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Histoire de la République de Gênes

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(1288) Cependant une paix que les prisonniers pisans avaient trouvé le moyen de conclure après de longs traités, attendait depuis treize mois la ratification de leur république. Ugolin avait tout fait pour éviter cet accord qui, en ramenant tant de gibelins considérables, allait renverser son empire. Mais enfin il n'avait pu s'empêcher d'accéder à la paix demandée avec des instances si pressantes; ce fut toutefois avec la malheureuse espérance de la faire rompre. Tandis que de Gênes on expédiait de tous côtés pour faire cesser les captures maritimes et pour rappeler les flottes, Ugolin faisait tenir à son fils, qui commandait à Oristano et à Cagliari, en Sardaigne, l'ordre de continuer les hostilités. Beaucoup de bâtiments furent victimes de cette mauvaise foi. Ugolin s'excusa sur un malentendu passager, mais les déprédations continuaient. Gênes envoya trois galères en Sardaigne afin de se faire justice. Les ordres portaient de détruire les corsaires et de ne faire aucun mal aux autres Pisans. Ce nouveau cours d'hostilité excita dans Pise un soulèvement. L'archevêque se mit à la tête du peuple; on alla arracher de sa demeure le perfide Ugolin et les siens. On voulait les livrer à Gênes comme les otages responsables de la paix violée: les Génois refusèrent, en se contentant de cette réparation. Le malheureux comte, deux de ses fils, ses deux petits-fils, furent jetés dans une tour; elle fut murée sur eux….. Le Dante a immortalisé leurs souffrances. Ils moururent de faim3.

(1290) La guerre recommencée reprit toute sa fureur. Les révolutions intérieures qui survinrent à Gênes n'en arrêtèrent pas l'activité et les succès, car les Pisans étaient hors d'état d'accomplir les conditions rigoureuses du dernier traité. Conrad Doria, l'un des deux capitaines de la république (Hubert Doria son père paraît avoir obtenu de lui céder sa place4); Conrad Doria reprend le projet d'aller subvertir le port de Pise; il y conduit vingt galères, des pontons, tous les engins capables de détruire des murs et de briser des chaînes. Là, il procède paisiblement à démolir les fortifications. Après son expédition finie, il revient en triomphe. Cette grande chaîne du port de Pise, si souvent attaquée, en est le premier trophée. Mise en pièces avec celle que le lieutenant de Zacharie avait déjà rapportée, les morceaux en sont suspendus aux portes de la ville, aux portiques de Saint-Laurent et des églises principales: on les y voit encore avec les inscriptions qui conservent la glorieuse mémoire du fait.

Les Pisans disparurent des mers et se renfermèrent dans leurs murailles. Les historiens de Gênes semblent les oublier dix ans. Nous anticipons sur cette époque pour dire l'issue de cette guerre terrible. En 1293, Pise avait été admise par ses voisins de Toscane à un traité par lequel elle faisait abandon à ceux-ci de tous les territoires qu'ils lui avaient enlevés. En 1299 elle obtint des Génois, au lieu d'une paix, une trêve de vingt-sept ans. Les Pisans abandonnèrent la Corse à leurs adversaires, leur livrèrent Sassari en Sardaigne et payèrent 135,000 livres5 pour les frais de la guerre. A ce prix les prisonniers de la Meloria furent enfin relâchés; les historiens étrangers disent que sur les seize mille, après seize ans de captivité, il n'en restait plus que mille vivants.

CHAPITRE V. Perte de la terre sainte. - Caffa. - Commerce des Génois du XIIIe au XIVe siècle.

Les succès des Génois jetaient un éclat nouveau sur leur république: sa considération s'était accrue parmi les puissances. Cette époque brillante était pourtant marquée par une grande calamité, l'expulsion des chrétiens de la Syrie. Les villes maritimes dont la possession lui restait seule ne recevaient plus de secours. Longtemps Charles d'Anjou, secondant les prédications des papes, avait paru faire de grands efforts pour réunir les forces italiennes afin de les conduire en bonne harmonie à la défense de la terre sainte. Ce n'était là qu'un prétexte pour ses menées et pour son ambition. La concorde ne se rétablit ni en Syrie ni en Italie. Charles ne partit point. Au milieu des hostilités d'Acre contre Tyr, Bihor ou Bondocar, soudan du Caire, suivi de forces irrésistibles, avait déjà pris Assur, Sophie, Jaffa (1263), Antioche (1267), quand il vint mettre le siège devant Acre (1272). Un traité, une sorte de répit qu'il accorda, n'avait laissé au roi Hugues de Lusignan, pour tout royaume, que la plaine d'Acre et le chemin de Nazareth. Tyr et Tripoli tenaient aussi, mais comme des principautés indépendantes (1274). Cet abaissement et l'état précaire de possessions ainsi réduites n'avaient pas empêché le concile de Lyon de délibérer sérieusement sur les lois de la terre sainte et sur les moeurs de ses habitants si dignes de correction et de réforme. Il paraissait des légats, et, soit impéritie, soit intrigue, au milieu des dissensions auxquelles les chrétiens de Syrie étaient en proie, ces envoyés venaient ordinairement rompre des trêves et provoquer les Sarrasins. Bondocar ravagea de nouveau tout le pays (1275): heureux qui put fuir et sauver sa vie et quelques débris! Ce conquérant mourut, mais Kélaoun, son fils, se rendit encore plus terrible. Il assiégea, prit et ruina Tripoli. De là il revint devant Ptolémaïs. La lutte fut longue. On doit distinguer les derniers efforts des Génois pour sauver la place. Zacharie, leur amiral, prit en Chypre tous ses compatriotes en état de porter les armes et les transporta devant Acre (1289). Du fond de la mer Noire, Paulin Doria, consul de la colonie de Caffa, accourut avec du secours (1291). Tout fut inutile. Ptolémaïs tomba, ses défenseurs y périrent. De tout ce qui restait de Latins un petit nombre purent s'échapper par mer: les croisades furent finies; l'ombre même du trône de Jérusalem n'exista plus.

C'était sans doute une grande perte pour les Génois, mais leur habileté les rendait capables de réparer bientôt leurs dommages; ils perdaient une domination partagée; comme marchands ils conservaient des consommateurs et de riches marchés, mais il y fallait toute leur souplesse. Déjà un commerce aussi assuré que lucratif leur avait fait désirer de se ménager à tout prix la faculté de fréquenter l'Égypte. Avant la dernière catastrophe ils y avaient obtenu une sorte de neutralité mercantile auprès du plus redoutable ennemi de la chrétienté. Cependant l'amiral Zacharie était resté à courir les mers. Il avait porté assistance au petit royaume chrétien d'Arménie, il y avait renouvelé les anciens traités. En continuant sa croisière il avait été joint par Paulin Doria, ce consul de Caffa venu au secours de Ptolémaïs amené par son zèle et par celui de sa colonie. Arrivé trop tard pour défendre la ville assiégée, il cherchait des ennemis pour tirer vengeance du désastre des croisés. Ces deux amiraux réunis s'emparèrent de tous les bâtiments mahométans qu'ils rencontrèrent et ne firent pas distinction de ceux qui appartenaient au soudan d'Alexandrie. Cette imprudence attira une représaille fatale. Tous les Génois trouvés en Égypte furent mis en captivité. On saisit leurs biens; ce ne fut pas sans peine qu'un envoyé de la république parvint à faire cesser ces rigueurs et à rétablir les relations.

(1290) Le traité qui en résulta, et qui existe aux archives de Gênes, en deux instruments, est d'autant plus curieux que l'un, rédigé en latin, est celui que l'ambassadeur rapporta comme le titre des concessions faites aux Génois; l'autre, en arabe1 est la copie qui lui fut remise des engagements consentis par l'ambassadeur envers le soudan. Dans tous les deux les promesses sont semblables, mais ce sont deux rédactions différentes. Il est dit dans l'arabe qu'après qu'une traduction, mot par mot, a été écrite entre les lignes de l'original, l'ambassadeur Albert Spinola l'a signée avec l'interprète secrétaire de la commune de Gênes et de l'ambassade. Un secrétaire mahométan a lu la version franque interlignée en la traduisant à mesure. Deux docteurs ont assisté à la lecture pour vérifier l'exactitude de cette traduction et sa conformité au texte originaire: on a prêté des serments réciproques. Des évêques, des moines, ont été appelés pour faire foi qu'ils ont reçu celui de Spinola prêté sur l'Évangile. Chargé de restituer la valeur des prises faites par Zacharie, il jure que la somme qu'il remet est le vrai produit qu'on a tiré à Gênes de la vente des effets capturés, et que, de la somme qui lui a été confiée par la commune pour cette restitution, il n'en retient rien; s'il déguise la vérité, il veut être réputé apostat de sa religion, hérétique et ennemi de Notre-Seigneur Jésus-Christ et de sa divinité. L'émir qui stipule au nom du soudan Kélaoun et de son fils et en leur âme, consent, s'ils rompent le traité, non-seulement que le Seigneur Jésus-Christ leur soit contraire, mais qu'ils soient tenus pour des chiens, infidèles et hors de leur loi.

L'indemnité étant réglée pour le passé, les stipulations pour l'avenir sont des plus favorables. Pleine sécurité même en cas de rupture pour les vaisseaux qui entreraient dans les ports musulmans avant d'en être instruits. Le consulat génois est admis et reconnu, avec les prérogatives et la juridiction ordinaires. Le mahométan, l'étranger ne peuvent attaquer les Génois que devant leur consul; ceux-ci ne sont soumis à la justice du pays que lorsqu'ils sont plaignants. Si le consul établi dans Alexandrie a lieu, pour lui ou pour les siens, d'en appeler au soudan de quelque tort, on doit à l'instant lui fournir, aux frais de l'État, un messager ou le guider lui-même jusqu'au Caire. L'église de Sainte-Marie, déjà occupée par les Génois, leur reste dévolue et ne sera pas détruite si elle ne tombe d'elle-même. Des magasins leur sont réservés, ils en ont seuls la clef; l'administration des douanes les garde au dehors; cette administration est responsable du prix tant de ce qu'ils vendent dans la douane où tout doit être mis à l'encan, que de ce qu'ils revendent au dehors par le ministère des courtiers publics. L'or et l'argent peuvent seuls être vendus par eux sans formalité; mais s'ils ne s'en font pas payer le prix comptant, on ne leur garantit pas ce genre de créance. Quand le chancelier de leur consulat répond à la douane pour un Génois, on ne peut retenir les marchandises de celui-ci pour les droits dont il serait débiteur. On ne peut refuser à celui qui part de prendre de lui, en compensation de ces droits, les sommes qui lui sont dues dans le pays. Par une clause dont la réciprocité sera assurée dans Gênes aux sujets du soudan, nul Génois en Égypte n'est responsable de la faute ou de la dette d'autrui s'il ne s'en est porté pour caution. Le soudan se réserve d'adresser ses réclamations à la république contre ceux qui donneraient lieu à des plaintes.

Ce traité, qui constitue une sorte de colonie au milieu d'une domination étrangère, conserve, comme on le voit, l'empreinte de la politique mercantile adoptée pas les Génois dès qu'ils ont paru aux croisades. Ce système de consulat, les mêmes concessions partout obtenues, les mêmes sûretés pour les transactions, se retrouvent uniformément dans toutes les négociations de la république; au traité d'Alexandrie sont presque entièrement conformes ceux qui, dans le cours de quatre-vingts ans, qu'embrasse ce livre, furent conclus avec les Sarrasins de la Mauritanie, à Tripoli, à Tunis, puis à Grenade pour les côtes du royaume de Garbe comme pour celles d'Espagne. A Tunis2, les droits sont fixés à dix pour cent sur ce que les Génois apportent, à cinq pour cent sur ce qu'ils exportent; le salaire des courtiers responsables du prix des ventes est taxé à demi pour cent. Il est recommandé aux Génois de n'apporter que des monnaies légales, à peine de confiscation. Le roi de Tunis, s'il a besoin de bâtiments de transport, se réserve, moyennant un loyer raisonnable, le droit de mettre en réquisition le tiers des navires génois qui seront dans ses ports, ce qui semble indiquer une fréquentation considérable. La faculté d'extraire de Tunis cinq cargaisons de grains chaque année est promise, pourvu que dans le pays le prix n'ait pas dépassé une certaine limite; mais ces grains ne sont accordés que pour subvenir aux besoins de Gênes, et non pour en trafiquer ailleurs. Cette clause, si facile à éluder, se lit aussi dans une convention de la même époque faite avec le roi de Sicile. Partout chez les Sarrasins il y a promesse de respecter les propriétés sauvées du naufrage; il y a sûreté contre toute avanie, contre toute prétention de rendre responsable un Génois pour un autre: c'est à chacun, dit un de ces traités, de pleurer ses fautes3.

Négliger ces détails quand ils se présentent ne serait pas faire l'histoire du peuple génois; son esprit, sa civilisation, sa politique étaient essentiellement dans son commerce.

Ce commerce était alors le même que nous avons vu fonder dès le temps des croisades, depuis que l'achat et la vente des marchandises avaient remplacé la spéculation sur le transport des pèlerins. On avait continué à fournir aux Latins de Syrie, et, de proche en proche, aux musulmans, les produits du sol et de l'industrie de l'Europe, dont les uns n'avaient pas oublié l'usage, dont les autres ne pouvaient plus perdre l'habitude, même après s'être délivrés du voisinage des Occidentaux. En retour, les produits de l'Orient étaient apportés à l'Occident et se répandaient par les mains des Génois en France, en Flandre, en Angleterre, en Espagne et dans cette Mauritanie peuplée de consommateurs arabes à qui les jouissances du luxe étaient aussi nécessaires qu'à la cour européenne la plus civilisée. Toutes les côtes étaient fréquentées; la Sicile, Chypre, toutes les îles servaient de lieux de relâche et de ralliement. Partout on trouvait des acheteurs ou des vendeurs, et les Génois allaient des uns aux autres avec une infatigable activité4. Les grains, les vins, l'huile se transportaient de port en port. Les toiles de Champagne, les draps fins et grossiers, J'écarlate dont Gênes avait alors une manufacture, les armes de luxe, les coraux s'échangeaient contre le sucre, le cuivre, les teintures du Levant, contre la soie et les tissus de Damas, le coton, le lin, la laine, surtout contre les produits de l'Inde, contre ses épiceries, partout demandées et presque aussi chères que l'or. L'Égypte en était le marché principal. La mer Rouge et les caravanes y apportaient ces riches denrées avec l'or, les perles, les pierres précieuses, les plumes, l'hermine et les autres pelleteries. Mais par cela même que c'était la voie la plus connue au commerce des productions de l'Asie lointaine, tout en la cultivant il était dans l'esprit des Génois d'en rechercher de nouvelles où il se trouvât moins de concurrence, afin d'en exploiter le secret ou le monopole.

Quelques années après le temps dont nous parlons, on sait que le Vénitien Marin Sanudo, enflammé de zèle contre les maîtres profanes de la terre sainte, adressa à toutes les puissances chrétiennes de pressantes exhortations pour les porter à attaquer l'Égypte. Il les appuya de curieuses considérations sur la possibilité de renverser le pouvoir du soudan par les armes, et d'abord sur la facilité de l'affaiblir en s'interdisant tout commerce avec ses États. Il entreprit de prouver qu'il n'était besoin de sacrifier aucune jouissance. On pouvait cultiver ailleurs le sucre, le coton, le lin; on pouvait imiter les tissus où les Égyptiens mêlent la soie. Mais leur principale richesse, dit-il, c'est le commerce des épices, et il est une voie par laquelle l'Europe peut les recevoir sans passer sur les terres du Soudan, sans lui payer tribut. Les marchandises de l'Inde lui parviennent par Aden; mais elles arrivent aussi dans les ports du golfe Persique qui ne sont pas soumis à sa domination. De là elles remontent l'Euphrate, et de ce fleuve plusieurs chemins peuvent les conduire dans notre mer. On faisait ce commerce autrefois par Antioche et le long des côtes de l'Asie mineure. Les épices en revenaient meilleur marché, et cette route est encore suivie, ajoute Sanudo, pour les articles précieux qui ne sont pas d'un grand poids. En évitant le monopole fiscal du Soudan, on y trouve de l'économie, et encore les marchands éprouvent que le gingembre qui n'a pas passé en Égypte vaut vingt pour cent de plus que celui qu'on y prend. Le bon Vénitien insiste donc pour qu'on s'attache à la route de Perse; mais ce qu'il conseille les Génois le faisaient en silence, non sans doute par les sentiments chrétiens qu'il prêchait aux fidèles de la croix, mais par un calcul sur les profits d'une voie privilégiée. Le traité de Zacharie avec le roi d'Arménie a pour but essentiel d'assurer le transit des marchandises par Gogalat, entre le port de Layasso, à l'angle de l'Asie mineure et de la Syrie dans la Méditerranée, et Alep, où, par peu de jours de marche, on communique avec l'Euphrate. Nous trouvons inscrit sur le tarif des droits de ce passage les soies et les draps de soie, les épices, les bois de teinture5, l'indigo, le coton, le sucre, et d'autre part les produits des manufactures de l'Europe. Mais Gênes, dominant dans la mer Noire, eut bientôt une autre route plus importante et où elle fut bien plus maîtresse: elle ouvrit un commerce immense à Tana dans la mer d'Asoff. Là, venaient les produits de l'Inde et de la haute Asie; un court trajet faisait passer sur le Tanaïs ce qui descendait le Volga ou ce qui le remontait de la mer Caspienne. Ces pays n'attendaient que la présence d'un peuple industrieux et hardi pour devenir l'entrepôt de ces richesses. C'est en allant les chercher à ces sources, c'est en les échangeant, en les apportant aux consommateurs de toutes les autres régions, que les Génois, pour prix de leurs fatigues, de leur intelligence active et fie leur sévère économie, firent et maintinrent tant de grandes fortunes6.

On voudrait seulement pouvoir douter qu'ils fussent abandonnés au trafic des esclaves, et même au commerce des esclaves chrétiens livrés aux mahométans; mais dans leurs traités avec l'Arménie on voit qu'ils étaient acheteurs de cette marchandise, et le serment qu'on exigeait d'eux qu'ils ne la revendraient pas aux infidèles, donne plutôt une présomption fâcheuse qu'une garantie. Ce que nous connaissons des lois de Caffa fait grande mention de l'esclavage domestique et ne parle pas, il est vrai, de la traite des hommes; mais, par les soins des Génois, le soudan d'Alexandrie obtient de l'empereur de Constantinople la faculté d'envoyer deux vaisseaux par an dans la mer Noire7, et les cargaisons qu'ils en rapportent sont composées d'esclaves dont une partie se vendent volontairement, dont les autres sont vendus par leurs parents ou par leurs maîtres. Il serait difficile de croire que les Génois n'eussent pas été les entremetteurs de cette fourniture; mais, au commencement du XVe siècle, parmi les chefs de réclamation qui font envoyer une ambassade au soudan, se trouve la demande de seize mille ducats dus pour les esclaves de Caffa.

Comme nous avons vu les Génois courir à toutes les sources où l'on peut se pourvoir de marchandises, nous les voyons rechercher les consommateurs avec le même soin; on les trouve établis sur tous les marchés. Il ne manque pas de témoignages sur la navigation des Génois dans l'Océan, au commencement du XIVe siècle (1316)8. Le roi d'Angleterre, Edouard II, invite les Italiens, et nommément les Génois, à porter du blé dans son royaume pendant une année de disette. Il fait réclamer la libération d'un de leurs vaisseaux pris par les gens de Calais, vaisseau qui portait du froment, de l'huile, du miel et d'autres provisions. Peu après (1328) on trouve les privilèges accordés en Angleterre aux marchands étrangers. On voit parmi les importations mentionnées les tissus de soie de toute espèce, articles que les Génois apportent de l'Asie; il en est même qui sont nommés draps de Tarse, probablement comme provenant de leur commerce d'Arménie. On voit par les actes anglais de ce temps qu'une multitude de marchands génois, et, sous ce nom (1329), des Doria, des Spinola, des Fieschi, etc., fréquentent l'Angleterre et les provinces françaises (1338) qui obéissent à ses rois. On en voit (1340) plusieurs parvenir à la confiance des princes, être employés (1345) comme agents, négociateurs ou au service maritime et militaire. Par eux est ménagée (1361) une sorte d'alliance ou d'amitié perpétuelle entre l'Angleterre et la république. A la faveur de ces relations il est fréquemment questions d'emprunts obtenus des capitalistes de Gênes, dans les XIVe et XVe siècles. Ordinairement le Génois se fait assigner son remboursement sur les droits de douane, en obtenant la faculté d'exporter des laines d'Angleterre; et quelquefois aussi nous voyons qu'on n'ignorait pas l'art de faire ces exportations en contrebande. Les Génois fournissent des lettres de change payables à Rome pour acquitter les annates des évêques anglais; et, pour y satisfaire, ils se laissent volontiers défendre d'emporter les monnaies d'or ou d'argent pourvu qu'on les autorise à extraire la laine, le plomb et l'étain. Au reste, fidèles à leur esprit d'association nationale, ils ont un consul appelé par les Anglais maître de la société des marchands génois, et à quelques époques leur activité excite la jalousie des nationaux. On restreint leur commerce; on ne veut pas qu'ils aillent faire le trafic des productions anglaises dans les pays voisins. Un acte exprès ne leur permet de charger que pour débarquer à Calais ou pour passer au delà du détroit de Gibraltar.

Nous ne trouvons pas des traces aussi fréquentes des relations du commerce génois avec les Pays-Bas9. Mais, entre autres faits, nous rencontrons précisément un navire destiné pour l'Écluse, chargé de gingembre, de fleurs d'oranger, de sucre candi, de fruits secs, de riz, de soufre, de salpêtre et de papier pour écrire (carta scrivabilis), expédié par de Negri, de Ferrari, Spinola, Lomellino, pris par les Anglais, réclamé à Londres par Doria et Gentile, et rendu sous la caution de Pinello, marchand génois.

(1277) Pour la France les rapports sont multipliés et bien connus. Jacques Pinelli, autorisé par la république de Gênes, concourt, avec les autres marchands italiens habitant dans le royaume, au traité par lequel Philippe le Hardi leur accorde domicile et privilèges. Dans cette sorte de colonie fédérative les Lombards et les Florentins étaient plutôt banquiers et financiers, les Génois marchands et navigateurs. Il faut, certes, que cette fréquentation fût lucrative, à voir ces étrangers y tenir malgré les vexations énormes et répétées dont ils sont l'objet. Philippe (1274), sous les plus vains prétextes, les avait fait tous arrêter en un même jour, les avait rançonnés avant de leur octroyer ces concessions. Philippe le Bel, suivant l'exemple de son père, leur fit éprouver deux fois en deux ans les mêmes rigueurs et toujours par des mesures secrètes qui les atteignent tous à la fois à un jour marqué. Jadis saint Louis, cédant aux préjugés de son temps, avait prohibé le prêt à intérêt sous de grandes peines et comme une violation des lois divines; ce sont ces peines que les marchands italiens étaient facilement convaincus d'avoir encourues et dont les descendants du saint roi les obligeaient par la terreur à se racheter à prix d'argent. Après cela, l'orage se calme, et sans doute si les emprunteurs trouvaient encore du crédit chez ces banquiers, il fallait bien que l'intérêt des prêts payât le risque du capital et de la personne du prêteur. Vingt ans après ses premières ordonnances, Philippe le Bel, si fameux par sa fausse monnaie et si avide d'argent, ne voit rien de mieux que de détourner les malédictions de son peuple sur les Italiens; il les chasse en leur ordonnant de payer tout ce qu'ils doivent et en confisquant toutes leurs créances. Ils reviennent cependant si bien que son successeur Louis le Hutin, considérant dans un édit royal que depuis trois ans (1315), ils n'ont été soumis à aucune contribution extraordinaire, les taxe à lui payer pendant dix ans cinq pour cent par année de leurs capitaux; et immédiatement un autre édit établit sur eux une imposition de deux deniers par livre du montant de leurs achats et de leurs ventes. Les persécutions, les déclarations que leurs prêts sont annulés ou confisqués (1320) au profit de l'État se répètent de règne en règne (1324). Indépendamment de ces violences, ils devaient être spéculateurs bien attentifs (1330) si les seules variations de la monnaie n'avaient pas détruit cent fois leur ouvrage (1337). Il est vrai que le bouleversement du système monétaire est souvent un temps propice à la subtilité et à l'audace pour tirer parti de la mauvaise foi et de l'ignorance des gouvernements10.

On voit, dans le traité de Philippe le Hardi, que les Italiens avaient déjà des établissements aux foires de Champagne: cette convention en étend les privilèges à d'autres lieux: nous savons que dès longtemps les Génois en particulier fréquentaient toute la côte française de la Méditerranée. Ils avaient des magasins et toute une colonie à Montpellier, ville longtemps demeurée sous la seigneurie des rois d'Aragon et qui ne fut définitivement unie au royaume de France qu'au milieu du quatorzième siècle. Le traité mentionné ci-dessus les établit à Nîmes (1277), ou y confirme leur établissement. Ils y auront un recteur et des consuls, un poids public, un comptoir de change; un juge des conventions y sera institué par le roi pour leur maintenir les concessions qui leur sont faites: juridiction expéditive et d'exception à laquelle les nationaux mêmes pouvaient se soumettre dans leurs contrats et qui, survivant à la colonie des Génois, durait encore de nos jours. Entre eux, leur recteur les juge suivant leurs propres lois; elles règlent seules leurs successions. La force publique serait prêtée au besoin à leur magistrat, pour se faire obéir de ses subordonnés. Si les propriétaires de maisons font la loi trop dure à ces hôtes privilégiés, le prix des loyers sera fixé par des arbitres et, en cas de discords, le juge royal y interviendra. Les marchandises apportées par les Génois ne payeront pas plus de droits à Nîmes qu'on n'en impose sur eux à Montpellier. Pour prix de ces avantages ils promettent de ne débarquer qu'à Aigues-Mortes et de conduire à Nîmes tout ce qu'ils auront introduit dans ce port.

L'édit de Louis le Hutin ne laisse subsister dans le royaume que quatre établissements pour les Italiens et leur défend de négocier ailleurs si ce n'est dans les foires. Nîmes est au nombre des quatre villes privilégiées avec Paris, Saint-Omer et la Rochelle. Si des rois avides et des débiteurs obérés étaient envieux des profits de ces étrangers, on a la preuve que les villes qu'ils fréquentaient en jugeaient autrement (1293). Il existe un grand nombre d'actes par lesquels les autorités nîmoises recourent au roi et à sa justice, afin qu'on empêche les Génois d'aller commercer en Provence ou à Montpellier. Pour ôter tout prétexte à la contravention, on supplie le roi de faire creuser à ses frais un canal d'Aigues-Mortes à Nîmes (1285). Le sénéchal d'Aragon est sommé de repousser de Montpellier la fréquentation des Génois (1349); et quand la réunion de cette ville à la France fut consommée, ce fut encore là un long sujet de querelle entre les deux cités voisines (1317). Enfin Philippe le Long, s'informant à Nîmes des effets de la retraite des Italiens que les concussions de son frère Louis X avaient mis en fuite, on lui répond que cette retraite ruinait la sénéchaussée, la ville, le fisc et les particuliers. Philippe de Valois voulait introduire la gabelle à Nîmes (1341), on lui allègue la pauvreté du pays depuis la retraite des marchands génois. Traités avec faveur pendant leur séjour, l'un d'eux, George Ratti, fut fait chevalier à Nîmes (1322)11. Un Donato Obriaqui (probablement Embriaqui) y devint notaire et greffier. Après la disparition de la colonie, une loge qu'elle avait élevée, fut vendue comme bien abandonné; et ce ne fut qu'en 1441, tant pendant de longues années on avait espéré le retour de ces industrieux étrangers12! C'est apparemment quand ces utiles rapports eurent été interrompus que les Génois témoignèrent leur humeur par la plus chimérique des prétentions. On assure13 que le gouvernement écrivit au sénéchal de Beaucaire et aux consuls de Nîmes pour se plaindre que les habitants de ces contrées osassent faire le commerce maritime, tandis que le comte de Toulouse en avait octroyé le privilège exclusif aux Génois dès 1174.

Mais les Français et les Génois avaient eu à la fois à s'élever contre l'abus énorme d'un privilège moins fantastique et plus récent. Philippe de Valois s'était laissé induire à concéder, c'est-à-dire indubitablement à vendre, à deux nobles trafiquants de Gênes, Charles Grimaldi et Jean Doria, le droit exclusif du commerce des côtes de la Méditerranée et de l'exportation des marchandises françaises de ce côté. On n'avait pas manqué de motiver cette concession sur ce qu'eux seuls étaient en état de soutenir la navigation et de faire le bien du royaume; défense était donc faite à tous marchands de trafiquer sans leur permission; ce privilège devait durer deux ans: le pays, les rois d'Aragon, de Majorque, la commune de Gênes elle-même réclamèrent contre ce monopole. Il fut révoqué le 4 avril 133914.

J'ai cru devoir réunir ici les traits épars qui font connaître le commerce des Génois du treizième au quinzième siècle, commerce qui n'a changé d'aspect qu'après la révolution produite par le passage du cap de Bonne-Espérance et par la découverte de l'Amérique. On y trouvera les preuves de l'intelligence, de l'infatigable activité d'un peuple chez qui le citoyen le plus noble et le plus riche s'honorait alors du négoce et de la navigation mercantile; on ne sera pas étonné des richesses qu'il a su accumuler, surtout si l'on se souvient que la première vertu du Génois fut toujours l'économie. Tant d'opulence permettait le faste aux premiers de l'État, leur politique l'exigeait; il était éclatant dans les occasions solennelles, mais la vie commune était fondée sur une épargne qui allait généralement à la parcimonie. On élevait des palais pour s'en faire des forteresses; aux grands jours on se couvrait de perles rares et de diamants; soigneusement replacés dans le coffre-fort, c'étaient des effets de commerce achetés par spéculation comme un emploi de fonds, ou incorporés aux fidéicommis perpétuels des familles.

Puisque j'ai été conduit à parler de cette opulence, fruit du négoce des Génois, on me permettra d'en emprunter une vive peinture à la plume brillante de Pétrarque, en rapportant une lettre écrite' à un de ses amis:

«Viens contempler cette Gênes que, dis-tu, tu ne connais pas; tu verras au flanc d'une colline pierreuse cette ville superbe, fière de son peuple et de ses murailles. A son aspect seul on reconnaît la maîtresse des mers. Viens admirer l'activité de sa population, la majesté de son site, de ses édifices et surtout cette flotte menaçante, redoutée de tous et terrible aux rivages ennemis; ce môle, barrière de la mer, ce port que l'on a creusé avec une dépense inestimable, avec d'incomparables travaux que n'interrompirent point des dissensions toujours renaissantes. Que dis-je? c'est peu de cette belle rive qui se prolonge à droite et à gauche de la cité, de ces monts élevés et baignés par les flots qui les ceignent. Si tu étudies le génie, les moeurs, le régime de ces hommes, tu croiras voir revivre ces vertus que jadis une longue constance, un long exercice aiguisa dans Rome. Sors avec moi de la ville, et pour un jour entier ne pense pas à détourner ou à reposer tes regards. Tu as à voir plus de choses que la plume la plus habile ne pourrait en décrire, vallées riantes, frais ruisseaux qui les arrosent, collines dont l'aspérité même est pittoresque et que la culture a revêtues d'une admirable fertilité. Châteaux imposants au milieu des montagnes, beaux villages, palais de marbre resplendissants d'or, c'est ce que tu verras de quelque côté que tu tournes la vue, et tu t'étonneras qu'une ville si superbe puisse le céder encore à ses campagnes en magnificence et en délices15.»

CHAPITRE VI. Guerre avec Venise. - Intrigues des guelfes angevins. - Variations dans le gouvernement de Gênes.

Au milieu de ces prospérités, Gênes trouvait partout la concurrence de Venise dans le commerce et dans les alliances. Quelque paix que l'on ménageât entre ces rivales, à chaque rencontre on se heurtait sur le moindre prétexte, sans prétexte même. Avant la perte de la terre sainte on se battait à Tyr, à Acre, à Tripoli. Maintenant il restait aux chrétiens l'île de Chypre. La cour de Rome encourageait les fidèles à y porter des secours, et beaucoup d'intérêts en recommandaient la défense aux puissances maritimes et commerçantes. Toutefois c'est en allant concourir à cette défense que s'émut sans cause apparente une funeste querelle. Des galères se rencontrent. On s'approche pour se reconnaître. Suivant le récit des Génois, il n'y eut d'abord que des salutations amicales (1293), mais bientôt ils virent les Vénitiens s'armer et enfin tourner leurs proues pour commencer une attaque sans provocation. Ceux de Gênes passèrent promptement à l'offensive. Après une lutte vivement disputée, les Génois l'emportèrent. Cependant, la chaleur du combat apaisée, ils remirent en liberté les hommes, et rendirent les galères et tout ce qui avait été pris. Sur la nouvelle de cet événement, Gênes porta ses plaintes à Venise. Deux dominicains furent chargés de ce message. Les moines étaient alors les négociateurs officieux de toutes les affaires diplomatiques. Trouvant partout des maisons de leur ordre et des frères, plus respectés que les hérauts de l'antiquité, ils avaient abord libre et favorable audience. Leur caractère ostensible les autorisait à prêcher la paix. Leur souplesse les rendait propres à toute intrigue. Dans cette occasion les dominicains de Gênes et ceux de Venise ménagèrent un congrès. On y négocia trois mois sans s'entendre, et chacun prit ses précautions (1294). Toutes les galères génoises envoyées en marchandise dans les mers du Levant se réunirent à Péra, leurs cargaisons furent déposées à terre. Tout s'arma: Nicolas Doria fut choisi pour commandant de cette expédition de volontaires. Il chercha les ennemis; il les rencontra, et leurs forces étant supérieures, il attendit le temps et le lieu de les attaquer avec le moins de désavantage possible: il en saisit l'occasion à l'entrée des Dardanelles. Le succès répondit à son habileté et à son courage. Sur vingt-cinq galères il en prit seize, et, maître de la mer, il alla ravager Candie.

(1295) L'année suivante, la république mit à la mer cent soixante-cinq galères: cent cinq étaient nouvellement construites. Le moindre équipage était de deux cent vingt hommes; il y en avait de trois cent cinquante. On voyait briller sur cette flotte quinze mille habits d'or ou de soie, disent les mémoires du temps, et encore ils s'en prennent aux discordes civiles d'avoir réduit le nombre des citoyens notables qui montèrent sur les galères. Hubert Doria était l'amiral. Cependant il n'y eut point de rencontre. Le pape, c'était alors Boniface VIII, avait ordonné avec la hauteur qui lui était propre, que des deux républiques on vint devant lui éclaircir le différend et recevoir l'ordre de cesser les hostilités. Cette intervention fut sans succès, mais elle ralentit un moment les opérations de la guerre.

(1296) Les Vénitiens ressaisirent l'offensive. Roger Morosini, leur amiral, parut devant Constantinople; et là, se mettant peu en peine d'offenser Andronic1, il attaqua Galata alors sans défense, croyant y surprendre les Génois. Mais ceux-ci avaient mis en sûreté dans les murs de Constantinople leurs femmes, leurs enfants et leurs effets. Les hommes valides étaient montés sur leurs navires et s'étaient réfugiés dans la mer Noire. Les assaillants déchargèrent leur furie sur les maisons, ils y mirent le feu, même à celles qui appartenaient aux Grecs, à qui ils reprochaient d'avoir soustrait à leur pillage les biens des Génois. Ces violences soulevèrent contre eux le peuple de la capitale; les Vénitiens qui s'y trouvaient furent maltraités. Cependant Morosini était passé dans la mer Noire à la poursuite de ses ennemis fugitifs; il saccagea leurs colonies de Crimée: Caffa, à cette époque, n'avait pas plus que Galata des moyens de résistance. La perte qui s'y fit fut très-considérable. Mais l'hiver survenu, les glaces ne permirent pas aux Vénitiens de regagner le Bosphore; ils eurent beaucoup à souffrir. Au printemps, sur vingt-cinq galères, ils n'eurent pas assez de monde pour en manoeuvrer plus de seize. Cette flotte ainsi réduite vint menacer (1297) Constantinople et demander à l'empereur indemnité pour les torts que, dans le soulèvement populaire, avaient éprouvé leurs concitoyens. Loin de là, Andronic demandait à Venise 40,000 écus d'or, pour le dommage fait à Galata et dont les Génois voulaient être satisfaits. L'amiral vénitien, pour toute réponse, alla ravager les îles de la Propontide, et cette expédition brillante finit tristement2.

(1298) Mais, dans une nouvelle campagne, l'ascendant revint glorieusement aux Génois. A Curzola, à l'entrée du golfe Adriatique, leur triomphe fut aussi éclatant que celui qu'ils avaient obtenu sur Pise dix ans auparavant. Lamba Doria, alors capitaine du peuple, conduit soixante et dix-huit galères; il en attaque quatre-vingt-dix-sept. De ce nombre douze seulement se sauvent, et Venise les voit poursuivies par le pavillon génois jusqu'à l'entrée de son port. Des quatre-vingt-cinq dont il s'est emparé l'amiral en brûle soixante-sept et conduit à Gênes les dix-huit autres avec sept mille quatre cents prisonniers. André Dandolo, l'amiral vénitien, se voit les mains liées, destiné à servir de trophée au vainqueur; il se soustrait à cette honte en se fracassant la tête contre le bord du bâtiment.

Après cette perte immense, Venise sentit l'impossibilité de renouveler un si grand effort, et probablement Gênes avait chèrement acheté sa victoire. La médiation de Mathieu Visconti, alors seigneur de Milan, ménagea une paix entre les deux républiques. Quand elles étaient lasses de combattre, un traité entre elles était aussi facile à rédiger que difficile à rendre stable. Elles avaient peu d'intérêts matériels susceptibles d'être réglés d'une manière précise; et le vrai sujet de la guerre était une rivalité jalouse qui ne pouvait admettre sous le nom de trêve ou de paix que des instants de repos, quand les forces des contendants se trouvaient épuisées.

Il y a d'assez grandes différences dans ce que les historiens des deux côtés ont raconté des conditions de cette paix. Suivant les Génois, leur patrie eut tous les avantages. Les Vénitiens consentirent à s'abstenir, pendant treize ans, de la navigation en Syrie et dans la mer Noire. Ils se soumirent à payer les dommages qu'ils avaient faits à Galata, à Caffa et à Saint-Jean-d'Acre. Selon le récit vénitien, les deux nations se réservaient de se faire indemniser par Andronic, et comme elles l'entendraient, pour les dommages dont respectivement elles le rendaient responsable3. Cependant si les Vénitiens attaquaient l'empereur dans ses États, Gênes pouvait le secourir sans infraction de la paix.

A compter tant d'armements dispendieux, à voir les brillants succès qui attestent une direction habile et qui se meut sans obstacle, qui pourrait croire que durant cette guerre, la république de Gênes était plus agitée que jamais? Que l'ambition nationale et la haine de l'ennemi aient fait concourir à l'unanimité des efforts, des volontés d'ailleurs discordantes, c'est ce que la réussite démontre cette fois, et c'est un phénomène digne d'admiration.

Les causes toujours vivantes de jalousie intestine étaient plus que jamais excitées par le contact des événements extérieurs. Les intrigues de la maison d'Anjou, l'esprit qui agitait toutes les villes voisines de Gênes, exerçaient une double influence plus marquée que jamais.

(1185) Charles d'Anjou, le frère de saint Louis, était mort trois ans après les Vêpres siciliennes. Son fils Charles le Boiteux ou Charles II, qui lui avait succédé sur le trône de Naples et dans ses prétentions sur la Sicile (1291), en cherchant partout des secours, vint à Gênes, voir si au milieu de tant de divisions il trouverait des partisans. Il multiplia les promesses, il caressa tout le monde, nobles et populaires. Quand il reçut quelques réponses favorables, il les enregistra comme autant d'engagements pris. Bientôt après (1292), il envoya une ambassade solennelle que le comte d'Artois accompagnait au nom du roi de France. Ces envoyés venaient proposer une étroite alliance offensive et défensive. La discussion de leurs demandes eut lieu publiquement dans un parlement; mais la majorité voulut conserver la neutralité, et, pour cet effet, il fut ordonné à tous les Génois de sortir dans un délai fixé, soit des États des rois de Naples et de France, soit de ceux des rois de Sicile et d'Aragon; ceux qui ne s'en retireraient pas seraient hors de la protection de la république, quoi qu'il leur arrivât en leurs personnes ou en leurs propriétés. La tendance de cette négociation, mais surtout cette décision préalable, qui allait fermer tant d'issues au commerce de Gênes, trouvait un grand nombre d'opposants. Les marchands refusèrent hautement de laisser sacrifier leurs intérêts à une lâche politique: on revint sur la mesure. Cependant, irrités de ne point obtenir l'alliance qui importait au roi, les ambassadeurs s'éloignèrent. Suivant l'annaliste de Gênes, rentrés en France par la Provence et parvenus à Nîmes, ces envoyés prirent sur eux de faire emprisonner quatre-vingt-quatorze marchands, de saisir leurs propriétés et les nombreux bâtiments chargés d'étoffes et de draperies qui se trouvaient dans le port d'Aigues-Mortes. A cette fâcheuse nouvelle la république fut fort blessée. Elle nomma des ambassadeurs pour aller en France réclamer les conventions auprès de Philippe. Mais ceux qui avaient ordonné cette violence, effrayés d'apprendre qu'elle allait être dénoncée au roi, mirent les Génois en liberté et leur rendirent leurs effets séquestrés, ce qui ne répara qu'imparfaitement un dommage si considérable. Il faut dire que l'histoire très-détaillée de la ville de Nîmes ne fait mention ni de l'arrivée des négociateurs ni de la voie de fait qu'ils auraient hasardée, mais c'est l'époque d'une des avanies faites aux marchands italiens par toute la France. Ou les annalistes de Gênes ont faussement attribué au ressentiment du mauvais succès de la négociation la part que leurs compatriotes auraient soufferte dans cette vexation commune, ou, à la faveur de la rigueur générale, la malveillance particulière aura pesé sur les Génois.

Quoi qu'il en soit, la négociation du roi de Naples donna lieu à de si grandes intrigues que l'écrivain officiel ne peut s'empêcher de déplorer les nouvelles discordes qui en naquirent. Ce n'était plus, dit-il, une opposition de famille guelfe à famille gibeline. Le voisin se sépara du voisin, le noble du noble, le populaire du populaire; dans la même maison les frères furent divisés. Sur la place publique le père et le fils s'invectivaient et se menaçaient l'un l'autre sans respect et sans pudeur.

Dans cet état de choses nous avons peu à nous étonner de voir éclater ou tenter des révolutions. Au temps (1288) où les Pisans avaient été le plus abaissés et un peu avant la rupture avec Venise, Gênes était gouvernée depuis dix-huit ans par ses deux capitaines gibelins, un Doria et un Spinola. Cette perpétuité de pouvoir déplaisait aux amis mêmes des capitaines, tous plus ou moins envieux d'avoir part à la puissance publique, tandis que les guelfes se révoltaient sans cesse contre leur gouvernement. Le peuple avait été favorable aux capitaines, cependant on voit quelques traces de mécontentement. Ils avaient été obligés d'accepter sous eux un podestat pour exercer la police et pourvoir à la justice, et ces magistrats étrangers étaient si éminemment justes, que les capitaines, quoiqu'il leur eût été réservé d'en ordonner supérieurement, s'abstenaient de prendre la moindre part aux affaires de la compétence du podestat. En ces termes faciles à entendre, la chronique officielle nous apprend que toute ingérence de leur part dans ces matières délicates était vue de mauvais oeil.

Enfin on avait créé une magistrature plébéienne, une sorte de tribun sous le nom d'abbé du peuple, que le peuple élisait réellement. Nous n'avons rien de précis sur ses fonctions, sinon qu'elles s'exerçaient conjointement avec celles des capitaines. Mais nous pouvons en juger par analogie avec les institutions de quelques autres villes où il y avait deux podestats ou capitaines, un noble, l'autre plébéien, et chacun commandant à sa classe. On ne trouve pas, au reste, que l'abbé du peuple ait été redoutable aux capitaines; le peuple fut longtemps pour eux, et il est probable qu'ils influaient sur le choix de ce tribun au petit pied.

(1289) Cependant le terme assigné à leurs fonctions s'était rapproché, et ce qui devait arriver à ce moment préoccupait de plus en plus et les nobles et les populaires. On négocia beaucoup et longtemps; enfin, à force de manoeuvres on fit décerner aux capitaines une prorogation de leurs pouvoirs pour cinq ans. Ils opposèrent à ce voeu une modestie affectée, et ne voulurent prêter leur nouveau serment que pour trois ans. Cette réélection grossit le nombre des conjurés qui entreprirent à force ouverte de mettre fin à cet empire perpétué. Le 1er janvier 1290, à la nuit, une rumeur s'éleva; un grand nombre de nobles prirent les armes à un même signal. C'étaient tous les Grimaldi, presque tous les Fieschi, les Embriachi, les Malleone, en un mot les guelfes. Mais bientôt Philippe Volta, à la tête de tous les siens, vint au secours du gouvernement gibelin et souleva le peuple. Une capitulation s'ensuivit, les conjurés se soumirent. Mais si les capitaines restèrent maîtres du terrain, leurs amis et leurs parents sentirent l'impossibilité de les maintenir longtemps; ils leur déclarèrent qu'au terme des trois ans de la dernière prorogation il fallait renoncer au pouvoir; et il en fut ainsi. Après les capitaines on eut des podestats étrangers, mais gibelins, et, au surplus, l'autorité resta à un conseil de dix-huit nobles à qui la dictature fut confiée. Le podestat ne fut que l'exécuteur de leurs volontés: quand les deux tiers des voix du conseil concouraient à une résolution, elle était absolue. En même temps on nous dit, sans aucune explication, que la famille Spinola, pour le bien public et pour éviter tout soupçon d'ambition, renonça en plein parlement à exercer pendant trois ans aucun commandement dans la république et sur son territoire. On ajoute que le conseil des dix-huit remplit sa mission avec zèle et fit rentrer au domaine de la république les terres que certains citoyens avaient usurpées. Ainsi, ou les Spinola étaient accusés de faire leur propriété des lieux dont ils se faisaient confier le commandement militaire, ou plutôt ils avaient menacé d'une usurpation plus importante, et l'on avait besoin de recourir à un ostracisme qui n'était pas même commun à la famille Doria jusqu'ici leur égale.

Cette concorde si difficile à établir était toujours l'objet des soins du clergé, mû, soit par un juste zèle, soit par le désir d'entretenir son influence. Gênes avait alors pour archevêque Jacques de Varagine, écrivain misérable de l'histoire ancienne de son pays, mais pasteur fort occupé de la paix de son troupeau. Il conclut (1295) un accord entre ses guelfes et ses gibelins, et il se flatta d'avoir rétabli une bonne intelligence perpétuelle dans sa patrie. Un an après, on se battait dans les rues de Gênes, et cette guerre civile dura deux mois. Les Grimaldi et les Fieschi ne purent résister et se réfugièrent à Monaco. Conrad Doria4, Conrad Spinola, puis Lamba Doria furent successivement capitaines. L'un d'eux, Spinola, en sortant de charge, passa en Sicile et alla servir le roi aragonais.

De cette île et de Naples sortaient sans cesse de nouveaux incidents qui, combinés au grand foyer des intrigues, à la cour de Rome, répandaient la discorde et l'alarme dans l'Italie. A Gênes, on n'était jamais exempt d'en ressentir les conséquences.

Le cardinal Cajetan, si fameux sous le nom de Boniface VIII, était devenu pape. Alors chaud partisan de la maison d'Anjou, il entreprit de rendre la Sicile au roi de Naples par les voies de la négociation.

Jacques, roi de Sicile, montait sur le trône d'Aragon. Le pape l'induit à céder ses droits sur la Sicile, à reconnaître Charles dont il lui fait épouser une fille. Mais, pour plus ample dédommagement, il n'hésite pas à le déclarer roi de Sardaigne et de Corse (1295), de ces possessions que les Pisans et les Génois s'étaient si longtemps disputées et qu'ils se partageaient encore. Le pape ne s'arrête point à leurs droits, il dispose des deux îles comme si le saint-siège n'avait jamais cessé d'en être le vrai propriétaire.

Cette concession mortifia extrêmement les Génois, et quand ils apprirent que les Siciliens ne voulaient pas reconnaître le traité par lequel leur roi les cédait à un autre, les Doria et les Spinola persuadèrent aisément de leur envoyer des secours. Theodisio Doria conduisit les galères de Gênes en Sicile. Pour cette assistance prêtée à des insulaires rebelles aux volontés du chef de l'Église, Boniface mit Gênes en interdit.

Le roi d'Aragon avait promis d'ordonner à Frédéric son frère et son vice- roi d'abandonner l'île; il avait promis d'aller au besoin le chasser lui- même. Au lieu de déférer à ces ordres, Frédéric fut couronné par le peuple soulevé. Jacques alla réellement faire la guerre au nouveau roi (1296): il lui avait ravi la moitié de l'île quand, ayant honte de se prêter à l'oppression de son frère, il abandonna la Sicile (1301). Le pape y fit venir Charles de Valois, à qui déjà il avait déféré le titre de Pacificateur de la Toscane. Ce pacificateur avait plongé le pays dans la guerre civile plus profondément que jamais par l'effet de sa partialité et de son ambition. Quand il parvint en Sicile, Frédéric venait de gagner une bataille importante. Le climat et les maladies firent de grands ravages dans l'armée de Valois, il fut obligé d'en ramener les restes. Pour reprendre les négociations il fallut en changer les bases. Les royaumes de Naples et de Sicile restèrent séparés et pacifiés. Gênes fut comprise dans cette paix, l'interdit fut levé. Le pape, occupé dans ses dernières années de sa violente querelle avec Philippe le Bel, ne pensa plus à la république.

CHAPITRE VII.
Le gouvernement pris par les Spinola et disputé entre eux et les Doria.-
Seigneurie de l'empereur Henri VII. - Nouveau gouvernement des nobles
guelfes. - Les émigrés gibelins assiègent la ville.

Ici notre histoire devient un peu difficile à exposer. Nous distinguions aisément les guelfes et les gibelins; la présence d'un Grimaldi ou d'un Fieschi, celle d'un Doria ou d'un Spinola suffisait pour reconnaître ces partis. Nous avions vu le gouvernement des nobles longtemps livré à la faction guelfe, puis les intrigues des mécontents qui avaient embrassé la couleur opposée. Les gibelins ont gouverné à leur tour. La part des populaires dans ces contestations était un peu moins facile à assigner. Il a paru en général que le bas peuple suivait l'impulsion des gouvernants, mais que la bourgeoisie riche avait pris parti pour les gibelins. Elle avait aidé à ôter le pouvoir aux guelfes; ensuite, contents du droit de concourir aux offices du gouvernement et du tribunat de leur abbé du peuple, on croit voir les plébéiens moins jaloux de la prépondérance des patriciens. Ils semblent entraînés par les liens de ces factions politiques auxquelles ils s'étaient engagés et dont certains nobles étaient les chefs incontestablement reconnus.

Maintenant nous allons voir ces grandes factions se diviser de famille à famille dans le même parti et d'individus à individus dans une même maison. Des alliances bizarres vont l'emporter sur cette couleur uniforme et tranchée qui séparait la république en deux grands corps. Un fil nous restera cependant pour nous aider à nous reconnaître et il est donné par une observation fort simple. C'est le parti le plus fort, le parti en possession du gouvernement qui se divise, parce que ses membres ont le pouvoir à se disputer et ne peuvent plus s'accorder sur le partage. Les nobles guelfes déchus restent unis, habiles à se mêler parmi leurs ennemis tantôt comme des médiateurs apparents, tantôt comme portant leur appui aux plus faibles. Quelquefois ils paraissent eux-mêmes prêts a fournir des auxiliaires aux deux camps pour mieux en entretenir la discorde, mais ils sont toujours d'accord entre eux secrètement, tout prêts à profiter de l'affaiblissement de leurs adversaires, rentrant au pouvoir et s'y tenant fermes par leur étroite alliance, tandis que les nobles gibelins, plusieurs fois rapprochés par de communs désastres, ont peine à rattacher leurs liens quand ils sont rompus.

Ce sont en effet les nobles gibelins qui se divisent en ce moment; ce sont des Spinola que l'ambition personnelle rend infidèles à leurs alliés: c'est la jalousie qui pousse ceux-ci à la défection. On sait que le fougueux Boniface VIII, distribuant les cendres du carême, les jeta aux yeux de l'archevêque de Gênes, Porchetto Spinola, en prononçant cette sentence: «Souviens-toi que tu es gibelin et que tu retourneras en poudre avec les gibelins.» Ce qui est moins connu c'est l'effet de cette menace. Elle suffit pour convertir secrètement l'archevêque à la foi guelfe. Du moins, afin de se concilier le colérique pontife, il prodigua auprès des siens les insinuations et les intrigues. Il ébranla une partie de ces Spinola qui se vantaient d'être distingués au premier rang des gibelins d'Italie et se portaient pour les chefs de ceux de Gênes. Ils n'abjurèrent pas le nom de leur faction, mais ils en trahirent sans scrupule les intérêts pour ceux de leur propre fortune.

Les grandes familles nobles de Gênes réunissaient volontiers leurs habitations chacune dans un quartier. La race nombreuse des Spinola s'était étendue autour de deux points. Les palais des uns occupaient la place Saint Luc, les autres tenaient le quartier de Lucoli, et les noms de ces deux stations distinguaient les deux branches d'une même tige. Les Spinola de Lucoli furent les premiers à embrasser des vues personnelles d'agrandissement indépendamment de l'autre portion de la famille.

Ce fut dans leurs palais qu'une hospitalité somptueuse fut donnée au duc de Pouille, fils du roi de Naples et qui fut, bientôt après, le roi Robert; peut-être cette circonstance ne fut pas étrangère aux complots de ses hôtes. Occupés à se faire des amis et à ourdir une conspiration, ils n'engagèrent avec eux qu'un seul de tous les Doria, Bernabo; mais c'est le peuple qu'ils caressèrent et qu'ils mirent en mouvement. En un seul jour la querelle fut vidée. Opicino Spinola et Bernabo Doria, cet émule qui s'était donné à eux, furent proclamés capitaines. Mais bientôt, c'est entre eux qu'une vive jalousie se fit remarquer; elle fut excitée par leurs alliances. Opicino Spinola devint le beau-père de Théodore Paléologue. C'était un enfant du second lit de l'empereur Andronic. Sa mère ayant échoué dans les intrigues qu'elle avait suscitées pour faire monter son fils sur le trône de Constantinople, l'envoya en Italie pour recueillir l'héritage du vieux marquis de Montferrat dont elle était la petite-fille. Ce jeune prince trouva envahie une portion de cet héritage; il avait un compétiteur redoutable dans le marquis de Saluces. L'appui des Spinola lui parut utile. Cette maison était devenue puissante en possessions territoriales voisines des États de Théodore. Pour s'assurer cette assistance il épousa la fille d'Opicino. Un historien grec contemporain, très-vain comme ils le sont tous, connaissant peu l'Occident et au surplus très-ennemi de l'impératrice mère de Théodore, parle de cette union avec mépris. L'épouse, dit-il, était la fille d'un certain Spinola qui n'avait ni la splendeur de la naissance ni l'éminence des dignités. Comme les grands d'Italie ont la prétention de ne pas tenir à singulier honneur une alliance de la famille impériale, si Spinola eût été un grand seigneur, il n'aurait pas accordé sa fille à Théodore1. Tandis qu'on parlait ainsi à Constantinople, les Italiens en jugeaient bien différemment. Ce mariage donnait à Opicino un relief qui excita aussitôt l'envie et la défiance. Entre tous les nobles génois que blessa cet honneur fait à l'un de leurs égaux, les plus jaloux, les plus irrités furent les Spinola de l'autre branche. Dans le dépit de l'ascendant que leur parent acquérait, ils s'adressèrent à la famille Doria et manoeuvrèrent si bien avec elle qu'ils parvinrent à marier au marquis de Saluces la fille de Bernabo Doria, réconcilié avec les siens. Ainsi les deux capitaines se trouvèrent avoir pour gendres, deux très-puissants seigneurs opposés l'un à l'autre. Opicino ne put empêcher l'alliance que contractait son collègue, mais il en conçut un vif déplaisir et une haine concentrée.

(1308) Le marquis de Montferrat vint se montrer à Gênes. Son beau-père lui fit une réception royale. Les Doria, furieux, ne craignirent pas de contracter avec les guelfes Grimaldi une ligue tellement avouée que les membres des deux familles, adoptèrent un vêtement uniforme mi-parti des couleurs de l'une et de l'autre. Ces démonstrations furent suivies de préparatifs hostiles. Les semences de discorde ne tardèrent pas à porter leurs fruits. Le capitaine Opicino ne voulut plus supporter son collègue et s'arrangea pour s'en débarrasser. Un grand parlement est assemblé (1310), on y fait sans peine déclarer Opicino Spinola seul capitaine et capitaine perpétuel. C'est le signal d'une nouvelle émigration de la noblesse, et de la gibeline autant que de la guelfe. Tous se réunissent à Port-Maurice autour de Bernabo Doria, le capitaine éliminé; les Spinola de Saint-Luc y fuient, comme les Doria, la tyrannie de leurs parents de Lucoli. Opicino marche contre cette réunion, mais il est battu; le retour lui est fermé à Gênes tandis que ses adversaires y arrivent en vainqueurs. Le premier moment est donné à l'éclat de la vengeance; les palais de Lucoli sont incendiés; l'abbé du peuple est changé; le nouveau est choisi sans daigner consulter ce peuple dont ce magistrat est censé l'élu et le représentant: ce sont les Fieschi, les Grimaldi et les Doria disposant du pouvoir qui l'ont nommé et qui l'imposent de leur pleine puissance. Cependant on négocie encore une sorte de paix. Opicino seul, qu'on s'était hâté de déclarer banni à perpétuité, consent à rester absent deux années.

(1311) Il est probable que la nécessité pressante de finir la guerre civile avait été sentie à l'approche de Henri de Luxembourg, nouvel empereur germanique qui venait se montrer à l'Italie. Il avait reçu la couronne de fer dans Milan. Il avait conféré à Mathieu Visconti qui l'avait aidé, le titre de vicaire impérial. L'empereur, se mettant en marche pour se rendre à Rome, prit sa route par Gênes. Il y reçut l'accueil le plus respectueux et le plus flatteur. Un grand nombre de citoyens prirent des habits à ses couleurs pour marque de leur dévouement. Il affecta la popularité, l'impartialité. Il détestait, dit- on, les noms de partis et se vantait de ne pas pencher pour les gibelins plus que pour les guelfes. Mais, cependant, on voit assez de quel parti il s'appuyait, puisque à sa suite il amenait Opicino Spinola qui, introduit par lui, se dispensait de tenir la promesse de ne pas rentrer à Gênes avant deux ans. Henri donna de grands soins au rétablissement de la concorde de tous les Spinola et au renouvellement d'une étroite alliance entre ceux-ci et les Doria. Il s'attacha particulièrement ceux de cette noble maison, il décora leur écu de l'aigle impériale qu'ils ont toujours conservée, et pour laquelle ils s'honorèrent de quitter les emblèmes divers qui avaient distingué jusque-là les branches de la famille.

Non-seulement on prêta ce vain serment de fidélité à l'empire, que l'on n'avait pas disputé aux prédécesseurs de Henri et qui n'était pas regardé comme une dérogation à la liberté, mais les Génois se laissèrent induire (1312) à prendre cet empereur personnellement pour leur seigneur particulier. Ils lui conférèrent le pouvoir suprême pour vingt ans. En les quittant il leur nomma un vicaire impérial, et ils acceptèrent cet étranger à la place d'un podestat. C'est ici le premier exemple à Gênes de la seigneurie abandonnée à un prince, avec la prétention de garder l'indépendance à l'abri d'un haut patronage, remède périlleux auquel la lassitude des guerres intestines fit souvent recourir depuis; et que chaque fois le sentiment de la liberté et de la nationalité, si je puis parler ainsi, fit bientôt trouver pire que le mal. L'essai qu'on en fit avec Henri n'eut que des conséquences peu importantes. Ce prince, après son couronnement à Rome, marchant contre le roi français de Naples, succomba à la maladie à Buonconvento.

La concession toute récente de la seigneurie de Gênes devenait caduque par la mort de ce prince (1313). Ugoccione della Faggiola, le vicaire impérial, reconnut la difficulté de se maintenir. Les Pisans, plus fidèles à la mémoire de son maître, le demandaient pour gouverneur. Les Génois l'autorisèrent volontiers à faire retraite, et aussitôt les Doria, les Spinola, cette fois d'accord ensemble et sans appeler ni consulter les guelfes, s'emparèrent du pouvoir; mais aussitôt ils se l'envièrent. Les deux branches de Spinola avaient étroitement resserré leur alliance. Mais les Doria avaient gagné du terrain; la plupart des nobles gibelins et beaucoup de populaires s'étaient adonnés à eux (1314); les guelfes leur étaient bien moins défavorables qu'aux Spinola. Dans un bourg voisin, des protégés de chacune des deux familles allaient en venir aux mains. Sous prétexte de leur donner assistance, elles se trouvèrent en collision. Les Spinola attaquent les premiers dans la ville. Alors les Grimaldi se joignent à eux, la plupart des autres guelfes les favorisent plus ou moins ouvertement. Les Fieschi seuls penchent pour le parti Spinola; et les Salvaghi, autres guelfes, fournissent assistance aux deux partis. Les Spinola se sentent faibles, ils abandonnent le champ de bataille de la ville et vont reprendre leur station hostile ordinaire de Busalla.

Ayant à lutter contre toutes les forces dont on disposait dans Gênes, ils avaient pris à leur solde des Allemands. Avec leur aide ils battirent plusieurs fois les troupes qui leur étaient opposées. Lamba Doria et ses enfants furent faits prisonniers, et les chaînes de ces captifs ne tombèrent point avant que leurs vainqueurs eussent reçu dix-sept mille livres qu'ils prétendaient leur être dues par la république et qui leur étaient nécessaires pour payer leurs stipendiés. Eux-mêmes éprouvèrent bientôt combien sont dangereux de tels secours. Dans une rixe que le hasard amena avec les hommes du pays, un Allemand est tué. Ses compagnons, sans rien entendre, le vengent sur tout ce qui se présente. Un jeune Spinola, ignorant la cause du tumulte, accourt au-devant d'eux, ils le massacrent, et aussitôt ils se mettent en devoir d'abandonner leur poste. C'était laisser ceux qui les avaient appelés à la merci de l'ennemi. On est contraint de faire tous les sacrifices pour fléchir la colère de cette soldatesque, et le père même de la victime immolée par leur fureur est obligé de les supplier et de les caresser en dissimulant sa douleur.

L'issue de la guerre fut digne de son principe, si toutefois il y avait une issue, et si l'on pouvait regarder comme une fin une révolution qui n'était qu'une des phases de la querelle interminable des ambitions.

(1317) Tout était tranquille à l'intérieur. Les Doria exerçaient la principale influence; les Grimaldi et les Fieschi même paraissaient leur être liés d'une intime amitié. Tout à coup les émigrés, les Spinola, demandent modestement la paix, l'oubli du passé et leur rentrée dans la ville. Les principaux guelfes proposent d'y consentir. Conrad Doria, le chef de la famille, s'y oppose; sous aucune condition il n'oserait se fier aux Spinola. Tandis qu'il croit les avoir écartés par son refus, un jour on les voit arriver paisiblement, sans armes, comme des citoyens qui reviennent de leurs champs dans leurs maisons. Les Fieschi, les Grimaldi ont préparé cette surprise, ils assurent aux Doria offensés et alarmés que cette rentrée est pour le bien et pour la paix. Ces garanties ne trompent point des hommes qui voient leur influence ruinée et leur sûreté en péril. C'est à leur tour d'émigrer. Un parti attentif en profite; on nomme des capitaines, et le choix tombe sur Charles Fieschi et Gaspard Grimaldi. Ainsi la révolution est faite au profit des guelfes; et les Spinola que ce parti venait de ramener et dont le retour n'a servi qu'à se défaire des Doria, les Spinola joués ressortent de la ville. Ils vont se rallier à ceux qui naguère étaient leurs seuls ennemis. La querelle redevient alors de gibelins à guelfes, et en cela Gênes n'avait que sa part de la guerre générale que le renouvellement de ces partis rallumait dans toute l'Italie. L'historien qui nous sert de guide avait conféré les mémoires de deux témoins opposés; ni l'un ni l'autre, dit-il, ne désavoue les agressions des siens, ils les racontent avec orgueil, chacun empressé de vanter la valeur de son parti, ne calomniant que le courage de ses adversaires et ne s'embarrassant pas de la justice.

(1318) Savone ouvre ses portes aux gibelins. Affectionnée à ce parti, cette ville en devient la place d'armes. On ajoute à ses fortifications; on y contracte une étroite alliance avec Mathieu Visconti, le seigneur de Milan, et avec toute la ligue lombarde devenue gibeline. Alors ce ne furent plus des émeutes dans Gênes pour s'arracher le pouvoir. Ce fut une longue guerre civile et intérieure avec toutes ses plus graves circonstances. Can della Scala, seigneur de Vérone, les seigneurs de Parme et de Crémone favorisaient la ligue. Tous voulaient que Gênes ne restât pas aux mains des guelfes. C'est avec leurs secours que les émigrés descendirent dans les deux vallées qui embrassent Gênes.

Ils affectèrent d'abord d'aller célébrer dans l'église de Coronata, à la vue des hauteurs de la ville, de pieuses et solennelles supplications à la Madone protectrice de tout Génois. Bientôt ils plantèrent leurs pavillons sur le mont Peraldo, au bas duquel la cité de Gênes est bâtie; ils assiégèrent la tour du Phare ou de la Lanterne, élevée sur un petit promontoire qui s'avance dans la mer et domine le port. Ils bloquèrent cette forteresse du côté de la terre, et les pierres lancées par leurs machines n'en permettaient aucun accès aux moindres barques. Ce siège dura deux mois, et les assiégés étaient à la famine. Longtemps ceux de la ville furent repoussés chaque fois qu'ils se présentèrent pour apporter des secours. Une singulière industrie en fit parvenir. Un homme seul, parti de la ville dans la nuit, se glissa jusque dans la tour; là il fit attacher à une ouverture de la muraille l'extrémité d'un long câble dont l'autre bout fut lancé à la mer; un vaisseau à bords exhaussés vint le relever et le lier au sommet de son grand mât; un panier chargé de vivres y fut suspendu; un homme qui s'y tapissait faisait courir cet appareil en se traînant le long de la corde que faisait tendre la manoeuvre du bâtiment: il allait et venait du vaisseau à la tour. Les ennemis, témoins de cette pratique, essayèrent en vain de la troubler; convaincus que, grâce à ce secours, ils ne prendraient pas la petite garnison par famine, ils eurent recours à la sape. La tour fut minée par un long travail. Quand elle ne fut plus soutenue d'un côté que par des étançons, les gardiens, avertis du danger, virent qu'il était temps d'abandonner la place; mais ils ne voulaient pas le faire avant que la nécessité en fût connue à la ville. Un d'entre eux se plaça dans le panier mobile pour aller rendre compte à Gênes de l'urgence de leur situation. Malheureusement pour eux la mer était en tourmente, le vaisseau dérivait, le câble ne pouvait se tendre, et une demi-journée entière se consuma en vains efforts, sans que le messager pût atteindre le navire. En attendant, le danger était devenu si imminent qu'il n'y eut plus à balancer, ils rendirent la tour en obtenant la liberté de se retirer dans Gênes. Après une résistance si constante ils n'étaient plus qu'au nombre de sept. Mais à peine ils entraient dans la ville que, sans leur donner le temps d'exposer les justes motifs de leur conduite, ils se virent accusés de trahison par la voix publique, et, sur cette rumeur populaire, mis à la torture et condamnés à mort par le podestat, ils furent lancés par les machines par-dessus les murs comme pour les renvoyer aux assiégeants.

Encouragés par le succès, ceux-ci descendirent de la montagne qu'occupait leur camp et forcèrent deux faubourgs. Du côté de la ville on mit le feu aux maisons contiguës aux murs pour empêcher les assaillants de s'y établir. Dans les quartiers qu'ils occupèrent ils respectèrent la vie des citoyens, mais ils firent un grand butin.

CHAPITRE VIII.
Seigneurie de Robert, roi de Naples. - Guerre civile.

Cependant, lorsque le gouvernement guelfe s'était vu attaqué par les forces des Lombards, il avait cherché à son tour un puissant auxiliaire, et ses démarches ne furent pas vaines. Robert, roi de Naples, arriva en personne, et sa venue fut un grand événement (1318). Les capitaines guelfes, en présence du peuple assemblé autour de l'église Saint-Laurent, se démirent de leur charge. Le pape Jean XXII et le roi Robert furent proclamés seigneurs gouverneurs de Gênes, pour dix ans, avec toutes les prérogatives souveraines. Le roi qui devait rester seul seigneur si le pape mourait, aurait lui-même, en cas de décès, son fils pour successeur jusqu'au terme des dix ans. Le pape n'était nommé que par honneur, la domination de Robert était effective, et il s'occupa immédiatement de la défense de sa nouvelle acquisition.

Le roi tenta d'abord de chasser les ennemis des postes qu'ils occupaient. Ses premiers efforts ne réussirent pas. On remarqua que, dans ces combats, les Génois des deux côtés ménageaient volontiers leurs compatriotes et combattaient les étrangers avec acharnement. Les prisonniers tombés aux mains de leurs concitoyens étaient renvoyés librement ou pour de médiocres rançons. Les femmes furent surtout respectées. Les auxiliaires étaient loin de se conformer à cette modération.

(1319) La cause des gibelins souffrit un moment du peu d'union qui présidait à leurs démarches. La confiance était mal rétablie entre les Doria et les Spinola; et, pour rendre suspects ces derniers, il suffisait bien que Conrad Spinola eût un commandement dans l'armée du roi de Naples.

Après que Robert eut vainement tenté de chasser loin de Gênes les assaillants qui en occupaient un faubourg et les hauteurs, il exécuta un mouvement plus heureux. Des troupes embarquées dans le port allèrent descendre sur la côte du ponant et manoeuvrer sur les derrières de l'ennemi. Les gibelins furent battus dans un combat vivement disputé, on les repoussa du rivage de la mer dans les montagnes. Visconti, leur puissant allié, craignit que ses Lombards ne fussent enveloppés; il les retira. Les émigrés, restés seuls, ne purent se soutenir autour de Gênes, ils abandonnèrent leur camp et se retirèrent en désordre; Robert rentra triomphant. Les cendres de saint Jean-Baptiste furent promenées en actions de grâces pour la victoire sanglante d'un roi étranger sur les fils les plus illustres de la patrie.

Mais Robert était appelé auprès du pape dans Avignon; il partit, et les émigrés reprirent l'offensive. Leur parti dominait toujours dans la rivière occidentale. Savone était le point d'appui de leurs opérations de ce côté. Ils armaient des galères et déployaient le drapeau de saint George, ce grand étendard de la république. Les galères de la ville poursuivaient à leur tour celles de Savone, et plus d'une fois la tempête fit naufrager ensemble des combattants acharnés.

(1320) Ce n'était pas seulement l'assaut que l'on avait à redouter au dedans. On manquait de vivres. Telle était la disette que pendant trois jours on n'eut pour provisions à distribuer que dix mesures de vin et quatre-vingts mines de blé. Quelques navires napolitains ou provençaux, enfin un convoi de Constantinople rentré sans perte, pourvurent au besoin; il était temps. Mais on manquait encore de toutes les menues denrées que la campagne fournit à la ville, et la privation en était insupportable. Les propriétaires n'entendaient parler que de ravages; le secours des auxiliaires était funeste. Les hommes de Lavagna que les Fieschi avaient fait marcher, les Provençaux, les Calabrais envoyés par Robert, dévastaient le pays; les Siciliens qui se montrèrent un moment pour soutenir l'autre parti, tous, exerçaient d'affreuses violences, et ne distinguaient guère l'ami de l'ennemi; enfin, pour comble d'effroi, on annonçait que ce terrible Castruccio Castracani, le fameux tyran de Lucques, venait renforcer les gibelins.

Le peuple de Gênes murmurait de ce que lui coûtait une querelle qui, après tout, n'était pas la sienne, qui était bien plutôt celle de ses usurpateurs. Lassé, il s'en prit d'abord à ceux qui l'assiégeaient. Il alla brûler de nouveau les palais des Spinola à Lucoli et des Doria à Saint-Mathieu. Il préparait le même sort aux demeures des Mari et des Pallavicini, car une branche de la famille de l'ancien vicaire impérial, si longtemps le chef militaire des gibelins lombards, s'était établie à Gênes.

(1321) Cette émeute avait un caractère très-grave. Les nobles guelfes ne s'y méprirent pas, et quoique la fureur populaire ne tombât que sur leurs ennemis, ils s'en effrayèrent. Ils dépêchèrent l'abbé du peuple pour apaiser le mouvement; on sauva quelques-unes des maisons menacées; mais bientôt le peuple se plaignit de ne pas être mieux traité par les guelfes dominant dans la ville que par les gibelins qui l'assiégeaient au dehors. Il pensa à se faire craindre, à exiger qu'on lui fît justice, ou plutôt à se faire raison à lui-même, car de justice il disait qu'il n'y en avait plus. Mauvais traitements, offenses, impossibilité d'en obtenir réparation, c'est tout ce que le plébéien devait attendre du noble. Pour y remédier les citoyens populaires formèrent une nouvelle association patente qui prit le nom d'union du peuple. Elle se donna dix chefs et des assesseurs. Ce conseil, auquel l'abbé du peuple était invité, prenait connaissance des injustices commises par les nobles envers les particuliers, ou même des torts faits par un citoyen à un autre sans distinction. Il les dénonçait au lieutenant du roi et en requérait le redressement. Si les magistrats n'y avaient pas pourvu en trois jours, la sentence populaire, à l'instant portée, était mise à effet par les membres de l'association convoquée au son du tocsin. Des comités d'exécution se formèrent à la suite, au nom du peuple et des métiers d'artisans. Ce fut une organisation démocratique spontanée, mais complète, et qui se fit reconnaître et craindre. Une semblable institution dans une ville assiégée, au milieu d'une guerre civile, annonçait peu de dévouement à la cause apparente pour laquelle la ville avait fermé ses portes aux exilés, et surtout présageait peu de dispositions à souffrir longtemps le joug du gouvernement aristocratique.

(1322) Ceux qui soutenaient le siège reçurent de la part du pape un secours singulier. Jean XXII dans Avignon, protecteur docile de la maison d'Anjou, avait excommunié Mathieu Visconti avec ses adhérents et publié une croisade contre les chefs de la cause gibeline. Il expédia sa bulle aux Génois. Elle fut reçue avec une solennité qu'on tâcha de rendre populaire, et, soit pour défier les ennemis, soit pour intimider les consciences encore fidèles à l'Église, on imagina de placarder cette bulle à la porte extérieure de la ville à la vue des assiégeants; mais ils bravèrent la sentence, et l'affiche servit de but à leurs arbalètes. Les Génois eurent seulement la satisfaction d'envoyer au saint-père son parchemin lacéré en témoignage de l'impiété de leurs adversaires.

Cependant les Visconti avaient beaucoup d'ennemis; la croisade rassembla des forces sous les ordres du légat, qui ne négligea pas de solder des troupes allemandes. Les guelfes firent des progrès. Des gibelins, changeant de couleur, procurèrent successivement au pape, Plaisance, Tortone, Parme. Mathieu Visconti vint à mourir. A peine Galéas, son fils, lui succédait, qu'il fut chassé par le peuple de Milan et contraint de se réfugier à Lodi; il rentra bientôt dans sa ville, mais les nobles qui s'étaient opposés à lui sortirent à leur tour et se donnèrent au parti guelfe. Ces mouvements privèrent les émigrés génois de l'appui de leurs principaux alliés. En même temps le frère du roi Robert arriva et conduisit du secours (1323). Les assiégeants, affaiblis, gênés dans leurs communications par ceux de la ville qui commençaient à se répandre plus librement au dehors, manquèrent de vivres à leur tour, tandis que l'abondance était revenue dans la cité. On nous conserve ici un fait singulier. Des nobles guelfes fortifièrent dans le Bisagno une tour qui fermait le passage par lequel une partie des émigrés recevaient leurs subsistances, mais ce ne fut pour eux qu'une spéculation afin de lever un péage à leur profit sur les approvisionnements de leurs adversaires. Enfin ceux-ci attaqués furent battus, chassés presque sans résistance; on leur reprit le faubourg qu'ils occupaient, la forteresse de la lanterne, on pilla leur camp sur la montagne; en un mot, le siège fut levé et la ville demeura libre.

La nouvelle d'un triste désastre vint troubler la joie du succès. La guerre civile dans la métropole mettait aux mains les Génois des deux factions dans toutes leurs colonies, et partout où ils habitaient, le parti le plus faible était chassé par le plus fort et cherchait partout des appuis1. Le gouvernement guelfe avait armé une flotte contre les colonies de Galata et de la Crimée restées gibelines et même contre l'empereur grec qui les protégeait. Dix galères étaient parties, on n'en vit revenir que trois, fugitives et ayant perdu leurs chefs. On avait couru les côtes de la Romanie, pris et brûlé des navires; on avait pénétré dans le Pont-Euxin et menacé les établissements de cette mer. Mais ceux de Péra, aidés par les Grecs, avaient armé pour la défense des comptoirs et pour réprimer les insultes des adversaires. Sur cette nouvelle les capitaines guelfes avaient recherché asile et assistance chez le Tartare Zalabi, seigneur de Sinople2, voisin jaloux des colonies génoises. Ce prince reçut favorablement leurs ouvertures et leur visite. Il fut prompt à convenir d'une ligue offensive; il fit équiper deux grands vaisseaux destinés à renforcer la flotte génoise. Pendant ces préparatifs, son hospitalité et son urbanité charmaient ses hôtes. Les galères étaient à l'ancre sous les murs de la ville; les hommes descendaient et communiquaient librement. Il invitait les officiers à ses fêtes. Au milieu de ces jeux, à un signal, les Tartares passent des quais sur les galères, s'en emparent, y massacrent tout ce qui résiste; de dix, six furent prises; quatre échappèrent; trois seulement, dans un état de détresse et poursuivies par les galères de Péra, ressortirent de la mer Noire et reparurent à Gênes. Le deuil s'y répandit dans les familles. Tous les chefs, tous les nobles étaient restés aux mains des Tartares: exemple déplorable des excès auxquels pousse l'esprit de faction! On aimait mieux perdre les plus belles colonies que de les voir au pouvoir des siens attachés à une autre couleur; on craignait moins un ennemi perfide qu'on ne haïssait la prospérité des compatriotes engagés dans un autre parti.

Il est à croire que Robert désirait que la paix se rétablît à Gênes et que les puissantes familles, qui, quoique exilées, tenaient encore tant de place dans l'État, fussent induites à reconnaître sa domination; alors seulement elle pouvait être affermie. Le pape écrivit des lettres affectueuses aux chefs de ce parti, leur prêcha la concorde et les invita à venir devant lui traiter de leur réconciliation. La réponse fut faite au pontife au nom du conseil de créance des Génois émigrés fidèles de la sainte mère Église et de l'empire. On y demandait des sauf-conduits du roi Robert pour les députés que le conseil enverrait à Avignon. En effet, ils y vinrent et y trouvèrent des ambassadeurs de leurs adversaires. On négocia plusieurs mois, mais sans succès. Bientôt après Robert parut à Gênes en personne (1324) et s'y occupa d'intrigues afin de prévenir le terme où son pouvoir devait expirer. D'abord, écoutant les conseils de la noblesse, il cassa l'association de l'union du peuple qui était devenue le véritable gouvernement de la ville, il abolit les autres corporations populaires qui s'étaient spontanément formées. Il affecta de supprimer en même temps un comité, que la noblesse guelfe s'était donné, mais il le recréa aussitôt en autorisant l'action de huit commissaires nobles chargés des intérêts de la caste et du parti. Ensuite la question de la prorogation du terme de son gouvernement fut indiquée à l'opinion, et bientôt occupa tous les esprits; plus elle s'agitait, plus la ville était divisée. Presque toutes les classes inférieures, travaillées et gagnées, particulièrement tout ce qui servait le palais, criait hautement qu'il fallait continuer la seigneurie pour vingt-cinq ans, pour cinquante ans, pour la vie de Robert et de son fils, enfin à perpétuité. Quelques nobles et l'immense majorité des bonnes maisons populaires, de cette nombreuse bourgeoisie notable qui de père en fils se maintenait dans Gênes et dans le reste de l'État, toute cette classe supérieure amie de la liberté, instruite par ses traditions de famille à rejeter le joug d'un maître, se refusait à toute prolongation. Après une négociation orageuse, Robert, dont le pouvoir avait encore deux ans à durer, fut content qu'il fût continué pour six ans de plus. La concession parut faite avec assez d'unanimité. Le roi partit aussitôt pour son royaume de Naples. Les galères génoises étaient à ses ordres, il les employa dans une expédition contre la Sicile commandée par son fils, mais dont le fruit, après plusieurs mois de séjour dans l'île, se borna à dévaster les environs de Palerme sans pouvoir pénétrer dans la ville.

Les Génois furent regardés apparemment comme simples auxiliaires. Peu après, le roi de Sicile les invita à reprendre leur commerce avec ses sujets et à fréquenter son île comme autrefois; il leur donna d'amples sauvegardes pour leurs personnes et pour leurs propriétés. Ils en profitèrent avec joie, non sans déplaire à leur seigneur le roi de Naples, jaloux de ces rapports. Il y a longtemps que le commerce est accusé d'être neutre, surtout par les ambitieux qui font des intérêts personnels de leur domination le seul intérêt des États.

A cette époque les princes d'Aragon entrèrent dans une autre relation avec les républiques d'Italie. Un juge d'Arborea, mécontent des Pisans, introduisit en Sardaigne le roi Jacques, qui, amené par cette intrigue, vint se prévaloir du titre de roi de l'île que Boniface VIII lui avait concédé autrefois. Les villes des Pisans furent attaquées; ils firent de grands efforts pour les défendre. Ils prirent à leur service les galères des émigrés de Savone, et Gaspard Doria les commanda; mais leurs troupes de débarquement furent défaites, et la Sardaigne fut perdue pour Pise. A Gênes on fut loin de se réjouir du nouveau désastre de cette ancienne émule et de la part que les émigrés génois en ressentaient. La conquête du roi d'Aragon était fâcheuse et son voisinage menaçant pour tous. Il semble aussi que les factions étaient moins animées. Gaspard Doria ramenant ses galères de Pise à Savone, rencontra des bâtiments de Gênes; il les respecta. Il fit bon accueil à ceux qui les montaient et les assura qu'il n'entendait faire dommage à aucun de ses compatriotes.

Bientôt l'Italie fut occupée d'un autre incident. L'empereur Louis de Bavière vint chercher la couronne de fer à Milan et la couronne d'or à Rome. Les gibelins prirent une nouvelle confiance à sa venue; les guelfes de Gênes tremblaient que Louis ne se détournât de son chemin pour leur ruine; mais il ne les menaça que de loin. Cependant, de Rome l'empereur se disposait à marcher sur Naples. Les deux factions génoises étaient à la veille de prendre une part sanglante à ce démêlé. Ceux de la ville avaient à la solde du roi Robert quarante galères; trente-cinq, armées à Savone par les émigrés, avaient joint celles du roi de Sicile. Cette flotte, réunie dans le golfe de Naples, attendait pour agir l'apparition de l'empereur; mais Louis séjournait à Rome avec son armée et y fatiguait les Romains de hauteurs et d'exactions. Bientôt, craignant un soulèvement, il se mit en sûreté à Viterbe. Aussitôt le peuple romain éclata, s'empara du gouvernement et se régit en république. Le roi de Naples accourut sous prétexte de le défendre: révolution et invasion que les guelfes de Gênes célébrèrent comme l'événement le plus fortuné pour leur cause. Les flottes se retirèrent sans combat.

Bientôt, décrié dans l'Italie entière, Louis ne songe plus qu'à retourner en Allemagne, et bassement fait argent de toutes ses conquêtes. Il ne s'embarrasse ni des voeux des peuples ni des intérêts des princes. Les Visconti qu'il avait dépouillés retournent à la seigneurie de Milan (1329), Marc, l'un d'eux, s'était mis au service de l'empereur comme condottiere avec des troupes allemandes qu'il avait levées. La solde lui était due pour lui et pour ses compagnons. Lucques, faute d'autre valeur, lui fut donnée en payement. Mais il n'était ni assez fort pour garder cette acquisition ni assez riche pour se libérer envers ses troupes sans la revendre. Il la mit aux enchères, si l'on peut s'exprimer ainsi. Les Florentins la marchandèrent et furent sur le point de l'obtenir. Les Pisans firent les plus grands efforts pour rompre un marché qui donnait à leurs émules et à une république guelfe une telle augmentation de territoire et de puissance. Par leurs intrigues un émigré génois, Gérard Spinola, fut l'acheteur de cette seigneurie. Il désintéressa les créanciers allemands.

En ce temps et après la retraite de l'empereur, tout était en révolution. Le duc de Calabre, que les Florentins avaient accepté pour seigneur, vint à mourir, et ce peuple se garda de chercher un autre maître; il reprit son indépendance et constitua sa démocratie. Au même moment les Pisans se débarrassaient du lieutenant impérial que l'empereur leur avait laissé. On ressentait à Gênes l'effet de ces agitations. On enviait ces exemples, la moindre occasion appelait à tenter de les imiter, et de moment en moment le peuple faisait sentir sa force (1327). Si un noble a querelle avec les matelots des équipages de ses galères, le peuple prend parti pour ceux-ci avec la violence d'une émeute. La famille Cattaneo est accusée d'avoir fait disparaître un prisonnier; la foule prête main- forte en tumulte à l'abbé du peuple qui va prendre vengeance de la témérité de ces nobles. De cette affaire, quand elle s'assoupit, non- seulement l'aigreur et les jalousies restent entre le peuple et la noblesse, mais il en naît entre les nobles mêmes. Les Grimaldi, les Fieschi et leurs partisans s'étaient dispensés de venir au secours des Cattaneo. On les accusa, dans cette prétendue neutralité, de se servir du peuple pour s'élever au-dessus de leurs égaux, et pour s'emparer de la domination. On protestait hautement que plutôt que d'accepter leur tyrannie, on rendrait la ville aux gibelins.

Ces sentiments préparaient du moins la réconciliation avec les exilés de ce parti, et d'autres motifs y conduisaient. La guerre était onéreuse à tout le monde et n'avait que trop duré. Si on la considérait comme née de la jalousie du gouvernement de la patrie commune, les gens sages s'apercevaient que la querelle était intempestive, puisqu'on avait un maître étranger. Si l'on rapportait les divisions à celle qui séparait les guelfes et les gibelins, on reconnaissait qu'elle avait tous les jours moins de fondement et d'intérêt, et proprement l'on ne savait plus à quels chefs et à quels motifs rattacher ces noms funestes tristement héréditaires.

Le roi de France, Philippe de Valois, avait entrepris de se rendre arbitre de la paix de Gênes. Il manda à Paris les députés des deux partis et ceux du roi Robert. On n'avait pu conclure quand de nouvelles circonstances vinrent presser le rapprochement. Les hostilités des Catalans menaçaient les Génois sans distinction, et le péril commun devait les réunir. Mais Jean de Bohême en Italie eut plus d'influence encore (1331). Ce prince, fils de l'empereur Henri VII, élevé en France, brave, léger, bouillant, après avoir rendu des services essentiels à Louis de Bavière en Allemagne, vint en aventurier au milieu des Italiens. Il se portait pour chef des gibelins, à cause de ses liaisons avec l'empereur, et il arrivait d'Avignon, ami des Français, approuvé par le pape, en intelligence avec le légat. Usant de tous ces avantages et s'annonçant en pacificateur, il se fit accepter pour seigneur dans plusieurs villes. Gérard Spinola, l'acheteur de la seigneurie de Lucques, assiégé par les Florentins (1332), l'appela dans sa ville et fut obligé de la lui abandonner sans avoir retiré le prix de son acquisition. Cependant les deux factions et les communes s'aperçurent que Jean de Bohême ne travaillait que pour lui; on finit par le traiter partout en ennemi (1333.) Alors, à l'exemple de l'empereur Louis, il ne craignit pas de vendre les villes qui s'étaient données à lui; de nouveaux tyrans lui durent leurs petites dominations. C'est la pacification qu'il laissa à l'Italie; il en disparut; mais pendant que son ambition y tenait les princes en défiance, Robert avait senti la nécessité de ne pas laisser les Génois divisés plus longtemps et prêts à prendre, les uns ou les autres, la protection d'un tel arbitre. Il y eut d'abord des trêves; puis, quand la négociation eut été assez avancée, douze députés choisis par chaque parti se rendirent en commun à Naples afin de prier le roi de dicter lui-même la paix. Il les reçut avec une égale faveur. Il arma chevalier de sa propre main Tasan Doria, l'un des ambassadeurs gibelins. La paix fut conclue; le retour fut ouvert à tous les émigrés; il y eut entière abolition du passé; pour l'avenir, sous le gouvernement royal, les magistratures et les emplois furent répartis en nombre égal aux gibelins et aux guelfes. La nouvelle du traité fut célébrée à Gênes par les actions de grâces de l'Église et par les démonstrations de la joie populaire. On vit arriver ensemble et en parfaite union les négociateurs de retour de Naples. Ceux des gibelins, après avoir été accueillis à Gênes, allèrent à Savone rendre compte de leur mission; mais là, quelques membres de l'une des familles les plus puissantes, on ne nous dit pas si ce furent des Doria ou des Spinola, soulevés contre cet accord, entreprirent de le faire rejeter dans les conseils du parti. On n'avait pu, disaient-ils, conclure la paix sans l'aveu du roi de Sicile, leur allié. Pour empêcher la publication du traité, ils eurent recours aux armes; mais leur propre famille désavoua ces ennemis de la concorde publique, et les cris de mort à qui s'oppose à la paix, décidèrent enfin le petit gouvernement des émigrés; le traité fut ratifié, proclamé dans Savone; et des envoyés allèrent aussitôt à Gênes opérer la réunion si longtemps attendue.

CHAPITRE IX.
Nouveau gouverneur. - Capitaines gibelins. - Boccanegra premier doge.-
Nobles et guelfes exclus du gouvernement.

La guerre civile avait duré quatorze ans (1317 à 1331). Elle avait abondé en désastres pour les deux partis. Elle avait fait d'un roi étranger le seigneur d'une république libre. Les Lombards, les Toscans et jusqu'aux mercenaires allemands avaient ravagé plus d'une fois le territoire. A dix lieues de Gênes le port de Savone avait recélé des flottes de corsaires qui n'avaient point laissé de sécurité au commerce maritime. La mer comme la terre avait été un théâtre de déprédations.

Il faut entendre sur ces calamités un historien du pays1 qui avait conversé avec les contemporains de l'époque, qui, avec le témoignage des vieillards, avait recueilli les mémoires domestiques des familles; il faut s'en rapporter surtout à une lettre citée par cet écrivain, adressée à l'issue de cette triste querelle à Salogro de Negri, l'un des Génois guelfes les plus distingués, par Gérard Spinola, ce gibelin qui acheta et revendit Lucques, en paya le prix et en perdit le remboursement. Ces récits énumèrent les ravages, incendies des édifices et des navires, récoltes détruites, arbres abattus à plaisir, vignes arrachées, capitaux dilapidés. La dégradation morale avait suivi les infortunes. Ces pertes, les longues privations de l'exil avaient réduit beaucoup de familles nobles à la misère et à l'avilissement. Un grand nombre d'individus étaient allés errant et cherchant à gagner leur vie dans les pays lointains; les plus braves s'étaient faits soldats aventuriers; plus d'un pour toute industrie s'était adonné au brigandage et aux bassesses. On avait fait un honteux trafic de captifs; tel spéculait sur la rançon de ses plus proches, s'il pouvait les avoir prisonniers entre ses mains. Les mariages interrompus ne rendaient plus de fruits; trop souvent les femmes, en suivant leurs maris dans les hasards de la guerre, en étaient devenues les victimes, outragées et enlevées par les vainqueurs; ou, éloignées de leurs époux, elles avaient oublié dans ce long abandon leur rang et leur vertu. On avait vu des matrones de noms illustres réduites à la condition de courtisanes et vivant du prix de leur infamie. La triste consolation du patriotisme de celui qui a tracé ce sombre tableau est d'avertir que le vertige n'avait pas atteint les Génois seuls. La cause et ses funestes et honteux effets régnaient sur l'Italie entière. La discorde agitait à la fois la Lombardie et la Toscane. Les vains noms de gibelins et de guelfes n'étaient pas les symboles uniques des factions. Ceux de noirs, de blancs, vingt autres signes de ralliement divisaient chaque ville, y mettaient aux mains les citoyens entre eux, les gibelins dans Pise, les guelfes dans Florence et dans Bologne. Partout le peuple était apposé à la noblesse; les nobles se disputaient le pouvoir; de petits tyrans voulaient devenir souverains, et par-dessus tout, l'ambitieuse maison d'Anjou agitait toutes les passions pour fonder une grande domination monarchique sur tant de républiques indépendantes.

La paix, rétablie sous son influence intéressée parmi les Génois épuisés par la guerre, dura du moins quatre années. La nécessité de résister à des ennemis extérieurs inspira des efforts communs et fit ajourner les prétentions et les querelles. On avait eu souvent à se plaindre des corsaires catalans et quelquefois on les avait sévèrement réprimés. Ce peuple belliqueux, aventureux et avide de pillage, avait profité de l'affaiblissement des Génois pendant leurs dissensions pour se rendre plus redoutable sur la mer. Leur seigneur, le roi d'Aragon, depuis son établissement en Sardaigne était ennemi des Génois, gouvernés d'ailleurs par l'émule de sa maison.

Avant même que les émigrés eussent effectué leur rentrée, les Catalans avec quarante galères avaient insulté les côtes de la république de Monaco, jusqu'à Porto-Venere. Quand les Génois eurent complété leur réunion, Antoine Grimaldi, élu amiral, conduisit quarante-cinq galères sur les côtes de la Catalogne. Il brûla des vaisseaux et rendit ravage pour ravage. Le roi d'Aragon, qu'il envoya défier, lui fit répondre qu'il trouverait sa flotte à Majorque. Le Génois y vint en effet, il entra dans le port et y détruisit des galères; il remit rapidement à la voile, força les obstacles opposés à sa retraite et revint à Gênes après cet exploit (1333). Ottobon de Marini, Jean Cicala, Salogro de Negri furent successivement chargés de continuer cette guerre (1334). Ils poursuivirent l'ennemi sur les côtes de Provence, en Sicile, en Corse, en Sardaigne. Un grand convoi catalan portait dans cette île des troupes destinées à y enlever à la famille des Doria les seigneuries qui leur étaient restées: mille huit cents combattants montaient cette flotte; cent quatre-vingts nobles qui en étaient les chefs y avaient embarqué leurs femmes, leurs familles et leurs richesses. De Negri les attaqua. Dix jours et dix nuits il les poursuivit sans relâche, combattant tout ce qui se laissait atteindre. Les vaisseaux furent capturés dans leur fuite. Peu de ceux qui les montaient échappèrent. Le plus grand nombre périt; trois cents captifs furent envoyés à Gênes. On déposa sur la côte de Sardaigne six cents blessés. Les femmes furent reconduites jusqu'à Cagliari, religieusement gardées de toute insulte. Un noble espagnol qui n'avait pas espéré tant d'égards avait poignardé la sienne au moment où le vainqueur montait à l'abordage: de Negri indigné fit trancher la tête à ce barbare. Les Catalans avaient quelquefois massacré ou pendu leurs prisonniers; de Negri, usant de représailles, descendit devant Cagliari et fit pendre deux de leurs capitaines aux fourches que les Catalans eux- mêmes avaient dressées. Cette guerre maritime s'étendait partout. Les galères des Génois de Péra allèrent chercher les Catalans dans les eaux de l'île de Chypre et les poursuivirent sur les côtes d'Égypte. Gênes et ses colonies étaient en paix avec le soudan. Bernabo Doria, l'amiral génois, fit une descente, il s'abstint de toute hostilité envers les habitants, mais, sans ménagement ni scrupule pour la neutralité des Égyptiens, il détruisit par le feu les corsaires ennemis.

(1315) Cependant, il semblait à Gênes que la paix intérieure avait déjà trop duré. Le gouverneur que le roi Robert avait laissé après lui avait entretenu la concorde. Son impartialité avait obtenu la confiance. Tout à coup un successeur lui fut nommé. Les gibelins furent blessés d'un changement dont le dessein leur avait été caché, ils le jugèrent concerté avec le parti guelfe et destiné à les remettre sous la prépondérance de leurs ennemis. Vainement la magistrature mi-partie qui administrait la république réunissait ses efforts pour calmer la méfiance et écarter les sujets de trouble, la fermentation croissait de jour en jour. Les guelfes furent contraints de céder. Le lieutenant du roi de Naples fut remercié, gardé de tout outrage, lui et les siens, et honorablement renvoyé. Les nobles et le peuple réunis nommèrent capitaines de la république, pour dix ans, Raphaël Doria qui avait été amiral de Sicile, et Galeotto Spinola de Lucoli. On régla que sous leur autorité le gouvernement se composerait d'un abbé du peuple et de conseillers ou anciens. Quand ce régime eut pris son assiette, plusieurs guelfes, de ceux qui s'étaient absentés au premier moment, revinrent et jurèrent obéissance au gouvernement reconnu. A la même époque, nombre de populaires guelfes renoncèrent à leur couleur et se déclarèrent gibelins; mais les Fieschi se montrèrent irréconciliables avec cette révolution.

Sous le nouveau gouvernement, au bout d'un an, on parvint à faire la paix avec les rois d'Aragon et de Majorque; mais il fallut recommencer à combattre avec les guelfes, nouveaux émigrés réfugiés à Monaco. C'était maintenant à eux de faire le métier de corsaires.

Une telle guerre dégénérait en piraterie de la part des Génois de Monaco. Mais neuf de leurs galères, commandées par François de Marini, pour aller protéger leur faction dans les colonies du Levant, furent rencontrées à l'entrée de la mer Adriatique par dix galères des Vénitiens. En vertu de la domination exclusive que ceux-ci affectaient sur ce golfe, l'amiral génois fut sommé de rendre compte de sa navigation dans ces parages. De Marini répondit que ni lui ni sa patrie n'avaient affaire ni ne devaient rendre raison aux Vénitiens. Il fut défié et attaqué sur cette réponse. Après un long combat, il prit ou brûla six des dix galères de Venise. Tandis que le gouvernement des gibelins se renforçait, leurs propres partisans n'étaient ni d'accord ni obéissants. Un Spinola fit révolter le bourg de Voltaggio et s'empara à son profit de l'important péage qu'on y levait.

A Albenga deux familles se faisaient une guerre à mort. Les Spinola soutenaient l'une, les Doria ne se firent pas scrupule d'amener à la défense de l'autre quarante barques pleines d'hommes armés. Une révolution plus décisive devait cependant arriver, et, chose bizarre, c'est un démêlé de matelots et de capitaines, en France, sur les côtes de l'Océan, qui allait en amener l'occasion.

Des Génois étaient depuis longtemps à la solde des puissances étrangères. Edouard III et Philippe de Valois les avaient employés tour à tour2. La supériorité, la bravoure de leurs marins, étaient appréciées et leurs secours enviés dans la guerre maritime. Les émigrations causées par les troubles civils avaient multiplié cette fréquentation; en tout sens la dextérité génoise avait été distinguée et accueillie. On trouve un Léonard Pessagno qui avait capté la confiance d'Edouard. Il l'avait honoré du titre de sénéchal d'Aquitaine et l'avait expédié à Gênes avec ses pouvoirs afin d'affréter des galères pour ses guerres d'Ecosse. Il est vrai que peu après le roi le destitue, lui demande compte et le constitue reliquataire, tandis que Pessagno se prétend créancier. Nicolas Usodimare est à son tour connétable de Bordeaux et vice-amiral de la flotte anglaise. Edouard, près d'entrer en guerre avec les Français, avait encore à sa solde des galères de Jean Doria et de Nicolas Fieschi. Il écrivait à la commune de Gênes, et, au nom de l'antique amitié, il la conjurait de ne pas donner de secours à son adversaire; mais Philippe l'avait gagné de vitesse. Il venait de conclure des traités qui lui engageaient vingt galères de Gênes et autant de Monaco3. Un ancien armateur de Porto-Venere, Pierre Barbavera, qui servait en France depuis quelque temps, commanda ces galères4. Elles renforçaient une flotte de bâtiments normands ou bretons sous des amiraux français. Ils commencèrent les hostilités. On ravagea la côte anglaise, on pilla Southampton5. Mais la chance tourna plus tard. Edouard arma une flotte nombreuse. A son approche, Barbavera avait insisté pour l'attaquer en haute mer. Les amiraux français s'obstinèrent à serrer le rivage, et là, combattant avec désavantage, ils furent écrasés. Le Génois se mit à couvert avec les galères de son pays6. Plus tard on le voit fixé au service de la France, y établissant sa famille, et récompensé d'une pension de deux cents livres assignée sur la sénéchaussée de Beaucaire7. Cependant, suivant les récits français de ce temps, on disait qu'à cette malheureuse bataille navale, l'amiral génois avait d'habiles matelots, mais de très-mauvais combattants8. Les archers de Gênes étaient fameux et ils ne manquaient pas; mais les commandants des galères s'étaient procuré des recrues moins coûteuses. Ces témoignages recueillis sur le théâtre de la guerre expliquent la narration génoise. Une partie des équipages qui servaient Philippe se révoltèrent contre l'avarice d'Antoine Doria, un de leurs chefs, et contre les autres nobles commandants de la flotte. Ils leur imputaient de retenir le salaire des pauvres gens de mer et de leur donner des comptes infidèles du profit commun. Le principal auteur de l'insurrection était Pierre Cappuro, marinier natif de Voltri près de Gênes. Guidés par lui, les matelots chassèrent leurs capitaines et s'emparèrent des galères. Les chefs, appuyés par le gouvernement français, eurent bientôt raison de cette violence. Cappuro, qui avait soutenu sa cause devant le roi, fut envoyé en prison. Alors une grande partie des équipages abandonna la flotte. Ces marins regagnèrent leur patrie, marchant unis et accusant à grands cris la noblesse d'avidité, d'injustice et d'insolence. Dans cette disposition, à leur entrée dans Savone, ils criaient Vive Cappuro, et le faux bruit que, depuis leur départ on l'avait fait mourir, vint encore les exaspérer. Le peuple, les artisans, les mécontents de toute espèce se joignirent à eux, et leur bande devint une ligue. On convint d'un jour où l'on prendrait les armes dans Savone. Ce jour venu, le peuple s'organisa comme une armée. Des gens sages faisaient des efforts pour détourner cette tempête. Edouard Doria fut envoyé de Gênes pour la calmer, sa présence la fit éclater, il fut mis en prison; les insurgés établirent régulièrement leur gouvernement, composé de deux recteurs et de quarante conseillers (vingt mariniers et vingt artisans). Cette troupe se répandit dans les campagnes, et, en marchant vers Gênes, elle occupa plusieurs bourgs où l'on fit cause commune avec eux. Alors un esprit public se manifesta dans la ville même; non sans doute qu'on voulût y donner l'autorité à la populace, mais de toute part on déclara aux capitaines qu'on ne resterait pas sous leur pouvoir absolu. On réclama la nomination de l'abbé du peuple, maison la voulait réelle et non abandonnée à leur désignation au moyen de laquelle les familles notables, regardant cette magistrature comme trop au-dessous d'elles, l'abandonnaient à des hommes obscurs et serviles. Tout était changé, on exigeait une élection régulière et libre. Doria et Spinola y consentirent sans résistance, si ce n'est avec plaisir. Vingt électeurs populaires furent pris tant dans la ville que dans les trois districts ou vallées de sa banlieue (1339); cette fois l'opinion était fortement agitée par l'attente de la nomination. Les électeurs étaient renfermés pour y procéder. Ils devaient proclamer leur choix dans le prétoire du palais public, où les deux capitaines siégeaient sur leur tribunal. La foule remplissait la salle; le bas peuple et la haute bourgeoisie s'y étaient portés avec une égale curiosité: on y voyait avec les artisans les commerçants les plus considérables, entre autres, Boccanegra, neveu du premier capitaine populaire de la république. Le choix, difficile à faire sans doute, se faisait désirer depuis longtemps et l'impatience populaire se manifestait par des murmures. Un ouvrier doreur, grossier et qui passait pour fou, s'avise de monter à la tribune sans congé des magistrats et se prend à demander si l'on veut qu'il dise ce qu'il faut faire pour le salut du pays. On prit sa demande pour une bouffonnerie, et, tandis que les uns voulaient l'obliger à se taire, d'autres trouvaient amusant de l'inviter à parler. «Mais, leur répondit-il, ce que je dirai le ferez-vous?» Certainement, lui criaient les mêmes voix. Les autres lui imposaient encore silence. «Il n'importe, s'écria-t-il enfin, je le dirai, ce que nous avons à faire; choisissons Simon Boccanegra.» A ce nom, les yeux se tournent vers le citoyen désigné par cette invitation bizarre, fortuite ou concertée, c'est ce qu'on ne saurait dire. Au milieu de la rumeur élevée, le cri de Boccanegra, Boccanegra! prend consistance et bientôt étouffe toute autre clameur. Simon est entouré, enlevé malgré sa résistance et porté sur le tribunal auprès des capitaines. On lui met l'épée de la république entre les mains. Au bruit, les électeurs sortent de leur séance et voient assez qu'ils n'ont pas d'élection à faire. Cependant, quand Boccanegra parvient enfin à se faire entendre, il remercie ses concitoyens populaires de la confiance qu'ils mettent en lui et de l'honneur qu'ils prétendent lui faire; mais, faisant allusion à ce qu'avait été son oncle et à l'espèce d'hommes qu'on avait faits abbés du peuple jusqu'alors, il proteste qu'il ne le sera point. Ce n'est pas ce qu'ont été les auteurs de sa famille9, et il rend l'épée. Son refus trouble la multitude; des voix confuses se font entendre et au milieu d'elles quelques-unes s'écrient: «S'il ne veut être abbé, qu'il soit seigneur.» Les capitaines, attentifs à ce qui se passait et commençant à craindre l'effet de cette proposition nouvelle, s'emparent de lui et le conjurent de se rendre au voeu général. Boccanegra, comme encouragé par eux, mais répondant à la fois à tout ce qu'on lui offre, s'avance et crie au peuple: «Eh bien! mes maîtres, je serai tout ce que vous voudrez, seigneur, abbé du peuple, il n'importe, j'obéirai.» «Plus d'abbé, répond le peuple, qu'il soit seigneur, qu'il soit seigneur.» «Je le vois, réplique Boccanegra, vous m'ordonnez d'être votre seigneur. Je le serai donc. Voulez-vous aussi avoir des capitaines?» «Non! non!» c'est le cri universel. «Qu'il soit notre duc, notre doge!» Sous ce nouveau titre de seigneurie, Simon Boccanegra, aux acclamations de vivent le peuple, la commune et le doge! est promené en triomphe à l'église de Saint-Cyr, à sa propre maison, enfin au palais public, dont il prend possession. Les capitaines déchus s'en étaient dérobés, et ils ne regagnèrent pas leurs demeures sans péril et sans insulte; bientôt ils sortirent de la ville. La population se livra à quelques excès pour signaler la défaite de la noblesse. Les matelots, en souvenir de la querelle occasion de ce tumulte, allèrent piller quelques palais Doria. Le doge monta à cheval aussitôt pour réprimer ces désordres. Un brigand fut rencontré chargé du butin d'une maison pillée. Boccanegra, pour premier acte d'autorité, lui fit trancher la tête. Mais l'ordre ne se rétablit pas avant que le peuple se fût emparé des registres des redevances dues au trésor par les particuliers, du rôle des impôts, des livres de la douane et de ceux des autres perceptions fiscales pour en faire des feux de joie sur les places publiques.

Cependant cette élection tumultuaire fut ratifiée le lendemain par des serments solennels. Les citoyens de la ville et de ses vallées, rangés sous les armes en entourant l'église de Saint-Laurent, saluèrent d'acclamations réitérées le nouveau doge, qui se rendit au milieu d'eux. Sa dignité fut confirmée et déclarée à vie. Les conseillers, au nombre de quinze, nommés pour l'assister et pour gérer les affaires publiques, furent tous populaires, et l'ancienne division politique se ranimant, on ne nomma dans ce conseil de plébéiens que des gibelins. Les nobles guelfes furent même relégués à leurs champs; mais plusieurs vinrent d'eux-mêmes offrir leur personne et leur fortune au gouvernement nouveau. Quant aux nobles gibelins, on exila quelques membres des deux principales familles; il fut libre aux autres de rester; en somme, la révolution fut contre toute la noblesse. La dernière violence de ces journées tomba sur Robello Grimaldi; rencontré dans la rue, il fut attaqué par le peuple. Quand le doge vint au secours, on lui cria de laisser exercer la vengeance de sa famille sur la race qui avait causé la ruine de son oncle: tel était en ce moment l'esprit de la multitude; Grimaldi leur fut dérobé à grande peine.

Enfin le gouvernement prit son libre cours. On institua des anniversaires pour remercier Dieu et les saints protecteurs de ce grand événement; avant la fin de l'année tout l'État, excepté ses deux points extrêmes, Vintimille et Lerici, reconnaissait les lois du doge de Gênes.

LIVRE CINQUIÈME.
LE DOGE BOCCANEGRA DÉPOSSÉDÉ. - UN DOGE NOBLE. - ACQUISITION DE CHIO. -
GUERRE VÉNITIENNE. - SEIGNEURIE DE L'ARCHEVÊQUE VISCONTI ET DE SES
NEVEUX.- BOCCANEGRA REPREND SA PLACE. - 1er ADORNO ET 1er FREGOSE, DOGES.
- GUERREDE CHYPRE. - CAMPAGNE DE CHIOZZA.
1339 - 1381.

CHAPITRE PREMIER.
Premier gouvernement du doge Boccanegra. -Jean de Morta, doge noble.

Les historiens et les traditions du pays ont attaché à l'élévation du premier doge une si haute importance dont l'impression durait encore de nos jours, qu'on pourrait s'en étonner en voyant bientôt que le pouvoir sous ce nouveau titre ne fut pas plus stable que sous tant de magistratures créées et détruites avant celle-ci. Mais le nom de doge, conservé pendant deux cent cinquante ans, quoique rien ne ressemblât moins à la souveraineté destinée à Boccanegra que la présidence biennale des doges de la république moderne, reportait les souvenirs populaires sur l'homme pour qui ce nom avait été emprunté à Venise.

L'événement avait aussi des conséquences faites pour laisser de longues traces, et aucune autre époque n'est plus propre à s'y arrêter un moment pour observer dans la constitution de la république génoise les progrès de la lutte des éléments de la démocratie et de l'aristocratie.

Et d'abord, ce nom de constitution ne signifie pas ici une législation positive et permanente, une charte; on a pu remarquer et l'on verra encore que le plus souvent chaque changement de personne dans le gouvernement amenait un remaniement de ses lois organiques. Quand celui qui gouvernait devenait odieux, ou qu'il s'élevait contre lui un compétiteur plus puissant, le pacte juré entre la république et lui n'était ni l'arme capable de le défendre, ni une pièce de son procès; la force le renversait, et pour un autre chef on faisait une loi nouvelle. Il ne surnageait dans ce chaos de statuts que quelques usages, maximes plutôt transmises qu'écrites, qui, devenues la foi publique, circonscrivaient les pouvoirs et conservaient la tradition des libertés.

Gênes n'avait d'abord réglé son gouvernement que sur le modèle de ses associations maritimes: dans la navigation mercantile, le patron dirige, mais tous les habitants du bord sont appelés à son conseil dans les cas difficiles; de même, ce peuple avait abandonné la conduite des affaires de la république à des consuls, en se réservant d'être consulté en parlement pour décider des plus importantes.

Quand les familles consulaires notables devinrent une noblesse, l'opinion publique s'y accoutuma bientôt; car les mains qui avaient saisi le timon étaient les mêmes par lesquelles on était habitué à le voir manié, et rien ne semblait changé à la tenue des parlements.

La jalousie des nobles entre eux, leur hauteur et leur despotisme excitèrent souvent des plaintes dans le peuple; mais leur caste n'en reste pas moins une institution révérée, enracinée dans les moeurs, indépendante du pouvoir qu'on lui avait laissé prendre; plus tard on le lui dispute, on l'en dépouille même: ce fut toujours sans cesser d'attacher à son illustration la vanité nationale. L'ostracisme dont on frappait les nobles impliquait encore la reconnaissance de leur grande existence dans la république. Enfin, avec le temps, d'éminents populaires se firent presque princes sans oser se dire nobles.

Or, c'est l'établissement du premier doge qui est l'installation définitive de la bourgeoisie au pouvoir. Alors finit réellement le règne de la noblesse; aucune incapacité, il est vrai, ne fut prononcée au premier moment contre les nobles gibelins individuellement; mais, humiliés et révoltés, ils s'attirèrent l'interdiction pour tout noble, bientôt de la dignité de doge, ensuite de la première place du gouvernement, sous quelque nom qu'elle fût déguisée; exclusion qui, devenue la principale loi traditionnelle de la république, a duré cent quatre-vingt-dix ans.

Mais on n'avait longtemps distingué que la noblesse et le peuple. Le peuple n'était qu'un seul corps sous la loi de l'égalité, et cette masse commença à se désunir. Les classes inférieures pressentaient dans leur propre sein une seconde aristocratie que préparait la richesse. Les artisans étaient jaloux des marchands, et ils ne voulaient pas supporter le poids d'une double supériorité. Forts de leur nombre, ils revendiquaient une part d'autorité. Quant à l'élévation du capitaine Boccanegra, on forma un grand conseil qui devait faire tomber en désuétude les parlements ouverts à tous les citoyens: parmi les catégories dont on le composa, les consuls de trente-trois métiers furent appelés comme membres essentiels de cette représentation de la république. De ce moment, les artisans prétendirent compter comme un corps politique. La prévoyance des nobles fortifia cette prétention pour l'opposer à celle de la haute bourgeoisie. Ils caressèrent jusqu'à la populace et s'en firent suivre. Mari, dans sa tentative pour saisir le pouvoir, avait effrayé la classe moyenne en recourant à l'assistance des ouvriers. Hubert Doria, marchant à l'usurpation, n'ayant dans son cortège ni les riches, ni les bons, abandonne au pillage les maisons qui sur son passage lui faisaient obstacle. On s'avise d'imposer aux capitaines gibelins pour collègue un tribun, un abbé du peuple. Il siège avec eux; l'épée de la république est même le symbole dont on le décore; et cette fonction, si relevée en apparence, tombe si bas que les citoyens notables la refusent comme au-dessous d'eux. Quand de nouvelles dissensions entre les nobles mettent Gênes au pouvoir du roi de Naples, Robert, une réunion populaire se forme pour exercer spontanément la justice distributive et répressive: ce sont les artisans qui y dominent et qui se chargent de l'exécution (tentative que plusieurs fois ils renouvellent dans la suite). Les matelots revenant de France, soulevés contre leurs nobles capitaines, composent leur gouvernement d'artisans et de mariniers exclusivement. Enfin c'est un artisan qui prend à Gênes l'initiative de la nomination du doge Boccanegra. Ces premiers faits avertissent suffisamment qu'il y a là un élément de plus à compter avec les nobles et les bourgeois; et nous allons le voir croître en importance d'époque en époque.

Pour compléter l'idée qu'on peut se faire de ce gouvernement populaire, il serait curieux de savoir quelles étaient au juste la forme et l'autorité de ses parlements. Rarement les annales s'expliquent nettement sur de tels sujets. Mais en observant ce qu'elles indiquent en diverses occasions, il paraîtrait que là aussi les usages ont changé plus d'une fois. Cependant, même quand la délibération n'était plus laissée à la masse des citoyens, longtemps l'influence prépondérante de l'institution s'était assez bien conservée, grâce à la puissance de la publicité. Dès les anciens temps on trouve les parlements rassemblés au son de la cloche dans l'église ou sur la place Saint-Laurent, et c'est à l'époque même où le conseil dispose des affaires. Là, souvent on reçoit les ambassadeurs. Quelquefois c'est eux qui ne veulent parler au conseil que devant le peuple réuni, quand ils viennent offrir l'alternative menaçante de la paix ou de la guerre. Dans ces assemblées, le conseil prononce, mais l'assentiment, les acclamations du peuple semblent y dicter les résolutions. C'est un appel à l'opinion nationale, irrégulier, mais certainement imposant. Que des hommes apostés entreprissent de diriger cette opinion au gré des magistrats, c'est ce qui est fort probable; mais on ne peut considérer comme une vaine forme une telle consultation, où l'opposition, pour peu qu'elle fût consistante, devait se résoudre en tumulte.

En certain temps, le conseil, dans les cas graves, se renforçait d'un nombre de notables. Nous rencontrons des exemples de convocations tantôt de cent, tantôt de trois cents citoyens. Nous ne savons rien sur la manière de désigner ces adjoints temporaires. Le conseil était probablement seul arbitre de ce choix, guelfe, gibelin, ou mi-parti, suivant qu'une des deux factions régnait exclusivement, ou qu'elles se partageaient les sièges des sénateurs comme il fut souvent convenu. On ne peut douter que ces convocations, sous prétexte d'urgence et de promptes résolutions, n'eussent été inventées pour substituer les conseils secrets à huis clos aux parlements assemblés sur la place publique. Nous avons remarqué le conseil de deux cents votants formé de catégories au temps du premier Boccanegra. Mais la réaction populaire qui fit doge le second rétablit l'usage, sinon des parlements délibérant en souverains, du moins des conseils tenus sous les yeux du public. Cette forme était réservée à la séance du second dimanche de chaque mois. La cloche qui le convoquait invitait tous les citoyens à y être présents. Étrangers ou Génois, tout le monde y était admis comme spectateurs: devant eux on traitait les affaires, on opinait. Cette institution chère au peuple se conserva longtemps; seulement il serait difficile de croire qu'elle se maintint quand l'usurpation et la violence eurent fait de la magistrature suprême une tyrannie despotique. L'historien Stella se souvient d'avoir assisté enfant à une de ces assemblées dans une occasion mémorable (1383); mais son récit nous fait bien voir qu'au temps où il écrivait elles étaient tombées en désuétude. Quant au conseil ou sénat que les populaires composaient seuls sous le doge Boccanegra, les nobles ne tardèrent pas à y rentrer. Enfin on n'a pas oublié que le maniement des finances avait été confié par le peuple à huit nobles: il paraîtrait même que c'est par cette institution que la reconnaissance de la noblesse avait commencé. Cet usage se conserva, soit défiance des populaires entre eux et confiance en ceux mêmes dont on repoussait l'ambition aristocratique, soit sentiment de cette justice qui appelle les plus forts contribuables à surveiller l'épargne où ils versent plus que les autres. La garde du trésor et le soin du fisc restèrent à des nobles au temps même qu'ils étaient exclus du sénat. On ne trouve qu'assez tard des exceptions avérées à cet usage singulier si propre, au milieu des jalousies populaires, à maintenir pour la noblesse respect, crédit et influence1.

Un doge, arrivé au pouvoir comme par hasard, du moins sans préparation ni alliance patente, avait une tâche difficile à remplir au milieu de ces éléments discordants; il devait les dominer tous. Il avait à faire régner l'ordre et la concorde. Quoique bien vu du peuple, Boccanegra n'avait pas gouverné un an qu'il se voyait menacé de toute part (1340). Les nobles émigrés de Monaco s'étaient adonnés au métier de corsaires. Cette nouvelle puissance maritime donnait la main à tous les mouvements qui se tentaient sur le territoire. Les Doria avaient soulevé les vallées d'Oneille; le marquis de Caretto ravageait le territoire d'Albenga en assiégeant cette ville.

Mais le doge gouvernait avec vigueur; il faisait marcher des forces; le marquis s'effraya. Il envoya des ambassadeurs pour traiter: le doge répondit qu'il n'entendrait à rien avant que Caretto eût comparu en personne. Il se soumit à cette sommation menaçante; il se rendit à Gênes où les cris du peuple sur son passage le dévouaient à la mort. Boccanegra le fait jeter dans une étroite prison: après l'avoir endurée trois mois, il céda à la république, Finale et le Cervo. A ce prix il recouvra la liberté (1342).

A l'autre extrémité du territoire le doge se faisait rendre le château de Lerici. Il n'y eut plus alors qui méconnut son autorité que Monaco où les Grimaldi étaient cantonnés, et Vintimille où les mécontents des quatre familles2 avaient cherché une retraite commune. Cependant les menées continuaient. On ne put savoir si des trahisons véritables se succédaient ou venaient échouer devant la vigilance ou la justice de Boccanegra, ou si, défiant et jaloux de son autorité, il sacrifiait des malheureux à un soupçon, et rêvait des complots imaginaires. L'annaliste qui célèbre d'ailleurs la magnanimité du doge fait entendre que l'opinion d'une partie des citoyens était aliénée par la faute de ses conseillers, toujours prompts à condamner et à punir.

(1334) Il est probable qu'une autre cause acheva de nuire à la popularité de Boccanegra et de son gouvernement. Le doge ne devait recevoir de l'État qu'un médiocre salaire de 8,500 livres; mais il se croyait obligé de s'entourer de soldats stipendiés: il en avait sept cents auprès de lui. Leur solde était une dépense supérieure aux ressources ordinaires de la république. Dès la seconde année de ce régime, on frappa la ville d'une contribution de cent mille génuines: rien n'était plus propre à exciter des murmures. Ces germes de mécontentement vinrent enfin à maturité, soigneusement cultivés par l'intrigue.

Les émigrés mettent en mouvement des troupes nombreuses, ils se répandent dans la vallée jusqu'aux portes de Gênes; leurs étendards portent réunis les écussons des quatre familles si longtemps opposées. Ce drapeau est promené sur tout le territoire pour engager les populations à suivre leurs anciens chefs. Boccanegra menacé de si près voit le péril et ne trouve personne pour l'aider à y résister, il est réduit à le conjurer. Il recourt aux nobles de la ville pour les intéresser soit à la défense, soit à la paix, et dès ce moment son pouvoir est perdu; les affronts se multiplient pour sa personne et surtout pour la liberté populaire. Quatre commissaires de la noblesse commencent à dicter une première loi: sous leur influence le conseil plébéien du doge fait place à un nouveau conseil composé en nombre égal de nobles et de bourgeois, mais ceux-ci des moins énergiques. La noblesse, de plus en plus exigeante, dicte des règlements nouveaux qui limitent le pouvoir du magistrat suprême, il n'est plus que l'exécuteur disgracié de leurs volontés. Cependant les émigrés sont sous les murs; loin que personne les attaque ou s'en défende, on voit sortir de la ville à toute heure d'autres nobles qui vont à eux et des populaires serviles qui courent leur prodiguer les félicitations, les hommages, les offres de les servir. Les amis de la liberté s'indignent, ils sentent que la patrie est vendue; on leur impose silence; des commissaires du gouvernement, et toujours un populaire complaisant à la suite d'un noble, vont de rue en rue signifier aux habitants que chacun doit rester sur ses foyers, ne se mêler que de les défendre; si l'on se permet une acclamation, ce doit être vivent le doge et le bon État; le cri factieux de vive le peuple est interdit, il est temps de s'en abstenir. Boccanegra, que personne ne soutient, voit trop bien où les choses en sont venues. Maudissant ceux qui ont si mal tenu les promesses qu'on lui avait faites, il se démet de son pouvoir et sort du palais avec les siens. Il part et va chercher une retraite à Pise3.

(1345) Dès que le jour reparaît, tous les nobles restés dans la ville, les Imperiali, les Mari, les Squarciafichi, descendent sur les places de leurs palais, y arborent leurs drapeaux et se montrent en armes pour imposer au peuple ou pour en détacher leurs partisans. Ce fut un jour d'incertitude et de tumulte, mais on s'observa sans s'attaquer. Le lendemain matin, la troupe soldée se retira, et aussitôt il fut convenu que les émigrés feraient leur rentrée le même jour. Mais le mécontentement du peuple contre eux voulait être ménagé, et, après tout, les nobles de l'intérieur craignaient de se mettre à la merci de cette noblesse insurgée qui viendrait en triomphe reprendre possession de la ville et du pouvoir. On convint que des commissaires ouvriraient les portes, que les arrivants marcheraient en ordre, que les nobles de la ville seraient rangés sur leur passage, que de part et d'autre tous seraient sans armes. L'événement dérangea ces conventions. Les commissaires qui étaient allés au-devant du cortège, virent un des Spinola s'avancer hors de son rang comme s'il venait surprendre une conquête. Ils rétrogradèrent aussitôt, les portes furent précipitamment fermées, les citoyens soulevés retrouvèrent leur cri favori de vive le peuple, et tout traité avec les émigrés se trouva rompu par ce singulier incident.

Cependant la ville était sans gouvernement, il fallait y pourvoir. Les nobles prétendirent se prévaloir des concessions qu'ils avaient dernièrement arrachées à Boccanegra, pour le partage égal entre eux et les populaires des charges du gouvernement. Pour appliquer cette règle au choix d'un doge, on convint de présenter aux suffrages une liste de quatre candidats, deux de chaque ordre. L'assemblée générale se laissa induire à nommer un noble; mais, pour faire acte d'indépendance, elle affecta de refuser les quatre noms qu'on lui présentait; elle élut doge Jean de Murta, noble de bonne réputation4. C'était un homme estimé et modéré; son élection fut ratifiée le lendemain avec les formalités requises. On l'entendit avec plaisir déclarer qu'il se regardait comme un simple président des conseils de la république. On n'avait qu'à régler l'état convenable à cette présidence, la force dont on jugerait à propos de l'assister: il n'entendait coûter au trésor public rien au delà; son conseil fut mi-parti de nobles et de plébéiens.

L'influence de la noblesse continuait autour du gouvernement, mais la majorité des citoyens était loin d'y acquiescer. Ils ne doutaient pas qu'on n'eût renoué les traités pour livrer de nouveau la ville aux émigrés qui se tenaient à portée, qui occupaient même les faubourgs en attendant qu'on leur ouvrît les portes. C'était un grand sujet de murmures. Le voisinage de ces ennemis était d'autant plus à charge que dans les habitants des campagnes et des vallées ils trouvaient ou se faisaient des auxiliaires et grossissaient leurs forces. Un mouvement éclata à Savone où l'aristocratie était haïe plus unanimement qu'à Gênes, un soulèvement populaire, qui en chassa violemment les nobles, donna le signal aux Génois. Le parti plébéien se rendit maître du terrain. Il conserva le doge, mais il licencia son conseil mi-parti, et lui en donna un autre exclusivement composé de populaires, comme au temps de Boccanegra. On enleva les armes à tous les nobles; quelques-uns furent retenus en otage et avec eux nombre de ces plébéiens qui s'étaient faits les fauteurs de la noblesse. Bientôt on sortit par terre et par mer pour aller chasser les émigrés des faubourgs, où ils s'étaient fortifiés. Il y eut du sang de répandu; mais enfin le peuple mit en fuite ses adversaires et les poursuivit à une assez grande distance. Certains nobles, de bonne volonté, participaient à ces expéditions avec le peuple; seulement il paraîtrait par le récit de l'historien qu'ils se tenaient dans des compagnies séparées.

Cependant, par l'entremise d'un cardinal légat du pape, les deux partis acceptèrent pour juge Luchino Visconti, seigneur de Milan. Cet arbitre se hâta d'interrompre les hostilités. Bientôt après il publia une sentence, elle n'était rien moins que définitive; il se réservait de prononcer ultérieurement sur les griefs réciproques, et se bornait à ordonner que les émigrés rentrassent et fussent réintégrés dans leurs biens. Trois Spinola et trois Fieschi, seuls exceptés, étaient privés du droit de rentrer immédiatement. Ils devaient se tenir à dis milles de la ville jusqu'à ce que le gouvernement les rappelât.

CHAPITRE II.
Génois en France à la bataille de Crécy. -Acquisition de Chio.

(1346) Les Grimaldi de Monaco et quelques autres nobles réfugiés avec eux ne souscrivirent pas à ce jugement arbitral: au lieu de rentrer à Gênes, ils s'occupèrent d'un armement de trente galères; et ils furent assez forts pour y faire monter dix mille combattants. La république s'alarma extrêmement à cette nouvelle, et, se croyant menacée par de si grandes forces, elle fit de prodigieux efforts pour en opposer d'égales. Mais cette peur était vaine; la flotte de Monaco passa dans l'Océan au service de Philippe de Valois.

Antoine Doria, après le soulèvement de ses matelots, était resté en France. Comme lui, Charles Grimaldi y portait le titre d'amiral, et tous deux avaient pris une grande part à la guerre que la maison de Blois faisait en Bretagne à la maison de Montfort. On leur attribua la prise de Nantes, d'Hennebont et de Guérande. Mais, après des courses fructueuses, ils avaient perdu beaucoup de leurs gens et une partie de leurs bâtiments. Le roi Philippe, au moment où, après des alternatives d'hostilités et des trêves, il voyait la France envahie par Edouard, demanda de nouveaux renforts à des auxiliaires éprouvés. Ce n'est pas seulement pour le service de la mer qu'ils étaient recherchés, les Génois passaient pour des archers excellents. Les guerres civiles les avaient exercés à manier l'arc et l'arbalète. Leurs exilés, qui, répandus dans tous les États, avaient adopté pour ressource le métier de soldats mercenaires, peu habitués à se ranger parmi les cavaliers, avaient mis leur industrie à se distinguer dans une arme qui exige l'adresse avec la bravoure. Tout ce que les réfugiés de Monaco purent réunir de forces vint en France courir cette fortune. Elle souriait à des hommes accoutumés à la vie de l'émigration. Ils aimaient mieux chercher les chances de la guerre, du butin et des faveurs d'un puissant roi, que de rentrer à Gênes avec des conditions douteuses, ou de languir sur le rocher de Monaco. Quinze mille archers génois se trouvèrent à la journée de Crécy Cinq mille avaient été détachés d'abord sous les ordres d'un commandant français qui, avec mille hommes d'armes, devait garder le gué de la Somme, et fermer à Edouard l'entrée de la Picardie. Mais, après un rude combat, l'armée anglaise força le passage; devançant Philippe qui la suivait, elle eut plus d'un jour d'avance pour choisir son champ de bataille et pour s'y reposer pendant que les Français enduraient les fatigues d'une marche précipitée et les injures d'une saison pluvieuse. Quand ceux-ci arrivèrent près de Crécy, c'était déjà le soir du second jour après le passage de la Somme. Ils marchaient, la gendarmerie en colonne, les archers génois en arrière-garde. Des conseillers prudents, modérant l'ardeur du roi et sa confiance dans la grande supériorité de son armée, lui avaient fait entendre qu'on devait faire halte, se refaire cette nuit d'une course pénible et remettre la bataille au nouveau jour. Les ordres furent donnés et les premiers rangs de l'avant-garde s'arrêtèrent; mais ceux qui suivaient, aussi insubordonnés que braves, s'écrièrent qu'à l'approche du combat il était de leur honneur de ne s'arrêter point, qu'ils ne fussent aussi près de l'ennemi que ceux qui marchaient devant, et ils s'avancèrent en effet. Ceux de l'avant-garde, jaloux de garder leur rang et poussés par le même mouvement, se remirent en marche. Ainsi on se trouva en présence des Anglais, sans ordre, sans disposition prise et ne pensant qu'à bien combattre. L'orgueilleux Philippe, cédant à l'impétuosité française, ne voulut plus entendre parler de délai. Il donna l'ordre de faire passer les Génois au front de l'armée et de les envoyer engager l'affaire à l'instant. Les archers représentaient qu'ils venaient de faire six lieues à pied, chargés de leurs armes, souffrant de la pluie contre laquelle ils n'avaient pu mettre à couvert les cordes de leurs arcs; ils venaient encore d'essuyer un grand orage sur le champ de bataille. Ils craignaient de ne pas bien faire, il était fort tard, et ils serviraient mieux le lendemain. Ces représentations contrariaient l'empressement et l'orgueil chevaleresque. Le comte d'Alençon, frère du roi, prodiguant l'injure, les traita de misérables qui se faisaient payer et hésitaient à servir quand on avait besoin d'eux. Les Génois blessés ne se firent plus attendre. Ils s'avancèrent en poussant trois fois leur cri de guerre, ils attaquèrent avec ordre. Mais les archers anglais dispos, avec leurs armes mieux en état, lançaient leurs traits avec avantage. De plus, il paraît certain que c'est dans cette bataille que pour la première fois on entendit le bruit effrayant des armes à feu et qu'on en éprouva au loin l'effet meurtrier. Les Génois reculèrent. La chevalerie française s'avançait non pour les soutenir, mais pour voler au-devant des Anglais. Les archers, repoussés sur ses rangs déjà mal ordonnés, y portèrent quelque confusion. Philippe indigné cria qu'on tuât cette canaille génoise qui ne faisait qu'obstruer la voie. Cet ordre imprudent et cruel ne fut que trop sérieusement entendu. Les hommes d'armes chargèrent et massacrèrent ces auxiliaires malheureux, ils se livrèrent avec acharnement à ce premier exploit en présence de l'ennemi, sous les flèches des archers anglais qui les atteignaient à leur tour. Dans cet état ils s'abandonnèrent en désordre à la gendarmerie d'Edouard. Ainsi commença la funeste bataille ou plutôt la sanglante déroute de Crécy Pendant ce combat, ceux des Génois qui échappèrent au massacre ordonné contre eux, avaient brisé leurs armes plutôt que de les employer plus longtemps pour ceux qui les avaient ainsi insultés et sacrifiés1. Tout se ressentit des suites d'une affaire si malheureuse. Sur mer, ils ne purent l'emporter sur les Anglais. L'historien de Gênes observe que, de toute cette flotte de Monaco, il ne rentra jamais une galère dans la Méditerranée.

Quand la république s'était crue menacée par ces armements de Monaco destinés à finir si loin de Gênes, le trésor public était vide et le péril semblait imminent. Par des moyens extraordinaires on obtint cependant un armement de vingt-neuf galères parfaitement équipées. Aucune n'était montée de moins de deux cents hommes, parmi lesquels on comptait de cinquante à cent arbalétriers, bien armés, vêtus d'habits uniformes, ceux de chaque galère distingués par la couleur. Un populaire, Simon Vignoso, fut nommé amiral de cette belle flotte: il reçut solennellement le grand étendard de la république des mains du doge, et mit promptement à la voile. Mais quand on se fut assuré qu'il n'y avait rien à craindre et rien d'utile à faire du côté de Monaco, on convint d'expédier ces forces vers le Levant pour protéger la navigation marchande et les colonies de la mer Noire. La flotte fit voile pour la Grèce. Elle se hâtait de joindre à Négrepont les Vénitiens et les chevaliers de Saint- Jean de Jérusalem réunis sous les ordres de Humbert, dauphin de Viennois, avec le but apparent d'aller secourir Smyrne. Cette ville conquise par les chrétiens, comme nous l'avons vu, et à la prise de laquelle les Génois se glorifiaient d'avoir contribué, était maintenant attaquée par les Turcs, et c'était un devoir de la défendre; mais Vignoso trouva le dauphin en disposition de conquérir l'île de Chio. Ce projet blessait les intérêts des Génois. Dès longtemps ils avaient fréquenté cette île et s'étaient emparés du monopole du mastic qu'elle fournit et qui était alors l'objet d'un grand commerce mystérieusement exploité. Ils avaient même réclamé la propriété de l'île au nom d'une de leurs plus illustres familles à qui, disaient-ils, elle avait été injustement enlevée. L'amiral Zacharia, utile auxiliaire de Michel Paléologue dans sa restauration à l'empire, ayant remis en son pouvoir l'île d'Eubée, avait reçu en récompense l'investiture de Chio avec de grands titres d'honneur. Ses fils après lui avaient gardé cette possession; mais elle leur fut enviée, parce que le revenu en surpassait de beaucoup le tribut qu'ils en payaient au fisc impérial. On commença par prétendre que la concession originaire n'avait été faite que pour dix ans, qu'elle ne se perpétuait que par tolérance et par abus. Une querelle entre les deux frères Zacharia survint, et elle fournit à la cour de Constantinople l'occasion de rentrer dans ce fief précieux. Comme le cadet, exclu de l'héritage par son aîné, réclama assistance contre lui, les forces de l'empereur Andronic débarquèrent dans l'île. Le frère aîné mourut en se défendant. Son frère crut alors recueillir l'héritage sans obstacle, mais il n'obtint que l'offre d'un commandement subalterne au lieu de ce qu'il regardait comme sa propriété. Il se retira mécontent et prit inutilement les armes sans pouvoir rentrer en possession2. De là naissaient les prétentions des Génois; elles sommeillaient et ils se contentaient bien d'une sorte de monopole commercial que les Grecs leur laissaient exercer: mais tout allait changer si ce pays tombait au pouvoir d'émules occidentaux. Vignoso fit valoir les droits de la république, et réclama contre le projet d'invasion. Le dauphin essaya de vaincre cette opposition par l'appât de l'intérêt personnel. Ces offres corruptrices furent rejetées. Vignoso fit mettre à la voile, résolu de devancer à Chio le dauphin et sa flotte.

En y arrivant, il essaya d'effrayer les habitants en les avertissant du danger qu'ils allaient courir. Il leur présentait le seul moyen de s'y soustraire. Il leur suffisait d'arborer le drapeau de la république, de recevoir quelques Génois dans leur citadelle. Avec ces garanties, le dauphin, les Vénitiens, personne n'oserait attaquer un poste qui paraîtrait appartenir à la seigneurie de Gênes. La cour de Constantinople (l'impératrice Anne de Savoie était alors régente) avouerait avec plaisir une précaution qui lui conserverait Chio: mais si elle ne l'approuvait pas, l'amiral, qui ne voulait que prêter à bonne intention le pavillon et la petite garnison, s'engageait à les retirer à l'instant.

Cette offre cauteleuse ne séduisit pas les Grecs: ils répondirent que, loin d'avoir besoin d'un pareil secours, ils permettaient aux Génois d'aller se joindre aux Latins; ils les défiaient tous. Vignoso se présenta dans le port malgré cette réponse altière. Le peuple de Chio fit pleuvoir sur les galères des pierres et des traits; le cri universel était Mort aux Génois! Ce fut pour ceux-ci une occasion de vengeance ou un prétexte de prévenir les autres conquérants. Après de violents combats, l'île fut gagnée3. Maître de Chio, Vignoso voulut assurer sa conquête et l'agrandir. Dans le voisinage sur le continent, au milieu d'un pays où les Turcs s'étaient établis, était la ville de Fockia, la nouvelle Phocée. Les Génois convoitaient cette possession. Ils s'y prétendaient des droits analogues à ceux qu'ils supposaient avoir sur Chio. La ville de Fockia avait été bâtie en quelque sorte par deux frères Cattaneo, nobles génois. L'un d'eux, s'étant rendu indépendant, avait fait dessein de conquérir Mytilène (1330). L'empereur grec, en se faisant aider par les Turcs, le chassa d'abord de Mytilène et ensuite de Fockia4. De cette ancienne possession -Vignoso se faisait une sorte de titre. Pendant qu'il acquérait Chio, les habitants de Fockia lui avaient montré peu de faveur; ils se défendirent quand il les attaqua. Ils recoururent à l'assistance des Turcs; mais ils furent contraints de se donner à Gênes comme leurs voisins insulaires. L'amiral voulait encore s'emparer de Mételin et de Ténédos; mais, quand la flotte fut à la voile, tous ces hommes de mer se soulevèrent. Assez chargés de butin, ils étaient pressés d'aller mettre leur proie en sûreté dans leurs foyers. Il fallut renoncer à pousser l'expédition plus loin. On revint immédiatement à Gênes. Smyrne, attaquée en ce moment et qu'on eût pu défendre, privée de secours, fut perdue pour les chrétiens.

La liquidation financière des comptes de l'expédition de Vignoso mérite d'être remarquée. Lorsqu'on croyait armer contre les forces des émigrés de Monaco, les commissaires, à qui le gouvernement avait délégué la dépense de l'État, ne trouvant aucune ressource dans le trésor public, avaient convoqué d'abord les citoyens les plus riches et les plus zélés. On leur avait exposé le danger, les besoins; on leur demanda ce qu'ils voulaient faire: l'assemblée décida qu'il serait ouvert parmi les particuliers une souscription pour faire les avances nécessaires à la construction de vingt-cinq galères au moins; que l'État garantirait aux prêteurs la sûreté de leurs deniers, quoi qu'il arrivât aux bâtiments; que, pour gage, on leur déléguerait provisoirement un tiers des recettes du fisc. Ils en jouiraient jusqu'au remboursement qui serait ultérieurement réglé.

La souscription publiée, trente-sept plébéiens et sept nobles s'engagèrent à fournir une galère chacun. Mais les commissaires, craignant que l'effet de ces promesses ne manquât au besoin, exigèrent que chaque souscripteur déposât pour garantie 400 liv., en forme de cautionnement. Cette précaution réduisit le nombre effectif à vingt-neuf galères, vingt-six fournies par autant de populaires, trois par des nobles.

Au retour, les avances furent réglées et fixées à 7,000 génuines par galère ou 203,000 génuines entre les vingt-neuf. Le gouvernement promit de payer cette somme dans le terme de vingt-neuf ans avec les intérêts à sept pour cent. Pendant ce délai, tous les revenus de Chio et des places conquises appartenaient aux créanciers pour leur servir d'indemnité. La république ne s'y réservait que la souveraineté et la justice. Si au terme de vingt-neuf ans les 203,000 génuines ne s'acquittaient pas, le domaine utile de ces conquêtes restait en propriété perpétuelle aux créanciers pour leur payement, sous la réserve des frais de la garde et de la défense de l'île.

C'est ici un exemple de ces conventions que le gouvernement faisait fréquemment avec ses capitalistes ou avec ses fournisseurs; une délégation de certaines branches de revenus leur était donnée comme gage pour un temps déterminé, passé cela, comme payement en propriété. C'est la réunion des sociétés diverses formées entre les créanciers intéressés à la perception de ces revenus et à la distribution de leurs produits, qui, plus tard, a donné naissance à la fameuse banque de Saint-George.

L'aliénation de Chio resta définitive, le gage ne fut point racheté. La presque totalité des fractions de la créance commune se trouvèrent réunies par le laps de temps dans la propriété d'une famille Giustiniani5. Elle était composée elle-même de six races qui, étrangères l'une à l'autre par leur origine, s'étaient alliées en une sorte de parenté, de fraternité volontaire, abandonnant leurs noms particuliers pour en adopter un en commun. Cet exemple n'était pas unique à Gênes; le nom des de Franchi et quelques autres ont une origine semblable. Quand la famille Giustiniani se trouva en majorité parmi les propriétaires de Chio, elle s'attacha à cette colonie comme à une habitation de famille; elle racheta successivement les portions des autres intéressés. Chio resta la vraie patrie d'une foule de membres de cette famille illustre que nous verrons s'y maintenir après la chute de Constantinople. De nos jours, ils n'avaient pas tous renoncé à ce séjour, malgré les incidents qui avaient ruiné leur domination, et il est impossible qu'il n'ait pas été répandu de leur noble sang dans les horribles malheurs de cette île infortunée dont l'Europe a été témoin de nos jours.

CHAPITRE III.
Valente doge. - Guerre avec Venise. - Seigneurie de l'archevêque
Visconti, duc de Milan.

Peu après l'expédition de Chio, Gênes eut sa part du désastre d'une peste terrible qui ravagea l'Italie. Longtemps après, le peuple appelait encore ce temps (1348) l'année de la grande mortalité. C'est le seul événement marqué par les chroniques dans les quatre dernières années de la magistrature de Jean de Murta. Il mourut respecté, et nomma les pauvres pour ses héritiers (1349).

La possession de son titre fut à l'instant disputée: heureusement que la querelle ne fut ni sanglante ni longue. Le fils du doge mort avait prétendu succéder à son père: mais son ambition trouva peu de soutiens. La famille Spinola de Lucoli voulait donner à la république un chef populaire qui fût sa créature; elle avait réuni près de deux mille citoyens qui nommèrent doge par acclamations Luchino de Facio. On le conduisait au palais, mais la bourgeoisie commerçante s'était assemblée dans l'église de Saint-George; on y avait fait choix de Jean de Valente; son cortège devançait au palais celui de Facio. Il semble que le plus souvent, dans ces temps, chaque parti nommait et proclamait tumultuairement son candidat. Celui qui pouvait le premier s'installer, faire sonner la cloche de la Tour et se maintenir un jour à son poste, était le doge. L'élection officielle n'était qu'une vaine formalité qui ne faisait que ratifier le lendemain ce que l'intrigue ou la violence avaient fait la veille. Facio, la créature des Spinola, apprenant sous quels auspices Valente se rendait au palais, eut la prudence ou la modestie de s'arrêter dans sa marche, de remercier et de congédier ceux qui l'accompagnaient et d'aller faire hommage au nouveau doge.

Sous le gouvernement de celui-ci, le conseil fut mi-parti de plébéiens et de nobles. Les plus grandes affaires de la république en ce temps furent la suite de la conquête de Chio, les relations avec l'empire grec, et bientôt une guerre avec les Vénitiens, toutes choses qui ne tardèrent pas à se compliquer ensemble.

L'impératrice régente de Constantinople ne pouvait voir avec plaisir les conquêtes des Génois sur ses possessions; et elle sentait combien ces nouvelles colonies donnaient de force à celle de Galata, déjà si menaçante, quoique si utile à la capitale qu'elle nourrissait. Anne envoya quelques forces attaquer Chio et Fockia. Les habitants de Galata prirent parti pour leurs compatriotes, et ils n'eurent qu'à suspendre pendant quelques jours les approvisionnements qu'ils étaient dans l'usage d'apporter en ville; on en fut si effrayé que l'impératrice fit cesser les hostilités, et rendre les prises qu'on avait faites. Alors l'abondance reparut et tout reprit son cours ordinaire1.

(1349) Une révolution survint à Constantinople. Cantacuzène, longtemps serviteur dévoué des Paléologues, et d'abord tuteur fidèle de leur héritier enfant, avait perdu l'amitié de la régente grâce à l'intrigue des courtisans; la persécution finit par le pousser à la révolte. Soutenu par les Vénitiens, tandis que les Génois appuyaient Paléologue, le rejeton de leur ancien allié, Cantacuzène empereur fut naturellement leur ennemi2. Il avait d'ailleurs assez de coeur, si ce n'est assez de forces, pour désirer d'être le maître dans sa capitale et pour vouloir se délivrer de la dépendance de ces hôtes turbulents. Il voulait disposer des passages du Bosphore, ouvrir et fermer à sa volonté les portes de la mer Noire. S'il n'avait pas des forces maritimes capables de s'opposer aux flottes génoises, son amitié ou sa haine était une source de prospérité ou une calamité pour une nation maritime dont le principal commerce, en ces temps, était au fond du Pont-Euxin. De l'établissement de Galata ils avaient fait le centre de leurs colonies de Gazzarie. Ils en faisaient hommage à l'empereur, mais ils s'y tenaient indépendants, et souvent ils traitaient d'égal à égal avec le faible gouvernement qui les comptait pour ses sujets. Assaillis, sur ce rivage ouvert, par les Vénitiens dans leurs premières querelles, ils avaient profité de cette insulte pour mettre leur station en état de défense, non sans prévoir qu'au besoin ils se trouveraient fortifiés contre l'empereur. L'eau de la mer avait été introduite dans leurs fossés, ils avaient élevé de fortes murailles3. Actifs, tour à tour hardis et insinuants, sachant se rendre nécessaires ou tirer parti de leurs services, ils étaient fermiers des droits du Bosphore, et s'en regardaient comme propriétaires. Ils en rendaient trente mille pièces d'or et ils en tiraient deux cent mille4. A mesure que les discordes affaiblissaient l'empire, ils devenaient plus exigeants et plus hautains. Ils voulaient obliger l'empereur à désarmer ses vaisseaux5. Se croyant à l'abri d'un siège et maîtres de la mer, ils menaçaient d'attaquer Constantinople. Ils réclamaient certains nouveaux terrains pour s'agrandir sur la hauteur de Péra, et, sur le refus qu'on leur en avait fait, ils les avaient pris; ils s'étaient hâtés d'y élever des murailles et des tours. Cantacuzène se résolut à les punir. On fit sortir contre eux des troupes et des galères; mais celles-ci furent manoeuvrées avec une extrême ignorance, et les Génois les prirent à la bouche du port. A ce spectacle, les soldats s'enfuirent. Ces prises, avant d'être conduites à Galata, furent promenées en triomphe devant le palais impérial. Cantacuzène fut obligé de subir cette ignominie et d'abandonner aux Génois la concession des terrains qu'ils s'étaient adjugés. Des fortifications redoutables y furent aussitôt élevées6. Un historien grec, qui d'ailleurs mêle à ses récits mille circonstances de rencontres glorieuses pour les siens et honteuses pour les ennemis, déplore cette terreur panique qui tout à coup dispersa les défenseurs, à tel point qu'il avoue que les Génois de Galata eussent pu s'emparer de la capitale. Il bénit la Providence qui inspira la modération aux vainqueurs dans les négociations de cette paix forcée. Il avoue qu'un envoyé de Gênes vint ordonner aux colons de Péra de restituer leurs conquêtes, d'indemniser ceux à qui ils avaient fait dommage et de faire des soumissions à l'empereur. Mais il termine ce récit en peignant l'empire laissant aux mains des ennemis une flotte qui avait coûté tant de dépenses, et privé, sinon en totalité, du moins dans la plus grande partie, de l'espoir des revenus annuels du fisc7.

Gênes ne pouvait supposer qu'un accord si humiliant pour Cantacuzène laissât ce prince dans des dispositions amicales et sans désir de venger ses affronts. Les Vénitiens vinrent lui en offrir l'occasion peu après. La rivalité n'avait pas cessé entre les deux républiques; Venise se ressentait de ce qui s'était passé à la conquête de Chio. Les Génois, dont les relations commerciales à Tana étaient suspendues, étaient jaloux que les Vénitiens y conservassent les leurs; vainement ils avaient représenté à ceux-ci qu'il serait honorable à deux puissances chrétiennes de faire cause commune contre une nation barbare. Ils avaient offert à leurs émules de les admettre à commercer à Caffa; ils leur auraient concédé des privilèges: tout fut inutile; l'animosité s'accrut; la moindre rencontre sur mer devait donner naissance à la guerre; elle éclata8. Le premier hasard fut pour les Vénitiens: trente-cinq de leurs galères en rencontrèrent quatorze de Gênes qui allaient en marchandises, et les enveloppèrent. Dix furent prises, quatre en portèrent la nouvelle à Chio; mais là se trouvait Simon Vignoso, le conquérant de cette île; il en était alors le podestat pour la république de Gênes. Il arma aussitôt tous les bâtiments qu'il put rassembler. Neuf galères, sous le commandement de Philippe Doria, allèrent assaillir la colonie vénitienne de Négrepont et y enlevèrent vingt-trois vaisseaux marchands9.

C'est au milieu de ces hostilités que Venise excite les ressentiments de Cantacuzène contre les Génois. Ceux de Galata, instruits de cette négociation, tandis qu'il balançait encore, se complurent à lui rappeler leur force et sa faiblesse. Les machines de Péra lançaient des pierres dans Constantinople par-dessus les murs. On s'excusait de cette insolence sur une maladresse de l'ingénieur, et elle recommençait sans cesse. Cantacuzène, irrité, contracta contre de si méchants voisins une triple alliance avec Venise et le roi d'Aragon. Nicolas Pisani conduisit quarante-cinq galères vénitiennes; Pons de Saint-Paul commandait trente galères catalanes; quatorze furent ajoutées par les Grecs à cette flotte combinée. La république de Gênes avait expédié soixante galères sous Pagan Doria, célèbre amiral. Les flottes se rencontrèrent dans le détroit des Dardanelles, à peu de milles de Constantinople. Sans attendre le premier choc, les Grecs prirent la fuite et cherchèrent leur salut dans leur port. Il n'en fut pas ainsi des autres combattants; la bataille fut sanglante pour tous. On disputa la victoire une journée; elle resta aux Génois, et elle n'était pas encore assurée quand une effroyable tempête10 vint séparer, submerger, jeter ou briser sur les côtes les vainqueurs et les vaincus. Les Catalans et les Vénitiens perdirent mille hommes; les Génois avaient plus de sept cents morts, treize de leurs galères étaient échouées; sur ce nombre ils en sauvèrent dix. Ils en prirent ou coulèrent à fond dix aragonaises et vingt-quatre vénitiennes. L'amiral espagnol fut tué: les Catalans portèrent le plus grand poids de la journée. Après une nuit funeste, l'amiral vénitien abandonna le champ de bataille emmenant les débris de ses forces à Candie11. Cantacuzène, pliant sous la nécessité, rompit ses alliances; non-seulement il confirma aux Génois autant de privilèges qu'ils en réclamaient, mais il leur abandonna des places dans la Propontide, et mit entre leurs mains les deux châteaux qui ferment la mer Noire. Enfin les Grecs consentirent, pour plusieurs années, à ne fréquenter Tana qu'en compagnie et à la suite des navires génois, à moins d'une permission spéciale du doge12.

Tel fut le succès de la république, glorieux, mais si chèrement acheté, qu'on s'abstint de célébrer la victoire par des cérémonies publiques au milieu du deuil des familles. L'amiral Pagan Doria, rentrant à Gênes couvert de gloire, n'en fut pas moins mal reçu de cette ingrate patrie à laquelle il apportait un traité si avantageux. L'esprit de parti qui le poursuivait s'était déjà manifesté sur la flotte avant la victoire et lui avait suscité de grandes difficultés. Son autorité avait été bravée. Un factieux, del Moro, capitaine d'une de ses galères, avait ourdi contre lui une sédition pour le détourner de ses plans de campagne et pour le forcer à assiéger Héraclée13. Il avait ouvertement menacé l'amiral de la justice populaire à laquelle il aurait à rendre compte. Doria n'avait pu calmer le soulèvement qu'en y cédant. Il avait pris Héraclée; et, au pillage qu'il y permit, il dut probablement la bonne volonté de ses équipages dans la bataille navale; mais, revenus à Gênes, ses ennemis n'avaient pas renoncé à le poursuivre. On le dénonçait aux familles comme responsable de leurs pertes. On l'accusait d'avoir outrepassé ses pouvoirs; en un mot, on l'écarta du commandement d'une nouvelle expédition préparée contre Venise. On lui donna pour successeur un Grimaldi; et de ce nom on peut conclure que ce n'était pas là une querelle de populaires contre le noble, mais de guelfes contre le gibelin.

L'amiral vénitien Pisani prit sur Grimaldi une revanche fatale à la gloire, à la puissance de Gênes et à sa liberté. La flotte de Venise, réunie aux forces du roi d'Aragon, comptait quatre-vingts galères, les Génois en avaient soixante. Antoine Grimaldi fut surpris et attaqué sur les côtes de Sardaigne: le combat lui fut malheureux à un point tellement inouï qu'il rentra tristement à Gênes avec dix-neuf galères; il en laissa quarante et une aux mains de l'ennemi.

Gênes n'avait jamais éprouvé une calamité pareille. La rumeur fut générale. Les affections de chaque famille, tous les intérêts, tous les sentiments nationaux et privés étaient blessés par ce cruel événement. L'État était sans ressource pour se venger ou pour se défendre. L'autorité était décriée; les récriminations du peuple contre les nobles, des guelfes contre les gibelins recommençaient de toute part. Dans un pays où le siège du gouvernement était si glissant, il n'y avait aucun régime qui pût tenir à une si effroyable secousse. Nous perdons le fil de l'intrigue qui vint mettre à profit les ressentiments du désespoir. Mais enfin on vit proposer au conseil, délibérer, décider de résigner Gênes et tout l'État dans les mains de Jean Visconti, archevêque et duc de Milan14. On crut prendre des précautions suffisantes pour conserver la liberté nationale sous sa seigneurie. Elle n'était acceptée que pour la vie seulement. De son côté, il promit de défendre la république, de faire, s'il le fallait, la guerre aux Vénitiens. Pour commencer, il prêta de grandes sommes d'argent afin de créer de nouvelles flottes. N'oublions pas de dire que Visconti est fort loué dans les chroniques génoises pour avoir donné à la ville une horloge sonnante, invention qu'on n'y connaissait pas jusque-là. Le marquis Guillaume Pallavicini vint commander au nom de l'archevêque. Le doge Valente résigna sa dignité et céda la place.

CHAPITRE IV.
Boccanegra redevenu doge.

(1354) Aussitôt qu'on put mettre à la mer vingt-cinq galères, elles partirent. On en rendit le commandement à Pagan Doria, le vainqueur de Pisani aux Dardanelles. Dix autres galères aux ordres de Grimaldi allèrent le rejoindre. Cette flotte se montra dans l'Adriatique, ravagea l'Istrie et brûla Parenzo au fond du golfe: elle en sortit pour gagner la Morée, et là seulement elle se rencontra avec trente-six galères et cinq gros vaisseaux ennemis. C'était encore Pisani qui les commandait; il allait tenter, pour la troisième fois, l'inconstante fortune. Il avait devancé les Génois au port de Sapienza. Sa flotte formait deux divisions: l'une était rangée à l'embouchure du port; Pisani la commandait en personne: le reste de ses galères, qui eût manqué de place pour se mettre en ligne, occupait les derrières dans l'intérieur, sous les ordres de Morosini. Par une hardie manoeuvre, une partie de la flotte génoise se lance d'une ardeur irrésistible entre le bord et l'extrémité de la ligne vénitienne, et pénètre dans le port où Morosini ne s'attendait pas à être attaqué et n'était pas en défense. Les Génois prennent et brûlent tout ce qui se trouve en cette enceinte et, jetant partout la confusion, ils reviennent assaillir la division de Pisani sur ses derrières, tandis que Pagan l'attaque en face. Tout fut pris, la flotte vénitienne fut détruite. De ceux qui la montaient un grand nombre périrent par le fer ou dans les flots; on ramena à Gênes cinq mille prisonniers, l'amiral lui- même, l'illustre Pisani, et pour trophée le grand étendard de Venise. Le triomphe cette fois fut célébré avec ivresse. C'est à Saint-Mathieu, l'église de la famille de Doria, que furent accomplies les actions de grâces et qu'on institua un solennel anniversaire. Sur la même place de Saint-Mathieu, un palais, acheté des deniers de l'État, fut donné à Pagan Doria, comme un monument perpétuel de la reconnaissance nationale. Ainsi le grand citoyen fut vengé de ses détracteurs.

(1355) Les calamités s'étaient partagées; les revers et les embarras financiers avaient été réciproques. Les deux républiques n'avaient rien de mieux à faire que de souscrire à une paix pour terminer une querelle sans but, presque sans motifs qu'elles pussent alléguer, et qui les ruinait l'une et l'autre. L'archevêque Visconti avait tenté cette oeuvre. Pétrarque lui avait servi d'intermédiaire. Il reste des pièces de cette négociation, où l'illustre ambassadeur, plus rhéteur que diplomate, espérait désarmer par son éloquence et au nom du patriotisme italique, deux républiques jalouses et acharnées. Les Vénitiens, au lieu de céder, avaient déclaré la guerre à l'archevêque Visconti. Il mourut peu après, avant d'avoir pu terminer cette querelle. Ses trois neveux lui succédaient tandis que Venise éprouvait le revers de la Sapienza. Cet événement changea les esprits; on fit une trêve. Les neveux de Visconti, que les Génois n'avaient pas balancé à reconnaître, quoique leur traité avec l'archevêque ne déférât la seigneurie qu'à sa personne1, devinrent les arbitres de la paix. Venise paya aux Génois deux cent mille florins pour les frais de la guerre, renonça à commercer à Tana pendant trois ans, et se contenta d'avoir, pendant le même temps, un comptoir dans la colonie de Caffa. C'était s'abaisser sous le monopole génois dans la mer Noire2.

Le roi d'Aragon n'avait point encore accédé à cette paix. Gênes, pour l'y décider, arma quinze galères que Philippe Doria commanda. L'historien de Gênes se borne à dire que cette flotte s'empara de Tripoli de Barbarie et en ramena des esclaves et un grand butin. Les écrivains étrangers ajoutent que Doria apprit en Sicile qu'une révolution avait donné Tripoli à un usurpateur, en enlevant cette ville à la domination du roi de Tunis. Il calcula qu'au milieu des dissensions, suite de cette entreprise récente, on pourrait surprendre le pays et y faire un coup de main profitable. Il s'y présenta d'abord en ami; là, pendant plusieurs jours, il étudia le port et la place, et prépara les mesures qu'il avait à prendre. Cette exploration secrète étant finie, il prit congé; mais à peine éloigné du bord, il s'ouvrit de son dessein à ses compagnons que l'espoir du profit y fit consentir facilement. On tourna la proue la nuit, on revint dans le port, on attaqua les murailles. La ville fut pillée ou plutôt dépouillée. Doria la vendit ensuite à un autre tyran, et ramassa ainsi une somme considérable. Le gouvernement de Gênes, auquel il fit parvenir l'avis de son expédition, la désavoua, craignant que cette trahison, cette violence sans prétexte ne soulevassent tous les peuples de la Mauritanie avec lesquels les Génois faisaient alors le commerce; mais personne ne parut s'intéresser à l'usurpateur de Tripoli ni à sa ville. Doria, enrichi par le pillage, fut reçu facilement en grâce; au lieu du bannissement prononcé contre lui, on lui imposa pour pénitence d'aller croiser trois mois contre les Aragonais, sans recevoir aucune solde de la république3.

Un autre événement, encore dû à une grande hardiesse, rehaussait en même temps le crédit et les espérances des Génois au dehors. François Gatilusio, un de leurs nobles, entreprit de ramener sur le trône de Constantinople Jean Paléologue. Cet héritier d'une race favorable à Gênes, dépossédé par son ancien tuteur, avait été tenu loin de la capitale et presque prisonnier avec le vain titre de collègue de Cantacuzène. Il était mécontent de son sort et il avait fait déjà quelques démonstrations inutiles. Une nuit, deux galères de Gatilusio demandent asile dans le port de Constantinople, comme pour échapper à un accident de navigation. A peine elles ont obtenu accès que le prince et une troupe de combattants en descendent et font retentir le cri de vive Paléologue. Tout ce qui leur résiste est renversé. Ce coup de main suffit pour faire une révolution complète. Cantacuzène se démet et va s'ensevelir dans un cloître. Gatilusio obtint pour récompense la main d'une soeur de l'empereur et la seigneurie de l'île de Mételin qui resta longtemps à sa famille: Gênes y gagna de nouvelles faveurs dans l'empire et la confirmation de tous ses privilèges4.

Tandis que la prépondérance de la république se rétablissait au loin, tenue par ses revers mêmes hors des mouvements de la politique italienne et comme perdue parmi les nombreux domaines de la maison Visconti, elle échappait aux contrecoups des révolutions de la Lombardie et de la Toscane.

L'empereur Charles IV vint se faire couronner à Rome, et réveilla en Italie la discorde gibeline. Une circonstance rendait ces divisions bien funestes, c'était l'emploi des compagnies de mercenaires qui servaient d'auxiliaires aux partis, et qui souvent, faisant la loi à ceux qui les avaient appelés, ne souffraient plus de paix dans toute l'Italie. Des débris, des licenciements successifs, du rebut des armées des rois de France et d'Angleterre, s'étaient formées ces dangereuses bandes d'aventuriers gascons, espagnols, allemands, gens de toutes nations, ne connaissant plus de domicile, d'industrie, de ressources que les camps, la guerre et ses profits. Là se mêlaient en foule des Italiens exilés, vagabonds, désormais sans patrie. Ils se louaient en détail à des capitaines qui revendaient en gros les services de leur troupe à titre de spéculation. Indifférents à la cause pour laquelle ils trouvaient à se faire payer, changeant de maîtres suivant les meilleures conditions qu'on leur faisait, se ménageant quand on les opposait les uns aux autres, mais terribles aux citoyens, c'était un fléau destructeur partout où ils passaient. Ceux qui les employaient s'épuisaient à les soudoyer; et le pillage du pays même qu'ils venaient servir était immanquablement le supplément ou l'acompte de leur solde. Quelques chefs très accrédités conduisaient ces bandes redoutables. Une, entre autres, nommée la grande compagnie, désola longtemps l'Italie supérieure. Ces capitaines, qui devaient vivre de leur métier, eux et leur troupe, étaient assez puissants pour faire la guerre à leur propre compte, quand l'emploi et la demande manquaient d'ailleurs. S'ils ne s'acquéraient pas de domination stable, comme François Sforza le fit plus tard, les dépouilles publiques leur servaient de conquêtes.

La grande compagnie attaqua les Visconti qui s'étaient aliéné l'empereur à son retour en Allemagne. Non-seulement cet orage levé sur leur tête n'atteignit pas les Génois, mais ils virent dans les embarras qui assiégeaient leurs seigneurs, l'occasion de se soustraire impunément à la domination de ceux-ci. Leur protection embrassée par désespoir, était devenue odieuse dès le jour où l'on avait cessé de la croire nécessaire. Avec les prospérités nouvelles avait reparu le désir de l'indépendance. Le prétexte de la reprendre fut fourni par ces périls mêmes qui assiégeaient alors les Visconti; rassemblant toutes leurs ressources, ils demandèrent des secours au lieutenant qui gouvernait Gênes en leur nom. Ce qu'on exigeait dépassait la limite des conventions réciproques et excitait des murmures. A la publication officielle de l'ordre des ducs, le noble Melian Cattaneo éleva la voix et protesta contre l'illégitimité de cette réquisition. Sur le compte qui en est rendu à Milan, Cattaneo y est mandé. Avant d'obéir, il paraît sur la place publique; il raconte l'ordre qui lui est notifié, il avise les autres nobles de se tenir pour avertis; s'ils le laissent aller à Milan, ils y seront bientôt traduits à leur tour. A la suite de cet éclat, une conjuration se forme pour se débarrasser du joug des Visconti; mais en même temps tous les nobles conspirent secrètement à rétablir le gouvernement de leur caste. Ils conviennent d'un jour où ils prendront les armes pour ce double dessein. Mais le peuple se soulève aussitôt qu'eux, et tandis qu'on en est aux mains, reparaît Simon Boccanegra, l'ancien doge: il vient revendiquer sa place. Il se dirige vers le palais public en évitant le lieu du combat où sa marche est encore ignorée. La foule qui le suit grossit et le seconde. Arrivé devant le palais, le capitaine milanais qui y commandait encore essaye de lui en disputer l'entrée. On lui fait entendre que cette résistance est vaine. Le doge entre, il s'installe; il fait sonner aussitôt la grosse cloche de la république; ce signal bien connu annonce aux nobles que, tandis qu'ils soutiennent un combat inégal, le trône ducal est rempli et qu'il n'est plus temps de le disputer. Leur troupe se rompt et se dissipe. Boccanegra est proclamé avec les formalités accoutumées.

La révolution et le triomphe furent exclusivement populaires. Le conseil du doge fut composé des seuls plébéiens, les gibelins et les guelfes y furent mêlés. Quelques-uns des principaux nobles furent exilés. Enfin un décret solennel déclara les nobles incapables de tout office de la république. On leur interdit jusqu'à l'armement des galères et même des vaisseaux de commerce5. Cette dernière rigueur ne dura pas. On voit même Boccanegra confier immédiatement après à des nobles les magistratures supérieures de la colonie de Caffa.

Le territoire de la république resta tranquille et en sûreté6. La navigation génoise fut toujours libre et sans obstacles.

Quelques années se passeraient sans événements remarquables et sans révolutions. Mais les nobles ne pouvaient se réconcilier à une constitution qui les traitait avec une inégalité révoltante. Parmi les populaires, il s'élevait quelques maisons ambitieuses qui se lassaient d'attendre la fin du règne de Boccanegra. Au milieu de ces ennemis divers, le doge, cherchant à se défendre, était hautain, soupçonneux, despotique, du moins s'il faut en croire des témoignages qui peut-être ne sont pas exempts de partialité. Il avait cependant son parti et ses amis. Il possédait surtout deux excellents conseillers qui lui assuraient la faveur de certaines parties du public, et à qui l'on attribuait volontiers ce qu'il faisait de bien. Nicolas de Ganetto était un marchand riche et très-accrédité parmi les guelfes; Léonard de Montaldo, jurisconsulte gibelin, était universellement respecté. On ignorait sa dissimulation profonde; mais son ambition commençait à paraître, et on le regardait dès lors comme le futur doge; l'on ajoute que ce bruit excitant la jalousie de Boccanegra, il fit nommer Montaldo capitaine général de tous les établissements génois du Levant, afin de le soustraire aux regards et à la bienveillance publique. Exilé en Romanie, sous ce titre honorable, on s'aperçut bientôt qu'il manquait aux conseils du doge. Des complots réels ou prétendus effrayent le gouvernement et le public. Tantôt on voit déporter des particuliers suspects, tantôt la ville est témoin de supplices. Enfin une catastrophe arriva: Pierre de Lusignan, roi de Chypre et roi titulaire de Jérusalem, passa par Gênes, accompagné de son fils. Il venait exciter le zèle des chrétiens occidentaux pour le recouvrement de la terre sainte (1363). Il fut reçu avec de grands honneurs, et vécut en familiarité avec le doge. Il arma chevalier le fils encore enfant de Boccanegra. Un festin fut donné au roi par le noble Malocello, Boccanegra y assista; ce fut, dit-on, pour y être empoisonné; on le rapporta demi-mort. Son agonie se prolongeant quelques jours, ceux qui voulaient sa succession ne purent se résoudre à attendre. Le peuple se rendit au palais en foule et armé, il demanda qu'on lui montrât le doge: on répondit qu'il n'était pas en état de paraître. La troupe cria que cette réponse prouvait assez que Boccanegra était mort; on le tint pour tel, après s'être assuré de la personne de ses frères, et l'on procéda à l'élection d'un successeur. Cette élection fut faite paisiblement avec des formes compliquées, empruntées des usages de Venise, mais qui probablement ne donnaient dans cette occasion qu'un résultat convenu. Les électeurs proclamèrent doge Gabriel Adorno, populaire et marchand. Six commissaires furent nommés pour constituer le gouvernement de ce nouveau chef.

Pendant ce temps, Boccanegra dépossédé, sur son lit de mort, paya enfin le dernier tribut dans le plus triste abandon. Il avait plusieurs factions contre lui et beaucoup d'envieux: peu le regrettaient. Odieux au nouveau doge et par conséquent délaissé par ceux qui se tournent volontiers vers le soleil levant, il fut porté au tombeau sans cortège et enseveli sans honneurs7.

CHAPITRE V.
Gabriel Adorno, doge. - Dominique Fregoso, doge.

Simon Boccanegra, revenu sur son siège ducal, en mourant dans sa dignité avait consolidé, malgré sa triste fin, le régime des doges populaires. C'était un grand héritage qu'il laissait aux plébéiens ambitieux; il ne manqua pas de mains avides pour s'en emparer, ni de familles assez considérables pour espérer de s'en faire un patrimoine.

Parmi ces races bourgeoises qui s'érigeaient aux dépens de la noblesse en une sorte d'aristocratie nouvelle, deux maisons, les Adorno et les Fregoso, s'élevèrent au-dessus des autres. Elles se ravirent alternativement le pouvoir, et l'une et l'autre se virent au moment de le rendre héréditaire. Bientôt, se conduisant en princes, les frères, les plus proches parents furent entre eux des compétiteurs acharnés, assez grands pour que l'intérêt de leur grandeur dût passer avant celui de leur patrie. Enfin vient le temps que tout doge qui ne peut se soutenir vend sa république à une puissance étrangère. C'est, pendant cent cinquante ans l'histoire que nous allons parcourir.

(1363) Gabriel Adorno, premier doge de son nom, eut naturellement à combattre l'opposition de la noblesse dépossédée qui résistait à son abaissement et qui disputait le pouvoir. Il avait à se défendre contre le duc de Milan, qui traitait les Génois de révoltés et qui leur taisait une guerre ouverte. Ses forces enhardissaient les émigrés dans leurs attaques et les ennemis intérieurs dans leurs complots. Adorno comprit sa position; il traita avec Visconti. Il offrit de lui assurer les avantages que le duc tirait de sa seigneurie précédente, quatre mille écus d'or de tribut annuel, et un secours de quatre cents arbalétriers. Ce marché fut accepté. Ce n'est qu'à ce prix que le doge fut reconnu par le duc de Milan et que l'assistance de celui-ci fut retirée aux émigrés. (1370) Cet arrangement donna quelques années de stabilité au gouvernement d'Adorno, mais les finances étaient en désordre, épuisées par les expéditions militaires et par les préparatifs de défense qu'il avait fallu multiplier. Le doge et son conseil, obligés d'y pourvoir, imposaient de nouvelles charges, demandaient et levaient de l'argent de toute part. Un grand nombre de citoyens refusaient d'obéir à ces réquisitions. La malveillance et la jalousie en profitèrent: une assemblée nombreuse et animée se tint dans l'église des Vignes. A son tour, Dominique Campo Fregoso (Fregose), riche marchand plébéien, avait réuni les guelfes dans son quartier. Après une négociation, sa troupe vint se réunir, à l'autre assemblée, et, par un mouvement unanime, on se porta tous ensemble au palais public. On y traîna les machines de guerre pour l'assiéger. Adorno, espérant se défendre, fit sonner le tocsin de la tour pour appeler à son aide, mais il ne se présenta personne pour soutenir sa cause. Appuyé par tous les voeux il y avait si peu d'années, choisi pour sa réputation de justice et comme incapable de s'adonner à la tyrannie, c'est à ce point que maintenant sa faveur était passée; il subit sa destinée. Quand il vit le feu déjà mis aux portes du palais, il se rendit. Fregoso, proclamé doge à sa place, le fit immédiatement conduire en captivité dans la forteresse de Voltaggio.

Ainsi parut sur ce théâtre cette nouvelle famille des Fregoso qui devait disputer si longtemps aux Adorno l'empire de Gênes. Quelques populaires, et avec eux beaucoup de nobles, s'élevèrent contre une élection tumultuaire et violente; assemblés dans une église éloignée, ils prétendaient procéder à un autre choix. Fregoso eut l'adresse de parer ce coup. Il déclara que si le voeu spontané de ses concitoyens l'avait fait doge, il ne voulait exercer sa dignité qu'avec leur assentiment réfléchi, ni gouverner qu'avec des lois qui limitassent son autorité. Il demandait que des règles lui fussent imposées. L'opposition fut vaincue par cette démarche modeste. Fregoso resta paisiblement au pouvoir avec un conseil exclusivement composé de populaires.

L'accession d'un guelfe à la magistrature suprême ne suffisait pas pour réconcilier les nobles guelfes au gouvernement plébéien. Les Fieschi inspiraient de loin des complots et persévéraient dans leurs hostilités. Jean Fieschi, évêque de Verceil, puis d'Albenga, et bientôt cardinal, tenait la campagne à la tête de huit cents gendarmes.

CHAPITRE VI.
Guerre de Chypre. - Nouvelle guerre avec les Vénitiens. - Guarco, doge.

Gênes touchait alors à une de ces grandes époques où l'intérêt commun et l'orgueil national compromis au dehors savent détourner les esprits des dissensions domestiques et inspirer des efforts unanimes. Les expéditions maritimes n'avaient pas été négligées. Les flottes génoises se faisaient partout respecter. Les populaires et les nobles se signalaient à l'envi dans cette carrière. Les colonies de Péra et de la mer Noire dans tout leur éclat excitaient l'envie des Vénitiens. Les deux nations partout en concurrence se disputaient dans le royaume de Chypre l'influence politique et la préférence mercantile. Il en naquit des guerres sanglantes.

L'île de Chypre, possédée par des chrétiens et ayant un trafic nécessaire avec ses voisins mahométans de l'Égypte et de la Syrie, était un des points les plus favorables au commerce des navigateurs de la Méditerranée. Pendant que les Latins résidaient en Syrie et depuis que cette île était tombée en partage à la famille des Lusignan, plusieurs traités y avaient donné aux Génois accès au commerce, sauvegarde, privilèges, et enfin avaient consolidé les établissements de leurs colonies. Ils avaient été autorisés à bâtir des comptoirs à Nicosie et à Famagouste, les deux capitales de l'île. Leurs relations avec le royaume de Chypre avaient redoublé depuis que Gênes avait prodigué une honorable hospitalité au roi Pierre de Lusignan dans son voyage en Occident. Mais ce prince ne vivait plus. Ses frères, qui s'étaient défaits de lui, faisaient régner sous leur tutelle son jeune fils, comme lui nommé Pierre.

Au couronnement de ce nouveau roi, ses oncles, le prince d'Antioche et surtout Jacques de Lusignan montrèrent plus de faveur aux Vénitiens qu'aux Génois. Ceux-ci en furent offensés; ils s'obstinèrent à réclamer les vains honneurs de la préséance dans la cérémonie. On décida contre leurs prétentions: ils ne s'en désistèrent point, ils soutinrent leur cause avec hauteur et enfin avec violence. Une émeute sanglante s'éleva contre eux. Huit des plus distingués furent saisis et précipités d'une tour; un noble, Malocello, était de ce nombre. On fit ensuite main basse dans toute l'île sur les personnes et sur les propriétés de ces anciens hôtes.

(1373) La république ressentit vivement le malheur et l'outrage. On résolut d'un tirer une prompte vengeance. Pierre Fregoso, frère du doge, fut l'amiral suprême d'une grande flotte de quarante-trois galères montées, dit-on, par quinze mille combattants, parmi lesquels se distinguaient un grand nombre de volontaires. Déjà une division de sept galères, confiée à la direction de Damian Cattaneo, avait précédé le corps d'armée. Cet habile capitaine établit sa croisière autour de Chypre, de manière à fermer l'accès à tout secours du dehors. Il avait surpris la ville de Paphos (Bassa). Là, avec un butin considérable on lui présenta soixante et dix captives vierges ou jeunes épouses. Le généreux amiral les renvoya libres en prenant soin de les protéger contre toute insulte. Les maris qui avaient partagé le sort de leurs femmes furent mis en liberté avec elles. Cette générosité excita les murmures des compagnons de Cattaneo. «Pensez-vous, leur dit l'amiral, en leur imposant silence, que ce soit pour prendre des femmes que la république nous envoie?» Un soldat prisonnier lui était amené, convaincu, disait- on, d'être le meurtrier de Malocello dans la fatale journée du couronnement du roi. Toute la troupe voulait sa mort et le malheureux l'attendait. Cattaneo le sauva. «Il est, dit-il, à la solde des gens de Chypre; il n'est pas coupable de ce que ses chefs lui ont fait faire.»

Les excellentes dispositions de Cattaneo avaient ainsi ouvert la voie aux succès de la flotte qui le rejoignit devant l'île. L'amiral suprême livra de nouveaux combats, détruisit et brûla les vaisseaux de Chypre; le découragement des insulaires fut tel que Famagouste se rendit sans combat. Ainsi la guerre finit. Le premier soin de Fregoso fut pour la vengeance que Gênes l'envoyait accomplir. Il fit trancher la tête à trois seigneurs auteurs reconnus du massacre des Génois. Jacques de Lusignan et les deux fils du prince d'Antioche furent envoyés (1375) à Gênes avec environ soixante seigneurs ou chevaliers de l'île. Cette justice faite, l'amiral accorda la paix au jeune roi; il le maintint sur son trône en exigeant pour la république un tribut annuel de 40,000 florins1, et pour les armateurs qui avaient fait les frais de l'expédition, 4,012,400 florins pour l'armement et 90,000 pour les frais du retour: ces sommes payables en douze termes d'une année, Famagouste restant aux mains des Génois jusqu'à l'extinction de cette dette. Fregoso ayant pourvu à la garde et au gouvernement de la ville qui lui était donnée en gage, reparut en triomphe dans le port de Gênes.

La guerre de Chypre n'avait pas ouvertement mis aux mains les Vénitiens et les Génois. Mais leur rivalité qui en avait fourni l'occasion s'envenimait par son issue. Un nouvel incident produisit une rupture déclarée et de grands événements.

L'empereur Jean Paléologue, celui même que les Génois avaient si utilement aidé à remonter sur son trône, choisissant Manuel, son fils cadet, pour héritier, avait fait crever les yeux à l'aîné, Andronic, et même au fils encore enfant de celui-ci. La prison des princes aveugles était voisine de Péra. Les Génois de cette colonie avaient pris le parti d'Andronic, ils avaient procuré son évasion, ils le reconnurent hautement pour le successeur légitime de l'empire. Ils firent plus: ils l'amenèrent à Constantinople et le mirent sur le trône. Andronic, pour condition ou pour récompense de ce service, leur accordait Ténédos. Cependant le père détrôné et prisonnier à son tour, implorant du secours, avait signé un édit qui donnait cette même île à la république de Venise. Un amiral vénitien, prenant sur lui de s'en prévaloir, n'avait pas attendu les ordres de son gouvernement pour se mettre en possession de l'île dès longtemps enviée. Elle fut immédiatement fortifiée; Venise envoya des renforts. Gênes se mit en devoir de revendiquer le don d'Andronic, et les deux peuples s'engagèrent dans une guerre sérieuse2.

(1378) Elle se compliqua de beaucoup d'éléments. Tandis qu'avant de la déclarer, des deux côtés on expédiait des forces au Levant, François de Carrara, tyran de Padoue à qui les Vénitiens avaient imposé naguère une paix onéreuse, se coalisa contre eux avec les Génois. Par cette alliance ils entrèrent dans la grande ligue des ennemis de Venise où se trouvaient le roi de Hongrie, le duc d'Autriche et la reine de Naples. François Spinola fut en leur nom l'un des ambassadeurs qui allèrent proposer la paix et intimer la guerre aux Vénitiens3. Ceux-ci à leur tour se liguèrent avec le seigneur de Milan, Bernabo Visconti; ils firent donner une fille de ce prince pour femme au roi de Chypre qui s'attacha à leur cause, pressé de se soustraire au traité que lui avaient dicté les Génois et d'arracher de leurs mains Famagouste. En Ligurie, à l'instigation de Visconti, le marquis de Caretto se mit en campagne et enleva aux Génois Noli, Castelfranco et Albenga. Cette dernière ville fut perdue par la trahison de son podestat. C'était un des lieutenants et des plus intimes confidents de Fregose. Sur quelque mécontentement il avait été éloigné de la personne du doge et il se crut exilé dans son gouvernement. Pour s'en venger il vendit la place à Caretto et à Jean Fieschi, évêque de cette même ville d'Albenga, toujours soulevée et en armes contre la république. Pendant qu'un Fieschi persistait ainsi dans sa rébellion, un autre membre de la même famille était nommé amiral d'une des flottes génoises, car la nécessité d'appeler à la défense quiconque pouvait y prêter la main avait fait révoquer toutes les sentences de bannissement. Fregose avait persisté huit ans dans son gouvernement; parmi tant de capitaines ou de doges nommés à vie, aucun n'avait tenu si longtemps. Les émules impatients qui ne voulaient que sa place et ceux qui désiraient un régime plus au gré de leur faction, s'unirent enfin. Les mécontentements mûrissaient et il devint évident que pourvu que l'on pût mettre le peuplé sous les armes, il attaquerait le doge. Fregoso, qui s'y attendait, se refusait à tout armement. On employa les manoeuvres les plus perfides contre sa résistance. Le bruit se répandit que la grande compagnie, soudoyée par Visconti, venait de franchir les monts à l'improviste et descendait en ravageant les vallées. A tout moment et de divers côtés des messages accouraient et confirmaient ces bruits. Bientôt arrive l'annonce qu'une grande flotte vénitienne est à Porto-Venere et vient assaillir Gênes. Toute la ville est imbue de ces nouvelles, certaines, détaillées, confirmées; on demande à grands cris que les citoyens se mettent en défense contre des dangers si imminents; le doge lui-même en reçoit de tels avis qu'il leur donne une pleine créance. Il appelle les habitants aux armes; au bout de quelques heures les armes étaient tournées contre lui. Le palais est assiégé, forcé: il est contraint de se rendre. On le dépose, on le jette dans un cachot, on fait subir le même traitement à son frère Pierre, celui-là même qui avait fini d'une manière si brillante la guerre de Famagouste et à qui la république venait de prodiguer les marques de la reconnaissance nationale. Mais Pierre, habile à s'aider dans sa triste situation, parvint bientôt à se sauver et se réserva pour une meilleure fortune. La famille Fregoso fut bannie à perpétuité: les vengeances journalières et réciproques, les dignités éphémères, tout est proclamé perpétuel dans les temps de révolutions.

Les partis qui venaient de vaincre ne pouvaient s'accorder. En s'unissant, ils s'étaient trompés, et cette aventure assez commune eut cela de particulier que les chefs se jouèrent l'un l'autre. Des électeurs apostés, gens de peu de consistance, élurent d'abord pour nouveau doge Antoniotto Adorno, chef, à cette époque, de son ambitieuse race; une poignée de prolétaires proclama dans les rues son nom et son règne. Saisi du pouvoir pendant quelques heures, il se crut maître sans contestation. Mais le reste des citoyens ne tint pas compte de cette élection subreptice. Ils procédèrent de leur côté. Nicolas de Guarco fut nommé par eux; Adorno se voyant mal soutenu, ajourna ses espérances et consentit à céder la place à son compétiteur, prompt, disait-il, à déférer aux résolutions de la majorité.

Ainsi le gouvernement de Guarco prit consistance. Réputé gibelin, il se montra favorable aux guelfes. Il traita les nobles avec égards, il affecta de prendre leur avis. Dès la première année de son règne il les admit dans son conseil et dans les charges publiques en partage égal avec les populaires. Enfin il souffrit que des statuts précis limitassent ses droits et son pouvoir.

CHAPITRE VII.
Campagne de Chioggia. - Prise de la ville.

(1379) Cependant Lucien Doria conduisait une flotte dans l'Adriatique. Trois galères qui l'avaient précédé avaient déjà troublé la navigation mercantile des Vénitiens et semé l'effroi sur les côtes de leurs provinces. Quand Lucien se montra dans ces parages, il se trouva à la tête de vingt-quatre galères, y compris deux que fournirent Zara et Raguse. En même temps François de Carrara, par terre, effrayait l'ennemi en lui enlevant Mestre et en menaçant Trévise.

L'amiral vénitien Victor Pisani revenait de la Pouille, il ramenait avec vingt-deux galères un approvisionnement de grains porté sur trois grands bâtiments, défendus chacun par deux cent cinquante soldats. Cette flotte était parvenue devant le port de Pola quand Doria la découvrit. Il se détermina à l'attaquer. Parmi les récits de cette bataille nous en avons un qu'on peut appeler le bulletin officiel. C'est la lettre même qui le lendemain fut écrite de Zara par les Génois à leur allié le seigneur de Padoue pour lui notifier leur victoire.

Les Vénitiens étaient voisins de la terre et de leur port. Lucien escarmoucha avec quatre galères et parut éviter un engagement sérieux en s'écartant. Il fut poursuivi, et quand cette fuite simulée eut détaché les Vénitiens du rivage à une distance de trois milles, il fondit sur eux. Ce mouvement subit répandit la confusion parmi les galères de Pisani. On combattit avec une extrême fureur. La fortune couronna les efforts des Génois. Sur vingt-quatre galères quinze furent prises, sept à huit cents hommes périrent par le fer dans le combat ou furent engloutis dans les eaux. Il y eut plus de deux mille quatre cents prisonniers. Le récit du lendemain nomme entre eux vingt-quatre nobles capitaines ou principaux officiers des galères prises, et, quant aux étrangers soudoyés par les Vénitiens, les Génois assurent le seigneur de Padoue qu'ils ont tranché la tête à tous ceux qui leur sont tombés entre les mains. Les grains que la flotte convoyait furent la proie des vainqueurs. De leur côté un seul officier de marque périt, mais ce fut l'amiral victorieux, le brave Lucien Doria. Il vit la bataille gagnée, mais il ne put jouir de son triomphe. La flotte, honorant son nom, lui donna pour successeur Ambroisie Doria, et quand à Gênes en apprenant une si grande perte on nomma un nouvel amiral, ce fut Pierre Doria que fit choisir la faveur méritée de sa famille.

Pendant ce temps Pisani rentrait tristement à Venise avec six galères que la fuite avait dérobées au vainqueur. En arrivant il alla rendre compte au sénat de sa fatale rencontre, mais il était envié par les grands, d'autant plus qu'il était cher au peuple, et son infortune était une première occasion de l'opprimer; sa justification fut brusquement interrompue. Il fut condamné à un an de prison et à une grosse amende.

Ambroisie Doria, longeant et ravageant le rivage, s'empara de Rovigno, de Grado, de Ciorli, se montra devant la rive qui sépare Venise de la mer et y brûla des bâtiments à la vue des Vénitiens, qui n'osèrent rien faire pour s'y opposer. De là il passa devant Chioggia, et, débarquant dans le voisinage, il incendia le faubourg de cette ville appelé la petite Chioggia qu'un pont sépare de la ville. Remontant sur leurs vaisseaux et repassant devant Venise, les Génois y firent montre des pavillons de leurs prises, les traînant abaissés sous celui de leur république. C'est ainsi qu'ils regagnèrent Zara pour y attendre leur nouvel amiral.

Chez les Vénitiens l'abattement répondait à ces progrès de l'ennemi. On ne sut que renforcer le port de chaînes et de digues. Un Giustiniano fut nommé amiral de seize galères, et jamais il ne put en armer plus de six, parce que le peuple n'avait ni amour ni confiance pour ce chef et ne voulait servir que sous Pisani.

Par une combinaison politique plus habile, Venise parvint à susciter une diversion qui mit dans le plus grand embarras chez eux ces Génois si orgueilleux et si menaçants dans l'Adriatique. Bernabo Visconti se hâta d'envoyer sur leur territoire la bande d'aventuriers à sa solde surnommée la compagnie de l'Étoile. Elle s'avança sans obstacle, envoyant la terreur devant elle jusqu'aux portes de Gênes: les familles qui jouissaient hors des murs des délices de la belle saison n'avaient pas le temps de se mettre en sûreté. Cette troupe s'arrêta sept jours à Saint- Pierre-d'Arène, vivant de rapines et de violences. On vit alors une preuve honteuse de la faiblesse du gouvernement, ou, si l'on veut, l'on vit le plus coupable sacrifice de l'honneur national à l'intérêt du doge. Se souvenant de la mésaventure de son prédécesseur, jamais il ne voulut permettre aux citoyens de s'armer pour se délivrer d'une troupe peu nombreuse de brigands. Il aima mieux, pour se libérer de ce double péril, négocier un traité ignoble avec les ennemis. Il acheta leur retraite au prix de 9,000 écus d'or, et il consentit bassement par une clause expresse qu'ils emmenassent les captifs et le butin qu'ils avaient amassé. Cette infâme transaction eut les suites qu'on en devait prévoir et qu'elle méritait: trois mois après, la compagnie était de retour à la porte de Gênes.

Dans l'intervalle la ville eut une autre alarme. Avant qu'Ambroise Doria eût bloqué les approches de Venise, une petite flotte en était sortie, sous les ordres de Carlo Zeno. Elle vint tenter la fortune sur la côte ligurienne où l'on était loin de se croire menacé. Porto-Venere fut surpris et pillé. Les Vénitiens enlevèrent pour trophées les reliques de saint Venerio. L'effroi fut à Gênes, et l'affront y fut vivement ressenti. Cependant les Vénitiens se retirèrent devant neuf galères sorties de Gênes pour les attaquer.

Les Vénitiens avaient suscité ailleurs d'autres difficultés. Ils avaient échauffé les ressentiments de Jean Paléologue remonté sur le trône de Constantinople, et toujours offensé de la partialité des Génois pour les deux Andronic, son fils et son petit-fils1. La colonie de Péra se trouvait dans un état précaire. Assez puissante pour résister à une attaque de vive force du faible empereur, elle n'avait pas moins son commerce, ses subsistances et toutes ses relations en péril quand elle était en hostilité avec la capitale dont Péra et Galata sont proprement des faubourgs. Les intrigues des Vénitiens la mettaient d'ailleurs en état de guerre avec les Turcs, voisins plus redoutables que les Grecs. La plus grande calamité présente était la disette des vivres: Nicolas de Marchi, qui dirigeait les opérations militaires de la colonie, entreprit d'approvisionner Péra des grains attendus à Constantinople. Il prit des mesures pour intercepter les bateaux qui les portaient. Paléologue, informé de ce dessein, envoya promptement au secours une galère et quelques bâtiments légers. Les Génois, à leur tour, eu trois heures eurent équipé et mis à la mer un renfort; et le soir du même jour la galère impériale était conduite à Péra; de Marco l'avait enlevée à l'abordage. Cette action hardie qui se passait sous les yeux des Turcs et des Grecs inspira assez de terreur ou d'admiration aux ennemis pour les disposer à la paix. Les Vénitiens leurs alliés s'y opposèrent en vain. La colonie de Péra resta en sûreté, et la république de Gênes fut délivrée des embarras qui lui étaient suscités.

Pierre Doria allait prendre devant Venise le commandement suprême de la flotte génoise à laquelle il conduisait un renfort de quinze galères. Son départ avait été solennel, et les plus hautes espérances étaient fondées sur son expédition. Il allait achever un ouvrage qu'un heureux préjugé semblait faire croire réservé à sa famille. Les avantages, fruits de la victoire de Lucien, Ambroisie les avait poursuivis; Pierre partait avec le dessein de les rendre non-seulement plus éclatants encore, mais décisifs. Si cet homme, d'une bravoure incontestable et dont l'habileté était vantée, fit bientôt éprouver aux siens les tristes conséquences de l'abus de la victoire, s'il montra une hauteur insolente et une obstination fatale, il ne faut pas l'en accuser lui seul. Aucun Génois ne doutait que Venise ne fût perdue; Doria était envoyé pour prendre possession d'une conquête certaine, et sa dureté s'explique par les instructions qui lui étaient données. Selon les historiens du temps, s'il prenait la ville de Venise il devait la dépouiller. Il n'y laisserait pas un seul noble grand ni petit; tous seraient embarqués et envoyés prisonniers à Gênes, excepté toutefois ceux dont le seigneur de Padoue lui demanderait la tête2.

Venise était prise au dépourvu; elle avait perdu à Pola ses galères, ses matelots et l'énergie populaire; ce qui lui restait de forces maritimes était dispersé à Constantinople, à Ténédos, en Chypre. Charles Zeno faisait une excursion brillante, mais il n'en manquait pas moins à la défense de la patrie. C'est lui qui, de Porto-Venere, avait fait trembler Gênes au milieu des triomphes de cette superbe rivale. On le rappelait, il devait réunir et ramener les galères éparses, mais on ne le voyait pas paraître et l'on ne savait s'il reviendrait à temps3. Pisani était dans sa prison; son émule Thaddée Giustiniani, déclaré amiral, haï du peuple, ne ranimait aucune confiance. Au dehors, les côtes du Frioul, sous la seigneurie du patriarche d'Aquilée ou sous l'empire du roi de Hongrie, étaient des pays ennemis. Le reste des côtes orientales qui reconnaissaient la république étaient désolées par les Génois, ils prenaient les villes, les pillaient et donnaient même leurs conquêtes au patriarche. François de Carrara occupait la terre ferme au nord et au couchant de la ville. Trévise qu'il menaçait était presque la seule cité qui restât à la république et qui pût lui fournir des vivres, quand les secours de la mer étaient interceptés. C'est dans cet état que la reine de l'Adriatique se voyait menacée jusque dans ses lagunes.

Bâtie sur un groupe d'îles embrassées et liées par son enceinte, Venise est au milieu des eaux que l'Adige, la Brenta et le Silo versent à leur embouchure sur un terrain bas qu'elles inondent. Elles y sont retenues par une langue de terre étroite et longue qui sépare ces marais ou lagunes de la haute mer. Ce banc nommé la rive, qui se prolonge près de dix lieues des environs de l'embouchure de la Piave au nord-est jusqu'à celle de l'Adige au sud-ouest, sert de boulevard à Venise et de mur de clôture à tout le bassin interne qu'elle domine. Les courants ont percé plusieurs ouvertures dans cette digue naturelle et l'ont coupée ainsi en une suite de longues îles alignées; c'est par leurs intervalles que de la mer aux lagunes on communique. La coupure la plus voisine de Venise lui tient lieu de port et en porte le nom. Plus loin au midi est la passe qui sert de port à la ville de Chioggia, puis le port de Brondolo, enfin l'ouverture de l'Adige. Ce sont autant de passages par lesquels on peut entrer dans les lagunes; mais ce bassin, où tant d'eaux abondent, n'est navigable que dans les canaux naturels ou faits de main d'homme qui le sillonnent en serpentant à travers les îles et les bas-fonds de ce vaste marais. Tels étaient les facilités et les obstacles que la disposition des lieux présentait pour l'attaque et pour la défense, au moment où, par une fatalité inouïe, Venise se voyait entourée d'ennemis.

La noblesse conserva son courage. Le doge Contarini, brave et respectable vieillard, en donna l'exemple en toute rencontre. On essaya de remonter l'esprit public. On fit des processions et des voeux. On obligea tous les citoyens en état de prendre les armes, nobles, bourgeois, étrangers même, à se porter à la garde de la rive. On mit en défense les ouvertures qui conduisaient de la mer à la ville. On renforça de mille hommes la garnison de Chioggia.

Pierre Doria, parti de Zara, longea la rive, se montra aux Vénitiens et vit leurs préparatifs. Il n'eût pas convenu d'essayer de forcer le passage devant la ville; la place était trop bien gardée; il valait mieux pénétrer dans les lagunes par quelque ouverture plus éloignée, s'y établir et revenir par les canaux pour attaquer Venise derrière sa principale ligne de défense. La ville de Chioggia, située dans le bassin intérieur, offrait, si l'on pouvait s'en rendre maître, un excellent point d'appui pour effectuer ce plan. Elle était assez éloignée de Venise pour n'être que difficilement et imparfaitement secourue dans ces circonstances de terreur qui faisaient concentrer les ressources autour de la capitale; et par l'Adige Carrara pourrait donner la main aux Génois.

Dès que ce projet fut aperçu, les Vénitiens firent tous leurs efforts pour en prévenir les conséquences; ils détruisirent tous les jalons qui, au milieu d'un vaste terrain inondé, marquaient le cours tortueux des canaux, afin que si les Génois s'introduisaient dans les lagunes, les voies praticables leur en fussent dérobées. Ils essayèrent surtout de les empêcher d'entrer. Ils amarrèrent dans la passe qui conduit de Chioggia à la mer un gros vaisseau chargé de bombardes et d'arbalétriers et protégé par une redoute qu'ils élevèrent sur le bord. Les bombardes étaient de grosses pièces d'artillerie qui lançaient des pierres.

Les Génois ne pouvaient forcer ces obstacles du côté de la mer. Ils conçurent le hardi dessein de les attaquer par les derrières. Pour y parvenir, les passages fermés, c'était à l'habileté et à l'audace d'y suppléer.

Chioggia est bâtie dans les lagunes sur un îlot très voisin de la langue de terre qui regarde la mer. Sur cette langue ou rive est le faubourg appelé Chioggia la Petite, que les Génois avaient déjà ravagé une fois; un pont d'un quart de mille le joint à la cité. Une redoute en charpente avait été bâtie pour défendre la porte de la ville; elle y communiquait par un pont-levis.

Chioggia la Petite était voisine de la pointe de l'île qui fait un des côtés du port de Chioggia, au levant; mais au couchant, du côté de l'Adige et de Brondolo, la rive se prolongeait et Carrara avait accès sur cette portion. Il y porta du monde, tandis que du côté de la mer la flotte génoise, stationnée à peu de distance du rivage et couvrant les opérations, détacha douze barques légères qui vinrent aborder la rive sous la protection de leurs alliés. Là, par leurs travaux combinés, à force de cabestans, de poulies et de bras, les douze bateaux furent tirés de la mer sur la rive et redescendus de la rive dans la lagune et dans le canal de Chioggia. Ils se remplirent aussitôt d'hommes audacieux qui vinrent attaquer par derrière la redoute et le gros navire qui fermait l'entrée de la passe. Sous un feu terrible et sous une grêle de traits et de pierres, des grappins saisirent le vaisseau et enfin l'enlevèrent de sa place et l'entraînèrent; le port de Chioggia ainsi ouvert, les galères génoises passèrent aussitôt de la mer dans le canal. Chioggia la Petite et la tête du pont qui, de ce faubourg, conduisait à la ville, furent conquis le lendemain. Les Vénitiens se retirèrent à mesure dans la cité de Chioggia; elle avait alors trois mille cinq cents combattants sous trois capitaines stipendiés et hommes de guerre de quelque renom. Un Contarini, un Mocenigo présidaient à la défense en qualité de provéditeurs de la république. L'importance de ce poste était sentie.

Les assaillants s'avancèrent sur le pont à plusieurs reprises et avec peu de succès durant les premiers jours. Mais un grand assaut fut résolu et mieux conduit. Les redoutes furent attaquées par les barques génoises. Les galères vinrent tirer leurs traits et leurs bombardes sur les troupes vénitiennes rangées sous la ville, tandis que les gens de Carrara attaquaient le pont. Les Vénitiens y tenaient ferme. Les chefs carrarais publient qu'ils donnent 150 ducats d'or à quiconque saura incendier le pont. A peine cette promesse est proférée, un Génois s'est déjà jeté dans une barque, il l'a chargée de paille, de fascines, de goudron et de poudre à canon; il vogue inaperçu, place son brûlot et y met le feu. La détonation et le nuage de fumée qui s'élève font croire aux Vénitiens que le pont est déjà enflammé, ils l'abandonnent avec précipitation, ils ne se croient pas en sûreté contre le feu sur les charpentes de leur redoute, ils rentrent dans la ville en désordre, ils ne pensent pas même à retirer le pont-levis. Ceux qui les attaquent, témoins de ce mouvement, s'élancent après les fuyards. Tous entrent à la fois dans la place. Les soldats font retentir le cri de guerre de Carrara. Les Génois ne laissent pas leurs alliés courir seuls à la conquête, ils affluent en tel nombre, que les défenseurs de la ville renoncent à l'espoir de la sauver. Ils se dispersent; les uns se jettent dans des barques et tâchent de gagner Venise ou Ferrare. Cinquante hommes seulement restent autour du podestat de la ville; ils se défendent de rue en rue jusqu'au palais. Assiégés, ils se rendent enfin. Le drapeau de Saint-Marc est déchiré; on arbore à la fois celui du roi de Hongrie, chef de la ligue, et ceux de Carrara et de Gênes. Cependant la ville est horriblement pillée. L'historien de Padoue ne veut pas, dit-il, conserver la mémoire des cruautés que les Génois commirent. Il est attesté seulement que l'on veilla religieusement à l'honneur des femmes.

Le seigneur de Padoue n'avait pas assisté en personne à cette victoire. A son entrée à Chioggia, Doria le reçut avec les plus grands honneurs: et, au nom de la république de Gênes, il lui résigna sa conquête. Carrara reçut sa nouvelle seigneurie et signala sa prise de possession en conférant d'abord l'ordre de chevalerie à Ambroisie Doria et à quelques autres Génois. Immédiatement après, il se fit prêter serment de fidélité par ses nouveaux sujets. Habile à se les rendre favorables, il se fit amener tous ceux des habitants qu'on avait déjà traités en prisonniers; il paya de ses deniers leurs rançons aux capteurs, et les renvoya libres. Les étrangers soudoyés, les Vénitiens restèrent captifs; ils étaient nombreux: parmi eux étaient beaucoup de nobles et plusieurs hommes de marque.

CHAPITRE VIII.
Désastre de Chioggia.

La consternation fut grande à Venise; une défaite sanglante, la perle d'une place importante, les ennemis établis dans les lagunes, maîtres de la mer et des accès intérieurs, c'était la république à leur discrétion. On ne balança pas longtemps à s'humilier devant la mauvaise fortune. Trois ambassadeurs du sénat se présentèrent aux alliés. Ils demandaient la paix, presque la miséricorde; pour toute instruction, dit-on, ils portaient une carte blanche; ils invitaient le vainqueur à y dicter ses conditions.

La délibération qui suivit cette démarche mit Carrara et Doria en opposition déclarée. Le seigneur de Padoue voulait une paix prompte, qui assurât les avantages auxquels les succès obtenus donnaient droit de prétendre. Doria insista pour pousser les choses à l'extrême; il allégua les instructions de sa république. On ne put s'accorder. Carrara, mécontent, finit par abandonner aux Génois le soin de répondre aux ambassadeurs. «Point d'accord aujourd'hui,» leur dit Doria: et, faisant allusion aux chevaux de Corinthe que dans sa pensée il menaçait d'avance d'un nouveau voyage, «point d'accord que nous n'ayons bridé ces chevaux qui se cabrent sur votre place Saint-Marc; quand nous en tiendrons les rênes, ils seront domptés et dociles, et alors nous vous donnerons la paix.» Les ambassadeurs lui ramenaient sept prisonniers génois, espérant que ce procédé le disposerait favorablement: «Qu'ils retournent avec vous, ajouta-t-il, je ne les veux pas de vos mains; incessamment j'irai les délivrer moi-même.» Ainsi finit la négociation. Par cette réponse plus imprudente encore qu'insolente, Doria préparait sa propre perte, la ruine de toute sa flotte, l'affaiblissement de sa patrie.

L'intelligence troublée à cette occasion entre Carrara et lui ne se rétablit jamais bien. Carrara voulait que les galères génoises retournassent promptement pour bloquer le port de Venise, afin d'en fermer l'accès à Charles Zeno toujours attendu, et la sortie aux armements que les Vénitiens pouvaient encore mettre à la mer pour venir à leur tour assiéger les vainqueurs de Chioggia. Mais les Génois ne voulaient pas se rembarquer sitôt; Doria reprochait à ses alliés le peu de part qu'ils avaient laissé à ses gens dans le butin. Il voulait que Carrara, qui s'était approprié les magasins de sel, de grains et d'huile, payât 300 mille ducats à la flotte, et obligeât ses soldats à rapporter leurs captures à la masse commune. Ces prétentions et ces reproches laissèrent beaucoup d'aigreur. Doria, sollicité de ne pas tenir sa flotte renfermée dans les lagunes, opposa à tout conseil l'orgueil et l'entêtement de son caractère. Carrara quitta Chioggia, Brondolo et l'embouchure de la Brenta, laissant aux Génois quelques troupes; il alla avec le reste de ses forces porter la guerre sur le territoire de Trévise, qui restait seul aux Vénitiens, bloquer cette ville qui leur envoyait encore quelque secours par le Silo, et leur enlever les positions intermédiaires de la terre ferme. Une portion des galères de Gênes ressortit enfin, et vint bloquer le port de Venise.

Alors le peuple effrayé demanda à grands cris que Pisani sortît de prison et vint le défendre. Le gouvernement aristocratique s'indignait de céder à des injonctions populaires dont l'objet était d'ailleurs haï et envié par plusieurs de ces nobles. Cependant il fallut donner cette satisfaction à l'opinion publique. Pisani mis en liberté fut appelé au palais. «Il y a le temps pour la justice, il y a le temps pour la grâce, lui dit le doge; celui de la grâce est arrivé.» - «Mes jours appartiennent à la patrie, soit qu'elle fasse grâce ou justice,» répondit l'illustre citoyen. Les sénateurs l'embrassèrent, le peuple applaudit, et les gens de mer crièrent: Vive Pisani! «Enfants, leur dit-il, criez vive Saint-Marc, ou taisez-vous.» Le bruit courut dès le même jour qu'on lui avait déféré le commandement de la mer. Aussitôt on vient en foule se faire inscrire pour ce service. Les greffiers ne pouvaient y suffire. De là, on alla demander ses ordres. Il remercia les citoyens de leur zèle et les renvoya à la seigneurie qui leur dirait ce qu'ils avaient à faire. Mais quand on apprit que Pisani n'était chargé que de la défense de la ville, sans commandement maritime; que ce commandement restait à Thaddée Giustiniani, les murmures éclatèrent de nouveau avec violence; enfin, le sénat les apaisa en publiant qu'un armement de 40 galères était décrété, que le doge en personne en était l'amiral suprême, et que Pisani serait son premier lieutenant.

Les obstacles dont les Vénitiens avaient hérissé le cours de leurs canaux et entouré leur ville arrêtaient les entreprises des Génois. Ceux-ci résolurent d'établir un camp sur l'île de Malamocco: c'est l'une des parties de cette rive étroite qui court en avant de Venise; sa pointe fait l'un des côtés du port. C'était s'établir sur la ville. Dans ces positions rapprochées, on escarmouchait à toute heure. Une galère génoise était amarrée par le flanc le long de la rive. La nuit, cinquante chaloupes sortirent de Venise et s'avancèrent en grand silence. Les chaloupes, séparées en trois divisions, se portèrent les unes à la poupe, les autres à la proue de la galère; le reste vint la heurter par le travers. Les Génois ne s'aperçurent de ces approches qu'au moment où la trompette donna le signal de l'alarme. Ils furent enveloppés de toute part. On avait choisi l'heure où la marée est basse. La galère était sur le fond et ne pouvait se mouvoir, elle fut prise. Ne pouvant l'emmener, les Vénitiens la brûlèrent. Le butin qu'ils en retirèrent, l'équipage prisonnier, deux bâtiments légers qui accompagnaient la galère entrèrent en triomphe dans la ville. Les Génois furent honteux qu'une telle négligence eût montré à leurs dépens ce qui ne s'était peut-être jamais vu, une galère capturée par des chaloupes.

Cependant il y avait tout à craindre à Venise si l'ennemi restait à Malamocco, et si, à de si grandes forces maritimes on n'avait que des chaloupes à opposer. C'est alors qu'on décréta l'armement. On en demanda les moyens au patriotisme des citoyens, et ils répondirent à l'appel. En peu de semaines trente-quatre galères étaient armées et le vieux doge y commandait en personne. Les Génois en ayant un plus grand nombre, on ne se présentait pas encore à eux. On attendait toujours Charles Zeno pour leur opposer une force égale. Mais chaque jour les galères sortaient de Venise pour exercer leurs équipages à la navigation, car un grand nombre de ces hommes de si bonne volonté étaient étrangers à la marine.

Cette flotte avait la libre sortie sur la mer, elle pouvait tourner Malamocco. Les Génois ne voulaient pas s'exposer à y être attaqués de deux côtés. Ils levèrent leur camp de cette île, détruisirent les fortifications qu'ils y avaient élevées et se retirèrent dans Chioggia. Ainsi ils persistaient dans cette imprudence que Carrara avait combattue, ils allaient passer l'hiver enfoncés dans un coin des lagunes. Leur prévoyance se borna à y amasser des vivres. Ils chargèrent de sel vingt- quatre de leurs galères1 et les envoyèrent au Frioul pour échanger leurs cargaisons contre des grains.

L'éloignement de ces forces inspira à Pisani de tenter une entreprise sur Chioggia. Encouragé par les clameurs du public à qui le danger toujours imminent devenait insupportable, il fît résoudre d'agir sans plus attendre. On appela tout le peuple. Le doge monta sur la mer, et jura solennellement de ne plus rentrer dans Venise que Chioggia ne fût rendue à la république. Les trente-quatre galères, soixante barques, plus de quatre cents chaloupes armées sortirent du port pendant une nuit de décembre et arrivèrent à la hauteur de Chioggia sans que les Génois en eussent réveil. Le projet de Pisani était essentiellement de barrer la communication entre Chioggia et la mer, afin d'enfermer les Génois et leur flotte dans les lagunes. Il destinait deux grands vaisseaux à être coulés à fond dans le canal ou port de Chioggia. Il les y conduisit et marqua leur place. Avant de les échouer, on descendit sur la rive près de Chioggia la Petite, et on se mit en devoir d'y bâtir un fortin. Jusque-là les opérations n'avaient pas été troublées. Mais les Génois de Chioggia accoururent par le pont sur la rive, ils culbutèrent les Vénitiens, il en périt six cents tués ou noyés, le fortin commencé fut détruit. Le doge, qui de sa galère observait ce désastre, fit manoeuvrer sa flotte et donna ordre de fixer sur ses ancres dans l'embouchure du port l'un des vaisseaux qu'on y avait conduits. On commença à élever une redoute sur ce bâtiment. Doria se hâta de le faire attaquer de son côté; de la mer les galères du doge le défendirent. Les bombardes tonnèrent de part et d'autre. Les Génois l'emportèrent enfin: ceux qui manoeuvraient le vaisseau, ceux qui y plantaient des machines furent contraints de tout abandonner. Les Génois se saisirent du bâtiment et, dans leur transport sans ordre et sans réflexion, ils l'incendièrent. Il brûla à fleur d'eau, la coque coula à fond là où elle avait été conduite, elle ferma le passage. Ce que Pisani avait voulu faire, les Génois l'avaient exécuté; ils célébraient leur victoire, elle assurait leur défaite immanquable.

Alors malgré les efforts des Génois, les Vénitiens revinrent à la rive devant Chioggia et se fortifièrent sur les deux îles qui forment l'entrée du port. De là ils protégeaient le batardeau dont ils l'avaient fermé. Les galères croisaient en dehors dans le même but. Ainsi resserrés dans Chioggia, les Génois, tranquilles d'ailleurs dans cette ville, comprirent que pendant l'hiver la flotte allait rester inutile et mal placée dans les lagunes. Ils ne pensèrent plus qu'à l'envoyer à Zara ou même à Gênes. Au printemps les galères seraient revenues en force pour délivrer la ville et pour continuer le cours des conquêtes. Il s'agissait cependant de sortir de Chioggia, le passage devant son port était intercepté. A l'occident, un canal assez large conduisait à Brondolo où la Brenta formait un bassin qui avait son embouchure dans la mer. Quatorze galères génoises s'avancèrent par cette voie. On ignorait encore que la clôture du port de Chioggia n'était qu'une partie du plan de Pisani, et qu'il n'avait pas négligé de fermer les autres issues. Quatre galères avaient été détachées par ses soins avec l'ordre de couler des barques au travers des canaux de manière à en rendre la navigation impossible vers le bassin ou le port de Brondolo et même dans les eaux par lesquelles on aurait pu tourner derrière Venise et aller gagner au loin d'autres passages à l'est de la ville. Les Génois se virent dans l'impossibilité de passer de vive force, ils reculèrent à Chioggia. Aussitôt on compléta les travaux qui devaient leur fermer la voie. Treize galères vénitiennes s'établirent en station à Brondolo pour veiller sur le batardeau qu'on avait élevé au travers du canal et sur les mouvements de l'ennemi. Pisani commandait cette division.

La rive qui s'étend de Chioggia la Petite au port de Brondolo portait à l'extrémité qui domine ce port et en forme un côté, un couvent solidement bâti. Doria fit sortir des troupes de Chioggia, passa le pont, gagna la rive, la suivit et se rendit maître du couvent; il en lit aussitôt une citadelle redoutable. Elle incendiait les galères dans le bassin et éloignait celles qui croisaient du côté de la mer. Mais Doria ne put empêcher Pisani d'élever une redoute sur la pointe opposée. Ce fortin et le couvent ne cessèrent de tirer l'un sur l'autre. Les Vénitiens avaient vingt-deux grosses bombardes. Il paraît qu'une de ces pièces exigeait pour la charger autant de travail qu'une mine. On y passait la nuit entière, et, au point du jour, la batterie tirait sur le couvent. Les Génois répondaient avec la même furie. Il se lança de part et d'autre, disent les auteurs, plus de cinq cents décharges de grosses pierres.

Outre le grand canal qui allait dans le bassin de la Brenta et que Pisani avait fermé, il en était un plus étroit qui longeait la rive et se rendait dans le port même de Brondolo, tout auprès de son ouverture. On n'eût pu croire ni qu'une galère eût place pour y naviguer, ni surtout qu'elle pût y être transportée à flot, car ce fossé ne communiquait pas avec le grand canal. Doria avait cependant conçu l'espérance de faire sortir sa flotte par cette voie qui l'eût conduite tout près de la mer au delà des barrières élevées par les Vénitiens. C'est dans cette vue qu'il avait voulu se rendre maître des deux pointes de l'embouchure du port de Brondolo. Il n'avait pu en garder qu'une, mais elle protégeait le petit canal, et, s'il parvenait à y établir ses galères, il n'était pas sans espérance de dérober leur sortie à l'ennemi en les faisant filer l'une après l'autre. Car ce n'était pas autrement qu'elles pouvaient se ranger dans ce défilé. Dix-neuf y furent transportées du grand canal à force de bras et de machines. Après ce travail immense et tandis que l'artillerie tonnait de toute part pour essayer de donner le change, la galère la plus voisine de l'issue essaya de la franchir. Mais elle trouva aussitôt les Vénitiens qui la repoussèrent. Cependant Pisani sentit le danger qui menaçait de faire échouer tout son plan. Une de ces longues nuits d'hiver (on était à la fin de décembre) suffisait pour faire échapper ceux qu'il regardait comme ses prisonniers. Il redoubla de vigilance autour d'eux, il fit la garde jour et nuit de tous côtés. Mais cette garde était si pénible et si rebutante dans une saison rigoureuse, que les équipages de ses galères refusaient le service; ils voulaient abandonner la redoute et la station, et demandaient en tumulte qu'on les ramenât à Venise. On leur promettait toujours l'arrivée imminente de Zeno qui venait les renforcer et relever ceux qui souffraient; mais personne ne voulait plus croire à ce secours attendu si longtemps. Les Génois allaient être sauvés au moment qui devait assurer leur perte. Pisani, désespéré d'abandonner sa proie, obtint, par un dernier effort de sa popularité, que ses gens garderaient encore leur poste deux jours sans plus, les deux derniers jours de décembre 1379. Le 1er janvier, Zeno parut avec quatorze galères chargées de vivres, de richesses, de butin de toute espèce. Il se montrait à peine devant Venise qu'un ordre lui fut expédié de continuer jusque devant Chioggia, d'où le doge l'envoya immédiatement à la station de Brondolo. La confiance des Vénitiens fut alors remontée. Ils avaient cinquante galères à opposer aux forces des Génois, trente-six furent consacrées aux opérations du passage de Brondolo: de ce côté étaient tous les efforts de l'ennemi.

Les galères qui remplissaient le petit canal faisaient chaque jour quelque démonstration pour tenter de déboucher. Un jour une galère vénitienne de garde, sans attendre les renforts que ses signaux devaient amener, se détacha pour repousser celle qui s'était avancée et la combattit corps à corps. Mais, pendant la lutte, par une singulière manoeuvre, les Génois jetèrent des grappins sur la proue ennemie, et aussitôt toutes les galères génoises remontant à force leur canal se remorquèrent l'une l'autre, et, tirées par les matelots montés sur les deux bords, entraînèrent à leur suite la galère vénitienne; prise dans cet étroit passage, elle ne put s'en délivrer. C'était une de celles de la division de Zeno, richement chargée, et à qui il n'avait pas été permis d'aller mettre son butin en sûreté. Tout retomba aux mains des Génois.

Au milieu de ces événements, Pierre Doria, toujours actif, toujours passant d'une attaque à une autre, fut frappé au couvent de Brondolo d'un éclat de pierre détaché d'une brèche par un coup de bombarde, et mourut sur le coup. Il échappa ainsi à la catastrophe qui menaçait son armée; si la position périlleuse des Génois était due à son entêtement, il leur restait la confiance en son habileté pour en sortir: sa perte dissipa leurs espérances.

Cependant ils ne pouvaient voir leurs galères rangées contre une rive étroite qui seule les séparait de la mer, et où ils possédaient une forteresse, et s'accoutumer à l'idée qu'ils ne sauraient franchir une si simple barrière. Puisqu'à ses deux extrémités on leur fermait les issues, ils songèrent à couper l'île qui les arrêtait et à s'ouvrir un passage fait de leurs mains. Ils le tracèrent sans perte de temps auprès des murs du couvent qui leur servait de citadelle. Ce travail fut pressé avec toute l'activité propre à un peuple ingénieux et patient, mis en mouvement par le plus capital des intérêts. On y employait à l'envi les équipages des quarante-huit galères enfermées entre Chioggia et Brondolo. Un peu de temps eût suffi pour mener ce grand travail à sa fin, et alors en peu d'heures la flotte était sauvée.

Les Vénitiens s'alarmèrent de cette hardie tentative et comprirent qu'il ne fallait pas laisser le loisir de l'exécuter. Ils réunirent toutes leurs forces de terre et de mer, résolus à déposter les Génois du couvent et de la rive de Brondolo. Venise avait reçu de grands renforts; elle soudoyait la compagnie de l'Etoile, celle qui avait fait trembler Gênes, et une autre compagnie plus redoutable encore sous un capitaine anglais; deux mille cinq cents lances et un corps d'infanterie permettaient d'entreprendre toute opération. Les Génois étaient au nombre de quinze mille, soit à Chioggia, soit à l'entour; et la rive, de Chioggia la Petite à la pointe de Brondolo, était le seul champ de bataille que leur offrît cette singulière région.

Le doge et ses troupes occupaient à terre les deux extrémités de l'ouverture qui sert de port à Chioggia et qui se trouvaient réunies par la digue dont ils avaient fermé ce port. Ils y firent monter huit mille hommes pour aller d'abord s'emparer de Chioggia la Petite. Dans cette attaque une tour bien défendue fit une vive résistance. Tandis qu'on employait la sape pour la faire crouler sur ses gardiens, les Génois envoyèrent pour la secourir, d'un côté huit mille hommes sortant de la ville par le pont, de l'autre quinze cents hommes tirés du couvent de Brondolo, afin de mettre les Vénitiens entre deux feux. Mais, loin de s'en effrayer, les assaillants faisaient face des deux côtés, et un combat acharné se livrait de toute part. Les mouvements de la cavalerie à la solde des Vénitiens étonnèrent les Génois et firent hésiter la tête de leurs colonnes. L'ennemi en profita pour les charger, et porta le désordre dans les rangs. Ceux qui venaient de Brondolo furent d'abord dispersés, ils cherchèrent leur salut le long des canaux, où, en tâchant de les traverser, ils se noyaient sous le poids de leurs armes. La colonne de Chioggia, également rompue et poursuivie, se reporta sur le pont pour regagner la ville. Ils s'y précipitèrent avec tant d'impétuosité que le pont surchargé se brisa sous eux. Un très-grand nombre tombèrent et périrent; près de mille hommes furent coupés et faits prisonniers.

Le désastre du pont sauva la ville en ce moment. S'il ne se fût rompu, il est probable que les assaillants auraient pénétré dans la cité avec les fuyards, et Chioggia aurait été reprise par les Vénitiens comme ils l'avaient perdue.

Ils se préparaient à marcher vers la pointe de Brondolo, dont le chemin leur était ouvert. Les Génois ne les attendirent pas. Ils mirent le feu au couvent déjà ruiné par l'artillerie. Ils détruisirent leurs machines. Enfin ils incendièrent douze galères qu'ils avaient encore dans le canal. Après cette destruction chacun chercha à se sauver en gagnant dans quelque canot Padoue ou les terres voisines. Dix galères se trouvaient aussi auprès des moulins de Chioggia. Pisani les fit attaquer, les équipages les abandonnèrent, elles furent prises sans combat et conduites à Venise avec tout leur armement encore à bord.

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