.
En parlant de l'emploi des richesses génoises, je ne dois pas omettre de signaler ce que, dans les siècles de magnificence, les monuments publics, les établissements utiles ont obtenu de part dans l'ostentation politique des particuliers; et il serait injuste de ne pas ajouter que même après qu'on se fut astreint à des habitudes plus économiques, cette sorte de libéralité patriotique n'avait pas absolument cessé. On fondait des églises; on bâtissait ou l'on enrichissait des hospices, même avec un luxe de bâtiments qui eût pu être épargné. Les familles établissaient des collèges. Des statues de bienfaiteurs publics remplissaient les salles de Saint-George et les hôpitaux. Au milieu du dernier siècle encore la famille Cambiaso, qui n'avait été écrite au livre des nobles qu'en 1731, changea à ses frais, en une belle voie, une sorte de sentier qui dans des lits de torrents montait de Gênes à la Bocchetta, fameux passage, et unique communication à cette époque entre la mer et les plaines de Lombardie à travers l'Apennin6.
Quand la haute bourgeoisie eut appris à se passer des honneurs du livre d'or ou à se résigner à les attendre, elle se conforma aux moeurs de la noblesse et se permit rarement ce que celle-ci se refusait. On vivait chez soi, la société proprement dite y était inconnue dans beaucoup de familles. On croyait se conformer à la sagesse patriarcale en tenant les femmes renfermées dans une solitude jalouse. Cependant, s'il en faut croire un témoignage du temps où vient de s'arrêter notre histoire, les dames de Gênes au seizième siècle vivaient avec aisance, ne se cachaient point et faisaient le charme de leur patrie. La vertueuse liberté dont elles jouissaient protestait, disait-on, contre les préjugés farouches qui ailleurs dérobent les femmes à la vue du monde7.
Mais quoique les moeurs de chaque siècle permissent ou défendissent à Gênes, les femmes y étaient étrangement opprimées par les lois. Elles étaient en tutelle toute leur vie. Une veuve même ne pouvait rien sans l'autorisation d'un conseil judiciaire qui lui était assigné par le magistrat. Elle n'avait aucun droit à la tutelle de ses enfants. Il n'était pas rare que le jour même de la mort de son mari, elle fût congédiée de la maison, où il n'y avait plus rien à elle8. Mariée, aucune autorité, même dans les soins domestiques, ne lui était ordinairement confiée: condition peu morale qui ne laissait point d'influence à l'épouse ni à la mère, qui ne faisait pas des femmes le lien des familles, et ne leur enseignait pas à se respecter elles-mêmes.
Rien n'était moins étendu que leurs droits sur les biens de leurs parents. La loi fermait l'accès à toute réclamation d'une fille s'il lui avait été assigné une dot d'une somme quelconque par le père, ou, s'il mourait intestat, par un conseil de famille, et la modicité des dots était une des règles somptuaires de la politique des nobles. Ils voulaient par là faciliter les alliances entre eux indépendamment de toute-inégalité de fortune: ils voulaient surtout que les richesses qui devaient servir à soutenir l'éclat d'un nom, allassent le moins possible se disséminer dans d'autres familles.
Également soumis à la discrétion paternelle, les fils cadets étaient un peu moins rigoureusement partagés que leurs soeurs; mais l'inégalité des conditions de fortune entre eux et leurs frères était d'autant plus sensible que dans toutes les maisons considérables une grande part du patrimoine antique et de ses revenus accumulés était dévolue à l'aîné, à titre de majorât perpétuel.
Tant d'intérêts opposés, si peu de motifs d'union dans les familles, tant de biens et tant de jalousies, l'on pourrait ajouter tant de légistes pour conseils, multipliaient les procès. Les hommes puissants ne pensaient pas qu'on pût les leur faire perdre; et chacun regardant comme compromis dans le succès non-seulement la justice, mais son propre crédit, toute affaire contentieuse se débattait avec une chaleur excessive. La juridiction ordinaire était cette rote composée de docteurs étrangers amenés par le sort et pauvrement salariés. Rarement ils échappaient aux soupçons de vénalité. Entre parties considérables la sentence était, disait-on, emportée aux enchères. Mais dans une foule de cas, on était soustraite ce jugement suspect: il appartenait au sénat ou à un magistrat dit de l'extraordinaire de déléguer des juges spéciaux. On les prenait parmi les avocats, et le choix à faire était, comme on peut croire, un sujet inépuisable d'intrigues. Les causes allaient et venaient sans cesse des juges au sénat et du sénat à de nouveaux juges. Mille incidents, mille chicanes venaient encore éterniser les affaires; et il était assez commun qu'après avoir partagé le public, elles se compliquassent d'entreprises violentes ou de voies de fait mal réprimées. La justice criminelle n'était ni moins partiale ni plus forte que la justice civile. En général, on reprochait aux nobles, dans la poursuite de leurs intérêts, dans leurs moeurs, dans ce qu'ils exigeaient du public, de se croire tout dû et tout permis. On reprochait aux bourgeois, la servilité aux uns, et aux autres d'affecter l'imitation des nobles dans leurs procédés arbitraires ou dans leurs dérèglements. Quant au peuple, très-pauvre, laborieux et sobre, mais dépendant de qui le salariat, avide dans sa misère et poussé au mal par l'exemple et par l'impunité, un grand nombre d'entre eux vivaient sans frein. Les uns arrivaient à n'avoir plus que la misérable ressource de s'engager aux galères comme volontaires (buona voglia) pour ramer côte à côte avec les forçats enchaînés. Les autres, devenus réfractaires aux condamnations de la justice, se faisaient brigands; et bientôt, reparaissant sous la protection de quelques nobles, ils venaient se vendre à ceux qui avaient besoin d'instruments de vengeance ou de rapine9. Celui à qui l'on reprochait de violer quelque loi, répondait fièrement: «Ne sommes-nous pas dans une république?» Ce peuple était passionné pour la patrie, mais il n'en concevait pas autrement la liberté. La noblesse tolérait, caressait ces vices; elle recherchait la popularité dans ces classes infimes, pour les déchaîner au besoin contre la bourgeoisie, toujours suspecte d'envie et d'ambition. La populace, en effet, était aveuglément dévouée au gouvernement.
Chez les nobles, la prépotence (ce mot, qui tarde à devenir français, était essentiellement génois); dans le second ordre, la disposition à rivaliser avec la noblesse; chez le peuple, le penchant à la violence et à la rapine, tout cela appartient surtout aux années qui précédèrent et suivirent immédiatement l'établissement de 1576. C'était la suite de la confusion née des dissensions publiques, des moyens dangereux employés par tous les partis et de ce qui restait d'habitudes de désordres et de concessions mal définies. Les choses devaient retrouver leur place et s'y remettre. Mais ce rétablissement de la concorde sous un gouvernement désormais régulier, ce raffermissement de l'ordre public par la résignation des prétentions turbulentes, fut-il, à Gênes, prompt et facile, ou lent et pénible? C'est ce qu'il faut chercher dans l'exposé qui va suivre pour servir de complément à notre histoire10.
CHAPITRE II.
Relation avec le duc de Savoie. - Conjuration Vachero.
Après 1576, les annales qu'un homme public (Casoni) a recueillies deviennent tout à coup d'une sécheresse extrême. De ce qu'elles contiennent pendant les vingt-quatre dernières années du seizième siècle, il n'y a que deux résultats à tirer: la cour d'Espagne domine dans Gênes; ses ministres fatiguent indiscrètement la république. Un voisin à peine mentionné jusque-là1, le duc de Savoie, prince ambitieux et guerrier, inquiète l'État sur ses frontières; il s'essaye à franchir la barrière de l'Apennin; établi aux dépens des Génois sur le rivage de la mer, il semble convoiter la ville de Gênes.
A peine on voit percer un troisième fait qui se lie aux deux autres. La France, sous Louis XIII, tient les yeux ouverts sur Gênes, non plus comme sur une possession à revendiquer, ainsi que la considéraient les prédécesseurs de ce roi, mais comme sur un des points d'appui de l'ennemi dont les Français sont jaloux. Tantôt ils menacent d'attaquer Gênes à force ouverte comme une dépendance espagnole; tantôt, plus avisés, ils travaillent à y miner cette influence exigeante qui ne semble pas inébranlable; ils en épient l'affaiblissement; ils lui opposent des créatures et des pensionnaires; ils s'offrent pour substituer leur protection à la tyrannie de la cour de Madrid. Le duc de Savoie, occupé de son seul intérêt, s'aide tour à tour des menaces et des intrigues de la France et tout à la fois de l'appui que lui vendent les ministres espagnols.
On voit bien là le cercle étroit dans lequel est nécessairement circonscrite la politique extérieure d'un petit État, au milieu de grands et ambitieux voisins. Mais ce qui se passait à l'intérieur; comment s'exécutait cette constitution imposée par les arbitres; comment des prétentions si mêlées et si violentes s'y étaient soumises; comment les discordes s'étaient pacifiées, sur ces points, la chronique de ces temps est absolument muette, et l'on se voit tenté de croire que tout marchait sans difficulté, suivant les dernières lois.
On s'aperçoit cependant que l'ordre était imparfaitement rétabli, ou que de temps en temps il recevait certaines atteintes (1581). On voit, cinq ans après la publication des nouvelles lois, défendre les armes à tous les citoyens. Les mal-vivants, dit-on, s'étaient multipliés dans la ville même, dans les campagnes et dans les rivières. Fréquemment (1585-1588) il faut renouveler les mesures répressives contre l'audace des bannis qui se font brigands2 aux portes même de la ville. Deux d'entre eux, qui portèrent leur tête sur l'échafaud, appartenaient, si leurs noms ne nous trompent, à des familles illustres.
(1607) Enfin il se passa un fait étrange dont on ne nous donne aucune explication. Tout à coup, une loi extraordinaire est portée; le petit conseil s'assemblera; chaque membre présent sera tenu d'inscrire sur un bulletin secret le nom d'un individu qu'il juge à propos d'exclure de la république. Tout nom qui aura été indiqué par quatre bulletins sera immédiatement soumis à un scrutin définitif, et, si les trois cinquièmes des voix concourent contre lui, l'individu désigné subira un exil de deux ans. Six nobles furent aussitôt condamnés par cet ostracisme. On en nomme trois, un Centurion, un Spinola et Claude de Marini; celui-ci bientôt nous le retrouverons en scène. Le sénat, en même temps, bannit vingt-neuf populaires; sans doute avec moins de scrupules et de formalités.
L'annaliste fait dans cette circonstance une seule réflexion. «La manière licencieuse dont certains nobles vivaient encourageait les populaires aux scandales.» Quelque justification de la nouvelle loi que ces mots impliquent, ce n'est pas pour réprimer des désordres privés qu'un État invente une semblable mesure. Il est probable que le vieux levain fermentait toujours, que la confiance en soi-même n'était pas encore acquise au gouvernement. Les éléments de la discorde de 1576 vivaient; parfois ils faisaient effort et menaçaient d'explosion. D'autres que l'écrivain semi-officiel en ont écrit des témoignages. Parmi les nombreux mémoires que l'obscurité dans laquelle en est tombé le sujet a laissés inédits, beaucoup, de motifs nous font croire que nous ne nous méprenons pas en choisissant un de ces guides3 pour nous faire une idée des circonstances de l'époque.
Suivant le document dont nous parlons, à ce temps la seule querelle de l'agrégation était supprimée. Les boutiquiers ne devenaient plus des Doria ou des Lomellini; mais les autres divisions subsistaient, et l'esprit des intérêts divers continuait à être hostile. Être noble, l'être devenu, n'avoir pu y parvenir, c'était la cause d'oppositions tranchées et d'animosités renaissantes. Parmi les nobles, les anciens et les nouveaux ne s'étaient guère rapprochés. Entre les premiers, les quatre familles principales affectaient de plus en plus la prééminence, et, en quelque sorte, ne connaissaient plus d'autre noblesse que la leur. Les autres nobles anciens ou, comme on s'avisait de désigner leur importance secondaire, les grosses têtes, ne venaient qu'à la suite de ces chefs. Parmi les nobles populaires se tenaient à part les cinq familles antiques qui avaient formé des alberghi en 1528, suivis de quelques adhérents anciennement inscrits; puis venait la foule des anoblis modernes, ridiculisés sous le nom de serre-boutiques, parce qu'ils étaient à peine sortis de leurs trafics plus ou moins ignobles pour passer au livre d'or. Ces diverses classes de nobles ne frayaient pas entre elles. Les loges ou cercles des nobles anciens ne recevaient pas les nouveaux; chez ceux-ci les loges des cinq grandes familles censées populaires ne s'ouvraient pas facilement aux anoblis modernes et se fermaient devant les bourgeois.
Il n'y avait plus, comme de 1528 à 1576, deux noblesses censées confondues en une seule. Les lois nouvelles avaient expressément prohibé la distinction des portiques, mais l'usage reconnaissait encore leur existence, et y attachait des effets consacrés par une convention tacite. La succession bisannuelle des doges amenait tour à tour au siège ducal un membre de quatre familles, un des autres nobles anciens, un des cinq familles de la noblesse populaire, et enfin un des inscrits des derniers temps. Mais la bonne foi seule garantissait ce tour de rôle: il dépendait de la majorité de s'y soustraire. Or, en 1626, il y avait deux mille cent vingt-quatre nobles, inscrits sur une population qui ne dépassait pas soixante mille âmes dans la ville de Gênes. Dans ce nombre, sous trente noms seulement, l'ancienne noblesse ne fournissait que sept cent cinquante-neuf individus. La nouvelle avait porté au livre d'or mille trois cent soixante-cinq personnes sous quatre cent quatre-vingt-quatorze noms. Dans cette inégalité la préoccupation des anciens nobles était encore qu'ayant été si longtemps exclus du gouvernement, ils étaient toujours menacés d'une exclusion nouvelle par l'ambition des mêmes populaires à qui le nombre dans le sein des conseils en donnerait le moyen. La loi de 1547 (le garibetto) avait eu pour objet de réserver à cette illustre minorité la moitié des charges et de l'influence politique, en dépit du nombre croissant des nouveaux venus. Les convulsions de 1575 avaient eu pour but au contraire de faire prévaloir les plus nombreux. L'arbitrage de 1576 avait été une transaction qui était venue restreindre l'invasion de la démocratie dans l'aristocratie, mais qui n'avait fait que la ralentir.
Dans les citoyens non inscrits, continue l'observateur, on distinguait le gros peuple et le menu peuple. Les premiers étaient ceux qui se regardaient, non sans raison, comme aussi dignes de la noblesse que la plupart de ceux à qui on l'avait conférée, et beaucoup plus dignes que tant de personnages inférieurs à qui elle était échue au milieu des plus viles occupations. Tous se souvenaient des trois cents inscriptions promises au peuple par décret, dont les listes avaient été dressées et qu'on n'en avait pas moins éludées. Quelques admissions annuelles autorisées par la loi, loin de suffire aux prétentions, excitaient les jalousies. Plusieurs même voulaient l'inscription en masse de la bourgeoisie entière; car, en ce temps de préjugés, pour fonder l'égalité, on rêvait de faire tout le monde noble, et non pas d'ôter la noblesse à tout le monde.
On nous a conservé un singulier exemple du combat obstiné des prétentions. Dans la familiarité de la place publique, tous les Génois avaient l'habitude en se rencontrant de se saluer amicalement de la voix. Mais les nobles voulaient rester couverts, en exigeant que les populaires se découvrissent. Ce fut un sujet interminable de querelles, de violences. Il fallut que le gouvernement intervînt, et qu'un décret (chose misérable!) réglât les salutations réciproques. Nous trouverons ci-après un jeune citoyen engagé dans une conspiration4, où pour premier mobile il fut poussé par ce ridicule incident.
L'espion anonyme qui peint ces discordances cherche ouvertement par quels points nouveaux le gouvernement de Gênes est vulnérable après cinquante ans de durée. «Voulez-vous seulement, dit-il à ceux qui le font écrire, prendre de l'influence dans la république? ne pratiquez pas les anciens nobles; ils sont sans retour vendus aux Espagnols. Leurs fiefs à Naples, leurs créances en Espagne, le risque qu'elles y courent, les suspensions de payement dont la cour de Madrid les effraye, et sur lesquelles ils sont réduits à marchander et à supplier, sont des chaînes qui ne peuvent être brisées. Adressez-vous plutôt à la noblesse nouvelle, à celle du moins dont le titre n'a pas eu le temps de vieillir. Elle n'a rien de ces engagements et elle les déteste.
Mais s'il s'agit de susciter des troubles, adressez-vous à ceux qui attendent en vain l'inscription au livre de la noblesse, et qui parfois la sollicitent jusqu'à Madrid5. Cette cause de jalousie est toujours flagrante. Attachez-vous aussi aux anoblis mécontents, auxquels une rivalité orgueilleuse et blessante dispute le pouvoir qui, entre égaux, devait appartenir aux plus nombreux. Cette classe tient encore par mille liens à la bourgeoisie dont elle sort, et facilement ces deux populations agiront ensemble. Quant au bas peuple, il ne hait pas les nouveautés, mais il ne se soulève pas de lui-même: il suivra les impulsions qui lui seront données, et il les recevra plutôt des populaires que de la haute noblesse6.» Enfin, remarquait-on, cinq cents Allemands, la plupart casernes au palais, trois cents Italiens disséminés en plusieurs postes, et cent Corses, étaient toutes les forces qui défendaient la ville. J. - L. Fieschi, s'il ne se fût perdu au moment du succès, surmontait ces obstacles avec trois cents paysans.
On voit s'exécuter en 1627 une tentative réglée précisément sur ces données, et l'on peut douter que cette statistique politique soit absolument innocente des événements que nous allons retracer. Au reste, observateur ou espion, le judicieux anonyme prévoit que la balance ne pourra rester en équilibre, et il devine le poids qui doit l'emporter. Si la tranquillité subsiste au milieu de tant d'éléments de discorde, c'est qu'un même motif y dispose tous ceux qui possèdent. Tous les riches sont les véritables maîtres de l'État. C'est, en effet, ce qui a fini par rejeter dans l'ombre et dans l'impuissance les nobles pauvres. C'est ce qui a fait désespérer aussi les petits bourgeois des objets de leurs prétentions ambitieuses. C'est ce qui a fait entrer dans une même communauté compacte d'influence et de politique, l'ancien noble resté opulent et l'anobli aussitôt qu'il est devenu égal au premier en richesse, dernier état d'une république faible et abaissée; mais ce n'est que peu à peu qu'elle a gagné cette assiette et l'espèce de calme dont on y a joui.
Les Génois étaient jaloux de leur territoire et surtout de leur littoral. Quelques fiefs impériaux y étaient enclavés; et plus d'une fois des investitures, achetées par des seigneurs qui s'accordaient mal avec eux, inquiétaient leur sûreté et leurs intérêts commerciaux. Final, patrimoine de l'antique famille Caretto; a été longtemps et jusqu'au siècle dernier un de ces sujets de contestations et de traités. Sous prétexte d'un long procès féodal, l'empereur ayant prononcé le séquestre de ce petit État, le roi d'Espagne, d'ailleurs étranger à la contestation, s'était hâté de s'en faire attribuer le dépôt judiciaire et la garde; successivement il entendit s'en arroger la propriété. Il lui convenait, à cause de son gouvernement de Milan, d'avoir pour ses galères et pour ses troupes un abord assuré indépendant de la bonne volonté des Génois. Gênes, à son tour, redoutait à bon droit au milieu de son pays un établissement espagnol; elle craignait qu'on n'y détournât le commerce du transit pour la Lombardie; surtout qu'on n'y fît des dépôts de sel qui alimenteraient les environs au préjudice de ses gabelles (1602). Mais les Espagnols consolidèrent leur possession de leur mieux, et les prétentions des Génois toujours entretenues Surent réservées pour un autre temps (1588).
Sur le même rivage le duc de Savoie possédait Oneille et il cherchait à s'agrandir. Le duc était alors en guerre avec la France pour le marquisat de Saluces, et il n'était pas en mesure de gagner ses procès à main armée (1624). Mais plus tard la querelle de la Valteline éclata; la France rechercha l'alliance du duc de Savoie; et les termes dans lesquels le cardinal de Richelieu raconte ce qui se passa sont assez naïfs pour nous en emparer ici.
«Pour arrêter le secours qu'on envoie à Milan, une diversion est nécessaire en Italie, en laquelle les armes de S. M. ne paroissent pas. Celle qui semble être le plus à propos c'est l'attaque de Gênes au nom du duc de Savoie, sous prétexte de l'injure qu'il a reçue de cette république sur le sujet de Zuccarel qu'elle lui retient. Le fief de Zuccarel appartient pour trois quarts à Scipion Caretto, et pour un quart à Ottavio Caretto. M. de Savoie a acheté les trois quarts de Scipion sans le consentement de l'empereur de qui ils dépendent, et contre un contrat que ledit Scipion avoit passé avec la république de Gênes, par lequel il s'engageoit à ne vendre point Zuccarel de vingt ans qui n'étoient pas expirés. Il en poursuivoit (le duc) l'investiture, laquelle lui est déniée. Ottavio Caretto, cependant, vend son quart à la république de Gênes, qui obtient l'investiture de l'empereur. Ledit empereur confisque ensuite les trois quarts qui appartiennent à M. de Savoie, parce qu'il n'a pas obtenu ce qui étoit dû à l'empire, en ce qu'il a acheté Zuccarel inscio domino. Ensuite de cette infraction la république achète ces trois quarts de l'empereur bien cher auprès de ce qu'ils avoient coûté à M. de Savoie. De là M. de Savoie vient aux armes: voilà le plus juste prétexte que nous eussions pu désirer7».
D'après les accords faits avec la cour de France, le duc fit de grands préparatifs de guerre. Il fut bientôt joint par le connétable de Lesdiguières, gouverneur du Dauphiné, et par le maréchal de Créqui, gendre de celui-ci, qui lui amenèrent des troupes françaises. La république s'était mise passablement en état de résister au duc, mais non à de tels auxiliaires. Dès le commencement (1625) de la campagne on lui prit Novi, Voltaggio et jusqu'à l'importante forteresse de Gavi. Les ennemis se préparèrent à pénétrer sous les murs de la ville. On croyait sa reddition si immanquable et si prochaine que les assaillants pensaient n'avoir pas de temps à perdre pour s'accorder sur la possession d'une si belle proie. Nous avons les pièces de cette négociation8.
La ville devait d'abord être mise en dépôt entre les mains de la princesse de Piémont, soeur du roi. La garnison serait mi-partie. Le chef serait français, mais choisi par le duc, et l'on voulait que le choix tombât sur Créqui. La possession de l'État de Gênes reviendrait à la France, si par la suite des opérations le duc obtenait Milan. Il n'aurait dans ce cas du territoire génois que Zuccarel. S'il ne gagnait pas Milan, il aurait la rivière du ponant et la Corse. Le roi aurait la ville de Gênes et la rivière du levant. Enfin, si le duc entrait en possession de Genève, il n'obtiendrait en Ligurie que la rivière du ponant; la Corse passerait dans le lot de la France.
Par un dernier article des propositions dressées à Turin, le butin était d'abord employé aux frais de l'armée; le surplus serait partagé entre le duc et Lesdiguières. Le roi dans sa réponse corrige cet article. C'est lui qui entrera en partage du butin, en se chargeant de satisfaire le connétable. Cependant le roi faisait écrire qu'en s'en remettant sur le siège de Gênes à la prudence du connétable, il pensait qu'avant de l'entreprendre, il importait de bien prendre ses précautions, afin de ne pas compromettre la réputation des armes françaises.
On avait annoncé une escadre qui serait renforcée de vaisseaux anglais et hollandais; mais rien de semblable ne parut. Au contraire, les Espagnols avaient réuni dans le port de Gênes soixante-dix galères. Elles ne donnaient aucun secours au reste du littoral, mais elles gardaient la capitale. Lesdiguières jugea impossible d'attaquer sans le concours d'une flotte, une ville qui venait de relever ses fortifications, et qui se montrait décidée à défendre sa liberté; qui d'ailleurs serait incessamment secourue par le gouverneur de Milan. Il refusa, au grand désespoir du duc, d'assiéger Gênes, et, méditant sa retraite, il engagea le prince à conduire l'armée à l'envahissement de la rivière du ponant. On vient de voir que les instructions de la cour de France se méfiaient du succès d'un siège et de l'opportunité de l'entreprendre: peut-être y avait-il une secrète répugnance à détruire au profit du duc, dont la politique était si variable, une république qu'on n'avait attaquée que pour faire diversion à la guerre de la Valteline9. Mais l'Italie entière se persuada que Lesdiguières avait vendu sa retraite et que les Génois l'avaient payée. Ceux-ci, ranimés à mesure que le péril s'éloignait de leur ville, prirent à leur tour leurs avantages. Aidés enfin par des secours venus de Milan, ils regagnèrent les places qu'ils avaient perdues, même le fort de Gavi. Le duc de Savoie accourut pour les reprendre; son camp fut surpris. Forcé à la retraite, il ne put enlever ses canons; ils passèrent aux mains des Génois: peu auparavant ils avaient acquis sur lui un autre trophée; sa galère capitane fut prise.
Le duc était mécontent et il ne tarda pas à tourner ses intrigues vers l'Espagne. Mais Gênes en ce moment se faisait une querelle avec la France. Le ministre français à Turin était un Génois, Claude de Marini, l'un des nobles soumis en 1607 à un exil de deux ans par mesure politique. Il s'était retiré en France; il était habile intriguant, et comme le dit de lui le cardinal de Richelieu, en morale ce n'était pas un ange10. Il se rendit nécessaire et se fit employer quand on se jeta dans les détours de la politique italienne. Il ne faut pas douter que dans sa nouvelle position il n'ait rendu à sa patrie tous les mauvais services qu'il a pu. Un de ses parents, Vincent Marini, était directeur des postes à Gênes. Claude disposait de lui et des correspondances qui passaient par ses mains. Le duc de Savoie cherchait des créatures qui pussent livrer les portes de la ville: le directeur des postes avait prêté son ministère à cette intrigue. Elle fut découverte, et il paya de sa tête la prévarication dont il fut convaincu. Mais il n'était que l'instrument de Claude, et la république feignit d'ignorer qu'un de ses nobles, responsable par sa naissance aux lois de la patrie, était devenu un ambassadeur français. Elle le regarda comme un simple contumace, et le condamna aux peines de haute trahison. On mit sa tête à prix; on rasa sa maison. Une ordonnance du roi de France parut aussitôt11. Elle protestait contre l'outrage fait au droit des gens et à la France dans son ambassadeur. La personne de celui-ci et ses propriétés étaient expressément mises sous la protection royale. Pour représailles, une récompense de soixante mille francs était offerte à quiconque tuerait un des juges qui avaient condamné Marini. Les Génois trouvés dans le royaume devaient être arrêtés et leurs biens séquestrés pour l'indemniser des confiscations prononcées contre lui12. Mais la paix de Monçon entre la France et l'Espagne changea les rapports. Les Génois ne demandaient pas mieux que de s'attirer la bienveillance du roi. A sa requête ils annulèrent la sentence prononcée contre de Marini; ils démentirent même la mise à prix de sa tête, que néanmoins les écrivains du pays donnent pour très-véritable13. De Marini n'en restait pas moins l'irréconciliable ennemi de Gênes à la cour de Turin.
Le traité de paix invitait le duc de Savoie et la république à concilier leurs différends par la voie d'un arbitrage direct (1626). S'ils n'y étaient pas parvenus dans le délai de quatre mois, les deux cours se réservaient d'en être les juges. Il devait y avoir en attendant suspension des offenses. L'accommodement direct fut impossible: le duc donnait ses pouvoirs à Claude de Marini; et l'honneur ni l'intérêt des Génois ne leur permettait d'accepter un tel arbitre. Le jugement fut renvoyé à Madrid: l'ambassadeur de France y devait prendre part avec les ministres espagnols. Quant à la cessation des hostilités, le duc prétendait n'y point être tenu que pour préalable les Génois ne lui eussent rendu ses canons, sa galère et ses prisonniers. Les Génois consentaient à l'échange des prisonniers, mais ils entendaient que les autres restitutions fissent partie des conditions qu'imposeraient les arbitres.
Ainsi menacée, la république éprouvait un autre malheur. L'Espagne était de plus en plus obérée: le principal ministre, Olivarès, se montrait chaque jour plus dur. Un édit, aussi injurieux dans ses termes que fatal dans ses dispositions, rompit violemment les marchés par lesquels les grands capitalistes génois, créanciers et fermiers des revenus espagnols, en étaient les percepteurs directs. Ils se payaient par leurs propres mains, ou avaient des assignations assurées sur les trésors que les galions apportaient d'Amérique. On les priva tout à coup de ces deux sûretés. On les réduisit à une liquidation onéreuse et sans terme dont les titres se vendaient à un tiers de perte; et encore la défense d'exporter d'Espagne des métaux précieux empêchait de retirer sans un nouveau déchet les débris des créances. Ce fut à Gênes un bouleversement complet: dix millions de piastres manquaient à la fois à la circulation, et sur ces dix millions on en calculait cinq perdus sans remède. On fut contraint de décréter une suspension générale des payements, un atermoiement universel, et cinq ou six riches et nobles maisons restèrent en état de faillite14.
(1628) L'ambassadeur d'Espagne n'en osa pas moins, l'année suivante, demander à la république un emprunt de cinq cent mille écus, et sa cour adressa pareille demande à dix ou douze individus riches, ou censés l'être; car, disait une lettre du temps, «maintenant nos richesses sont plus dans l'opinion qu'on en a encore que dans la réalité15.»
Tels étaient les procédés de l'Espagne envers ces Génois qu'elle entendait tenir sous le despotisme de sa politique, et qu'elle compromettait dans sa propre décadence.
Un nouvel incident venait encore troubler l'Italie. Le duc de Nevers, succédant à la branche italienne de sa maison, était devenu duc de Mantoue (1627). L'Espagne ne voulait pas d'un prince français si près du Milanais. Le duc de Savoie convoitait le Montferrat, qui faisait partie de l'héritage de Mantoue. Une prompte alliance réunit ces deux ambitions. Charles-Emmanuel se mit en marche et les Espagnols assiégèrent Casal.
A Turin on ne rompit pas ouvertement avec la France. De longues négociations s'ensuivirent. Les ministres de Louis XIII voulurent du moins empêcher le duc de se livrer entièrement à l'Espagne. On lui faisait sentir qu'il avait lieu de se plaindre de cette puissance qui, chargée de terminer ses différends avec les Génois, y avait mis perpétuellement des obstacles; mais c'était précisément l'amorce que la cour de Madrid employait pour l'attirer à elle16. Quoi qu'il en soit, dans le cours de cette longue affaire, le duc insista sans cesse auprès de la France, pour qu'elle s'engageât à lui laisser conquérir Gênes17. On refusa longtemps de s'y prêter. Il parait qu'enfin on eût consenti à sacrifier les Génois pour ôter à l'Espagne, à ses flottes et à ses besoins pécuniaires, une ressource si considérable; mais le duc tergiversa encore, et la cour de France renonça à le ramener à son alliance.
Le siège de Casal devint la grande affaire de l'époque: c'était pour le pousser que la cour de Madrid demandait de l'argent aux Génois; elle les requérait, en outre, de donner à son entreprise une accession déclarée en fournissant un contingent de troupes. A Gênes, les inclinations et les jugements étaient fort partagés. On était de plus en plus fatigué des Espagnols; mais on se sentait sous leur dépendance. On se demandait seulement où était le plus grand risque d'encourir leur partialité dans la contestation avec le duc de Savoie, soit en se refusant à ses démarches, soit en entrant dans une confédération où la partie adverse aurait bien plus de crédit que la république. Elle céda enfin, sur la promesse formelle de l'Espagne que le duc n'entreprendrait rien au préjudice de Gênes18.
Si tel fut le motif auquel les Génois se rendirent, leur espérance fut immédiatement démentie. Le duc suscita dans leur propre ville une conspiration à son profit dont il ne craignit pas d'avouer les instruments.
(1628) Un aventurier qui se faisait nommer le comte Ansaldo vint à Gênes, s'y cacha et pratiqua un certain nombre d'hommes irrités de n'être pas nobles. Le principal d'entre eux était un marchand nommé Vachero, qui avait quelque fortune et que sa première vie avait rendu familier avec les violences de toute espèce; après lui venait un jeune Fornari, persuadé que les nobles enviaient ses richesses, ses beaux chevaux, et qu'ils prétendaient le contraindre à les saluer. Des médecins, quelques notables, mêlés à nombre d'hommes tarés, prirent part à ces réunions, où Ansaldo se donna pour chargé des affaires du duc. On compta le petit nombre de soldats dont on aurait à se défaire au palais ou aux portes, et l'on assura que pour un coup de main, on n'aurait besoin que de deux cents fantassins que fournirait le duc: on s'emparerait de la ville, et on subvertirait le gouvernement en deux heures. Pendant la délibération sur les mesures à prendre, il vint cependant dans l'esprit des principaux conjurés qu'Ansaldo, en lisant les lettres du duc sans les montrer, les altérait et leur prêtait ce qu'elles ne contenaient pas. Dans le même temps, le duc impatient craignait que son agent ne l'entretînt d'une conspiration imaginaire, et ne dérobât les deniers qu'il s'était fait avancer. L'intrigant Ansaldo se plaça adroitement au-dessus de ces doubles soupçons. Il conduisit Vachero à Turin en secret, et le mit en présence du duc. Les interlocuteurs se convainquirent de ce qu'avaient de sérieux les accords ménagés à Gênes. Vachero caressé, renvoyé avec des diplômes de colonel pour lui et pour le vaniteux Fornari, revint à Gênes en état de donner confiance à ses associés. Le duc avait promis que, sur le premier avis, le prince son fils paraîtrait aux portes de Gênes avec de la cavalerie pour appuyer l'entreprise. Mais on craignait de trouver de grandes difficultés pour introduire, sans donner l'éveil, les deux cents Piémontais qui devaient opérer à l'intérieur. On pensa qu'il ne serait pas impossible de réunir dans la ville même un tel nombre d'anciens militaires, de gens dévoués et de main. Le duc donna de l'argent à Vachero pour les solder et des directions pour trouver des individus qui avaient servi dans les troupes du prince. Dès lors les conjurés ne virent plus rien qui dût les arrêter. Ils firent leurs levées secrètes; ils les casernèrent même; ils choisirent des capitaines parmi les plus habitués au service. L'un d'eux qui, sous une sentence de bannissement, n'en était pas moins dans Gênes, reçut la confidence: il s'en effraya, et bientôt il calcula quel plus grand profit il aurait à dénoncer la conspiration. Il assiste donc aux réunions, il prend connaissance de toutes choses, de l'ordre convenu, du jour assigné; puis, parvenu non sans difficulté jusqu'au doge, il fait son marché et dévoile toute l'affaire. Les deux collèges s'assemblent sans bruit. Tout surpris qu'ils sont, les preuves qu'on leur donne n'admettent pas le doute. Ils sont avertis que, le soir même, les conjurés peuvent être pris en flagrant délit dans le logement de Vachero. Mais les hommes timides redoutent l'attaque d'une maison remplie d'armes et de gens déterminés. Le plus pitoyable expédient est adopté: on se sépare en silence, et le doge donne au barigel en chef un ordre pur et simple d'arrêter Vachero dans la journée, comme on lui aurait ordonné d'emprisonner tout autre délinquant pour la plus mince contravention. Cet exécuteur des ordres du gouvernement trouve bizarre d'avoir à capturer un homme aussi connu, sans sujet apparent. Dans son étonnement ou dans sa répugnance, il fait part de cette singularité à deux de ses connaissances qu'il rencontre dans la cour du palais. C'étaient précisément deux capitaines des conjurés: Vachero est averti sur-le-champ, et tous les conspirateurs disparaissent. Mais les perquisitions fournissent bientôt des preuves nombreuses. On court après les fugitifs; on les retrouve: ils sont livrés à la justice.
Ici est un fait que je ne puis passer sous silence: Vachero était caché dans une campagne solitaire avec un de ses complices de bas étage. La famille de celui-ci leur avait procuré cet asile. Ces pauvres gens vinrent à mettre en délibération s'ils ne livreraient pas le grand coupable, non pour recevoir le prix de son sang, mais pour sauver la tête de leur enfant. Ils allèrent consulter un praticien leur allié; celui-ci leur ôta tout scrupule: ils ne pouvaient pas hésiter, par une fausse délicatesse, entre le crime et la loi. Mais en parlant ainsi le misérable entendait s'emparer de l'affaire et en faire son profit. Il fit offrir au gouvernement de révéler la retraite de Vachero, moyennant qu'outre la somme promise pour cette découverte, on lui accorderait l'impunité de deux conjurés: le marché eut lieu; il toucha à l'insu des parents les quatre mille écus offerts aux révélateurs; et quand il en fut temps, il vendit pour pareille somme la seconde grâce de la vie à Fornari. Ce trafic indigne fut découvert; l'auteur en fut puni; le gouvernement mit en doute s'il laisserait Fornari jouir pour son argent d'une impunité si mal accordée. On finit par commuer pour lui la peine capitale en une relégation, Vachero et les autres complices furent mis à mort19.
C'est pendant le procès que le duc de Savoie eut le courage d'avouer cette bande de malfaiteurs rebelles, et de demander qu'on se gardât bien d'attenter à des hommes pourvus de commissions de lui. Il menaça de représailles; il fit intervenir les ministres espagnols résidant à Gênes et à Milan pour empêcher le jugement. La république, disaient-ils, avait droit de punir, mais en punissant, elle soulevait une querelle qui allait troubler l'harmonie et nuire aux entreprises de la confédération italique. On ne céda point à ces considérations, mais on crut devoir expédier un ambassadeur à Madrid pour y justifier la nécessité où l'on avait été d'exécuter la sentence. L'envoyé fut très-mal reçu d'Olivarès, qui reprocha aux Génois d'avoir fait manquer le siège de Casal. Quant au duc de Savoie, en vertu des menaces qu'il avait faites, il fît rendre une sentence de mort contre ses prisonniers génois; et il remit l'exécution à la discrétion de son comte Ansaldo: odieuse et honteuse manière de le gratifier de rançons!
(1630) Cependant, cessant de ménager le duc, que ne pouvait ni satisfaire aucune concession, ni lier aucune parole, Louis XIII vint avec une armée et força le pas de Suse; le siège de Casal fut levé. Le roi envoya aussitôt à Gênes, afin qu'on n'y prît aucune alarme, et qu'on y sût qu'étant venu pour délivrer les uns, il n'avait pas dessein d'opprimer les autres20. M. de Sabran fut chargé de cette mission, et en profita pour faire connaître confidentiellement au sénat des documents qui prouvaient le peu de fond que la république avait à faire sur la protection espagnole dans sa contestation avec le duc de Savoie. Une ambassade solennelle fut envoyée au roi; et quoiqu'elle n'apportât que des témoignages de respect, les Espagnols surent très-mauvais gré aux Génois de cette démarche. Les partisans français gagnaient quelque terrain à ce moment, dans le sénat et dans les conseils. La faillite dans laquelle l'Espagne avait précipité plusieurs de ses adhérents, les éloignant des affaires publiques, affaiblissait leur parti, et changeait la majorité des votes. Le doge qui fut nommé à cette époque était personnellement désagréable à la cour de Madrid. La république en vint à déclarer solennellement sa neutralité, et le roi l'en fit remercier21. M. de Sabran resta résident à Gênes: nouveau sujet de plaintes pour les Espagnols; et cependant jamais cet envoyé ne fut reconnu sous un titre diplomatique. Il n'était admis auprès du doge que quand il portait un message exprès de son roi.
Le duc de Savoie essaya par mille manières d'arrêter les progrès des armes françaises; négociant, offrant, demandant, changeant sans cesse de propositions, et espérant encore tirer parti de la rivalité des deux grandes puissances qui le pressaient de tout leur poids. Il promettait de retirer ses troupes de l'armée espagnole, et il ne le faisait point. Préoccupé de l'ambition de devenir roi, il insistait, afin d'agrandir son royaume, pour que la France l'autorisât tout au moins à attaquer Gênes. Mais la France avait toujours moins de motifs de détruire la république, ou de la jeter, en la blessant, dans les bras de son ennemi22.
Le fameux général Spinola au service d'Espagne était accouru pour relever le crédit des armées espagnoles. Casal était de nouveau assiégée. Les Vénitiens, qui, alliés du roi, gardaient Mantoue, avaient laissé enlever cette place. Le cardinal de Richelieu revint en Italie avec une forte armée. Pour premier exploit il s'empara de Pignerol, succès qui fit un prodigieux effet parmi les Italiens. Quant aux Génois, dit le cardinal, ils ne savaient s'ils devaient en être tristes ou joyeux23.
(1631) Le duc Charles-Emmanuel ne survécut pas à cette perte. Il mourut, dit-on, en recommandant à son fils de faire la paix. Celui-ci suivit pourtant d'abord l'exemple paternel, négociant de tous côtés et demandant à s'emparer de Gênes24. Mais il céda au temps, et obtint dans le Montferrat des acquisitions avantageuses. Le cardinal conclut la paix à Ratisbonne, et le duc de Mantoue rentra dans sa capitale sous la protection française. Casal lui fut remise. Le crédit des armes et de l'autorité de la France prit de l'ascendant parmi les Italiens, tandis que la puissance espagnole déclina de jour en jour.
CHAPITRE III. Arbitrage des différends avec le duc de Savoie. - Changement dans la constitution intérieure des conseils de la république.
Quoique la république eût été plus d'une fois en peine de maintenir ses droits pendant qu'on se battait dans son voisinage et que les flottes des puissances belligérantes couraient son littoral, sa neutralité lui avait été favorable; mais les hostilités finies, il lui restait toujours sa vieille querelle avec le duc de Savoie, long sujet d'intrigues et de jalousie.
L'affaire fut portée à Madrid où l'ambassadeur de France devait en traiter avec les ministres espagnols, et l'on demanda (1628) aux intéressés des pouvoirs pour consentir à l'arbitrage qui allait se faire. La république de Gênes donna le sien à la cour d'Espagne: celui que le duc aurait dû donner à la cour de France fut promis et ne vint jamais. Après une longue attente on s'en passa en prononçant sous le bon plaisir des parties; c'est-à-dire qu'on rédigea bien moins une décision qu'une invitation1. L'accord, au reste, n'était pas compliqué; on devait se rendre de part et d'autre ce qu'on s'était pris. Gênes aurait gardé Zuccarel en payant au duc cent mille écus d'or; et par une clause qui, dans tous les cas, ouvrait la porte à des contestations nouvelles, si le duc prouvait que la valeur de ses prétentions dépassait les cent mille écus, la république devait parfaire l'indemnité.
Personne n'accepta cette décision; et la France s'étant brouillée avec l'Espagne peu après, il n'y eut plus lieu d'attendre un jugement rendu des deux gouvernements. La cour d'Espagne prétendit que la décision si mal reçue avait épuisé le droit réservé en commun aux puissances contractantes dans le traité de Monçon, et que le duc étant devenu son allié comme les Génois, c'était à elle seule à interposer ses bons offices. Le duc, certain de la partialité d'Olivarès en sa faveur, envoya le plein pouvoir qu'il avait refusé jusque-là. Mais la sentence favorable sur laquelle il comptait, on la lui faisait attendre, parce que la politique espagnole avait besoin de ce frein pour contenir la versatilité et l'ambition de ce dangereux voisin des possessions milanaises.
(1631) Maintenant le duc exigeait des Génois2 outre les restitutions, que l'impunité des conjurés de Vachero fût une des conditions de l'accord. Ils y résistaient. Le roi de France leur représentait avec quelle partialité l'Espagne allait juger, et leur rappelait que le butin qu'on leur redemandait ayant été acquis à l'occasion de leur alliance avec la France, il était honteux de s'en laisser dépouiller sans recourir à la protection du roi. Cependant, de lassitude, ils cédèrent. Le roi d'Espagne rendit un jugement qui semblait définitif. Il élevait à cent soixante mille écus l'indemnité de Zuccarel et confirmait dans les autres points la précédente décision3.
Gênes adhéra. Le duc incidenta: il voulait qu'on indiquât de quelle espèce étaient les écus d'or qui lui étaient alloués; en quel lieu lui seraient rendus ses canons; en quel état serait restituée sa galère. La cour d'Espagne autorisa Féria, le gouverneur de Milan, à expliquer le sens des clauses débattues: c'était un substitut encore plus suspect que le principal.
Mais il survint un autre sujet de querelle. Un frère de Vachero, que la république avait relégué à Naples, y trama avec d'autres fugitifs des intrigues criminelles. La république obtint son extradition sans difficulté, et fit faire son procès. Le duc de Savoie intervint avec une extrême hauteur pour s'opposer à son jugement: il fit arriver des remontrances d'Espagne et de France tout ensemble. Mais Gênes ne faillit pas cette fois. Vachero fut condamné à vingt-cinq ans de prison sévère, suivie du bannissement à perpétuité.
Le hasard du renouvellement intégral des conseils y amena en ce moment plus de partisans français (1633): ils firent résoudre l'envoi d'une ambassade à Paris. Mais avant son départ la majorité était revenue aux fauteurs de l'Espagne. Ils ne purent révoquer la mesure décrétée, mais ils retardèrent le départ de l'ambassade tant qu'ils purent, et ils astreignirent l'ambassadeur, par ses instructions, à ne porter au roi de France que de vains compliments4.
Sur ces entrefaites, un prince d'Espagne, le cardinal infant, passe par Gênes en se rendant à Milan. Le cardinal dans sa grande bienveillance demande à être chargé de terminer le différend de la république avec le duc de Savoie. On n'osa refuser sa médiation, et il promit de décider aussitôt qu'il serait rendu à Milan. En effet, au bout de quelques mois, avec l'assistance d'un autre cardinal qu'on lui avait donné pour confesseur et du chancelier de Milan, il rendit une décision finale sur les points que la sentence de Madrid avait laissés douteux. Les écus d'or furent de la monnaie d'Espagne, mais on lui fit glisser une clause qui n'était nullement de la sentence primitive. En confirmant l'amnistie donnée par la république aux Génois rebelles qui avaient pris les armes, on ajoutait que le roi d'Espagne continuerait à décider à quels individus le pardon devait s'accorder. Gênes refusa péremptoirement de se soumettre à cette dernière condition. Le roi ayant déjà déclaré quelles personnes étaient amnistiées, on ne pouvait lui laisser le pouvoir d'en nommer d'autres. Les courtisans du prince cardinal et les ministres espagnols qui l'entouraient, étaient indignés d'une telle résistance; ils s'écriaient qu'il y allait de l'autorité de leur roi d'exiger l'admission de la clause. Mais Gênes l'emporta, et enfin, par l'exécution du traité, cette misérable querelle finit après huit ans de tracasseries.
On ne peut se défendre d'un sentiment pénible en voyant à quelle obéissance était réduit un État dont naguère la puissance n'était pas méprisable. Il décline à mesure qu'à son détriment grandit son ambitieux voisin: à peine il a le droit de se défendre; il ne le peut sans une protection étrangère qu'il n'est pas le maître de choisir. Les grandes monarchies ne considèrent la faible république que relativement à leur intérêt propre ou à leur jalousie réciproque; qu'en raison de l'influence qu'elles peuvent y exercer ou s'y disputer. L'Espagne avait multiplié les liens: Gênes en sentait toute la pesanteur sans pouvoir les rompre. La France ainsi devancée cherchait à regagner du terrain: mais elle en désespérait presque; et il est curieux de voir comment le fier Richelieu souffrait l'infériorité de traitement, les dégoûts, et surtout le peu de crédit dont l'envoyé de son roi eut à se contenter à Gênes pendant plusieurs années consécutives. «Il y a quinze jours que, ne pouvant venir vers vous faute d'y être reçu avec l'honneur qui semble dû à sa majesté….» ce sont les premiers mots d'une harangue de Sabran au sénat5, lorsque ayant reçu une mission spéciale, on n'avait pu lui refuser audience: jusque-là il n'avait pu communiquer que par l'entremise de son secrétaire. Dans toute la durée de sa résidence, on n'avouait jamais et l'on était souvent prêt à nier qu'il résidât à Gênes un ministre de France; ce n'était qu'un simple gentilhomme du roi, un simple porteur de ses messages, et l'on ne le rassurait pas toujours sur la liberté de son séjour dans l'intervalle des commissions isolées qu'il recevait de sa cour6. On lui écrivait de Paris que le ministre espagnol de Gênes s'était plaint de n'avoir pas été visité par lui. Il répondait qu'il n'était pas fâché que ces messieurs s'en chagrinassent, mais il les verrait très-volontiers, si on lui assurait leur accueil: car il lui conviendrait beaucoup d'être traité en diplomate par les ministres étrangers. Les moindres affaires étaient rendues difficiles. L'établissement d'un consulat français à Gênes eût besoin d'une longue négociation et fut admis d'assez mauvaise grâce.
Sabran, dans sa correspondance, voit sans cesse la tendance vers l'Espagne; le gouvernement lui semblerait prêt à faire déclarer la république ouvertement, sans la crainte d'émouvoir le citadin et le peuple qui ne penchent pas de ce côté. Il y avait même des amis décidés de la France. Sabran les avait fait connaître. Quand Pignerol est occupé, on lui demande si cet événement n'en fera pas déclarer d'autres: on voudrait avoir des engagements écrits. Il répond: «Il faut que vous vous teniez pour assuré de l'intention de ceux que je vous ai marqués, et de tous ceux de même qualité, dont la seule occasion peut faire paraître les effets et qui néanmoins sont infaillibles.» Sabran connaissait, on le voit, la valeur de cette qualité fort commune, mais toujours particulièrement prisée à Gênes, et qui s'y définit par cette locution proverbiale: amis du bon succès!
La France avait aussi quelques pensionnaires parmi les nobles. Sabran les croit de bonne intention; «mais, dit-il, je prierai toujours Dieu qu'es lieux où je me trouverai honoré d'un commandement du roi, ou employé à son service, les pensionnaires de S. M. y aient plus de crédit ou m'assistent mieux.» Il remarque que quand la seigneurie de Gênes veut lui faire parvenir quelque insinuation fâcheuse, ou quelque menace, comme celle d'exiger son départ, c'est toujours ces pensionnaires secrets qu'on lui dépêche, ce qui l'oblige de se garder de s'ouvrir à eux plus qu'à tout autre.
Plusieurs envoyés nouveaux se succédèrent dans le cours de quelques années (1639-1648); tous avaient pour instruction principale d'amener peu à peu les Génois «à considérer également les deux couronnes (de France et d'Espagne), et à se persuader que la conservation de leur liberté dépend de là.» Mais pas un n'y réussit. Aucun de ces agents ne s'acquit même une position diplomatique moins équivoque que celle où nous avons vu Sabran. L'un d'eux écrit (1643) que la république affectait de ne pas lui faire savoir l'envoi qu'elle faisait d'un ambassadeur pour aller complimenter la cour de France à l'avènement de Louis XIV. «En cette occasion, ajoute-t-il, ces messieurs n'ont pas voulu faire une action positive qui pût montrer qu'ils reconnaissent ici un ministre de France. » Voilà de quoi l'on se contentait à Paris; et tels étaient les ménagements auxquels on se prêtait, qu'on chargeait l'envoyé d'assurer à Gênes «tous et chacun, que le roi ne désirait que leur bien, et qu'il ne tenait pas un résident auprès d'eux pour les brouiller avec l'Espagne.»
Une fois seule l'envoyé reçut des ordres rigoureux, et l'occasion en est singulière. On lui écrit: «On a trouvé fort étranges au conseil du roi les témérités de Castelli, gazetier de Gênes, qui a osé plusieurs fois employer en ses nouvelles, diverses choses scandaleuses et fausses contre l'honneur et la réputation de la France. C'est pourquoi, vous lui ferez dire qu'il s'abstienne dorénavant de parler ou écrire en aucune façon des affaires de la France ou de ses alliés, sous peine d'être maltraité et vigoureusement châtié, si, après avoir été averti, il ose l'entreprendre. » Après cet avis officiel, on proposa privément au journaliste de faire sa paix, en acceptant un associé du choix du ministre de France. Castelli se justifia d'abord en montrant qu'il n'avait fait que répéter ce qui se trouvait dans d'autres feuilles; et à défaut de l'association qui ne put se combiner, l'écrivain s'empressa de se remettre tout entier à la générosité du cardinal Mazarin.
Enfin en 1648 la France n'eut plus à Gênes d'autre agent que Gianettino Giustiniani, gentilhomme génois fort pauvre, fort avide et de peu de consistance. Il s'était fait le correspondant officieux de Mazarin qui l'avait connu personnellement et qui le prit pour son chargé d'affaires. Cette mission entre les mains d'un noble, membre de droit du gouvernement en cette qualité, était peu conciliable avec les lois de la république. Giustiniani le répétait souvent pour se faire valoir comme si son dévouement à la France le rendait suspect, l'exposait même à des pénalités. Mais il est évident que les Génois trouvaient très-bon de n'avoir de la part du cabinet français qu'un des leurs pour intermédiaire et pour surveillant. Dans les lettres ridiculement flatteuses et emphatiques de celui-ci, et de quelque hauteur énergique qu'il se vante quand il a été chargé de parler au nom de la France, informations, récits, suggestions, conseils, tout enfin n'est visiblement que ce que le sénat lui dicte7.
(1639) Parfois cependant on était sorti de cette sorte d'abnégation de tout ressentiment. Un navire français avait été capturé dans les eaux de Gênes, au mépris de la neutralité de la république; elle en était responsable et elle promettait de le faire rendre. Mais la restitution tardait. Un ambassadeur génois se trouvait à Paris, on lui notifia de garder les arrêts dans sa maison, lui et tous les siens, jusqu'à ce que la capture fût délivrée. Dans une autre occasion la république envoyait un noble Pallavicino résider en France. Le cardinal le fit retenir à Marseille, et déclara qu'on n'admettrait point pour envoyé un si fougueux partisan espagnol (1648). Dans les dernières années qui précédèrent la paix de Westphalie, la France obtint le passage de ses troupes sur le territoire et par tous les ports de Gênes, la capitale exceptée. Mais cette résolution fut enlevée dans un moment où le hasard des élections favorisait les partisans de la France8.
Gênes était ainsi travaillée par les entreprises des étrangers. Son gouvernement avait besoin de force pour maintenir à l'intérieur l'obéissance; car quiconque troublait l'ordre trouvait des protections intéressées; et plus d'une fois des membres même de la noblesse passèrent pour avoir demandé justice et vengeance à la main des scélérats plutôt qu'aux lois. Grâce à l'impunité, les mêmes instruments, meurtriers et brigands pour leur compte, se trouvaient encore tout préparés pour les complots politiques comme satellites, ou pour le guet-apens comme sicaires.
(1628) On imagina, pour remédier aux dangers et aux désordres, un moyen destiné à réprimer et à prévenir tout ensemble, mais un de ces moyens périlleux par lesquels dans son émoi l'autorité essaye d'inculquer la terreur. Immédiatement après la conjuration de Vachero, et pour en poursuivre les restes, on institua la magistrature ou tribunal des inquisiteurs d'État, dont le nom redoutable a eu quelque célébrité. Un sénateur (procurateur) et cinq membres composaient ce tribunal, tous choisis parmi les nobles les plus dévoués au gouvernement et de la plus grande expérience: car on leur voulait autant de prudence que de zèle. Leurs fonctions étaient de rechercher les délits qui pouvaient menacer l'indépendance, la liberté et la paix de la république; faits, écrits, paroles, relations avec l'extérieur, tout était de leur ressort: le noble était leur justiciable comme le citadin. Ils dépensaient les fonds de l'État sans rendre compte. Leur procédure restait secrète; leurs oreilles étaient, comme à Venise, ouvertes aux dénonciations anonymes; ils avaient leurs délateurs et leurs espions. Ils étaient instructeurs et juges sans appel jusqu'à la peine de mort exclusivement. Si l'affaire était capitale, ils venaient siéger avec les deux collèges; ils faisaient le rapport, et tous ensemble prononçaient: la condamnation passait aux deux tiers des voix.
Dans les autres cas les inquisiteurs avaient pour mission de juger ex informatâ conscientiâ, autorité arbitraire, effrayante dans un pays où pour tout autre tribunal la conviction des accusés était attachée à un système légal de certaines preuves, ou à des témoignages géminés de chaque fait. Les inquisiteurs seuls prononçaient comme nos jurés, sur la seule impression de leur conscience. Mais quel jury! secret permanent, irrécusable, composé sans contrepoids de grands fonctionnaires de l'État, en un mot, juges et parties; c'est leur conscience politique qui parlait plus haut que celle d'homme; et pour les mettre plus à l'aise, la loi avait eu soin de les autoriser, quand les preuves ne marchaient pas avec les soupçons, à se débarrasser par le bannissement ou par cinq ans de relégation dans quelque île, de ceux qu'on ne pouvait déclarer convaincus; mais pour les acquérir, ces preuves, les instruments de torture étaient à la disposition des inquisiteurs; et c'étaient les plus scrupuleux qui en prodiguaient le plus l'usage, car ils se sentaient bien plus en repos en condamnant un prévenu qui confessait, qu'en exilant un suspect qui n'avouait pas sa faute.
On n'avait d'abord voulu renvoyer aux inquisiteurs que les crimes contre l'État; mais les yeux tendus pour épier les crimes politiques voyaient jusqu'aux incidents de la vie privée. Peu à peu cette juridiction fut étendue sur les voleurs, les joueurs, les gens de mauvaise vie, sur le scandale en général, c'est-à-dire sur le secret même des familles. Quant aux étrangers, sur le moindre soupçon ils étaient renvoyés sans aucune forme de procès.
Il faut l'avouer, ce qui restait de moeurs sauvages justifiait l'autorité discrétionnaire accordée à la répression. Les tentatives de quelques hommes vendus au duc de Savoie, quelques intrigants qui allaient faire au cardinal Mazarin des offres impuissantes et à peine écoutées9, occupèrent d'abord les inquisiteurs; mais on voit bientôt entre leurs mains des affaires où probablement la politique était pour peu de chose ou pour rien. Dans une quinzaine d'années on trouve répétées des violences en ville et à la campagne, des personnages riches enlevés ou rançonnés; des nobles expulsés pour leur conduite scandaleuse et pour leur rébellion contre les lois; deux, condamnés pour des meurtres; des assassinats commandés et exécutés à prix d'argent; un sénateur poignardé dans les rues, un autre sénateur prenant la fuite pour se soustraire à la justice, et condamné à la peine capitale par contumace pour avoir enlevé et tenu en chartre privée un misérable qu'il accusait de s'être chargé de l'assassiner. Il l'avait mis à la torture et l'y avait laissé pour mort. Un des hommes qui bientôt après tenta une conspiration ouverte avait commencé sa carrière en prenant les armes et en conduisant des stipendiaires sur la place publique, en plein jour, pour une simple querelle de particuliers.
Cependant si les excès de quelques individus faisaient croire que le règne de l'ordre avait peine à s'établir, la sévérité de la répression attestait qu'on s'y efforçait sans dévier.
Depuis que la noblesse avait cessé d'être envahie ou sans cesse menacée d'irruption, elle se comptait, elle s'unissait mieux; elle sentait que dans le gouvernement tous les riches avaient le même intérêt, et que la communauté des vues était plus utile à rechercher que celle des origines.
La marche de cette oligarchie est assez marquée. Sa première origine remonte à la loi de 1528, qui aux procurateurs bisannuels adjoignit comme procurateurs perpétuels les doges sortis de charge et honorablement acquittés dans l'épreuve du syndicat. Les procurateurs, comme on l'a vu, composaient la chambre spécialement chargée de l'administration des deniers. Mais cette chambre était, comme le sénat, l'un des deux collèges qui, réunis, présidaient les conseils, qui avaient l'initiative des propositions, et possédaient, en un mot, la plus grande influence sur la conduite des affaires. Les doges n'avaient pu être choisis que parmi les hommes les plus considérables. Quand après avoir été deux ans à la tête de l'État, après avoir été le pouvoir exécutif de la république et les maîtres de la diplomatie, ces grands personnages se trouvaient membres à vie du gouvernement dans sa partie la plus élevée, on sent tout le crédit, toute l'autorité qu'ils devaient acquérir dans des collèges où de nouveaux venus arrivaient tous les six mois et ne restaient que deux années.
Nous avons vu que, suivant un usage assez respecté, les nobles anciens, les nouveaux, les antiques familles réputées populaires, et les inscrits modernes, se donnaient tour à tour des doges. Ainsi dans les sénateurs perpétuels, il se trouvait des hommes de toutes les classes de la noblesse; mais ce n'était pas dans la pauvreté qu'on était allé chercher les chefs de l'État, nouveau moyen de rapprochement entre les familles riches de toutes les origines.
Cependant la mobilité annuelle des conseils, le renouvellement intégral, l'incapacité légale, des membres sortants pour une réélection immédiate, étaient essentiellement défavorables à la stabilité des procédés du gouvernement. Les anciens doges, devenant seuls grands fonctionnaires à vie, y gagnaient encore quelque chose; mais du renouvellement annuel des autres fonctions il ne sortait le plus souvent que des contrariétés ou des hésitations qui empêchaient de fonder l'unité des maximes de la politique. Dans le petit conseil, destiné à conduire essentiellement les affaires en concours avec les deux collèges, ou à préparer celles qui étaient réservées au grand conseil, l'inconvénient se rendait sensible. On n'y avait pas le temps de remplir utilement sa mission: la chaîne s'y rompait tous les ans. Mais en 1652 on fit passer en loi que les cent membres du consiglietto, à la fin de leur année, resteraient adjoints au consiglietto de l'année suivante. Ce petit conseil fut donc de deux cents membres, nommés pour deux ans et renouvelés annuellement par moitié. L'institution gagna en force par le nombre et par la durée. Cette innovation fut faite à titre d'essai pour cinq ans: après une première prorogation elle devint perpétuelle.
Il survînt une peste qui ravagea l'Italie: Gênes fournit à la mortalité un triste contingent10. Beaucoup de nobles périrent ou se dispersèrent. On ne fut plus en état d'avoir un grand conseil de quatre cents membres, et de les remplacer à la fin de l'année avec un an d'intervalle entre les sorties et les rentrées des mêmes individus. Ou déclara que le grand conseil pouvait contenir tous les nobles qui auraient atteint vingt-deux ans. C'était une satisfaction qu'on semblait donner aux moindres nobles; mais c'était aussi une assurance que les puissants resteraient sans interruption à la tête des conseils.
Cependant les deux conseils étaient toujours censés électifs. Dans l'ancien état des choses, c'était après avoir composé le grand qu'on y prenait cent membres pour former le petit. Par une dernière innovation il fut réglé que les électeurs nommeraient d'abord le consiglietto. Ce changement semblait de peu d'importance depuis que le grand conseil était plutôt la réunion de tous les nobles qu'un choix entre eux. Mais on voulait qu'il fût reconnu, une fois pour toutes, que le petit conseil n'était pas un simple démembrement du grand, qu'il avait son existence indépendante et son autorité propre. Dès ce moment ses membres furent, pour ainsi dire, à vie de fait sinon de droit. Je ne doute pas qu'on ne doive regarder cette distinction entre les deux corps comme le dernier sceau de la constitution oligarchique qui a gouverné Gênes jusqu'à nos jours. J'ajoute que la mesure rencontra peu d'obstacles: et si nous avons vu qu'en 1626 on montrait à l'étranger, comme vivants et faciles à faire éclater, les mécontentements et les jalousies qui avaient produit une guerre civile cinquante ans auparavant, on peut accorder quelque habileté aux hommes qui avaient opéré sans bruit un si grand changement. Les petits nobles, au lieu de conspirer, se firent les clients des grands; contents de leur séance au grand conseil et de quelques profits obscurs qui en résultaient pour eux, ils obtenaient certains emplois inférieurs civils et militaires, et quelques postes subalternes dans les finances ou à Saint-George. Si les classes bourgeoises supérieures conservaient quelque rancune de leur infériorité, elles le dissimulaient, et l'espérance d'un changement dans le gouvernement paraissait oubliée. Pour les classes inférieures, y compris ces artisans qui, un peu auparavant, avaient prétendu avoir aussi leur portique, et donner peut- être des successeurs à Paul de Novi le teinturier, elles montraient à cette haute noblesse un dévouement qui allait presque au fanatisme On y prenait peine: ces nobles s'imposaient le faste pour salarier le peuple; ils se faisaient les tuteurs des pauvres familles; on s'emparait surtout de ces sentiments si connus et si exaltés de nationalité et de vanité populaire qui, au seul nom de Gênes, font tressaillir tout coeur génois. On ne négligeait rien pour satisfaire cet orgueil national. Au dedans on frappait les yeux par des pompes et des cérémonies, dont les voeux religieux et la piété publique fournissaient toujours l'occasion. Au dehors, la république cherchait sa place parmi les puissances italiennes. A cette époque elle briguait et s'attribuait enfin le titre de sérénissime11, la pourpre pour son chef, et les insignes royaux. La Corse passait pour un royaume12. Gênes avait imaginé de décerner à la Madone sa protectrice le titre de reine (1637), On posa solennellement sur le front de la statue de la sainte Vierge une couronne; dès lors le palais ducal devint le palais royal, et le doge, au grand jour de son couronnement, montra au peuple ravi le manteau des rois et le diadème. Ces mesures assez puériles tendaient à un but auquel la vaine et cérémonieuse Italie trouvait une réelle importance. Gênes déchue ambitionnait auprès des autres États un traitement honorifique égal à celui qu'on ne contestait pas à la république des Vénitiens toujours considérée comme puissante. Quelques cours, comme celle de France, se prêtaient à cette prétention: mais Gênes briguait à Vienne les honneurs royaux; surtout à Rome l'admission des ambassadeurs de la république dans la salle royale13, et on ne pouvait l'obtenir. Nous verrons le gouvernement de Gênes poursuivre un siècle entier cette entreprise avec la ténacité et les sacrifices qu'auraient mérités les avantages politiques les plus solides. Nous la verrons acheter à haut prix la condescendance impériale, et toujours échouer à la cour romaine.
Et cependant, dans son propre sein, le gouvernement ne pouvait empêcher l'archevêque de Gênes renouvelant une querelle déjà ancienne, de faire à la seigneurie l'affront de hausser son siège épiscopal à l'église au- dessus du trône du doge; querelle misérable sans doute, mais symbolique, si l'on peut parler ainsi. Le prince de l'Église prétendait être plus que le chef de la république. Les archevêques se regardaient comme les pasteurs d'un troupeau et non comme les sujets de l'État. Ils affectaient non-seulement l'indépendance envers le gouvernement laïque, mais le droit à une juridiction pleine et entière qu'ils ne tenaient que de Rome et qu'ils s'étudiaient à étendre. Cette juridiction avait ses juges, ses sbires, ses prisons à l'archevêché. Elle tentait parfois de faire des décrets comme le sénat; de statuer des peines contre l'inobservance des fêtes contre les concubinaires et autres pécheurs. Un noble surpris dans une débauche fut ainsi condamné à l'amende, et les huissiers de l'officialité ne craignirent pas d'aller chez lui pour saisir ses meubles. Il les fit chasser de son palais, et l'affaire se compliqua de cette prétendue rébellion. La justice civile, à son tour, avait arrêté un particulier porteur d'armes défendues; celui-ci déclara que sous son vêtement laïque il était prêtre, et la rote, craignant d'outrepasser sa compétence, suspendit sa procédure. L'archevêque, aussitôt, envoya à la prison pour que le détenu lui fût livré, et s'indigna que les gardiens osassent attendre un ordre de l'autorité pour le lui rendre. Il s'emporta jusqu'à prononcer des excommunications. Mais le gouvernement n'était pas disposé à céder; on résista. On expédia le chancelier de la république à Rome; il y porta de telles plaintes que l'archevêque y fut appelé et retenu longtemps, ce qui fit tomber le scandale.
(1664) On vit même plusieurs fois la république se départir du scrupule d'offenser Rome, et de cette obéissance craintive que les papes avaient si longtemps attendue de ses humbles respects. Le cardinal Impériale, mêlé à Rome dans la querelle de M. de Créqui, s'était retiré à Gênes où son séjour déplaisait à Louis XIV. Les inquisiteurs d'État ne craignirent pas de lui intimer l'ordre de se retirer. Il résista, et ne manqua pas de nier le droit de l'expulser sans l'aveu du saint-père. Le sénat envoya chez lui la force armée. Il ne l'attendit pas et disparut. Un de ses frères était alors sénateur. Compromis par la vivacité avec laquelle il avait soutenu la résistance du cardinal, il reçut l'ordre de se rendre en prison. Il désobéit et prit la fuite. Des explications survinrent qui satisfirent la cour de France; le cardinal fut rappelé de son exil. Le sénateur rentra à la recommandation du roi, mais le pape ne cessa point de se ressentir de cette offense.
(1669) La république, bientôt après, se fit à elle-même une justice éclatante qui excita bien d'autres plaintes. L'inquisiteur de Gênes était un dominicain envoyé de Rome et nommé directement par le pape. Suivant les conditions faites en 1535, il n'y avait à Gênes qu'un seul inquisiteur, et il ne pouvait prononcer qu'avec le concours d'assistants choisis par le gouvernement, docteurs en théologie ou en droit, religieux et séculiers par moitié. Mais l'inquisiteur tendait à agir par lui-même, par l'autorité propre au saint-office et non par cette sorte de délégation fit de tolérance. De fréquentes contestations s'étaient élevées à l'occasion de tentatives de cette nature. La dernière amena un éclat singulier. L'inquisiteur s'était avisé de faire afficher dans Gênes, de son autorité privée, des prohibitions de livres défendus par l'index de la congrégation romaine. La république en fut blessée. Les collèges prirent d'abord l'avis de leurs théologiens; puis ils firent leur rapport au petit conseil, où l'on délibéra qu'on expulserait l'inquisiteur. Trois sénateurs furent chargés de le faire comparaître, et de lui intimer cet ordre, en présence de deux autres dominicains, afin, lui dit-on, que leur témoignage l'empêchât de faire au pape des récits mensongers, comme il en avait la coutume. Cette déclaration ne se passa pas sans produire une scène aussi ridicule que violente. Dès les premiers mots l'inquisiteur s'écria, interrompit la lecture par ses clameurs. Il se boucha les oreilles pour que l'intimation qu'on prétendait lui faire n'arrivât pas jusqu'à lui; il tenta de s'y soustraire par la fuite; retenu, il protesta et déclara l'assistance excommuniée. On le garda à vue; on assembla de nouveau les théologiens du pays; sur leurs avis on réunit encore le consiglietto; et, les consciences toutes bien rassurées, le prisonnier, sous une bonne escorte de soldats allemands du palais, pour le garantir, lui dit-on, de la colère du peuple, fut expédié la nuit même au delà des frontières14.
CHAPITRE IV. Guerre avec Charles-Emmanuel II, duc de Savoie. - Griefs de Louis XIV contre la république. - Bombardement de Gênes. - Soumission.
Ce n'est pas seulement envers la cour de Rome, ou pour tenir tête à ses adhérents, que la république eut besoin de fermeté. Elle éprouva une violence inouïe de la part du gouvernement espagnol dont la politique aurait dû plus que jamais ménager un pays où il trouvait tant de crédit et de ressources. La hauteur et l'indépendance des gouverneurs de Milan firent mettre en oubli tous les motifs de bienveillance et amenèrent une catastrophe. L'Espagne conservait Final au détriment des droits que les Génois croyaient y avoir. On rêvait à Madrid ou plutôt à Milan le projet de creuser sur ce point du rivage ligurien un vaste port qui absorberait le commerce de Gênes. En attendant, on y faisait la contrebande du sel, qu'on fournissait aux populations génoises environnantes. Il arrivait fréquemment de Madrid des ordres qui défendaient d'empiéter sur les droits de la république, mais les officiers de Milan n'en tenaient compte. Les habitants de Final à leur tour, ne se souvenant plus d'être Génois, et se prévalant de la protection intéressée de leurs maîtres actuels, couvraient la mer de leurs embarcations; dans les rades génoises qu'ils fréquentaient, ils bravaient les règlements de la police sanitaire. Si l'on procédait contre eux, ils usaient de représailles de leur autorité privée. Ils faisaient des prises sur les Génois. Deux commissaires de la république et deux galères furent envoyés pour protéger la navigation (1654). Quelques barques de Final furent prises ou brûlées: elles étaient en contravention flagrante aux règles ordinaires. Sur ces nouvelles le gouvernement de Milan dépêche un officier de justice qui, à peine parvenu à Final, s'avise de traiter de piraterie les mesures des Génois, et lance une vaine condamnation à mort contre les commissaires du sénat qui ont procédé et contre les capitaines des galères qui saisissent ou visitent les bâtiments. En représailles de cette folle procédure la république condamne le commissaire milanais ridiculement à la peine capitale par contumace. On tenait en prison un patron de Final sous une sentence non exécutée qui le condamnait aux galères: on l'y envoie réellement.
Alors le gouverneur de Milan ne voit rien de mieux à faire que d'obtenir secrètement de Madrid un ordre qui met en séquestre, le même jour, tous les biens des Génois existant non-seulement dans le Milanais, mais dans les royaumes de Naples et de Sicile. Là, tout fut saisi à la fois, les fiefs, les récoltes, les fermages, les créances sur l'État ou les dépôts dans les caisses publiques, maisons, magasins et navires (1654). Ainsi l'on séquestra cent fois peut-être plus que tout Final ne pouvait valoir. Il fallut recourir aux supplications pour que les propriétaires les plus opulents, les marchands les plus accrédités, obtinssent sur ce qu'on leur détenait quelque faible prélèvement pour le pain journalier de leurs familles.
Frappée d'un coup si violent par une main qui devait être amie, la république ne s'abattit point et conserva quelque dignité. Elle défendit tout commerce avec les sujets de l'Espagne. Elle rappela tous les officiers, tous les matelots qui servaient à l'étranger; ce qui était dépeupler la marine de ses oppresseurs. Elle défendit la sortie des capitaux, dans l'intention de leur ôter leurs ressources ordinaires. Elle répandait dans toutes les cours ses protestations et ses plaintes. Une ambassade qu'elle dépêcha à Madrid y fut d'abord mal reçue: sur les premières nouvelles de ce mauvais succès on chercha quelque chose de plus que des médiateurs: on pensa à un traité d'étroite alliance avec la France, de nouveau en guerre avec l'Espagne. M. de Lyonne, en passant pour se rendre à son ambassade de Rome, offrit la protection du roi et encouragea les Génois à résister à l'injustice. Ces démarches ne furent pas inconnues à Madrid; elles y amenèrent d'autres réflexions. On y sentit enfin l'énorme disproportion des mesures prises aux griefs imputés. On s'aperçut du préjudice qu'on se portait en privant l'Espagne, ses villes et ses flottes, de tant de Génois industrieux et laborieux qui suppléaient à l'indolence des gens du pays. On apprécia la nécessité d'avoir le port de Gênes pour la station et le refuge des galères espagnoles. On se souvint surtout de l'infatigable confiance de ces prêteurs génois que rien encore n'avait pu dégoûter d'ouvrir leurs bourses. Les séquestres furent levés; on annula de part et d'autre toutes les procédures; les rapports de Final avec Gênes restèrent sur l'ancien pied, c'est-à-dire qu'une grande querelle demeura tacitement ajournée; et la réconciliation ne fut pas sans honneur et sans profit pour la république. Elle fit à Lyonne d'assez vains remercîments1.
(1655) Un incident beaucoup moindre, mais assez singulier, lui valut une satisfaction d'une autre espèce: à Marseille, le peuple, irrité de se voir braver par des corsaires barbaresques, presque à la bouche du port, s'empara tumultuairement d'une galère génoise qui se trouvait à l'ancre, s'y jeta en foule et s'en servit pour aller donner une chasse inutile à ces écumeurs de mer. La galère fut ramenée saine et sauve; mais la république se plaignit à Paris de cette voie de fait. Le cardinal Mazarin exigea qu'il en fût fait justice. Les consuls de Marseille écrivirent au sénat de Gênes; ils excusèrent sur l'aveugle transport de la populace un acte que les magistrats avec tous les habitants honnêtes désavouaient hautement. Un envoyé, député de la ville, vint à cette occasion renouveler l'ancienne amitié qui unissait autrefois les deux cités. Il fut reçu avec de grands honneurs. Il s'exprima devant le gouvernement en magnifiques termes oratoires. Le doge et les collèges donnèrent des réponses dans le même esprit, et s'engagèrent à solliciter eux-mêmes à Paris le pardon des coupables.
Malheureusement Louis XIV, quand il eut pris en main les rênes de son gouvernement, ne fut pas si bien disposé pour la république.
D'abord, les Génois ayant entrepris de renouveler des relations longtemps interrompues avec la Turquie, et de faire admettre leur pavillon à Constantinople, la France, d'après les règles d'une politique assez usitée, leur rendit autant de mauvais services qu'elle put. Ses capitulations avec la Porte ottomane lui donnaient le droit de protéger non-seulement les pèlerins, mais aussi les commerçants des États chrétiens, qui n'avaient pas de traité de paix avec le sultan. Sa bannière avait le privilège de leur servir de sauvegarde, et elle avait ainsi intérêt à s'opposer à de nouveaux traités qui lui enlevaient des protégés et lui donnaient des concurrents. Les Anglais jouissaient d'une ancienne alliance; ils venaient d'en obtenir la confirmation, grand sujet de jalousie; car ils prétendaient avoir les mêmes droits que la France, et vendre leur patronage aux Hollandais; ceux-ci, quelques années après, à la paix de Ryswick, se réservaient encore que la France leur conserverait sous son pavillon leur participation à ses privilèges commerciaux au Levant.
(1665) C'est au milieu de ces rivalités intéressées que les Génois, sans bruit, eurent l'habileté de dérober en quelque sorte une concession inattendue. Dans un voyage entrepris par un goût d'exploration, un de leurs nobles, Jean-Augustin Durazzo, conçut l'idée de faire reprendre à la marine et au commerce de sa patrie des rapports, source autrefois d'opulence et encore très-profitables. Le gouvernement de Gênes, qui observait tristement le déclin de l'activité mercantile du pays, adopta avec ardeur cette vue patriotique. Durazzo retourna au Levant muni d'amples pouvoirs; mais il n'y alla qu'en se glissant dans la suite d'une ambassade autrichienne, en sorte que sa mission resta cachée. Aussi délié que zélé, il sut se procurer des appuis. Un renégat, interprète en faveur, né sur le sol de la Ligurie, n'avait pas oublié l'amour de la terre natale. Il servit Durazzo, et lui donna accès auprès du vizir. Une négociation secrète s'établit; le traité qu'on venait d'accorder aux Anglais servit de modèle. La convention signée, Durazzo se hâta d'aller la porter à la ratification, et bientôt il fut renvoyé (1666) à Constantinople en qualité d'ambassadeur, conduisant avec lui un résident, un consul pour Smyrne, et porteur de riches présents pour le sultan et pour ses ministres.
Quand l'ambassadeur de France fut informé de ce qui se passait, il n'oublia rien pour faire rompre le traité. N'ayant pu y réussir, il protesta: il ne communiqua en aucune manière avec la légation génoise. Il travailla pour faire manquer l'audience solennelle qui était réservée à celle-ci. Elle eut lieu enfin à Andrinople avec beaucoup de pompe. Durazzo rentra à Gênes content d'un tel succès de sa dextérité. Cependant le commerce n'y gagna guère, la navigation génoise ne s'en releva pas mieux de sa décadence. L'admission de son pavillon aux Dardanelles ne la garantissait pas de l'attaque des corsaires barbaresques; en un mot, la négociation de Durazzo ne porta ni à Gênes autant de profit, ni à Marseille autant de préjudice qu'on l'avait craint chez les Français2.
Le duc de Savoie Charles-Emmanuel II n'avait pas renoncé à ces vues politiques de sa famille, à cette ambition qu'enfin réalisa son fils encore plus ambitieux que lui. Il voulait être roi, et d'abord se faire un royaume. Cette maison avait toujours les yeux fixés sur le littoral ligurien, où elle s'indignait de ne posséder que Nice et Oneille. Elle étudiait tous les moyens de s'y agrandir; elle convoitait Port-Maurice et Savone; et s'il se découvrait quelques instruments de troubles, propres à donner l'occasion de tenter un coup de main, la cour de Turin les recherchait aussitôt.
Il y avait à Gênes un jeune noble, Raphaël della Torre: il était neveu d'un sénateur, et petit-fils de celui qui avait écrit l'histoire de la conspiration des Vachero, après avoir été juge instructeur de cette affaire: mais ce jeune homme s'était formé sur d'autres exemples. Ses désordres et la bassesse de ses liaisons l'avaient avili à ce point, qu'il fut convaincu d'avoir trempé dans le vol nocturne fait sur la mer d'une somme d'argent qu'on transportait de Gênes à Livourne. Son palais de campagne, situé sur le rivage, avait servi aux voleurs de repaire pour guetter la prise, d'asile pour la receler; et l'usage imprudent qu'il fît de sa part servit à faire découvrir le crime (1671). Il avait pris la fuite; on prononça contre lui une peine infamante. Réfugié à Oneille chez le gouverneur piémontais, il s'y répandit en invectives et en menaces de vengeance. On l'invita à se rendre à Turin; il y devint capitaine dans le régiment des gardes.
(1672) Le duc assemble des troupes sous des prétextes qui n'avaient rien d'hostile. Il forme une véritable armée vers la frontière génoise de la rivière occidentale. La république y porte son attention, mais il n'existait aucun sujet de querelle. Deux ans auparavant quelques difficultés s'étaient élevées sur la délimitation du territoire. Le roi de France avait aussitôt requis les deux parties de retirer les troupes qu'elles avaient mises en marche, et d'accepter l'intervention de son ambassadeur en Piémont, l'abbé de Servient3. La décision que celui-ci avait rendue, exécutée sans réclamation, ne semblait avoir laissé aucun lieu à contester ultérieurement.
Cependant Torre avait couru les montagnes, il avait cherché partout des partisans à engager en faveur des entreprises que le duc de Savoie ne tarderait pas à réaliser. Avec un des principaux habitants du pays, il avait été plus explicite. Il l'avait fait entrer dans ses menées: il lui avait déclaré que l'armée piémontaise était destinée à enlever Savone, tandis que lui-même, aidé de quelques amis, tenterait de soulever la ville de Gênes. Il avait tout préparé. Un magasin à poudre devait être incendié pour accroître la surprise et le désordre. Les marches de l'armée étaient combinées sur ces mouvements; et les mesures étaient prises pour que tout éclatât au même jour.
En effet, les troupes du duc se meuvent, franchissent la frontière, s'emparent des défilés et prennent leur chemin pour descendre vers Savone. Mais tout à coup elles s'arrêtent: on tient conseil de guerre; à l'issue, on change de route et l'on se porte au couchant sur la Piève. Cette place ne pouvait se défendre contre tant de forces; elle fut occupée sans résistance.
Suivant la narration génoise, l'homme à qui Torre s'était confié et qui avait paru s'associer à ses plans, avait livré le secret au gouvernement; la conspiration était éventée à Gênes; Torre, venu sur le territoire, en était sorti avec précipitation. Savone était en sûreté: la nouvelle qui en était parvenue au camp piémontais, occasion imprévue du conseil de guerre, avait fait changer la destination des troupes; on tournait le dos à Savone où il n'y avait rien à faire; on essayerait de pénétrer à Albenga et à Port-Maurice, et la Piève en ouvrait le chemin.
Suivant les premières déclarations officielles des Piémontais, on n'avait jamais eu qu'un seul but. Les habitants de deux villages voisins, dont le plus petit qui relevait du Piémont était une sorte d'enclave dans le territoire génois, vivaient en mauvaise intelligence. Ils se disputaient des pâturages et s'enlevaient des troupeaux. La limite sur ce point n'avait pas été réglée par Servient. Les paysans piémontais étaient opprimés. Le seigneur de leur village réclamait; le duc lui devait main- forte; or il ne pouvait parvenir au lieu contesté sans mettre garnison dans la Piève. C'est à quoi il avait dû procéder, en marchant, en force, il est vrai, mais amicalement, et sans troubler le bon voisinage. Et c'était pour la protection de ce hameau que quatre mille fantassins et treize cents chevaux étaient mis en mouvement; que don Gabriel de Savoie, oncle du duc, était venu prendre le commandement de ces forces guidées par les généraux le plus en faveur à la cour de Turin!
Le patriotisme des Génois se signala en cette occasion; on prodigua les dons volontaires; la bourgeoisie y fournit sa part; on solda des troupes; on employa deux officiers corses qui servirent avec dévouement et intelligence. Il y avait près de cinq mille soldats sur pied et autant de milices du pays; un sénateur, Durazzo, reçut des pouvoirs supérieurs pour présider à la conduite de la guerre dans laquelle on se trouvait engagé, car les Piémontais cessèrent bientôt de dissimuler leurs projets hostiles.
On n'avait pu les déloger de la Piève; mais ils en sortirent d'eux-mêmes pour se diriger sur le rivage de la mer. Ils se séparèrent en deux corps destinés à attaquer à la fois Albenga et Port-Maurice à la droite et à la gauche d'Oneille, qui devait être leur point de ralliement. Durazzo résolut avec les deux commandants corses d'empêcher les deux corps ennemis de se rejoindre. On occupa les cimes et les gorges qui les séparaient, on leur fit tête de toute part. Ils ne pénétrèrent pas à Port-Maurice, et ils furent repoussés d'Albenga. Des deux côtés ils rétrogradèrent dans les montagnes. Une de leurs divisions se laissa renfermer à Castel-Vecchio. Le prince Gabriel, qui commandait l'autre, ne put arriver au secours et rentra en Piémont. Une sortie meurtrière sauva une partie des assiégés; mais le reste fut contraint de se rendre avec son général. La république, depuis si longtemps déshabituée des triomphes militaires, eut une victoire à célébrer.
Alors les puissances s'émurent; le pape, le roi d'Espagne offrirent leur entremise. Mais Louis XIV fit prévaloir la sienne en des termes qui n'admettaient pas de refus. Il déclara qu'il ne souffrirait pas la continuation de cette guerre. Il intima aux deux parties de souscrire promptement à une suspension d'armes, et il se fit l'arbitre de leur paix.
M. de Gaumont fut envoyé pour signifier ces intentions. Il devait dire au duc que S. M. avait sujet de trouver étrange qu'un prince qui lui était si étroitement allié s'engageât dans une querelle qui retentissait dans toute l'Europe et qui attirait même un soupçon de concert avec la France, sans lui en donner la moindre part avant de s'y commettre.
Or, dans l'intervalle, les Génois, fiers de leur victoire, s'étaient emparés d'Oneille. Le duc voulait avant de poser les armes qu'on lui restituât cette place. Les Génois s'en défendaient. L'envoyé de France les pressait et les menaçait du déplaisir de son maître: ils offraient de mettre la place en dépôt entre les mains du roi. Refusés, ils balançaient encore, quand ils apprirent que le duc venait de leur prendre Ovada. Dès lors une prompte restitution réciproque était sans objection; ils délivrèrent au ministre français les ordres nécessaires pour que la remise des places eût lieu en même temps des deux parts. Mais le duc éleva de nouveaux incidents; et au lieu de cesser les hostilités, il se donna le plaisir de reprendre Oneille à force ouverte. Les Génois, que la négociation avait rendus négligents, furieux de la perte de cette place, se mirent en devoir d'y rentrer. Ils en avaient le droit, puisque l'armistice n'était pas publié. Mais M. de Vivonne était là avec les galères de France. Il déclara qu'il emploierait toutes ses forces pour défendre les possessions du duc allié de son maître. Ses embarcations portaient des munitions de guerre à Oneille à la vue des Génois. Enfin, la suspension d'armes eut lieu, et les parties belligérantes s'étant remises à leur puissant médiateur, l'arrangement fut fait par une déclaration du roi de France.
(1673) Rien ne fut plus simple que cet accord; cela devait être après une rupture sans aucun motif qu'on pût avouer4. La trêve fut convertie en paix; les prisonniers, les places, tout était déjà rendu; seulement il fallut écarter une prétention du duc qui voulait gagner une communication directe entre le Piémont et Oneille. S'il ne l'avait, disait-il, par le traité, il se la donnerait par l'épée. Le roi de France ayant à coeur le repos de l'Italie, se portait pour garant de la paix. Quant au procès des deux villages, misérable prétexte des hostilités, il était envoyé au jugement de jurisconsultes italiens, du choix desquels les parties conviendraient, ou que le roi nommerait à leur défaut. C'est l'université de Ferrare qui fut nommée. Mais entendait-on par là les docteurs ou les professeurs? Car à Ferrare c'étaient deux corps distincts. On disputa sur ce préliminaire sans rien conclure, et il paraît que personne ne songea plus guère au fond de la querelle. Les villageois se seront provisoirement accordés entre eux: cependant il n'y a pas de question diplomatique si profondément endormie qu'on ne sache la réveiller quand on veut: celle-ci reparut de temps à autre.
Dans cette occasion la volonté hautaine de la France, en contrariant l'enthousiasme belliqueux des Génois, empêcha peut-être la ruine qui eût suivi leurs premiers succès; mais nous allons les voir maintenant victimes des ressentiments orgueilleux de Louis XIV. L'histoire européenne du grand siècle a gardé une place à ces faits assez remarquables: Gênes bombardée, son doge à Versailles.
(1672-1678) Pendant la guerre à laquelle la paix de Nimègue mit fin, les Génois avaient subi quelques-unes de ces contrariétés qui ne sont pas épargnées aux neutres, toujours accusés de partialité par toutes les puissances belligérantes à la fois. Louis XIV leur imputait de prêter leur entremise pour retirer d'Espagne l'or et l'argent que les galions d'Amérique y déposaient pour le compte des Hollandais. Il leur déclara qu'il ferait visiter jusqu'à leurs galères pour découvrir la simulation. Ils réclamèrent avec d'autant plus de force contre cette vexation, qu'elle menaçait de faire confondre avec des propriétés ennemies les grandes sommes habituellement transportées pour leur propre compte. Le roi répondit à leurs remontrances que ceux qui résisteraient à la visite seraient coulés bas. Un coup de canon avait été tiré de terre, pour empêcher une galère française de faire une prise dans les eaux de la république. En représailles le roi ordonna d'arrêter tous les navires de Gênes. Il daigna cependant révoquer cet ordre, à condition que l'officier qui avait commandé le feu serait envoyé en prison à Marseille. Dès ce temps le déplaisir du monarque fut annoncé avec un tel éclat que le prince de Monaco qui se trouvait à Gênes en repartit à l'instant pour ne pas rester dans un pays dont le roi était mal content5. Cependant M. de Gaumont, qui était alors envoyé de France à Gênes, mandait à M. de Louvois: «Tout ira bien, pourvu que les Génois se défassent d'un certain manque de respect que le roi n'a plus la volonté de souffrir6.» Cet agent obtint en effet tous les arrangements qu'il demandait pour les recrutements, pour le transit des approvisionnements, et, dans les derniers temps de la guerre, pour le passage des troupes. Enfin, quand la paix se fit, Louis XIV fit nommer les Génois dans le traité de Nimègue.
Mais cette paix ne devait être qu'une trêve, soit pour l'ambition de Louis, soit pour les ressentiments des puissances auxquelles il avait fait la loi. En attendant, il venait d'acquérir Casal, ce qui semblait annoncer quelques vues sur l'Italie. Sa marine dominait dans la Méditerranée; mais, quoique celle d'Espagne ne pût soutenir la comparaison, comme les galères génoises faisaient la plus grande partie de celle-ci, il en était jaloux; il l'était surtout de l'influence et du crédit que la cour de Madrid conservait encore à Gênes; c'est là ce qu'il voulait détruire ou punir: et c'est ainsi que tout le poids d'une querelle qu'il se complaisait à tenir ouverte envers la couronne espagnole tomba sur Gênes.
De tous les temps les particuliers génois avaient possédé des galères indépendamment de celles de la république. Depuis qu'ils ne les expédiaient plus pour leur propre compte soit en course, soit en marchandise, elles étaient louées à la cour d'Espagne, et portaient son pavillon. Dès l'origine de cet usage, les Doria et les autres propriétaires avaient obtenu un emplacement dans le port de Gênes pour les mettre en sûreté à leur retour. Un Doria, duc de Tursi, avait de père en fils le commandement de ces galères.
Louis XIV avait la prétention que son pavillon fût salué partout où il se montrait. A cet égard Gênes s'était soumise à ses exigences, et à celles de ses amiraux, parfois plus difficiles à satisfaire que le maître. Mais ce n'était pas de la déférence de la république qu'on se contentait. Le roi déclara qu'ayant ordonné à ses commandants d'employer la force pour obliger les Espagnols à saluer les premiers, et, sachant que leurs galères se réfugient dans le port de Gênes, il y enverra les siennes pour exiger le salut. Vainement les Génois, sur cette déclaration, s'excusèrent humblement d'avoir à s'entremettre entre deux si grandes couronnes; les notifications étaient de plus en plus menaçantes. Le roi tenait Tursi et ses galères pour Espagnol; et si la république souffrait qu'ils s'avisassent d'arborer son pavillon pour éviter de saluer sous celui de leur maître, non-seulement ce déguisement ne serait pas toléré, mais Gênes serait responsable de cet abus de ses couleurs. Enfin, puisqu'il y avait dans le port de Gênes une enceinte privilégiée où les galères des Espagnols étaient admises, celles de France avaient ordre d'y pénétrer. Nul ne devait avoir des privilèges dont les Français n'eussent pas le partage.
Cette querelle mettait les Génois dans le plus grand embarras, et il y paraissait à la confusion de leurs conseils. Le seul parti auquel on sut s'attacher, ce fut de négocier en Espagne pour que les galères de Tursi ne vinssent pas: en effet, pendant quelques années elles s'abstinrent de paraître à Gênes. Leur longue absence encouragea le gouvernement de la république à répondre aux instances de la France, que la venue des Espagnols était si peu probable, qu'il était inutile de s'en occuper d'avance7. Mais Louis ne se payait pas d'une réponse si vague; il en exigeait de catégoriques.
Tout à coup l'envoyé de la république à Paris avertit ses maîtres d'une étrange nouvelle que l'envoyé de Savoie prétendait tenir de la bouche de Louvois. Une expédition contre Gênes avait été résolue. Cet avis mit le comble au trouble déjà répandu. Dans le sein du gouvernement, le parti habituellement opposé à la France voulait qu'on eût recours sur-le-champ aux secours des puissances étrangères. D'autre part, on demandait de se mettre en défense, les uns avec plus ou moins d'espérance de résister, les autres afin d'être du moins en état de parler avec plus de dignité, et de faire mieux écouter le bon droit de leur patrie. Les plus timides voulaient que, sans perdre de temps, on commençât par démolir la citadelle de Savone, afin d'empêcher les Français de s'y établir: étrange système de défense qui, au reste, s'est souvent représenté dans les pensées stratégiques du pays. Le sentiment qui l'emporta fut celui des amis de la temporisation. Une menace arrivée par l'indiscrétion volontaire du ministre d'un voisin d'inclination fort suspecte, pouvait être un faux avis donné par artifice. Sur ce soupçon on convint d'expédier à Paris le secrétaire d'État Salvago, homme délié qui sonderait le terrain. On cacha les craintes du gouvernement, au public déjà mécontent, et l'on ne prit que quelques mesures défensives peu apparentes. La plus importante fut de mettre en construction quatre galères8; il n'en restait que six à la république, augmentation bien insignifiante et pourtant malheureuse qui devint le principal objet des griefs de Louis XIV.
Ces griefs prétendus se multipliaient sans cesse, et dans la correspondance officielle tout était prétexte à la colère du roi, tout était crime pour les Génois. Les vieilles prétentions des descendants de Scipion Fiesque devenus des seigneurs de la cour de Louis étaient en première ligne; et les réclamants ne craignaient pas d'assurer que la conjuration de 1547 avait été entreprise au profit de la France. Un noble, Raggio, avait été condamné à mort il y avait trente ans, pour brigandage, assassinat et trahison. Il s'était fait justice à lui-même en se poignardant dans sa prison. Maintenant son fils était protégé par la France. Elle exigeait qu'on lui rendît les biens confisqués sur son père, ceux même dont l'État n'avait pas profité. La famille Lomellini possédait sur la côte d'Afrique la petite île de Tabarca: elle y faisait pêcher le corail. La compagnie d'Afrique établie à Marseille exploitait cette même industrie sur la côte d'Alger: elle contestait en justice les droits des seigneurs de Tabarca. Le roi trancha la contestation, et fit courir sus aux barques des Lomellini en rendant la république responsable de leur résistance9. On s'avisa à Gênes, par je ne sais quelle étroite idée, de faire une loi somptuaire: les ministres du roi se persuadèrent que c'était en haine des manufactures de luxe dont Colbert avait doté la France. Giustiniani, encore en service, avait écrit que Salvago, envoyé à Paris, était d'inclination espagnole: ordre à la république de le rappeler, et elle obéit. Au reste, le roi faisait rechercher les anciens titres de ses prédécesseurs sur la seigneurie de Gênes: c'est le dernier fait dont le Génois congédié put se convaincre en partant de Paris.
Il existe un mémoire anonyme où, après avoir recommandé à Louis XIV de s'approprier Gênes par la conquête, on recherche quelle occasion on pourrait faire naître pour colorer cette entreprise, en poussant les Génois par le désespoir à des démarches imprudentes qui appelleraient les armes du roi. Enlisant ce projet on est singulièrement frappé d'y trouver indiqués d'avance, comme autant de pièges à tendre à leur susceptibilité, ces griefs mêmes dont nous venons de les voir harceler10. Sur ce rapprochement on serait tenté de se demander si Louis XIV, à cette époque, n'avait pas d'arrière-pensée, s'il ne voulait qu'occuper ses forces pendant la pais générale ou qu'entretenir la réputation et la terreur de ses armes par des expéditions brillantes à Tripoli, à Alger, et aux dépens des Génois.
M. de Saint-Olon fut envoyé ministre à Gênes. Au point où les choses étaient parvenues, ce n'était pas pour faire de lui un conciliateur. Il n'eut pourtant pas d'abord la mission de Popilius. Il venait voir si la république menacée ne cherchait pas des appuis étrangers; si le peuple n'était pas en discord avec le gouvernement; à quels préparatifs de défense on s'était livré, et surtout si le projet d'avoir dix galères au lieu de six, si ce projet téméraire était poursuivi. Saint-Olon, en mettant son zèle à recueillir ces informations, déplore de n'avoir aucun secours à tirer de son prédécesseur (Giustiniani), chagrin de sa destitution, et, de plus, fort incliné pour les intérêts de son pays natal11. Lui-même isolé, avouant qu'il est sans confidents, sans amis, tenu à l'écart par les Génois dans ces critiques circonstances, ne put les voir qu'avec des yeux prévenus, et ses préventions lui furent abondamment rendues avec une égale malveillance.
(1683) A peine la quatrième des galères en construction put paraître dans le port, que Saint-Olon reçut l'ordre de notifier les inflexibles volontés de son maître. Le roi n'entendait pas que les Génois ajoutassent quatre galères à leurs forces maritimes. S'ils s'y obstinaient, il ferait arrêter leurs vaisseaux sur la mer, assiéger leur port, et interrompre leur commerce.
Fort ému à cette sinistre déclaration, le gouvernement essaya de dissimuler son effroi, dans l'espérance qu'à Paris son envoyé de Marini obtiendrait quelque commentaire plus rassurant. On se borna à prier Saint-Olon d'assurer le roi des intentions pacifiques et respectueuses de la république. Si elle armait quelques galères par la nécessité de garder son littoral et son commerce maritime contre les croiseurs barbaresques, aucun autre dessein ne pouvait lui être raisonnablement imputé. Mais à peine cette réponse rendue, un courrier de Paris vint faire savoir combien l'injonction était sérieuse. L'audience du roi était refusée à de Marini; et non-seulement les ministres le renvoyaient sèchement aux intimations que Saint-Olon faisait à Gênes, mais celui-ci était chargé d'en faire une nouvelle non moins fâcheuse que la précédente. Le roi voulait qu'il fût établi à Savone des magasins français de sel et que de là le transit fût librement ouvert à travers le territoire, sous prétexte d'approvisionner les garnisons de Casal et de Montferrat. C'était renouveler une bien ancienne querelle; c'était réserver aux agents français le droit de la contrebande contre le privilège financier le plus important de la banque de Saint-George et par conséquent de l'État12. Aussi le gouvernement se ressentit de cette proposition plus vivement que de toutes les autres menaces. Il se tergiversa point cette fois: sa réponse fut un refus précis, seulement étudié dans les termes pour le motiver du mieux qu'on le put, et en prodiguant toutes les formes de respect. Quant à la demande relative aux galères, on espéra un moment la faire oublier à force de souplesse et de ménagements. Elles restaient cachées en quelque sorte au fond de la darse intérieure; on les faisait passer pour désarmées; seulement, au lieu d'en renvoyer les équipages, on les avait dispersés sur les anciennes; en sorte qu'au besoin l'armement eût été complet instantanément.
Cependant, malgré le désir du gouvernement d'éviter la rumeur, l'esprit public s'était réveillé, et l'on ne trouvait plus les ménagements de saison. La république est indépendante, disait-on de toute part; elle ne doit pas se laisser désarmer pour être insultée plus à l'aise. On se soulevait contre des prétentions hautaines et tyranniques. Les offres patriotiques abondèrent. Les familles nobles s'imposaient à elles-mêmes les frais d'une, de deux galères, ou se réunissaient dans des souscriptions généreuses. Les opinions les plus opposées semblaient s'accorder pour entraîner le gouvernement hors de ses résolutions méticuleuses ou dilatoires; ceux qui ne pensaient qu'à l'honneur et à la liberté de la patrie n'étaient pas moins irrités des exigences contre les droits du pays que, ceux qu'une vieille partialité animait contre la France. Mais ces derniers travaillaient à faire accepter la proposition d'une alliance défensive que l'Espagne s'empressa d'offrir. A chaque courrier, Saint-Olon annonçait à Versailles que le traité était conclu. Le lendemain il était obligé de convenir que la nouvelle était prématurée; que la faction Durazzo, qu'il supposait dévouée à la France avait empêché la faction Doria d'obtenir la majorité requise pour la décision.
Le gouvernement, entraîné, prit du moins certaines mesures ostensibles. On fit quelques recrues, on assembla des milices urbaines. Les quatre galères, tirées de leur prison, paradaient, même en haute mer. On fondit des canons; on éprouva des mortiers: surtout on augmenta les impôts. Enfin on balança entre la réparation et la destruction de la citadelle de Savone; on pensa même à exécuter le projet de combler le port, et on l'essaya vainement. Savone, son port où les Français déposeraient leurs sels, sa citadelle dont ils pouvaient faire leur place d'armes, étaient des objets de crainte et de jalousie toujours présents aux préjugés génois.
Une escadre formidable s'armait à Toulon. Les Génois s'attendaient à la voir paraître pour les opprimer. Mais elle alla bombarder Alger, et ils respirèrent. L'Espagne, qui les pressait de se mettre sous sa protection, en vain leur faisait savoir qu'au retour d'Afrique l'attaque de leur port était certaine: contents d'avoir quelque répit, ils ralentissaient leurs préparatifs, ils se fiaient à leurs négociations, ils comptaient surtout sur les bons offices de l'ambassadeur de Charles II d'Angleterre. Mais il fallut se détromper. En ce moment Guillaume et ses Hollandais, l'empire et l'Espagne semblaient prêts à rentrer en guerre avec la France: toutefois, l'Europe tentait encore d'éloigner le fléau des hostilités: on négocia à Ratisbonne une trêve de vingt ans. La cour d'Espagne proposa d'y comprendre la république; et les Génois étaient sur le point de nommer leur plénipotentiaire, au grand scandale de Saint-Olon qui ne concevait pas, disait-il, comment un État qu'on prétendait neutre pourrait être porté dans un traité parmi les puissances belligérantes. Ce n'est pas l'argument qui décida Louis XIV; mais il déclara à l'ambassadeur anglais, qu'il avait des différends avec la république, qu'il entendait les régler seul et qu'il n'y souffrirait l'intervention de personne13. A cette déclaration les illusions cessèrent, et quand on apprit le succès de l'expédition d'Alger, Gênes connut le sort qui l'attendait. Néanmoins, si les espérances de salut déchurent, les courages ne s'abattirent pas. La fermentation patriotique n'en fut que plus vive. Saint-Olon, qui se sentait haï, et à qui le pays faisait l'honneur d'attribuer les fatales préventions de son roi, fut effrayé lui-même des manifestations populaires. Il ne se crut pas en sûreté: il demanda à sa cour ou une prompte assistance, ou la permission de se mettre à l'abri. On le prit au mot; il fut immédiatement rappelé, et à son retour il se trouva disgracié. Le roi refusa de le voir. Les ministres lui reprochèrent d'avoir, par des menaces imprudentes, poussé les Génois à prendre des précautions et à se mettre sur leurs gardes14.
Enfin le 17 mai 1684 une forte escadre parut devant Gênes15. Seignelay, le ministre de la marine, était venu présidera l'expédition. Duquesne en était le chef, assez mécontent de ne commander que suivant le bon plaisir du ministre. Celui-ci demande aux Génois de lui livrer les quatre galères neuves, d'envoyer quatre sénateurs implorer le pardon des offenses de la république, et il n'accorde que quelques heures pour répondre à ces sommations. L'indignation publique, le sentiment patriotique de la nationalité, soutinrent le courage du gouvernement. On n'accepta pas ces conditions outrageantes, et aussitôt les galiotes commencèrent le bombardement. De nouvelles propositions, qui s'aggravaient d'heure en heure, interrompaient seules le feu de l'escadre. On ajouta aux premières exigences la demande de six cent mille francs pour les frais de l'expédition et le libre passage des sels à travers tout le territoire; sur un nouveau refus, le bombardement recommença.
Cette redoutable démonstration causa d'assez grands dégâts. Mais l'effroi surpassa de beaucoup le dommage. La population fut frappée de stupeur; la résolution de ne pas céder à la violence ne se démentit pas, mais chacun abandonna sa maison et ses biens; on se réfugia en foule sur les hauteurs pour échapper à la pluie de feu et aux terribles éclate des bombes16. Après quatre jours, au milieu de ce fracas si menaçant, les Français exécutèrent une descente. Les équipages de l'escadre et les soldats qu'elle avait à bord formèrent deux troupes: l'une, de six cents hommes, commandée par un chef d'escadre, fut destinée à une fausse attaque au levant de la ville. L'autre colonne était forte de deux mille cinq cents hommes. Le duc de Mortemart la commandait en chef: il avait sous lui un lieutenant général et deux chefs d'escadre. Le débarquement se fit au couchant par delà le magnifique bourg de Saint-Pierre d'Arène, qui du pied des remparts de Gênes se prolonge sur le rivage. Les assaillants éprouvèrent une vive résistance aux approches, et puis de rue en rue et de maison en maison. Cependant on avança, et quand on eut couru tout le pays, les artifices préparés sur l'escadre furent apportés, et l'on procéda à mettre le feu partout, en commençant de l'extrémité voisine de la ville et en rétrogradant vers le point où l'on avait pris terre: là on attendit l'ordre de se rembarquer.
Le bulletin que l'on publia en France, et que nous venons de suivre, dément ce que les assaillants avaient d'abord affecté de répandre autour d'eux pour dissimuler l'importance d'une opération manquée. Ils prétendaient n'être descendus que pour s'approvisionner d'eau douce. La relation officielle marque, au contraire, que le débarquement était résolu dans les plans arrêtés à Paris. Mais, quand on écrivait d'avance dans les instructions l'ordre de débarquer, ne voulait-on que ce qu'on fit? Ou, tant de forces engagées, tant de chefs d'un rang élevé agissant sous les yeux du ministre du roi, tout cela répondait-il à quelque espérance de profiter dans la capitale de la terreur imprimée et des hasards d'un coup de main? Quoi qu'il en soit, les aveux de la relation publiée disent assez pourquoi on se borna au triste soin de pétarder quelques édifices. Cette action ne se passa pas sans une perte considérable de part et d'autre, dit modestement le bulletin, et aussitôt il avoue deux cent dix-huit morts ou blessés: entre les morts un chef d'escadre; parmi les blessés, d'Amfreville, qui commandait la fausse attaque. Un capitaine de vaisseau y avait été laissé prisonnier avec quelques officiers. De telles pertes et la vivacité de la résistance n'auraient pas permis d'essayer de tirer quelque autre parti de cette tentative. Les récits génois ajoutent que les populations désespérées dont on avait ravagé les demeures vinrent épier l'occasion de prendre quelques vengeances. Les campagnes se soulevaient: on harcelait les troupes dans leur retraite quand le signal leur ordonna de se rembarquer.
Le bombardement fut repris et continua quelques jours encore. Puis, quand Seignelay crut avoir fait assez de mal pour que la sévérité du maître fût satisfaite, il retourna en France sans nouveaux pourparlers, et l'escadre disparut.
L'ennemi retiré, les fugitifs revinrent: les galères d'Espagne parurent: le gouverneur espagnol de Milan vint en personne réconforter les Génois. L'escadre, cependant, maîtresse de la mer, se faisait voir par moments. Elle n'attaquait plus; mais elle capturait ou détruisait les navires; elle tenait en alarme tout le littoral, et ce qui ne causait pas moins de terreur dans Gênes, le duc de Savoie en armes se mettait en campagne sous un prétexte insignifiant, et semblait combiner ses mouvements sur les menaces de la France. En un mot, les Génois, au milieu de leurs désastres, pouvaient se glorifier de leur constance: leur volonté n'avait rien cédé; leurs murailles avaient résisté; l'attaque par terre avait été repoussée: mais rien n'était fini. Le danger ne pouvait manquer de se renouveler avec plus de force: on s'épuisait à relever quelques fortifications, à solder quelques fantassins allemands ou suisses. Le gouvernement sentait son impuissance et la nécessité d'obtenir grâce de son superbe ennemi.
On avait employé les bons offices du pape, et le nonce négociait à Paris. La république offrait humblement de livrer les quatre galères, dernière cause apparente de cette calamité. Elle aurait envoyé quatre de ses plus notables gentilshommes porter ses excuses: mais on lui faisait savoir que la volonté du roi était que le doge en personne et quatre sénateurs vinssent devant son trône pour entendre ses intentions. Les galères seraient désarmées, les recrues renvoyées, et surtout la république romprait tout traité, toute alliance faits au préjudice de la France. Enfin elle ferait raison aux Fiesque retirés à la cour de France, et, par provision, leur payerait cent mille écus.
Quelle que fut la résignation, on ne s'était pas attendu à une loi si dure et si humiliante. Ces conditions firent la sensation la plus douloureuse sur les esprits. On regarda de toute part quelle chance on aurait de s'y soustraire. Le roi d'Angleterre refusait son intervention. Les autres puissances n'étaient pas en termes de rendre de bons offices. L'Espagne, pour encourager la république à une résistance qui était au- dessus de ses forces, lui faisait de vaines offres de services plus faites pour la compromettre que pour la sauver.
(1685) Il fallut céder. Cependant envoyer en suppliant le chef de l'État, le doge qu'une constitution jalouse tenait toujours renfermé et gardé dans l'intérieur de son palais, c'était le plus grand sacrifice que pût s'imposer la fierté génoise. La défiance voyait plus loin. Les Génois craignirent que le doge étant à Paris, on ne disposât de lui, on ne lui arrachât par contrainte de nouveaux sacrifices d'argent, peut-être de territoire. Dans cette situation on retourna au roi d'Angleterre: on implora ses bons offices; il dissipa ces scrupules, et Gênes reçut l'assurance que Louis n'avait aucune vue sur l'Italie; que le doge retournerait en pleine liberté sans qu'on lui demandât rien au delà de cette satisfaction que le roi croyait due à son honneur et qu'il se disposait à prendre par la force, si on la lui faisait attendre. Sur ces assurances et ces menaces, on résolut après de longues et pénibles délibérations. Le ministre de la république à Paris, de Marini, qui avait été envoyé à la Bastille (à Constantinople on l'eût mis aux Sept-Tours), maintenant sorti de sa prison sur parole, reçut un plein pouvoir pour accepter les exigences du roi17. Le voyage du doge et des quatre sénateurs fut réglé avec cette clause qu'ils resteraient en charge jusque après leur rentrée à Gênes, sans égard pour le terme ordinaire de leurs fonctions. On stipula des indemnités pour le pillage des maisons françaises. Le roi voulait bien que la contribution qu'il était en droit d'exiger fût appliquée à la réparation des églises endommagées par les bombes, et il abandonnait au pape le droit d'en taxer la somme et d'en ordonner l'emploi. Enfin au moyen de cent mille écus payés au comte Fiesque, on consentait à ne plus intervenir dans le règlement des prétentions de cette famille, on les renvoyait aux tribunaux compétents.
Nous ne nous arrêtons pas aux détails assez connus du voyage et de la réception du doge Imperiale Lercari. Le roi, fier d'avoir obtenu un hommage si insolite, reçut les nobles voyageurs avec urbanité et magnificence. On sait qu'ils disaient que la bonté du monarque captivait les coeurs, mais que la hauteur des ministres les rendait à leur liberté, et tous les mémoires redisent que le doge, à qui l'on demandait ce que parmi les merveilles de Versailles il avait trouvé de plus extraordinaire, répondit: C'est de m'y voir.
Ainsi la paix était rétablie: la concorde le fut assez mal. Les esprits étaient encore agités à Gênes. Le doge, à son retour arrivant au terme de ses fonctions, subit un syndicat long et orageux, et il n'obtint sa décharge qu'avec peine. Quelques nobles qui avaient été persécutés pour avoir eu des relations avec Saint-Olon, ne retrouvèrent l'impunité que parce que le roi déclara qu'il ne croirait pas aux bonnes intentions de la république tant qu'on poursuivrait des hommes sur le seul soupçon mal fondé de partialité pour sa couronne. Un nouvel envoyé de France se plaignit de n'être pas moins évité par les Génois que ses prédécesseurs. Il écrivait qu'il ne se flattait pas de détacher ces gens-ci des intérêts espagnols. Louis XIV en jugeait de même. Averti que Gênes proposait une alliance au duc de Savoie, il écrivait: «Il ne convient pas à ce prince d'entrer en des engagements avec une république qui en a toujours de trop étroits envers l'Espagne pour être longtemps compatibles avec les miens.»
Il se formait cependant alors dans le sénat de Gênes un parti qui, dévoué à l'indépendance de la patrie, sentait qu'à tout prix il fallait secouer ce joug de l'Espagne. Un Durazzo devenu doge en était le chef; il avait gagné la prépondérance dans les deux collèges. Le parti espagnol avait, au contraire, la majorité dans le petit conseil, et celui-ci décidait les affaires. Mais il ne pouvait délibérer que sur l'initiative des collèges qui, en s'abstenant d'y apporter les propositions suspectes, empêchaient du moins d'embrasser les mesures dangereuses au gré de l'esprit de parti. Après une si grande mésaventure, les amis de leur pays ne recouraient plus qu'à l'arme défensive favorite des Génois, la force d'inertie, afin de se tenir loin des affaires d'autrui. Leur seule politique était de n'être pour rien dans celle des autres princes. Mais il ne dépend pas des faibles d'éviter le choc des intérêts qui s'agitent autour d'eux. La république protesta sans cesse de sa neutralité; cette neutralité fut rarement acceptée sans amener des embarras, sans imposer des sacrifices. Car ce n'est pas seulement de sa dignité qu'un gouvernement sans force paye le droit de rester obscur. Quand la trêve qui avait succédé à la paix de Nimègue fut rompue, l'empereur envoya en Italie des commissaires qui, sous prétexte d'une guerre d'empire, levaient des contributions sur les feudataires impériaux. Ceux-ci étaient en assez grand nombre parmi les anciens nobles génois, et, comme on l'a vu, c'étaient autant de voix acquises en toutes choses aux intérêts des couronnes autrichiennes. Ils payaient leurs contingents avec plus ou moins d'empressement. Mais la république en corps possédait quelques fiefs enclavés dans son territoire. On exigeait qu'elle contribuât, et on la taxait d'autant plus lourdement que la chancellerie impériale n'avait jamais convenu que la ville de Gênes elle-même ne fût pas une dépendance de l'empire. Il fallait donc sans cesse disputer sur ces subsides demandés. Les escadres espagnoles reçues dans le port semblaient y venir pour appuyer les prétentions allemandes et demandaient de l'argent pour leur propre compte. La querelle des magasins de sel à Final se renouvelait, et il fallait en acheter l'ajournement. On disputait, on marchandait, on accordait quelques sommes d'argent qui ne servaient que d'appât pour en faire exiger d'autres. Quand la cour de Madrid était mécontente, ses galères prenaient des vaisseaux génois. Des frégates anglaises et hollandaises établies dans la Méditerranée capturaient ou rançonnaient de leur côté. Pour la France elle ne demandait à ses voisins que leur neutralité, mais elle l'imposait avec menaces; elle offrait pour la faire respecter des forces qui l'auraient détruite; par ses lois maritimes elle faisait au pavillon de cette république qu'elle voulait neutre, une sorte de guerre sous le prétexte des simulations qu'il pouvait couvrir. Gênes se tournait de tout côté pour faire respecter son repos et son commerce; elle sollicitait jusqu'à ce roi redoutable d'Angleterre que dans son orthodoxie elle n'appelait encore que le prince d'Orange. La paix de Riswyck vint donner quelque intervalle de relâche (1697-1700); mais Charles II d'Espagne mourut, et la guerre de la succession commença.
LIVRE DOUZIÈME. DIX-HUITIÈME SIÈCLE ET EXTINCTION DE LA RÉPUBLIQUE. 1700 - 1815.
CHAPITRE PREMIER.
Guerre de la succession.
(1700) Lorsque les grandes puissances traitaient entre elles par avance du partage des dépouilles du roi d'Espagne encore vivant, les Génois avaient observé ces combinaisons éventuelles avec anxiété. Toujours accoutumés à étudier ce qu'il y aurait pour eux de profit ou de perte dans les plus grandes affaires d'autrui, ils craignaient que les provinces lombardes ne fussent destinées à quelque prince assez fort pour opprimer ses voisins, sans l'être assez pour empêcher la haute Italie de devenir encore le théâtre de la guerre. Le roi de France leur avait fait notifier le traité du partage tel qu'il avait été résolu en dernier lieu, et il leur avait demandé de le garantir1. Ils en étaient encore à s'excuser modestement d'être parties contractantes dans un tel arrangement, quand Charles II mourut. En apprenant que le duc d'Anjou était son héritier et que Louis XIV acceptait le testament, leur premier sentiment fut de s'en réjouir. D'abord ils n'avaient plus à craindre de voir le duc de Savoie maître du Milanais, ce qu'ils avaient redouté par- dessus tout. D'autre part, la rivalité de la France et de l'Espagne, sujet pour Gênes de tant de contrariétés et de tant de calamités, cessait tout à coup. Mais bientôt d'autres réflexions survinrent. Les avantages commerciaux que l'industrie et l'activité des Génois avaient acquis en Espagne allaient s'effacer devant les privilèges que l'alliance de famille assurerait aux Français. On serait heureusement délivré en Italie du voisinage d'une domination autrichienne; mais Louis XIV, sous le nom de son petit-fils, serait-il un voisin moins exigeant et moins redoutable? Dans les préoccupations ordinaires des Génois, il suffisait que Final, au centre du littoral ligurien, fût une dépendance des possessions espagnoles, pour leur faire rêver une grande station maritime, et un grand entrepôt commercial qui s'élèverait à leur détriment; et d'abord ils n'échapperaient pas au renouvellement des anciennes querelles sur le monopole du sel, qui les avaient tant chagrinés.
(1701) Néanmoins on ne fit aucune difficulté d'accorder le débarquement et le libre passage des troupes que la France portait en Lombardie, car une armée autrichienne venait déjà tenter la conquête de cette belle partie de l'héritage.
Le roi de France ne demandait pas de soldats aux Génois. Ses forces et celles de l'Espagne que le nouveau roi venait commander devaient suffire pour défendre le Milanais; mais il pressait la république de fermer ses ports aux vaisseaux anglais et hollandais. Après de longs délais, on fit la réponse dilatoire ordinaire; l'hiver arrivait; les escadres ne viendraient pas avant le printemps; et une déclaration anticipée ne ferait que compromettre la navigation et le commerce. Mais ce n'était pas là répondre pour l'avenir, et la France voulait qu'on s'en expliquât catégoriquement. Les Anglais faisaient en même temps des demandes importunes que les Génois prétendaient avoir éludées au moyen de quelques concessions de franchises sur des droits de douane. Les commissaires impériaux à leur tour étaient venus réclamer des subsides; on se vantait de les avoir éconduits; mais il est probable que ce n'avait pas été gratuitement.
Le duc de Savoie, après quelques hésitations, paraissait s'unir aux intérêts du roi d'Espagne devenu son gendre et ceux de la couronne de France dont son autre gendre était l'héritier présomptif. Mais le duc était mécontent. Il regardait des deux côtés pour voir d'où pourraient lui arriver plutôt le duché de Milan et ce titre de roi si convoité, prompt à se tourner vers le parti qui lui en ouvrirait le chemin. Il avait joint ses troupes à celles des deux couronnes, et cependant il négociait à Vienne. L'empereur lui avait envoyé le prince Eugène, puis un de ses ministres venu à Turin secrètement. Ces menées ne pouvaient être longtemps cachées. On savait à Gênes avec quelles prétentions il traitait (1703). Il demandait à l'empereur de lui assurer le Montferrat et le Mantouan, et aux dépens des Génois, Savone. L'Autriche marchandait avec lui; mais sa défection devint si évidente que ses troupes furent désarmées par les Français. Après cet éclat il fallut bien le compter pour ennemi déclaré, surcroît de crainte pour la république sa voisine. Effrayée, elle cessa un moment de repousser l'alliance défensive que lui offraient les deux couronnes. Comme le duc avait voulu que les alliés lui promissent Savone, elle demandait qu'on lui donnât Oneille. Louis XIV lui fit entendre que cette acquisition ne serait jamais ratifiée à la paix.
Si on avait pu enlever Oneille au duc devenu ennemi, c'eût été un immense avantage pour la France particulièrement. Des nuées de petits corsaires sortaient de cette mauvaise rade. Des barques de pêcheurs, avec une lettre de marque et un pierrier, interceptaient tout le cabotage entre la Provence et la Ligurie, et exerçaient contre les bâtiments désarmés une piraterie irrémédiable. La république n'y pouvait rien; ses galères n'étaient pas propres à ce service (1705); et, au fond, écrivait l'envoyé de France, elle n'était pas en mesure de se mettre en hostilité avec le pavillon du duc de Savoie. «Si donc votre majesté n'y met la main, on aura le chagrin de voir qu'une coraline2 d'Oneille fait plus de mal au commerce de Marseille que tous les Anglais et les Hollandais ensemble.» Le roi promettait d'envoyer de petits bâtiments de guerre pour balayer la côte. Mais précisément dans le même temps on donnait, ou l'on laissait donner par les consulats français de la Toscane des autorisations pour des armements de barques semblables sous pavillon français. Elles se gardaient bien de s'attaquer aux corsaires d'Oneille, mais elles arrêtaient tous les navires génois, sous prétexte que leur cargaison pouvait être de propriété ennemie. La nouvelle de chaque prise causait à Gênes une sorte de soulèvement: car il fallait tout au moins attendre des années entières la libération de ce que les tribunaux ne confisquaient pas: c'était une ruine, une totale interception du commerce. Aux vives réclamations du ministre génois à Versailles, Pontchartrain, ministre de la marine, répondait gravement: «Le roi a bien voulu par son ordre du 2 septembre 1693 dispenser les sujets de la république de Gênes de la règle qui porte que les effets de l'ennemi confisquent le bâtiment aussi sur lequel ils sont chargés, ce qui est établi par les ordonnances3, mais l'exécution de cet ordre est finie avec la guerre qu'on avait alors.» Et après cette réponse on laissait se perdre les clameurs des Génois, leur inclination s'aliéner. L'envoyé français écrivait en vain: «Le gouvernement se conduit bien, mais rien n'égale la haine du public: il fait déserter nos soldats: j'ai demandé d'où cela pouvait venir, car nous répandons ici beaucoup d'argent pour nos mouvements militaires……On m'a répondu que cette haine vient de ce qu'on ne peut plus faire le commerce par mer, tous les vaisseaux rencontrés par les armateurs français étant arrêtés4.»
L'état de guerre auquel on se trouvait forcé envers le duc de Savoie, et la prévoyance de ce qu'il pouvait entreprendre, avaient obligé les généraux français à changer leurs plans. Les premières campagnes avaient eu pour objet de fermer l'accès des plaines de la Lombardie aux troupes impériales, et l'on n'y avait pas réussi. Maintenant, il fallait se rapprocher du Piémont, du Montferrat, et dans cette situation les Génois avaient la double crainte que leur territoire ne servît de théâtre aux hostilités, et les hostilités de prétexte ou d'occasion à quelque entreprise de leur ambitieux voisin sur Savone et sur d'autres de leurs places. Vendôme, qui commandait l'armée française, les faisait assurer qu'il ne viendrait point sur leur territoire, si les mouvements de l'ennemi ne l'y forçaient. Mais il exigeait des contributions des habitants de fiefs impériaux enclavés dans l'État de Gênes, ou limitrophes, appartenant pour la plupart à des nobles génois. Le sénat lui représentait que ces populations sans ressources étant incapables par elles-mêmes de satisfaire à ces réquisitions, les exiger ce serait jeter des taxes sur les seigneurs de ces terres, c'est-à-dire sur des membres du gouvernement d'une république amie. Mais les fiefs ou les feudataires avaient contribué en faveur de l'ennemi, répondait Vendôme; il ne dépendait pas de lui de les exempter au préjudice de l'armée française. Ce n'était au fond que ce dont Louis XIV avait averti la république, en lui faisant sentir les conséquences des concessions faites à ses ennemis.
Ceux-ci s'approchèrent du territoire à leur tour. Ils envoyèrent des détachements dans les fiefs, sous prétexte de les garder: mais ils y vécurent à discrétion, sans s'embarrasser du scrupule de ruiner les propriétés de leurs plus chauds partisans de Gênes. Ainsi de toute part se multipliaient les calamités.
Louis XIV avait ordonné le siège de Turin. Le duc absent y avait laissé sa famille. La duchesse demanda au sénat de Gênes de lui donner pour asile la citadelle de Savone, proposition qui ne manqua pas d'effaroucher les soupçonneux républicains. On assura la princesse que la citadelle n'avait pas de logement en état de la recevoir; mais on s'empressa de lui offrir Saint-Pierre d'Arène ou Gênes même pour demeure. Elle accepta ce dernier parti: mais bientôt les Français perdirent la fatale bataille de Turin; le siège fut levé, et la duchesse rentra triomphante dans sa capitale.
Le revers de Turin, les fautes qui l'avaient précédé, le peu d'accord entre les généraux des deux couronnes, et même la jalousie des Français entre eux, tout ruina la cause de Philippe V en Italie. Malheureusement elle n'avait guère plus de succès ailleurs, et le moment était venu où le grand roi vieilli sentait avec douleur qu'il ne disposait plus d'assez de forces pour soutenir la guerre de tous les côtés. Tandis que le Dauphiné et la Provence étaient attaqués ou menacés, il ne restait plus rien d'utile à faire en Lombardie. Il convenait d'en retirer les troupes pour les porter là où était le pressant besoin. L'évacuation de la Lombardie fut résolue et enfin réalisée de la part des deux couronnes, au moyen d'une triste convention5.
Avant et après cet abandon Louis s'efforçait d'engager les puissances italiennes à s'unir elles-mêmes pour défendre ce territoire qu'il ne pouvait plus protéger. Il les invitait à se liguer pour se soustraire au joug autrichien qui allait peser sur elles: mais il les appelait en vain à cette tardive entreprise: elle était impossible par la raison que « l'intelligence manquait aux uns, aux autres le courage, à tous l'esprit d'union.» Ainsi l'expliquait un observateur bien placé.
Chez les Génois particulièrement, ceux qu'on appelait Français, parce qu'ils n'étaient pas vendus à l'Autriche, avaient commencé à douter de la stabilité du trône de Philippe V depuis qu'il avait perdu Barcelone et que l'archiduc son compétiteur avait pris pied en Espagne. Les mauvais succès en Lombardie leur faisaient envisager avec effroi le sort réservé à leur république. Quelques concessions partiales lui étaient déjà reprochées par les ennemis de la maison de Bourbon, et elle allait être exposée sans contrepoids aux exactions des Allemands et aux vues ambitieuses du duc de Savoie. Les défiances que cette attente suscitait se faisaient sans doute remarquer; car Louis XIV en montrait un vif mécontentement. «Bien loin, disait-il, de songer à réparer le passé, ils amassent au contraire de nouveaux sujets de s'attirer mon ressentiment et celui du roi mon petit-fils. Ils m'obligeront à les regarder et à les traiter comme sujets de l'archiduc.» Cependant la république cherchait encore à conserver sa position envers toutes les puissances, et peu après l'évacuation du Milanais, la femme de l'archiduc Charles, de ce roi éphémère de Barcelone, étant venue s'embarquer à Gênes pour aller rejoindre son époux, le gouvernement, en lui prodiguant les respects et à force de souplesse, obtint de ne la traiter qu'en archiduchesse sans reconnaître la royauté de son mari. Louis XIV en fit remercier le sénat.
A peine on s'était vu isolé au milieu de voisins redoutables, que la première crainte qui se présenta aux Génois, ce fut cette idée fixe que le duc de Savoie allait tenter de s'approprier Savone. Ils supposaient que la place serait incessamment assiégée par terre et par mer, et ils se hâtèrent d'expédier à Londres et à La Haye des messages secrets pour obtenir que les puissances maritimes n'y prêtassent pas la main. On le leur fit espérer, et selon toute apparence leur peur avait été chimérique. Cependant il ne manqua pas d'occasions de juger que l'Angleterre voulait à tout prix s'assurer le duc de Savoie, et qu'elle n'aurait aucun scrupule de lui sacrifier ce qu'il désirait du bien d'autrui. Il recevait de larges subsides; les escadres anglaises étaient comme à ses ordres, et tandis que le théâtre de la guerre était chez lui, il passait pour s'en inquiéter peu, à cause de l'argent qu'il recevait des alliés et des garanties dont il était pourvu pour l'avenir.
Un inconvénient plus réel que le danger supposé de Savone ne tarda pas à se faire sentir. Les Allemands se répandirent sur le territoire; ils occupèrent Novi, et le prince Eugène renouvela impérieusement la demande de contributions. La cour impériale se faisait un droit de celles auxquelles la république n'avait pu se soustraire dans la guerre précédente; elle cherchait même à en établir l'usage en tribut permanent. Eugène élevait de son mieux le chiffre de la taxe, et menaçait d'exécution militaire. Gênes disputait ou plutôt marchandait. Cette pratique était menée avec prudence et mystère. Le maximum des deniers qu'on se réduisait à payer était le secret de l'État, le dernier mot qu'on ne devait dire qu'à l'extrémité. On envoya des négociateurs à Milan et il s'y fit plusieurs voyages. Le public parlait diversement de la somme demandée et de la somme offerte. On variait de quatre-vingts à cent cinquante mille louis d'or. On ouït dire enfin que la contestation était vidée moyennant quatre-vingt mille louis suivant les uns et soixante et dix mille selon les autres.
Ce traité, dont la conclusion dura plusieurs mois, avait eu le temps d'être oublié du public, quand, parmi les sénateurs qui sortaient de leur charge bisannuelle, l'un d'eux, au moment où il déposait la toge, fut retenu, renfermé à la tour et livré aux inquisiteurs d'État. C'était Urbain Fieschi. On ne savait encore quel crime lui était imputé. Mais le passé de ce personnage était fort connu, et il mérite qu'on en fasse mention.
Propriétaire de fiefs impériaux, il était le partisan le plus déclaré et le plus fougueux de la cour de Vienne. Sa patrie n'avait pas d'intérêts qu'il ne sacrifiât à celui de la faction. Le reste de son parti blâmait et redoutait ses emportements indiscrets. Il avait montré tant de haine pour le nom français, il s'était si bien complu à laisser redire qu'il avait formé chez lui des magasins d'armes et de munitions de guerre, que, bien qu'averti de se mieux contenir, il avait attiré à son fief l'onéreuse visite d'une garnison française. Les Allemands, venus à leur tour, ne l'avaient pas épargné d'abord, ce qui fut en quelque sorte une consolation pour le public. Mais bientôt il reçut, lui seul, la sauvegarde des alliés la plus ample et toutes les faveurs dues à une créature si dévouée. Il les avait gagnées par son audace, et l'on en jugera par ce trait. On annonça que sa femme allait à Savone pour accomplir un voeu religieux au sanctuaire de la Madone. Un Doria son gendre obtint à cet effet du ministre espagnol résidant à Gênes, qu'une des galères du duc de Tursi fût destinée à ce trajet de quelques heures. Ces galères étaient oisives dans le port de Gênes, et ces sortes de complaisances s'accordaient aisément. Doria, qui était lui-même un des officiers de cette escadre, se mit du voyage et s'embarqua avec une troupe de moines, pieux auxiliaires de la dévotion de sa belle-mère. Elle-même les attendait au passage sur le rivage de Saint-Pierre d'Arène. Le capitaine de la galère alla pour la recevoir dans son canot, mais elle s'excusa, la mer lui parut trop agitée; sa santé ne lui permettait pas de s'embarquer. Le capitaine, n'ayant pu la rassurer, se hâte de retourner à son poste, quand, à sa grande surprise, il voit la galère sans l'attendre gagner la haute mer à force de rames, et quand il croit la joindre, une fusillade du bord l'en écarte. En son absence les prétendus moines avaient dépouillé le froc et montré leurs armes cachées. Doria s'était saisi du commandement. La galère était perdue. Elle était livrée à l'escadre anglaise qui croisait dans ces parages. Personne ne douta que Fieschi ne fut Fauteur de ce guet-apens, où sa femme avait joué le rôle principal. Le hasard qui fit sortir son nom de l'urne pour être sénateur presque à la même époque, ne changea rien à sa pétulance factieuse. Il fut à son tour l'un des deux sénateurs qui alternativement habitaient avec le doge, et sans le concours desquels il ne pouvait ouvrir aucune dépêche. Fieschi participa donc à la connaissance des plus intimes secrets de l'État, et, dans ce temps même, il servait d'agent caché à ce roi d'Espagne autrichien que la république refusait de reconnaître. Il était l'intermédiaire ignoré des rapports entre Barcelone, Milan et Vienne. Les preuves en furent trouvées à bord d'un bateau pris par un bâtiment de guerre français. On murmura, on s'indigna de ce scandale. Le roi de France, à qui les papiers interceptés avaient été transmis, les fit mettre très-secrètement aux mains du doge, et l'on y vit dévoilées, au profit de la cour autrichienne et de son armée, les déterminations les plus importantes auxquelles Fieschi avait eu part dans le sénat. Mais le trait de sa déloyauté le plus sensible pour ses collègues fut alors avéré. Quand on avait expédié au prince Eugène pour lui faire agréer une contribution modeste, celui-ci avait brusquement répondu qu'il ne se payait ni de diplomatie ni de rhétorique, et qu'il s'agissait de savoir quelle somme on lui apportait. Il en eut à peine entendu le chiffre qu'il s'emporta. Il accusa les députés de mensonge; il savait de science certaine quel jour on avait délibéré à Gênes, quelle somme bien supérieure à celle qu'on lui offrait avait été fixée: les Génois venaient-ils donc faire auprès de lui leur métier de marchands et essayer de le surfaire? Ainsi le secret de l'État avait été trahi; il fallut que le sénat apprit que ses délibérations les plus cachées avaient été découvertes, qu'il avait des traîtres dans son propre sein. On dépêcha à Milan Brignole, un des plus habiles et des plus considérables personnages de la république; il alla négocier sur la somme d'argent avec laquelle il fallait d'abord contenter Eugène. Là, on acquit enfin la preuve qu'Urbain Fieschi était le perfide révélateur. Les correspondances interceptées avaient mis sur la voie; maintenant la preuve était complète. On résolut cependant de garder le silence jusqu'à l'expiration de la dignité sénatoriale dont le coupable se trouvait revêtu. C'est en cet état qu'il tombait entre les mains des inquisiteurs.
Soit qu'il eût appris ou ignoré quel orage le menaçait, il n'avait pu méconnaître l'animadversion qui s'élevait contre lui, et il avait déjà résolu de se mettre à l'abri. Il avait projeté de suivre l'archiduchesse à Barcelone. Quand la princesse arriva dans Gênes, contrariée et en peine des suites de la détention d'Urbain, elle se hâta de demander la libération du prisonnier; et son insistance fut si vive qu'elle mit la timide république dans un pénible embarras. Tandis qu'en éludant de reconnaître en elle une reine, on se croyait obligé de lui prodiguer en compensation les soumissions et les hommages, on avait à repousser une réclamation impérieuse, très-indiscrète sans doute, mais dont cela même montrait toute l'importance qu'y attachait l'auguste solliciteuse. On résista pourtant, en prenant pour prétexte que les lois refusaient au gouvernement le droit de disposer d'un accusé tant qu'il était sous la main de la justice des tribunaux. La princesse partit mécontente, mais des injonctions de l'empereur ne tardèrent pas d'arriver. Il intervint avec insistance et menace: la constance des Génois ne put aller plus loin. Suivant la tradition du pays, l'énergique réquisition de Vienne trouva la sentence capitale portée6, quoiqu'on n'osât encore ni l'exécuter ni la publier. Mais lorsque la république se laissa contraindre, comment sut-elle colorer sa faiblesse? Par quelles prétendues finesses de langage espéra-t-elle ou plutôt feignit-elle de concilier ses droits et ceux de la justice distributive avec sa lâche condescendance politique? C'est ce qui est tristement curieux; et c'est comme un trait caractéristique de ce gouvernement en décadence, que l'histoire doit conserver le texte du seul acte public qui finit ce grave procès.
«Proposition faite au petit conseil de la sérénissime république.
Une procédure ayant été instruite par les illustrissimes inquisiteurs d'État, à la charge du magnifique Urbain Fieschi, pour contravention en matière d'État et de gouvernement, révélation de secrets intérieurs, correspondances prohibées par les lois, suggestions capables de troubler la tranquillité publique pendant qu'en qualité de l'un des sénateurs il avait part au suprême gouvernement; le tout comme aux actes de la procédure;
Et de pressantes instances ayant été faites par l'empereur;
Il est proposé qu'il soit élargi de sa prison, afin qu'il puisse se porter auprès de la susdite majesté, pour lui rendre grâces de ses bons offices;
Et ce, en considération encore de la cour de Barcelone d'après les instances ci-devant faites.
Il sera donné connaissance de la déclaration ci-dessus à l'envoyé Balbi7, afin qu'il se présente immédiatement devant l'empereur pour la lui faire connaître dans toutes ses circonstances.
Les sérénissimes collèges en feront parvenir l'avis à la cour de Barcelone et à tous autres qu'ils estimeront convenable, et ce par les voies qu'ils trouveront à propos.
La présente proposition a été approuvée8.»
Mis en liberté sur cette étrange déclaration, Fieschi protesta avec hauteur qu'il ne s'en contentait point. C'était un acte d'accusation publié contre lui pour le laisser inculpé des crimes d'État les plus graves. C'était, sans jugement, une condamnation sous forme de grâce. Il réclamait ou une sentence, ou une absolution pure. Il était dans son droit: on lui fit savoir qu'il pouvait rentrer dans sa prison et que le procès reprendrait son cours. Mais il ne se sentit pas disposé à suivre cette marche; il faut lui rendre justice: en fait d'écritures, il fut aussi ingénieux que le conseil. Un long mémoire qu'il adressa au sénat, où il prétendait se justifier, se terminait ainsi: il avait été tenté de se remettre en prison; mais il avait cru devoir, dans son zèle pour la patrie, laisser à la république le temps de jouir du mérite qu'en lui ouvrant les portes de la prison, elle avait désiré se faire auprès de l'empereur. Il s'était donc rendu à Barcelone, où il offrait ses bons offices à ses concitoyens; mais bientôt il viendrait réclamer son absolution.
Malgré cette assurance, il ne se hâta point. La cour de Barcelone le fit grand d'Espagne. Cette grandesse n'était pas sans doute la même que celle de ce Castillan qui aurait brûlé son palais s'il avait été contraint d'y donner l'hospitalité au connétable de Bourbon transfuge. Fieschi ne craignit pas d'accepter huit mille ducats de pension sur les fiefs confisqués du duc de Tursi, demeuré fidèle à Philippe V9. Après quelques années, le nouveau grand se montra dans Gênes, où, comme on peut croire, ni la république ni lui ne pensèrent à reprendre le procès. Mais, ne trouvant chez ses compatriotes qu'un froid accueil, il se retira dans ses terres, toujours vendu à la cause pour laquelle il s'était si indignement compromis.
Une circonstance empêcha que les forces autrichiennes n'aggravassent le joug sur les Génois. Le duc de Savoie fut mécontent de l'empereur: les concessions de territoire qu'il avait obtenues lui semblaient trop modiques. Ces deux puissances s'observaient, et il n'y avait aucune opération nouvelle contre leurs voisins qu'elles eussent pu concerter ensemble, ou que l'une pût tenter en présence de l'autre. De cet état des choses Louis XIV espérait encore qu'il pourrait sortir une ligue italienne pour repousser la domination de l'empereur. Le maréchal de Tessé cultivait cette pensée et la suivait jusqu'aux détails. Il estimait que les Génois, piqués de l'aventure de Fieschi, pourraient bien fournir douze mille hommes10. C'était mal les juger dans l'intention et dans les moyens.
Mais les mécontentements du duc de Savoie leur faisaient courir un autre danger à leur insu. Le duc avait expédié à Gênes un messager fort obscur mais très-délié, chargé de voir auprès des envoyés français et espagnols, si au lieu de s'en remettre à la paix générale qui se faisait attendre, il pouvait faire secrètement la sienne avec Louis. Cette curieuse négociation ignorée à Gênes, où elle ne se traitait que par hasard, reprise à plusieurs fois, et qui porte une forte empreinte de la versatilité comme de l'ambition du prince qui l'avait provoquée, cette négociation, dis-je, n'est pas de notre sujet par elle-même. Mais dans une occasion l'entremetteur avait rapporté qu'il avait fait considérer au prince que probablement, s'il voulait Savone, les Espagnols lui en feraient bon marché: l'envoyé français, dans le compte qu'il rendait à Versailles de cette conférence, ayant écrit qu'il ne savait si cette concession paraîtrait à la France, comme à l'Espagne, juste ou politique, M. de Torcy déclara en réponse «que leurs majestés n'ayant nulle liaison particulière avec aucun prince d'Italie, et au contraire tant de sujets de se plaindre de leur partialité, S. M. consentait dès à présent, pour elle et pour le roi d'Espagne, à tout ce que M. le duc de Savoie voudrait entreprendre, et elle approuvait qu'ils se servît de ses troupes, soit pour exiger de ceux qui se sont déclarés pour l'empereur les mêmes contributions qu'ils payent aux Allemands, soit pour faire des entreprises plus solides et plus utiles pour son État.»
Les conditions exorbitantes que le duc voulait imposer et qui auraient fait de la frontière française une barrière ouverte à sa discrétion firent abandonner ces projets de traité et tout fut renvoyé à la paix générale. Mais on voit que Savone eût été facilement abandonnée aux entreprises de l'ambitieux. M. de Torcy disait, et peut-être était-ce à titre de justification: «Je vois que les Génois ont le talent de mécontenter également tout le monde, car il est certain que les ennemis se plaignaient de la partialité qu'ils imputent faussement à la république pour la France, malgré les services qu'ils en reçoivent.»
La remarque était fondée, mais n'est-ce pas là le sort inévitable des faibles, sort plus inévitable qu'ailleurs à Gênes où le pouvoir suprême passait de main en main à de si courts intervalles; où le système d'une année était interverti l'année suivante; où l'assemblée maîtresse des affaires prenait, démentait, ajournait surtout les résolutions au gré d'une majorité flottante chaque jour variable; où, enfin, par des causes extérieures, l'esprit public avait fait place à l'esprit de faction et à l'influence avilissante des intérêts privés? Louis XIV lui-même reconnut qu'il était dû quelque indulgence à la faiblesse. Les malheurs de la guerre, les refus outrageants opposés à ses offres d'acheter la paix aux plus déplorables conditions, n'avaient pas abattu son courage, mais sa fierté. Il s'attendait à voir les Génois reconnaître incessamment l'archiduc pour roi d'Espagne. Il avait cru d'abord qu'ils n'en éviteraient pas l'occasion au passage de l'archiduchesse, et il s'était borné à donner ordre à son ministre de s'absenter pour n'en être pas témoin, mais sans se retirer, «car, écrivait-il, il ne faut pas leur ôter les moyens de revenir à moi, quoique je ne puisse avec bienséance approuver le parti que la nécessité les porte à prendre.» Prévoyant un peu plus tard que l'empereur va faire à toute l'Italie la loi de reconnaître l'archiduc comme roi d'Espagne, il mande tristement à son ministre: «Vous attendrez mes ordres avant de vous déterminer à sortir de Gênes. Vous mesurerez même vos démarches et vos discours de manière à ne prendre aucun engagement.» Réflexion faite, il donne ordre à son envoyé de quitter Gênes si la reconnaissance a lieu, mais en prétextant l'état de sa santé, et en laissant un chargé d'affaires qu'il lui indique.
Cependant l'empereur est mort; son frère accourt d'Espagne pour aller briguer la couronne impériale. C'est un grand événement dans la politique générale. Mais c'est, en Italie, un titre de plus sous lequel le déplaisir de l'archiduc pourra devenir encore plus funeste. Le pape et Venise ne lui contestent plus le nom de roi d'Espagne. Les Génois tremblent plus que jamais, et pourtant ils persistent dans leur résolution. Ils imaginent que le prince concevra l'inutilité pour lui, le préjudice pour eux de la reconnaissance. L'espoir d'une prochaine paix soutient leur courage. L'archiduc arrive par mer à la vue de Gênes; il s'y tient en panne une journée entière pour savoir s'il y sera reçu en roi; et, assuré qu'on n'y est pas décidé, il descend sur le rivage hors de la ville, et repart pour Milan sans autre communication. Mais alors grand effroi, on perd tout ce courage qu'on avait montré. On va à l'envoyé de France, l'avertir qu'on ne peut plus longtemps refuser à l'archiduc un nom qui est sans conséquence: un grand nombre de feudataires impériaux étant venus renforcer le conseil en changent la majorité. On fait partir un noble député chargé de saluer le roi Charles III d'Espagne. Ce roi refuse de recevoir un hommage tardif et incomplet. Il fait peu de cas d'une telle reconnaissance; il attendra que les sénateurs de la république se présentent à lui; on se soumet, et le roi de France écrit qu'il excuse les Génois et qu'il leur tient compte de leur longue résistance.
L'empereur fut nommé; sa femme revint d'Espagne pour le rejoindre en Allemagne, et cette fois, les Génois, plus obséquieux que jamais, lui firent entendre les noms augustes «de majesté impériale et catholique.»
Mais Vendôme en Espagne avait rétabli le royaume de Philippe V. Les incidents de la cour de la reine Anne à Windsor valurent à Louis XIV la victoire de Denain et la paix d'Utrecht. Le duc de Savoie devint roi de Sicile; et les Génois le virent avec plaisir recevoir cette couronne plutôt que le duché de Milan. L'empereur seul prolongea la guerre une année encore. C'est loin de l'Italie qu'on se battait, et la mer était libre: la neutralité des Génois ne fut pas troublée par ces dernières hostilités; mais elles occasionnèrent une transaction importante pour la république. Charles VI, sans argent pour soutenir une lutte pénible proposa de leur vendre Final. C'était leur offrir une possession qui leur avait bien des fois échappé et qu'ils avaient à bon droit toujours regrettée et enviée. C'était un petit territoire qui, quand il était hors de leurs mains, coupait la ligne de leur littoral déjà morcelé à Oneille par le duc de Savoie: position qui avait si souvent servi de repaire aux émigrés, aux bannis et à la piraterie; dont les Espagnols depuis deux siècles avaient fait leur lieu de débarquement et leur place d'armes pour s'ouvrir les chemins de la Lombardie au travers de l'État de Gênes, non sans y semer la contrebande à plaisir; point d'appui, enfin, d'où l'étranger peut dominer tout le rivage et intercepter le commerce. On était trop heureux de rentrer dans une telle propriété et de mettre à l'abri, par un nouveau titre, les anciens droits qu'on croyait y avoir.
Quand, à la paix d'Utrecht, les Espagnols avaient évacué l'Italie, les Autrichiens s'étaient établis à Final, ils y étaient encore, et de plus Final, comme annexe du Milanais, était réservé à l'empereur dans le partage de la paix d'Utrecht. Il pouvait donc vendre et livrer ce territoire. Cependant tant qu'il n'avait pas adhéré à la paix et qu'en continuant la guerre il remettait à de nouvelles chances le lot qui lui était proposé, était-il prudent d'accepter la cession qu'il voulait faire? N'offenserait-on pas les autres puissances? C'est ce qu'on se demandait à Gênes. On craignait de déplaire au roi de France, mais Louis se contenta de rappeler qu'un acquéreur imprudent s'expose à perdre son argent. Quant au roi d'Espagne, il protesta contre l'aliénation d'un pays qu'il prétendait lui appartenir. Mais la crainte de voir le duc de Savoie, roi de Sicile, enchérir sur leur marché et devenir maître de Final, fit passer les Génois sur toutes les considérations. Enfin, après de longues négociations entre un vendeur formaliste et un acheteur cauteleux, le traité fut conclu, le prix fut payé11. La république prit possession de Final, et aussitôt qu'elle se fut remise de l'anxiété que l'opposition espagnole lui donna d'abord, elle se hâta de démolir toutes les fortifications. Nous avons déjà signalé cette politique timide par laquelle les Génois se défiant d'eux-mêmes, aimaient mieux laisser leurs places ouvertes que d'avoir à défendre des murailles dont un ennemi vainqueur ferait une position offensive.
Toujours pressé d'argent, et content sans doute de ses opulents acheteurs, l'empereur proposait secrètement de leur vendre encore la Sardaigne. Mais ils n'auraient osé entrer dans un marché pareil, et à cette époque ils n'avaient que trop déjà de leur royaume de Corse.
Quelques années après, Charles VI, caressant une de leurs passions vaniteuses, les encouragea à lui demander la concession des honneurs royaux à sa cour. Il y avait longtemps que cette ambition était née chez eux; il la réveilla: une longue négociation s'ensuivit, dans laquelle on fit naître des difficultés sans nombre, et enfin l'affaire paraît avoir fini moyennant un sacrifice de huit cent mille francs. Mais ces honneurs de Vienne n'étaient rien, si la république n'obtenait pas à Rome sa place dans la salle royale. Elle la briguait; elle avait plusieurs fois réclamé pour y réussir l'intervention de la cour de France; mais Gênes avait alors une querelle très-vive avec le pape, et ce n'était pas le temps d'attendre de lui des faveurs.
Un criminel, venant chercher un asile dans l'église de l'Annonciade, avait été saisi à la porte par les officiers de justice qui le poursuivaient. Les moines de ce couvent, se trouvant en guerre avec leur supérieur dont la sévérité les gênait, l'accusèrent d'avoir connivé contre le privilège des lieux saints. Le pape lui ordonna de se rendre à Bologne où sa conduite serait examinée. Mais le sénat s'y opposa, car il s'agissait, disait-il, d'un des théologiens de la république12, à ce titre dépositaire des plus intimes secrets de l'État, et l'on ne pouvait lui permettre de s'absenter. Clément XI s'emporta, il ordonna à l'archevêque de Gênes d'excommunier le père Granelli (c'est le nom du supérieur). Le gouvernement proclama à son tour que cette excommunication était nulle pour vice de forme. Le pape répliqua par un bref menaçant, déclarant que si les Génois s'avisaient de se prévaloir d'immunités ci- devant accordées, il les révoquait toutes par sa pleine puissance. Alors dans Gênes l'opinion publique se divisa. On craignit que l'interdit ne fût jeté sur le pays. Ce fut un long sujet de troubles et d'intrigues. Les femmes s'en mêlaient: le sénat fit savoir à l'une des plus considérables matrones, que, quelques égards qu'on eût pour les dames, il y avait pour elles des prisons et des exils. On crut un moment avoir calmé le pape et réglé l'affaire avec lui; mais il se rétracta et se montra plus irrité que jamais; et Grimaldi, envoyé de Gênes à Rome, eut beau dire que quoiqu'il y eût, du saint-père à lui, toute la distance du ciel à la terre, il n'entendait pas que le pape manquât à sa parole: à Gênes, soit qu'on voulût donner au père Granelli la garantie de la force majeure, soit qu'on craignît qu'il ne faiblît dans la résistance, on l'obligea à loger dans le palais du doge, où on le surveillait. Il y passa près de sept ans, tant cette querelle fut prolongée: elle ne finit que lorsque, ennuyé d'une si longue séquestration, le prieur prit la fuite et courut se jeter aux pieds du pape. Mais ce dénoûment n'apaisa pas la colère du pontife, il éleva un autre grief d'une nature singulière. Le cardinal Albéroni, chassé d'Espagne et congédié de France, venait demander un asile aux Génois. Le pape leur enjoignit de se saisir de lui et de l'envoyer prisonnier à Rome. On eut honte de livrer ce cardinal. Il avait été retenu sur la route avant d'arriver à Gênes; on diminua à dessein la surveillance des gardiens qu'on lui avait donnés; on le laissa disparaître, et le pape en fit un nouveau crime à la république.
Les Génois furent témoins à peu près désintéressés des ligues et des expéditions successives qui enlevèrent la Sardaigne à l'empereur; qui donnèrent cette île au duc de Savoie en lui retirant la Sicile; qui mirent aux mains pour un moment les deux branches royales de la maison de Bourbon; de celles qui tentèrent de faire remonter Stanislas au trône de Pologne; qui firent de lui un duc de Lorraine ayant la France pour héritière; qui donnèrent au gendre de Charles VI la Toscane au lieu de la Lorraine, et placèrent la couronne des Deux-Siciles sur la tête d'un infant d'Espagne. La république y gagna seulement d'avoir la possession de Final reconnue par le traité de la quadruple alliance et par la paix de Vienne. Toujours dans ces guerres elle se déclara neutre, mais en ne soutenant qu'à grand'peine sa neutralité; sans cesse préoccupée de ces mouvements des grandes puissances, de la pensée qu'elle serait sacrifiée, tantôt que quelque portion de son territoire servirait d'indemnité dans l'échange de la Sicile contre la Sardaigne, tantôt que Savone et Final allaient être attaqués. Avec cette terreur, toute démarche, toute résolution, quand on parvenait à en prendre, était faible ou hasardée.
En rapprochant les faits de la période que nous venons de parcourir, il est impossible de méconnaître les inconvénients de l'organisation de la république, sous le rapport de la politique extérieure. L'état misérable de cette politique ne dépendait pas seulement de l'exiguïté des ressources nationales, ni même de ces influences étrangères qui tenaient les membres du gouvernement liés à des factions opposées, par des intérêts personnels. Le vice venait des constitutions de 1528 et de 1576. Nées de la lassitude des discordes entre les citoyens puissants, elles avaient été rédigées avec l'intention principale de prévenir au dedans l'envahissement du pouvoir. On avait mis une jalousie extrême à ce que nul n'eût personnellement l'autorité; à ce que les chefs entre les mains de qui il fallait par force la mettre en dépôt n'eussent pas le temps de s'habituer à l'exercer à leur profit. Le doge, les sénateurs n'avaient leurs charges que pour deux ans. Le corps du sénat tous les six mois perdait des membres et en recevait de nouveaux désignés par le sort. Dès lors point d'unité, point de pensée d'avenir. Les vues politiques, les adhérences à telle ou telle puissance étrangère devant avoir peu de stabilité, inspiraient peu de confiance. De plus, le doge et les deux collèges n'avaient que l'initiative des propositions: les mesures qui concernaient particulièrement les rapports extérieurs étaient décidées par le petit conseil, qui ne pouvait délibérer si quatre-vingts membres n'y étaient présents. Cette circonstance suffisait pour qu'une minorité compacte, en se tenant absente, ajournât à volonté les plus urgentes décisions, et en fît manquer l'à-propos. Enfin, il fallait l'assentiment des quatre cinquièmes des membres présents, d'abord dans les collèges, ensuite dans le petit conseil, pour prononcer sur ces matières. Il était facile à une opposition de faire longtemps attendre un tel concours; et lorsqu'une mesure avait été délibérée, s'il survenait quelque incident qui la rendît inopportune, il était difficile d'obtenir le nombre de voix qui seul permettait de la révoquer ou de la changer. Tout au moins le temps d'agir passait; et en attendant, le secrétaire d'État ou les délégués spéciaux, chargés de traiter les affaires avec les ministres étrangers, n'étaient autorisés à donner que des réponses évasives ou dilatoires. Il leur eût été même impossible de faire prévoir un résultat si incertain jusqu'au dernier jour. Aussi les négociateurs étrangers témoignent-ils dans chaque dépêche qu'à Gênes on est incapable de prendre un bon parti, ou de rien faire qu'à contretemps. Ils en témoignent impatience, mécontentement et mépris. Quand leur cour les pressait de hâter une conclusion, ils ne pouvaient se retenir d'accuser la mauvaise foi de ces gens-ci, comme parfois ils les appellent, et d'exagérer leur incapacité ainsi que leur impuissance. Ils disaient à cette époque que jamais la république n'avait été si voisine de la perte de sa liberté; que c'était l'effet de la maladie de leur gouvernement, divisé entre le parti des vieillards intéressés et timides, et le parti de la jeunesse qui est capricieuse, sans expérience, et qui prévaut en ne consultant que sa vanité. Grâce à ces divisions, ajoutait-on, la haine des bourgeois et du menu peuple contre la noblesse est tellement augmentée qu'ils seraient capables d'en venir aux dernières extrémités pour peu qu'ils se vissent soutenus par quelque puissance.
Nous verrons, au chapitre suivant, que dans ces dernières assertions on s'exagérait la disposition du peuple à saisir l'occasion de se débarrasser du gouvernement des nobles, et nous verrons l'habileté de la noblesse à regagner le terrain qu'elle avait perdu.
Un grand et universel intérêt faisait que tout le monde s'accommodait du temps présent. Le profit du commerce compensait mille inconvénients. Il reprenait son cours dès que la mer redevenait libre. Là où la navigation génoise avait besoin d'emprunter pour ses vaisseaux la garantie du pavillon français, là où elle pouvait s'en arroger les privilèges, on avait l'adresse d'en trouver les moyens. Un nombre prodigieux de marins, qui n'avaient jamais habité la France, avaient des lettres patentes qui les déclaraient Français sans sortir de leur pays. On fut obligé en France, pour réprimer cet abus, d'annuler à la fois toutes ces naturalisations subreptices.
La fatale peste de Marseille et ses longues suites de quarantaines firent détourner vers Gênes un grand nombre d'affaires, tel qu'il fallut agrandir de beaucoup l'enceinte des locaux du port franc13. On en renouvela dans le même temps les privilèges et les règlements, toujours libéralement exécutés. A plusieurs reprises on avait voulu transporter ce beau dépôt des richesses du monde commercial dans le golfe de la Spezia. Mais cette fausse et bizarre idée de séparer le port franc de la ville commerciale, d'isoler les marchandises des acheteurs et de leurs caisses fut à jamais abandonnée. C'est un beau lazaret qu'on bâtit alors dans le golfe.
N'oublions pas de dire que, suivant les témoignages du temps, de tous les magasins du port franc, le plus riche, le mieux fourni était celui des pères jésuites, «surtout en aromates, drogues et autres produits précieux, qui leur arrivaient d'Espagne, de Portugal, des deux Indes et de la Chine14.»
CHAPITRE II. Guerre de la pragmatique sanction. - Gênes, envahie par les Autrichiens, délivrée par l'insurrection populaire.
La mort de l'empereur Charles VI vint troubler la paix de l'Europe. Ce prince croyait avoir assuré à sa fille Marie-Thérèse la succession entière de ses vastes États. Il avait obtenu l'assentiment de tous les souverains pour l'édit solennel qui, sous le nom de pragmatique sanction, avait réglé ce grand héritage. Il comptait bien que sa couronne impériale passerait par une facile élection à son gendre, devenu grand-duc de Toscane. Et quand il avait donné celui-ci pour héritier au dernier des Médicis, ayant fait céder la Lorraine au beau-père de Louis XV et, après lui, à la France, il pensait avoir particulièrement intéressé cette puissance à ses arrangements de famille. A sa mort il n'en fut pas ainsi. Tout fut troublé à la fois. En Allemagne, plusieurs princes revendiquaient des droits héréditaires; le roi de Prusse voulait la Silésie et s'en emparait par droit de bienséance. L'intrigante Parmesane que Philippe V avait épousée en secondes noces ambitionnait de faire au second de ses fils un établissement en Italie aux dépens de l'héritière autrichienne. Le cardinal de Fleury, qui gouvernait la France, suscitait et liguait ensemble tous ces ennemis. Marie-Thérèse, prise au dépourvu, attaquée de toutes parts, était menacée de tout perdre. Déjà son mari avait échoué dans ses prétentions à l'empire. Son compétiteur, le duc de Bavière, avait été couronné sous le nom de Charles VII. Mais alors l'Angleterre embrassa ouvertement le parti contraire. Une étroite alliance se forma entre les cours de Vienne et de Londres; cette dernière attira dans leur union le duc de Savoie, devenu roi de Sardaigne; accession importante, parce que, tandis que la reine de Hongrie luttait en Allemagne, ses possessions italiennes acquéraient un gardien contre l'invasion des troupes espagnoles et françaises. Mais ce ne fut pas gratuitement que ce nouvel allié prêta ses services. On stipula en sa faveur des avantages, des accroissements de territoire et présents et éventuels, tels que la sécurité de ses voisins en fut immédiatement troublée. On apprit que par le traité de Worms, qui était l'acte de cette alliance, Marie-Thérèse avait cédé à Charles-Emmanuel ses droits sur Final.
Les Génois, habitués à révérer la maison d'Autriche, à craindre l'inimitié d'une si grande puissance, si voisine de leur petit État, étaient bien éloignés d'avoir osé faire des voeux pour que la couronne impériale passât dans une autre famille. Ils avaient hésité à reconnaître l'empereur bavarois. La seule crainte de faire prononcer la confiscation de leurs fiefs les avait forcés à cette reconnaissance, qui fut tardive et de mauvaise grâce. Ils avaient bien présumé que Marie-Thérèse rechercherait l'alliance du roi de Sardaigne et que ce pourrait être à leurs dépens; mais ils ne s'attendaient pas à apprendre que l'héritière de celui qui leur a chèrement vendu Final, qui leur en a donné l'investiture solennelle, se joue de leurs droits et leur porte une atteinte publique: ils voient au delà de l'énorme préjudice que leur causera la perte de Final: ils voient leur ambitieux voisin poursuivant ou reprenant ses anciens projets; attentif à porter sa puissance en deçà des monts, sur le rivage de la mer, non content d'occuper Nice, d'interrompre à Oneille la contiguïté du littoral génois, il vient le couper encore à Final, se rapprocher, étreindre Gênes de toute part et en préparer l'invasion si longtemps méditée.
Leurs réclamations remplissent les cabinets de l'Europe. Ils adressent leurs plaintes et leurs remontrances à Vienne et à Londres. A Vienne, on nie d'abord que, dans le traité encore secret, il y ait aucun article qui intéresse Gênes. A Londres, on répond qu'il faut se tranquilliser, et qu'à l'apparition du traité on verra qu'il n'est pas si fâcheux qu'à Gênes on le suppose. Enfin il devient public. Alors les ministres d'Autriche déclarent que leur maîtresse ayant été obligée de donner de son propre territoire au roi de Sardaigne, elle ne pouvait, à plus forte raison, l'empêcher de prendre ce qui était à sa bienséance chez autrui. La cour de Londres est mortifiée de la contrariété que les Génois éprouvent: mais avec un si grand intérêt pour les alliés de fermer les Alpes à leurs ennemis, et avec un désir si prononcé chez le roi de Sardaigne d'avoir Final, il a été impossible de ne pas le satisfaire.
La dernière réponse de l'Autriche est remarquable par un trait d'hypocrisie diplomatique qui finit la discussion. Après tout, dirent les ministres, on n'a cédé que les droits qu'on avait; si, comme le soutiennent les Génois, on n'en avait point, on n'a rien cédé, et Gênes n'éprouve aucun préjudice. Au reste, le texte du traité était marqué tout aussi bien de la même espèce de dissimulation dérisoire. On y déclarait que, dans la confiance que la république de Gênes prêtera toute facilité, elle aura droit au remboursement des sommes qu'elle avait payées; remboursement du quel pourtant ni la reine de Hongrie ni le roi de Sardaigne ne seront tenus.
Que faire au milieu de ces pénibles circonstances? La France et l'Espagne, sur les premières plaintes, avaient offert leur assistance et leurs armes en invitant les Génois à faire cause commune avec elles. On avait refusé ce dangereux appui tant qu'on avait pu espérer fléchir les alliés de Worms. Mais après cette espérance perdue, les offres furent renouvelées, et il fallut bien les écouter. Le sénat et le conseil en délibérèrent longtemps. Les uns voulaient, au prix de Final même, conserver la neutralité et le commerce maritime. On leur répondait qu'après une première violence il n'y en avait aucune qui ne fut permise au roi de Sardaigne, et que Gênes ne dût attendre; que le commerce ne serait pas plus respecté que l'État; qu'en effet le roi de Sardaigne avait fait déclarer, dans le traité de Worms, que Final serait un port franc; que ce roi, en ouvrant à Final un passage de la mer à la Lombardie, et en couvrant la côte de corsaires, ôterait à Gênes son commerce. On balança longtemps, et le ministre français, qui observait ces hésitations, pensait que l'on comptait plus, à Gênes, sur la force des génuines que sur les alliances. On se proposa, dit-on, d'offrir trente mille ducats au ministre de Vienne, trente mille à lord Carteret, si par leurs bons offices la clause fatale de Final était supprimée à la ratification du traité. Mais les ratifications eurent lieu sans amendement. En attendant, l'amiral anglais Matthews avait demandé d'occuper Final pour station et pour place d'armes, et la république aurait volontiers acheté de lui la complaisance de ne pas insister. Mais les habitants de Final, déjà en querelle avec le gouvernement pour certains privilèges qu'ils réclamaient, manifestaient hautement leur désir de se séparer de la domination génoise. Enfin, la nécessité poussa le conseil à entrer dans l'alliance des Espagnols et des Français. Le traité fut signé à Aranjuez le 1er mai 1745. Le sénat, en le publiant, protesta de sa neutralité; il ne prenait aucune part à la querelle des puissances belligérantes; c'est sans renoncer à son amitié respectueuse pour elles qu'on armait, uniquement pour se soustraire aux conséquences dont le traité de Worms menaçait la république; et Gênes ne se regardait que comme un auxiliaire fournissant, en cette seule qualité, un corps de troupes et un train d'artillerie à l'armée combinée1.
Cette vaine réserve de manifeste dont les Génois semblaient avoir été dupes eux-mêmes, cette précaution oratoire par laquelle, en faisant la guerre, ils prétendaient rester dans la neutralité et en paix, fut probablement l'ouvrage des esprits faibles qui se crurent conciliants. Bientôt tout porta l'empreinte de cette hésitation, plus funeste sans doute dans les résolutions que dans les paroles. Mais la délibération sur cette grande affaire n'avait pas été unanime et elle ne pouvait l'être. Outre les bonnes raisons qui méritaient d'être pesées, la crainte de la guerre, la répugnance à compromettre la fortune d'un État commerçant et l'existence d'une république indépendante, outre ces considérations, les intérêts privés partageaient les conseillers. On ne pouvait délibérer que sous l'influence ou au milieu du choc des impulsions étrangères.
Pour le public, il n'influa en rien dans la résolution qui mit Gênes en état de guerre. On ne consulta pas son opinion; et peut-être n'en avait- il point. La masse aura considéré la perte prochaine de Final comme un affront à la gloire de la république, objet d'une vanité nationale commune à toutes les classes. Les négociants, à qui la neutralité avait été favorable dans toutes les guerres, auront craint pour leur commerce, et prévu deux choses également fatales pour ceux de cette classe, des obstacles et des contributions. Le peuple proprement dit était encore insensible à ce qui se préparait. On ne faisait pas de levées dans la ville. Les huit mille hommes que fournit d'abord la république étaient un ramas d'étrangers soudoyés. Le premier indice d'un esprit public est de 1746; on trouva mauvais que l'archevêque, dans une lettre pastorale, eût donné aux citoyens le nom de sujets, et ce mécontentement, qui ne fut manifesté que par des placards, n'occupa probablement qu'un petit nombre d'esprits.
L'alliance des Génois n'était pas encore notifiée, que les Anglais avaient jeté quelques bombes dans Savone et que les Autrichiens occupaient déjà Novi et une partie du territoire. Les premières opérations furent de les déposter. On leur prit le fort piémontais de Serravalle, et les Génois, qui parlaient encore de leur neutralité, en furent mis en possession en vertu d'une stipulation qu'ils avaient eu soin de faire par avance. Les ennemis ne manquèrent pas de leur faire tout le mal qu'ils purent. On souleva la Corse, et les Anglais désolèrent la côte ligurienne. Enfin, après un an d'opérations peu importantes, la funeste bataille de Plaisance est perdue, le 16 juin 1746, par les Français et les Espagnols. Au milieu de la dissension qui s'élève entre eux et de leurs efforts mal concertés pour tenir la campagne, on apprend la mort de Philippe V. Cet événement change les intérêts. Ce que le feu roi avait fait pour établir à Parme don Philippe, le plus jeune de ses fils, Ferdinand, son fils aîné, en lui succédant, était moins pressé de le faire pour un frère d'un second lit. L'armée combinée se retire. Elle se défend sur le Tidone, mais elle ne s'y arrête point. Un nouveau général espagnol, le marquis de la Mina, vient de remplacer le comte de Gages qui avait fait les deux dernières campagnes; et ce nouveau chef précipite la marche rétrograde. Les Autrichiens rentrent à sa suite sur le territoire génois, à Novi, à Serravalle. Les alliés redescendent la Bocchetta. L'infant don Philippe est parmi eux. Les Génois, menacés d'abandon, et se voyant à deux doigts de leur perte, supplient qu'on les défende et en démontrent la possibilité. On les flatte de tenir. On projette un camp entre la Bocchetta et la ville; et cependant l'artillerie espagnole se rembarque. Enfin, les Allemands franchissent la Bocchetta à leur tour. Aussitôt l'infant et l'armée disparaissent. Ils se retirent avec précipitation par Savone vers la Provence, et Gênes se trouve abandonnée à elle-même, à l'improviste, sans troupes, sans préparatifs de défense, surtout sans conseil pris, et en présence d'un ennemi victorieux.
Un auteur français assure qu'un conseil de guerre général s'était tenu dans Gênes et que la retraite y avait été décidée d'une voix unanime. Mais si telle avait été la résolution discutée et prise à l'avance le 9 août, aurait-on abandonné, le 3 septembre, une ville alliée si importante sans y jeter quelques troupes? Les Génois affirment en mille endroits qu'on les endormit par de vaines promesses, qu'un de leurs commissaires avait encore rendez-vous au quartier général de l'infant, à deux lieues de la ville, pour concerter la défense, et était en chemin pour s'y rendre au point du jour, quand il apprit la retraite, tant elle fut imprévue et furtive. Il est probable qu'on avait voulu réellement couvrir Gênes ou la défendre dans ses murailles, mais que la fluctuation des vues des généraux et la divergence des instructions de leurs cours firent perdre un temps précieux. La Bocchetta fut mal défendue, et les ennemis l'ayant passée, les alliés ne surent qu'abandonner la malheureuse ville de Gênes et aller porter plus loin leur incertitude et leurs dissensions2.
La consternation des Génois est plus facile à imaginer qu'à dépeindre. Le sénat expédia d'abord au général allemand qui s'avançait. Il lui adressa des rafraîchissements et des harangues dont le thème était que la république n'était pas en guerre avec l'impératrice. Cet argument ne persuadant pas l'ennemi qui, d'heure en heure, resserrait la ville, on crut qu'une démonstration de défense amènerait les Autrichiens à une meilleure composition. La magistrature municipale (les Pères de la commune) fit distribuer quelques armes au peuple par les consuls des arts et métiers. Ce fut alors qu'il éclata une opinion publique et populaire: le peuple, voyant sa ville et sa subsistance compromises par ses chefs et menacées par une armée ennemie, commença à donner des signes spontanés de patriotisme et de courage. Il courait en foule aux remparts, et, autant qu'il était en lui, ces armes qu'on lui avait remises pour en faire une simple parade, il les employait, non moins inutilement sans doute, mais avec beaucoup plus de démonstration d'animosité que le gouvernement n'avait osé en vouloir. Du haut de remparts élevés sur les collines on faisait feu à coups perdus sur les Allemands qui étaient encore au fond de la vallée. Mais bientôt une proclamation du gouvernement fit défense de tirer sous peine de la vie. Une circonstance extraordinaire sembla inciter encore les citoyens. Dans le vallon formé par les montagnes que couronnent les fortifications de la ville du côté du couchant, coule du nord au sud le torrent de la Polcevera. Le plus souvent son lit est entièrement sec; mais ses crues sont imprévues et rapides et son cours d'autant plus violent que les eaux qui le remplissent tombent des hauteurs presque perpendiculaires qui environnent la Bocchetta et des autres sommets de cette branche des Apennins. Les Allemands avaient leur camp tendu dans le lit du torrent qui était à sec. Un orage sur la montagne, pendant la nuit, causa une inondation subite au point du jour. Les eaux couvrirent toute la vallée. Le salut du corps entier fut exposé. Beaucoup d'hommes furent noyés et entraînés à la mer avec les chevaux, les tentes et les bagages. Le peuple, qui voyait ce désordre du haut des murailles, et les paysans répandus sur les hauteurs, voulaient profiter de la circonstance. La plus excusable des superstitions leur représentait Dieu et les saints combattant pour eux. Ils auraient pu détruire cette troupe débandée, désarmée et hors d'état de se défendre: mais le gouvernement n'eut pas le courage de le permettre et il mit toute l'énergie qui lui restait à comprimer celle de ses défenseurs.
Privé de cette ressource, il n'en restait plus. On se hâta de tenir un conseil de guerre qui, au gré de la frayeur du sénat, déclara que la place ne pouvait se défendre d'un coup de main, même tenir une heure; et on le déclarait derrière une barrière de montagnes escarpées, des enceintes de murs, une artillerie formidable, un peuple nombreux et animé, dont on vit peu après la force et le dévouement à la patrie! Les assiégeants n'avaient pas même encore amené leur canon de siège!
On négociait en vain: les conditions imposées s'aggravaient d'heure en heure. Le général Botta Adorno, d'une famille lombarde inscrite depuis un siècle parmi les nobles génois, vint prendre le commandement des Autrichiens et sommer la ville. A la première députation qui lui fut envoyée, il répondit que les Génois avaient l'option de deux partis: ou se défendre, auquel cas il se chargeait de prendre la ville en peu d'heures en sacrifiant quelques Croates, ou signer à l'instant les conditions qu'il imposait. Ne pouvant le fléchir sur les articles, ou lui exposait du moins qu'il fallait, pour les faire accepter à Gênes, accorder le délai exigé par les lois pour la délibération successive des divers conseils qui devaient y concourir. Botta répondit qu'il n'existait plus de lois que la sienne; elle fut subie: le petit conseil accepta le traité, et aussitôt les Allemands s'emparèrent des issues.
Ces conditions comprenaient: la remise d'une des portes, la garnison prisonnière sur parole, le désarmement des citoyens, la promesse que les Génois ne commettraient plus d'hostilités, le libre accès du port aux alliés de l'Autriche, le passage des troupes sur tout le territoire à volonté, la dénonciation et la remise de tous les effets et des munitions appartenant aux Français et aux Espagnols, cinquante mille génuines (320 mille francs) pour rafraîchissements et bienvenue à l'armée, sans préjudice des contributions dont la république aurait à convenir avec un commissaire impérial. Cet article mettait la fortune entière des Génois à la discrétion de l'ennemi. Il était déclaré que le tout ne serait que provisoire jusqu'à la réponse de Vienne; et par ce provisoire la république se livrait désarmée entre les mains des vainqueurs. Quatre sénateurs étaient transférés à Milan comme otages. On ordonna aussi que le doge et six sénateurs iraient incessamment à Vienne demander pardon. On se souvenait, dit Voltaire, que Louis XIV avait exigé que le doge vînt lui faire des excuses à Versailles, avec quatre sénateurs: on en exigeait deux de plus pour l'impératrice.
A ce prix, Gênes ne fut pas pillée par le soldat. Elle livra ses portes; mais le gouvernement crut exister encore et régner dans l'intérieur de la ville. On ne tarda pas à s'apercevoir que cette espérance était vaine. A mesure que les calamités devinrent plus pesantes, l'opinion se prononça plus fortement contre un gouvernement qui, imprudemment ou malheureusement, avait fait une alliance désastreuse, mais qui, surtout, s'était abandonné au besoin et avait injustement désespéré du salut de la patrie; qui, possédant une ville forte, intacte, et un peuple capable de la défendre, avait lâchement livré sa capitale à un ennemi peu nombreux, avant même qu'il eût mis le siège devant les murailles; qui s'était rendu, comme à discrétion, sans avoir soin de rien stipuler pour la sûreté des citoyens, en paraissant, au contraire, les sacrifier pour se réserver à lui-même un fantôme d'existence. Ces plaintes ne furent pas les seules. Par une récrimination peu généreuse, le ministre espagnol accusa le gouvernement de n'avoir pas voulu recevoir l'armée dans Gênes et d'avoir été dès lors secrètement d'accord avec les Autrichiens. La manière cruelle dont la ville était traitée, au moment même où cette accusation fut publiée, ne la réfutait que trop bien. Qui peut dire, cependant, que le gouvernement n'ait pas craint des défenseurs et la nécessité de soutenir un siège en se mettant entre leurs mains? Il n'était pas d'accord avec les Allemands à l'avance: mais peut-être il espérait se mieux tirer d'affaire par la négociation et par l'intrigue en traitant tout seul. Si tel fut son espoir, il fut cruellement déçu, et il ne sauva, pas mieux que son honneur, son pouvoir et son argent même.
Dès l'instant que le gouvernement eut cédé, il put voir toute la conséquence de sa faiblesse. Il pensait n'avoir promis de livrer que la porte extérieure, car les faubourgs étant séparés de la ville par une muraille, la laisser franchir par l'étranger, c'est mettre la ville entière à sa disposition. Botta ne manqua pas de prendre possession de la porte intérieure, en disant que, par une porte, il entendait toute l'issue correspondante. Les représentations furent rejetées avec mépris.
Le désarmement porta même sur la garde du doge et du palais. On vit dans les solennités religieuses, marcher le sénat escorté de ses gardes suisses sans hallebardes; et longtemps après, les vieillards se souvenaient encore que ce fut un des spectacles qui offensèrent le plus péniblement les regards de la multitude.
Bientôt, un commissaire civil autrichien arrive à Gênes et impose trois millions de génuines payables par tiers, en quarante-huit heures, en huit et quinze jours. Les Génois, disait son ordre, responsables de tous les dommages causés en Lombardie par les ennemis à qui ils avaient donné accès, devaient être taxés à tous les frais de la guerre; mais ils éprouvaient la clémence de l'impératrice. Les représentations étaient inutiles; le premier million (7 millions trois cent mille livres) fut emprunté aux dépôts de la banque Saint-George, dans l'espérance que le payement de cette somme énorme ferait abandonner la demande du restant. Mais tout passeport fut refusé aux envoyés que la république voulait expédier à Vienne pour implorer grâce. Le gouvernement, au désespoir, avait sollicité et obtenu quelques bons offices inutiles de la cour de Londres et de la Hollande; ce fut un nouveau crime auprès des ministres autrichiens, une noire ingratitude d'avoir eu recours à l'intervention des puissances au milieu des preuves de la modération mise en usage envers une ville prise à discrétion. Le commissaire à Gênes insista donc pour le payement du second terme. On recourt à Botta pour lui remontrer l'impossibilité d'y satisfaire: il répond: Il le faut, et il redouble ses réquisitions de vivres et d'effets pour l'armée, imposition arbitraire et journalière indépendante des contributions civiles. Rien ne put soustraire au payement du second terme: ce furent neuf cent mille génuines (6 millions 500 mille francs) encore puisés dans le trésor de Saint-George. Le pape s'émut enfin de pitié: sous sa protection toute- puissante, le nonce, à Vienne, eut parole que le troisième million ne serait pas exigé, et le saint-père en donna prompt avis à Gênes, où ce ne fut pas un médiocre sujet de consolation. Mais tout à coup nouvelle instance, nouvelles menaces; le nonce réclame la parole donnée. On lui répond à Vienne qu'il y a eu du malentendu, et que S. M. a eu tant de frais à payer qu'elle n'est pas en état de faire des sacrifices. Avec le million dû en imposition, on en demande un autre pour les quartiers d'hiver, et, en sus, deux cent cinquante mille florins pour le prix présumé des magasins militaires qui avaient dû exister dans la ville, évaluation qualifiée de clémentissime et dont on fait honneur à la bénignité de l'impératrice. Ce n'était plus la vaine espérance d'adoucir la rapacité des vainqueurs, c'était la nécessité; c'était l'impossibilité de trouver dans Gênes les sommes exigées, qui faisait de nouveau demander grâce aux commissaires, à Botta. Mais Botta répondait qu'à défaut d'argent, il y avait des placements à Londres, en Hollande, et que la cour de Vienne les accepterait en payement. En un mot, on lui attribue d'avoir dit avec une expression populaire énergique dans la circonstance et bien d'accord avec son caractère, qu'il ne devait rester aux Génois que les yeux pour pleurer.
Pour appuyer les demandes d'argent, il étend ses troupes dans l'enceinte des murs. Ses officiers se répandent dans la ville et la parcourent: ils entrent à cheval jusque dans l'enclos du port franc, menaçant, effrayant et prenant ostensiblement leurs mesures pour leur établissement en ville. Le général annonce avec dérision que son âme est si sensible, quoi qu'on en dise, que, quand il enverra ses troupes à discrétion dans Gênes, il n'aura pas le coeur d'y entrer et d'être témoin des calamités qui pourront s'ensuivre.
Enfin, par une dernière entreprise, les Autrichiens veulent enlever l'artillerie. Ils avaient poursuivi l'armée ennemie jusqu'au delà du Var, ils envahissaient la Provence, et ils voulaient faire servir les canons et les mortiers de Gênes au siège d'Antibes. Ils daignèrent d'abord les demander au sénat: la réponse, conforme aux circonstances et surtout à l'esprit de ce corps, fut qu'il ne donnerait point l'artillerie, mais qu'il ne saurait empêcher de la prendre. Botta ne tarda pas à la faire enlever. On la conduisit au port, où elle était embarquée. Ce spectacle était odieux aux citoyens: la mesure était comble et un léger accident la fit verser.
Le 5 décembre, à la chute du jour, un mortier pris sur les remparts était conduit par une escorte peu nombreuse à travers une rue étroite au milieu d'un quartier populaire nommé Portoria, le plus éloigné de la porte Saint-Thomas, où les Allemands avaient leur poste. Le pavé céda sous le poids: il fallut s'arrêter et employer la force des bras pour retirer l'affût de l'ornière. L'accident avait attiré beaucoup de curieux; les Allemands voulurent les obliger à prêter la main à l'ouvrage. Chacun s'y refusant, ils eurent l'imprudence d'employer le bâton pour contraindre les plus voisins. Les esprits s'exaspérèrent à cette violence. Un jeune homme crie aux assistants: Voulez-vous que je commence3? et il lance une pierre sur un soldat. C'est le signal de l'émeute, de la révolution. Une grêle imprévue de pierres chasse l'escorte; elle s'avance le sabre à la main: mais les flots du peuple grossissent, les cailloux volent, les Allemands fuient jusqu'à leur poste sans plus regarder en arrière. Tandis qu'on court donner avis de cet événement à leur chef, qu'il balance sur le parti à prendre et qu'un temps précieux est perdu, les cris d'armes! de liberté! de vive Marie protectrice de Gênes! circulent de quartier en quartier et soulèvent tous le bas peuple. On court en foule au palais; on demande des armes. Le sénat tremblant les refuse; il se cantonne, il ferme ses portes et parlemente au guichet avec ceux qui se présentent comme les chefs de l'insurrection. On les exhorte à la prudence: on leur remontre l'impossibilité de résister, et les suites fatales d'une démarche hasardée. On voyait bien que ceux qui parlaient ainsi craignaient surtout d'être personnellement responsables de l'énergie de leurs concitoyens. Une pluie abondante et la nuit dissipèrent la foule. Le gouvernement en profita pour dépêcher au général Botta un de ses membres expressément chargé de désavouer le peuple en implorant son pardon. Cependant l'émeute recommence avec le jour. Botta envoie cent grenadiers pour enlever le mortier resté sur la place. A moitié chemin, ils sont assaillis par la foule. Les pierres pleuvent et cette troupe armée fuit devant un peuple désarmé. Alors de tous les quartiers on se reporte au palais. On demande des armes, on rejette les conseils et les supplications du sénat; on l'accuse de lâcheté. Il est permis de croire cependant que dès lors le gouvernement, sans avouer le peuple, mais assuré qu'il se levait tout entier, commençait à fonder quelques espérances sur cette insurrection. Aussi bien, il n'était plus temps d'être excusé auprès des Autrichiens. Les relations populaires disent bien que la noblesse refusa de livrer des armes et ne prit aucune part à la guerre; celles que les nobles publièrent à la même époque le disent de même: l'événement était trop récent, on s'était trop épuisé en désaveux auprès de l'Autriche, pour accepter une part à la gloire. Il est certain encore qu'au moment dont nous parlons le peuple ayant entrepris d'escalader l'arsenal, qui était dans le palais même, le sénat fit enlever les échelles. Mais une tradition unanime assure que tandis que le doge refusait des armes, ses huissiers, du fond de la salle, criaient au peuple où il en trouverait des dépôts. On y courut. Au bout de quelques heures, un peuple nombreux se montra bien armé, disposé à une guerre réelle, et d'abord à assiéger la porte intérieure de Saint-Thomas pour en chasser les Allemands. Des piquets de cavalerie que ceux-ci avaient fait entrer dans la ville pour dissiper les rassemblements furent partout repoussés et laissèrent quelques hommes sur le carreau. Ce fut le premier essai et le premier encouragement des armes génoises.