Histoire de la République de Gênes
Au jour, les consuls et les notables de Saint-Gilles se présentèrent: ils demandèrent à Grillo de s'abstenir de toute hostilité. Ils se chargeaient d'obliger les Pisans à n'en commettre aucune. Ils répondaient de la sûreté des Génois comme il avait répondu de celle des adversaires. Grillo leur reprocha le traitement peu amical qu'il avait reçu d'eux au précédent voyage; mais puisqu'ils étaient neutres, ils ne devaient pas refuser de lui vendre les vivres dont ils avaient besoin. Ils s'en excusèrent; les Pisans étaient arrivés chez eux les premiers; ils leurs devaient pleine hospitalité et ne pouvaient justement donner aucune aide à ceux qui venaient contre eux. Ils écoutèrent encore moins la demande de Grillo qui les sollicitait de congédier les Pisans. Ils lui déclarèrent qu'ils les assisteraient envers et contre tous; et en ce moment une grande foire réunissant à Saint-Gilles beaucoup d'habitants des contrées voisines qui, tous, paraissaient disposés à prêter la main contre les Génois, ceux-ci n'eurent qu'un parti à tenter; ils députèrent quelques- uns d'entre eux à Beaucaire, auprès de Raymond, comte de Toulouse et de Saint-Gilles, pour lui porter plainte contre la partialité de ses gens. Ils rappelèrent au comte l'amitié que son père, à la terre sainte, et lui-même, avaient toujours témoignée à Gênes; des propositions d'alliance et des offres d'argent appuyèrent ces souvenirs. Un traité fut promptement conclu; moyennant une promesse de mille trois cents marcs d'argent, le comte devait, à son choix, ou joindre ses armes à celles des Génois, ou les laisser attaquer les Pisans en toute liberté, ou enfin accorder le champ libre pour que la querelle fût régulièrement vidée entre les deux parties. Il avait à peine donné sa parole que l'abbé de Saint-Gilles vint interrompre la conférence et tenir avec le comte un colloque secret. Cependant, à l'heure convenue pour recevoir le serment des Génois choisis pour lui être garants de la somme promise» il fît procéder à leur appel. Soixante et dix avaient déjà répondu et juré, quand de nouveaux messagers arrivèrent. Après les avoir entendus, Raymond déclara que le traité ne serait pas maintenu. On apprit que l'abbé et ses religieux avaient consenti à prendre sur leur conscience, à la décharge de celle du comte, le péché du parjure. Raymond s'était mis à la solde des Pisans pour un salaire supérieur à celui qu'il avait accepté de Grillo. Il fallut donc que les Génois renonçassent à l'espérance de brûler la flotte pisane ou de la combattre. Ils se contentèrent de séjourner deux jours pour braver tous les ennemis. Personne ne vint les assaillir. Ils payèrent largement les secours que les habitants d'un lieu voisin (les Baux) leur avaient prêtés. Ensuite ils redescendirent le Rhône. A leur grande surprise, il était barricadé devant Arles. Ils se préparaient à s'ouvrir la voie par force, mais le comte de Provence accourut pour leur donner les explications les plus amicales; l'obstacle avait été élevé en son absence et sans son aveu; il en ordonnait la destruction, et la ville d'Arles prêterait toute assistance au consul. Les galères séjournèrent quelques semaines autour de cette ville. Grillo tenta d'y conclure une alliance offensive contre les Pisans; mais le comte de Provence était engagé en trop de rapports avec le comte de Toulouse pour porter la guerre sur le territoire de ce voisin. Il promit seulement de n'admettre aucun vaisseau pisan dans ses ports pendant un espace de temps déterminé. Il reçut quatre mille livres de sa monnaie de Melgueil pour cette promesse et pour les services qu'il avait rendus.
Dans ces expéditions annuelles, toujours présidées par un des consuls de Gênes en personne, on ne négligeait rien pour se faire des alliances profitables, et pour éliminer, s'il était possible, les concurrents du commerce. Ainsi un traité d'alliance fut conclu avec Narbonne (1166). Deux frères, chargés des pouvoirs de l'archevêque et de la vicomtesse Ermengarde, vinrent à Gênes en jurer l'observation, circonstance qui rend doublement singulier le silence que les annalistes de Gênes gardent sur cette transaction. On a conservé à Narbonne tant l'instrument qui contenait les promesses des Génois que la copie qu'y rapportèrent les députés, des engagements que Narbonne avait contractés envers Gênes1. Cet acte vaut la peine d'être mentionné pour faire voir que les abus de la force érigés en droit maritime sont fort anciens.
L'alliance ou la paix est pour cinq ans: la paix, car c'est ainsi que parlent tous ces traités, comme si l'état naturel était la guerre tant que des conventions n'étaient pas intervenues, et c'est encore le principe fondamental du droit des gens chez les puissances barbaresques.
Les personnes et les propriétés sont garanties: et l'on a soin de marquer que c'est jusqu'au terme du même délai, qu'en cas de naufrage il y aura assistance et que les effets sauvés seront restitués au propriétaire.
Les droits de navigation et de commerce seront réciproquement reportés aux tarifs en usage vingt-six ans en arrière: toute augmentation postérieure est annulée et l'on ne mettra pas d'imposition nouvelle. Malgré la réciprocité apparente, la stipulation était toute au profit des Génois, qui commerçaient plus sur la côte de Languedoc que les Narbonnais en Ligurie.
Les gens de Narbonne pourront naviguer comme les Génois et s'associer avec eux, mais ils ne pourront entreprendre le transport des pèlerins de la terre sainte. Une fois l'an seulement un navire unique pourra partir pour cette destination, à condition que les pèlerins reçus à son bord ne seront ni templiers, ni hospitaliers, ni de Montpellier, ni de Saint- Gilles, ni de la Provence entre le Rhône et Nice.
Dans les autres voyages, les Narbonnais ne peuvent transporter ni les personnes ni les effets, si ce n'est de leurs compatriotes. Ils pourront cependant prendre au dehors les hommes salariés dont ils auront besoin pour la navigation, pourvu qu'aucun de ceux-ci n'embarque sur le vaisseau pour plus de dix livres de valeur. On pourra aussi donner passage à ceux qui iraient racheter des prisonniers, et à l'argent des rançons. Mais cette destination doit être justifiée par serment. Quant aux Pisans, tant qu'ils seront en guerre avec Gênes, ils ne seront reçus eux ni leurs biens; si les Génois en découvrent sur des bâtiments de Narbonne, les enlever, sans porter d'ailleurs de préjudice aux Narbonnais, ne sera pas enfreindre la paix.
(1167) Par de telles alliances les Génois étaient impliqués dans les intrigues et mêlés aux querelles des pays qu'ils fréquentaient. Rodoan de Mauro, consul, fit un traité avec Alphonse II, roi d'Aragon, comte de Barcelone. Ce roi avait enlevé à Raymond, comte de Toulouse, l'héritage du comte de Provence qui venait de mourir. Raymond le revendiquait encore, et il avait occupé un château2 en Camargue, sur tes confins de ses propres États. L'Aragonais acheta pour en faire le siège, l'assistance des Génois, de leurs galères et de leurs machines. Pour prix de ce service il s'engagea à fermer son royaume et ses terres aux Pisans, à s'emparer de la personne et des biens de ceux qu'on y trouverait, à partager ces dépouilles avec les Génois. Ce contrat reçut son exécution. Deux navires pisans entrèrent à Barcelone, on les saisit, et la moitié de la confiscation fut remise au consul génois.
(1174) Quelques années plus tard, il se fit une paix entre la république et le comte de Saint-Gilles3. Des exemptions de droits et des privilèges furent concédés dans tous les ports du comte, de Narbonne à Monaco; car Raymond agissait comme maître de la Provence, et il faisait bon marché d'un héritage qui lui échappait. Le traité portait une sorte de renonciation à la liberté du commerce maritime pour les Provençaux, comme Gênes l'avait exigée des Narbonnais.
Les navigateurs génois et leurs nobles armateurs étaient, dans ces temps, en perpétuel contact avec les seigneurs du littoral. On trouve un Grimaldi, amiral génois, déclaré par Raymond son lieutenant général, dans une expédition contre les Nissards révoltés4. Les Vento, les Grillo fréquentent la Provence, y forment des établissements; ils y sont au premier rang des nobles du pays5, et leurs descendants s'y sont maintenus jusqu'à nos jours.
Une des années de la guerre pisane fut marquée pour les Génois par plusieurs disgrâces. Leur flotte prit la fuite devant l'ennemi. Dans d'autres rencontres plusieurs de leurs galères furent prises, et l'annaliste n'indique que trop la cause de ces pertes. La ville était alors en proie aux factions, et la division était passée sur les flottes. Dans une occasion où se trouvaient ensemble des galères armées par des propriétaires de partis opposés, une portion aima mieux se rendre à l'ennemi que d'appeler ou de recevoir les secours de leurs compétiteurs.
Pendant ces expéditions maritimes, Frédéric était aux prises avec la ligue lombarde soulevée contre lui. Il avait été obligé d'aller chercher une armée en Allemagne pour réduire ces confédérés. A son retour, il trouvait le pape Alexandre devenu le chef de leur alliance et rentré dans Rome réconcilié avec ses Romains. On commençait à relever les murs de Milan. Quinze villes de plus entraient dans l'alliance. Frédéric ouvrit les hostilités en assiégeant Ancône. Ses deux archichanceliers étaient vers Rome, et ils pressaient l'empereur d'y marcher rapidement sans perdre du temps à un siège.
Gênes et Pise étaient toujours réputées dans l'obéissance de l'empereur. C'était, à Gênes du moins, avec une médiocre affection. Ou n'y voulait rendre de soumission que ce qu'il en fallait pour n'être pas rebelle. La république était engagée, comme on l'a vu, à fournir une flotte pour attaquer la Sicile. La première fois que Barberousse avait reparu en Italie après ce traité, des ambassadeurs étaient venus lui demander ses ordres pour cette expédition qu'au fond on était loin de désirer. L'empereur n'était pas en mesure et on le savait d'avance. Il avait remis de s'expliquer à un autre temps, et, après avoir fait assigner des entrevues à Fano, à Parme, à Pavie, il n'en avait plus été question. Maintenant, en marchant sur Rome, il mandait à Pise et à Gênes de lui envoyer promptement des soldats. Les Pisans répondirent qu'en guerre avec les Génois, ils ne sauraient marcher sous les mêmes drapeaux; mais ils offraient de doubler leur contingent, si l'on excluait leurs ennemis de l'armée impériale, et Frédéric reçut favorablement leur offre. Les Génois offrirent de marcher quoiqu'ils n'eussent aucune obligation de servir ailleurs que sur la mer; mais ils demandaient que l'empereur leur fît rendre leurs prisonniers retenus à Pise, et qu'il portât enfin la sentence trop longtemps suspendue qu'il s'était réservé de rendre entre les deux villes rivales. Frédéric différa de leur répondre. Il attendait ces doubles secours que les Pisans devaient lui envoyer; mais bientôt les épidémies, communes autour de Rome, mirent son armée en péril, il ne pensa plus qu'à la retraite, et, regagnant la Toscane, il se déroba secrètement aux ennemis qui menaçaient de lui fermer ce passage (1168). Cette fuite valut de nouveaux confédérés à la ligue. Elle bâtit enfin dans les plaines du Piémont la nouvelle Alexandrie élevée au nom du pape, que la ligue regardait comme son chef, et, ce qui peint assez bien la politique des Génois invités par les consuls de la ville nouvelle à aider à leur établissement naissant, cette commune de Gênes que Frédéric comptait dans son obéissance et qui s'y tenait, fournit aux Alexandrins un secours de mille sous d'or et en promit autant pour l'année suivante.
La république semblait cependant n'être attentive qu'à la guerre pisane. Elle s'était étroitement liée avec la ville de Lucques que les jalousies ordinaires entre voisins rendaient ennemie de Pise. Les Lucquois, dans une expédition heureuse contre les Pisans, firent un assez grand nombre de prisonniers d'importance. Sur l'avis de cette victoire, les Génois expédièrent des ambassadeurs qui, en portant à Lucques leurs félicitations, allèrent demander à leurs alliés la moitié des prisonniers faits dans cette rencontre, comme le seul moyen de se procurer en échange la délivrance des captifs qu'à aucun prix Gênes n'avait pu tirer des mains des Pisans. On n'obtint qu'à grand'peine ce partage; il eut lieu cependant, et ces Pisans emprisonnés à Gênes ne tardèrent pas à faire demander à leur patrie d'accepter les moyens de leur rendre la liberté.
(1169) En même temps l'archevêque de Pise et quelques religieux essayèrent de rétablir la concorde. On tint des conférences: des pleins pouvoirs d'arbitres furent donnés à un citoyen de chacune des trois républiques belligérantes; l'instrument en fut dressé en trois originaux. Au moment de conclure, le consul pisan déclara qu'il devait encore en référer à sa commune. Tout fut ajourné ou plutôt abandonné, et il ne resta, d'un accord si avancé, que ces copies du traité projeté que conserva chacune des parties. Dans la suite on invoqua ce document à plusieurs reprises, chaque fois que la négociation pensa se renouer.
(1170) Les apparences de paix évanouies, un ambassadeur de Lucques se présenta aux consuls de Gênes et au conseil, et requit un parlement public pour y exposer sa mission devant le peuple entier. Il venait proposer à la république de se réunir plus intimement contre l'ennemi commun, de n'avoir dans la conduite de la guerre qu'un seul consulat pour ainsi dire, enfin de convenir d'une expédition par terre et par mer. Gênes promit de préparer ses forces pour le printemps. Mais avant ce temps, à Lucques, on s'endormit dans le péril. Une armée préparée en silence par les Pisans parut tout à coup. Les Lucquois ne purent arrêter sa marche en demandant instamment la paix. Ils furent attaqués, battus, dispersés. Des envoyés de Lucques vinrent à Gênes raconter tristement leur défaite, et réclamer pour s'enrelever de nouveaux secours qu'ils promettaient de mieux employer.
(1171) Il paraît qu'il subsistait en ce temps quelques restes d'un usage singulier qui tirait son origine d'une générosité affectée. En temps de guerre chaque partie expédiait une sorte de héraut (cursor) qui allait explorer ouvertement les forces de l'ennemi; on en faisait montre aux yeux de cet envoyé, comme si l'on dédaignait de surprendre les adversaires et qu'il parût plus digne de les avertir du danger qu'on leur préparait. Mais cette visite, permise à l'explorateur, avait dégénéré en vaine formalité, ou même en stratagème. On voit dans l'occasion présente reprocher aux Lucquois de n'être pas mieux informés par le rapport du héraut, et de n'y avoir pas suppléé par d'autres voies. On convint de réunir toutes les forces au printemps, de les employer par terre et par mer. Sur toutes les côtes où croisaient des galères génoises on expédia des ordres pour les faire rentrer, afin que tout concourût à l'entreprise concertée. En attendant on entreprit de donner au territoire de Lucques un boulevard nouveau. On construisit à Viareggio, sous la direction d'un ingénieur génois, une forteresse qui domine la bouche de l'Arno. Elle ferme le seul passage qui reste en cet endroit entre la mer et l'Apennin, au milieu de marais impraticables. Les Pisans virent avec grande jalousie cette forteresse élevée contre eux.
Avant le temps fixé pour la grande expédition projetée, survint Christian, archevêque de Mayence; Frédéric, qui faisait la guerre en Bohême, n'abandonnait pas ses vues sur l'Italie et ne comptait pas laisser longtemps la confédération lombarde y dominer eu paix. Son représentant avait franchi les passages, il parut à Gênes, et, par le secours qu'il y trouva, il parvint en Toscane en sûreté. Il allait y chercher des amis pour son maître. Les villes de cette contrée n'avaient point d'engagement avec les Lombards, et, en se faisant la guerre entre elles, ne s'étaient pas encore détachées de l'obéissance à l'empereur. A Gênes, c'était toujours la même politique: se tenir à l'écart, se donner pour neutres aux Lombards, leur témoigner peut-être une inclination secrète en s'excusant de la manifester; protester de son obéissance au chef de l'empire et se dispenser de le servir. Les Pisans venaient de faire à Constantinople une alliance solennelle. Manuel, qui avait été peu exact à tenir les promesses faites aux Génois, avait accordé à Pise de plus grands avantages encore. Frédéric était jaloux à son tour de l'influence que l'empereur grec cherchait à reprendre en Italie. Les Génois se vantèrent à l'archevêque de Mayence d'être en différend avec Manuel, tandis qu'ils s'étaient au contraire montrés soumis et favorables à Frédéric: pour lui obéir ils s'étaient aliéné le roi de Sicile, au grand dommage de leur commerce; et, sollicités souvent par les Lombards, ils avaient refusé toute alliance avec leur parti. C'est à ces titres qu'ils demandaient à Christian de les favoriser dans leurs querelles; et enfin, usant d'autres voies pour s'assurer sa bienveillance, ils lui promirent, même de leur argent, et à l'insu de Lucques, deux mille trois cents livres, s'il faisait rendre la liberté aux prisonniers lucquois retenus à Pise.
(1172) Il est curieux de voir procéder l'archevêque de Mayence, archichancelier de l'empire. Il promet sa bonne volonté aux Génois; il ne cache pas que les Pisans n'ont pas bien répondu aux bontés de César; mais, chargé d'une mission d'union et de paix, il est deux choses qu'il ne peut promettre. Il ne saurait ni attaquer Pise, ni mettre cette ville au ban de l'empire. Après cette déclaration il tient une cour plénière. Il y fait comparaître les députés de toutes les villes toscanes, et leur recommande une paix qu'il veut honorable pour toutes les parties et pour laquelle il proteste qu'il n'a reçu et ne recevra aucun présent, Pise demande que la forteresse de Viareggio soit abattue, Gênes et Lucques que les prisonniers soient rendus. Les Pisans, à qui la partialité de Christian est suspecte par cela seul qu'il a fréquenté les Génois les premiers, lui résistent. Christian les met au ban de l'empire par un décret solennel, casse leurs privilèges, annule leurs titres de propriété, décrie leurs monnaies, convoque les forces de Gênes et de Lucques pour leur faire la guerre, et reçoit des Génois 1,000 livres pour cette sentence.
Bientôt après il rend ces rigueurs communes à Florence, après que, dans une conférence où il avait fait entrevoir pardon et concorde, il a fait arrêter les consuls de Pise et de Florence et leur suite. Il livre ces prisonniers à Gênes et à Lucques, et, pour prix de ces nouveaux exploits, il se fait encore payer 1,000 livres par la première de ces villes et 1,500 par la seconde.
L'archevêque, en contentant sa propre avidité, avait reconnu qu'il était impossible, au milieu d'animosités si violentes, de faire à l'empereur des amis en Toscane, s'il n'abandonnait pas un des partis pour disposer de l'autre. Il se mit à la tête des troupes fournies par ses nouveaux alliés, il ravagea le territoire de Florence et il alla entreprendre un long et mémorable siège d'Ancône, où nous n'avons pas à le suivre: il ne paraît pas que les Génois y aient pris part.
Il ne leur fut plus permis cependant de se vanter auprès des Lombards de la neutralité de la république. L'accueil fait à Christian, son appui invoqué, son assistance si officiellement employée, firent aussitôt traiter Gênes en ennemie par les confédérés. On ne lui fit pas la guerre, mais on intercepta le commerce par terre. On défendit de laisser passer des grains pour la subsistance des Génois. Ils sentirent péniblement cette interruption des ressources ordinaires. La ville manqua de viande, et, dit la chronique, ce fléau dura dix-huit mois. Dans le même temps les comtes de Lavagna donnaient des inquiétudes (1174). Sous prétexte de querelles privées, ils attaquaient les villages limitrophes de leurs terres. Quand les voisins prenaient leur revanche, ils réclamaient les droits de la paix, et obligeaient les consuls à leur faire restituer ce qu'on leur avait pris; puis on les trouvait à la tête de ces populations qu'ils avaient vexées et qu'ils soulevaient contre le gouvernement. Ils assiégeaient Chiavari, une garnison peu courageuse traitait avec eux et leur donnait trois cents livres d'argent pour se libérer de leurs attaques. Un des consuls, Nicolas Rosa, présent à ce traité, se livrait en otage, au grand scandale de ses collègues et de la république. Le marquis de Malaspina et son fils, qui tour à tour avaient marché pour l'empereur et contre lui, suscitèrent plus d'une fois des querelles. Cependant un arrangement fut conclu avec eux; ils vendirent à la république le château de Lerici dans le golfe de la Spezia, sur les confins des possessions de Pise; on le rasa immédiatement.
(1175) Frédéric, délivré de la guerre qui l'avait retenu en Allemagne, reparut enfin. Pressé de consolider le parti qui reconnaissait ses droits, il manda à Pavie les Génois et les Pisans, avec les Lucquois et les Florentins. Là il prononça en maître sur leurs différends. Il ordonna que la nouvelle forteresse de Viareggio, odieux aux Pisans et notoirement érigée contre eux, serait abattue. Il commanda aux Pisans de remettre à Gênes la moitié de la souveraineté de la Sardaigne. Sur ces bases, il fit jurer la paix devant lui.
(1176)Ce fut peu après que se termina une plus grande lutte. L'empereur et les forces qu'il avait réunies, les Lombards et leur confédération entière se rencontrèrent à Legnano. La victoire se déclara pour la liberté de l'Italie. L'armée de Frédéric fut entièrement détruite. Il se sauva du champ de bataille avec si peu de ressources qu'on perdit sa trace, et qu'il passa pour mort.
Eclairé par l'événement, il eut le bon esprit de se conformer à sa situation et d'en tirer parti avec dextérité. Son antipape était mort, le point d'honneur ne l'empêchait plus de reconnaître Alexandre pour le véritable pontife. Il se hâta de négocier sa réconciliation (1177). Le pape ne voulut entendre à aucun accord, si l'on ne faisait entrer dans le traité les Lombards et le roi de Sicile; et c'était le résultat auquel Frédéric tendait de son côté. Enfin l'ouvrage assez compliqué fut mené à bien dans Venise. L'empereur, absous par le pape, se soumit dans leur rencontre au cérémonial désagréable que déjà Adrien lui avait appris. On prétend qu'en prenant les rênes de la haquenée d'Alexandre, il lui dit: Pas à toi, mais à saint Pierre, et qu'Alexandre répondit: Et à saint Pierre et à moi. Enfin une paix perpétuelle fut conclue avec l'Église, ainsi que des trêves, l'une de quinze ans avec le roi de Sicile, l'autre de six ans, avec les Lombards.
On trouve Gênes au nombre des villes auxquelles Frédéric fait rendre commune la trêve. Quand ce prince, avant de quitter l'Italie, visita les amis qui l'avaient aidé, il se recommanda à leur fidèle affection; il passa par Gênes avec sa femme et son fils; il y reçut les plus grands honneurs6.
Pendant les six ans qui suivirent l'accord, sa politique fut de détacher des membres de la confédération opposée, de faire des paix séparées, d'exciter des jalousies entre les Lombards afin de dissoudre leur ligue et d'être plus fort à la conclusion de la paix générale. Ainsi il rendit son amitié à Tortone qu'il avait si sévèrement traitée. Il acquit à son parti jusqu'à la ville d'Alexandrie, qui, par une fiction singulière, consentit à recevoir de lui un nouveau nom et une fondation nouvelle. A un jour marqué la ville fut vidée, et les habitants y furent reconduits sous ses auspices comme une colonie à laquelle il aurait fait préparer ce séjour. Il décora la ville du nom impérial de Césarée, nom qu'elle ne conserva pas longtemps. Les habitants de cette ville et ceux de Gênes eurent alors une convention pour vivre en bons voisins en s'accordant des exemptions de péage7.
La paix définitive fut faite à Constance. Par ce fameux traité, les républiques italiennes eurent leur indépendance réelle reconnue, en conservant quelque ombre de déférence pour la souveraineté de l'empire. L'empereur se réservait la confirmation de leurs consuls et la délégation d'un juge d'appel; enfin, le serment de fidélité, qui devait être renouvelé tous les dix ans. Les ligues établies entre ces villes étaient maintenues, elles étaient libres d'en former à leur volonté. Les Génois ne semblent pas avoir comparu comme parties à cette transaction. L'empereur les nomme seulement parmi ceux qu'il déclare ses alliés. Les conditions du traité ne paraissent pas non plus avoir rien changé à l'état où se trouvait la république.
CHAPITRE IV. Suite des affaires de la terre sainte. - Relations extérieures et traités. - Administration des finances.
Aussitôt que l'on avait pu se soustraire à l'obligation de suivre Frédéric dans les projets dont il avait menacé la Sicile, des négociateurs y avaient été envoyés au roi Guillaume pour rétablir la paix et le commerce dans ses États. Ce raccommodement fut difficile et nécessita plusieurs ambassades. Au bout de six ans seulement les anciens traités furent renouvelés.
Il faut rendre justice aux conducteurs du peuple génois. Nous venons de parcourir trente ans de guerre; nous allons voir que c'étaient encore trente ans de désordre et de troubles sanglants dans l'intérieur. Sous le seul rapport de la finance ce devait être un temps d'embarras extrême dans un État d'un territoire si borné et si peu fertile, jeté en une suite d'entreprises dispendieuses. Cependant ni la pénurie du trésor, ni la guerre pisane, ni la guerre civile n'arrêtèrent jamais aucun des soins nécessaires à la protection du commerce, aucune des mesures capables de l'agrandir. A la louable unanimité des efforts, au milieu des factions et des tempêtes, on voyait bien que ceux qui disposaient du timon des affaires étaient les principaux commerçants du pays, plus éclairés sur un intérêt solide qu'éblouis par l'ambition ou par l'esprit de parti; ainsi les particuliers continuèrent à accumuler des richesses, alors même que l'État épuisé demeurait pauvre.
Les établissements de Syrie ne cessaient pas de rendre de grands profits, mais leur position commençait à devenir précaire. Si les villes maritimes n'avaient ressenti jusque-là que les contrecoups des secousses qui ébranlaient le royaume de Jérusalem, si les colonies rivales qui les habitaient n'avaient pas encore poussé leurs jalousies jusqu'aux violences qui les ruinèrent plus tard (1163), de grandes vicissitudes suivaient la mort de Baudouin III. Amaury, son frère, qui lui avait succédé, se voyait pressé entre deux rivaux puissants, le Soudan d'Égypte et Noureddin, soudan de Damas (1167). Il servait d'auxiliaire au premier quand, sur le champ même de bataille, tous deux se réunirent contre lui. Bientôt Noureddin fut maître de l'Égypte. Saladin, neveu du lieutenant qu'il avait envoyé au Caire, y devint vizir et ne connut point de maître. Peu après (1170) il se fit successeur de toute la domination de Noureddin. Amaury invoquait en vain des secours pour lui résister. Ce roi mourut en envisageant la chute de son trône. Il le laissait à Baudouin IV, affligé de la lèpre et incapable de soutenir un État chancelant. Une trêve retenait encore les entreprises du redoutable maître de Damas: on la viola, la guerre recommença, le royaume fut ravagé. Le roi, succombant sous son infirmité, céda la régence au second mari de sa soeur, Sibylle: c'était Guy de Lusignan, régent de peu de mérite (1183). Baudouin mourut, le trône appartint quelques mois à un enfant de cinq ans, fils de Sibylle et du marquis de Montferrat, son premier mari. A la mort de ce jeune prince (1185), dans une assemblée religieuse, l'ambitieuse Sibylle prit la couronne entre ses mains, et, sans consulter personne, la mit sur le front de Lusignan son époux (1186). La défection du comte de Tripoli qui ne voulut pas reconnaître le nouveau roi, les dissensions des templiers et des hospitaliers, les jalousies et les querelles sanglantes des Génois, des Pisans et des Vénitiens, le trouble qu'ils mirent dans les villes qu'ils habitaient ensemble, furent le triste prélude et les circonstances qui amenèrent et accompagnèrent la fatale bataille de Tibériade. Tout fut perdu: Lusignan fut fait prisonnier, la vraie croix tomba au pouvoir des Sarrasins (1187). Le comte de Tripoli alla mourir de désespoir, accusé de trahison, et, disait-on, reconnu pour circoncis par ceux qui l'ensevelirent; car jusqu'à quelle absurdité ne va pas la prévention populaire?
Après la bataille, la célèbre, la forte ville de Ptolémaïs, mal défendue par la discorde de ses habitants, ne tint que trois jours devant Saladin (1189). Césarée, Assur, Jaffa, Béryte se rendirent; il ne resta aux chrétiens sur la mer que Tyr, Tripoli et Ascalon: cette dernière cité capitula peu après.
Jérusalem passa au pouvoir de Saladin par une capitulation qu'il exécuta avec fidélité et générosité. Les chrétiens, sortis de cette ville et cherchant une retraite, se présentèrent à Tripoli; on leur ferma les portes. Partout éconduits, ils se traînèrent jusque devant Alexandrie. Là du moins ils furent charitablement recueillis par les officiers de Saladin. On prit soin de leur procurer un asile au pied des remparts, ils y passèrent l'hiver; on leur distribua des vivres et des secours.
Malgré la guerre, les Génois avaient eu l'habileté de se mettre avec les musulmans d'Égypte en état de paix et de neutralité. Trente-huit vaisseaux chrétiens, génois la plupart, hivernaient à cette époque dans le port d'Alexandrie. La venue des fugitifs de Jérusalem fut une occasion de commerce. Ceux qui avaient emporté de l'argent en achetèrent des marchandises; ils les mirent sur les nefs, dit un narrateur1, et y gagnèrent grand avoir. Au mois de mars, les maîtres de navires y donnèrent des places pour le retour de tous ceux qui purent les payer chèrement (1187). Mais il restait mille pauvres chrétiens délaissés. Ce fut encore l'humanité des magistrats d'Alexandrie qui veilla à leur conservation. Le départ était prochain. Les Génois venaient déjà payer les droits de port et redemander leurs timons et leurs voiles qu'on tenait en dépôt pour la sûreté de la perception. Mais, avant de rendre ces apparaux, on demanda aux capitaines pourquoi ils n'embarquaient pas les hommes qui restaient sur le rivage. Ils répondirent qu'ils ne pouvaient s'en charger puisque ces hommes n'avaient ni de quoi payer leur passage, ni de quoi se fournir de vivres: «Eh bien, s'écria le mahométan, ne sont-ils pas chrétiens? Entendez-vous les abandonner pour être esclaves de Saladin? Cela ne sera pas. Vous les recevrez à bord et je leur donnerai des vivres. Vous jurerez de ne les débarquer qu'en chrétienté, de la même manière et aux mêmes lieux que les passagers riches qui vous payent; et si j'apprends que vous ayez fait tort ou injure à ces pauvres gens, sachez que je m'en prendrai aux marchands de votre terre qui viendront en ce pays.» Ces conditions furent remplies, le gouvernail ne fut pas rendu que les capitaines ne s'y fussent soumis.
Après la prise de Jérusalem, Saladin assiégea Tyr. Mais le jeune marquis de Montferrat possédait cette ville, et, par son courage, aidé d'une poignée de Génois, il brava toute la puissance du vainqueur. Il méprisa les offres, et ne prêta pas l'oreille aux menaces, car on lui demandait de rendre la place pour sauver la vie de son père, prisonnier des Sarrasins. Attaqué par terre et par mer, il défit à l'entrée du port les galères envoyées contre lui; il repoussa les assauts. Saladin leva le siège et ne réussit pas mieux devant Tripoli, que Montferrat courut défendre. Le sultan honora ce valeureux ennemi; en se retirant il délivra et lui renvoya ce père dont les jours avaient été en péril. Il rendit aussi la liberté au roi Lusignan et à dix chevaliers dont il lui laissa le choix. A peine libéré, Lusignan accourut à Tyr. Mais Montferrat, non plus que le nouveau comte de Tripoli, ne voulut le reconnaître ni le recevoir. Ce roi sans royaume choisit alors le plus extraordinaire des asiles: presque seul il alla camper devant Acre, il annonça qu'il assiégeait la ville, et il requit tous ceux qui pouvaient fournir assistance de venir le joindre. La flotte sicilienne s'approcha pour le soutenir. Les forces éparses se réunirent. A son tour il fut bloqué dans son camp, mais il n'y fut point forcé. Un an se passa dans cette bizarre position et dans l'attente des secours d'une nouvelle croisade.
(1189) La perte de Jérusalem avait été douloureusement ressentie dans toute l'Europe. Les rois qui avaient négligé ou retardé d'y porter assistance, s'en accusèrent. Les peuples, que leurs discordes avaient distraits de la défense de la terre sainte, suspendirent leurs différends. Aussi bien ils sentaient ce qu'ils allaient perdre et ce qu'ils avaient déjà perdu. Gênes, qui envoya des ambassadeurs aux rois de France et d'Angleterre pour les inviter à se réunir dans l'intérêt de la cause sainte, déféra elle-même aux remontrances des souverains pontifes. Elle fit une trêve avec les Pisans. Les Vénitiens s'unirent à leurs rivaux. Leurs flottes combinées partirent sous la direction des archevêques de Pise et de Ravenne2. Un des consuls de Gênes, Gilles Spinola, fut expédié au siège d'Acre. Des Embriaco, des Castello, des Volta, des Doria, une foule d'autres s'embarquèrent avec lui. Bientôt les plus puissants princes se mirent en route dans l'espérance de reprendre Ptolémaïs. Frédéric Barberousse fut prêt le premier. Il prit la voie de Constantinople et se fit jour à travers l'Asie mineure; maïs il alla mourir misérablement près du terme de son voyage. Philippe Auguste et Richard d'Angleterre, prenant le chemin de la mer, se rencontrèrent à Gênes. Ces amis, ces frères d'armes se retrouvèrent en Sicile, et n'en repartirent pas sans avoir donné le spectacle d'une jalousie haineuse qui devait ruiner toute entreprise commune. Après de longs incidents toutes les forces fuient réunies devant Acre (1191). Saladin les combattit et ne put les distraire du siège. On nous a conservé le souvenir de la place des campements. Nous voyons que les Génois n'étaient pas restés dans leurs galères; selon leur ancien usage, ils avaient pris le soin des machines de guerre. Le siège dura plus d'un an après l'arrivée des deux rois. Enfin Saladin consentit à un traité qui remit Acre aux mains des chrétiens. Il promit d'échanger un de ses prisonniers de Tibériade contre chacun des musulmans qui se trouveraient dans la ville. La vraie croix, ce trophée tombé entre ses mains, devait être rendue. On dit qu'il prit des prétextes pour retarder l'exécution de cette promesse; que les princes, pressés de l'obliger à restituer la croix, le menacèrent de mettre à mort leurs prisonniers, et que, par une égale inhumanité, il les laissa effectuer cette menace. Ils eurent soin seulement de conserver les captifs capables de riches rançons, et ils se les partagèrent.
La rentrée dans Acre amena de nouvelles dissensions. Les conquérants s'emparèrent des propriétés à leur bienséance: les anciens possesseurs voulurent reprendre leurs biens; les uns et les autres en vinrent aux mains. Il fallut une négociation compliquée pour ménager un accord qui devait encore donner de continuelles occasions de querelles. Dans chaque maison celui qui y rentrait fut tenu d'admettre au partage du logement l'hôte qui s'y était établi, et qui eut le droit d'y séjourner à volonté. L'ancien propriétaire ne devait jouir de cette portion qu'à la retraite de cet incommode voisin.
Philippe avait regagné la France, content d'avoir vu Ptolémaïs hors des mains des infidèles, et peu soigneux de pousser l'exécution de son voeu jusque sous les murs de Jérusalem. La guerre s'étant rallumée, Richard annonça qu'il marchait à la conquête de la terre sainte; mais il n'alla pas loin sur ce chemin, arrêté, disait-il, parce que les lieutenants à qui Philippe avait laissé son armée refusaient de le suivre. Il n'en exerça pas moins sa valeur brillante, dont la renommée passa en proverbe chez les Sarrasins. Mais il combattit sans s'éloigner des côtes, en négociant toujours. Il lui tardait de retourner en Occident, et l'on sentait qu'il ne demandait qu'une voie honorable pour repartir. Saladin devait désirer, à son tour, la retraite d'un ennemi si puissant, après lequel il ne resterait aux chrétiens que des forces sans chefs dans des établissements prêts à tomber par leurs propres discordes. Déjà Richard et Conrad, marquis de Montferrat, étaient en querelle déclarée. Le vain titre de roi de Jérusalem retenu par Lusignan, après la mort de cette reine qui l'avait couronné seule, était revendiqué par Conrad, et cette contention divisait tous les croisés. Les hospitaliers et les templiers suivaient des partis différents; les Pisans avaient adhéré à Richard, protecteur de Lusignan; les Génois devaient être pour Montferrat. Les deux peuples en vinrent aux mains dans Ptolémaïs. Richard qui y dominait chassa les Génois de cette ville. Le marquis les reçut dans Tyr (1192). Bientôt ce prince, le plus puissant de ceux que leurs possessions destinaient à se fixer en Syrie, fut tué par des Arabes de cette tribu que nos annalistes nomment les assassins. Saladin, pour tenir le sort des croisés entre ses mains, n'eut plus qu'à désirer le prompt départ du roi d'Angleterre. Il le hâta par un traité dans lequel il déploya une générosité au moins apparente. L'accès de Jérusalem fut libre à la piété des chrétiens. Une trêve consolida les établissements maritimes. Saladin rendit Caïpha, Assur, Césarée, Jaffa, et, quand il eut fait démolir Ascalon, il laissa aux Latins tout le rivage de Jaffa jusqu'à Tyr.
Tout fut réglé sans faire mention de Guy de Lusignan, et de son titre de roi de Jérusalem. Mais il acquit une souveraineté plus réelle. Il acheta la couronne de Chypre, de Richard d'Angleterre qui avait pris possession de cette île à son arrivée, et qui, repartant, n'avait plus qu'à la revendre.
Après la trêve, le royaume de Jérusalem n'existait guère que de nom. Les chrétiens n'y avaient plus de centre commun; les affaires des chevaliers et des barons déclinèrent. Mais les peuples marchands et navigateurs peuvent se passer de domination là où ils négocient. A défaut de protection publique, ils savent au besoin se protéger eux-mêmes par la promptitude des mouvements, par la souplesse et la vigilance. Ils ne demandent que libre accès et des magasins un peu sûrs. Là où ils trouvent ces avantages, ils se rangent aisément à la neutralité. Ils font même leurs affaires chez l'ennemi si le profit paye le risque. Les Génois n'interrompirent point leur commerce, ils firent avec les villes de Syrie, soumises à Saladin, ce qu'ils avaient fait à Alexandrie, qu'ils fréquentaient malgré la guerre. Ils se répandirent à l'intérieur, ils connurent Alep et Damas. Cependant, attentifs à tous les intérêts au milieu des croisés, toutes les fois qu'un nouveau maître ou un nouveau compétiteur parvient au pouvoir dans une principauté, nous trouvons de nouveaux décrets qui confirment et souvent augmentent leurs privilèges. Guy, ce roi de Jérusalem sans territoire, leur accorde et leur renouvelle des concessions étendues3. Un de ses prédécesseurs avait renoncé pour eux à l'alliance des Pisans, et s'engageait à ne pas y rentrer de cinq ans. Le marquis de Montferrat ajoute des jardins à leurs possessions de Tyr4. Il est à peine mort, Henri de Champagne, qui épousa sa veuve trois jours après, succède à peine à la principauté, qu'il renouvelle les privilèges des Génois, avec la faculté de bâtir une église dans Tyr et une tour dans Acre5.
(1150 - 1190) On voit que la politique ne leur manquait pas plus que l'activité. On naviguait, on trafiquait de tout côté, et, dans les années plus funestes de guerres et de soulèvements, l'annaliste répète volontiers que les vaisseaux marchands allèrent au trafic comme en pleine paix. On expédiait partout où la négociation pouvait être profitable. On envoyait des flottes partout où leur présence pouvait appuyer les ambassades. Un envoyé fut dépêché à Mohadin, roi des côtes d'Afrique, qui résidait à Maroc. Ce prince accorda aux Génois la paix et la liberté du commerce dans tous ses États. Les droits de douane furent réglés pour eux à 8 pour cent, excepté à Bougie où l'on percevait 10 pour cent, dont deux étaient restitués à un chancelier que la république y établit, arrangement singulier qui associait les Génois aux profits de l'impôt levé sur leurs marchands dans un port étranger: ce revenu fut affermé dans la suite parmi les ressources du trésor.
(1181) Nous avons déjà parlé d'un traité avec le roi more de Valence en 11496. Rodoan de Moro conclut une paix de dix ans avec Abon Ibrahim, seigneur des Baléares7. Quelques années après (1188), Lecanozze obtint du nouveau maître de ces îles des privilèges, avec les concessions d'une église, de magasins, de bain gratuit une fois la semaine, exemption de certains droits, sauvegarde et réception favorable tant en Espagne qu'au pays de Garba en Afrique. L'émir se réserva un seul point, celui de se faire justice sur les Génois qu'il trouverait parmi ses ennemis. (1200 - 1208) En aucun temps on ne néglige de cultiver les relations avec l'Égypte. Rosso della Volta y fit un traité avec Saladin. Les successeurs de ce prince furent visités par les hommes les plus importants de la république, par Foulques de Castello, par Guillaume Spinola. Le dernier avait été demandé par le soudan; lé premier avait rapporté des présents considérables en allant solliciter la liberté de quelques prisonniers. On ne l'obtint pas, mais on se concilia la tolérance du commerce. C'est ainsi qu'après que les chrétiens eurent été chassés de la Palestine, les Génois trouvèrent des amis et des liaisons profitables parmi les Sarrasins.
(1201) A l'extrémité de la Syrie opposée à l'Égypte, ils obtinrent de nouveaux établissements à peu près à la même époque, et avec ces mêmes concessions qui constituaient leur colonie de la terre sainte. Des princes chrétiens, chassés par les mahométans de la grande Arménie, s'étaient retirés dans la petite. Ils avaient enlevé à l'empereur de Constantinople plusieurs villes de Cilicie. Ils briguaient la dignité royale: les Génois secondèrent, et probablement transportèrent les ambassadeurs qui allaient solliciter auprès de l'empereur d'Allemagne le titre de roi pour leur maître. Léon, de la famille des Ruppins, obtint en effet cette couronne. Ce prince et ses successeurs montrèrent leur reconnaissance envers les Génois, en leur accordant le privilège et l'autorité du consulat8.
Nous avons vu Gênes cultiver l'amitié de l'empereur de Constantinople et recevoir de lui des privilèges aussi magnifiques que lucratifs. Mais l'exécution n'avait pas répondu aux promesses: Ami de Morta fut envoyé pour la hâter. On demandait les établissements promis et les subsides annuels qui avaient été stipulés, et probablement des indemnités pour le dommage que l'empereur avait paisiblement laissé porter aux Génois par les Pisans. L'ambassadeur, après deux ans d'absence (1170), était attendu à Gênes, quand deux délégués de l'empereur y arrivèrent avant lui. Ils parlèrent dans les termes les plus choisis de l'amitié de leur maître, et ils étalèrent cinquante-six mille perperi qu'il envoyait aux Génois. La somme était d'un grand attrait au milieu des embarras du temps; un des traits les plus marqués du caractère génois, la méfiance, l'emporta. Il a toujours régné dans leur pays un scrupule excessif de porter atteinte au moindre droit litigieux: crainte superstitieuse, si l'on peut parler ainsi, qui introduit les conseils du légiste dans la politique et dans les transactions journalières du commerce. On refusa l'argent tant que Morta ne fut pas de retour; on le refusa encore quand, à son arrivée, il assura que l'offre des ambassadeurs n'était pas égale au dernier mot de leurs instructions. Morta, qui, à ce que raconte l'annaliste, très-bien accueilli à Constantinople, en revenait fort riche, y fut renvoyé sur les pas des ambassadeurs grecs pour ôter tout malentendu sur la quotité de l'indemnité (1180)9. Nous ne savons si l'argent fut recouvré, mais huit ou neuf ans plus tard Morta négocia encore un traité avec Alexis Comnène qui avait succédé à Manuel. Le procès-verbal de la prise de possession des établissements concédés aux Génois et la description des lieux sont conservés dans les archives de Gênes. On y trouve aussi les instructions données postérieurement à un autre ambassadeur (1201)10: il était chargé d'aller demander, avec un peu plus de facilités pour le commerce, un rabais sur les droits, et surtout de réclamer justice en faveur des Génois créanciers des Grecs. Il lui est imposé, au surplus, de rapporter au trésor six cents perperi sur les dons que lui fera l'empereur. Mais c'était le temps des sanglantes révolutions d'Alexis III, d'Isaac Lange et de l'usurpateur Murzufle. Probablement la négociation n'avança pas, et peu après, la conquête des Latins vint renverser toutes choses.
On voit que les hommes qui, consuls ou conseillers, s'occupaient des affaires de l'État ne manquaient ni de soin ni de vigilance. Dans une année (1163) où il n'y avait pas d'arriéré, le budget de la république se montait à six mille huit cent cinquante livres en recette et en dépense. La somme était devenue bien médiocre pour le temps et pour la circonstance. Quand un délégué impérial vendait son appui pour deux ou trois mille livres, il est évident qu'il fallait d'autres ressources. On remarque cependant que jamais dans ces temps difficiles un parti convenable à la sûreté ou à l'honneur du pays ne manqua faute d'argent. La bourse des particuliers suppléait sans difficulté à l'épargne épuisée, et c'est ainsi que les richesses privées servaient au bien public. Rien n'empêche de croire que, parmi les citoyens opulents, il y en eut de généreux, capables de sacrifices désintéressés à la patrie; mais communément, il fallait recourir aux emprunts; les prêteurs exigeaient des gages; ils s'emparaient des diverses branches des revenus publics afin d'assurer leurs remboursements par leurs propres mains.
Quand autrefois la république était bornée aux expéditions maritimes, le plus souvent elle n'avait qu'à laisser aux particuliers le soin de s'en charger. L'appât des captures espérées suscitait assez d'armateurs volontaires et d'hommes qui spéculaient sur le profit à faire en s'associant à l'entreprise. Les flottes partaient sans exiger beaucoup d'avances du trésor public. Quand on s'étendait davantage, ou quand il convenait d'aller établir des croisières qui promettaient peu de profits directs, il fallait bien que l'État armât à ses frais. A cette occasion commencèrent les emprunts. Le premier qui nous est signalé eut pour cause l'expédition d'Almérie; mais le butin de cette ville et celui de Tortose surpassèrent la dépense. Toutes les expéditions n'étaient pas si lucratives: celles de Grillo aux bouches du Rhône coûta sans produire. Mais il n'était pas pour Gênes d'expédition maritime qui pût être aussi onéreuse que les moindres mouvements par terre. A leur occasion on voit les revenus engagés, alternativement rachetés et réengagés de nouveau. L'approche de Barberousse, la construction des murs, la protection donnée à Barisone, la diplomatie vénale de l'empereur, exigèrent les plus grands sacrifices. Enfin, pour faire la guerre sur terre, il fallait des cavaliers; il n'y en avait point à Gênes; on en soldait en Lombardie. Pour en fournir promptement aux Lucquois pendant l'alliance, on demandait l'assistance des marquis et des comtes de la Ligurie: ils arrivaient avec leurs suivants; or ces nobles auxiliaires ne servaient ni gratuitement, ni à peu de frais. Une de ces convocations, qui devint inutile, endetta la république de 3,000 livres.
On levait des collectes imposées sur les citoyens. Nous ne savons quand on commença à recourir à cette ressource; mais nous la trouvons annuelle dès 1165. L'impôt devint permanent, sa quotité resta variable; le plus souvent elle était de 6 deniers par livre (deux et demi pour cent); quelquefois elle fut de 8 deniers (trois et un tiers) et au delà. On n'explique pas si c'est sur le revenu ou sur le capital de chacun. L'annaliste avertit quelquefois que la collecte est indépendante de la taxe des vaisseaux. On trouve aussi des années où le droit de douane est élevé à 3 deniers par livre sur la valeur des marchandises importées et de 9 deniers sur les exportations (1169). Dans certaines occasions on essaye de soumettre à la collecte Savone et Noli, sous le prétexte que ces villes sont de la compagnie de la commune de Gênes. Ces impositions devaient servir à l'amortissement des emprunts et au retrait des revenus engagés. Et telles étaient, après tout, les ressources d'une république mal dotée, mais riche en citoyens opulents, que, la guerre de Pise terminée (1185), quand la paix de Constance laissa respirer l'Italie (1186), en deux années les consuls payèrent les deux moitiés de la dette entière et libérèrent les revenus publics. Les embarras pécuniaires étaient plus faciles à faire disparaître que les factions à éteindre et leurs violences à contenir.
LIVRE TROISIÈME.
DISSENSIONS DES NOBLES ENTRE EUX. - INSTITUTION DU PODESTAT. - FRÉDÉRIC
II.
1160 - 1237.
CHAPITRE PREMIER.
Établissement du podestat.
En recherchant la situation du pays aux premiers moments du gouvernement échu à la noblesse, le vieux historien Caffaro nous sert encore de guide. Dès la troisième année de la nouvelle compagnie jurée en 1157, et à laquelle nous avons cru pouvoir rapporter l'établissement aristocratique, il nous dit, sans détailler les événements, sans nommer personne, que les citoyens étaient en violente inimitié, mais que le consulat veilla si bien qu'ils n'osèrent entreprendre ni combat, ni voies de fait. L'année d'après (1161), la vigilance des consuls, tournée à remettre la paix dans la ville, leur inspira d'exiger des parties contendantes la promesse qu'on ne se livrerait point aux rixes accoutumées, et que nul ne commencerait des querelles. Dans le serment étaient stipulées de fortes peines en cas de contravention, et, dit l'historien, ceux qui, au mépris de cet engagement, prirent les armes ou insultèrent quelque membre de la compagnie payèrent, l'amende (1163): ils résistaient; mais on les y forçait en abattant leurs maisons et leurs tours, quand ils tardaient à donner satisfaction. La dernière année où Caffaro écrit encore, il loue les consuls d'avoir entretenu la concorde en défendant et en réprimant toute violence, surtout en se débarrassant des instruments de ces méfaits. Depuis plusieurs années les brigands et les sicaires avaient pullulé dans Gênes; le gouvernement les fit rechercher: un grand nombre fut arrêté et jeté à la mer. Alors on respira. Ce qui restait de fauteurs de crimes, découragé, se tint en repos tout le temps de ce consulat. Tel est le tableau que nous laisse, en prenant congé de nous, l'écrivain qui avait célébré la concorde publique florissant sous le nouvel ordre de choses.
La cause des troubles à ce moment était-elle dans l'opposition des populaires dépouillés de leurs droits par les nobles? Cela ne semble pas être, du moins encore; ce sont des tours que l'on rase pour punir ceux qui troublent la paix. Quand l'histoire nomme les combattants, ce sont des nobles. Si elle parle du peuple, il ne paraît qu'à la suite des chefs; ou, plus souvent, il se montre appuyant le consulat, et prêtant la main pour forcer les nobles rivaux à se désister des voies de fait. Car toutes ces dissensions procédaient par la prise d'armes, la guerre intérieure.
Quand des nobles ont pris le pouvoir pour eux seuls, entre eux leurs dispositions jalouses sont entretenues de jour en jour par les intrigues de la candidature, par le choc des intérêts matériels, chacun prétendant bien que le moindre avantage de sa position soit de faire pencher sous le poids de son crédit la balance de la justice. De là les injures réciproques: l'esprit de famille devient au dehors un esprit de haine et de vengeance; les alliances de parenté se changent en faction, et quand les circonstances extérieures présentent deux partis qui divisent le monde politique, le choix fait par les uns jette nécessairement les autres dans la direction opposée.
Deux familles ambitieuses et alliées tendaient ensemble à se saisir de la prépondérance. C'étaient les Castello et les Volta. Ouvertement dévoués à la faction impériale avant qu'elle s'appelât gibeline, ils sont parties principales dans toutes les commotions civiles. Souvent ils bravent les magistrats et provoquent la répression; et cependant on les voit, chaque année, chargés de négociations ou de commandements importants. On les trouve presque sans interruption sur les tables consulaires de la république; et, chose notable, toutes les fois que leurs noms y paraissent, ils sont à la tête de la liste. Foulques de Castello va bientôt marquer parmi les siens; c'est le premier individu que nous pouvons surprendre au milieu des menées d'une ambition flagrante.
Une cérémonie publique met en présence Foulques de Castello et Roland Avocato, membre d'une autre famille puissante. Ils sont l'un et l'autre à la tête de nombreux suivants. S'il y avait quelque opposition politique entre eux, on l'ignore: mais une rixe s'éleva entre les deux cortèges; l'annaliste la représente comme accidentelle et due à l'insolence de quelques jeunes gens. N'était-ce pas plutôt l'occasion saisie par deux rivaux de se braver, de se heurter, de se combattre? Car ils étaient en force et en armes. Les archers de Volta tuèrent le fils d'Avocato et avec lui deux autres nobles. La république en fut bouleversée. Peu de temps après, Marchio Volta, alors consul, paisiblement retiré à sa campagne au temps des vendanges, fut massacré par une bande de misérables sicaires. On reconnut la main qui les conduisait, c'était la vengeance d'Avocato. Ce fut, dit l'annaliste, le réveil de ce furieux esprit de discorde qu'on croyait endormi pour jamais; ce fut le signal de six ans de guerre civile et de dommage pour la patrie.
(1165) Chaque parti, chaque famille avait ses clients; et quand les chefs auraient voulu la paix, la scélératesse de leurs suivants l'aurait rompue. On faisait renouveler, tous les ans, quelques serments de concorde, et du moins on jurait des trêves. Quand on l'avait obtenu, ce serment procurait quelque répit dont les consuls profitaient pour expédier les galères aux destinations que demandait la guerre. Mais les troubles reprenaient bientôt. La république, dit l'historien, était en lambeaux, tous lui causaient des maux, nul ne pensait à son bien.
Enfin des consuls, plus fermes que leurs prédécesseurs, se procurèrent au dehors deux cents clients qui reconnaissaient exclusivement leurs ordres. Ils les armèrent et les conduisirent aux maisons des Volta et des Castello; ils les y établirent en garnison malgré la résistance des maîtres; puis ils assemblèrent le peuple. Le serment que, pour cette fois, ils exigèrent des principaux citoyens exprima l'obligation de porter leurs querelles au consulat pour en ordonner paix ou guerre; le reste de l'assemblée jura de prêter main-forte contre quiconque résisterait.
Fort de ce soutien, on appela les chefs des partis et on leur proposa la médiation des consuls pour faciliter entre eux une réconciliation. Ils refusèrent, et demandèrent qu'avant tout les griefs réciproques fussent débattus. En consentant à les entendre, les consuls se formèrent en tribunal et donnèrent audience aux causes. On rejeta d'abord les plaidoyers écrits que les parties prétendaient produire. On en vint à la franche explication des raisons de chacun. Les juges s'étaient promis de se montrer impassibles pendant cette longue discussion. Le jour se consuma à entendre les parties; la nuit presque entière se passa à délibérer. On fixa les points de la controverse. On reconnut un nombre d'offenses capitales, qui méritaient le combat judiciaire: on examina s'il fallait l'exiger. Avouer qu'on reculait devant ce parti rigoureux eût donné la mesure de trop de faiblesse dans le gouvernement. La sentence ordonna que les querelles seraient vidées par six duels qui furent appointés parmi les acteurs principaux des scènes passées. C'est sur la violence du remède que l'on compta pour en faire désirer de plus doux. On fit sur-le-champ afficher la sentence, l'archevêque fut averti de cette grave résolution. Tandis que les femmes et les enfants des champions désignés couraient en larmes auprès des consuls, les suppliaient de rétracter ce jugement homicide, le pasteur, répondant sans doute à l'intention secrète du gouvernement, rassemblait tous ses prêtres, et, faisant retentir les cloches sans attendre le jour pour mieux frapper les esprits au milieu des ténèbres, appelait l'assemblée et l'assistance du peuple entier comme en une calamité publique. Ceux qui accoururent trouvèrent les cendres du saint Jean-Baptiste exposées, les saintes croix, bannières ordinaires des fidèles, dressées aux portes de l'église, le clergé dans le plus grand appareil en prières, les familles intéressées en émoi. L'archevêque éleva sa voix vénérable et somma les consuls et fous les citoyens de s'opposer à l'effusion du sang. Les consuls rappelèrent ce qu'ils avaient fait pour être dispensés d'ordonner le combat. Une renonciation volontaire, le sacrifice des outrages réciproques pouvait seul maintenant, mais pouvait encore arrêter le cours de l'impassible justice. Le peuple entier l'exigea en témoignant son horreur des duels. Des parties, celles qui étaient présentes cédèrent à ce voeu, mais les principales s'étaient tenues absentes. On courut chercher Roland Avocato, celui dont le fils avait péri le premier. Quand il apprit qu'on lui demandait de se départir de la vengeance de ce meurtre, il déchira ses vêtements, il se jeta sur le seuil de sa maison, protestant qu'il n'en sortirait pas. Il évoqua son fils et les victimes de son parti; mais on ne le quitta point; l'archevêque, le clergé en procession, vinrent lui présenter la croix et l'Evangile. Entraîné par cette sorte de violence, conduit au milieu de l'église, pressé de supplications et d'exhortations religieuses, il céda enfin et promit d'obéir à ce que les consuls exigeaient. Foulques de Castello, alors mandé, répondit avec modestie que les magistrats de la patrie étaient ses maîtres, que son voeu était d'exécuter leurs ordres, mais qu'il les suppliait de l'excuser s'il ne le pouvait sans l'aveu de son beau-père Ingon della Volta. Sur cette réponse on se rendit dans le même appareil chez celui-ci. Le beau-père et le gendre se laissèrent conduire à l'église, et, après quelque résistance, ils cédèrent à leur tour. Le pardon réciproque fut prononcé, juré, confirmé par le baiser de paix. Les autres parties suivirent sans hésiter l'exemple de leurs chefs, et de solennelles actions de grâces, entonnées par l'archevêque au pied des autels, terminèrent cette scène religieuse et patriotique à laquelle il ne manqua que la sincérité.
A l'ombre des grandes querelles, les animosités privées s'étaient donné carrière. Toutes les passions sordides et violentes, instruments dont les parties se servaient, travaillaient pour leur propre compte aux dépens de la sécurité et de la propriété. Les clients, dont les hommes puissants se faisaient suivre, étaient surtout les habitants des domaines que ceux-ci possédaient autour de la ville ou sur les autres points du territoire. Mais des paysans, des montagnards, ainsi formés à exécuter les vengeances de leurs maîtres, se familiarisaient avec les meurtres et prenaient goût aux pillages. Ils se rendaient redoutables à ceux mêmes qui les avaient excités.
Bientôt ce sont les familles des Vento et des Grillo qui sont en guerre. A peine l'autorité leur a fait poser les armes, ces mêmes Grillo sont coalisés avec Foulques de Castello qui reparaît pour livrer un furieux combat aux de Turca ou Curia (une même famille est désignée sous ce double nom). C'est évidemment ici la lutte de l'ambition. Lanfranc della Turca, suivi d'une bande de sicaires, assassine Angelo de Mari, consul en fonction. Cet attentat excite l'indignation et l'horreur: les populaires comme les nobles prêtent la main aux consuls pour venger leur collègue: on poursuit les meurtriers: ils fuient et l'on prononce leur bannissement; on dévaste leurs maisons, on démolit leurs tours: enfin tandis qu'un légat du pape vient prêcher la concorde et opère quelques raccommodements, les Vento rompent avec les Volta naguère leurs alliés; ils se livrent une bataille sanglante sur les places publiques. La cause de ce trouble ne nous est pas cachée cette fois, c'est la jalousie des prétentions au consulat; c'est pour ce prix que se divisent ceux qui s'étaient unis contre les autres concurrents.
(1190) Ces désordres étaient devenus intolérables. C'est alors qu'on insinua aux citoyens paisibles, aux hommes impartiaux, la pensée d'enlever à tous les prétendants, sans distinction, ce consulat trop envié. Ceux dont l'ambition n'était pas assez accréditée pour le disputer connivèrent au projet de suspendre cette magistrature. Quant à la faction opposée aux Volta, contente de faire tomber de leurs mains le pouvoir qu'elle n'avait pu s'assurer pour elle, elle se donnait l'apparence de sacrifier ses propres prétentions et de se soumettre à un remède qui était au fond son ouvrage. On proposa donc de conférer à l'avenir l'autorité et la majesté du gouvernement à un magistrat unique qu'on élirait chaque année sous le nom de podestat1 et qui serait nécessairement étranger. Cette singulière invention d'aller chercher ailleurs un gouverneur et des juges afin d'éviter les jalousies des candidats nationaux et la partialité des compatriotes, s'était déjà répandue en Italie depuis les institutions analogues imposées par Barberousse. Mais elle devait répugner à la défiance de Gênes, à ses sentiments de fierté, d'indépendance, de nationalité, si l'on peut parler ainsi. Il fallait, pour la faire admettre, toute l'importunité, tout le dommage de ces tumultes journaliers où un petit nombre de prétentions blessaient toutes les autres et troublaient la sécurité de la masse. Mais il fallut aussi, pour que cette mesure pût être prise, que le prétendant le plus ambitieux, Foulques de Castello, fût absent. Il était parti pour voler au secours de Ptolémaïs. Une circonstance nous fait connaître que la révolution était faite contre lui et les siens. Ses deux fils et son neveu, ayant épié les consuls qui allaient sortir d'exercice, les assaillent à la tête d'hommes armés, et massacrent Lanfranc Pevere, l'un d'eux. La ville est remplie de troubles. Le podestat élu, appelé et installé à la hâte, rassemble le peuple et lui demande s'il veut qu'un tel forfait reste impuni. Il appelle l'assistance des gens de bien; on s'arme; il marche à la tête de cette foule. On fait le siège de la maison de Foulques. Ce redoutable château est pris et ruiné de fond en comble: les meurtriers du consul se sauvent par la fuite: tels furent les auspices sous lesquels s'installa le régime des podestats. On doit juger par là si c'est avec fondement que le rédacteur des chroniques a pu assurer que cette institution fut unanimement résolue. Au reste, en recourant à cette innovation (1190), le parlement avait déclaré que le consulat n'était pas abrogé, mais seulement suspendu. On semblait n'avoir voulu donner à la république en désordre qu'une sorte de dictature temporaire. Cependant quand cette innovation eut acquis quelque consistance, on la constitua avec des règlements qui en supposaient la continuité2. Le podestat était déclaré gouverneur politique et militaire. La présidence des conseils lui était dévolue; il exerçait le pouvoir exécutif et la police coercitive. L'autorité de la justice criminelle était en ses mains. Les consuls des plaids étaient conservés et maintenus dans leur juridiction pour les affaires civiles seulement, encore paraît- il qu'en certains cas leurs sentences pouvaient être révisées par le podestat3.
Son élection était confiée à trente notables; leurs choix ne pouvaient porter que sur un absent. Ce devait être un chevalier distingué dans les armes, ou un docteur, jurisconsulte de haute réputation. On devait le prendre dans une ville amie. Aussitôt le choix des électeurs déclaré, deux délégués partaient pour aller le notifier à l'élu. S'il acceptait la dignité offerte, les ambassadeurs recevaient son serment solennel en présence du conseil de sa propre ville. Il était tenu de donner une caution pour garantie spéciale de la promesse de remettre le pouvoir le jour même où expirerait l'année de sa charge, de se soumettre à un syndicat où son administration serait jugée, et de s'éloigner aussitôt l'absolution obtenue. En venant à Gênes il ne pouvait y introduire ni femme, ni enfants, ni frères. Son cortège et sa maison étaient de vingt personnes, y compris trois chevaliers et deux jurisconsultes, tous cinq étrangers comme lui, pour lui servir les uns de lieutenants, les autres d'assesseurs ou de vicaires. Toute sa suite devait repartir après ses fonctions finies: ceux mêmes de ses compatriotes qui se trouvaient à Gênes devaient en ressortir avec lui.
Mais, tandis qu'on donnait ainsi des règlements à cette sorte de gouvernement comme à un ordre stable, d'année en année on eut alternativement des podestats ou des consuls. Nous pouvons bien croire que ce n'est qu'au gré des factions qu'on variait ainsi. Quand Foulques de Castello et les siens dominaient, sûrs du consulat ils le faisaient rétablir et ils ne souffraient pas qu'un étranger fut appelé pour leur mettre un frein. Quand les autres nobles étaient en état de résister au crédit de ces puissants adversaires, ils exigeaient la nomination d'un podestat. Ce régime fut maintenu le plus souvent et le plus longtemps quand la couleur dominante du gouvernement était guelfe: sous l'influence de la cour de Rome on prenait les podestats dans les villes de la ligue lombarde; mais Castello, engagé dans la faction opposée, en insistait d'autant plus pour le consulat, qui d'ailleurs lui convenait si bien.
(1202) Cependant, une année, par un exemple unique, on voit un podestat génois contre la condition principale de l'institution, et ce Génois n'est autre que Foulques lui-même. L'annaliste enregistre ce nom comme il a écrit tout autre aux années précédentes. Il n'accompagne d'aucune réflexion ce fait singulier, ce pas évidemment tenté vers l'usurpation. Une émeute avait précédé cette nomination inconstitutionnelle: mais l'année suivante, on nomme un podestat étranger. Nous ignorons sa patrie et par conséquent le parti qui l'a choisi; mais après lui on retrouve plusieurs consulats de suite, les Volta et les Castello y ayant toujours la part principale, et l'on ne retourne aux podestats que lorsque de nouvelles combinaisons extérieures altérèrent l'équilibre des factions. À l'institution des podestats (1190), ceux des six premières années gouvernaient seuls et sans contrepoids; ce fut seulement à la septième nomination (1196) que l'on se ravisa, et que les correcteurs de lois firent imposer aux podestats des adjoints ou conseillers qu'on appela d'abord recteurs. C'était un conseil qui devait concourir à la direction des affaires. Il ne paraît pas qu'avant cela les consuls eussent de pareils assistants; réunis, ils étaient eux-mêmes le conseil de la république, et l'on ne voit pas d'intermédiaire entre eux et le parlement ou l'assemblée générale des citoyens. C'est quand le pouvoir exécutif fut représenté par un magistrat unique qu'on sentit la nécessité de lui donner des conseillers pour contrôler et tempérer son autorité; c'est ainsi que le conseil, nommé plus tard sénat, devint permanent et arbitre des affaires publiques.
CHAPITRE II.
Henri VI.
L'empereur Henri VI, venant en Italie, était très-intéressé à la pacification de Gênes. La discorde intestine pouvait le priver de l'assistance des Génois dans la conquête des Deux-Siciles qu'il avait tentée pour la seconde fois. Fils et successeur de Barberousse, époux de Constance, héritière du royaume, il avait appris la mort du roi Guillaume son beau-père, et le choix que le peuple avait fait, pour lui succéder, de Tancrède, rejeton bâtard des princes normands. Henri avait d'abord sollicité le secours de Gênes et de Pise, seuls auxiliaires dont les flottes pouvaient lui ouvrir le chemin vers l'héritage de sa femme. Gênes lui avait envoyé des plénipotentiaires, et un traité s'était conclu. L'empereur y ratifiait les agrandissements que la république s'était procurés en Ligurie, en achetant des territoires de seigneurs féodaux dépendants de l'empire, que les vendeurs n'étaient pas en droit d'aliéner sans l'aveu de leur suzerain. Henri consentait que la domination des Génois ne s'arrêtât pas à Vintimille. Il leur permettait de bâtir une forteresse sur le promontoire de Monaco. Il leur promettait de grands privilèges en Sicile, et, s'ils l'aidaient à subjuguer cette riche province, il leur faisait don par avance de la ville de Syracuse et des deux cent cinquante fiefs de chevaliers jadis promis par son père. Attirés par ces faveurs, les Génois avaient armé et s'étaient approchés des côtes napolitaines, tandis que l'empereur avançait par terre. Cependant une prétendue nouvelle de sa mort se répandit, et, sur ce faux bruit, les Génois rétrogradèrent. Henri était vivant, mais les maladies avaient détruit son armée. Il congédia les auxiliaires; en se retirant lui-même, il passa par Gênes pour recommander qu'on se tînt prêt à repartir à la nouvelle saison, afin de recommencer l'entreprise. C'est au moment qu'il venait exiger l'effet de cette promesse que la guerre civile aurait contrarié ses projets. Il n'oublia rien pour échauffer les esprits. Son sénéchal Marcuard et le podestat, sa créature, mirent tout en usage pour qu'une seule pensée prévalût, celle de l'expédition. Henri vint achever l'oeuvre de la séduction: «L'honneur et le profit aux Génois, disait-il, si, après Dieu, je leur dois la Sicile. Nous ne devons l'habiter, ni mes Teutons ni moi. Ce sont les Génois et leurs enfants qui en jouiront; ce sera leur royaume plus que le mien.» Avec ces discours il semait les promesses, les patentes, les bulles d'or, faveurs pleines de vent, dit le contemporain, et qu'il distribuait de toutes mains.
Dans ce moment l'empereur et la cour de Rome n'étaient pas en hostilité ouverte. Ni alliance présente, ni affection contraire ne détachaient les Génois de cette sorte de soumission à la couronne impériale qui prenait si peu sur leur indépendance. D'ailleurs on voyait le profit à faire en Sicile: le service de Henri fut embrassé avec zèle.
Il faisait concourir ensemble Gênes et Pise, et pour cela il avait fallu arrêter le cours des querelles récentes. Un peu auparavant, Pise avait enfreint les traités; les établissements des Génois en Sardaigne avaient été pillés et les marchands chassés. Gênes s'était préparée à venger ces affronts. Foulques de Castello avait donné la chasse aux Pisans sur la mer: il avait ruiné Bonifacio qu'ils avaient bâti sur le rivage de la Corse. Cependant Clément III avait obtenu que les deux parties remettraient leurs différends à son arbitrage. Maintenant Henri avait réuni leurs flottes. Le podestat s'embarqua et commanda les galères de Gênes. Le marquis de Montferrat était de l'expédition; elle avait le sénéchal Marcuard pour chef suprême. C'est au nom de ces trois personnages qu'on prit possession de Gaëte en passant; Naples se rendit à l'apparition de la flotte. Messine reconnaissait Henri. Mais là s'éleva une rixe violente entre les Pisans et les Génois. Les premiers eurent l'avantage sur terre; ils forcèrent les magasins que leurs rivaux avaient établis; ils firent prisonniers les hommes qui s'y étaient réfugiés. A son tour la flotte génoise attaqua la pisane; l'on s'empara de treize galères, et beaucoup de matelots furent précipites dans la mer. Le sénéchal, troublé par une querelle qui allait compromettre les opérations de son maître, ménagea un accord qui ne fut pas une réconciliation.
L'usage de charger ses ennemis de crimes odieux, même des plus invraisemblables, n'est pas né d'hier. Les Génois accusèrent (1194) les Pisans d'avoir traité secrètement avec la veuve du compétiteur de Henri. Enfin on se sépare de plus en plus aigris; les Génois reprennent la mer. Ils font lever le siège de Catane attaquée par la veuve de Tancrède. Ils s'emparent de Syracuse: tout se rend, excepté Palerme. Ils reviennent à Messine où se trouvait Henri. Othon de Caretto, qu'ils avaient alors pour capitaine, leur podestat étant mort dans le courant de l'expédition, réclame de l'empereur l'exécution de ses promesses. Henri loue ses bons et utiles auxiliaires et leur oeuvre; il répète les termes de ses engagements; mais il faut prendre encore Palerme, ils doivent lui ouvrir les portes de cette ville. Ou se présente devant cette capitale. Enfin elle tombe au pouvoir de l'empereur. Il n'y a plus qu'à tenir sa parole, le temps en est venu. Mais alors, nouveau scrupule: Henri, depuis la mort du podestat, ne reconnaît plus auprès de lui de légitime représentant de la commune de Gênes. Il attendra des plénipotentiaires régulièrement accrédités. Cette réponse évasive, ou plutôt dérisoire, irrite les Génois. Les réclamations attirent les menaces; les ressentiments s'exaspérèrent si promptement que nous ne savons pas bien en quel ordre les procédés de la rupture se succédèrent et se répondirent. D'un côté, Henri ôte aux Génois la jouissance même des privilèges dont ils étaient en possession sous les rois normands. Il ne veut point de consul de leur nation en Sicile; il défend d'en prendre le titre sous peine de mort. Il menace de fermer la mer aux Génois, de ruiner leur ville. A leur tour, à Gênes, les consuls et les conseillers d'un peuple blessé dans ses intérêts et dans ses sentiments nationaux quittent le parti impérial, et, par délibération solennelle, renvoient à Pavie le lieutenant qui les avait régis depuis l'embarquement, en réglant qu'à l'avenir le podestat sera pris à Milan ou dans le parti ligué pour l'indépendance italienne contre le despotisme germanique. Ce parti, les violences de Henri et sa mauvaise foi l'avaient ranimé. Ainsi Gênes, de gibeline devint guelfe, si l'on peut se servir de ces noms en anticipant de quelques années sur leur usage.
C'est ici, avec une première révolution de parti, le premier symptôme de la division des citoyens de la même ville entre les deux grandes factions italiennes. Nous n'avions pas vu qu'elles eussent été ouvertement le mobile des dissensions intestines. Les mesures générales nous avaient semblé assez unanimes. Maintenant l'opposition paraît. La chronique, officielle comme on sait, accuse certains mauvais Génois qui se trouvaient à Palerme d'avoir poussé l'empereur à ces injustices envers la république, de l'avoir excité à la traiter avec cette sévérité. Ces méchants conseillers, qui ne sont pas nommés ici, ce sont des gibelins. Dès ce moment c'est l'esprit de parti qui dicte les annales publiques.
Malgré la sanglante querelle de Messine, on affectait de se croire encore en paix avec Pise. Mais une nouvelle occasion de jalousie était survenue. Bonifacio avait été rebâti par des Pisans, c'était la retraite et comme l'embuscade de leurs corsaires. De là ils couraient sur les bâtiments génois. Les deux républiques avaient alors des députés à Lerici pour débattre leurs différends. Les Génois alléguaient pour premier grief les déprédations et les insultes des gens de Bonifacio. Les députés de Pise répondaient en désavouant ces insulaires que Pise ne reconnaissait pas pour siens. Ces pirates, disait-on, prenaient les vaisseaux pisans comme les autres, et si l'on voulait, au printemps, faire une expédition commune pour les châtier, Pise y concourrait volontiers. Mais Gênes n'attendit pas ce concours. Trois galères allèrent devant Bonifacio. On débarqua, et, après quelque résistance, la place fut emportée. Les Génois résolurent de la garder pour eux au lieu de la détruire, ils eurent soin d'en augmenter les fortifications.
Cependant l'empereur Henri vînt à Pavie et y fit appeler les Génois, faisant entendre qu'il était disposé à les satisfaire. On ne voulut pas que cette fois la légitimité de la représentation pût être contestée. L'archevêque, le podestat1 et quatre nobles députés se présentèrent aussitôt. Ils apportaient l'instrument du traité fait entre Henri et la commune, et ils commencèrent à en lire les clauses devant lui. Il interrompit la lecture; elle était fort inutile, dit-il, il savait par coeur le contenu de l'acte, et d'ailleurs il en possédait la copie. Entendait-on venir plaider contre lui avec ces papiers? Il ne pouvait rien donner aux Génois en Sicile. Il n'irait pas partager son royaume avec eux; mais s'ils voulaient conquérir celui d'Aragon, il consentirait à les aider, et il leur laisserait la conquête entière. Les députés prirent cette offre pour une nouvelle insulte. Ils se retirèrent plus aliénés que jamais. Henri passa en Allemagne. Gênes persista dans l'alliance lombarde et prit chez elle ses podestats (1196). C'est à cette époque que les correcteurs des lois réglèrent qu'à ce gouverneur seraient adjoints, sous le nom de recteurs, huit nobles, quatre de chacune des grandes divisions de la ville, la cité et le bourg.
La ville s'était remplie de voleurs, de sicaires. En une même nuit ils furent enlevés; on trancha la tête à quelques-uns; on creva les yeux à tout le reste. Le podestat entreprit aussi de faire la guerre à ces forteresses domestiques dont les citoyens puissants avaient hérissé la ville, à ces tours de hauteur démesurée qui donnaient à leurs propriétaires l'avantage d'écraser au loin leurs ennemis. Une ancienne loi, dont les magistrats promettaient l'observation chaque année, ne permettait aux tours que quatre-vingts pieds d'élévation; et cette mesure donne à la fois pour l'époque celle des ressources de l'art de bâtir solidement et l'idée de l'état hostile dans lequel vivaient les habitants2. Ce serment n'avait jamais été tenu. Le podestat le prit à la lettre. Il alla lui-même, avec les forces dont il disposait, faire abaisser ce qui dépassait la mesure légale. Nous ne savons pas si cette sévérité fut impartiale; mais celle qu'il déploya bientôt par des moyens semblables pour soutenir une loi de parti, enfanta de nouvelles haines et de nouveaux troubles. Depuis que la république s'était soustraite à l'alliance de l'empereur Henri, elle avait défendu à ses citoyens de fréquenter le royaume de Sicile. Cette défense était très-défavorable à leur commerce, elle blessait surtout ceux des nobles qui s'étaient adonnés au parti impérial, les mêmes sans doute que nous avons vus accusés de conseiller Henri au préjudice de leur patrie. Cette loi fut donc méprisée par eux. Ils dirigèrent leurs vaisseaux sur la Sicile, et le podestat entreprit de les en punir. Ido Mallon, noble navigateur, arrivait dans le port avec un navire richement chargé. Le débarquement lui en fut interdit. Il n'en tint compte; il mit ses marchandises à terre, d'abord secrètement, bientôt ouvertement et à main armée. Le podestat assemble le peuple à cri public, marche contre le réfractaire, fait démolir sa maison, et, de peur d'être accusé de s'en approprier le pillage, fait porter tout ce qui s'y trouve de précieux sur la place publique en plein parlement, et de là au fisc. Quant aux autres nobles passés en Sicile malgré les inhibitions, le podestat suivit à leur égard cette manière de procéder qui paraît lui avoir été propre; il rasa leurs maisons et leurs tours (1197). L'un d'eux, Nicolas Doria, revint et tenta de se venger sur la personne du podestat; mais les autres membres de cette puissante famille intervinrent. Nicolas Doria, peu après, commandait une flotte de la république au Levant (1201); il avait fait le traité avec Léon, roi d'Arménie, et rapportait à la commune de Gênes plus de mille cinq cents livres en argent et en pierres précieuses. Il est probable que cette mission avait été une sorte d'honorable exil après sa violente tentative.
Les populations du territoire que Gênes considérait comme son État ne donnaient pas moins d'inquiétude que les troubles internes. Nous ne savons si c'est aussi la querelle générale des deux grands partis de l'Italie qui les agitait; mais à cette époque oh vit de moment en moment et tour à tour les bourgs de la Ligurie soulevés (1198), en état de résistance et de guerre (1199). Chaque podestat pendant son exercice se trouve obligé de marcher contre ces réfractaires (1204). La manière de procéder, en ce cas, est de dévaster le pays, de couper les arbres, de ruiner les habitations autour des lieux qu'on ne peut entièrement soumettre. Là où l'on pénètre on lève des contributions, on prend des otages, et l'on impose des amendes. En un mot, Gênes est la plus forte, mais elle s'entoure de voisins de plus en plus ennemis, et si elle les compte pour des sujets, elle ne peut ignorer combien leur foi est douteuse. Ceux que les poursuites ou les menaces font sortir de leurs foyers se font pirates sur la côte et troublent le commerce. Il faut prendre soin de les détruire, et la république n'y réussit pas toujours. Bientôt les émigrés de la ville même firent en grand cette guerre de corsaires.
Dans les expéditions du podestat, outre les gardes, serviteurs ou clients qu'il s'était attachés, il faisait marcher comme fantassins les hommes en état de porter les armes tant de la ville que de la banlieue. Mais surtout les chevaliers de Gênes se rangeaient à sa suite. C'est ici qu'on en parle pour la première fois. Jadis on requérait ou l'on invitait à grands frais les seigneurs châtelains, vassaux ou amis de la république. Mais l'économie et la méfiance tout à la fois avaient conseillé d'avoir dans Gênes même le moyen de suppléer ce secours étranger. On avait formé un corps de plus de cent chevaliers parmi les jeunes gens le plus en état de s'adonner à l'exercice militaire et les moins engagés dans d'autres carrières, afin qu'ils fussent prêts à marcher à toute heure. A cette époque où combattre à cheval était, chez les autres nations, le privilège et la marque de la noblesse, nous pensons que l'institution des chevaliers de Gênes fut ce qu'elle était ailleurs. L'annaliste, pour en relever l'éclat, la représente comme un retour aux nobles usages de leurs aïeux, et si ce n'est là qu'une supposition, c'est la preuve de l'importance attachée alors à cette chevalerie. Elle fut certainement composée des nobles en état d'y prendre part, et il se peut qu'elle ait servi à faire quelques nobles nouveaux. Précisément à cette époque nous savons que la ville de Narbonne, alliée de Gênes, se maintenait dans la possession de donner à ses bourgeois la ceinture militaire, c'est-à-dire l'ordre de chevalerie, en un mot, la noblesse. Il n'y aura pas eu plus de scrupule à Gênes, qui déjà avait fait des nobles de ses magistrats. Quelques années plus tard la commune de Gênes arma chevalier le fils du noble Hubert de Montobbio, probablement un Fiesque. Quoi qu'il en soit, les chevaliers de Gênes et la part qu'ils prennent aux excursions de la force publique sont souvent mentionnés pendant quelques années, après quoi l'on cesse d'en parler. La guerre maritime répandit toujours plus d'éclat dans ce pays que la guerre de terre. Cependant il ne tarda pas à fournir des stipendiaires aux étrangers; et probablement les capitaines génois de ces compagnies d'archers qui servirent en Angleterre et en France ne négligèrent pas de se décorer du grade de chevalerie.
(1202) La plus importante des soumissions extérieures obtenues à cette époque de notre histoire est celle des marquis de Gavi. Les seigneurs de ce nom, deux frères et leurs neveux fils d'un troisième, abandonnèrent à la république leur château, leurs domaines et tout ce qu'ils possédaient à Gavi, y compris les droits attachés à leur seigneurie, sous la réserve seulement de la moitié du péage qui se levait au défilé de la Bochetta que Gavi domine. Ils reçurent de la commune de Gênes pour cette cession 3,200 livres en argent; et, pour en porter le prix à 4,000 livres, il fut établi, avec le consentement des villes de Lombardie intéressées à l'usage de ce chemin, un droit extraordinaire et temporaire sur les passants qui durerait jusqu'à ce qu'il eût rendu les 800 liv. dues encore aux marquis. De leur personne, non-seulement ils jurèrent à Gênes la compagnie et le domicile, mais ils se soumirent à ne pas se remontrer plus de trois fois par an dans les environs de leur ancienne seigneurie. On ne voit pas que ces nouveaux hôtes aient pris de l'ascendant à Gênes. Leur nom ne paraît pas, soit dans la liste des consuls, soit parmi les conseillers. Seulement on trouve, cinquante ans plus tard, un des marquis de Gavi au nombre des nobles commissaires chargés de la rédaction des annales; et c'est tout ce qu'on en sait.
CHAPITRE III.
Guerre en Sicile. - Le comte de Malte. - Finances.
L'empereur Henri était mort. En Allemagne deux compétiteurs se disputaient la couronne impériale. Celle de Sicile fut dévolue à Frédéric, enfant que Henri laissait au berceau. Constance, veuve de l'empereur, ne survécut pas longtemps à son époux, et en mourant elle légua la tutelle de son fils au pape Innocent III; mais le sénéchal Marcuard occupait le royaume et le gouvernait à son gré.
La querelle des Génois avec le gouvernement sicilien n'était pas finie. Il y eut cependant quelques rapprochements d'après lesquels les rapports commerciaux reprirent leur cours, et la république cessa de prohiber à ses citoyens la fréquentation de la Sicile. Mais les Génois n'avaient pas oublié que Henri leur avait promis Syracuse et ils cherchaient l'occasion de se faire justice sur cette promesse; la guerre pisane en fournit le moyen.
Cette guerre se poursuivait sur la mer; à chaque saison on entreprenait de nouvelles croisières. Une flotte partie de Gênes se donna rendez-vous avec les galères que l'automne ramenait de Syrie et d'Égypte. La réunion se fit sur l'île de Candie. Un aventurier, Henri le pêcheur, comte de Malte, se réunit aux Génois. Tous ensemble allèrent assiéger Syracuse sous prétexte d'en chasser une garnison pisane qui y dominait, et d'y rétablir l'évêque qu'elle en avait expulsé. L'on occupa la ville. La possession en fut prise au nom de la commune de Gênes, et, sous son autorité, les chefs de l'expédition en nommèrent comte Allaman della Costa que l'annaliste qualifie de brave et excellent ami des Génois1, mais qui, par le reste du récit, semblerait Génois lui-même. Une étroite alliance s'établit entre ce nouveau seigneur et le comte de Malte. Leurs courses maritimes se firent en commun. Syracuse fut le point d'appui de celles des Génois. En partant de ce port on allait au-devant des galères qui retournaient du Levant. On rassemblait ainsi des flottes formidables. Le comte Henri en fut nommé commandant, et, après plusieurs exploits, il se servit de ces forces pour s'emparer de Candie2 et pour s'en faire souverain. Mais cette propriété fut disputée par les Vénitiens3, et les suites de cette entreprise donneront bientôt un aliment tout nouveau à notre histoire. Les Génois ne furent d'abord mêlés à la querelle que comme simples auxiliaires. Le comte leur demanda des secours; ils lui accordèrent des galères, des hommes, beaucoup de vivres et de l'argent. Cependant, après quelques pertes réciproques, Gênes désira 1a suspension d'hostilités qui retombaient sur le commerce. Leur trêve avec les Vénitiens fut jurée pour trois ans. La république obligea le comte de Malte à y souscrire: on ne l'obtint pas sans difficulté.
Ainsi s'était compliquée la querelle avec les Pisans. Il fallait la soutenir non-seulement sur les côtes de la Ligurie et de la Toscane, mais en Sicile, vers le Levant, dans les eaux de la Sardaigne, de la Corse, de la Provence, de l'Espagne. Soit que ces croisières fussent l'occasion d'actes peu agréables aux neutres, soit que d'autres causes les aliénassent, les Génois paraissent avoir été partout traités, à cette époque, avec peu de faveur.
(1212) Le roi d'Aragon se comportait généralement en ennemi; et comme son pouvoir et celui de son frère, comte de Provence, s'étendaient alors jusqu'à Nice, c'était pour Gênes un mauvais voisinage. Cependant les Marseillais avaient déjà fini ou ajourné leurs anciennes querelles avec les Génois par un procédé singulier. Hugues de Baux, suivi de dix gentilshommes de son pays, se présente dans le port de Gênes et vient proposer de faire la paix. Cette démarche noble, la considération due à de tels ambassadeurs font accepter leur offre sans autre délibération, et la paix est conclue pour vingt et un ans.
(1215) Nice secoue en ce moment le joug des Aragonais et recherche une étroite alliance avec Gênes. Ses députés viennent jurer la compagnie de la commune génoise, et s'y associent pour la guerre et pour la paix, se soumettant à leur part de contribution dans les levées d'hommes et d'impositions maritimes. Le château enlevé aux Aragonais fut livré à Hubert Spinola, consul de Gênes; mais cette occupation ne fut pas de longue durée.
Avec les Pisans les hostilités étaient mêlées de trêves. Tour à tour les empereurs d'autorité, les papes dans l'intérêt de leur influence, réclamaient le droit de juger ou de concilier les deux républiques4. Les abbés de quelques monastères situés à la frontière des deux territoires, gens révérés des deux côtés, provoquaient des rapprochements. Ils obtenaient que l'on compromît entre leurs mains; ils portaient des sentences arbitrales, ils faisaient donner des baisers de paix, et au même moment les parties réconciliées s'accusaient de mauvaise foi; enfin on se retrouvait toujours en état de guerre.
(1211) On n'était pas ainsi avec Pise sans avoir à craindre les fluctuations et les perfidies de la politique des seigneurs feudataires voisins des deux États. Les puissants marquis de Malaspina étaient surtout redoutés. Le propriétaire du château de la Corvara l'avait vendu à Gênes. Cette transaction déplut aux Malaspina. Après quelques mois d'hostilité ils acceptèrent une somme pour se désister de leur opposition et souscrivirent la cession la plus authentique et la plus ample de tous leurs droits sur la Corvara. Mais, à leur instigation, le fils du premier vendeur y rentre par surprise (1216), et leur livre immédiatement le château. Les Malaspina n'hésitent pas à se mettre en possession de ce qu'ils avaient solennellement abandonné. Nouvel armement pour les chasser de cette place usurpée. Ils en sont quittes pour faire une fois de plus ce qu'ils ont fait si souvent, ils jurent obéissance à la république et soumission à ses jugements (1218).
De l'autre côté du territoire, la république reçut (1214) d'Othon, marquis de Caretto, l'abandon de certaines terres et les lui rendit en fief sous serment de fidélité. Foulques de Castello prit ensuite (1215) un parti vigoureux pour mettre une barrière entre Nice et Vintimille. Pendant un de ses consulats, il conduisit trois galères où montèrent un grand nombre de nobles avec lui. Elles étaient accompagnées de bâtiments de transport, chargés d'ouvriers et de matériaux de toute espèce. Le convoi débarqua sur le rivage de Monaco, pays que la république prétendait compris dans les concessions de l'empereur Henri IV. Sur ce promontoire élevé au-dessus de la mer, on traça une forteresse défendue par quatre tours entourées d'un rempart. On se mit incessamment à l'ouvrage. Foulques ne rembarqua qu'après avoir vu les murailles à trente-cinq pieds au-dessus du sol.
(1219) Malgré ces mesures, Vintimille donnait sans cesse de l'inquiétude. Un soulèvement nouveau suivait promptement une vaine soumission. Une révolte déclarée avait éclaté. Pour la réprimer, on ravagea le territoire, mais c'est tout ce qu'on put faire dans une première campagne. La seconde année (1220) on eut à la solde de Gênes Manuel, l'un des comtes de Vintimille. Il avait, ainsi que son frère, cédé ses droits sur la ville, mais on ne devait pas s'attendre à les voir les oppresseurs de leurs anciens vassaux. Manuel, qui stipulait aussi pour son frère Guillaume, s'engagea à leur faire une guerre sincère et sanglante de sa personne et avec quinze chevaliers et dix arbalétriers. Il promit de plus, sous bonne caution, de céder aux Génois les prisonniers qu'il ferait, pour le même prix qu'il aurait pu tirer d'eux par rançon, et cette odieuse partie du traité fut accomplie (1221). La guerre continua. Il fallut cinq ans pour lasser les Provençaux et les seigneurs qui étaient venus défendre la ville. Ce comte qui avait déserté ses vassaux pour les assiéger avec les Génois, était retourné au milieu d'eux: enfin, quand la constance des habitants fut épuisée et qu'ils furent réduits à se rendre, l'on s'estima heureux de recevoir leur soumission.
Les guerres, les troubles intérieurs, les mesures répressives sans cesse rendues urgentes devaient rendre très-difficile le maniement des finances d'un État sans territoire. Il nous en reste des détails assez curieux pour les indiquer.
(1208) L'armement de la flotte pour la guerre pisane coûte 10,000 liv. On dépense 20,000 liv. par le second secours accordé au comte de Malte quand il devait lutter contre les Vénitiens. Afin de le fournir, on eut recours à une contribution extraordinaire et temporaire pendant six ans, de deux deniers par livre sur les marchandises exportées et importées. La recette de cette imposition fut vendue à l'encan et produisit une somme de 12,452 liv. A la nouvelle qui se trouva fausse d'un armement des Pisans d'une force supérieure (1210), on en décréta un dont les préparatifs ne furent pas achevés, mais qui donna lieu à une autre contribution. Tous les citoyens furent obligés (1216) de déclarer le montant de leur fortune pour en payer trois deniers par livre, et, en outre, sur chaque 1,000 liv. ils devaient fournir les vivres de guerre pour deux hommes. La seconde campagne de la guerre de Vintimille se fit au moyen d'une réquisition d'hommes sur tous les habitants au-dessus de quatorze ans, de Cogoleto à Porto-Venere. Cinq hommes devaient en faire marcher un ou payer trente sous en s'unissant riches et pauvres, de sorte que la taxe pour ceux-ci fût de cinq sous, et de neuf pour ceux-là. L'année suivante, on fit un emprunt forcé de 20 sous par 100 livres.
Enfin une opération de l'un des consulats de l'époque qui nous occupe nous fait connaître les ressources de l'État et la difficulté de les conserver disponibles et égales au besoin.
(1214) On aliéna pour six ans la recette de l'imposition ordinaire de quatre deniers pour livre sur le commerce maritime d'entrée et de sortie. Cette ferme fut adjugée pour la somme de 38,050 liv.; elle fut consacrée à racheter des droits ou gabelles qui se trouvaient engagés5, non compris toutefois la gabelle du sel; car ce monopole existait déjà: la moitié de cette ressource était aliénée alors pour vingt-quatre ans. Une imposition extraordinaire fut mise sur les immeubles, à raison de 6 deniers par livre. La moitié du produit fut réservée pour le rachat de la portion engagée de la gabelle; l'autre moitié, consacrée aux travaux du port, qui, de la droite du vieux môle, s'étendait maintenant jusqu'à la nouvelle darse. L'année suivante, l'imposition fut répétée, à moins que les annales qui en parlent deux fois, ne se rapportent à une seule mesure, d'abord pour la promulgation, ensuite pour l'exécution6.
En rentrant dans la jouissance du revenu des droits sur le sel, une loi expresse fut portée, pour défendre à l'avenir d'aliéner les impositions et gabelles, excepté celle du sel, les droits du palais que la république possédait à Messine, les revenus de Tyr (1214), et les chancelleries de Ceuta et de Buzea (Bougie). Nous avons vu (1222) qu'en vertu d'un arrangement singulier dans une de ces villes d'Afrique, et probablement dans toutes deux, sur les impôts que le gouvernement des Mores exigeait du commerce génois qui fréquentait leurs ports, une partie du droit revenait au fisc de la république par les mains des officiers qu'elle y entretenait. Ces revenus, par exception, pouvaient être légitimement affermés, mais pour deux ans seulement. Au delà ou pour tout autre, l'aliénation était déclarée nulle de plein droit, et les prêteurs étaient avertis que la république reprendrait ce qu'on leur aurait irrégulièrement engagé en son nom. Tous les citoyens de quinze ans jusqu'à soixante et dix furent tenus de prêter un vain serment pour le maintien de ce nouvel article ajouté aux statuts. En même temps des nobles furent institués commissaires pour la gestion des finances.
CHAPITRE IV.
Frédéric II. - Guelfes et gibelins. - Guerres avec les voisins.
La domination germanique était, en Italie, comme en suspens depuis la mort de Henri VI. Son frère Philippe de Souabe et Othon d'Aquitaine, descendant du duc Guelfe de Bavière, se disputaient la couronne impériale. De leur opposition naquirent en Allemagne ces fameux noms de partis de gibelins et de guelfes, qui, passés en Italie, s'y appliquèrent, non pas au choix entre deux empereurs, mais d'abord à la lutte des amis de l'indépendance et des fauteurs de l'autorité impériale, et bientôt à des intérêts purement italiens; ainsi ils survécurent longtemps aux causes qui leur avaient donné naissance.
Le pape devait être opposé au parti de la maison de Souabe, bien qu'il se portât pour protecteur du jeune rejeton qu'elle avait laissé (1198) dans le royaume de Naples. Cependant Philippe l'ayant emporté sur son compétiteur, Innocent III ne dédaigna pas de négocier pour se rapprocher de l'empereur gibelin. Il avait déjà levé (1208) l'interdit dont il l'avait frappé, quand ce prince mourut assassiné. Othon IV lui succéda paisiblement: il épousa (1209) la fille du mort, et se présenta comme devant recueillir les affections des deux partis. Il vint (1214) en Italie, et, chef des guelfes, il y caressa les gibelins (1222).
Othon se rendant à Rome, manda les Génois pour lui prêter serment et pour soumettre à son jugement leurs querelles avec Pise. Il ordonna une trêve; pour en assurer le maintien, il exigea que de part et d'autre des otages lui fussent remis.
L'empereur fut couronné dans Rome. Mais Innocent III, auquel il faut rapporter l'établissement solide de la monarchie temporelle des papes, avait mis le temps à profit pendant l'éloignement et les discordes des compétiteurs à l'empire. Il avait soulevé la Toscane, entraînant toutes ses villes dans une ligue dont il s'était fait le chef. Les Pisans seuls avaient refusé d'y adhérer et persistaient dans leur attachement aux empereurs. En même temps, le pape réclamait la tutelle du jeune Frédéric, fils de Henri, dans l'espérance d'étendre sa propre autorité sur Naples et sur la Sicile. C'est dans ces conjonctures qu'Othon se présentait. S'il était le chef des guelfes d'Allemagne, ce n'est pas pour lui qu'Innocent avait suscité ceux d'Italie. Ces deux hommes ne se virent qu'en rivaux. Othon, résolu à l'invasion du royaume de Naples, est excommunié pour cette entreprise. Il y appelait à la fois les Génois et les Pisans. Les derniers s'y prêtent avec zèle; les Génois se disent retenus par l'excommunication qu'ils ne sauraient braver. Frédéric, grâce aux intrigues du pape, devenu gendre du roi d'Aragon, favorisé par le roi de France, ennemi d'Othon, va tenter la fortune en Allemagne. C'est à Gênes que le pontife lui ménage les premiers secours. Accueilli à son passage (1212), aidé d'un don de 1,500 liv., il part de là et exécute heureusement son voyage périlleux. En ce moment, tout à Gênes était réuni pour lui. Le gouvernement était encore guelfe et le pape en disposait en faveur de Frédéric; le parti gibelin, qui se renforçait de jour en jour, était favorable à sa personne.
(1214) La bataille célèbre de Bouvines, perdue par Othon contre Philippe Auguste, ébranla le trône de cet empereur; Frédéric s'en prévalut. Il fut reconnu roi des Romains à Aix-la-Chapelle. Deux ans après il eut le champ libre dans l'empire par la mort d'Othon.
Mais à mesure que le pupille se fortifiait, le tuteur lui retirait son appui. L'ambitieux Innocent n'avait voulu faire de Frédéric que sa créature, et le jeune roi était né pour un autre rôle. Ce prince, que le pape avait opposé à Othon comme le vrai César, ne put jamais obtenir de ce même pontife la reconnaissance formelle de son titre impérial. Toutes ses démarches furent croisées, son royaume de Naples fut une source de prétentions et de chicanes. Innocent mourut; Honorius III et Grégoire IX qui lui succédèrent (1217) agirent dans le même esprit. Honorius avait été longtemps ministre de Frédéric dans Palerme. A peine élevé au pontificat, il fit sentir à son maître que leur position avait changé. Avant de renoncer aux apparences de l'amitié il en employa les séductions pour éloigner Frédéric sous un prétexte honorable. Ceci nous ramène un moment aux affaires de la Syrie1.
Tandis que Guy de Lusignan était allé régner en Chypre, son frère Amaury était devenu roi de Jérusalem, du chef de sa femme Isabelle, soeur et héritière de la reine Sibylle. A proprement parler, son autorité n'était reconnue que dans les murs de Ptolémaïs. Il s'y maintint avec des succès divers, attendant le secours d'une nouvelle croisade. Mais, promise à la terre sainte, elle alla éclater (1203) d'abord sur la ville chrétienne de Zara, ensuite sur l'empire chrétien de Constantinople. Les Génois n'avaient point eu de part à cette expédition. Loin de là, elle blessait leurs intérêts en les privant des fruits de leurs alliances avec les empereurs grecs dépouillés. Elle excitait leur plus vive jalousie par l'accroissement de pouvoir et de commerce échu aux Vénitiens. L'annaliste de Gênes parle avec mépris de ces seigneurs qui feignirent de se croiser et qui allèrent à Venise conspirer des usurpations.
Une nièce de Sibylle, fille d'Isabelle et du marquis de Montferrat, l'un de ses maris, succéda au titre royal d'Amaury (1210). L'on appelle du fond de la France Jean de Brienne pour épouser cette princesse et pour partager une couronne si difficile à soutenir. Le nouveau roi reçut quelques secours; mais plusieurs fois les chevaliers venus à la défense du pays se découragèrent et se rembarquèrent sans persévérer. Cependant ce roi conduisit (1219) une armée en Égypte et conquit Damiette. Les Génois l'avaient assisté dans cette entreprise. L'un d'eux, Pierre de Castello, fut dépêché pour en donner la nouvelle, qui retentit dans toute la chrétienté. Ce succès pouvait porter des fruits immenses. Le soudan d'Égypte offrait de rendre en échange de Damiette, Jérusalem et tout ce qu'il avait possédé dans la terre sainte. Le roi croyait assurer la paix et sa couronne par cette glorieuse négociation. Le cardinal Pélage, le plus hautain des légats, s'y oppose d'autorité. Les mesures furent mal prises; Damiette échappa aux chrétiens: dix galères promptement envoyées de Gênes, sous le commandement d'un Doria et d'un Volta, arrivèrent trop tard pour sauver la ville. Ce secours remonta du moins les courages abattus et contint les attaques des Sarrasins. L'armée put rentrer en sûreté dans les murs d'Acre. Jean de Brienne passa bientôt la mer pour aller solliciter à Rome une assistance sans laquelle il ne pouvait plus se maintenir. Sur cette circonstance le pape fonda son projet pour se débarrasser de Frédéric. Ce prince était veuf de Constance d'Aragon. Honorius mit en usage jusqu'à son autorité pontificale pour l'obliger à épouser (1225) la fille de Jean de Brienne qui lai apportait pour dot la succession au titre de roi de Jérusalem; le pape l'excite à réaliser le nom que ce mariage lui assure, à relever le trône de la sainte cité; il lui déclare enfin qu'il ne le couronnera point empereur avant d'avoir reçu son serment de passer promptement la mer pour la défense du saint sépulcre. Frédéric opposa la ruse aux exigences du pontife. Il feignit de partir, envoya une flotte avec quelques secours en Palestine et resta en Italie. Excommunié par Grégoire IX (1227), successeur d'Honorius, comme désobéissant et parjure, il partit enfin; il arriva en Syrie, il combattit, il négocia, il obtint que Jérusalem et le saint sépulcre fussent restitués aux chrétiens. Mais pour les services signalés qu'il rendait à la cause sacrée, il ne trouva qu'ingratitude et persécution. Les malédictions pontificales le suivirent partout. En Syrie, les chevaliers de l'Hôpital et du Temple ne voulurent prendre part ni à ses conquêtes ni à ses traités inespérés. Le clergé rejeta (1229) toute communication avec lui. Les concessions qu'il avait obtenues lui furent reprochées comme autant de sacrilèges et de pactes avec l'enfer. En Europe les anathèmes redoublèrent. On fit déclarer contre lui jusqu'à Jean de Brienne, son beau-père. A ces nouvelles, et son voeu accompli au saint sépulcre, il se hâta de repasser en Italie pour y défendre ses droits attaqués, et, quoiqu'il obtînt du pape intimidé la suppression des censures qui l'avaient frappé, c'est en ennemi qu'il revint et qu'il fut reçu.
Dans la première période de la querelle avant le pèlerinage de Frédéric, le gouvernement génois, toujours guelfe, avait suivi sa politique ordinaire. Ce prince si bien accueilli au temps où, hôte de la république, elle le voyait protégé par le pape et adversaire d'un empereur régnant, ne trouva plus qu'éloignement et défiance quand il fut devenu le chef effectif de l'empire. De son côté, il ne montra pas plus de bienveillance. Lorsqu'il se rendit d'Allemagne en Italie pour venir prendre la couronne, il manda les Génois, les appela au serment qu'ils lui devaient, et les somma de soumettre à son jugement leur différend avec Pise. On obéit: une députation et le podestat en personne allèrent au-devant de lui à Modène. Le serment lui fut prêté; il confirma en faveur de Gênes les concessions qu'elle tenait de l'empire (1220). Mais, quand on lui demanda la confirmation de celles du royaume de Sicile, il remit à la faire jusqu'à ce qu'il fût rendu dans cet État. Frédéric requit les députés de le suivre à Rome pour assister à son couronnement. Ils s'en excusèrent sur ce que la mission qu'ils tenaient du conseil de la république ne s'étendait pas jusque-là. L'empereur s'offensa de cette réponse évasive. Cependant son chancelier, l'évêque de Metz, ne cessa pas de caresser les ambassadeurs. L'annaliste se complaît à nous apprendre qu'il les admit trois fois à sa table; il est vrai, ajoute-t-il naïvement, qu'ils lui apportèrent de riches présents.
Quand Frédéric eut passé de Rome à Naples et en Sicile, une nouvelle députation vint le sommer de s'expliquer sur les privilèges des Génois dans son royaume (1221); mais, loin de les confirmer, il les révoqua durement. Le palais qui leur avait été donné dans Messine leur fut repris. Allaman fut expulsé de son comté de Syracuse. Les procédés sévères étaient pour Gênes et la faveur pour Pise. Telles étaient les dispositions de l'empereur avant sa croisade. Au retour, en guerre ouverte avec le pape, disposant des forces pisanes, c'était pour Gênes décidément un ennemi. Deux nouvelles ambassades n'obtinrent point de dispositions plus amicales, quoique Foulques de Castello, ce grand personnage évidemment attaché au parti impérial, eût été chargé de la dernière.
Gênes, en disgrâce auprès de l'empereur, n'en éprouvait pas plus de bienveillance de ses voisins de Lombardie. Alors cette loi d'un peuple antique, qui punissait quiconque prétendait rester neutre dans les guerres civiles, avait de ville à ville une application immanquable et rigoureuse. Gênes, où les opinions étaient déjà mi-parties, se donnait encore comme attachée à la confédération lombarde; elle y prenait ses podestats; mais elle ne s'en déclarait pas membre actif: elle tergiversait avec tout le monde, elle faisait trop ou trop peu pour chacun.
On avait annoncé que Frédéric venait tenir une diète à Crémone. C'était encore pendant ses préparatifs apparents pour le voyage d'outre-mer (1226). Les voisins ennemis ou envieux de la république spéculèrent sur la partialité de l'empereur contre elle. Savone avait un podestat de Crémone, par conséquent gibelin. Appelé à Gênes pour prêter le serment accoutumé, il comparut, mais il refusa de jurer. Les députés qui l'accompagnaient feignirent de désavouer son refus et de vouloir le contraindre: il persista. La république assigna un bref délai pour la réception du serment sous la commination d'une forte amende. Alors Savone affecta de destituer le podestat réfractaire et d'en nommer un autre à sa place. Celui-ci vint à Gênes et jura sans difficulté avant le terme fatal; mais le prédécesseur reprit ses fonctions, et les habitants de Savone se vantèrent d'avoir échappé à l'amende et éludé le serment en le laissant prêter par un intrus sans qualité. Bientôt après, ils comparurent à Crémone et y portèrent plainte contre l'oppression que les Génois faisaient peser sur eux. Ils n'obtinrent rien de l'empereur directement; mais Thomas de Savoie, celui que les Génois soudoyaient naguère, était devenu vicaire impérial. Par l'entremise de Henri de Caretto, ils acquirent toute sa protection. Ils lui faisaient espérer de le rendre seigneur de toute la rivière. Leur premier soin avait été de s'affranchir de la gabelle du sel dont Gênes imposait le monopole à tout le pays. Ils en établirent un dont ils promettaient le profit au comte Thomas. Il vint résider au milieu d'eux: Albenga le reconnut. Noli seule refusa de se détacher de Gênes. La république fut obligée d'armer pour soumettre les populations soulevées. Le peuple en armes fut appelé sur la place publique et de là entraîné à la guerre sous la conduite du podestat. En marchant contre Savone l'armée fut renforcée par les comtes de Massa, par ceux de Lavagna, par Othon de Caretto et son fils, opposés à Henri leur parent. Les chevaliers de Parme accoururent; il en vint de plusieurs villes de Lombardie (1227). Gênes défrayait cinq cents hommes d'armes étrangers, sans compter plus de trois cents placés en observation sur la frontière lombarde. On prit Savone, et, sur un décret rigoureux du conseil de Gênes, le podestat fit combler les fossés, raser les murailles, subvertir le port par la destruction du môle. Une forteresse fut bâtie sur une hauteur pour dominer la ville. Cent cinquante otages furent pris parmi les principaux citoyens et conduits à Gênes. Deux podestats, nobles génois, furent mis en possession du gouvernement de la ville. Ils arrivèrent suivis de leurs juges et de tout le cortège de leurs officiers de justice. Henri de Caretto vint à son tour faire sa soumission. On la reçut sans y croire. Les victoires obtenues furent pompeusement célébrées. Le podestat, homme magnifique, qui devant Savone n'avait pas manqué de créer des chevaliers sur le champ de bataille, de retour à la ville, fêta son triomphe avec un faste royal. Il tint cour plénière au palais archiépiscopal. Les princes, les seigneurs de la Lombardie et de la Toscane furent invités. Les troubadours italiens et provençaux accoururent aux festins. Des dons, de riches vêtements leur furent prodigués par le podestat et par les principaux nobles génois.
CHAPITRE V.
Entreprise de Guillaume Mari.
(1227) On touchait en ce moment même à une crise extraordinaire qui menaçait de changer la face du gouvernement. Le consulat, quand on préférait des consuls à un podestat, les places des conseillers ou sénateurs, véritables arbitres des affaires, les autres offices de la république étaient des objets naturels d'ambition. Si les familles considérables non encore réputées nobles étaient absolument privées de toute part aux magistratures, ce que nous ne savons pas, du moins elles concouraient à l'élection médiate ou immédiate, et elles n'étaient pas disposées à renoncer à toute influence sur les choix de leurs gouverneurs. Enfin les grandes factions toujours en présence, intéressées à faire prévaloir leurs candidats, mêlaient les intrigues de parti aux brigues personnelles.
Il paraît que chacun des huit quartiers fournissait son contingent dans chaque magistrature, ou du moins nommait séparément des électeurs qui, réunis, choisissaient les magistrats. Il semble aussi qu'il y avait plusieurs degrés, et peut-être le sort y avait part. Enfin parmi les candidats désignés un petit nombre d'électeurs devaient terminer la nomination. Quelques exemples feraient croire que ces derniers suffrages devaient être unanimes. Quoi qu'il en soit, l'ordre patent était modifié, comme il arrive toujours, par des associations de parti. Il s'était formé des compagnies particulières, insidieusement organisées pour s'assurer la majorité dans les élections. L'uniformité des votes de leurs membres était garantie par la foi du serment, profané et respecté tout ensemble. Par là on imposait à la république des magistrats désignés par des coteries, secrètement, si même ceux qui étaient les plus forts prenaient la peine de s'en cacher. Des podestats exclusivement pris dans les villes guelfes indiquent assez quel était le parti auquel ces compagnies étaient vouées; mais rien ne dit que leur majorité représentât fidèlement celle des citoyens. Au moment dont nous parlons, depuis dix ans le consulat était en oubli. Il avait été abandonné depuis qu'un légat du pape avait séjourné à Gênes; et c'est peut-être aux compagnies particulières qu'était due cette période assez longue de podestats se succédant sans interruption.
Quelques nobles se plaignaient de se voir éloignés des emplois par cela seul qu'ils n'étaient pas membres de ces compagnies privées. Un d'entre eux, déjà fort distingué dans la république, Guillaume Mari, se rendit l'organe de tous. Il forma une compagnie de son côté pour réunir ceux que les autres sociétaires avaient laissés à l'écart. Non-seulement les nobles mécontents y accédèrent, mais beaucoup de familles populaires y prirent part, et hors de la ville presque toutes les communes y adhérèrent. Il fallait pour ce concours, ou que le gouvernement fut devenu bien intolérable pour les particuliers, ou que la faction gibeline se fut bien renforcée contre la direction guelfe, ou enfin qu'une nouvelle aristocratie populaire se sentît en force pour se mesurer avec l'oligarchie régnante. Probablement tous ces motifs agissaient. Cette grande et puissante ligue donna bientôt l'alarme au parti opposé.
Des rixes commencèrent à éclater entre les adhérents et les opposants. Le podestat Lazare Glandoni passait pour avoir donné une sorte d'autorisation aux nouveaux associés. Cette condescendance rendait sa position difficile, il prétexta des affaires de famille et il obtint du conseil un congé pour passer à Lucques sa patrie. En son absence la nouvelle compagnie gagna rapidement du terrain. On lit courir le bruit que le podestat ne devait plus revenir à ses fonctions. Aussitôt, le peuple se leva et demanda Guillaume Mari pour chef de la république. On l'enleva de chez lui, malgré ses refus affectés, et il fut installé dans le palais fortifié des Volta près de l'église de Saint-Laurent, loué à cette occasion pour servir de siège à ce nouveau gouvernement. Mari notifia partout sa prise de possession. Il nomma des juges, des greffiers, des officiers pour administrer chaque commune et pour y recevoir le serment.
Au bruit de cette nouveauté, le podestat revint démentir la fausse nouvelle de son abdication. Les nobles l'entourèrent, mais ce fut pour lui reprocher d'avoir avoué Mari, et pour le rendre responsable des suites de sa connivence. Il niait en vain, Mari menaçait de produire des écrits. Glandoni prit alors le parti de se justifier aux dépens d'autrui en opprimant ceux qu'il avait aidés. Il avertit les hommes sur qui il pouvait le mieux compter, de se tenir armés et prêts à agir au premier son du tocsin. Mari, de son côté, était entouré de ses partisans qui chaque nuit venaient en troupe grossir sa garde. Cependant il parut hésiter. Mandé au conseil par le podestat, il s'y fit attendre, mais il s'y rendit avec quelques-uns de ses principaux adhérents; un Volta était du nombre. On leur intima d'évacuer le palais qu'ils tenaient; au lieu d'obéir ils y rentrèrent pour s'y fortifier; et la terreur fut au comble quand on les vit appeler à la garde de leurs postes les ouvriers en laine et, en un mot, la populace. Les nobles s'assemblèrent dans l'église des Vignes. Pierre Grimaldi harangua avec violence. On requit le podestat de réduire les insurgés. On lui offrit toute assistance. Dix commissaires furent nommés cependant pour essayer, avant l'attaque, de retirer Mari et les autres nobles d'une coalition populaire pour laquelle ils ne devaient pas être faits. D'autres envoyés se répandirent dans la ville pour aller de porte en porte exiger des serments d'obéissance et le désaveu de l'association factieuse. Dès ce moment la compagnie commença à décroître et tendit à se dissoudre. Mari avait été évidemment gagné. Il remit le palais et ses tours aux mains de treize nobles choisis avec assez d'impartialité entre les divers partis, si nous en jugeons sur la liste de leurs noms; on contremanda les changements qui avaient été faits dans l'administration. Quand la sécurité fut rétablie, le podestat dans un parlement solennel prononça une pleine amnistie: il cassa et interdit à jamais la compagnie de Mari et en même temps toutes les autres qui existaient ou qu'on avait prétendu exister. Ces décrets furent sanctionnés par le serment de tous les citoyens présents. Mari prêta le sien à son tour, et, sur la réquisition du podestat, il y ajouta avec une contenance très-dégagée, la déclaration qu'il remettait à tous ses adhérents les obligations qu'ils avaient contractées entre ses mains. Ainsi s'évanouit ce premier symptôme constaté des dispositions peu favorables des plébéiens, tentative où c'est la voix d'un noble qui avait appelé les populaires, probablement dans les intérêts de son ambition particulière, ou dans ceux d'une faction, beaucoup plus qu'au profit de la liberté. On retrouve immédiatement Mari dans les plus hauts emplois de la république; il est vrai que bientôt après on voit sa famille émigrer et servir l'empereur Frédéric contre la patrie.
Les Génois, à cette époque, recherchaient des alliances qui leur garantissent la sécurité des relations commerciales avec les villes de la Provence. Ils faisaient des traités avec les communes de Toulon, de Marseille, d'Arles, qui stipulaient comme autant de républiques. Il est bon de recueillir de siècle en siècle les détails que ces documents fournissent sur la matière et les usages du commerce de ce temps. Le traité d'Arles, outre les sauvegardes les plus complètes pour les personnes et pour les biens (le cas de naufrage expressément prévu), contient, en faveur des habitants d'Arles, l'autorisation d'établir à Gênes un consulat, pour décider de leurs contestations civiles. On leur accorde la franchise des droits de douane sur les produits du sol provençal importés à Gênes, mais ils ne pourront les envoyer au delà: le transit gratuit n'en est pas compris dans la concession. Pour les marchandises qui ne sont pas de leur cru, ils sont soumis aux droits, non comme les autres étrangers, mais comme les Génois les payent eux-mêmes. Ils pourront exporter de Gênes des bois de charpente pour la construction de leurs maisons, des douves et des cercles pour leurs tonneaux, mais à condition d'en faire usage pour eux-mêmes, sans pouvoir les vendre ni à Marseille ni ailleurs. Il leur est défendu de prendre à Gênes les toiles d'Allemagne, de Reims ou de Champagne, les draps de France (la Provence n'était pas française encore). Ils ne peuvent exporter des blés, mais seulement des châtaignes, quand le prix marchand n'en excède pas une certaine limite, et, chose bizarre, quoiqu'à l'exemple des Athéniens d'autrefois, le commerce des figues de Gênes leur est interdit.
En accordant aux navigateurs d'Arles, sur l'apport de leurs denrées, la franchise des droits qui appartiennent à la république, on réserve le payement de la gabelle du sel et des droits que d'autres sont en possession de lever sur le territoire génois; ceux de l'empereur sont particulièrement énumérés, et nous apprenons par là qu'à cette époque ou percevait pour l'empereur, dans le port de Gênes, certaines redevances sur les blés, les huiles et quelques autres denrées.
Ce traité nous est connu par les archives des deux villes intéressées1, et, dans cette double authenticité, il confirme que, dans les usages de l'époque, pour une telle alliance on ne faisait pas un seul instrument en deux originaux semblables. On rédigeait séparément les promesses de chaque partie, par des actes relatifs et correspondants, mais distincts. Celui qui était souscrit le premier portait la réserve de la réciprocité des conditions. Des ambassadeurs de chaque part allaient recevoir et accepter les engagements de l'autre cité. A Gênes, le contrat se passait tant au nom du podestat, de la volonté et du consentement du conseil, qu'au nom des conseillers stipulant pour la commune. Le traité d'Arles dont nous venons de parler est qualifié de paix pour dix ans. Cinquante- quatre nobles génois y sont dénommés comme ayant prêté le serment en présence de l'ambassadeur d'Arles. On remarque, en passant, que parmi tous ces nobles pas un Spinola n'est nommé. D'autre part, le podestat d'Arles était alors un Génois, Guillaume Embriaco.
La conservation des traités de Gênes est due à un des podestats de cette ville, Jacques Baldini, Bolognais. Il institua, sous le titre de Liber jurium, un registre où il fit transcrire tout ce qu'on possédait avant lui de diplômes, de privilèges obtenus, de conventions faites avec les rois, les princes, les communes. On continua à enregistrer à la suite les actes semblables qui survinrent, et ce recueil, incomplet sans doute, n'en est pas moins précieux. On trouve en tête du livre le décret du podestat, qui le consacre non-seulement à l'utilité, mais à l'émulation des Génois, afin, dit-il, qu'ils voient comment les progrès et la grandeur de la république ont été le prix des vertus ou des travaux de leurs pères.
(1229) Baldini était actif et ambitieux; il s'adonna aux affaires publiques avec un zèle sans exemple. Il y consumait tout le jour, souvent une partie de la nuit, différant ses repas tant qu'il lui restait quelque chose à faire, et, dit naïvement le chancelier annaliste, tenant souvent ses subordonnés à jeun jusqu'à une heure très-avancée. Il conclut des conventions favorables avec plusieurs2 voisins et avec le roi de Castille. Il poursuivit les pirates, il fit partir avec une grande vigilance des flottes pour toutes les stations où le commerce avait besoin d'être protégé. Mais son ambition alla bien plus loin, et là elle se mit trop à découvert: il voulut se faire législateur et se perpétuer dans sa place. Les statuts de la république avaient prévu que les lois pourraient avoir besoin de corrections, et ils attribuaient au conseil le droit de nommer les correcteurs. Baldini se fit élire correcteur unique. S'adonnant à la refonte des statuts, il les divisa et les classa en livres par ordre de matières. Le travail était utile, mais cette attribution insolite, cette entreprise d'être seul arbitre de la constitution, excita déjà une vive clameur. La rumeur fut bien plus grande, quand, au temps ordinaire de l'élection du podestat futur, on apprit que Baldini manoeuvrait pour rester en charge. Il avait fait venir de Rome Godefroy, chapelain du pape, chargé par le pontife d'absoudre de tout serment tant le podestat qui, à son installation, avait juré de ne pas garder le pouvoir au delà de son année, que les électeurs, le conseil, la commune entière qui juraient tous les ans de ne souffrir ni la prorogation ni la réélection de ce souverain magistrat. Déjà les électeurs étaient renfermés, le scrutin leur avait été remis et leur séance se prolongeait aux yeux du public soupçonneux. Ils avaient expédié un message à l'archevêque, au chapelain et aux frères mineurs dont le crédit était fort grand, pour qu'on leur dît si en effet ils pouvaient sans péché renommer le podestat actuel contre la teneur de leur serment. L'impatience publique trancha la question. Il y eut un soulèvement universel; on protesta que ce parjure et cet opprobre ne seraient pas soufferts, et comme il plut à Dieu, l'archevêque et les frères mineurs répondirent aux électeurs de ne pas songer à la réélection: Spino de Sorexino, Milanais, fut nommé.
(1230) La magistrature de Sorexino fut troublée et terminée par un incident qui fait connaître le peuple et le siècle. On avait fait capture de quelques pirates de Porto-Venere. On condamna les complices à la mutilation de la main droite, et les chefs au dernier supplice. Mais dans ce pays où le sang se répandait avec si peu de scrupule et souvent pour des intérêts si indignes, il régnait une horreur invincible pour les exécutions de la justice. Ce sentiment favorable à l'impunité, perpétué jusqu'à nos jours, y était entretenu par les soins des prêtres, et surtout des religieux qui avaient ordinairement les honneurs de toute grâce obtenue pour les malfaiteurs convertis. Dans cette occasion les dominicains et les frères minimes sollicitèrent pour les condamnés. Le podestat, peu disposé à céder, pour couper court à tout délai, ordonna d'exécuter la sentence sans remise au lendemain; c'était un dimanche et le jour de la fête de Nazaire et Celse, saints martyrs de Gênes. Cette circonstance souleva d'indignation les femmes de tous les rangs et avec elles l'archevêque et le reste du clergé. Le podestat voulait être obéi; il convoqua un parlement à Saint-Laurent. Les femmes se précipitèrent dans l'église et rendirent la convocation inutile. Dans le tumulte un cheval effrayé emporta le malheureux Sorexino et le précipita sur le perron de Saint-Laurent. Il eut une jambe cassée. A peine transporté chez lui et le premier appareil mis, les officiers qu'il avait chargés de veiller à l'exécution des condamnés vinrent lui annoncer un miracle inouï. Sur quatre coupables, deux qui en marchant à la mort s'étaient recommandés à Dieu et à saint Jean-Baptiste, pendus avec leurs compagnons n'étaient pas morts comme eux. Ils respiraient encore. On venait demander de nouveaux ordres sur un incident si peu croyable. Le podestat, dont l'accident passait déjà pour un jugement de Dieu, se hâta d'ordonner que les deux malheureux fussent ramenés. Le conseil, appelé, consentit que leur grâce et leur liberté fussent prononcées. Enfin, comme pour imprimer plus avant les terreurs superstitieuses, le podestat ne se rétablit des suites de sa chute que pour être frappé de mort subite au milieu des réjouissances de sa guérison.
CHAPITRE VI.
Frédéric II. - Expédition de Ceuta.
(1231) L'état de l'Italie était toujours précaire. L'empereur Frédéric indiqua une diète à Ravenne, où il voulait, d'accord, disait-il, avec le saint-père, pourvoir aux discordes et aux guerres intestines dont les villes étaient agitées. C'est en ces termes qu'il manda les représentants de la commune de Gênes. Dans cette assemblée il promulgua un décret général pour défendre à toute cité de prendre ses podestats ou ses gouverneurs parmi les citoyens des villes lombardes en rébellion contre la souveraine puissance impériale. Les députés de Gênes eurent peine à obtenir la parole pour lui représenter humblement que le podestat de l'année prochaine était déjà nommé, que l'élection, toujours faite à l'avance et au temps déterminé par les lois du pays, était tombée sur un Milanais1; qu'à cette époque l'intention de l'empereur n'était ni annoncée ni prévue; Gênes à l'avenir se garderait bien de tout choix qui pourrait déplaire, mais on réclamait son indulgence pour ce qui était déjà fait. On ne pouvait faire affront au podestat désigné; on ne pouvait, sans manquer à toutes les lois de la commune et aux serments les plus sacrés, rétracter une nomination régulière et solennelle qui n'avait pas même été faite par acclamation, mais qui était sortie de l'urne d'un scrutin2. Frédéric ne donna point de réponse. Les députés de retour ayant rendu compte de leur mission, les partisans impériaux élevèrent la voix et demandèrent que le podestat élu fût contremandé. Ils prirent les armes pour appuyer leur voeu. Cependant le parti opposé l'emporta dans le conseil, et l'installation du nouveau magistrat fut délibérée. Frédéric, irrité, fit emprisonner les Génois qui se trouvaient dans son royaume de Sicile, et saisit leurs biens (1232). Gênes tint un grand parlement sur cette fâcheuse nouvelle. Les opinions divergentes s'y donnèrent pleine carrière. On proposa d'entrer franchement dans la ligue lombarde. La majorité du conseil fit du moins résoudre une ambassade à cette ligue. La minorité, qui voulait députer à l'empereur, parut assez imposante pour ne pas refuser d'expédier à Frédéric un chanoine de Saint-Laurent, comme négociateur secret; mais il fut promptement éconduit. Les amiraux de l'empereur donnèrent la chasse aux bâtiments génois. Frédéric, occupé d'autres combinaisons, affecta la miséricorde (1233). Il écrivit à Gênes des lettres pacifiques. Les messagers se succédèrent; enfin la négociation tourna heureusement. Les Génois détenus à Naples et en Sicile furent remis en liberté, ils reprirent leurs propriétés séquestrées. L'effet de ce raccommodement dura quelques années, pendant lesquelles les Génois continuèrent à recevoir leur podestat de Florence, de Bologne, de Milan. La république, dans cet intervalle, adhéra de plus en plus au pape, envoya des ambassadeurs traiter avec Venise, et mit le plus grand soin à rétablir la concorde troublée dans les villes guelfes de son voisinage.
Le commerce maritime était toujours l'intérêt principal. On expédiait fréquemment des galères pour protéger la navigation, particulièrement pour tenir en respect les Mores d'Espagne et de Barbarie, tantôt amis, tantôt ennemis, et toujours prêts à prendre leurs avantages quand ils voyaient de riches proies et peu de forces pour leur imposer. Dix galères et quelques bâtiments légers devant Ceuta avaient ramené (1231) à l'alliance de Gênes l'émir qui y commandait et le soudan de Maroc, suzerain de ce pays. Malocello et un Spinola en avaient rapporté au trésor de Gênes huit mille besants et avaient montré au peuple, comme un don de l'émir à la république, un cheval couvert de drap d'or et ferré d'argent. Ceuta était alors un des points les plus importants du commerce des Génois; ils y avaient beaucoup de marchands et de capitaux, quand tout à coup on apprit qu'une croisade avait été prêchée en Espagne contre cette ville, et qu'elle était menacée d'un siège par les chrétiens. Les croisés avaient déjà pris les bâtiments génois qu'ils avaient rencontrés dans ces parages. Il y avait tout à craindre pour les propriétés et pour les personnes, si l'on ne s'opposait à cette entreprise. Le risque et le scrupule de combattre contre des chrétiens pour les païens affligeaient vivement, mais un intérêt humain si puissant devait passer avant tout. On se hâta d'expédier une flotte. On espéra qu'en déployant ces forces devant les Espagnols et en employant les voies de la conciliation, les hostilités pourraient être évitées. On obtint en effet quelques promesses, mais si vaines que les croisés tentèrent ouvertement d'incendier la flotte génoise. En même temps le soudan invoquait le secours des Génois et s'engageait à payer la moitié des frais des armements qu'ils enverraient pour la défense des intérêts communs. Cet appel détermina un effort; on fit partir vingt-huit galères et quatre grands vaisseaux (1234). Il paraît que ce puissant secours détourna l'orage et rendit la sécurité à Ceuta. Mais quand on en vint à réclamer du soudan le remboursement des dépenses suivant sa promesse, il fut peu disposé à la tenir. Les Génois qui étaient en force la revendiquèrent avec une hauteur menaçante; le soudan traînant la négociation en longueur, fit venir de l'intérieur des troupes nombreuses de ses barbares. Une rixe entre cette soldatesque et les équipages des galères ne tarda pas à s'élever; ce fut le signal d'un massacre et surtout du pillage et de l'incendie des magasins et des maisons des Génois. Rien ne put induire le soudan à la réparation de ce dommage et à l'exécution de ses engagements. On n'eut pas d'autre ressource que de déclarer formellement la guerre à ce prince barbare, tandis que les galères croisaient devant ses ports. La république, informée de cette fâcheuse conjoncture, envoya de nouveaux renforts de provisions et d'armes; mais ses amiraux lui demandaient des hommes, et personne à Gênes ne s'embarqua. Cependant les ennemis se lassèrent d'être renfermés sans communication avec la mer; une paix fut faite: sans nous en faire connaître les conditions, on nous dit qu'elle fut honorable pour Gênes et que la flotte revint triomphante.
La dépense subite du secours envoyé à Ceuta, si mal remboursée par le More, avait exigé des ressources extraordinaires. Douze deniers du produit de la gabelle du sel, probablement le vingtième du total, furent aliénés pour dix ans et produisirent vingt-huit mille livres. On avait eu recours également à des emprunts et sur de singuliers gages. A la fin de l'année (1235) où se fit la paix de Ceuta et où l'ordre put être remis dans les finances, Ingon Grimaldi rendit la vraie croix que le podestat lui avait remise, du consentement de l'archevêque et du chapitre de Gênes. Il fut dressé acte authentique de cette restitution. Je ne pense pas que ce fait puisse être entendu autrement que d'un prêt sur nantissement et de sa libération. Nous savons que les croix produisaient un revenu, soit qu'elles eussent un casuel attaché à leur emploi dans les cérémonies du culte, soit plutôt que, traitées en reliques, elles attirassent des aumônes: ce revenu avait été sans doute, comme ceux de la gabelle, ou aliéné temporairement aux prêteurs, ou assigné pour le nantissement de leur créance.
La vraie croix, et en général les croix de la ville, jouaient à Gênes un grand rôle. Les annales ne manquent jamais de signaler leur apparition efficace toutes les fois que l'archevêque et ses prêtres viennent entremettre leur ministère de paix au milieu des partis et imposer des réconciliations au nom du Dieu de miséricorde. Les croix contribuent avec les cendres de saint Jean-Baptiste à calmer les tempêtes de la mer comme celles de la place publique. Aussi quelques années avant l'époque dont nous nous occupons, un malheureux reçu dans l'église de Saint-Laurent sous prétexte d'y chercher un asile, ayant une nuit forcé le coffre qui renfermait les croix et les ayant enlevées, le trouble dans la ville fut tel que peu d'événements sinistres en eussent produit un semblable. On courut de toutes parts après le larron; il fut saisi à Alexandrie, mais son butin n'était plus entre ses mains, il en avait été dépouillé lui- même. On découvrit enfin le détenteur. La ville racheta son palladium sacré, il lui en coûta plus de quatre cents livres. On replaça ces précieuses croix, mais elles furent mieux gardées; le coffre fut couvert de lames de fer. L'archevêque institua un anniversaire solennel pour célébrer leur réintégration dans l'église, et il fut ordonné que leur revenu dans cette journée serait employé à la rédemption des captifs. Ce prélèvement spécial excepté, le revenu des croix fut assignée la commune, en indemnité de ce qu'elle avait payé pour leur rachat; elle en affecta le produit aux constructions du môle et du port.
Chez ce peuple dévot, la superstition qui attachait légalement le jugement de Dieu à l'événement d'un duel n'avait pas encore perdu son autorité. Mais des exemples que nous en rencontrons précisément à cette époque, prêtent à une autre observation de moeurs. Les parties ne combattaient point en personne; elles abandonnaient le sort de leur tête à des champions mercenaires. Parmi ces hommes si hardis à la mer, qui sur terre s'étaient faits chevaliers pour marcher à la guerre, qui n'avaient nulle horreur du sang et qui ne craignaient pas de payer de leur personne dans les affaires de partis, il paraît que l'usage de descendre en champ clos répugnait à toutes les idées admises. Dans les temps modernes l'on observait à Gênes plus de rencontres fortuites ou plus de vengeances par le poignard et par le guet-apens que de duels tels qu'on les connaît ailleurs. Cette disposition parait avoir été très-ancienne. Nous avons vu quel effroi causa la menace de dix combats singuliers ordonnés par l'autorité: maintenant on en cite d'ordonnés, soutenus par procureur. Jacques Grillo, accusé d'un crime, ne peut être ni convaincu ni justifié. Le podestat ordonne le combat, et il a lieu. Le champion de l'accusé était de Cumes; celui de l'adversaire, de Florence; le Florentin tua son antagoniste, Grillo eut la tête tranchée.
La guerre de l'empereur avec les Lombards avait recommencé. Le prince les rencontra près de Brescia, et remporta sur eux une victoire signalée. Ces succès donnaient de l'audace aux gibelins répandus dans les villes guelfes: ils réveillèrent ceux de Gênes, et soulevèrent de nouveau les populations gibelines, de Vintimille à Savone. On conçut à Gênes qu'il fallait plier devant le vainqueur, ou du moins essayer de fléchir sa colère. On lui expédia, comme des messagers qui ne pouvaient lui être désagréables, des Volta et des Castello. Mais, dans l'intervalle de ces négociations, on s'était un peu rassuré; l'insurrection des voisins était moins pressante, et les principaux guelfes craignaient moins de se faire entendre. Dans ces circonstances des délégués de l'empereur se présentèrent au conseil pour exiger le serment qui lui était dû. Foulques Guercio, l'un des conseillers, se leva et déclara qu'une telle matière méritait une délibération plus solennelle et devait être mise à la connaissance de toute la commune. Le lendemain un grand parlement s'assembla dans l'église Saint-Laurent. On y donna lecture des lettres de Frédéric. Il paraissait imposer à Gênes le serment de fidélité et d'obéissance à sa domination. Le podestat fit ressortir cette exigence: il rappela au peuple comment celui qui voulait être leur maître les avait traités en Sicile. A cette harangue, à ce mot de domination des clameurs s'élevèrent; le serment fut refusé, le parlement se rompit; le podestat prit des mesures pour que le gouvernement restât le plus fort dans l'intérieur. Les écrivains allemands assurent que le podestat fit ici une erreur, c'est-à-dire un mensonge: la lettre impériale ne requérait que le serment de fidélité et de vasselage (fidelitatis et hominii): on affecta de lire: fidélité et souveraineté (fidelitatis et dominii)3. Quoi qu'il en soit de cette équivoque, elle fit son effet sur l'esprit public. On expédia des ambassades à Rome, afin d'y contracter, sous les auspices du pape, une étroite alliance avec les Vénitiens alors en guerre avec Frédéric. Le pontife, à cette occasion, déclara publiquement que la république de Gênes était placée sous la protection immédiate des bienheureux apôtres Pierre et Paul.
La force était donc restée aux guelfes dans Gênes (1239). Un nouveau podestat fut demandé à Milan (1240), et l'on prêcha, au nom du pape, contre les ennemis du saint-siège une croisade avec les mêmes indulgences attachées à celles d'outre-mer; mais en ce moment, Alexandrie passait au parti impérial et contribuait à soutenir l'insurrection de Savone et d'Albenga. Le marquis Caretto la dirigeait: de l'autre côté du territoire, Hubert Pallavicini, vicaire impérial, menaçait la ville. Gênes avait des ennemis de tous les côtés.
CHAPITRE VII.
Concile convoqué à Rome.
Cependant le pape Grégoire, se sentant appuyé par une partie des villes de la Toscane et de la Lombardie, décidé à pousser aux termes extrêmes sa querelle avec l'empereur, convoqua un concile à Rome dans l'église de Saint-Jean de Latran. Empêcher la tenue de cette assemblée devint la principale affaire de Frédéric. Déjà un grand nombre de prélats de diverses nations s'étaient réunis à Nice, recrutés et conduits par le cardinal de Préneste. Il s'agissait de les faire arriver jusqu'à Rome. Les flottes de Frédéric furent destinées à leur fermer le passage; un Spinola avait été son amiral; il venait de le perdre. Pour le remplacer, Ansaldo Mari fut appelé; il s'échappa mystérieusement de Gênes et fut bientôt sur la flotte impériale occupé à donner la chasse aux Pères du futur concile.
Les Pisans n'étaient plus en guerre avec Gênes. Ils y envoyèrent une ambassade solennelle pour notifier que les ordres de l'empereur les obligeaient à s'opposer à force ouverte au passage des évêques que le pape mandait à son concile. Ils priaient donc les Génois de s'abstenir de prêter leurs galères pour ce voyage, car il serait trop pénible d'avoir à combattre des voisins avec qui l'on désirait conserver la concorde rétablie (1241). Le podestat répondit avec hauteur que les Génois avaient toujours été les fidèles de la sainte Eglise, toujours prêts à la défense de la foi; qu'on avait promis de conduire à Rome les prélats, et qu'aucune menace n'empêcherait de tenir parole. Jacques Malocello, amiral de la république, fut immédiatement expédié à Nice avec tous les bâtiments que l'on put mettre à la mer. Là il prit à bord les cardinaux légats, les évêques et leur suite et les conduisit à Gênes. Quelques-uns cependant, alléguant que ces bâtiments ne suffisaient pas à tous les passagers, saisirent ce prétexte pour se dispenser d'un voyage périlleux et d'un concile non moins fâcheux; ils s'en retournèrent de Nice à leurs demeures.
Ceux qu'on avait conduits à Gênes y séjournèrent plusieurs semaines, d'abord afin d'attendre l'arrivée des prélats et des ambassadeurs des villes lombardes. Il s'éleva d'ailleurs des obstacles avant-coureurs d'un dénoûment fatal. Tandis que les forces maritimes de Frédéric et des Pisans se préparaient à disputer le passage sur la mer, la voie de terre était interceptée par les excursions de Pallavicini et d'autres vicaires impériaux. Dans la ville même il s'ourdissait des trames pour s'opposer au départ de la flotte.
Un émigré florentin avait été arrêté comme espion. Rosso della Volta l'enleva aux sbires: le podestat fit sonner le tocsin et prendre les armes; il dénonça en plein parlement non-seulement cette dernière violence, mais les manoeuvres des factieux contre la tenue du concile, la conjuration découverte contre la vie des meilleurs citoyens, enfin les préparatifs hostiles qui remplissaient les maisons des Doria, des Volta, des Thomas Spinola d'Avocato1, de leurs adhérents, maisons dont on avait fait autant de citadelles menaçantes. «Génois, dit le podestat en terminant ce tableau, Génois serviteurs de Dieu, armés pour sa défense et pour votre liberté, que faut-il faire? - Meurent les traîtres!» ce fut la réponse. Le podestat chargea aussitôt les officiers d'aller punir exemplairement les coupables. On commença par envahir la demeure d'un des nobles accusés. Elle fut ravagée et livrée au pillage, ce qui intéressa sur-le-champ la populace à concourir à de semblables exécutions. On marcha à l'attaque des maisons des Doria et des Volta; et, pour cet effet, on fit descendre à l'improviste tous les équipages de la flotte. Après un combat long et sanglant, les gibelins se jugèrent hors d'état de se défendre, ils abandonnèrent sans bruit les maisons qui allaient être assiégées: la plupart prirent la fuite; le podestat s'empara des postes qu'ils avaient quittés et les fortifia pour son parti. Maître alors de la ville, il put ordonner le prompt départ de la flotte. Les Pères du concile y montèrent. On gagna Porto-Venere. A Gênes on armait encore d'autres galères pour rejoindre la flotte, et pour éclairer la marche d'un si précieux convoi. Mais sans attendre ce renfort Malocello et ses conseillers crurent que le parti le plus sûr était de brusquer le voyage. On remit en mer; ce fut pour essuyer le plus grand désastre. Les galères de Frédéric, commandées par Hensius son bâtard et par Andriolo Mari, fils de l'amiral Ansaldo, renforcées par tout ce que Pise avait pu armer de bâtiments, enveloppèrent, entre le rivage pisan et l'île Meloria, la flotte génoise encombrée de ses vénérables passagers et gênée dans ses mouvements par leur terreur. La défaite fut complète; sur vingt-deux galères dix-sept furent prises; cinq seulement échappèrent. Trois légats, desquels deux étaient cardinaux, une foule de prélats, évêques, archevêques, abbés, clercs, députés des villes guelfes, furent prisonniers avec un bagage immense. Ces illustres captifs furent renfermés dans les prisons de Pise. Quant aux Génois qui étaient sur les galères capturées, la plupart trouvèrent le moyen d'échapper à leurs conducteurs pendant qu'on débarquait tant de prisonniers notables.
A cette fatale nouvelle, la terreur fut grande dans la ville. Cependant le podestat et le conseil écrivirent au pape une lettre pleine de noble fermeté, et même de consolations et d'encouragements pour le pontife. Mais ce fut en vain. Ses espérances étaient détruites, son concile ajourné. Sa haine contre Frédéric trompée au moment où il croyait le satisfaire, il ne put soutenir ce coup inattendu; l'inflexible vieillard n'y survécut pas longtemps.
(1242) Autour de Gênes, Pallavicini redoubla ses efforts et occupa plusieurs châteaux sur les sommités de l'Apennin. La république implora des secours pour se garantir des entreprises de l'ennemi dans un moment si critique. Il lui vint de Milan des fantassins et quelques cavaliers. Mais la plus grande crainte du public était pour le convoi des bâtiments du commerce de la Syrie, d'Alexandrie et de Chypre, dont le retour était attendu à tout moment et dont Mari et les Pisans ne manqueraient pas de tenter la capture. Tout ce qu'on put armer de bâtiments fut envoyé au- devant; et quand le convoi parut, il se trouva assez de forces devant ceux qui le poursuivaient pour les arrêter et pour lui donner le temps d'entrer en sûreté dans le port de Gênes: c'étaient des richesses immenses mises à couvert. Cet événement remonta les courages. Par un nouvel effort de Gênes on eut cinquante et une galères armées sous le drapeau de Saint-George. Les flottes opposées firent alors une longue guerre d'évolutions et de chicane. Quand les galères génoises allaient à la recherche de leurs adversaires, Mari venait braver la ville et se montrer jusque dans le port. Repoussé, il s'écartait devant la flotte ramenée au secours de Gênes par les signaux du phare.
CHAPITRE VIII.
Innocent IV. - Les Fieschi.
(1243) Le cardinal Sinibalde Fiesco, frère du comte de Lavagna, citoyen de Gênes, fut nommé souverain pontife sous le nom d'Innocent IV. Un successeur donné à Grégoire, peu après sa mort, n'avait vécu que peu de jours. Les cardinaux étaient tellement dispersés que six ou sept seulement se réunirent pour une nouvelle élection. Parmi eux quelques-uns passaient pour dévoués à l'empereur, disposition qui rendait difficile l'accord d'où la nomination devait sortir. Ils étaient d'ailleurs peut- être autant de candidats que d'électeurs, et le petit nombre excluait ces combinaisons où la foule entraîne les volontés et emporte les espérances. Chacun pouvait s'opiniâtrer longtemps dans ses prétentions personnelles. La vacance fut de plus d'un an. Frédéric affectait de s'en plaindre. Il appelait enfants de Bélial les cardinaux qui tardaient à donner à l'Église un pasteur, et par lui la paix au monde. Enfin le cardinal Fieschi fut nommé. Jusque-là il avait paru favorable à l'empereur et même attaché à sa personne. Néanmoins celui-ci ne s'y trompa pas; il prévit qu'il avait perdu un ami dans le collège des cardinaux et acquis un ennemi nouveau dans la chaire de Saint-Pierre. Il essaya cependant de se prévaloir de l'ancienne familiarité. Il proposa de marier Conrad son fils et son héritier à une nièce d'Innocent. Il offrit de grandes concessions à l'Église. On l'amusa de promesses et on lui demanda incessamment de nouveaux sacrifices. Il sollicitait une entrevue du pape; il n'aurait pu ni être reçu ni s'aventurer dans Rome, mais on pouvait se rencontrer au dehors, et à cet effet le pape vint à Sutri; mais il ne tarda pas à croire que l'empereur lui tendait un piège et voulait attenter à sa liberté.
(1244) Gênes avait été dans la joie à la nouvelle de l'exaltation d'Innocent. On avait alors Philippe Visdomini pour podestat; c'était un noble de Plaisance qui, ayant déjà rempli les mêmes fonctions, il y avait quelques années, savait bien ce qui convenait aux Génois et par quels moyens on pouvait influer sur eux. Il avait entrepris de concilier au gouvernement ceux des gibelins qui étaient encore dans la ville; le rapprochement qui se traitait entre Frédéric et le pape avait secondé cette louable intention. Mais un frère mineur lui fut secrètement dépêché par Innocent. Immédiatement après on répandit que Frédéric, toujours irrité contre les Génois, envoyait une flotte à Tunis pour y intercepter le commerce de la république; qu'il était indispensable d'armer, et d'expédier dans ces parages pour la protection des convois. Quand, sous ce prétexte, une flotte de vingt-deux galères fut prête, une nuit le podestat y monta avec Albert, Jacques et Hugues Fieschi, neveux du pape, et avec quelques autres nobles à qui fut révélé le mystère de l'expédition. On mit à la voile et l'on gagna la haute mer, afin qu'au jour on ne fût vu d'aucune des côtes de l'Italie. On reconnut le cap Corse, et de là, tournant rapidement vers le rivage romain, on parvint heureusement à Civita-Vecchia. Innocent, qui en attendait impatiemment l'avis, sortit de Sutri aussitôt, il se rendit sur la flotte; ses cardinaux, ses prélats le suivirent. On repartit, on pressa la navigation, on n'eut de repos qu'en se voyant dans le port de Gênes. La réception y fut magnifique; la joie d'avoir pour hôte un pape concitoyen était au comble. Les galères qui avaient porté ce précieux fardeau et son cortège sacré se couvrirent de drap d'or et de soie. L'archevêque et son clergé, les nobles, les chevaliers et les matrones, toute la population enfin vinrent au-devant du successeur de saint Pierre; et à travers les rues, toutes tendues de riches étoffes jusqu'aux plus misérables passages, on le conduisit en triomphe au palais archiépiscopal.
Frédéric était à Pise. La nouvelle de la fuite du pape et de son arrivée à Gênes le frappa d'un coup inattendu. Il essaya de renouer la négociation. Innocent, dans ce qu'on lui offrait prétendit ne voir que des paroles sans garanties, il n'entendit à rien et se décida à se mettre en sûreté à Lyon. Gênes avait pourvu à sa garde par une escorte convenable, et tous les secours nécessaires lui furent libéralement prodigués. Parvenu à Lyon il convoqua aussitôt un concile; l'un des Fieschi fut au nombre des ambassadeurs que Gênes y envoya. Frédéric y fut cité et montra quelque intention de s'y rendre. Il passa à Pavie et de là à Alexandrie, dont les habitants lui livrèrent les clefs de leur ville. Il parut à Tortone, et ce voisinage inquiéta beaucoup Gênes. Cependant la nouvelle de son excommunication et de sa déposition prononcée au concile l'offensa vivement. Il alla raffermir ses partisans de Crémone et de Parme.
(1245) L'assistance donnée au pape redoublait l'animosité contre Gênes. La guerre maritime ne s'arrêtait point. Les succès en étaient variés, le commerce payait toujours les pertes.
Frédéric était fatigué à l'excès de cette contention longue et cruelle qui l'empêchait de jouir de son pouvoir et du repos, qui avait troublé la paix jusque dans ses foyers domestiques et dans ses affections privées. Il haïssait, dit-on, les partis et leurs noms, quoiqu'il fût obligé de se servir d'une faction pour se défendre. Il eût volontiers transigé avec le pontife. Innocent s'était hâté de consolider l'anathème qu'il lui avait lancé de Lyon, en reconnaissant un nouveau César. C'était le landgrave de Thuringe. Ce prince, qu'on appela l'empereur des prêtres, avait notifié (1246) son avènement aux Génois par des lettres flatteuses, où les assurances de sa dérisoire protection impériale n'étaient probablement pas séparées de quelques demandes de subsides. Mais la mort débarrassa bientôt la scène politique de ce personnage importun (1247). C'était un obstacle de moins à la réconciliation de Frédéric. Il trouvait aussi un médiateur puissant; il recourait à saint Louis pour obtenir l'indulgence du pape; Louis s'adressait à lui à son tour pour un grand intérêt. C'était le temps où ce roi se préparait à partir pour la croisade. Les guelfes n'avaient pas manqué de répandre que Frédéric, en digne excommunié, avait résolu de fermer les passages au saint roi. Louis avait à s'assurer qu'un tel obstacle ne lui serait pas opposé. Il obtint aisément le démenti des projets hostiles attribués à Frédéric contre son pieux dessein (1248). La négociation, pour réconcilier le pape et l'empereur, fut moins facile. Frédéric parut déterminé se rendre à Lyon pour y faire une pleine soumission. Mais, au moment du départ, il apprit que Parme avait enfin secoué son joug et renoncé à son parti. Sa colère se réveilla et l'emporta sur toute autre résolution. Il rétrograda aussitôt, appelant ses fidèles Crémonais et toutes ses forces devant la ville révoltée. En arrivant sous les murs, il jura solennellement de ne pas les abandonner qu'il n'en fût devenu maître; prévoyant un long siège, pour gage de sa résolution sur la place où il campait, il jeta les fondements d'une ville nouvelle destinée à remplacer celle qu'il allait détruire, et il l'appela Vittoria par anticipation de sa prochaine victoire. Ses ennemis ne laissèrent pas les Parmesans sans secours. A la sollicitation des Plaisantins accourus à leur défense, Gênes envoya quatre cent cinquante arbalétriers pour son contingent. Mais les assiégés ne perdirent pas courage. Dans une sortie heureuse ils surprirent l'empereur, ils dispersèrent et détruisirent son armée. Frédéric se sauva presque seul, son trésor Tut pillé, l'enceinte de Vittoria fut forcée, les Parmesans détruisirent les fondements de cette cité nouvelle qui s'élevait pour leur honte. Le malheureux Frédéric, après avoir vainement tenté de nouveau de se réconcilier avec le pape, abandonna la haute Italie à elle-même et se retira dans la Pouille; mais deux ans après il y termina tristement sa vie toujours agitée et à la fin si malheureuse.
Sa disgrâce et surtout sa mort mirent en Italie une vive agitation dans les esprits. Les guelfes étaient triomphants et les gibelins abattus (1250). Déjà une partie de la Ligurie orientale, qui s'était donnée à l'empereur, avait embrassé le parti contraire et emprisonné son vicaire impérial. Plusieurs lieux détachés de l'obéissance des Génois s'y étaient volontairement remis. A la nouvelle de la mort de Frédéric, des députés de Savone et d'Albenga et avec eux Jacques de Caretto qui avait dirigé l'insurrection, vinrent demander à être reçus en grâce. Des conditions furent dictées; Savone consentit de nouveau à la démolition de ses murailles; enfin la rivière occidentale rentra paisiblement sous la juridiction de la république. Pise même envoya un religieux pour témoigner le désir de rétablir la concorde, afin, disait-elle, que le Pisan pût librement aller à Gênes et le Génois à Pise. Gênes mettait pour seule condition à la paix que Lerici, au fond du golfe de la Spezia, lui serait abandonné. Mais les Pisans répondirent qu'ils céderaient plutôt un quartier de leur propre ville. Les Vénitiens, à cette époque, renouvelèrent avec Gênes le traité existant dont le terme était près d'expirer.
Mais la république obtint une paix qui, sincère, aurait été la meilleure. Elle rappela ses émigrés. Tous avaient dans la ville leurs plus proches parents et leurs amis. La plupart de ceux-ci partageaient les sentiments des exilés, mais, plus circonspects ou moins compromis, ils n'avaient pas abandonné la place, ils n'étaient pas exclus des conseils et ils pouvaient y servir les absents dans les conjonctures favorables. Leur retour fut essentiellement l'ouvrage des Fieschi. L'exaltation de leur oncle leur avait donné dans Gênes autant d'autorité que de lustre, et il y a des indices qui permettent de croire que leur ambition méditait de plus grands desseins sur leur patrie. Il leur convenait d'y ramener la paix. On ne voit pas que, dans les événements antérieurs, leur famille eût été signalée comme fort avant dans les partis; Innocent lui-même avait été cru gibelin avant d'être pape. Si, par le changement de sa fortune, les siens devinrent guelfes prononcés, soit en changeant, soit seulement en ravivant leur couleur politique, elle était chez eux sans animosité, et, après la mort de Frédéric, loin de regarder les nobles Génois de la faction opposée comme des ennemis irréconciliables, ils essayèrent de les rattacher au saint-siège par l'indulgence. Ce fut principalement par les soins de Jacques Fieschi que tous ces émigrés soumirent à la décision du pape leurs querelles et leurs prétentions envers leurs compatriotes, acceptant d'avance les conditions de la paix et les alliances de famille par lesquelles il voudrait en affermir les liens.
Bientôt on vit à Gênes le pape retournant en triomphe (1251). Conrad, fils et successeur de Frédéric, de son côté venait de l'Allemagne. Il alla se montrer aux gibelins fidèles et opiniâtres de Crémone. Puis il rétrograda jusqu'au bord de la mer Adriatique, et sa flotte sicilienne qui l'attendait à l'écart le transporta dans la Pouille. Ce pays lui avait été conservé par Mainfroy son frère bâtard. Tout le reconnut. La seule ville de Naples tenta de se maintenir indépendante, mais elle fut enfin obligée d'ouvrir ses portes. Innocent et Conrad vécurent en état d'hostilités. Mais l'empereur mourut (1254) dès la seconde année de sa venue en Italie, et le pape le suivit de près au tombeau.
CHAPITRE IX.
Saint Louis à la terre sainte.
(1252) Dans l'intervalle, les Florentins avaient eu une courte guerre avec les Pisans. Après des succès divers, elle avait été suivie d'un traité de paix. Florence invita les Génois à prendre part à cette réconciliation. Les Lucquois y accédaient. Enfin, dans un congrès et après une négociation assez longue, tous les différends furent abandonnés à la décision souveraine de la commune de Florence, devenue, de partie, médiatrice et arbitre. La sentence des Florentins ne se fit pas attendre; si ce fut avec impartialité on peut en juger. Ils s'adjugèrent à eux- mêmes le château de Ripafratta, pour être tenu en gage aux frais des Pisans jusqu'au parfait payement des dépenses que Florence avait faites pour la guerre. Ce que réclamaient Lucques et son évêque devait leur être rendu. Corvara et Massa, occupées par les Pisans, devaient être abandonnées par eux; Lerici, ce poste important envié par les Génois, leur était cédé. Une forteresse que les Pisans avaient élevée pour couvrir Pontedera, devait être rasée, avec défense perpétuelle de la rebâtir.
(1255) Pise refusa de se soumettre à des conditions si rigoureuses: les Génois pressèrent leurs alliés d'en assurer l'exécution par la force. Au printemps on se mit en campagne. Les Génois marchèrent droit à l'investissement de Lerici. Les Lucquois, que suivaient les Florentins, allèrent chercher l'ennemi commun. Mais les Pisans attentifs prirent leur temps, surprirent la troupe de Lucques et la mirent en déroute. Les Florentins accoururent, rétablirent le combat, et la chance tournant, Pise fut en tel péril qu'on imputa à la mauvaise volonté du podestat de Florence de ne l'avoir pas conquise. Content de sa victoire, il regagna promptement sa cité pour mettre en sûreté ses prisonniers. Cette retraite des Florentins engagea les Lucquois à rentrer chez eux, et ils donnèrent avis aux Génois d'en faire autant. Mais quand un intérêt est devenu populaire à Gênes, ce n'est pas ainsi qu'on l'abandonne. On se promit de ne pas quitter la campagne avant d'avoir Lerici entre les mains. La place fut resserrée de plus près. Les Pisans y avaient ajouté une sorte de forteresse murée, où une partie des habitants avaient transporté leur demeure. La porte était chargée d'inscriptions injurieuses qui défiaient Lucques, Gênes et Porto-Venere. Cette citadelle fut d'abord forcée et rasée, et bientôt les Génois achevèrent leur précieuse conquête.
(1256) Les Pisans abattus se soumirent à exécuter envers Florence et Lucques la sentence qui les avait révoltés. Les Génois ne furent pas compris dans ce dernier arrangement. Ils avaient une querelle plus récente avec Pise au sujet d'une place de Sardaigne. Leurs alliés, en faisant la paix, n'avaient pas tenu compte de cette réclamation tardive, et ils restèrent seuls en état d'hostilités.
Des événements si voisins, des périls si journaliers laissaient peu de place aux efforts qu'aurait exigés la défense des établissements de Syrie, et cependant un double danger les menaçait. La domination chrétienne chancelait dans la terre sainte, et la jalousie mercantile parmi les colonies maritimes rendait chaque jour plus sanglants les contrecoups de la discorde des métropoles1.
(1230-1253) Frédéric II avait à peine regagné l'Europe que tout, en Palestine, avait été en confusion. On avait mal gardé les trêves avec les Sarrasins. Les barons du royaume avaient cessé de respecter les lieutenants de l'empereur. Les galères impériales assiégèrent dans Béryte les Lusignans de Chypre qui venaient revendiquer la souveraineté de la terre sainte. Les consuls de Gênes et de Pise, d'accord eu ce moment se présentèrent avec les évêques pour médiateurs, mais, n'ayant pu rien obtenir, ils se retirèrent dans Acre. Les galères génoises allèrent combattre celles de Frédéric; le dénoûment de cette guerre civile arriva par une nouvelle catastrophe (1244): la horde des Carismiens prit Jérusalem et ravagea le pays en tout sens. Le Soudan de Damas vint s'unir aux chrétiens sous les murs de Jaffa pour combattre ces nouveaux assaillants réunis aux Égyptiens. Mais une journée sanglante près de Gaza fut favorable à ceux-ci. Le soudan d'Égypte en recueillit seul le fruit; les Carismiens se dispersèrent après leur victoire, pillèrent la Syrie et disparurent comme un torrent.
Conrad, fils de Frédéric II, devenu héritier du titre de roi qu'il tenait de son aïeul Brienne, ne parut point dans la terre sainte. Les barons confièrent la conduite des affaires à un bailli ou gouverneur électif. Ce gouvernement était misérable. La querelle européenne des guelfes et des gibelins avait passé la mer, même avant la venue de Frédéric, et elle resta après lui pour envenimer les autres sujets de discorde. Quand les templiers avaient négocié une trêve, les hospitaliers la faisaient rompre. Les Pisans s'étaient battus dans Acre avec leurs voisins, et, obligés de fuir, pour vengeance ils avaient mis le feu à la tour et au quartier des Génois. Gênes, pour les contraindre à réparer le dommage et à relever la tour, avait envoyé des galères contre eux, bravant toute prohibition; car on avait imposé à ces rivaux des trêves permanentes dans les colonies communes. Maintenant ils s'acharnaient dans Acre à des combats qu'on vit durer des mois entiers. Ils étaient livrés avec une telle fureur, que, suivant la remarque des historiens, on employa jusqu'à vingt-deux sortes de machines de destruction dans ces batailles données au milieu de la ville.
L'arrivée du saint roi Louis, ses vertus, sa dignité dans le malheur vinrent arrêter quelque temps le cours de ces discordes scandaleuses. Son autorité contint tout le monde en paix.
(1250) Quand Louis avait voulu partir pour la croisade, il avait envoyé des messages à Gênes afin de négocier son passage. Mais il avait cru de sa dignité de ne monter sur la mer que du bord d'une terre de sa domination. Il donna rendez-vous, dans le port d'Aigues-Mortes, à Lercari et Levanto, les deux amiraux génois élus pour le conduire. On partit de là. Il se rendit en Chypre et s'y arrêta jusqu'au printemps. Il paraîtrait, suivant Joinville, qu'en repartant il remonta sur les mêmes vaisseaux; suivant d'autres narrateurs, la flotte qui l'avait porté n'attendit pas l'hivernage; il fallut demander des navires aux colons génois et pisans des villes de Syrie, et l'on ne les obtint qu'à des conditions abusivement onéreuses. Enfin on fit voile vers l'Égypte. Nous ne redirons pas les tristes événements d'une expédition si connue. Lorsque le roi prisonnier dut être remis en liberté, un vaisseau génois se trouva prêt à le recevoir; il paraissait négligemment confié à un seul matelot qu'on voyait sur le tillac. Quand Louis et les musulmans qui le gardaient encore touchèrent au bord, un signal fit sortir du fond du navire cinquante hommes l'arbalète tendue, dont la présence subite écarta les Sarrasins et assura la délivrance du roi2. Ce prince et les débris de son armée furent transportés par les marins génois à Ptolémaïs. Il y séjourna deux ans afin de ne rien laisser en arrière de ses malheureux compagnons d'armes (1256).
Cependant les Vénitiens, pendant la décadence de l'empire latin de Constantinople, s'étaient appliqués avec une nouvelle ardeur au commerce de Syrie. On reconnaît aux procédés des Génois, racontés par eux-mêmes, que ceux-ci voyaient de mauvais oeil des concurrents si puissants. La possession en commun de l'église de Saint-Sabbas dans la ville d'Acre devint un sujet d'animosité pour deux colonies jalouses resserrées entre les mêmes murailles. Un matelot maltraité dans une rixe fortuite suffit pour soulever les Génois. Ils coururent contre les Vénitiens, en blessèrent un grand nombre et poursuivirent les autres jusqu'au palais de Venise. Ils reconnurent cependant que cette violence avait été imprudente. On s'en excusa du mieux que l'on put, mais les offensés en conservèrent un vif ressentiment. A peine cet orage était apaisé qu'un navigateur génois ayant amené dans le port d'Acre un vaisseau qu'il disait avoir acheté d'un pirate, les Vénitiens qui le reconnurent pour leur propriété le revendiquèrent et s'en emparèrent sans autre explication. Une nouvelle émeute s'ensuivit. Les Génois prirent les armes, descendirent dans le port, attaquèrent les Vénitiens, et non- seulement leur arrachèrent le navire objet de la querelle, mais encore se rendirent maîtres de tous les bâtiments vénitiens qui se trouvaient à l'ancre. Un accord fut pourtant ménagé sur ces voies de fait, on convint de payer les dommages qu'on s'était faits; mais, pour en faire l'évacuation, il fut impossible de s'entendre. Les deux gouvernements auxquels leurs colonies en référèrent s'occupèrent de ce fâcheux incident. On avait pris rendez-vous à Bologne pour traiter, quand Venise accusant les Génois des longueurs qui faisaient traîner l'affaire, entreprit de se faire justice à elle-même. Le convoi ordinaire de ses vaisseaux marchands pour la Syrie fut renforcé de bâtiments armés en guerre qui, en arrivant, capturèrent tout ce qui se trouva de navires génois. On brûla même des maisons dans Acre. Mais la supériorité des Vénitiens ne tenait qu'à la présence de leurs flottes: dans l'intervalle de leur retour, les Génois étaient les plus forts, d'autant mieux que Gênes et Pise étaient alors en paix et que leurs établissements se prêtaient appui. Cette union alarma tellement les Vénitiens d'Acre qu'ils crurent nécessaire de se couvrir de la protection ecclésiastique; le pavillon du patriarche fut arboré sur leur palais public. Qu'on ne s'étonne pas de l'animosité excessive qui règne entre ces émules, ce n'est pas seulement d'ambition et de pouvoir qu'il s'agit entre eux. Ils se débattent pour les intérêts mercantiles, pour ces intérêts qui font dans les deux États, mais surtout à Gênes, toute la richesse publique et privée, qui couvrent toutes les fautes, qui réparent tous les désastres au milieu même des guerres civiles. Venise, sous les Latins de Constantinople, avait enlevé un grand commerce aux Génois; probablement elle leur avait fermé l'accès de la mer Noire. En Syrie, en Chypre, en Égypte elle balançait tout au moins leur ascendant; redoutable sur la mer, elle pouvait troubler la navigation là même où les habitudes et les alliances avaient le mieux établi les Génois. Il n'en fallait pas tant pour que les deux peuples marchands fussent irréconciliables.
LIVRE QUATRIÈME.
PREMIÈRE RÉVOLUTION POPULAIRE. - GUILLAUME BOCCANEGRA CAPITAINE DU
PEUPLE. - CAPITAINES NOBLES. - GUELFES ANGEVINS. - GUERRE PISANE, GUERRE
AVEC VENISE. - GUERRE CIVILE. - SEIGNEURIE DE L'EMPEREUR HENRI VI; - DE
ROBERT, ROI DE NAPLES. - LE GOUVERNEMENT GUELFE DEVIENT GIBELIN. - SIMON
BOCCANEGRA, DOGE.
1257 - 1339.
CHAPITRE PREMIER.
Guillaume Boccanegra, capitaine du peuple. - Guerre avec les Vénitiens. -
Rétablissement des empereurs grecs à Constantinople.
L'autorité n'était pas contestée aux nobles; mais il y avait des familles devenues si considérables qu'un partage égal du pouvoir ne pouvait plus leur suffire, et l'équilibre menaçait de se rompre.
La nation commençait aussi à se lasser de n'avoir pas la sécurité intérieure pour prix de l'abnégation avec laquelle elle se laissait gouverner. Les plébéiens riches devenaient exigeants et il fallait bien que l'on comptât avec eux, car eux aussi étaient gibelins ou guelfes tout autant que les nobles; et si ceux-ci fournissaient des chefs aux partis, c'est de l'accession des masses que venait la force de ces chefs mêmes: c'est par là précisément que les Spinola et les Doria chez les gibelins, les Grimaldi et les Fieschi chez les guelfes possédaient une supériorité reconnue, à laquelle les autres nobles ne pouvaient atteindre.
C'est par là aussi que ces races privilégiées pouvait être tentées de s'emparer de l'autorité suprême, avec l'espoir de réussir là où Mari avait échoué.
Depuis cette aventure, de sourdes rumeurs avaient souvent donné crédit aux apparences d'un complot qui mettrait la république aux mains d'un chef unique, ou de deux, si les ambitions principales ne pouvaient s'accommoder d'un seul.
On sentait que cette concentration du pouvoir ne pouvait se faire qu'autant que le gouvernement serait ou tout gibelin ou tout guelfe; le mélange des deux factions était inconciliable avec l'unité d'un tel régime. Comme c'était sur la noblesse qu'un dictateur aurait à usurper, il fallait y faire concourir le peuple; aussi le caressait-on par avance. On avait déjà résolu d'adopter le nom de capitaine du peuple, et les nobles les plus fiers se seraient fait honneur de le porter. On supposait déjà qu'on pourrait au besoin donner aux populaires la satisfaction d'avoir un représentant de leur classe, une sorte de tribun, siégeant avec les capitaines en paraissant partager leur autorité. Tout cela semblait en quelque manière concerté; mais ce qui ne l'était pas sans doute, c'est que, soit timidité dans l'exécution de ce plan, soit ruse ou maladresse, les populaires prévalurent tellement qu'à l'essai un plébéien se trouva capitaine au désappointement des promoteurs de cette innovation.
Quoi qu'il en soit, le nom d'une famille plébéienne occupera la première et la dernière page de ce livre; mais entre les deux il y a quatre-vingts ans pendant lesquels c'est la noblesse qui continue à prévaloir.
Un podestat guelfe sortant de charge n'avait pas fait louer sa probité et ses moeurs (1257): c'est tout ce que les annalistes disent de lui. On avait déjà nommé son successeur. A l'arrivée de celui-ci, il y eut une émeute contre le précédent. A la faveur de ce soulèvement quelques nobles invitèrent le peuple à prendre les armes et crièrent qu'au lieu d'un podestat pris au dehors, il fallait à la république un capitaine choisi parmi les citoyens. Les populaires répondirent à l'appel avec empressement; mais ce fut pour tromper l'ambition de l'orgueilleuse noblesse qui les poussait. Ils s'assemblèrent tumultuairement et nommèrent par acclamation et à grand bruit Guillaume Boccanegra, capitaine du peuple et de la commune. On alla le chercher dans sa maison, on le porta en triomphe, on lui prêta serment avec enthousiasme.
Le nom de la famille Boccanegra ne se trouve pas avant ce temps dans les fastes du consulat ou des conseils, ce qui prouve qu'elle n'avait pas compté parmi la noblesse. Sept ans avant cette élection, le peuple de Florence (1250) avait ôté le pouvoir aux nobles: les Milanais en firent autant en même temps que les Génois (1256). Le cours des idées inclinait vers la domination démocratique. Cependant la noblesse avait trop de force, de crédit et de richesses, sa puissance avait poussé des racines trop profondes pour qu'on ne dût pas prévoir une longue résistance de sa part et de fréquentes convulsions. Il est même évident que, pour consolider le pouvoir de Boccanegra, une transaction intervint. Une émeute l'avait porté au pouvoir sans conditions; le lendemain l'obéissance qu'on lui avait jurée fut expliquée et ratifiée avec des formes plus légales et plus réfléchies. Un parlement fut tenu; douze réformateurs, tous plébéiens de la classe intéressée à l'ordre par ses richesses, reçurent la puissance de donner à la république des lois organiques qui dureraient dix ans. L'État eut deux chefs apparents, un podestat, chef de justice, étranger, et le capitaine du peuple, celui-ci véritable recteur de la république. Tous deux présidaient ensemble les conseils. Le grand conseil qui, à ce qu'il paraît, devait tenir lieu des parlements, se composait d'abord des huit nobles chargés des finances, de trente anciens et de deux cents conseillers. Parmi ceux-ci comptèrent de droit les deux consuls de chaque métier ou profession au nombre de trente-trois, sept députés du territoire, deux des colonies: l'élection populaire désignait les autres sans distinction de condition, excepté quatorze pris exclusivement parmi les plus nobles, meilleurs et distingués: mais ceux-ci n'entraient au conseil que lorsqu'ils y étaient expressément appelés. On voit ici d'assez grands ménagements obtenus par la noblesse au milieu des marques de la méfiance populaire. Écartée de la place suprême, soumise à un chef plébéien, elle n'était pas encore déshéritée de toute part au gouvernement, et elle se tenait en mesure de faire valoir son influence.
Le podestat, le capitaine, les huit nobles du trésor et les trente anciens composaient le petit conseil, véritable siège du gouvernement: ses résolutions sur la paix, sur la guerre et les traités, avaient seules besoin de la ratification du grand conseil. Le capitaine avait la représentation de la république, le pouvoir exécutif, l'initiative de toutes les propositions dans les conseils. Il nommait un juge civil et un juge criminel. Le podestat avait l'appel des causes civiles et la révision des sentences capitales.
Le gouvernement, guelfe jusque-là, ne fut pas encore ouvertement déclaré gibelin, mais cette faction fit de grands progrès. Boccanegra était de ce parti et, comme nous l'avons observé, il eût été impossible que le pouvoir étant concentré dans une seule main, l'État fût censé d'une couleur et son chef d'une autre.
Cependant le capitaine n'avait pas gouverné un an entier que l'on avait conspiré pour le renverser. Il profita de ce qu'on avait entrepris contre lui pour accroître son pouvoir et pour le rehausser par plus d'éclat. Il fit d'un palais près de Saint-Laurent le siège de son gouvernement et s'y fortifia aux frais de l'État. Il exigea un supplément à son traitement annuel, et ses adversaires prirent cette occasion de décrier auprès d'une nation économe une administration qui se rendait coûteuse. On se plaignait d'ailleurs de sa hauteur, mais le peuple était encore pour lui. Le capitaine accorda bientôt une amnistie aux ennemis qu'il avait bannis. Mais ce ne fut point une mesure de sa politique; ce fut une des bonnes oeuvres qu'inspira la dévotion bizarre et contagieuse des flagellants. Sur je ne sais quel miracle et à quelle voix divine, les habitants de Pérouse, les premiers, dépouillent leurs vêtements, se répandent dans la ville, courent d'église en église, criant miséricorde et se déchirant le sein à coups redoublés. Ce fanatisme gagna Rome, la Toscane, Gênes, ses rivières, la Provence. Partout, si l'on en croit les annales, il porta une abondante moisson de bons fruits. Il y eut à Gênes de nombreuses réconciliations. Le capitaine voulut faire la sienne avec ceux qu'il avait traités en ennemis.
(1258-1264) Une dévotion si vive n'arrêtait pas la guerre acharnée entre Gênes et Venise. On expédiait en Syrie pour défendre ses établissements et pour ruiner ceux de l'ennemi. Une flotte génoise était parvenue à Tyr; les Vénitiens, qui l'avaient devancée dans Acre, en sortirent pour la bloquer. Les Génois, peu habitués à se laisser défier patiemment, mirent à la voile pour joindre leurs adversaires; mais ce fut en n'écoutant que leur impétuosité, sans ordre, sans s'attendre. Les premières galères qui s'étaient élancées se trouvèrent séparées; enveloppées, elles furent prises. Sur le bruit de cet échec, on fit partir de Gênes trente-trois galères et quatre grands vaisseaux sous les ordres de Rosso della Turca. Cette flotte se porta d'abord à Tyr, et ensuite devant Acre. Les Vénitiens, les Pisans, les Provençaux armèrent tous les combattants qu'ils purent solder et vinrent à la rencontre. Le combat fut sanglant; la fortune fut contraire aux Génois. Ils ne perdirent pas moins de vingt- cinq galères. Les messagers qui apportaient la nouvelle d'une trêve que les deux métropoles venaient de conclure assistèrent, en quelque sorte, à cette catastrophe. La colonie d'Acre subit les conséquences du désastre. Les Génois en sortirent, et Tyr devint leur seul refuge. La place qu'ils abandonnèrent fut occupée par leurs ennemis. Leur rue fut envahie, leurs tours renversées. Les Vénitiens et les Pisans en portèrent les matériaux dans leurs quartiers et se firent honneur d'en fortifier leurs propres édifices. Le consulat et la juridiction de Gênes furent abolis dans Acre. Les navires génois qui entraient dans le port devaient s'abstenir de déployer aucun pavillon1. Cependant, à leur tour les Vénitiens, passés au siège de Tyr, y avaient éprouvé un affront. Les réfugiés d'Acre les repoussèrent; sur mer ils leur enlevèrent de riches convois. On avait la guerre en Italie, on venait se la faire sur le rivage syrien; ce dont on s'occupait le moins c'était de l'assistance due à la cause commune chancelante sur la terre sainte.
(1260) Malgré ces calamités, les autres relations extérieures étaient prospères, et de nouveaux avantages à prendre sur les Vénitiens se présentaient aux Génois. Michel Paléologue, le successeur des empereurs grecs réfugiés à Nicée pendant que les Latins tenaient Constantinople, se promettait de rentrer dans cette capitale. Les Génois n'avaient jamais cessé d'entretenir l'amitié de cet ancien allié; ils commerçaient partout où son autorité était reconnue ou rétablie, tandis que les Vénitiens régnaient en quelque sorte dans l'empire des princes latins. Gênes expédia des ambassadeurs à Nicée. Ils furent accueillis, un traité s'ensuivit. Paléologue promit aux Génois dans ses États l'accès et le commerce aussi libres que si c'étaient des possessions génoises. Ses députés venus à Gênes pour voir ratifier le traité obtinrent pour leur maître l'assistance de dix galères et de six gros vaisseaux. Martin Boccanegra, frère du capitaine, en fut l'amiral. Avec ce secours les forces de Michel s'étaient portées devant Constantinople (1261). Un coup de main d'un de ses lieutenants, une entreprise hardie, où, pour profiter d'un heureux hasard, ses ordres furent enfreints, lui ouvrit les portes bien plus tôt qu'il ne l'espérait. Ainsi finit l'empire des Latins.
Les Génois recueillirent le fruit de ce succès; et d'abord leur vanité nationale ou leur haine contre leurs ennemis furent gratifiées.
Le palais public des Vénitiens leur fut livré. En représailles des affronts d'Acre, ils le démolirent au son des instruments et aux acclamations d'un triomphe. Les pierres principales de l'édifice, soigneusement chargées sur des bâtiments, furent envoyées à Gênes pour y servir de trophée.
Les historiens grecs dissimulent tant qu'ils peuvent l'assistance des Génois à la prise de Constantinople. Cependant dans leur récit perce ce qu'ils veulent taire. Suivant Grégoras, on laissa vivre dans la ville quelques artisans pisans ou vénitiens qu'on y retrouva; mais, pour la sûreté et pour la paix de l'empire, il n'était pas bon que les Génois habitassent dans la capitale. Or, avant la conquête, l'empereur leur avait promis un établissement s'ils l'aidaient contre les Latins, et il leur tint parole, quoiqu'il eût pris la ville sans leur secours2. Il leur assigna Galata pour siège de leurs colonies3. Certes si Paléologue n'avait reçu l'aide promise, il n'eût pas été si généreux que d'en payer le prix sans le devoir. Il l'accorde avec défiance; on sent que sa libéralité est forcée. En un mot, le récit de Grégoras justifie cette judicieuse réflexion de Gibbon: Les services des Génois et leur puissance méritaient à la fois la reconnaissance et la jalousie des Grecs4.
Galata fut bientôt trop voisin de Constantinople; la colonie ne tarda pas à se rendre importune et redoutable; mais ce n'était pas au moment où la restauration de Paléologue venait d'être si bien secondée, que les mécontentements pouvaient éclater.
Le traité fait avec Michel, tandis qu'il était encore à Nicée, nous a été conservé5. Nous y voyons les avantages qu'il prodiguait aux auxiliaires dont il avait besoin. Il leur accorde exemption de droits, palais, magasins, partout où sa puissance est reconnue, à Smyrne à Salonique, à Cassandre, à Mételin, à Scio, et, s'il plaît à Dieu, à Constantinople et dans les îles de Chypre et de Candie. Après sa rentrée dans la capitale, et au moyen de rétablissement de Galata, les relations que les Génois avaient entretenues dans la Romanie et dans la Natolie prirent une nouvelle activité. Quatre ans après ils établirent un consul de Romanie.
Une circonstance particulière étendit leur influence et multiplia leurs occasions de trafic. Les empereurs latins avaient été obligés d'abandonner aux compagnons de leurs conquêtes la souveraineté d'un grand nombre d'îles, et même de provinces démembrées de l'empire. Maintenant Paléologue, à qui il importait de se débarrasser du voisinage de tant de puissants ennemis, offrit en fief la possession de ses terres, à quiconque de ses alliés pourrait les reprendre. Excités par cette invitation, les nobles armateurs de Gênes se mirent à l'oeuvre, et plusieurs réussirent. Les Embriachi s'emparèrent de Lemnos, les Centurioni de Mytilène, les Gatilusi d'Énos. L'amiral Zaccaria chassa de l'Eubée un Vénitien qui y dominait, et fit prisonnier le duc d'Athènes qui était venu défendre la place6. Deux Cattaneo occupèrent Phocée. Ils exploitèrent dans le voisinage de riches mines d'alun, dont les bénéfices furent assez considérables pour exciter dans la suite l'envie des empereurs grecs7.
Toutes ces seigneuries génoises devenaient autant de points d'appui pour les navigateurs; mais les colons de Galata s'emparèrent immédiatement d'une source abondante de profits. Les habitants de Constantinople devinrent leurs tributaires pour la plupart de leurs consommations, et tous spécialement pour leurs subsistances, à ce point que plus tard, quand les Génois, dans leurs brouilleries avec l'empereur, fermaient leurs marchés quelques jours, il y avait dans la capitale disette, crainte de famine et insurrection8. Les Grecs sans activité, sans marine, ne furent approvisionnés que par eux de grains et de poissons. Seuls ils firent le trafic entre la mer Noire et la capitale, et bientôt tout le commerce entre cette mer et l'Europe entière fut leur patrimoine. Leur alliance avec l'empereur était offensive contre les Vénitiens. Ils firent tous leurs efforts pour chasser ceux-ci du Pont-Euxin. Paléologue promit d'en laisser l'entrée toujours libre à ses alliés et de la fermer à tout autre peuple, excepté aux Pisans. Ainsi, maîtres de la mer, favorisés par l'affranchissement des droits, les Génois usèrent de leurs avantages avec une habileté, avec une activité qui étonnent les historiens grecs si peu prévenus pour eux. La rigueur même de l'hiver, disent ces écrivains, ne les retient pas de courir l'Euxin en tout sens et d'affronter le péril; ce n'est pas même sur de grands vaisseaux, mais sur des bâtiments longs et bas qu'ils appellent des Tarides. Par cette audace, par cette diligence ils s'emparent exclusivement de toutes les voies de la navigation, ils attirent à eux le monopole et les fruits du commerce maritime tout entier.
Toutes les côtes de la mer Noire abondaient en denrées qu'ils portaient à Constantinople. Le pays donnait du sel en abondance: ses pâturages fournissaient avec les bestiaux, les cuirs et la laine. Gênes avait déjà des rapports et mêmes des alliances avec les Tartares qui dominaient en Crimée et aux embouchures du Tanaïs: mais l'établissement de Galata permit de tirer bien mieux parti de la connaissance du pays et de l'amitié de ses princes. En attendant de leur devenir redoutables, on sollicita une sorte d'hospitalité, et, avec des commencements modestes, une ville se forma peu à peu dans cette Tauride encore peu connue des Occidentaux. Bientôt Caffa fut la plus brillante des colonies commerciales de ces siècles. Elle devint comme la capitale d'un grand État qui fut nommé Gazzarie. Soldaja (Sudak), Cembalo (l'anc. Symbolum), d'autres villes florissantes étendaient tout autour la domination génoise, et cependant l'époque de la fondation de Caffa est ignorée: ce puissant établissement a commencé inaperçu. Les chroniques génoises négligent d'en faire mention. Un historien qui écrit au milieu du XIVe siècle9, en parlant de l'agrandissement récent de Caffa dit, qu'il tient des vieillards que la première fondation ne remonte guère au delà de leur âge. Il paraît certain que les Génois obtinrent ou achetèrent la permission de s'abriter sur le territoire d'un prince tartare descendant de Gengis, et qui a régné de 1256 à 1266. A cela se rapporte le curieux récit de Nicéphore Grégoras: «Les Latins, mais surtout les Génois, étant abandonnés au commerce et a la navigation dont ils tirent principalement leur subsistance, la première instruction qu'ils reçoivent de leur république c'est que partout où ils rencontrent un port commode, bien défendu des vents et propre au trafic, ils cherchent d'abord à contracter amitié avec les naturels du pays; ils entrent en alliance et se les rendent favorables. Ils ne croient pas pouvoir commercer avec sécurité sans ces précautions. Quand ils ont découvert un poste semblable ils se hâtent d'y négocier. Ils conviennent des droits qu'ils payeront. Ils offrent d'ouvrir un marché libre à qui voudra acheter. Les pactes convenus et la place accordée» ils fabriquent des logements, des magasins, des boutiques, tout ce qu'il faut pour habiter et pour mettre leurs marchandises en sûreté. C'est ainsi que depuis peu d'années ils ont fondé Caffa, après en avoir obtenu la licence du prince des Scythes, mais l'établissement ne fut pas d'abord comme il est aujourd'hui, vaste et entouré de fortes murailles. Ils se contentèrent d'un peu de terrain clos par une petite tranchée et sans aucune protection de murs. Puis, sans permission et peu à peu, ils transportèrent des pierres par terre et par mer; ils s'étendirent en long et en large; ils donnèrent plus d'élévation à leurs maisons, ils usurpèrent furtivement plus de terrain qu'on ne leur en avait accordé. Non contents de cela, sous le prétexte de l'affluence des marchandises, ils poussèrent plus loin le fossé, et jetèrent de tels fondements qu'ils annonçaient bien d'autres vues. Ainsi, petit à petit ils fortifièrent si bien leur ville qu'ils y furent en sûreté et à l'abri des attaques. Alors, devenus plus hardis, ils traitèrent les Scythes avec moins de réserve, ou plutôt avec cette hauteur qui leur est naturellement propre10.»
Ce n'est pas une main amie qui a tracé ce portrait, mais il est empreint d'une grande vérité. Jusque sous les yeux de l'empereur grec, la même politique, la même astuce, la même audace agrandirent et fortifièrent Galata.
CHAPITRE II.
Capitaines nobles. - Charles d'Anjou, roi de Naples.
Cependant, à Gênes, l'alliance avec Paléologue était une sorte de rébellion contre te saint-siège (1261), et, pour avoir tant osé, il fallait s'être déjà détaché secrètement du parti dont le pape était le chef. Dès le premier moment où cette union fut connue, et à l'envoi des secours génois contre l'empire latin (1262), Urbain IV fit éclater son déplaisir et mit Gênes en interdit. Ce fut un embarras de plus pour Boccanegra. Déjà accusé de despotisme, on fit valoir qu'il faisait des alliances à son caprice sans consulter personne, qu'il ne tenait plus compte des résolutions de la majorité des conseils, quand elles n'entraient pas dans ses vues. On lui imputa même de substituer sa volonté absolue aux décisions des tribunaux. Ces accusations étaient admises et répétées par les principaux nobles et par tes plus riches des plébéiens, ce qui doit faire supposer qu'il avait encore pour lui le peuple des classes moyennes et inférieures. Une grande conspiration fut donc ourdie. Il le savait; il crut la prévenir en faisant appeler des hommes armés tirés des campagnes, et des bourgs voisins. Il devait, avec ce renfort, faire arrêter les conjurés; mais ils le devancèrent, se mirent en armes et s'emparèrent des portes de la ville afin d'en fermer l'accès aux gens du dehors. Un des frères du capitaine rassembla du monde à l'intérieur, il fut repoussé, mortellement blessé, et ses adhérents se dispersèrent. Boccanegra, après ce désastre, reconnaissant qu'il était abandonné, recourut à la médiation de l'archevêque; il se démit de sa charge; son abdication fut acceptée. La noblesse reprit son influence et remit le gouvernement à un podestat comme par le passé.
Ce changement ne rendit pas le pape moins inflexible aux supplications des Génois qui lui demandaient de lever l'interdit. C'est de longue main qu'il leur était contraire. Il avait été patriarche de Jérusalem, résidant dans Acre lorsqu'ils étaient en guerre avec les Pisans, et il avait embrassé la cause des derniers avec grande partialité (1263)1. Les ambassades de la république furent sans fruit, un légat vint de la part du saint-siège dicter les conditions auxquelles elle serait réconciliée, conditions qui étaient sans doute si dures qu'elles ne purent être acceptées, et ce n'était pas après la conquête de Constantinople et après les avantages que cet événement avait fait obtenir que Gênes pouvait renier l'alliance des Grecs.
En y persistant on continua les expéditions maritimes contre les Vénitiens, et Paléologue eut un moment à sa solde soixante galères génoises; mais la discorde était sur la flotte et tout s'en ressentit. L'empereur voulait empêcher les Vénitiens de ravitailler Malvoisie. Les Génois, avec des forces supérieures, laissèrent passer l'ennemi: une division nombreuse s'écarta du combat en mettant volontairement les autres en péril. On se réunit dans le port de Constantinople, et telle fut l'animosité entre ceux qui étaient venus conduits par le frère de Boccanegra, et ceux qui avaient été dépêchés depuis la chute du doge, que Michel, mécontent, refusa leur service et les licencia tous. Cette grande flotte revint à Gênes sans gloire et sans profit, après avoir compromis la république dans l'amitié de Paléologue; elle fut reçue avec les murmures de l'indignation publique2.
(1265) Un grand événement venait de réveiller les factions italiennes, en donnant au parti guelfe un nouveau but. Le pape Urbain avait appelé Charles d'Anjou, frère de saint Louis et mari de l'héritière du comte de Provence; il avait entrepris de la faire régner sur Naples et sur la Sicile, au détriment des restes de la maison de Souabe. Les nouveaux guelfes étaient, non plus ceux qui défendaient la liberté contre le despotisme des empereurs germaniques, mais les partisans de la maison d'Anjou, soulevés contre des princes nés italiens et devenus étrangers à l'Allemagne et à l'empire.
L'opinion publique des Génois commençait à pencher vers les gibelins, mais le gouvernement était encore guelfe; on craignait Charles, et lui- même n'oubliait rien pour attirer la république à son parti. Elle était encore sous l'interdit; il s'intéressa pour obtenir du pape son absolution. Il demandait à Gênes si, dans les traités avec la couronne de Naples, quelque clause nouvelle serait agréable; ce qui lui serait le plus cher, disait-il, ce serait que les Génois consentissent à prendre part à la conquête qu'il allait faire. Cependant les événements se pressaient; une armée française avait envahi la Pouille; Mainfroy, le concurrent de Charles, avait perdu la bataille, le trône et la vie. Le prince français se vit en paisible possession de ses nouveaux États. Gênes lui adressa alors une ambassade solennelle pour le féliciter, en tâchant d'acquérir quelque faveur dans son royaume. Il accueille honorablement les ambassadeurs; mais ils n'obtiennent rien. Il n'était pas temps de traiter à Gênes avant sa victoire; à Naples il n'est plus temps.
Il en est encore de même au dernier acte de cette tragédie. Corradin, seul reste de la postérité des Frédéric, arrive en Italie avec une armée. Charles demande aux Génois de refuser le passage à ce prince, tandis que les Pisans demandent qu'on lui donne accès en offrant paix et alliance aux conditions les plus avantageuses. On hésite à Gênes, et, pendant qu'on s'y perd en délibérations, Corradin pénètre à l'improviste près de Savone. La flotte pisane le reçoit et le transporte dans ses provinces. Charles le rencontre à Tagliacozzo et le défait entièrement. Le malheureux fugitif est trahi et livré au vainqueur. Il est conduit à Naples sur les galères de Robert de Levanto, Génois, amiral de Charles: on sait le tragique dénoûment de cette histoire. Nouvelle ambassade des Génois, ils tâchent de reprendre les négociations trop longtemps différées: ce n'est qu'après plusieurs messages qu'ils obtiennent le rétablissement des anciennes relations commerciales.
Ce n'était pas assez que Charles régnât dans les Deux-Siciles, il agitait la Toscane et la Lombardie. Avec des troupes françaises pour auxiliaires, il faisait guerroyer Florence et Lucques contre Pise et Sienne. Il faisait guelfes les villes gibelines. Les nombreux bannis de toutes les cités qui avaient changé de drapeau tenaient la campagne et se présentaient de jour en jour aux portes de leurs patries pour les surprendre ou pour les soulever.
Le premier inconvénient que Gênes ressentit de ces troubles, ce fut la disette des subsistances. Bientôt on éprouva l'influence d'un état de guerre qui remplissait les grands chemins de gens armés et de vagabonds. On ne pouvait aller avec sécurité de Gênes au bourg le plus voisin. Avec ce levain, la discorde régnait partout; les partis étaient toujours en présence.
Les fluctuations de l'autorité devaient réagir sur le succès des affaires. Il y parut dans la conduite de la guerre contre les Vénitiens. On fait amiral d'une flotte de vingt-sept galères Lanfranc Barbarino, dont le nom de famille ne se lit qu'une fois dans l'histoire, et c'est pour être déshonoré. En présence des ennemis, au lieu d'aller à eux il s'obstine à les attendre à l'ancre sur le rivage de Messine, et à enchaîner pour le combat ses galères les unes aux autres. Tout est pris, brûlé ou amené en triomphe à Venise. Tout homme qui ne se sauva pas à la nage fut prisonnier. Cette bataille compte parmi les souvenirs des plus grands désastres de la république.
Luchetto Grimaldi conduit vingt-cinq galères en Syrie. Il ne s'inquiète pas du mauvais état des affaires de la croisade; il va faire du dommage aux Vénitiens s'il le peut; il bloque le port d'Acre, de cette ville d'où la prépondérance de l'ennemi et la partialité de l'autorité locale ont chassé les Génois. Mais, tandis qu'il passe à Tyr avec une partie de ses navires, les Vénitiens paraissent; les galères laissées au blocus sont prises. L'amiral, ne se trouvant plus en force pour combattre, revient en Sicile. Là, Grimaldi, soigneux des intérêts du parti auquel sa famille est liée, emploie ses galères pour retenir sous l'obéissance du roi Charles les villes de la côte sollicitées par les gibelins et prêtes à se donner à eux.
Hubert Doria fut plus heureux. Il conduisit une flotte dans le golfe Adriatique; il parcourut les rades, brûlant les navires, enlevant des prisonniers. De là il parut devant la Canée; la place appartenait aux Vénitiens et elle était bien gardée. Doria débarqua; il renversa tout ce qui se présenta sur son passage, il escalada les murailles, prit et pilla la ville. Le butin fut partagé en trois lots, pour les équipages, pour les armateurs des galères et pour le fisc. La république recevait alors de singuliers trophées. Les pierres du palais des Vénitiens à Constantinople étaient incrustées dans les halles de Gênes. La cloche de la Canée sonnait à l'église de Saint-Mathieu, paroisse de la noble famille Doria.
Le régime des podestats durait encore; les Grimaldi, les plus puissants des guelfes génois, étaient l'âme et les gardiens de ce gouvernement. Mais de moment en moment, on pressentait ou l'on éprouvait des tentatives en sens contraire. La faction gibeline essayait de prévaloir, et un double intérêt poussait ses chefs à l'entreprise; ils voulaient devenir capitaines. Les Spinola étaient les plus ambitieux et les plus hardis. Hubert, l'un d'eux, s'était absenté de la ville, il avait assemblé, sous un prétexte, quelques mercenaires, et beaucoup de gens étaient sortis pour aller le joindre. Le bruit était général qu'il y avait un complot pour renverser le gouvernement et pour en faire un populaire et gibelin. Les Grimaldi en prirent l'alarme. Cependant Spinola revint, on s'entremit, il s'expliqua, et les deux partis promirent de ne point faire d'innovation; l'accord fut scellé dans un festin. Malheureusement Hubert sortant de la fête fut blessé par des inconnus, si toutefois l'attaque et la blessure ne furent pas sa propre manoeuvre. Bientôt il se fait suivre par les populaires, sans avoir pour lui, dit-on, ni les riches, ni les bons (car les annalistes qui le disent ainsi écrivaient sous les auspices de l'autorité), il va surprendre le podestat et l'enlève. Tous ces mouvements s'exécutent au cri de: Vive Hubert Spinola capitaine du peuple! Hubert, trouvant de la résistance sur ses pas, livre quelques maisons au pillage; ces actes le décrient. Un parlement avait été assemblé, l'affaire y tourne en négociations; Hubert ne sera pas recherché pour ce qu'il a tenté, mais il ne sera pas capitaine; c'est une révolution ajournée. Ce ne fut pas pour longtemps. Luchetto Grimaldi, podestat à Vintimille, ayant eu à débattre avec la faction opposée à la sienne, avait fait prisonniers quelques nobles de Gênes. Les parents et les amis de ceux-ci s'adressèrent à la famille Grimaldi et aux autres membres de son parti afin d'obtenir la délivrance des détenus. On promit de l'exiger de Luchetto, mais elle ne s'effectuait pas: les interpellations, de jour en jour plus menaçantes, ne produisaient aucun fruit. On perdit patience, ou plutôt des ambitieux saisirent cette occasion d'en appeler au peuple contre ceux qui attentaient à la liberté de leurs concitoyens. L'entreprise fut si bien menée que le résultat d'un seul conseil convoqué fut une révolution tout entière (1270). On proclama que le gouvernement de Gênes était rendu au peuple. Des nobles, des plébéiens se trouvèrent prêts à jurer aussitôt le soutien de cette résolution; mais non moins promptement des nobles et des plébéiens furent en armes pour s'y opposer. Au milieu d'un combat sanglant les Spinola et les Doria, promoteurs de la délibération, s'emparèrent du palais public. C'est sous ces auspices que Hubert Spinola et Hubert Doria furent proclamés capitaines du peuple pour vingt-deux ans. On réserva à un podestat étranger le soin de rendre la justice avec l'assistance de trois juges inférieurs. Huit anciens, nobles ou plébéiens indifféremment, durent concourir à toutes les mesures importantes. Un parlement devait se tenir tous les mois. Avec ces seules précautions on déféra aux capitaines une absolue puissance dans la ville et sur tout le territoire. Ils l'exercèrent dans toute son étendue; ils firent poser les armes; toute agression fut défendue sous les peines les plus graves, à leurs partisans comme aux autres. Assis sur leur tribunal, ils firent jurer, sur l'Evangile, obéissance à leurs ordres: amis, ennemis, nobles, populaire, tout le monde fut astreint à ce serment. Toutes les communes se soumirent. Luchetto Grimaldi ouvrit la porte à ses prisonniers, comparut en personne et prêta serment. Les capitaines intéressèrent l'archevêque, le clergé, les religieux, à coopérer au rétablissement de la concorde. Des mariages furent provoqués entre les familles opposées. Par ces moyens, tout fut pacifié et tranquille: voilà ce que nous disent les nouveaux rédacteurs des annales, car les capitaines ne manquèrent pas d'en substituer de leur couleur à ceux qui écrivaient sous les podestats guelfes: au milieu de cette heureuse harmonie, ils sont pourtant obligés d'avouer qu'après quelques mois (1271) la plupart des Grimaldi reçurent l'ordre de sortir de la ville et d'aller habiter au delà des frontières.
Ainsi fut accomplie la tentative, naguère manquée, de rendre le gouvernement gibelin, en le livrant à un ou deux nobles éminents. On affecta la couleur d'une révolution démocratique. Il est vrai qu'il y eut alors une restitution faite aux plébéiens, qu'on leur donna place dans les conseils d'où la noblesse les avait probablement éliminés: mais il serait dérisoire de représenter cet esprit comme triomphant dans cette occasion. Les chroniques disent dans leur latin qu'alors on fit le peuple3; mais enfin la république abandonnée à la dictature presque arbitraire de deux nobles, tel fut le fruit de cette prétendue révolution dans laquelle on persuada au peuple qu'il avait ressaisi ses droits. Dans cette revendication de son pouvoir, conduit par quelques membres de l'aristocratie, il les accepte pour ses maîtres, et son transport pour la liberté n'est qu'un instrument saisi par des ambitieux pour leur propre profit. Quant aux nobles entre eux, ce n'est qu'une substitution violente de faction et de personnes.
CHAPITRE III.
Démêlés avec Charles d'Anjou.
Le saint roi de France Louis mourait sur le rivage de Tunis pendant que ces événements se passaient en Italie. L'assistance des Génois ne lui manqua pas. Quelques années (1267) avant son expédition, le pape et le roi de Naples avaient fait demander à Gênes de favoriser le voyage d'outre-mer. Ils avaient même profité de cette circonstance pour obliger la république à faire la paix avec Venise afin que rien ne contrariât la croisade. Non-seulement on avait assuré qu'en paix comme en guerre tout serait fait pour seconder les vues du roi de France, mais des ambassadeurs furent envoyés à lui-même pour offrir les services et la marine du pays. Une négociation s'établit et occasionna de fréquents messages réciproques (1269). Il paraît cependant que le roi s'excusa d'affréter les galères de la république1, mais les équipages des siennes furent pris à Gênes. Nombre d'armateurs joignirent leurs bâtiments à sa flotte (1270). En partant d'Aigues-Mortes il y trouva dix mille Génois, engagés à son service ou volontaires, qui, se voyant en si grand nombre, et suivant leur antique usage, convinrent d'élire entre eux des consuls pour prendre soin de tous les intérêts communs. Ils déférèrent cette autorité à deux nobles, Antoine Doria et Philippe Cavaronco. Quand la flotte toucha à Cagliari, les Pisans, qui y dominaient, furent effrayés du grand nombre de leurs ennemis que l'on remarquait dans l'armée française.
Longtemps on avait cru que le roi retournait en Syrie et on l'y suivait avec joie. On fut bien moins satisfait quand l'ordre fut donné de faire voile vers les côtes de Tunis. C'était, à cette époque, une contrée d'un très-grand commerce pour les Génois. Ils avaient leurs alliances avec le roi de ce pays. A l'ombre des franchises et des privilèges obtenus, les marchands y affluaient et y avaient formé des établissements stables. L'expédition allait compromettre tous ces intérêts. En effet, quand la flotte des croisés parut sur le rivage et qu'on y distingua le pavillon de Gênes, le roi more fit arrêter tous les Génois qui se trouvaient dans ses États et s'empara de leurs propriétés. Il les traita cependant avec modération et seulement comme otages. Ils furent renfermés dans un de ses palais. On ne les accusa point d'avoir attiré cette tempête, et il est vrai que sur la flotte même on n'avait appris la direction de la croisade qu'en pleine mer.
On débarqua sous les murs de Carthage. Les Génois se distinguèrent à l'attaque de cette ville. Quand elle fut prise, leur bannière y fut arborée auprès de celle des Français.
Bientôt la peste étendit ses ravages sur cette armée. Le plus jeune fils de Louis mourut, lui-même fut frappé à mort. Ses derniers moments sont connus de tout le monde. Le roi de Naples, qui ne survint qu'au moment où son frère venait d'expirer, veilla au soin de l'armée. A Tunis on était disposé à se délivrer, par une prudente négociation, du danger dont avait menacé une agression si imposante. Une trêve fut bientôt conclue. Les chrétiens s'engagèrent pour un certain nombre d'armées à ne pas renouveler la guerre. Le More consentit sans difficulté à indemniser les Génois pour ce qu'il leur avait enlevé, et la bonne harmonie avec eux fut rétablie sans nuage et consolidée peu après (1272) par un renouvellement de l'ancien traité. C'est ainsi qu'on quitta le rivage d'Afrique. A peine on s'en éloignait qu'une tempête affreuse dispersa la flotte; elle en reçut les plus grands dommages. Beaucoup de vaisseaux génois échouèrent sur les côtes de Sicile; et là, tout ce qu'on put sauver de ces navires naufragés, Charles se l'adjugea par droit royal en vertu d'une odieuse coutume venue des siècles et des pays les plus barbares. Les Génois faisaient valoir des traités qui les exemptaient de ce droit inhumain. Charles n'en tint pas plus compte que de la communauté du malheur, des services rendus à son frère, du titre de croisés, de l'occasion qui avait fait aller ces bâtiments en Afrique et qui les ramenait sur les écueils de Sicile, tous motifs sans valeur aux yeux d'un despote avare.
Philippe le Hardi, dans son retour, traversait l'Italie. Son oncle Charles l'accompagnait. Ils s'arrêtèrent à Viterbe pour solliciter les cardinaux à nommer un pape: le siège était vacant depuis la mort de Clément IV. Après deux ans d'intrigues, les réclamations publiques amenèrent enfin l'élection de Grégoire X.
Les Génois, depuis qu'ils s'étaient donnés à des chefs gibelins, ne pouvaient prétendre aux faveurs du pape. Il était entouré de leurs ennemis, et Rome était le foyer d'où leur étaient suscités des embarras chaque jour renaissants. Leur administration fut constamment agitée, au dehors, sur le territoire, dans la ville même, où, indépendamment du jeu des factions générales, faire subsister un gouvernement censé populaire, représenté par deux dictateurs nobles, était un problème étrangement difficile.
(1272) On apprit que le cardinal Ottobon Fieschi avait appelé à Rome les principaux émigrés guelfes, et avait ménagé entre eux un traité avec le roi Charles sous les auspices du pape. On devait donner à ces fugitifs les moyens de rentrer en force dans leur patrie; ils promettaient à leur tour d'y établir cette autorité dont l'ambitieux Charles menaçait l'Italie entière.
Un coup très-rude et qui confirmait ces accords menaçants frappa tout à coup la république: en un même jour, en présence même de ses ambassadeurs à qui rien n'avait révélé une violence, tous les Génois qui étaient sur le sol du royaume de Charles furent emprisonnés et leurs biens séquestrés. Les ordres secrets envoyés en Sicile y firent saisir à la fois comptoirs, navires, hommes et propriétés sans distinction.
Au bruit de cette violation du droit des gens Gênes pouvait user de représailles; on s'en abstint. Un délai de cinquante jours fut accordé à tout sujet du roi de Naples et de Sicile, comte de Provence, pour sortir du territoire de la république et pour emporter ses effets.
Charles, toujours vicaire en Toscane, obligea toutes les villes dont il disposait à déclarer la guerre aux Génois (1273); Plaisance seule résista à cet ordre.
En même temps une grande partie de la rivière orientale est soulevée par les Fieschi. Les marquis del Bosco, vassaux de la république, font publiquement hommage à Charles de ce qu'ils tenaient d'elle. A l'autre extrémité, Menton est livré par Guillaume Vento2 qui en avait la garde. Roquebrune, Vintimille se rendent au sénéchal de Provence; un autre émigré le conduit devant Savone qu'il pense surprendre. Les marquis de Caretto et de Ceva participent à ce mouvement. Gênes, ainsi entourée d'ennemis, ne s'abandonne pas. Les capitaines portent ou envoient partout des secours; leurs nombreux parents leur servent de lieutenants, le peuple les seconde. Les habitants de Savone se défendent contre les Provençaux. Anciens gibelins, ils ne disputent pas cette fois contre l'autorité de Gênes qui a embrassé leur vieille cause. Les secours surabondent, ils arrivent par terre et par mer. Mais du côté de la Toscane, les villes dont Charles disposait déployèrent tant de forces qu'elles firent reculer en désordre les mercenaires employés par les Génois. Quarante galères armées en Sicile parurent devant Gênes. Un Grimaldi et plusieurs autres émigrés d'importance étaient à bord. Une division passa en Corse et enleva Ajaccio. A son tour un des amiraux de la république poursuit les Provençaux sur la mer, brûle les navires dans le port de Trapani, ravage les côtes siciliennes et l'île de Gozo. Au retour (1274), il s'avance à l'embouchure du port de Naples, y salue le roi et la ville de malédictions, et fait défiler une à une ses galères traînant le pavillon de la maison d'Anjou renversé dans la mer.
Il n'y avait, dans ces alternatives, que beaucoup de malheurs et rien de décisif. Les Génois furent réduits à s'allier contre Charles avec le marquis de Montferrat et avec les villes d'Asti et de Pavie. Cette alliance reçut un petit renfort de la part d'Alphonse X, roi de Castille. Après une longue vacance de la couronne impériale, Alphonse s'était mis au nombre des concurrents, et avait obtenu une nomination contestée. Il croyait faire acte d'empereur en envoyant quelques renforts aux gibelins d'Italie (1275); mais Rodolphe de Habsbourg fut solennellement élu en Allemagne, proclamé au concile de Lyon, et les prétentions du Castillan furent bientôt abandonnées.
A ce même concile où le pape s'était rendu, il fit un dernier acte de sévérité contre les Génois. Il les frappa d'un nouvel interdit, à la demande du cardinal Ottobon Fieschi, qui se plaignait de la confiscation de quelques parties de son revenu. Cette rigueur dura jusqu'à la mort de Grégoire X (1276). Innocent V, son successeur, était favorable aux Génois. Dès les premiers jours de son pontificat, il leur adressa des lettres pleines de bonté paternelle et leur demanda des ambassadeurs, afin qu'il pût terminer les différends et les réconcilier à l'Eglise; mais il n'eut pas le temps de mettre à effet ses intentions favorables. Adrien V, son successeur, était ce même Ottobon Fieschi, fils d'un frère d'Innocent IV, l'âme du parti guelfe parmi les Génois; il s'empressa cependant de délivrer sa patrie de cet interdit que ses réclamations et ses intérêts personnels avaient fait infliger. Il conclut un prompt accord qui rouvrit les portes de Gênes aux émigrés; si ce pape eût vécu, son crédit eût porté atteinte à l'administration gibeline, mais, au bout de quelques semaines, il céda la place à Jean XXII (Pierre de Tolède). Tout ce que les Génois ont su de ce dernier pape (1277), c'est que le siège archiépiscopal de leur ville étant vacant, Jean, sans tenir compte du droit d'élection, y nomma un archidiacre de Narbonne, habitué de la cour de Rome3. On se soumit, le nouvel archevêque fut même reçu à son entrée avec un faste inaccoutumé: mais il demeura haï de la commune et du peuple, expression qu'il faut traduire sans doute par le gouvernement et le public.
Le traité commencé avec Innocent et fini avec Adrien avait fait revenir les émigrés; mais la concorde ne pouvait survivre longtemps aux papes qui l'avaient imposé. Les émigrés rentrés ressortirent en armes (1278), et d'abord ils accusèrent à Rome le gouvernement des capitaines d'avoir violé la paix jurée. Martin IV, instrument docile dans la main du roi Charles, délégua pour procéder contre les Génois un évêque qui établit son tribunal à Plaisance (1281). Les Génois cités devant ce juge alléguèrent un privilège qui les dispensait de plaider hors de chez eux. Ils furent frappés d'un nouvel interdit pour cette contumace, sentence fâcheuse à un peuple dévot et ordinairement obéissant au saint-siège Mais, soit que l'abus d'un moyen violent si souvent répété commençât à en amortir la force même chez les plus craintifs, soit qu'il n'y ait pas de scrupules qui ne cèdent au fanatisme des partis, et que devenir gibelin ce fût apprendre à braver les excommunications guelfes, cette fois l'interdit fut méprisé; ce ne fut pas sans précaution, il est vrai. On prétendit avoir retrouvé une bulle d'Innocent IV, premier pape génois, qui réservait à la seule personne du successeur de saint Pierre le droit de mettre Gênes en interdit. Notre annaliste de l'époque, chancelier de la république, est fier de pouvoir insérer dans ses chroniques que c'est lui-même à qui appartint le bonheur de déterrer dans les archives un document si précieux. Son authenticité ne fut pas mise en doute. On assembla avec éclat les théologiens et les jurisconsultes du pays; ils déclarèrent qu'en vertu de la bulle, la commination du légat était nulle sans difficulté. Les consciences se tranquillisèrent, le culte recommença dans toutes les églises sans trouble, et à la grande joie des fidèles.
Cependant le roi Charles ménageait les Génois. En ce moment même il leur envoyait des ambassadeurs et leur proposait de s'associer aux nouvelles conquêtes qu'il méditait; en d'autres termes, il avait besoin de leurs forces navales. Il se prétendait le représentant légitime du dernier empereur latin de Constantinople, et il s'était flatté de l'espoir de revendiquer effectivement cet héritage. Le pape Martin lui ouvrit la voie en excommuniant tous les Grecs. Charles offrit aux Génois de leur payer par les plus utiles privilèges dans Constantinople le prix des services qu'ils lui rendraient si, s'engageant à ne point porter de secours à Paléologue, ils aidaient à l'invasion de l'empire d'Orient. La république écouta la proposition, demanda le temps d'en délibérer, et finit par s'excuser de l'accepter, en se fondant sur les autres soins dont elle se voyait entourée. Une galère expédiée à Constantinople alla donner à l'empereur allié et ami de Gênes la communication de cette étrange ouverture et l'utile avis de se tenir sur ses gardes.
Charles fit avec Venise l'alliance offensive que Gênes avait refusée. Mais bientôt son attention fut violemment détournée de la pensée d'une conquête lointaine. C'est en ce moment qu'éclata la fameuse conspiration des Vêpres siciliennes conduite par Jean de Procida, suscitée et payée par Paléologue4 Pierre, roi d'Aragon, qui sur sa flotte faisait alors la guerre aux Mores de Tunis, fut appelé pour venir régner sur la Sicile enlevée à la maison d'Anjou en quelques heures.
CHAPITRE IV.
Guerre pisane.
Tandis que ces grands événements attiraient l'attention de toute l'Italie, Gênes et Pise, deux villes qui appartenaient alors au même parti politique, donnaient un nouvel essor à leur antique haine et commençaient une guerre plus sanglante qu'au temps où Gênes guelfe se battait contre les Pisans toujours gibelins.
Malgré les trêves et les paix, il était difficile que des colonies marchandes et jalouses de leur commerce s'entretinssent sans querelle entre des murailles communes dans des pays lointains, ou que des navigateurs rivaux, des corsaires, des flottes se rencontrassent en mer ou dans des ports éloignés sans insulte, sans que celui qui se trouvait le plus fort fût tenté de se servir de ses avantages. Il est probable que la part que Paléologue avait réservée aux Pisans dans son alliance, leur admission dans la mer Noire qui troublait le monopole ambitionné par les Génois, produisaient de nouveaux sujets de plainte (1280); mais de plus graves occasionnèrent enfin la rupture. Un noble corse, juge de Cinarca, qui jadis avait été armé chevalier des mains de Guillaume Boccanegra, alors capitaine du peuple de Gênes, gouvernait son district sous la protection de la république. Avide et peu scrupuleux, il rançonnait amis et ennemis. Ses brigandages devinrent surtout insupportables aux Génois de Bonifacio. De Gênes on envoya quelques forces pour réduire au devoir ce petit tyran. Il résista, et quand il dut céder, il mit le feu aux châteaux qu'il abandonnait, se sauva à Pise et y fit hommage de ses domaines. Les Génois députèrent aux Pisans, pour les prier de ne point accepter un vassal qui ne pouvait se soustraire à son suzerain. Les Pisans, après quelques délais pendant lesquels ils firent des préparatifs hostiles, envoyèrent une réponse altière. Le juge de Cinarca était leur vassal, et ils étaient obligés de le défendre. En effet, ils le firent reconduire en Corse avec quelques soldats, et le rétablirent dans ses possessions.
Quelques explications entre deux villes gibelines devaient les ramener à la paix; mais on reconnut qu'elles étaient irréconciliables. La conformité de parti en politique n'empêchait pas, à Gênes, que l'unanimité des voeux ne fût pour la guerre. Un conseil spécial de créance fut muni de grands pouvoirs pour la diriger. L'État n'avait alors en propriété que douze galères, le conseil ordonna d'en fabriquer cinquante. Saint-Pierre-d'Arène se couvrit de chantiers; des flottes nombreuses furent mises à la mer, tantôt armées à la solde du trésor public ou défrayées par une contribution générale extraordinaire1, tantôt composées des galères fournies par les armateurs particuliers, encouragés à concourir aux expéditions communes. A cette occasion il fut réglé que le titre d'amiral et le droit d'arborer le pavillon de saint George n'appartiendrait qu'au chef de dix galères au moins; le commandant d'un moindre nombre ne fut qualifié que de capitaine. Les efforts étaient considérables. On voit mettre à la mer de chaque côté des flottes de soixante et quatre-vingts galères. Les nobles et les populaires s'y embarquaient indifféremment; personne, dit l'annaliste génois, ne pouvait ni ne voulait s'en excuser.
Chaque année le nombre des armements se décidait d'après ce qu'on apprenait de ceux de l'ennemi; car l'usage avait continué d'expédier des explorateurs d'une ville à l'autre. Il restait même des anciennes relations de fréquentation réciproque, à Pise un greffier des Génois, et un greffier des Pisans à Gênes; mais, à l'occasion de la guerre présente, l'un et l'autre furent congédiés.
L'on se fit tout le mal que l'on put. On captura, on pilla de toutes parts. A chaque pas les annales font mention de cargaisons de grande valeur alternativement perdues ou gagnées. Les Génois ravagèrent à plusieurs reprises les îles d'Elbe et de Planuse. Les Pisans, unis en Sardaigne au juge d'Arborea, y ruinèrent les établissements génois; mais sur la mer la fortune ne fut pas favorable aux Pisans; chaque campagne est marquée par des désastres où l'ascendant de leurs rivaux est signalé.
Un convoi très-riche, escorté par des forces respectables, est rencontré par une flotte génoise. Une tempête violente empêche l'attaque; mais, bravant les vents déchaînés, l'amiral Thomas Spinola ne perd la trace de sa proie ni de jour ni de nuit. La tempête s'apaise. Les Pisans, ne pouvant éviter le combat, se serrent en une masse compacte, suivant la tactique de ce temps. Les Génois attaquent, abordent, s'emparent de tout; ils enlèvent tout ce qui peut s'emporter et mettent le feu aux bâtiments; ils rentrent à Gênes et remettent à la commune neuf cent trente prisonniers et 28,000 livres d'argent; 10,000 liv. de ces dépouilles pisanes servent à la fondation de la darse du port de Gênes sur l'emplacement où elle existe aujourd'hui.
Cinquante autres galères armées par le concours des nobles et des populaires de la cité et des rivières étaient sorties sous les ordres de Conrad Doria, fils de l'un des capitaines de la république. Il va droit dans le port pisan et y stationne un jour et une nuit à un jet de pierre des tours. Personne ne sort des enceintes intérieures pour le combattre. La flotte pisane était déjà en mer. Il va la chercher. Les vents l'avaient séparée. Signalée à son retour, Doria lui donne la chasse, en enlève nombre de galères et ramène à Gênes six cents captifs.
Henri de Mari attaque vingt-quatre galères, une est coulée à fond, huit sont conduites en triomphe à Gênes. Quand on a fait de telles prises, on les montre, dans le port de Pise, sous leur propre pavillon, et, à la faveur de cette supercherie, on fait prisonniers jusqu'aux magistrats qui se rendent à bord dans l'ignorance de la capture.
Tous les efforts d'un grand armement de soixante-quatre galères sorties de Pise se bornèrent à ravager Porto-Venere, bientôt secouru par le Génois. Cependant ce peu de succès ne décourage point. On promet dans Pise de venir incessamment assez près de Gênes pour jeter au-dessus de ses murs des pierres enveloppées d'écarlate. Sur cette bravade, Benoît Zacharie, l'un des plus hardis marins de Gênes, amiral de trente galères années par souscription, entre fièrement dans le port de Pise et s'y maintient quelques jours. Le capitaine de la république, Hubert Doria, sort de Gênes à la tête d'une flotte considérable. Zacharie va le rejoindre; ils unissent ensemble quatre-vingt-huit galères et sept vaisseaux. La flotte pisane était à la mer. On la cherche sur la Sardaigne; on y apprend qu'elle avait paru au cap Corse et qu'elle avait tourné ses proues pour regagner la Toscane. On fait voile pour lui couper le chemin; elle était déjà devant son port, et, quand les Génois parurent, elle se présenta valeureusement en bel ordre de bataille. Le podestat de Pise, Morosino, noble Vénitien, la commandait. Les forces paraissent avoir été à peu près égales. Jamais les deux ennemis ne s'étaient engagés dans un combat si général. Il fut horriblement acharné, mais décisif. Le champ de bataille s'étendit de l'embouchure de l'Arno à l'île Meloria, derrière laquelle, dit-on, Zacharie s'était posté en réserve et d'où il sortit au milieu de la mêlée pour mettre en déroute les Pisans. On s'aborda avec fureur. Le capitaine génois et Zacharie s'attachèrent à la galère du podestat pisan; celle qui portait le grand étendard de Pise fut attaquée par les autres membres de la famille Doria, réunis sous la bannière de Saint-Mathieu; l'une et l'autre furent prises, et leur capture fut le dernier signal d'une pleine défaite. Vingt-neuf galères tombèrent au pouvoir des Génois, sept furent submergées, le reste ne se sauva qu'à la faveur de la proximité du port et ne fut en sûreté que derrière les chaînes tendues à l'intérieur. Il périt, dit-on, cinq mille combattants; onze mille captifs furent emmenés par les vainqueurs, et l'Italie dit alors: «Qui veut voir Pise aille à Gênes.»
Pise ne se releva jamais de ce coup fatal, qui fut, au reste, l'occasion d'intrigues et de négociations nouvelles. Deux franciscains vinrent à Gênes demander la paix pour les Pisans et les mettre à la discrétion de leurs adversaires. Mais l'animosité était si grande qu'on ne voulut pas croire que cet abaissement ne cachât pas un piège. On prêta donc plutôt l'oreille aux négociateurs de Florence et de Lucques qui proposèrent une alliance de trente ans pour la ruine totale de Pise. Sienne, Pistoia entrèrent dans cette ligue. Mais les Toscans la tramaient sans bonne foi; il ne s'agissait pas pour eux de détruire la malheureuse cité des Pisans, ils ne voulaient que l'obliger à se jeter enfin entre leurs mains pour échapper aux Génois. Cette ruse eut son effet. On entrevit à Pise la possibilité de rompre cette alliance funeste en recherchant l'appui des guelfes. On eut recours au crédit du comte Ugolin, et ce nom rappelle une catastrophe horrible (1285). Né gibelin, il était connu pour avoir traité avec les guelfes, et l'on crut qu'il serait propre à réconcilier son pays avec les villes de ce parti, puisqu'on était forcé de mendier leur appui. On le mit à la tête du gouvernement. Il parut demander la paix aux Génois, et d'abord il avait offert de céder Castro (Castello) en Sardaigne, la forteresse voisine de Cagliari qui avait été l'objet des premières rivalités. Cette proposition fut au nombre de celles que le premier orgueil de la victoire fit rejeter. Cependant les nombreux prisonniers détenus à Gênes, parmi lesquels se trouvaient les personnages les plus importants, négociaient sans cesse pour racheter leur liberté et pour ménager une paix2. Ils représentaient aux Génois que leur absence seule faisait perdre Pise à la cause gibeline; leur retour ferait cesser les intrigues d'Ugolin, qui vendait leur patrie aux guelfes; et Ugolin, non moins prévoyant, se gardait bien de seconder leurs efforts. Au milieu de ces dispositions diverses, la haine nationale remportant sur l'intérêt de parti le plus évident, fit refuser tout traité et toute espèce de rançon pour ces malheureux captifs. Les écrivains étrangers attribuent aux Génois cette diabolique pensée, que retenir à jamais toute cette fleur de la population et de la jeunesse pisane loin de leurs foyers, c'était empêcher de naître une génération ennemie.
Dans l'état de dépression où les Pisans étaient réduits, le vainqueur les outrageait impunément. Henri Spinola allait ravager les côtes et détruire jusqu'aux défenses des ports (1286). Zacharie stationnait à plaisir dans celui de Pise, poursuivant partout les bâtiments qui s'exposaient encore sur la mer, et il alla réclamer jusqu'à Tunis comme ses prisonniers les hommes qui s'y étaient réfugiés.