Histoire du Bas-Empire. Tome 02
XLII. Hortaire réduit à demander la paix.
Amm. l. 17, c. 10.
Zos. l. 3, c. 4.
Alsat. illustr. p. 408.
Il fallait passer le Necker [Nicer] pour mettre à la raison un autre roi nommé Hortaire[196]. C'était aussi-bien que Suomaire un des rois qui s'étaient trouvés à la bataille de Strasbourg. Comme on manquait de guides, Nestica, tribun de la garde, et Charietton furent chargés d'enlever quelque habitant du pays. Ils amenèrent un jeune Alleman, qui promit de conduire l'armée, pourvu qu'on lui accordât la vie. On rencontra bientôt de grands abatis d'arbres qui obligèrent de prendre de longs détours. Enfin on arriva sur les terres d'Hortaire, où le soldat fatigué se vengea par le ravage. Ce roi, voyant une armée nombreuse et son pays désolé où il ne restait plus que des ruines et des cendres, vint aussi implorer la miséricorde du César, et promit avec serment d'obéir aux ordres qu'il recevrait, et de rendre tous les prisonniers. Ils étaient en grand nombre dans ce canton; mais, malgré sa promesse, il n'en rassembla que fort peu; et les ayant amenés devant Julien, il s'approcha pour recevoir le présent qu'on avait coutume de faire aux princes avec lesquels on traitait. Julien, indigné de sa mauvaise foi, fit arrêter quatre des principaux seigneurs qui l'accompagnaient, et prit des mesures pour ne perdre aucun des Gaulois qui étaient en captivité. Il fit interroger tous ceux qui s'étaient sauvés des villes et des campagnes, pillées les années précédentes, pour savoir d'eux les noms de leurs compatriotes que les Barbares avaient enlevés. Après que sur leur déposition on en eut dressé un rôle exact, Julien monta sur son tribunal et fit défiler devant lui tous les prisonniers en leur demandant à chacun leur nom. Les secrétaires du prince, placés derrière son siége, tenaient registre de tous ceux qui passaient. Cette revue étant finie, comme le rôle en contenait un beaucoup plus grand nombre, Julien, s'adressant aux Barbares, leur demanda qu'étaient devenus ceux qui manquaient, en les désignant par leurs noms; et il leur signifia qu'ils n'avaient point de paix à espérer, tant qu'il en manquerait un seul. Les Barbares n'apercevant pas les secrétaires qui suggéraient à Julien les noms de tous ces prisonniers absents, étaient frappés d'étonnement; ils s'imaginaient qu'il était inspiré du ciel, et qu'on ne pouvait lui rien cacher; et ils jurèrent avec des imprécations horribles qu'ils lui mettraient fidèlement entre les mains tous ceux qui vivaient encore. Hortaire, tremblant et humilié, s'obligea de fournir à ses dépens les matériaux et les voitures de transport pour rebâtir les villes que les Allemans avaient ruinées. On n'exigea point de lui qu'il fît apporter des vivres, parce que son pays était entièrement dévasté. On le renvoya, après qu'il eut répondu sur sa tête de son exactitude à remplir les conditions. C'est ainsi que ces rois féroces, nourris de sang et de pillage, furent enfin forcés de courber leur tête superbe sous le joug de la puissance romaine.
[196] Zosime (l. 3, c. 4) appelle ce prince Vadomaire. C'est une erreur.—S.-M.
XLIII. Retour des captifs.
[Amm. l. 17, c. 10.]
Jul. ad Ath. p. 280.
Liban. or. 10, t. 2. p. 280.
Zos. l. 3, c. 4 et 5.
Zon. l. 13, t. 2, p. 20.
Le retour des prisonniers fut le fruit de ces glorieuses expéditions. C'était un spectacle touchant de voir revenir par bandes ces malheureux, saluant leur patrie par des cris d'allégresse, caressés de leurs maîtres qui leur avaient fait sentir au-delà du Rhin le plus dur esclavage, se prosternant aux pieds de leur libérateur, embrassant avec larmes leurs pères, leurs femmes, leurs enfants qui pleuraient aussi de joie. Il en revint près de vingt mille. On demandait compte aux Barbares de ceux qu'ils ne ramenaient pas; et ils étaient obligés de se justifier en prouvant que ceux-là étaient morts, par le témoignage de ceux qu'ils ramenaient. La Gaule reprit une face nouvelle: les villes se relevaient; c'était pour Julien autant de trophées; et ce qu'il y avait de plus glorieux et de plus nouveau, c'est que les Barbares qui les avaient ruinées travaillaient à les rebâtir. Les campagnes auparavant désertes et incultes se repeuplaient et se ranimaient; on voyait refleurir les arts; les revenus publics augmentaient; ce n'était que mariages, fêtes, assemblées; et l'hiver suivant fut une saison de joie et de plaisir.
XLIV. Malice des courtisans.
Amm. l. 17, c. 11.
Des succès si brillants et si soutenus ne faisaient pas taire l'envie. Le compte que Julien était obligé de rendre à l'empereur, quelque modeste qu'il fût, semblait toujours exagéré et plein de vanité: et tandis que la Gaule retentissait des éloges du César, il n'était à la cour qu'un fanfaron, un poltron qui s'enorgueillissait de faire fuir devant lui des sauvages encore plus timides. Mais ces lâches courtisans, attentifs à flatter la basse jalousie de l'empereur, travaillaient malgré eux à la gloire de Julien. Il lui eût manqué un trait de ressemblance avec les plus grands hommes, s'il n'eût pas eu des envieux et des ennemis.
Αn 359.
XLV. Mort de Barbation.
Amm. l. 18, c. 3.
Il fut bientôt délivré du plus dangereux. L'année suivante, sous le consulat d'Eusèbe et d'Hypatius, frères de l'impératrice, Barbation fut lui-même sacrifié à ces défiances qu'il avait tant de fois inspirées contre les autres. Ce méchant homme joignait à beaucoup de malice une égale faiblesse. Un essaim d'abeilles qui se forma dans sa maison lui donna de grandes alarmes. C'était dans la superstition payenne un pronostic des plus fâcheux. Il consulta les devins et partit avec ces inquiétudes pour une expédition qui n'est pas autrement connue. Sa femme, nommée Assyria, étourdie et ambitieuse, se met dans l'esprit que son mari, pour s'affranchir de ses craintes, va détrôner Constance. Elle voit déja Barbation empereur. Cette folle imagination en enfante une autre: la voilà jalouse d'Eusébia; elle se persuade que Barbation, ébloui des charmes de la princesse, ne manquera pas de l'épouser. Sans perdre de temps, elle envoie secrètement à son mari une lettre trempée de ses larmes, pour le conjurer de ne lui pas faire l'injustice de la croire indigne du rang d'impératrice. Elle avait employé pour l'écrire la main d'une femme esclave, qui lui était venue de la confiscation des biens de Silvanus. Dès que Barbation fut de retour, cette confidente, pour venger son ancien maître, va de nuit trouver Arbétion; elle lui met entre les mains une copie de la lettre. Celui-ci, trop heureux de trouver une si belle occasion de perdre un rival, la porte à l'empereur; et sur-le-champ Barbation est arrêté. Il avoue qu'il a reçu la lettre; sa femme est convaincue de l'avoir écrite, et tous deux ont la tête tranchée. Constance, une fois alarmé, ne se rassura pas si tôt. On arrête, on met à la question beaucoup d'innocents. Le tribun Valentinus[197], qui ne savait rien de cette prétendue intrigue, essuya de cruelles tortures: il eut assez de force pour y survivre; et par forme de dédommagement l'empereur lui donna le commandement des troupes dans l'Illyrie.
[197] Ex primicerio protectorum tribunus.—S.-M.
XLVI. Séditions à Rome.
Amm. l. 17, c. 11, et l. 19, c. 10.
Grut. Inscr. p. 1162, no 1.
Il s'éleva cette année dans la ville de Rome de violentes séditions. La flotte de Carthage qui apportait le blé de l'Afrique, battue de la tempête, ne pouvait aborder à Ostie; et le peuple, qui craignait la famine, rendait les magistrats responsables du caprice des vents. Le préfet Junius-Bassus était mort[198] peu de temps après qu'il fut entré en charge; il venait de se convertir au christianisme. La sédition éclata sous Artémius, vicaire de Rome, qui succéda à ses fonctions. Mais elle devint plus furieuse lorsque Tertullus eut été nommé préfet. Ce magistrat, après avoir épuisé tous les moyens d'apaiser le tumulte, se voyant sur le point d'être mis en pièces, fit conduire au milieu de la place publique ses enfants encore en bas âge, et les montrant au peuple: Romains, dit-il, voilà vos concitoyens; si la colère du ciel continue, ils partageront vos malheurs: mais si vous croyez sauver votre vie en leur donnant la mort, je les mets entre vos mains. A la vue de ces enfants, la compassion étouffa la rage de la multitude: elle attendit avec patience; et peu de jours après, pendant que Tertullus, qui était païen, faisait un sacrifice à Ostie dans le temple de Castor et de Pollux, le vent tourna au midi, la flotte entra dans le Tibre, et la superstition méconnaissant la main qui gouverne les tempêtes, et qui distribue aux hommes leur nourriture, regarda cet événement comme un miracle de ces chimériques divinités.
[198] Le 8 des kalendes de septembre ou le 25 août 359. Il était âgé de quarante-deux ans et deux mois.—S.-M.
XLVII. Anatolius, préfet d'Illyrie.
Amm. l. 19, c. 11; et ibi Vales.
Himer. apud Phot. cod. 165.
Eunap. in Proœr. t. 1. p. 85-88, ed. Boiss.
Liban. or. 9, t. 2, p. 214.
Constance était encore à Sirmium, lorsqu'il apprit que les Limigantes, quittant peu à peu le pays où il les avait transplantés, se rapprochaient du Danube, et qu'ils commençaient déja à faire des courses. Craignant que s'il ne les arrêtait dès le premier pas, ils n'en devinssent plus hardis, il assemble ses meilleures troupes, sans attendre l'été. Il comptait et sur l'ardeur de son armée encore échauffée des succès de la campagne précédente, et sur la prévoyance d'Anatolius, préfet d'Illyrie, qui, sans incommoder la province, avait pendant l'hiver établi des magasins. Ce personnage mémorable était de Béryte en Syrie. Après avoir étudié les lois dans sa patrie, la plus célèbre école de jurisprudence qui fût en Orient, il vint à Rome du temps de Constantin; et s'étant fait connaître à la cour par ses talents, il fut gouverneur de Galatie, vicaire d'Afrique, et parvint à la charge de préfet en Illyrie. Il resta dans les ténèbres du paganisme; d'ailleurs c'était un homme à qui ses ennemis mêmes ne pouvaient refuser des éloges. On admirait son amour pour la vérité et pour la justice, l'élévation de son ame, sa noble franchise, son application au travail, son éloquence, son désintéressement, la tendresse et la fermeté de son cœur tellement assorties, qu'il ne mesurait pas le mérite des autres par l'amitié qu'il avait pour eux, mais qu'il réglait au contraire la mesure de son amitié sur celle du mérite. On dit qu'en faisant ses adieux à l'empereur quand il partit pour l'Illyrie, il lui dit: Prince, désormais la dignité ne sauvera plus les coupables: quiconque violera les lois, officier civil ou militaire, en éprouvera la sévérité. Ce n'était pas qu'il eût rien de dur dans le caractère; il aimait mieux corriger que punir, et jamais l'Illyrie ne fut plus florissante et plus heureuse que sous son gouvernement. Il soulagea le pays ruiné par l'entretien des postes et des voitures publiques, et par l'excès des tailles, tant réelles que personnelles. Les habitants le pleurèrent après sa mort; mais ils le regrettèrent bien davantage, quand on lui eut donné pour successeur Florentius, auparavant préfet des Gaules. Ce financier intraitable, armé de toutes les rigueurs du fisc, étant venu fondre sur eux comme un vautour, plusieurs se pendirent de désespoir.
XLVIII. Limigantes détruits.
Amm. l. 19, c. 11.
Cellar. geog. antiq. t. 1, p. 448.
L'empereur, bien assuré de trouver des subsistances, marche en grand appareil vers la Valérie, dès les premiers jours du printemps. Il arrive au bord du Danube, lorsque les Barbares se disposaient à le passer sur les glaces qui n'étaient pas encore fondues. Pour ne pas laisser languir ses troupes, qui souffraient beaucoup des rigueurs du froid, il envoie aussitôt demander aux Limigantes, pourquoi ils franchissaient les limites marquées par un traité solennel. Les Barbares s'excusent sur de vains prétextes, et demandent humblement la permission de passer le fleuve, pour expliquer à l'empereur les incommodités de leur nouvelle habitation; ils protestent qu'ils sont prêts, s'il y consent, à se transporter partout ailleurs, pourvu que ce soit dans l'intérieur de l'empire; et qu'il n'aura point de sujets plus obéissants ni plus tranquilles. L'empereur, ravi de terminer sans coup férir une expédition qui paraissait difficile et périlleuse, leur accorde le passage: il croyait gagner beaucoup en les établissant dans l'empire: c'était, lui disaient ses flatteurs aussi mauvais politiques que bons courtisans, une pépinière de braves soldats, qui rempliraient ses armées, tandis que les provinces donneraient volontiers de l'argent pour être dispensées de fournir des recrues. Constance, pour recevoir les Barbares à leur passage, va camper près d'Acimincum, qu'on croit être Salenkemen, presque vis-à-vis de l'embouchure de la Théiss; et ayant fait élever une terrasse en forme de tribunal, il détache quelques légionaires sous la conduite d'un ingénieur[199] nommé Innocentius qui lui avait donné ce bon conseil, et les fait placer sur les bords du Danube, avec ordre d'observer les mouvements des Barbares, et de les prendre à dos en cas qu'ils voulussent faire quelque violence, quand ils auraient passé le fleuve. La précaution ne fut pas inutile. Les Limigantes, ayant traversé le fleuve, se tenaient d'abord la tête baissée en posture de suppliants, et semblaient attendre les ordres de l'empereur. Mais quand ils le virent qui s'apprêtait à les haranguer sans défiance, un d'entre eux, comme saisi d'un accès de fureur, ayant lancé sa chaussure contre le tribunal, se met à y courir de toutes ses forces en criant, Marha, marha: c'était le cri de guerre de la nation. Tous ses compatriotes élèvent en même-temps un drapeau, poussent d'affreux hurlements, et le suivent en confusion. Constance, du haut de la terrasse où il était assis, voyant accourir cette multitude qui faisait briller à ses yeux les épées et les javelots, descend à la hâte, quitte ses habits impériaux pour n'être pas reconnu, et montant promptement à cheval se sauve à toute bride. Ses gardes essaient de faire résistance et sont massacrés; le siége impérial est pillé et mis en pièces. Constance avait eu l'imprudence de laisser assembler les Barbares sur la rive, sans faire mettre ses troupes sous les armes. Elles étaient encore dans le camp, lorsqu'elles apprirent que l'empereur était en péril. Aussitôt les soldats accourent à demi armés, et poussant un cri terrible, enflammés de colère et de honte, ils se jettent tête baissée au travers de ces perfides ennemis: ils égorgent tout ce qu'ils rencontrent; le détachement qui bordait le Danube les charge par derrière; on les enveloppe, on les serre de toutes parts: les vivants, les mourants et les morts ne formant qu'un monceau tombent pêle-mêle les uns sur les autres. L'exécution fut horrible; et l'on ne sonna la retraite qu'après le massacre du dernier des Limigantes. Les Romains ne perdirent que ceux qui furent surpris dans la première attaque. On regretta surtout Cella, tribun de la garde, qui se jeta le premier dans le plus épais des bataillons ennemis. Cette plaine fut le tombeau des Limigantes; il n'en est plus parlé dans l'histoire, et cette nation fut détruite, comme elle s'était formée, par sa propre perfidie.
[199] Agrimensor.—S.-M.
XLIX. Premier préfet de C. P.
Idat. chron.
Amm. l. 19, c. 11.
Chron. Hier.
Socr. l. 2, c. 41.
Soz. l. 4, c. 23.
Chron. Alex. vel Pasch. p. 293.
Cod. Th. l. 6, tit. 4, leg. 14, 15 et ibi Godef.
Cod. Just. l. 7, tit. 62, leg. 2, 3.
Constance, après avoir pris des mesures pour la sûreté des frontières, revint à Sirmium[200]. Il en partit peu de jours après pour Constantinople, afin de se rapprocher de l'Orient, que Sapor menaçait d'envahir. Jusque-là les duumvirs, qui dans les villes municipales tenaient le même rang que les consuls à Rome, avaient été à la tête du sénat de Constantinople: c'étaient les chefs de la magistrature. Constance, afin d'y établir le même gouvernement qu'à Rome, créa cette année pour la première fois un préfet de la ville[201]. Ce fut Honoratus qui avait été préfet des Gaules. L'empereur distingua ce nouveau magistrat des préteurs, dont il régla la juridiction. Il déclara que les appels des trois provinces de la Thrace nommées Europe, Rhodope et Hémimont, et ceux de la Bithynie, de la Paphlagonie, de la Lydie, de l'Hellespont, des îles de la mer Egée et de la Phrygie Salutaire, ressortiraient devant ce préfet.
[200] Il y était le 22 mai 359. Le 18 juin suivant, il se trouvait à Singidunum dans la Mœsie. Le 10 octobre il était auprès d'Andrinople.—S.-M.
[201] Ce fut le 11 décembre, selon Idatius, ou le 11 septembre selon la Chronique Paschale.—S.-M.
L. Prétendue conjuration.
Amm. l. 19, c. 12.
Liban, or. 9, t. 2, p. 213 et 214, ed. Morel. epist. 734, p. 332, ed. Wolf.
La faiblesse de Constance était un fonds inépuisable pour Paul le délateur. Ce scélérat insatiable d'argent ne savait, pour s'enrichir, d'autre métier que de réveiller de temps en temps les inquiétudes du prince. Une cause très-légère fit, vers ce temps-là, périr un grand nombre d'innocents. Dans Abydus, ville de la Thébaïde, était un oracle fameux d'un dieu nommé Bésa[202]. On le consultait de vive voix ou par écrit, et les absents n'avaient pas toujours soin de faire retirer leurs billets avec la réponse de l'oracle. On en envoya quelques-uns à l'empereur. Il crut y voir des questions dangereuses, et qui tiraient à conséquence pour la sûreté de sa personne. Aussitôt il fait partir Paul, dont il estimait la sagacité dans ces sortes de recherches; il le charge de mettre en justice tous ceux qu'il jugera à propos: il nomme, pour présider aux interrogatoires, non pas Hermogène, préfet du prétoire d'Orient, qui avait succédé à Musonianus (il connaissait trop son équité et sa douceur), mais Modestus, comte d'Orient, propre à ces commissions sanguinaires. Paul arrive, ne projetant que tortures et que supplices. Ses accusations alarment et bouleversent l'Egypte et les contrées voisines. On amène devant lui des gens de toute condition, dont plusieurs périssent dans les fers avant le jugement. On avait choisi pour le théâtre de ces sanglantes exécutions Scythopolis, en Palestine, parce qu'elle était située entre les villes d'Antioche et d'Alexandrie, d'où l'on faisait venir la plupart des accusés. Un des premiers fut le fils de ce Philippe qui avait été préfet du prétoire et consul, et qui avait prêté ses propres mains, pour ôter la vie à Paul, évêque de Constantinople. Son fils, nommé Simplicius, fut accusé d'avoir consulté l'oracle sur les moyens de parvenir à l'empire. Constance, qui n'avait jamais rien excusé ni pardonné sur cet article, avait ordonné de l'appliquer à la torture. Simplicius fut cependant assez heureux pour s'en garantir, sans doute à force d'argent; il en fut quitte pour être banni. Ce fut aussi le sort de Parnasius, quoiqu'il eût été condamné à mort. C'était un homme de bien, qui avait été préfet d'Egypte: il obtint dans la suite la permission de retourner à Patras, ville d'Achaïe, sa patrie, et de rentrer en possession de ses biens. Andronicus, homme de lettres, et célèbre alors par ses poésies, déconcerta ses accusateurs par la force de ses réponses, et se fit absoudre. La même fermeté sauva le philosophe Démétrius surnommé Chytras, fort avancé en âge, mais dont le corps et l'esprit avaient conservé toute leur vigueur. Après une longue torture qu'il soutint avec courage, on lui permit de retourner à Alexandrie. Ceux-là échappèrent à la calomnie; mais quantité d'autres en furent les victimes. Les uns furent déchirés à coups de fouets; d'autres périrent d'une manière plus cruelle; et la confiscation des biens était toujours la suite du supplice. Paul mettait en usage mille détours, mille piéges pour surprendre l'innocence: porter à son col quelque préservatif superstitieux, passer le soir auprès d'une sépulture, c'en était assez pour perdre la vie, comme convaincu de sortilège ou de commerce avec les morts, dans l'intention de détrôner ou de faire périr l'empereur.
[202] Au sujet de ce dieu égyptien, dont les fonctions mythologiques nous sont inconnues, voyez Jablonski, Pantheon Ægyptiorum, l. 5, c. 7, p. 200.—S.-M.
LI. Courses des Isauriens.
Amm. l. 19, c. 13.
Depuis que les Isauriens avaient manqué leur entreprise sur Séleucie, ils s'étaient tenus quelque temps cachés dans leurs montagnes. Enfin s'ennuyant du repos, ils recommençaient leurs courses. Accoutumés à franchir aisément les lieux les moins praticables, ils échappaient aux troupes qui défendaient le pays. On envoya pour les contenir le comte Lauricius, plus politique que guerrier. Sa bonne conduite fit plus que la valeur. Il sut si bien les intimider et les resserrer, qu'ils ne purent rien exécuter de considérable, tant qu'il fut dans la province.
LII. Sapor se prépare à la guerre.
Amm. l. 18, c. 4, 5, et ibi Vales.
Les menaces de Sapor éclatèrent cette année. Ce prince avide de conquêtes, ayant trouvé de nouveaux secours dans les nations féroces avec lesquelles il venait de conclure la paix, s'occupa, pendant l'hiver, à ramasser des vivres, des armes, et à lever des soldats, dans le dessein d'entrer sur les terres de l'empire. Résolu de faire les plus grands efforts, il consulta tous les devins de son royaume: on dit même qu'il alla jusqu'à immoler des hommes[203], pour chercher dans leurs entrailles des pronostics de ses succès. Mais un transfuge lui fournit des lumières plus sûres que tous ses oracles et tous ses sacrifices. Antonin était un riche négociant établi en Mésopotamie, et très-connu dans ces contrées. Sa fortune fit envie à des hommes puissants qui lui suscitèrent des procès. Afin de ne pas manquer leur proie, ils s'appuyèrent des officiers du fisc qui entrèrent en collusion avec eux. Antonin habile et rompu aux affaires, après avoir, malgré la protection d'Ursicin, perdu plusieurs procès, n'espérant rien de ses juges vendus à l'injustice, feignit de s'exécuter de bonne grâce; il reconnut des dettes qu'il n'avait pas contractées, et fit des billets payables à termes, se réservant au fond du cœur l'espoir de la vengeance. Ayant dressé son plan, il se mit au service de Cassianus, commandant des troupes de la province, qui, comptant sur son intelligence, l'employa à tenir ses rôles[204]. Cette commission lui donna sans doute le moyen de s'instruire à fond, et en peu de temps, de tout le détail militaire. Quand il eut acquis ces connaissances, il songea à les porter en Perse; et pour se procurer la facilité d'approcher des frontières sans donner de soupçons, il acheta une petite terre sur les bords du Tigre[205]. Il y transporta sa famille, et, dans les fréquents voyages qu'il y faisait, il trouva moyen de lier un commerce secret avec Tamsapor, qui commandait de l'autre côté du fleuve[206]. Le terme de l'échéance de ses billets arriva, et l'intendant des finances d'intelligence avec ses prétendus créanciers se mettait en devoir de le poursuivre, lorsqu'Antonin escorté d'un parti de Perses, qui se rendirent auprès de lui pour favoriser sa fuite, se jeta dans des barques avec sa femme, ses enfants et tous ses effets, et passa à l'autre bord. On le conduit à Sapor, qui le reçoit à bras ouverts, et lui donne place à sa table et dans son conseil[207]. Ce transfuge, animé par le ressentiment et par le désir de servir son nouveau maître, devint le plus mortel ennemi des Romains. Il ne cessait d'animer Sapor, en lui reprochant qu'il savait vaincre, mais qu'il ne savait pas faire usage de ses victoires: il lui rappelait ses campagnes passées[208], tant d'efforts sans succès, tant de succès sans aucun fruit; qu'après avoir terrassé les Romains à Singara[209], il avait laissé la victoire ensevelie dans les ombres de la nuit, et que les Perses vainqueurs, comme de concert avec les vaincus, n'avaient osé approcher d'Édesse, ni des ponts de l'Euphrate; quels avantages n'aurait pas remportés le plus brave et le plus puissant monarque du monde, s'il fût tombé sur l'empire dans le temps où les Romains le déchiraient eux-mêmes par la guerre civile. C'était la coutume des Perses de délibérer sur les affaires les plus importantes au milieu des festins. Antonin, attentif à se ménager en ces occasions, profitait de la chaleur que le vin inspirait aux autres: il les échauffait encore par ses discours; et le roi, enivré de ses conseils et de l'idée de sa propre grandeur, se détermina à mettre en mouvement toutes ses forces, dès que l'hiver serait passé, et à faire usage du zèle d'Antonin, qui lui promettait hardiment les services les plus essentiels.
[203] Consilia tartareis manibus miscens, et præstigiatores omnes consulens de futuris. Rien n'indique précisément dans ce passage d'Ammien Marcellin, que Sapor ait eu recours à des pratiques superstitieuses qui paraissent si contraires à ce que nous connaissons de l'ancienne religion des Perses. Cependant, il est vrai de dire qu'un poète latin anonyme, cité par Henri Valois dans ses notes sur Ammien Marcellin, s'exprime plus clairement sur ce point,
Il serait possible que ces horribles imputations ne fussent que des bruits populaires, fondés sur ce qu'on disait alors des rites barbares usités dans les cérémonies magiques, et sur ce qu'on racontait des sacrifices humains, pratiqués dans les mystères de Mithra, sur lesquels on peut voir, en particulier, Socrate (l. 3, c. 2 et l. 5, c. 16), et Sozomène (l. 5, c. 7). Cependant il est bon de remarquer que long-temps avant cette époque, Pline paraît aussi accuser les mages d'avoir pratiqué de semblables sacrifices. Nam homines immolare gratissimum, dit-il (l. 30, c. 6), en parlant des cérémonies magiques en usage chez les Perses.—S.-M.
[204] Il était protector, ou soldat de la garde, et exerçait les fonctions de Rationarius Apparitor Mesopotamiæ ducis.—S.-M.
[205] Dans un lieu nommé Hiaspis, selon Ammien Marcellin, et arrosé par le Tigre. Fundum in Hiaspide, qui locus Tigridis fluentis adluitur. Amm. Marc. l. 18, c. 5.—S.-M.
[206] Qui tractus omnes adversos ducis potestate tunc tuebatur. Amm. Marc. ibid.—S.-M.
[207] Le roi lui avait conféré le droit de porter la tiare, ce qui lui donnait l'entrée au conseil. Et apicis nobilitatus auctoritate, quo honore participantur mensæ regales, et meritorum apud Persas ad suadendum ferendasque sententias in concionibus ora panduntur. Le même auteur dit plus loin, l. 18, c. 8, en parlant du même Antonin, sublatâ tiarâ, quam capiti summo ferebat honoris insigne.—S.-M.
[208] Ce qui était arrivé depuis quarante ans, selon le texte d'Ammien Marcellin. Jam inde quadragesimi anni memoriam replicabat. Ce passage ferait voir que les deux empires étaient en état de guerre, depuis une époque de beaucoup antérieure à la mort de Constantin. Cette indication est plus conforme à ce que nous apprend l'histoire d'Arménie, qu'à ce que nous savons par les auteurs grecs et latins qui nous restent.—S.-M.
[209] En rapportant ce discours d'Antonin, Ammien Marcellin indique une circonstance que Lebeau n'a pas fait entrer dans le récit de la bataille de Singara (voyez ci-devant, l. VI, § 50). Il mentionne les victoires d'Hileïa et de Singara: Et maximè, dit-il, apud Hileiam et Singaram, ubi acerrimâ illâ nocturnâ concertatione pugnatum est. Sans un passage de l'abrégé historique de Sextus Rufus, on pourrait croire qu'il s'agit de deux actions différentes; mais on y voit qu'Hiléia, que ce dernier écrivain appelle Eleia, était un endroit voisin de Singara, et qui fut sans doute plus particulièrement le théâtre de cette affaire. Nocturna verò, dit-il, Eleiensi prope Singaram pugnâ, ubi præsens Constantius adfuit. La position de ce lieu m'est tout-à-fait inconnue.—S.-M.
LIII. Ursicin rappelé.
[Amm. l. 18, c. 4, 5 et 6.]
Il eût été à propos de choisir le meilleur capitaine de l'empire, pour l'opposer à un si redoutable ennemi[210]: l'imprudence de Constance et les intrigues de cour dépouillèrent du commandement l'unique général qui fût en état de soutenir cette guerre. Ursicin était en Orient avec le titre de général de la cavalerie. Consommé dans le métier des armes, il avait appris par une longue expérience à combattre les Perses. Mais il était coupable aux yeux d'Eusèbe de deux crimes impardonnables: ce guerrier magnanime était le seul qui dédaignât de s'appuyer de la faveur de l'eunuque; et malgré les instances les plus pressantes, il n'avait jamais voulu consentir à lui céder une belle maison qu'il possédait dans la ville d'Antioche. C'en était assez pour rendre Ursicin criminel dans l'esprit d'Eusèbe, et pour engager cet eunuque à travailler à sa perte. C'était, à l'entendre, un présomptueux, un perfide, dont les services étaient autant d'insultes, et pouvaient dégénérer en attentats. Cet esprit dangereux avait inspiré sa passion aux eunuques de la chambre[211], qui profitaient de l'accès que leur donnait leur ministère, pour tenir tous de concert le même langage; et ceux-ci disposaient à leur gré de la langue des courtisans à qui ils procuraient les entrées et les grâces du prince. Ainsi Constance n'entendait jour et nuit que des rapports propres à augmenter des soupçons qui ne lui étaient que trop naturels. La perte d'Ursicin fut donc encore une fois résolue; mais il fallait, disait Eusèbe, user de précaution, pour ne pas alarmer ce général, qui, sur la moindre défiance, ne manquerait pas d'éclater. Ursicin était alors à Samosate; l'empereur le mande à la cour, pour y venir recevoir la qualité de général de l'infanterie, qu'avait possédée Barbation. Il charge de sa lettre celui qu'il envoyait pour commander en sa place: c'était Sabinianus, vieillard sans vigueur comme sans courage, trop peu connu jusqu'alors pour avoir droit de prétendre à un emploi si important; mais assez riche pour l'acheter de ces agents de cour, qui vendaient l'empereur et l'empire.
[210] Il aurait fallu le faire venir même de Thulé, dit Ammien Marcellin, etiamsi apud Thulen moraretur Ursicinus: c'est comme s'il disait qu'on eut dû l'aller chercher au bout du monde.—S.-M.
[211] Palatina cohors, dit Ammien Marcellin.—S.-M.
LIV. Il est renvoyé en Mésopotamie.
Amm. l. 18, c. 6.
Dès que le bruit de ce changement se fut répandu, ce fut dans tout l'Orient un cri général. Toutes les villes témoignaient leurs regrets par des décrets honorables en faveur d'Ursicin: on gémissait de se voir enlever un puissant défenseur, qui avec de mauvaises troupes avait su si long-temps défendre cette partie de l'empire. L'incapacité de son successeur dans des circonstances si périlleuses augmentait le chagrin de sa perte. Ce même événement donnait aux Perses les plus belles espérances. Antonin conseillait à Sapor de ne pas s'arrêter à des siéges toujours ruineux; mais de passer l'Euphrate et de fondre rapidement sur ces riches provinces que la guerre avait épargnées depuis Valérien. Il s'offrait de le conduire à une conquête assurée. Ce conseil fut approuvé; on fit les préparatifs de cette brillante expédition. Ursicin revenait en Italie; il était déja aux bords de l'Hèbre, quand il reçut une seconde lettre du prince, qui le renvoyait sur ses pas, mais sans emploi. Les eunuques avaient changé d'avis; ils avaient fait réflexion qu'en laissant Ursicin en Orient, ils pourraient lui imputer toutes les fautes de Sabinianus, et donner à celui-ci tout l'honneur des succès.
LV. Arrivée des Perses.
Les rapports des espions et des transfuges s'accordaient sur les mouvements des Perses. On crut que leur dessein était d'attaquer Nisibe; et comme Sabinianus restait dans l'inaction, Ursicin y accourut pour mettre la ville en état de défense. Dès qu'il y fut entré, la fumée et les flammes, qui se faisaient voir depuis les bords du Tigre jusque fort près de la ville[212], annoncèrent l'arrivée des coureurs ennemis. Ursicin sortit pour les reconnaître, et s'avança jusqu'à deux milles[213] de Nisibe. Il fut coupé au retour et obligé de s'enfuir avec sa troupe vers le mont Izala[214], situé entre cette ville et celle d'Amid[215]. Les ennemis le poursuivirent vivement, à la faveur de la lune qui était dans son plein; et comme le pays qu'il traversait était une campagne toute découverte et sans aucune retraite, il était pris, si, pour donner le change, il n'eût fait attacher une lanterne sur la selle d'un cheval, qu'on fit tourner vers la gauche, tandis qu'Ursicin prenait sur la droite, du côté des montagnes. Les Perses suivirent cette lumière et furent dupes de ce stratagème. L'historien Ammien Marcellin, attaché à la personne d'Ursicin, l'accompagnait dans ce péril. Ils arrivèrent à un lieu nommé Meïacarire, planté de vignes et d'arbres fruitiers: ce mot signifiait en syrien sources d'eau fraîche[216]. Les habitants avaient pris la fuite; on n'y trouva qu'un soldat qui s'y tenait caché: on l'amena au général. Ce malheureux s'étant coupé dans ses réponses, on le força par menaces à dire la vérité. Il déclara qu'il était Parisien, qu'il avait servi en Gaule dans la cavalerie, et que, par crainte d'un châtiment qu'il avait mérité, il s'était sauvé jusqu'en Perse; qu'il s'y était marié, et qu'il avait plusieurs enfants; qu'étant employé en qualité d'espion, il avait souvent donné aux Perses de bons avis; qu'actuellement Tamsapor et Nohodarès, chefs des coureurs, l'avaient envoyé en avant pour prendre langue. Quand on eut tiré de lui les instructions dont on avait besoin, on le tua. Ursicin courut promptement à Amid, pour laquelle il craignait une surprise. Il y vit bientôt arriver des espions romains, dépêchés par Procope et par le comte Lucillianus, ambassadeurs de Constance auprès de Sapor, et que ce prince retenait en Perse. L'avis qu'ils portaient était écrit sur un parchemin collé au-dedans du fourreau de leur épée. Il était conçu en termes énigmatiques, qui signifiaient que le roi de Perse, excité par le traître Antonin, allait passer l'Anzabas et le Tigre, dans l'intention de se rendre maître de tout l'Orient[217]. Ursicin, pour avoir des connaissances plus précises, envoya dans la Gordyène[218] Ammien Marcellin, avec un centurion d'une fidélité reconnue. Le satrape de ce pays s'appelait Jovinianus[219]: envoyé dès sa première jeunesse en Syrie, en qualité d'ôtage, il y avait pris le goût des lettres, et brûlant d'envie de revenir sur les terres de l'empire pour y passer sa vie, il entretenait avec les Romains une secrète intelligence. Ammien fut bien reçu, exposa le sujet de sa mission, et fut conduit par un guide fidèle, sur un rocher fort élevé, d'où l'on découvrait une étendue de seize à dix-sept lieues de pays. Au troisième jour, il aperçut à l'horizon au-delà du Tigre une multitude immense: c'était l'armée des Perses conduite par Sapor; à la gauche duquel (cette place était chez les Perses la plus honorable) marchait Grumbates, roi des Chionites[220]: ce prince quoiqu'il ne fût encore que de moyen âge, portait déja sur son front les rides de la vieillesse, témoignage glorieux de ses travaux: son courage et ses exploits l'avaient rendu fameux dans tout l'Orient. A la droite de Sapor on voyait le roi d'Albanie[221]. Ils étaient suivis d'un grand nombre de seigneurs, et d'une armée innombrable, rassemblée de diverses nations, et composée de vieilles troupes accoutumées aux hasards et aux fatigues de la guerre.
[212] Depuis le Tigre jusqu'au Camp des Maures, jusqu'à Sisara et même jusqu'auprès de la ville, dit Ammien Marcellin. A Tigride per Castra Maurorum, et Sisara, et conlimitia reliqua adusque civitatem. Sisara m'est inconnu. Pour le lieu appelé Castra Maurorum (le Camp des Maures), d'Anville s'est trompé en disant qu'il en est question dans la Notice de l'empire, où selon lui il y aurait une faute (Géogr. anc., t. 2, p. 203), et où il faudrait lire Castra Mororum (le Camp des mûriers). C'est une erreur de d'Anville; dans aucun endroit de la Notice de l'empire il n'est question d'un lieu nommé Castra Maurorum, soit en Mésopotamie, soit partout ailleurs. Il prétend aussi que c'est le lieu nommé par les modernes Kafartouta, entre Dara et Rasaïn. Quand cette identité serait incontestable, je ne vois pas pourquoi on rejetterait la leçon fournie par Ammien. Ce lieu pouvait bien être une station des troupes Maures, qui à cette époque étaient en fort grand nombre au service de l'empire. Il est probable que c'est à cette circonstance que cette forteresse devait le nom qu'elle portait. Ammien Marcellin dit ailleurs (l. 25, c. 7.) que c'était une place importante, munimentum perquam opportunum.—S.-M.
[213] Ad secundum lapidem.—S.-M.
[214] C'est le nom que les Syriens donnaient au mont Masius, qui séparait la Mésopotamie de l'Arménie. Voyez mes Mémoires hist. et géogr. sur l'Arménie, t. 1, p. 48 et 49.—S.-M.
[215] Jusqu'à un mauvais château, munimentum infirmum, nommé Amudis.—S.-M.
[216] Cette étymologie donnée par Ammien Marcellin est très-exacte. Meïacarire, dit-il, nomine venissemus, cui fontes dedere vocabulum gelidi, l. 18, c. 6.—S.-M.
[217] Cette lettre était ainsi conçue: Amandatis procul Graiorum legatis, forsitan et necandis, Rex longævus non contentus Hellesponto, junctis Granici et Rhyndaci pontibus, Asiam cum numerosis populis pervasurus adveniet, suopte ingenio irritabilis et asperrimus, auctore et incensore Hadriani quondam Romani principis successore: actum et conclamatum est, ni caverit Græcia. Amm. Marcell. l. 18, c. 6.—S.-M.
[218] Ammien Marcellin l'appelle Corduene: c'est le même pays, dont le nom est prononcé d'une manière un peu différente. C'est le pays et le nom des Curdes modernes.—S.-M.
[219] Ce satrape paraît être le même que celui qui est nommé Junius dans la chronique de Malala (part. 2, p. 27, ed. Chilmead).—S.-M.
[220] Voyez ce que j'ai dit de ces peuples, ci-devant, liv. IX, § 30, p. 177, note 1.—S.-M.
[221] Il s'agit peut-être ici des peuples barbares qui habitaient la partie septentrionale du Schirwan actuel, qui est l'Albanie des anciens. Ce pays occupé actuellement par les Lezghis, encore la terreur des régions environnantes, était alors possédé par le mème peuple, appelé par les anciens Legæ, et par les Arméniens Gheg ou Leg. Ceux-ci les représentent comme les alliés constants des rois de Perse, dans leurs guerres contre l'Arménie et contre l'empire. Peu après l'époque qui nous occupe un certain Schergir était leur roi, et c'est sans doute de lui que parle Ammien Marcellin.—S.-M.
LVI. Précautions des Romains.
Amm. l. 18, c. 7.
Cell. geog. ant. t. 2, p. 656.
Ces princes ayant passé au-delà de Ninive, grande ville de l'Adiabène, s'arrêtèrent au milieu d'un pont sur le fleuve Anzabas qui se décharge dans le Tigre. Ce fleuve est celui qui portait chez les Grecs le nom de Capros[222]. Ils y firent un sacrifice et consultèrent les entrailles de la victime. Ammien jugea qu'il fallait au moins trois jours à une armée aussi nombreuse pour passer le fleuve, et il retourna porter ces nouvelles à Ursicin. On dépêche aussitôt des courriers à Cassius et à Euphronius gouverneur de la province[223]. Ceux-ci obligent les paysans de se retirer dans les places fortes avec leurs familles et leurs troupeaux; ils font évacuer la ville de Carrhes, qui n'était pas en état de soutenir un siége; et pour ôter la subsistance aux ennemis, ils mettent le feu aux campagnes et consument les moissons et les fourrages; en sorte qu'il ne resta rien sur terre entre le Tigre et l'Euphrate. Cet incendie fit périr quantité de bêtes féroces, et surtout de lions, qui sont très-cruels dans ces contrées, et qui s'y multiplieraient jusqu'à les rendre inhabitables, si la nature elle-même ne prenait soin de les détruire. Les ardeurs excessives de l'été produisent des essaims innombrables de moucherons, qui, s'attaquant aux yeux des lions, les mettent dans une telle fureur, que ces animaux vont se précipiter dans les fleuves, ou s'arrachent les yeux avec leurs griffes. En même temps on travaillait avec ardeur à fortifier les rives de l'Euphrate du côté de la Syrie; on y élevait des redoutes; on plantait des palissades; on établissait des batteries de catapultes et de balistes[224]. Dans ce mouvement général, Sabinianus, tranquille à Édesse[225], regrettant les théâtres où il avait passé sa vie, s'amusait à faire exécuter par ses soldats des danses militaires au son des trompettes et des clairons. Ursicin, quoique sans emploi, prenait sur lui tout le soin de la province, et tout le fardeau du commandement: la nécessité jointe à sa haute réputation lui rendait l'autorité que la cabale lui avait ôtée.
[222] Ce fleuve, appelé actuellement le grand Zab, descend des montagnes des Curdes, et se jette dans le Tigre un peu au-dessous de Mousoul. J'aurai occasion d'en reparler dans la suite de cette histoire.—S.-M.
[223] Rectorem provinciæ.—S.-M.
[224] Tribuni cum Protectoribus missi, citeriores ripas Euphratis castellis, et præacutis sudibus, omnique præsidiorum genere communibant, tormenta, quà non erat voraginosum, locis opportunis aptantes. (Amm. Marc. l. 18, c. 7.)—S.-M.
[225] Selon Ammien Marcellin c'était au milieu des tombeaux d'Édesse qu'il passait son temps, per Edessena sepulcra.—S.-M.
LVII. Les Perses en Mésopotamie.
Amm. l. 18, c. 7.
Zon. l. 13, t. 2, p. 20.
Sapor traverse le Tigre et attaque Nisibe[226]. Comme il y trouvait de la résistance, afin de ne pas perdre de temps, il l'abandonne et marche en avant. L'intérieur du pays n'était plus couvert que de cendres; il prend sa route par le pied des montagnes, pour ne pas manquer de fourrage. L'armée arriva à un bourg appelé Bébase[227]; de-là jusqu'à Constantine, nommée auparavant Nicephorium[228], sur l'Euphrate, dans l'espace de plus de trente lieues, on ne voyait qu'une plaine aride, où l'on ne trouvait d'eau que dans un petit nombre de puits. Le roi se préparait à la traverser, comptant sur la patience de ses troupes, lorsqu'il apprit que l'Euphrate grossi par la fonte des neiges, s'était débordé et n'était plus guéable. Embarrassé sur le parti qu'il avait à prendre, il assemble les chefs. On s'en rapporte à Antonin comme à l'oracle de l'armée. Il conseille de prendre sur la droite et de remonter au nord[229] jusque vers la source de l'Euphrate, où l'on trouverait un passage facile: il promet d'y conduire les troupes par un pays abondant, que l'ennemi n'avait pas ruiné. On accepte ses offres, et toute l'armée marche à sa suite.
[226] C'est Zonare qui assure que Nisibe fut à cette époque assiégée par Sapor; selon Ammien Marcellin au contraire, il ne daigna pas s'arrêter devant cette place. Interea reges Nisibi, prostratione vili transmissâ.... incedebant.—S.-M.
[227] Cette ville dont la position nous est inconnue, était, selon Ammien Marcellin, à cent milles, centesimo lapide, de Nicephorium.—S.-M.
[228] Cette ville est appelée actuellement Rakkah.—S.-M.
[229] Pour atteindre deux forts qu'Ammien Marcellin appelle Barzala et Laudias; ils étaient dans la Comagène non loin de l'Euphrate, et ils subsistaient encore long-temps après cette époque, au temps des croisades. Le premier avait conservé son nom de Barzal.—S.-M.
LVIII. Les Romains surpris se réfugient dans Amid.
Amm. l. 18, c. 8.
Sur la nouvelle de ce mouvement, Ursicin prend la route de Samosate, à dessein de rompre les ponts de Zeugma[230] et de Capersane, et de fermer aux Perses l'entrée de la Syrie. La lâcheté de ceux qui couvraient la marche, le mit en grand péril. Deux corps de cavalerie, qui faisaient environ sept cents hommes, arrivés depuis peu d'Illyrie, étaient chargés d'observer l'ennemi et de garder les passages. Craignant eux-mêmes d'être attaqués, ils quittaient leur poste pendant la nuit, quand il était plus nécessaire de faire bonne garde, et s'écartaient du grand chemin pour boire et dormir à leur aise. Tamsapor et Nohodarès, qui commandaient l'avant-garde composée de vingt mille chevaux, instruits de cette négligence, passent sans être aperçus et vont se cacher derrière des hauteurs dans le voisinage d'Amid. Au point du jour Ursicin et sa troupe commençaient à marcher vers Samosate, lorsque ses coureurs ayant du haut d'une colline découvert l'ennemi qui s'avançait à toute bride, viennent donner l'alarme. On ne savait à quoi se résoudre: soit qu'on prît la fuite devant une cavalerie bien montée, soit qu'on essayât de combattre un nombre fort supérieur, la mort semblait inévitable. Pendant cette incertitude on avait déja perdu quelques soldats qui s'étaient hasardés à courir sur l'ennemi. Les deux partis s'approchent: Ursicin ayant reconnu Antonin, qui marchait à la tête des Perses, le charge de reproches, le traitant de perfide et de scélérat. Celui-ci ôtant sa tiare, et se courbant jusqu'à terre, les mains derrière le dos, ce qui, chez les Perses, marque la plus profonde soumission: Pardonne-moi, dit-il, illustre comte, mon patron et mon maître: je mérite les noms que tu me donnes; mais la nécessité m'excuse en même temps qu'elle me rend criminel; c'est l'injustice de mes persécuteurs qui m'a jeté dans cette extrémité: tu ne le sais que trop, puisque ta haute fortune, qui protégeait ma misère, n'a pu me défendre contre leur avarice. Après ces paroles il se retire dans le gros de la troupe, mais sans tourner le dos, montrant par là le respect qu'il conservait pour Ursicin. Dans ce moment quelques soldats de la queue placés sur une éminence s'écrient qu'ils voient arriver en grande hâte une multitude de cavaliers armés de toutes pièces. Les Romains se débandent aussitôt pour prendre la fuite. Mais rencontrant partout une foule d'ennemis, ils se rallient en peloton. Résolus de vendre bien cher leur vie, et se battant en retraite, ils sont poussés jusqu'au Tigre, dont les bords étaient fort élevés. Une partie est renversée dans le fleuve: chargés de leurs armes, les uns restent enfoncés dans la vase, les autres sont engloutis dans les eaux; une autre partie combat et dispute sa vie; quelques-uns gagnent les défilés du mont Taurus. Entre ces derniers, Ursicin, reconnu et enveloppé d'un gros d'ennemis, s'échappe par la vîtesse de son cheval avec un tribun nommé Aïadalthe et un seul valet. Ammien Marcellin se sauve vers la ville d'Amid, où l'on ne pouvait arriver de ce côté-là que par un chemin escarpé et fort étroit. Comme les Perses montaient avec les fuyards, les habitants n'osaient ouvrir les portes. Les Romains passèrent la nuit sur la pente, resserrés entre les ennemis et les murailles; et la presse était si grande, que les morts mêlés avec les vivants demeuraient debout faute de place pour tomber. Ammien rapporte qu'il eut toute la nuit devant lui un soldat, dont la tête était fendue en deux parts d'un coup de cimeterre, et qui resta sur ses pieds comme un pieu fiché en terre. Cependant les pierres et les javelots partaient à tous moments du haut des murailles, et, passant par-dessus la tête des Romains, allaient chercher les ennemis. Au point du jour on ouvrit une poterne. On pouvait à peine trouver place dans une ville assez petite, dont les rues étaient remplies d'une foule d'habitants des campagnes d'alentour[231]. Une foire célèbre qui se tenait dans ce temps de l'année, les y avait rassemblés de toutes parts.
[230] C'est-à-dire le Pont. Tel était le nom d'une place forte située en Syrie, sur la rive droite de l'Euphrate, à 24 milles d'Hiérapolis. C'est maintenant un lieu ruiné et sans nom, situé vis-à-vis de Birah en Mésopotamie, lieu où l'on traverse le fleuve, pour aller dans la haute Asie. Zeugma était sur le passage de la grande route, par laquelle se dirigeaient toutes les armées romaines, dans les expéditions entreprises contre les Parthes ou les Perses.—S.-M.
[231] Rien n'indique dans le récit d'Ammien Marcellin, quelle pouvait être la grandeur de la ville d'Amid. Avant les travaux que Constance y avait fait faire, lorsqu'il était encore César, elle était perbrevis; mais tout indique que, depuis, elle était devenue une ville considérable. Cependant Ammien Marcellin dit dans un autre endroit (l. 19, c. 2), qu'elle n'avait pas une très-grande circonférence, civitatis ambitum non nimium amplæ. On n'y pouvait trouver assez de place pour donner la sépulture aux guerriers qui périssaient, ce qui se conçoit, puisque la ville était située au sommet d'une hauteur, dont elle occupait toute la surface. Malgré cela outre la population ordinaire, et tous les réfugiés des deux sexes, il y avait encore vingt mille soldats, et militibus aliis paucis adusque numerum millium XX. Ceci est en rapport avec ce que dit Ammien de la multitude de troupes renfermées dans cette ville. On n'y pouvait trouver de place quand Ammien s'y réfugia; non qu'elle fût petite; mais sa population s'était grossie des habitants du voisinage qui s'y étaient retirés, et par ce qu'une foire qui se tenait dans ses fauxbourgs, y avait attiré des paysans. Le contemporain Faustus de Byzance (l. 4, c. 24) dit que, lorsque les Perses s'en emparèrent, ils y détruisirent quarante mille maisons. Ce récit, fût-il exagéré, fait toujours voir qu'Amid était effectivement une très-grande ville.—S.-M.
LIX. État de la ville d'Amid.
Amm. l. 18, c. 9. et l. 19, c. 2.
Amid était forte par son assiette, par ses murailles, et bien pourvue de défenseurs. La cinquième légion, nommée Parthique, était attachée à la garde de cette place[232]. A l'approche des Perses six autres légions s'y étaient rendues en diligence: c'étaient entre autres les soldats restés de l'armée de Magnence[233]. L'empereur, se défiant de la fidélité de ces troupes, les avait envoyées en Orient, où l'on ne craignait de guerre que de la part des étrangers. Mais ces légions, comme nous l'avons déja dit, ne ressemblaient que de nom aux anciennes; ce n'étaient, à proprement parler, que des cohortes. Il y avait encore vingt mille autres soldats, en comptant plusieurs escadrons de sagittaires[234], la plupart Barbares; bien armés et pleins de courage.
[232] En outre, selon Ammien Marcellin, il y avait encore un détachement de troupes nationales, indigenarum turma; et c'étaient de bonnes troupes, non contemnenda. L'historien arménien Faustus de Byzance, qui écrivait moins de trente ans après le siége d'Amid, parle toujours (Voyez t. 1, p. 433, note 1) de cette place comme d'une dépendance de l'Arménie; il la met dans la province d'Aghdsnik'h, et sous le commandement du Pétéaschkh, ou gouverneur militaire de l'Arménie méridionale. Moïse de Khoren a toujours soin de l'appeler notre ville. Il rapporte aussi (l. 3, c. 26) qu'Antiochus, prince de Siounie, beau-père du roi Arsace, en était gouverneur, quand elle fut assiégée par Sapor. Après la prise de la ville, tous les guerriers de la race des Siouniens, furent renvoyés libres par le roi.—S.-M.
[233] On leur donnait les noms de Magnentiaci et de Decentiaci, sans doute à cause de Magnence et de son frère Decentius. Les autres légions étaient la trentième, qui portait le nom d'Ulpia, la dixième, surnommée Fortensis, enfin les Superventores et les Præventores, dont il a déja été parlé l. VI, § 49, t. 1, p. 451. Ils étaient commandés par le comte Élien, qui avait si vaillamment défendu Singara contre les Perses.—S.-M.
[234] Il y en avait un grand nombre, aderat... quoque sagittariorum pars major. Ces archers à cheval portaient le nom de Comtes, parce qu'ils se composaient de Barbares de condition libre, distingués par leur courage et leur adresse. Comitum....... equestres videlicet turmæ ita cognominatæ, tibi merent omnes ingenui Barbari, armorum viriumque inter alios eminentes.—S.-M.
LX. Clémence de Sapor.
Amm. l. 18, c. 10.
Sapor, en partant de Bébase, avait pris sur la droite du côté d'Amid[235]. Ayant rencontré sur sa route deux châteaux nommés Reman et Busan, qui appartenaient aux Romains, il apprit par les transfuges, qu'on y avait retiré toutes les richesses du pays, et que la femme de Craugasius, citoyen de Nisibe, distingué par sa naissance et par son crédit, célèbre elle-même par sa beauté, s'y était retirée avec sa fille en bas âge et ce qu'elle avait de plus précieux. Sapor marche à ces châteaux: les habitants prennent aussitôt l'épouvante et donnent entrée aux Perses. On apporte aux pieds du roi tous les trésors; on amène devant lui les mères éplorées, serrant entre leurs bras et arrosant de leurs larmes leurs petits enfants. Le roi se fait montrer la femme de Craugasius, et lui ordonne d'approcher. Elle vient toute tremblante et ne s'attendant qu'aux derniers outrages, enveloppée d'un voile de deuil, dont son visage même était couvert. Sapor qui avait le cœur assez grand pour être maître de lui-même, sans vouloir alarmer la modestie de cette femme par une curiosité importune, ne s'occupe qu'à calmer sa douleur. Il la rassure, il lui fait espérer d'être bientôt rendue à son mari; il lui promet que son honneur ne souffrira aucune atteinte. Il savait que Craugasius l'aimait éperdûment; et il espérait acheter à ce prix la ville de Nisibe. Sapor voulut même en cette rencontre regagner les cœurs, en effaçant par sa clémence les horreurs de sa cruauté passée: il voulut bien garder de la brutalité du soldat des filles chrétiennes, qui avaient consacré à Dieu leur virginité, et défendit de les troubler dans le culte de leur religion.
[235] Il passa par Horre, Meiacarire et Charcha. Cette dernière se retrouve dans la Notice de l'empire et dans Simocatta.—S.-M.
LXI. Sapor arrive devant Amid.
Amm. l. 19, c. 1 et 2.
Trois jours après il arrive devant Amid. Au lever de l'aurore, les habitants voient du haut des murs toute la plaine et les coteaux d'alentour étinceler de l'éclat des armes. Au milieu d'une troupe de seigneurs et de rois de diverses nations paraissait Sapor, distingué de tous les autres par la hauteur de sa taille, par l'éclat de ses habits, et par son casque d'or en forme de tête de bélier, semé de pierreries[236]. Ce fier monarque, résolu, suivant l'avis d'Antonin, de pousser ses conquêtes jusque dans le cœur de l'empire, n'avait pas dessein de s'arrêter devant cette ville: il se flattait que les habitants saisis de crainte viendraient se jeter à ses pieds. Dans cette confiance il s'approche jusqu'à être aisément reconnu. Mais bientôt les traits lancés de dessus les murailles lui firent voir la mort de si près, qu'une partie de son habit fut emportée par un javelot[237]. Outré de fureur, et traitant cette hardiesse d'attentat sacrilége, il protestait qu'il ruinerait la ville de fond en comble, et donnait déja ses ordres pour les préparatifs d'un siége meurtrier. Enfin, à la prière des principaux seigneurs, qui le conjuraient de ne pas sacrifier à sa vengeance tant de glorieux projets, il consentit à offrir le pardon aux habitants en les sommant de se rendre[238]. Au point du jour, Grumbates, roi des Chionites, escorté de ses plus vaillants soldats, s'avançait hardiment vers les murs, pour faire connaître la volonté de Sapor, lorsqu'un tireur habile, le voyant à portée, perça de part en part à côté de lui son fils unique, qui dans la première fleur de sa jeunesse faisait déja par sa bonne mine et par sa valeur la joie de son père et l'espérance de son pays. Ce coup jette d'abord l'effroi dans la troupe; ils prennent la fuite: mais bientôt revenant sur leurs pas pour sauver le corps du jeune prince, ils appellent à leurs secours le reste de l'armée. Les habitants font une vigoureuse sortie; on combat pendant tout le jour avec acharnement autour du corps, les uns pour l'enlever, les autres pour le défendre. Enfin, la nuit étant survenue, les Perses en demeurent les maîtres, et l'emportent à la faveur des ténèbres au travers du carnage. Tous les princes prirent le deuil et partagèrent l'affliction du père. On suspendit les opérations du siége, et on fit les funérailles selon la coutume des Chionites. On plaça sur un lit élevé le corps revêtu de ses armes ordinaires; à l'entour étaient dressés dix autres lits mortuaires, sur chacun desquels était couchée une figure de cadavre représentée au naturel. Les soldats partagés par bandes buvaient et mangeaient en dansant, et en chantant des airs lugubres; et les femmes qui suivaient toujours en grand nombre les armées des Perses, pleuraient et poussaient de grands cris. Après ces cérémonies qui durèrent sept jours, on brûla le corps, et on en recueillit les os dans une urne d'argent, que le père avait dessein de remporter dans son pays.
[236] Aureum capitis arietini figmentum interstinctum lapillis pro diademate gestans. Sur des médailles sassanides qui présentent trois têtes et qui sont attribuées à Varahran II et III, on remarque que l'une de ces têtes est couverte d'une tiare recourbée, se terminant en tête de sanglier, tandis que celle qui est en face, et qui est regardée comme l'image de Narsès, est coiffée d'une tiare en forme d'oiseau. Voy. Description de Médailles antiques, par M. Mionnet, t. 5, p. 694.—S.-M.
[237] Selon Moïse de Khoren (l. 3, c. 26), Sapor fut vivement repoussé dans la première attaque qu'il fit contre Amid. Il fut obligé de reculer jusqu'à Nisibe.—S.-M.
[238] Le même auteur rapporte une lettre de Sapor adressée aux habitants de Tigranocerte ou Amid, pour les engager à se rendre. En voici la suscription: Le serviteur d'Ormuzd, le vaillant Schahpour, roi des Ariens, aux habitants de Tigranocerte, qui ne sont pas comptés au nombre des Ariens et des Anariens. Pour comprendre ces dernières paroles, il faut savoir que les Perses sont ordinairement appelés par les Arméniens Arikh, ou Ariens, nom qui fut connu des Grecs; les Anariens, sont les peuples soumis au grand roi, qui n'étaient point Persans. Ce titre répond à celui de roi de l'Iran et de l'Aniran qu'on trouve fréquemment sur les anciens monuments de la Perse et qui équivaut à la qualification de maître du monde. Iran est le nom persan de la Perse; il a la même origine que celui des Ariens. En disant aux habitants d'Amid, qu'ils ne sont pas comptés parmi les Ariens et les Anariens, Sapor voulait leur dire, qu'ils étaient les seuls qui osassent se regarder comme indépendants de son empire. Voyez ce que j'ai dit à ce sujet, dans mes Mémoires historiques et géographiques sur l'Arménie, t. 1, p. 274.—S.-M.
LXII. Premières attaques.
Pour satisfaire la vengeance de Grumbates, la résolution fut prise de détruire Amid. On donna aux troupes encore deux jours de repos, pendant lesquels on envoya faire le dégât dans les campagnes voisines, et l'on tint la ville enfermée de cinq rangs de tentes[239]. Au commencement du troisième jour toute la plaine parut à perte de vue couverte d'une brillante cavalerie. Les nations auxiliaires tirèrent au sort chacune leur poste[240]. Les plus redoutables par leur valeur étaient les Ségéstans[241], au milieu desquels marchaient à pas lents des éléphants chargés de tours. L'aspect d'une si innombrable multitude ôtait l'espoir aux assiégés, sans leur ôter le courage; ils résolurent de s'ensevelir sous les ruines de leur ville. L'ennemi resta tout le jour en présence sans faire aucun mouvement, et se retira au coucher du soleil, dans le même ordre qu'il était venu. Avant le jour il se rapproche au son des trompettes, et vient occuper les mêmes postes. Dès que Grumbates eut donné le signal (c'était une javeline teinte de sang qu'il lança contre la ville), les Perses, faisant avec leurs armes un bruit terrible, courent insulter la muraille; ils déchargent leurs traits; ils font jouer les machines qu'ils avaient enlevées de la ville de Singara, prise et pillée dans les courses précédentes[242]. On leur répond du haut des murs à coups de pierres, de dards, de javelots. La nuit vient; ils la passent sous les armes, et font retentir les échos d'alentour du nom de Constance et de celui de Sapor, auxquels ils donnent à l'envi les titres les plus pompeux[243]. Au retour de l'aurore, les trompettes sonnent; les décharges recommencent, la journée n'est pas moins meurtrière. Les assiégés se relèvent tour à tour. La nuit suivante les Perses prennent du repos; mais il n'en est point pour les assiégés. Ils s'occupent moins de leurs blessures, que du soin de réparer leurs brèches, de rétablir leurs machines, et de se prémunir contre de nouvelles attaques.
[239] De cinq rangs de boucliers, dit Ammien Marcellin, l. 19, c. 2, quinquies ordine multiplicato scutorum cingitur civitas.—S.-M.
[240] Les Chionites à l'orient; les Ségestans à l'occident; les Albaniens an midi, et les Vertes (Vertæ) au nord. J'ignore quel était ce dernier peuple. Pour les autres voyez la note suivante, et ci-devant, p. 177, note 1, et p. 285, note 1.—S.-M.
[241] Segestani. Ce sont les peuples du Sedjestan ou Sistan, grande province de la Perse orientale, limitrophe de l'Inde. Elle fut nommée par les anciens Sacastène.—S.-M.
[242] Moïse de Khoren rapporte (l. 3, c. 28), que Sapor employa, pour battre les murs de Tigranocerte, les prisonniers grecs, on plutôt romains, qui étaient en son pouvoir et qu'il leur promit la liberté en récompense des services qu'ils devaient lui rendre en cette occasion. Ils accomplirent les intentions du roi, et manœuvrèrent les machines qui contribuèrent à la prise de la ville.—S.-M.
[243] Les Romains appelaient Constance, le maître de l'univers, dominus rerum et mundi. Quant aux titres que les Perses donnaient à Sapor, c'étaient ceux de Saansaa et de Pyrosès, Saansaan appellantibus et Pyrosen, ce qui signifie, dit Ammien Marcellin, l. 19, c. 2, roi des rois et vainqueur dans les combats, quod rex regibus imperans et bellorum victor interpretatur. Ces deux explications sont fort exactes. Car le premier nom est Schahanschah, qui en Persan signifie encore roi des rois; pour l'autre c'est le mot Fyrouz, qui s'écrivait autrefois Pyrouz et qui signifie vainqueur. Moïse de Khoren, en parlant (l. 2, c. 61) des expéditions que le roi des Parthes Vagharsch, ou Vologèse III, entreprit contre les Romains, rapporte que ce prince prit le nom de Peroz, c'est-à-dire vainqueur, en mémoire des victoires qu'il avait gagnées.—S.-M.
LXIII. Lâcheté de Sabinianus.
Amm. l. 19, c. 3.
Pendant ces sanglants combats, Ursicin, qui s'était sauvé à Édesse, pressait Sabinianus de partir en diligence avec les troupes légères, et de marcher secrètement par le pied des montagnes, pour enlever quelque poste aux ennemis dont la circonvallation était très-étendue, ou pour faire diversion par des alarmes fréquentes. Sabinianus opposait à ces bons conseils les ordres de l'empereur, qui lui avait, disait-il, recommandé de ne pas exposer les troupes. Mais la vraie raison d'une inaction si honteuse, c'étaient d'autres ordres secrets qu'il avait reçus des eunuques, de fermer à son prédécesseur toutes les voies d'acquérir de la gloire, même en servant l'état. Ces lâches ennemis aimaient mieux voir périr les plus belles provinces, que de laisser à ce brave capitaine l'honneur de les sauver. Ursicin envoyait en vain à Amid des courriers qui n'y pénétraient qu'avec peine: toutes les mesures qu'il prenait pour secourir la ville, restaient sans exécution.
LXIV. Nouvelle attaque.
Amm. l. 19, c. 4 et 5.
L'infection des cadavres qui demeuraient sans sépulture, les excessives chaleurs, la confusion de tant d'habitants resserrés dans un espace étroit, et les maladies causées par les fatigues et les autres incommodités, causèrent la peste dans la ville. Elle n'y fit pas cependant beaucoup de ravage. Des pluies douces qui tombèrent la nuit d'après le dixième jour, rendirent l'air plus pur et ramenèrent la santé. La fureur de l'ennemi était beaucoup plus opiniâtre: il dressait des mantelets, il élevait des terrasses, il construisait des tours dont la face était couverte de lames de fer; les balistes placées sur ces tours nettoyaient les murs, tandis que les frondeurs et les archers ne cessaient de lancer d'en bas une grêle de traits et de pierres. Au midi de la ville, du côté du Tigre, s'élevait une haute tour, avancée sur l'angle de la muraille, et posée sur des roches escarpées. Un escalier souterrain pratiqué dans le roc, ainsi qu'il était d'usage dans toutes les places situées près du Tigre et de l'Euphrate, conduisait jusqu'au bord du fleuve, pour y aller puiser de l'eau à l'abri de l'ennemi. Comme cette tour n'était point gardée, parce qu'on la croyait assez défendue par sa situation, soixante et dix sagittaires de l'armée des Perses[244], des plus hardis et des plus adroits, guidés par un déserteur, se glissent pendant la nuit dans le souterrain, et étant montés jusqu'au troisième étage, ils y attendent le jour. Alors ayant élevé en l'air une casaque rouge, comme ils en étaient convenus, tandis que toute l'armée s'approche des murs et les attaque plus vivement que jamais, ils ne cessent de lancer leurs traits dans la ville, et tous leurs coups sont meurtriers. En même temps les Perses montent à l'escalade, et gagnent déja le haut des murs. Dans ce double péril, les assiégés partagent la défense: ils pointent contre la tour cinq balistes, d'où partent de gros javelots, qui traversent souvent deux ennemis à la fois: les uns tombent percés de coups, les autres d'effroi se précipitent du haut de la tour et se brisent sur les rochers; on se bat sur la muraille, on renverse les assiégeants et les échelles; les Perses couverts de blessures, après une grande perte, sont forcés de regagner leurs tentes. On se reposa de part et d'autre le reste du jour et la nuit suivante.
[244] De la troupe royale, ex agmine regio, dit Ammien Marcellin.—S.-M.
LXV. Bravoure des soldats Gaulois.
Amm. l. 19, c. 5 et 6.
Le lendemain matin on aperçut du haut des murs un nombre infini de prisonniers qu'on traînait au camp des Perses. Les partis ennemis avaient depuis quelques jours pris et brûlé plusieurs châteaux; entre autres celui de Ziata[245], très-considérable par sa force et par son étendue, dont les fortifications embrassaient douze cent cinquante pas de circuit[246]. Ils emmenaient beaucoup d'habitants; et comme il se trouvait parmi eux grand nombre de vieillards et de femmes qui ne pouvaient suivre, ces Barbares les abandonnaient dans le chemin après leur avoir coupé les jarrets. Ce spectacle tirait des larmes aux habitants. Personne n'y fut plus sensible que les soldats de la Gaule. Ces guerriers braves et alertes, fort propres à se battre en plaine, mais peu entendus dans les travaux d'un siége, gémissaient de ne trouver aucune occasion de signaler leur courage. S'ennuyant de cette inaction, ils sortaient étourdiment pour faire un coup de main, et revenaient toujours avec perte; enfin retenus par force, ils frémissaient d'impatience. Leur ardeur s'enflamma à la vue de ces malheureux prisonniers. Ils demandent à grands cris qu'on leur ouvre les portes; ils menacent même leurs officiers de les égorger, s'ils les tiennent plus long-temps dans cette contrainte; et tels que des bêtes féroces qui s'élancent avec fureur contre leurs barrières, ils hachent les portes à coups de sabre. On eut peine à gagner sur eux qu'ils attendissent la nuit pour aller, avec moins de péril, attaquer les postes les plus proches. Dès qu'elle fut venue, les Gaulois, armés de leurs haches et de leurs épées, sortent par une poterne, et s'approchent sans bruit de la première garde: ils lui marchent sur le ventre, massacrent la seconde garde qu'ils trouvent endormie, et vont droit au camp dans le dessein de pénétrer, s'ils peuvent, jusqu'à la tente de Sapor, et de le tuer au milieu de cent mille hommes. Les cris des premiers qu'ils égorgent donnent l'alarme à tout le reste. En un moment ils ont sur les bras des bataillons entiers: ils font ferme d'abord avec une audace incroyable, et reçoivent à grands coups d'épée ceux qui osent les approcher. Mais bientôt accablés de traits, et trop faibles pour tenir tête à des flots de cavaliers et de fantassins qui grossissent sans cesse et qui viennent fondre sur eux, ils reculent, mais à petit pas et sans tourner le dos. On sonne la retraite dans la ville, dont on ouvre les portes pour les recevoir; on fait jouer les machines, mais sans les charger, pour faire peur aux ennemis et ne pas risquer de tuer ces braves gens. Après avoir perdu quatre cents des leurs, ils rentrent avant le jour, presque tous blessés, quelques-uns mortellement. Constance, pour conserver la mémoire d'une action si hardie, fit dresser dans la place publique d'Édesse les statues de leurs capitaines[247] revêtus de leurs armes. Le jour étant venu, découvrit aux Perses la perte qu'ils avaient faite. Il se trouva entre les morts plusieurs satrapes et quelques-uns des principaux seigneurs. Tout le camp retentissait de cris. Les attaques furent suspendues pendant trois jours, dont les assiégés profitèrent pour se remettre de leurs fatigues.
[245] Ce château, dont la position est inconnue, pourrait être une ville forte de la Sophène, nommée par les Arméniens Kharpert, et appelée par les Syriens et les Arabes Hisn-Ziad, c'est-à-dire, le château de Ziad. Voyez mes Mémoires historiques et géographiques sur l'Arménie, t. 1, p. 95 et 96.—S.-M.
[246] On plutôt dix stades (spatio decem stadiorum ambitur), dit Ammien Marcellin, l. 19, c. 6. Comme nous ignorons de quels stades il s'agit, nous ignorons aussi quelle pouvait être au juste l'étendue de cette place.—S.-M.
[247] Horum campiductoribus..... armatas statuas apud Edessam..... locari jusserat imperator, dit Ammien Marcellin, l. 19, c. 6.—S.-M.
LXVI. Vigoureuse résistance.
Amm. l. 19, c. 7.
Cette attaque inopinée irrita les Barbares: ils résolurent de périr devant Amid, plutôt que de laisser subsister une ville qui leur coûtait déja le plus pur sang de la Perse. Les assauts ayant été inutiles, ils mirent toute leur confiance dans les machines. Ils se hâtent d'en construire de toute espèce: ils multiplient les tours revêtues de fer et chargées de balistes. Au point du jour, couverts de toutes leurs armes défensives, bien serrés et en bon ordre, ils avancent à petits pas. Mais, dès qu'ils furent à la portée des machines, toutes leurs défenses deviennent inutiles contre les javelots, dont presque aucun ne manquait son coup. L'infanterie est obligée d'éclaircir ses rangs, et la cavalerie de reculer. Cependant les balistes des assiégeants qui tiraient du haut des tours plus élevées que les murailles, faisaient dans la ville une terrible exécution; et la nuit étant venue, les habitants songèrent aux moyens de s'en garantir. On transporta en diligence et l'on mit en batterie vis-à-vis de ces tours quatre machines nommées scorpions, propres à lancer de grosses pierres. Au matin, les Perses avancent avec les éléphants, dont les cris mêlés à ceux des soldats formaient un effrayant concert. Les traits qui s'élèvent de la plaine ou qui tombent des tours abattent ou blessent tous ceux qui paraissent sur la muraille. Mais bientôt les masses énormes de pierres lancées des quatre machines brisent les tours, démontent et mettent en pièces les balistes, écrasent ou précipitent les tireurs. On fait pleuvoir sur les éléphants des flèches enflammées. Ces animaux effarouchés retournent sur les Perses, et les foulent aux pieds sans que leurs guides puissent les retenir. On met le feu à tous les ouvrages des assiégeants. Jamais les rois de Perse ne s'exposaient dans les combats: mais Sapor, désespéré de tous ces désastres, accourt en personne au milieu des combattants; on tire de toutes parts sur lui et sur sa garde; il voit tomber à ses côtés un grand nombre de ses officiers; mais toujours intrépide, bravant mille fois la mort, il ne se retire qu'à la fin du jour, et pour donner quelque relâche à ses troupes fatiguées de tant d'attaques.
LXVII.
Prise d'Amid.
Amm. l. 19, c. 8.
Voyant toutes ses machines détruites et brûlées, et n'espérant plus rien des moyens qu'il avait mis en œuvre jusqu'alors, il fit élever tout près des murs de larges terrasses qui les égalaient en hauteur. Ce travail coûta plusieurs jours, pendant lesquels les habitants en élevèrent de leur côté en-deçà des murs. Sur ces plate-formes on combattait presque à coup de main comme sur un champ de bataille. L'acharnement et le mépris de la mort étaient égaux de part et d'autre. Enfin le moment fatal de la perte d'Amid arriva: la terrasse de la ville, trop chargée de combattants, s'éboula tout à coup comme si elle eût été ébranlée par un tremblement de terre; et comme elle surpassait la muraille en hauteur, la terre s'étant renversée du côté de l'ennemi, elle combla le peu d'intervalle qui restait entre les murs et la terrasse des Perses, et ouvrit à ceux-ci un large chemin. On accourt à la défense; mais la foule et l'empressement même embarrassent les défenseurs. Les corps qui tombent de part et d'autre s'amoncèlent et favorisent le passage. Toute l'infanterie des Perses, que Sapor faisait monter à la file, se précipite dans la ville comme un torrent. On passe tout au fil de l'épée sans distinction d'âge ni de sexe. Peu échappèrent au massacre, entre lesquels fut Ammien Marcellin, qui, après diverses aventures, ayant traversé avec grand péril des plaines couvertes de fuyards et d'ennemis, gagna enfin l'Euphrate par les forêts et les montagnes. Il passa à Mélitène, où il retrouva Ursicin, et il retourna avec lui à Antioche.
LXVIII.
Suites de la prise d'Amid.
Amm. l. 19, c. 9.
La longueur de ce siége mit les Perses hors d'état d'entreprendre des conquêtes plus éloignées. L'automne était déja avancée, et Sapor, après la destruction de la ville, ne songeait qu'à retourner dans son royaume avec les prisonniers et le butin[248]. Il fit inhumainement mettre en croix le comte Élien et les tribuns, dont la capacité et la valeur lui avaient fait perdre tant de sang. Il commanda de rechercher et d'égorger sans miséricorde, comme déserteurs, tous les habitants des pays d'au-delà du Tigre[249], qui se trouvèrent dans la ville. Il emmena captifs Jacques et Cæsius, officiers du général de la cavalerie[250], avec ceux qui restaient des soldats de la garde, les mains liées derrière le dos. La femme de Craugasius, toujours traitée avec honneur, était inconsolable de s'éloigner de Nisibe. Veuve du vivant même de son mari, elle ne voyait d'autre remède à sa douleur, que de l'attirer en Perse. Elle lui dépêche secrètement un esclave fidèle, qui s'introduit dans Nisibe[251], et lui remet une lettre dont elle l'avait chargé: elle le conjurait par les prières les plus tendres, de venir changer en jours heureux des jours qu'elle passerait sans lui dans les soupirs et dans les larmes. Craugasius donna parole d'aller rejoindre sa femme à la première occasion; et le messager retourna porter à sa maîtresse une si agréable nouvelle. Tout était préparé; elle avait déja obtenu de Sapor, qu'il voulût bien, avant que de quitter le pays, favoriser l'évasion de son mari. L'absence de l'esclave, qui avait tout à coup disparu, donna du soupçon aux commandants de Nisibe[252]. On menace Craugasius, on l'accuse d'une intelligence secrète. Pour détourner les défiances, il demande en mariage une fille de qualité; et sous prétexte d'aller faire les apprêts de la fête nuptiale, il prend la route d'une maison de campagne qu'il avait à huit milles de Nisibe[253]. Il est enlevé en chemin par un parti de cavaliers perses envoyés exprès[254]. On le conduit au camp de Sapor, qui le comble de faveurs. Il eut peu après la douleur de perdre sa femme; mais il conserva les bonnes graces du roi, auprès duquel il tenait le premier rang après Antonin. Celui-ci, plus habile et plus exercé aux affaires, était principalement écouté, et le succès justifiait toujours ses conseils. Sapor se retira triomphant en apparence, mais en effet pénétré de douleur d'avoir si chèrement acheté la prise d'une seule ville. Pendant soixante et treize jours, que dura le siége, il perdit trente mille hommes, que l'on compta[255] morts sur le champ de bataille après son départ. Il était aisé de distinguer les corps des Romains de ceux des Perses: les premiers se corrompaient aussitôt, et après quatre jours ils n'étaient plus reconnaissables; au contraire les Perses se desséchaient sans perdre leur forme et sans se corrompre: ce qu'Ammien attribue à leur frugalité, et à la sécheresse de leur tempérament, causée par les chaleurs du climat qu'ils habitent.
[248] Moïse de Khoren dit aussi, l. 3, c. 26, que Sapor, après avoir emmené en captivité tous les habitants d'Amid, échappés au carnage, s'en retourna dans son royaume. Il rappela encore, selon le même auteur, les troupes qu'il avait en Arménie.—S.-M.
[249] Transtigritani. Moïse de Khoren remarque cependant que Sapor épargna les Siouniens qui étaient dans la ville.—S.-M.
[250] Jacobus et Cæsius numerarii apparitionis magistri equitum. Amm. Marc. l. 19, c. 9.—S.-M.
[251] Cet esclave, dit Ammien Marcellin, franchit le mont Izala, et passa entre les deux forts de Maridis et de Lorne. Ces deux châteaux sont mentionnés dans d'autres auteurs. Le premier répond à la ville actuelle de Merdin; pour l'autre, il nous est inconnu.—S.-M.
[252] Au duc Cassianus et aux autres officiers qui étaient dans cette ville. Perculsus suspicione dux Cassianus, præsidentesque ibi proceres alii. Amm. Marc. l. 19, c. 9.—S.-M.
[253] Ad villam octavo lapide ab urbe distantem.—S.-M.
[254] Ce détachement appartenait au corps de Tamsapor, qui était resté sur la frontière.—S.-M.
[255] Selon Ammien Marcellin l. 19, c. 9, cette opération fut faite par un tribun nommé Discenès, assisté d'un notaire.—S.-M.
LXIX.
Affaires de l'église.
Ath. de Synod. t. 1, p. 716-769, et epist. ad episc. Lib. p. 270-294.
Greg. Naz. or. 21. t. 1, p. 378-397.
Basil. adv. Eunom. l. 1, t. 1, p. 207-238.
Epiph. hær. 73, t. 1, p. 844-886.
Hier. Chron. et contra Lucifer. c. 7, t. 2, p. 178 et 179.
Rufin. l. 10, c. 21.
Sulp. Sev. l. 2, c. 57-60.
Socr. l. 2, c. 37, et seq.
Theod. l. 2, c. 18 et seq.
Soz. l. 4, c. 16 et seq.
Philost. l. 4, c. 10 et seq.
Chron. Alex. vel Pasch. p. 294.
Baronius. Till. Arian. art. 77 et suiv.
Hermant, vie de S. Ath. l. 8. c. 16, et suiv.
L'opiniâtre résistance de cette ville infortunée causa sa ruine, mais elle sauva la Syrie. Tandis que les Perses menaçaient l'Orient, Constance ne songeait qu'à défendre l'arianisme. Il eut pour le malheur de la religion plus de succès que Sapor, et il fit cette année à l'église des plaies plus profondes, que les Perses n'en purent faire à l'empire. Il était revenu à Sirmium après la destruction des Limigantes; il y assista à une assemblée de huit évêques; c'était le préliminaire des deux conciles indiqués pour cette année. La doctrine des demi-Ariens, qui dominait alors à la cour, y fut confirmée par un nouveau formulaire. Pendant ce temps-là les évêques d'Occident se rendaient à Rimini, et ceux d'Orient à Séleucie. Le concile de Rimini s'ouvrit au mois de juillet. Sulpice Sévère, qui paraît avoir été le mieux instruit, dit qu'il s'y trouva plus de quatre cents évêques, dont quatre-vingts étaient Ariens. L'empereur voulait les défrayer aux dépens du trésor; mais il n'y en eut que trois qui à raison de leur indigence acceptèrent cette libéralité. Taurus préfet du prétoire d'Italie eut ordre d'assister à l'assemblée, et de ne point permettre aux prélats de se séparer, qu'ils ne fussent d'accord: on lui promit le consulat, s'il procurait cette réunion, c'est-à-dire, s'il faisait triompher l'arianisme dans l'église d'Occident. Après de longues contestations le concile confirma la foi de Nicée, condamna de nouveau la doctrine d'Arius, et prononça la sentence de déposition contre les prélats obstinés à défendre l'hérésie. On peut dire que là se termina le vrai concile; la foi jusque-là ne reçut aucune atteinte; et Saint-Athanase ne considère que cette première partie, quand il parle avantageusement du concile de Rimini. Le reste ne fut que séduction et violence. On envoie à l'empereur, selon ses ordres, dix députés pour lui rendre compte; c'étaient de jeunes évêques sans expérience. Les Ariens députent de leur côté des vieillards rusés et artificieux, qui préviennent Constance, fatiguent, intimident, enfin séduisent les envoyés catholiques, jusqu'à les engager à trahir le concile, et à signer le contraire de ses décisions. Ils retournent et sont d'abord mal reçus. Mais Taurus met tout en œuvre pour ébranler les évêques qu'on retenait malgré eux à Rimini. Les intrigues, les menaces, les incommodités d'une longue absence firent enfin succomber les plus fermes, ou, pour parler plus juste, ils se laissèrent surprendre par les sollicitations et les larmes même de Taurus, et par les artifices de Valens. Ils signèrent une profession de foi équivoque, dont ils n'apercevaient pas le venin, mais qui recelait le pur arianisme. Bientôt les Ariens lèvent le masque, et, selon l'expression de saint Jérôme, le monde chrétien gémit de cette surprise, et s'étonna de se voir devenu Arien. Les évêques de retour dans leurs diocèses ouvrent les yeux, et désavouent avec horreur les décrets de Rimini. Ils se joignent au pape Libérius et à ceux qui n'avaient point eu de part à cette faute. Ce fut la source d'une persécution nouvelle, pendant laquelle saint Gaudence, évêque de Rimini, fut tué à coups de pierre et de bâtons par les soldats du président Marcianus. L'erreur trouva encore moins d'obstacle à Séleucie. Le concile y commença le 27 de septembre. De cent soixante évêques il n'y eut que saint Hilaire, alors relégué en Phrygie, et douze ou treize évêques d'Égypte qui soutinrent la consubstantialité. Le questeur Léonas et Lauricius, général des troupes d'Isaurie, assistaient aux séances. Le concile se divise: les purs Ariens font à part leur profession de foi; les demi-Ariens s'en tiennent à celle du concile d'Antioche assemblé en 341. Ils s'anathématisent mutuellement et se séparent sans rien conclure. Les chefs des deux partis se rendent à Constantinople où était alors l'empereur, qui faisait sa principale affaire des succès de l'hérésie; et quoiqu'il dût entrer au premier jour de janvier dans son dixième consulat, cérémonie brillante et qui demandait de grands préparatifs, il passa le dernier de décembre et presque toute la nuit suivante à faire signer aux députés de Séleucie et aux autres évêques la formule de Rimini. On tient à Constantinople un nouveau concile, où les Anoméens remportent tout l'avantage. Macédonius, Basile d'Ancyre et les autres évêques demi-Ariens sont déposés. Eudoxe passe du siége d'Antioche à celui de Constantinople, et prêche publiquement des blasphèmes dans la cérémonie de la dédicace de Sainte-Sophie, le 15 de février de l'an 360. La profession de Rimini se répand par tout l'empire et fait d'horribles ravages: on exile ceux qui refusent d'y souscrire. Au milieu de ce désastre, saint Hilaire obtient par une providence particulière de Dieu la permission de retourner en Gaule: il y arrive pour soutenir la foi ébranlée jusque dans ses fondements. Par une bizarre inconséquence, suite ordinaire de l'erreur, Constance exile Aëtius, chef des Anoméens, et consent à faire évêque de Cyzique Eunomius, le plus dangereux de ses disciples; mais peu après il est obligé de forcer Eudoxe à le déposer. Eudoxe ayant été transféré à Constantinople, Constance assemble un concile dans la ville d'Antioche pour l'élection d'un évêque. Après bien des brigues et des cabales, les Ariens jettent les yeux sur Mélétius déja évêque de Sébaste, qu'ils croient dans leur parti. Plusieurs catholiques consentent à ce choix, et le décret d'élection est déposé entre les mains d'Eusèbe évêque de Samosate. L'événement fit voir que les catholiques avaient le mieux connu le nouvel évêque. A peine est-il élu, qu'il se déclare hautement pour la foi de la consubstantialité. Constance irrité l'exile un mois après à Mélitène dans la petite Arménie, et à la sollicitation des Ariens, il envoie à Samosate redemander à Eusèbe l'acte d'élection. Ce généreux prélat refuse de le remettre, à moins que tous ceux qui lui ont confié ce dépôt ne soient assemblés. L'empereur l'envoie sommer une seconde fois, et lui mande qu'en cas de refus il a ordonné qu'on lui coupât la main droite. Eusèbe, après la lecture de cette lettre, présente les deux mains: Coupez-les toutes deux, dit-il, mais je ne remettrai jamais à l'empereur un acte dont un concile m'a rendu dépositaire. Ce n'était qu'une feinte de la part de Constance: l'envoyé avait ordre de ne pas exécuter cette menace; et l'empereur ne put s'empêcher d'admirer la fermeté du prélat. Mais il ne s'adoucit point en faveur de Mélétius; il fit nommer en sa place Euzoïus, qui dès l'origine de l'hérésie avait partagé les erreurs et les anathèmes d'Arius. De ce moment il y eut trois partis dans l'église d'Antioche: les Ariens qui reconnaissaient Euzoïus; les Mélétiens, ceux-ci étaient catholiques et unis de communion avec Mélétius; les Eustathiens, on appelait ainsi les orthodoxes, qui, n'ayant reconnu aucun évêque depuis l'injuste déposition d'Eustathius, restèrent séparés de Mélétius, parce qu'ils ne pouvaient se résoudre à recevoir un évêque de la main des hérétiques. Les prélats Ariens assemblés à Antioche dressèrent encore un nouveau formulaire, où la doctrine des Anoméens se manifestait sans aucun déguisement; mais les cris qui s'élevèrent contre eux, les forcèrent d'en revenir à la formule de Rimini. C'est ainsi que les flots de l'hérésie, tantôt s'élançant avec audace, tantôt se repliant sur eux-mêmes, emportaient l'empereur, qui, jusqu'à la fin de sa vie, poussé d'erreur en erreur, fut sans cesse le jouet des différentes cabales, soit dans l'église, soit dans sa cour.
LXX. Gouvernement équitable de Julien.
Amm. l. 18, c. 1.
Liban. or. 10, t. 2, p. 281.
Zonar. l. 13, t. 2, p. 20.
Julien acquérait autant d'estime que Constance s'attirait de mépris. Rien n'était plus opposé que la conduite des deux princes. Le César, après avoir passé l'été à soumettre les Barbares, employait le temps de l'hiver à rétablir les provinces. Il modérait le fardeau des impôts, il réprimait les usurpations, il enchaînait l'avarice de tous ces hommes de sang et de rapines, qui ne s'enrichissent que des pertes publiques: il veillait avec tant d'attention sur les magistrats, qu'ils ne pouvaient s'écarter des règles de la justice. Son exemple était pour les juges une loi vivante plus forte que toutes les autres lois. Il se chargeait lui-même des affaires importantes, et les jugeait avec la plus scrupuleuse intégrité. Un gouverneur fut accusé de concussion devant Florentius. Celui-ci coupable du même crime ne fut pas assez hardi pour condamner son semblable: sa colère se tourna contre l'accusateur, et le concussionnaire fut absous. L'injustice était trop évidente; les murmures éclatèrent, et Florentius, pour se mettre à couvert, pria Julien de revoir le procès: il se flattait que le César n'oserait casser sa sentence. Julien refusa d'abord; il s'excusa sur ce qu'il ne lui appartenait pas de réformer le jugement d'un préfet du prétoire. Enfin, pressé de prononcer, il décida en faveur de la vérité et de la justice. Florentius s'en vengea à son ordinaire, en écrivant contre lui à la cour. La sévérité de Julien n'empruntait rien de l'humeur ni du caprice; elle était toujours éclairée, et n'agissait qu'autant qu'elle était guidée par la certitude des faits. On accusa encore de concussion devant lui Numérius qui avait gouverné la province Narbonaise[256]. Julien voulut le juger dans une audience publique: l'accusé se défendait fortement en niant les faits, et les preuves manquaient pour le convaincre. Alors l'accusateur Delphidius[257], qui plaidait avec chaleur, s'écria d'un ton d'impatience: Eh! César; qui sera jamais coupable, si l'οn est quitte pour nier les faits!—Et qui sera jamais innocent, repartit Julien, si, pour être coupable, il suffit d'être accusé?
[256] Narbonensis rector.—S.-M.
[257] C'était l'orateur Atticus Tiro Delphidius, célèbre à cette époque par son éloquence et ses talents poétiques.—S.-M.
LXXI. Quatrième campagne de Julien.
Amm. l. 18, c. 2.
Liban. or. 10, t. 2, p. 281. ed. Morel.
La campagne précédente avait soumis une partie du pays des Allemans; mais il y restait encore des princes ennemis. Afin de pénétrer leurs desseins, Julien envoya à la cour d'Hortaire, allié des Romains, un tribun dont il connaissait la fidélité,[258] l'intelligence, et qui savait la langue allemande. Celui-ci, revêtu du caractère d'ambassadeur, avait ordre de s'approcher de la frontière des Barbares, auxquels on avait dessein de faire la guerre, et d'observer leurs mouvements. Pendant ce temps-là Julien rassemble ses troupes; il visite les villes qui avaient été détruites sur les bords du Rhin, et achève de les rétablir. Les nouveaux alliés, comme ils y étaient obligés par le traité, fournissaient la plupart des matériaux. Les soldats, que de pareils travaux rebutent pour l'ordinaire, s'y portaient de bon cœur par amour pour Julien. On mit en état de défense sept villes, dont les plus connues sont: Nuys [Novesium], Bonn [Bonna], Andernach [Antunnacum], et Bingen [Bingio][259]. Les magasins pour serrer le blé qu'on apportait de la Grande-Bretagne, avaient été réduits en cendres; ils furent bientôt rétablis et pourvus de grains. Le préfet Florentius joignit Julien avec le reste de l'armée, et des provisions pour plusieurs mois.
[258] Ce tribun se nommait Hariobaude. Son nom donne lieu de croire qu'il était lui-même Allemand, ou au moins d'origine germanique. Ce tribun ne faisait point alors un service actif, il était retraité; aussi Ammien Marcellin, l. 18, c. 2, l'appelle-t-il vacantem tribunum.—S.-M.
[259] Les trois autres places s'appelaient Castra Herculis, Quadriburgium et Tricesima. On croit que la première est Erkelens, dans l'ancien duché de Juliers, compris actuellement dans le grand-duché du Rhin. Pour les deux autres leur véritable position est inconnue. Tout ce qu'on sait, c'est qu'elles devaient être en-deçà du Rhin, dans le pays de Clèves.—S.-M.
LXXII. Julien passe le Rhin.
Le tribun[260] vient alors rendre compte à Julien, et l'armée marche à Mayence [Mogontiacum]. Florentius et Lupicinus, qui avait succédé à Sévère, mort depuis peu, voulaient qu'on passât le Rhin en cet endroit, comme on avait fait les deux années précédentes. Le César s'y opposait: le pays d'au-delà appartenait à Suomaire[261], il craignait d'offenser ce nouvel allié, en faisant passer sur ses terres des soldats toujours avides de pillage. Les Allemans qu'on allait attaquer, menaçaient de leur côté Suomaire de s'en prendre à lui, s'il n'arrêtait les Romains. Sur la réponse qu'il leur fit, qu'il n'était pas en état de résister seul, toute l'armée des Barbares vint camper vis-à-vis de Mayence pour disputer le passage. On ne pouvait sans un péril évident l'entreprendre à la vue de tant de forces réunies. Ainsi l'avis de Julien prévalut: on remonta le fleuve pour chercher un endroit commode à l'établissement d'un pont. Les Barbares firent le même mouvement; et suivant le long du fleuve la marche de l'armée romaine, ils s'arrêtaient quand ils la voyaient camper, et faisaient bonne garde pendant la nuit. Après plusieurs jours de marche Julien fit retrancher ses troupes, et chargea d'ordres secrets[262] quelques officiers de confiance. Ils choisirent trois cents soldats braves et dispos; qui ne savaient pas où on les conduisait, et ils les firent embarquer de nuit dans quarante bateaux[263]. Ils descendirent le fleuve en se laissant aller au fil de l'eau sans se servir de rames, de peur d'être entendus des ennemis. Après avoir dépassé d'assez loin le camp des Allemans, ils débarquèrent sur la rive droite. Le roi Hortaire avait cette nuit-là invité à un grand festin les rois et les princes[264] de l'armée ennemie. Ce n'était pas qu'il eût dessein d'entrer dans leur ligue; mais quoiqu'il fût ami des Romains, il l'était aussi de ces princes, et il voulait observer avec eux tous les égards du bon voisinage. Le repas avait duré long-temps, selon l'usage de la nation, et les conviés revenaient au camp en belle humeur, lorsqu'ils furent rencontrés par le détachement qui avait passé le fleuve. Les princes échappèrent à la faveur des ténèbres et de la vitesse de leurs chevaux; mais presque tous les gens de leur escorte qui les suivaient à pied, restèrent sur la place. L'alarme se répand dans le camp; on croit que toute l'armée romaine est déja en-deçà du Rhin; c'est à qui fuira avec plus de vitesse; chacun s'empresse de gagner l'intérieur du pays, et d'y mettre en sûreté sa femme et ses enfants[265]. Les Romains ne trouvant plus d'obstacle, jettent leur pont, et traversent le pays d'Hortaire sans y faire de ravage.
[260] C'est d'Hariobaude qu'il est question.—S.-M.
[261] Ses bourgs étaient situés sur les rives du fleuve, dit Ammien Marcellin, l. 18, c. 2. Ejus enim pagi Rheni ripis ulterioribus adhærebant.—S.-M.
[262] Lupicinus fut consulté en cette occasion. Adscito Lupicino in consilium. Amm. Marc. l. 18, c. 2.—S.-M.
[263] Lusoriæ naves quadraginta. C'étaient les seuls qui fussent à la disposition des Romains: Quæ tunc aderaut solæ, dit Ammien Marcellin, l. 18, c. 2.—S.-M.
[264] Reges omnes, et regales, et regulos. Amm. Marc. l. 18, c. 2.—S.-M.
[265] Necessitudines opesque suas transferre longiùs festinabant, dit Ammien Marcellin, l. 18, c. 2.—S.-M.
LXXIII. Allemans subjugués.
Quand ils furent entrés sur les terres des ennemis, ils mirent tout à feu et à sang. On abattait les cabanes, on passait les habitants au fil de l'épée. Après qu'on eut désolé tout le canton, on arriva dans un lieu nommé Palas[266], où étaient dressées des pierres qui servaient de bornes entre le pays des Allemans et celui des Bourguignons. L'armée s'y arrêta pour recevoir deux rois, nommés Macrianus et Hariobaude: ils étaient frères et venaient demander la paix, qu'ils obtinrent[267]. Vadomaire, dont nous avons déja parlé, et qui régnait dans le pays qu'on nomme aujourd'hui le Brisgaw[268], se rendit aussi au camp. Il apportait des lettres de recommandation de Constance. On le reçut avec honneur comme un vassal de l'empire, mais il n'obtint pas une réponse favorable. Il venait implorer la clémence des Romains pour trois princes qui s'étaient trouvés à la bataille de Strasbourg, et qui voyant approcher le vainqueur, avaient recours aux prières. C'étaient Urius, Ursicin et Vestralpe. Julien, connaissant la légèreté de ces Barbares, craignit que s'il les tenait quittes pour des excuses et des soumissions verbales, ils ne se fissent un jeu de reprendre les armes dès qu'il serait éloigné. Il voulut donc leur faire sentir ce qu'il en coûtait pour attaquer l'empire. On brûla les moissons et les habitations; on tua, on enleva un grand nombre de leurs sujets. Quand on les eut ainsi punis, on écouta leurs supplications, et l'on traita avec eux aux mêmes conditions qu'avec leurs voisins. On les obligea surtout à rendre tous les captifs. Lorsque Julien eut repassé le Rhin, un de ces princes qui venait de donner son fils en ôtage, l'envoya aussitôt redemander avec menaces, sans avoir rendu les prisonniers. Julien remit le jeune prince entre les mains des députés: Remenez-le à son père, leur dit-il, un enfant n'est pas seul une caution suffisante pour un si grand nombre de braves gens qui valent mieux que lui. Il écrivit en même temps au père en ces termes: Je vous envoie à mon tour des députés. Ayez à leur remettre tous les prisonniers que vous avez en votre pouvoir, et dont le nombre monte à plus de trois mille; ou n'imputez qu'à vous seul les suites funestes de votre perfidie. En même temps il part de Spire, à dessein de repasser le fleuve. Le roi allemand n'attendit pas l'orage; il renvoya promptement tous les Gaulois qu'il avait enlevés dans ses incursions. Cette campagne couronna les succès de Julien dans la Gaule; et ces quatre années furent la partie la plus brillante de sa vie. L'hiver suivant, tandis qu'il se reposait des fatigues de la guerre dans des occupations plus tranquilles, mais qui n'étaient pas moins salutaires à la province, ses ennemis travaillaient à la cour à le désarmer pour le détruire. Leur malignité alla si loin quelle lassa la patience des soldats de la Gaule. Le César se vit forcé, du moins en apparence, d'accepter le titre d'Auguste, comme nous l'allons raconter.
[266] Ce lieu est encore nommé par Ammien Marcellin, l. 18, c. 2, Capellatius. Cet historien s'exprime ainsi: Cùm ventum fuisset ad regionem cui Capellatii vel Palas nomen est, ubi terminales lapides Alamannorum et Burgundiorum confinia distinguebant, castra sunt posita. Il est tout-à-fait impossible de faire connaître la position de cet endroit.—S.-M.
[267] Après de longues délibérations, libratis diu consiliis, Amm. Marc. l. 18, c. 2.—S.-M.
[268] Le canton possédé par ce roi était au-delà du Rhin, vis-à-vis le pays des Rauraces, cujus erat domicilium contra Rauracos (Amm. Marc. l. 18, c. 2), qui occupaient le pays de Bâle et une partie de l'Alsace méridionale ou du département du Haut-Rhin.—S.-M.