Histoire du Bas-Empire. Tome 02
LIVRE IX.
I. Persécution générale. II. On tâche de faire sortir Athanase d'Alexandrie. III. Il est chassé à main armée. IV. Mauvais traitements contre les Alexandrins. V. George prend la place d'Athanase. VI. Violences de George. VII. Exils des évêques. VIII. George chassé et rétabli. IX. Fuite d'Athanase. X. Diverses violences des Ariens. XI. Nouvelle hérésie de Macédonius. XII. Julien dans la Gaule. XIII. Sa façon de vivre. XIV. Sa conduite dans le gouvernement. XV. Autres qualités de Julien. XVI. Sa réputation efface celle de Constance. XVII. Autun délivré. XVIII. Marches de Julien. XIX. Combat de Brumat [Brucomagus]. XX. Fin de cette campagne. XXI. Expédition de Constance en Rhétie. XXII. Julien assiégé à Sens. XXIII. Disgrace de Marcellus. XXIV. État de la cour de Constance. XXV. Constance vient à Rome. XXVI. Il en admire les édifices. XXVII. Obélisque. XXVIII. Conduite de Constance à Rome. XXIX. Méchanceté d'Eusébia. XXX. Mouvements des Barbares. XXXI. Les dames romaines demandent le retour de Libérius. XXXII. Affaires de l'église. XXXIII. Dispositions pour la seconde campagne de Julien. XXXIV. Succès de Julien. XXXV. Les Allemans chassés des îles du Rhin. XXXVI. Mauvais succès de Barbation. XXXVII. Les Allemans viennent camper près de Strasbourg. XXXVIII. Julien marche à leur rencontre. XXXIX. Discours de Julien à ses troupes. XL. Ardeur des troupes. XLI. Ordre des Barbares. XLII. Approche des deux armées. XLIII. Bataille de Strasbourg. XLIV. Fuite des Barbares. XLV. Prise de Chnodomaire. XLVI. Suites de la bataille. XLVII. Constance s'attribue le succès de Julien. XLVIII. Guerre de Julien au-delà du Rhin. XLIX. Trêve accordée aux Barbares. L. Avantages remportés sur les Francs. LI. Julien soulage les peuples. LII. Salluste rappelé.
I. Persécution générale.
Ath. ad monach. t. 1, p. 360 et 362.
La guerre allumée dans le sein de l'église, jetait dans tout l'empire plus de trouble et de désordre, que n'en avaient causé les fureurs de l'idolâtrie. Ceux qu'on cherchait à détruire étaient en plus grand nombre, et la cause n'était pas moins importante: le paganisme avait attaqué Dieu; la doctrine d'Arius attaquait le fils de Dieu consubstantiel à son père; et la persécution, quoique moins sanglante, ne marchait pas avec moins de fracas et d'appareil. Athanase plus brillant encore par les outrages dont on l'accablait, que par l'éclat de ses vertus, avait l'honneur de voir sa cause unie avec celle de Jésus-Christ: on demandait à la fois aux fidèles de souscrire à la condamnation d'Athanase, et d'entrer dans la communion des Ariens. On n'entendait parler que de nouvelles ordonnances: on voyait courir de ville en ville des soldats, des greffiers, des officiers du palais, portant des menaces pour les évêques et les magistrats, des sentences et des fers pour les peuples. Ils étaient accompagnés d'ecclésiastiques ariens qui leur servaient d'espions et de satellites. Par-tout on criait aux évêques: Signez, ou sortez de vos églises. On les traînait à la cour; on les enfermait sans leur permettre de voir l'empereur: ils ne sortaient qu'après avoir signé, ou pour aller en exil. Constance s'efforçait de grossir la liste des souscripteurs, afin de donner de la considération à l'hérésie dont il était le chef, s'imaginant que ces noms multipliés étaient pour l'arianisme autant de titres de noblesse. Il espérait apparemment, dit saint Athanase, changer la vérité en changeant les hommes; mais, ajoute-t-il, quoiqu'il fût déshonorant aux évêques de succomber à la crainte, il l'était encore plus aux Ariens d'employer la terreur: c'était une preuve de la faiblesse de leur doctrine; car ce n'est ni par les épées ni par les soldats qu'on prêche la vérité; elle ne connaît d'autres armes que la persuasion.
An 356.
II. On tâche de faire sortir Athanase d'Alexandrie.
Ath. apol. 1, de fuga, t. 1, p. 334; ad monach. p. 373-378 et 393-395, et apol. ad Const. p. 307-310.
Phot. vit.
Ath. cod. 258.
Hermant, vie de S. Ath. l. 7, c. 14 et suiv.
Le fort de l'orage devait tomber sur l'église d'Alexandrie. Il fallait en faire sortir Athanase, et Constance se trouvait très-embarrassé. Aussitôt après le concile de Milan, il avait écrit à Maximus gouverneur d'Egypte d'ôter à l'évêque, et de donner aux Ariens tout le blé qui devait être distribué aux églises selon la fondation de Constantin, et de permettre à tout le monde d'insulter et de maltraiter ceux de la communion d'Athanase. Cependant il n'avait pas oublié le serment qu'il avait fait au saint évêque, de ne plus le condamner sans l'entendre, et de le maintenir dans son siége malgré les rapports de ses ennemis. Il avait confirmé ce serment par plusieurs lettres. Il n'osait donc, de peur de se parjurer par écrit, signer l'ordre de le chasser de son église. Rien n'est plus inconséquent que l'injustice aveuglée par la passion. Il fit exécuter l'ordre sans l'écrire. Il envoie en Egypte deux de ses secrétaires, Diogène et Hilaire. Ceux-ci, s'étant fait accompagner des magistrats, vont trouver l'évêque et lui signifient de sortir d'Alexandrie. Il demande à voir l'ordre de l'empereur; ils ne peuvent en produire aucun. Le peuple informé de cette démarche, menace de courir aux armes. Les envoyés prennent le parti de se retirer, et de mander les légions d'Egypte et de Libye. Quelques jours après, le duc Syrianus étant arrivé à leur tête, presse le prélat d'aller à la cour. Athanase fondé sur le serment et sur les lettres de Constance, refuse de partir sans un ordre exprès. Mais pour parer aux suites fâcheuses que pourrait avoir son refus, il offre de se contenter d'un ordre signé de Syrianus ou de Maximus. Ils n'en veulent signer aucun. Syrianus effrayé des clameurs du peuple, paraît s'adoucir; il promet avec serment en présence de plusieurs témoins, de ne plus troubler l'église d'Alexandrie, mais d'informer l'empereur, et d'en attendre de nouveaux ordres. Il donne cette promesse par écrit le 17 janvier, Constance étant consul pour la huitième fois avec Julien: elle fut mise entre les mains de Maximus.
III. Il est chassé à main armée.
Cependant la nuit d'avant le vendredi, 9 de février, Syrianus à la tête de plus de cinq mille légionaires armés de toutes pièces, l'épée nue et conduits par des Ariens, vient à l'église de Théonas. Athanase y était en prières avec son peuple, selon la coutume, parce qu'on devait le lendemain célébrer le saint sacrifice qu'on n'offrait pas alors tous les jours. Au son des trompettes et des autres instruments de guerre, le peuple est saisi d'effroi. Mais Athanase sans changer de couleur, ni de contenance, fait entonner par un diacre le psaume cent trente-cinquième, Rendez gloire au Seigneur, parce qu'il est plein de bonté; et tout le peuple répondait, parce que sa miséricorde est éternelle. Pendant qu'on chantait ce psaume, les soldats rompent les portes; ils se jettent dans l'église; ils font retentir leurs armes et briller leurs épées. Syrianus ordonne de tirer; les flèches volent: aussitôt les cris des meurtriers, ceux des blessés et des mourants, les efforts des soldats pour entrer, des fidèles pour sortir au travers des lances et des épées, la rage dans les uns, la pâleur et l'épouvante dans les autres, tous pêle-mêle se précipitant, se foulant aux pieds, offrent, de toutes parts un affreux désordre. Athanase restait assis sur son siége; il exhortait son clergé à la prière, et le duc animait ses soldats. En vain le peuple conjure à grands cris le saint évêque de sauver sa vie: alarmé pour son troupeau, mais intrépide pour lui-même, il leur ordonne de se retirer tous, et s'obstine à rester le dernier. Presque tous étaient sortis, lorsqu'une troupe de clercs et de moines l'entraîne malgré lui, comme dans un flot; et se serrant de toutes parts autour de lui, ils l'emportent tout froissé et à demi mort au travers des soldats qui avaient investi le sanctuaire et l'église. Dieu aveugla ses ennemis, et le déroba comme par miracle à leur fureur. Qu'on se représente les violences par lesquelles Grégoire avait, quinze ans auparavant, signalé son arrivée: les meurtres, les profanations, le pillage des autels, les outrages faits aux vierges, les cruautés exercées sur les ecclésiastiques et sur les laïcs fidèles à leur évêque; Alexandrie vit renouveler toutes ces horreurs. Cette église fut abandonnée à une troupe de scélérats, dont le duc Syrianus était encore le plus traitable. Les autres étaient le duc Sébastien Manichéen, Cataphronius nommé gouverneur d'Egypte à la place de Maximus, le comte Héraclius, Faustinus trésorier-général, qui n'était qu'un libertin et un bateleur, tous munis de commissions de l'empereur. Les évêques ariens enchérissaient encore sur la barbarie de ces officiers. Sécundus, évêque de Ptolémaïs, écrasa un prêtre à coups de pieds.
IV. Mauvais traitements exercés contre les Alexandrins.
Les catholiques dressent un procès-verbal de ces excès, à dessein d'en instruire le prince. Syrianus veut les forcer à supprimer cet acte. Plusieurs vont le conjurer de leur épargner cette nouvelle violence; il les fait chasser à coups de bâton. Il envoie à diverses reprises le bourreau de sa troupe, et le prévôt de la ville, pour enlever les armes qu'on avait trouvées dans l'église, et qu'on y avait suspendues comme un témoignage de ces attentats sacriléges: mais les catholiques s'y opposent. Ils envoient à Constance une requête que saint Athanase nous a conservée: ils y exposent tout ce qu'ils ont souffert; ils font souvenir l'empereur de ses serments; ils protestent qu'ils sont prêts à mourir plutôt que d'accepter un autre évêque. Constance sourd à leurs plaintes et à leurs demandes, autorise tout ce qui s'est passé: il ordonne de poursuivre Athanase. Le comte Héraclius menace de la part de l'empereur toute la ville, de lui ôter le pain de distribution, les magistrats de les réduire en esclavage, les païens mêmes d'abattre leurs idoles, s'ils n'obéissent au prélat que le prince va envoyer. Les païens, pour sauver leurs dieux, signèrent tout ce qu'on voulut; et comme ils étaient encore en grand nombre dans Alexandrie, la liste de leurs noms combla de joie l'empereur, qu'on n'eut garde d'avertir que tous ces souscripteurs n'étaient que des idolâtres. Quelques jours après, Héraclius, Cataphronius et Faustinus, jaloux sans doute des succès de Syrianus, accoururent à la tête d'une bande de païens et de scélérats à l'église nommée la Césarée; ils étaient altérés de sang: mais comme le peuple était sorti, ils n'y trouvèrent qu'un petit nombre de femmes et de filles qu'ils maltraitèrent. Voulant se signaler par quelque exploit, ils emportèrent tous les meubles de l'église, jusqu'à la table de l'autel, et les brûlèrent dans le parvis. Les païens jetaient de l'encens dans ce feu en invoquant leurs dieux et s'écriaient: Vive l'empereur Constance qui est revenu à notre religion; vivent les Ariens qui ont abjuré le christianisme.
V. George prend la place d'Athanase.
Ath. apol. 1, ad Const. t. 1, p. 312. et ad monach. p. 385 et 389. et de fuga p. 323 et 327 et ad episc. AEg. et Lib. c. 7, p. 277.
Amm. l. 22, c. 11.
Greg. Naz. or. 21, t. 1, p. 380.
[Greg. Nys. in Eunom. l. 1, t. 2, p. 294.]
Soz. l. 4, c. 8.
[Tillem. vie de S. Athanase, art. 73.]
Telles étaient les violences par lesquelles on préparait la voie au nouvel évêque. Il arriva enfin quelque temps avant Pâques. C'était encore un Cappadocien[68], nommé George, fils d'un foulon; premièrement parasite, ensuite receveur public, enfin banqueroutier. Obligé de prendre la fuite, il erra de province en province, jusqu'à ce que trente évêques ariens, assemblés à Antioche avant le concile de Milan, jetèrent les yeux sur lui pour le mettre à la place d'Athanase. Ils le firent prêtre avant qu'il fût chrétien (on va jusqu'à croire qu'il ne le fut jamais), et ils l'ordonnèrent évêque d'Alexandrie. Il n'avait ni connaissances des lettres, ni politesse, ni même le masque de la piété; mais il ne manquait d'aucun des talents d'un cruel et violent persécuteur. L'argent des pauvres et celui des églises, qu'il fit passer dans la suite aux favoris et aux eunuques, couvrit tous ses vices, et lui tint lieu de mille vertus. Constance né pour être trompé lui prodiguait dans ses discours et dans ses lettres les titres les plus pompeux: il l'appelait un prélat au-dessus de toute louange, le plus parfait des docteurs, le guide le plus expert dans le chemin du Ciel. Il ne pouvait trouver d'éloges assez emphatiques pour honorer ce méchant prélat, qui s'épargnait même la contrainte de l'hypocrisie.
[68] Né dans un bourg appelé Tharbastenis. Mais selon Ammien Marcellin, l. 22, c. 11, il était d'Épiphanie en Cilicie. Ces deux endroits étaient peut-être voisins. C'est là sans doute ce qui aura donné lieu à la double origine qu'on lui attribue.—S.-M.
VI. Violences de George.
[Tillem. vie de S. Athanase, art. 74-77.]
Il entra dans Alexandrie au milieu d'une troupe de soldats commandés par le duc Sébastien. C'était l'arrivée d'un conquérant. Il prit cependant quelques jours de repos, et ne commença la guerre qu'après Pâques. Alors au premier signal les soldats de Sébastien se répandent dans la ville et aux environs: on pille les maisons; on ouvre jusqu'aux tombeaux pour chercher Athanase; on brûle les monastères. Les femmes ariennes, avec une fureur de bacchantes, faisaient mille outrages aux femmes catholiques. Tout retentissait de coups de fouets. Le duc lui-même avait horreur des cruautés dont il était le ministre: comme il avait fait fouetter plusieurs catholiques, les Ariens mécontents de l'exécution qui leur avait paru trop ménagée, le menacèrent de mander aux eunuques qu'il ne les servait qu'à regret; et cet esclave de la cour, tremblant à cette menace, fit recommencer le supplice jusqu'à ce que les Ariens fussent satisfaits. Quelques jours après[69], le duc, à la sollicitation de l'évêque, va à la tête de trois mille soldats se jeter sur le peuple assemblé hors de la ville dans un cimetière, pour éviter la communion des Ariens. Là se commirent tous les excès dont une soldatesque brutale est capable, quand on lui sait gré de sa barbarie. On employa les chevalets, les flammes, les ongles de fer. Par un raffinement de cruauté, on fit battre un grand nombre de vierges, et d'autres personnes, avec des branches de palmier armées de toutes leurs pointes. Plusieurs en moururent. On cachait les corps de ces martyrs; on ne les rendait que pour de grosses sommes d'argent; autrement on les faisait dévorer par des chiens. Ceux qui donnaient retraite aux catholiques étaient traités avec rigueur; c'était un crime de les soulager de quelques aumônes; les pauvres mouraient de faim: les païens eux-mêmes détestaient ces inhumanités, et maudissaient les Ariens qu'ils regardaient comme des bourreaux.
[69] Le 2 juin.—S.-M.
VII. Exils des évêques.
[Tillem. vie de S. Athan. art. 78, 79 et 80.]
Constance avait ordonné de chasser les évêques hors de leurs villes épiscopales[70]; mais George ne se contentait pas de les arracher à leur troupeau: après les avoir faits meurtrir de coups, on les envoyait les uns aux mines (c'était surtout à celles de Phæno[71] en Arabie, où l'on mourait en peu de jours), les autres au fond des déserts: et pour les faire périr par la fatigue du voyage, les évêques de la Thébaïde et ceux de la basse Egypte se croisant les uns les autres, étaient traînés, les premiers aux déserts d'Ammon, les autres aux solitudes de la grande Oasis; contrées également affreuses, et que des plaines immenses de sables brûlants rendaient inhabitables. Ces prélats vénérables, courbés sous le poids de leurs fers, plusieurs même de leur vieillesse, évêques avant la naissance de l'hérésie dont ils étaient les victimes, traversaient les déserts en chantant des hymnes, et ne plaignaient que leurs persécuteurs. Quelques-uns moururent en chemin, et honorèrent de leur sépulture ces solitudes arides, redoutées même des bêtes féroces. Pour remplacer les évêques bannis, George vendait les églises à des décurions ariens, qui achetaient ainsi l'exemption des charges civiles, à des libertins, à des hommes flétris par leurs crimes, à des païens; il les y faisait établir à main armée.
[70] Il y eut seize évêques de bannis. Trente autres furent obligés de s'enfuir. Parmi les premiers on distingue Dracontius d'Hermopolis, Adelphius d'Onuphis, et Philon, dont le siége est inconnu.—S.-M.
[71] Φαινῶ. Ce lieu, où on envoyait les homicides, était situé dans le désert de Palestine, entre la ville de Pétra dans l'Idumée, et celle de Zoara qui était à l'extrémité méridionale de la mer Morte.—S.-M.
VIII. George chassé et rétabli.
Epiph. hær. 76, t. 1, p. 913.
Amm. l. 22, c. 11.
Soz. l. 4, c. 9 et 11.
[Tillem. vie de S. Athan. art. 82.]
Le nouveau prélat, autant pour racheter l'impunité de tant de crimes que pour satisfaire son avarice et celle des eunuques qu'il fallait sans cesse désaltérer, se mit à faire le métier de partisan. Il prit la ferme du salpêtre[72], qu'on tirait tous les ans en grande abondance du lac Maréotis; il s'empara de toutes les salines, et de tous les marais où croissait le papyrus. Autorisé par les magistrats qui se vendaient à tous ses caprices, il s'avisa d'imposer un tribut sur les morts; il fit fabriquer un grand nombre de cercueils, dont on était forcé de se servir pour porter les corps à la sépulture, et il en tirait un droit. Oubliant sa dignité, qui n'inspire que des conseils de justice et de douceur, dit un auteur païen[73], il se chargeait de l'odieux personnage de délateur. Il travaillait à la ruine de son peuple par les avis qu'il donnait à Constance: on dit qu'il voulut persuader à ce prince, que l'empereur était propriétaire de toutes les maisons d'Alexandrie, et qu'en cette qualité il en devait retirer les revenus, parce qu'il avait succédé aux droits d'Alexandre le Grand, qui avait fait bâtir la ville à ses dépens. La tyrannie jointe à tant de bassesse alluma contre lui une haine si furieuse, que le peuple l'attaqua dans l'église même, et l'aurait mis en pièces, s'il n'avait promptement pris la fuite. Il alla se réfugier à la cour[74]. On chassa aussitôt de toutes les villes les évêques nouvellement intrus: mais le duc d'Égypte ne tarda pas à les rétablir. Bientôt on vit arriver à Alexandrie un secrétaire de l'empereur, chargé de châtier les habitants. Il y en eut un grand nombre qui furent tourmentés et battus de verges. George revint peu de temps après[75], aussi détesté qu'auparavant, mais plus redouté.
[72] Νίτρον. Il est probable qu'il s'agit ici du natron, qui se tire, en grande abondance, des lacs salés, situés dans le désert de Libye, au sud-ouest d'Alexandrie. Ce canton devait, à cette production, le nom de Nitriotis.—S.-M.
[73] Professionisque suæ oblitus, quæ nihil nisi justum suadet et lene, ad delatorum ausa feralia desciscebat. Amm. Marcel., l. 22, c. 11.—S.-M.
[74] Il était à Sirmium auprès de Constance, au mois de mai 359.—S.-M.
[75] Au mois d'octobre 359.—S.-M.
IX. Fuite de S. Athanase.
Ath. apol. ad Const. t. 1, p. 308-316, et vita Anton. p. 864.
Rufin, l. 10. c. 18 et 19.
[Greg. Naz. or. 21, t. 1, p. 384.]
Athanase était resté quelques jours caché dans Alexandrie avec tant de précaution, que les fidèles mêmes ne connaissaient pas le lieu de sa retraite. A l'arrivée de George, il s'enfuit dans les déserts. Peu de temps après, il retourna sur ses pas dans le dessein d'aller trouver l'empereur. Il se fiait sur sa propre innocence, et ne pouvait se persuader que le prince eût oublié ses promesses et ses serments. Mais il n'en fut que trop convaincu par la lecture de deux lettres de Constance: l'une était adressée aux habitants d'Alexandrie; il les exhortait à obéir à George qu'il comblait de louanges; il menaçait de toute son indignation les partisans d'Athanase, dont il traçait le portrait le plus affreux. L'autre était écrite aux deux rois d'Éthiopie, Aïzan et Sazan[76]: l'empereur leur ordonnait comme à des vassaux, d'envoyer en Égypte Frumentius, ordonné évêque par Athanase, afin qu'il y vînt puiser la saine doctrine dans les instructions de George; et de mettre Athanase lui-même, s'il était dans leurs états, entre les mains des officiers romains. Athanase apprit en même temps, qu'on gardait tous les passages; qu'on examinait tous ceux qui sortaient d'Alexandrie; qu'on visitait tous les vaisseaux. Il se retira donc dans les sables d'Égypte, et il y resta jusqu'à la mort de Constance. D'abord il vécut avec les moines qui habitaient ces retraites; et ces hommes angéliques, consommés dans la pratique des plus sublimes vertus, trouvaient dans le nouvel anachorète un maître et un modèle. Athanase, au milieu de ces solitudes, recueillit un héritage plus précieux pour lui que tous les trésors d'Alexandrie; c'était une tunique de peaux de brebis que lui avait laissée saint Antoine, mort quelque temps auparavant à l'âge de cent cinq ans. Les soldats poursuivirent le saint évêque jusque dans ces affreuses contrées. Pour épargner à ses hôtes les mauvais traitements et les massacres, il s'enfonça plus avant dans les déserts, où il ne recevait de secours que d'un chrétien fidèle, qui lui apportait au hasard de sa vie les aliments les plus nécessaires. Il se tint même long-temps enfermé dans une citerne sèche, dont il fut encore obligé de sortir, parce qu'on l'avait trahi. Ce héros de la foi, fuyant, poursuivi, abandonné, manquant de tout, excepté de la grace divine, forgeait au fond de ces déserts des foudres qui allaient frapper George et les Ariens au milieu d'Alexandrie; et dans des alarmes continuelles, il trouva en lui-même, ou plutôt en Dieu qui le couvrait partout de ses ailes, assez de repos et de force, pour composer une grande partie de ces ouvrages pleins d'onction, d'éloquence et de lumières, qui feront toujours l'instruction et l'admiration de l'église.
[76] Ou plutôt Aeïzanas et Saïazanas. Athanase appelle ces princes (Apol. ad Const. tom. 1, pag. 313 et 315) oἵ ἐν Ἀυξούμει τύραννοι, les tyrans d'Auxoum. Dans l'adresse de sa lettre, Constance ne leur donne aucun titre. Νικήτης Κονστάντιος μέγιστος σέβαστος Αἰ ζανᾷ καἰ Σαζανᾷ. Μ. Salt, pendant le premier voyage qu'il fit en Éthiopie, en 1806, découvrit dans les ruines d'Axoum une inscription, longue et fort intéressante relative aux mêmes princes. Elle fut érigée pour conserver le souvenir des victoires d'Aeïzanas, sur un peuple rebelle nommé Bougaïtæ, ΒΟΥΓΑΕΙΤΩΝ. Ce peuple paraît être le même que les Blemmyes, dont le nom véritable est Bedjah ou Bodjah; car pour l'autre dénomination, ils la tenaient des Égyptiens. Aeïzanas prend, sur ce monument, les titres de roi des Axomites, des Homérites, de Raeidan, des Éthiopiens, des Sabæites, de Siléa, de Tiamo, des Bougaïtes et de Kaeï. A cette nomenclature, il ajoute le titre de roi des rois. On voit qu'à cette époque les Homérites, c'est-à-dire les habitants de l'Yemen, obéissaient au même souverain que les Éthiopiens. C'est un état de choses qui s'est renouvelé depuis. Ceci est d'accord avec une loi du 16 janvier 356 (Cod. Th. l. 12, tit. 12), dans laquelle il est question d'une ambassade envoyée par Constance aux Axoumites et aux Homérites. Il paraît qu'Aeïzanas n'était pas encore chrétien, puisqu'il se dit fils de l'invincible Mars, υἱὸς θεοῦ ἀνικήτου Ἄρεως. Outre son frère Saïazanas mentionné dans la lettre de Constance, l'inscription en nomme un autre Adephas. C'est à leur valeur qu'Aeïzanas dut la soumission des Bougaïtes; il était seul souverain. Toutes ces circonstances réunies donnent lieu de croire que le monument dont il s'agit est antérieur à la lettre de Constance. Voy. à ce sujet les deux Voyages de M. Salt, et une lettre de M. Silv. de Sacy, insérée dans les anciennes Annales des voyages, t. XII, p. 33.—S.-M.
X. Diverses violences des Ariens.
Ath. ad monach. t. 1, p. 368 et 369.
Hilar. in Const. p. 1237-1260.
[Sulp. Sev. l. 2, c. 55 et 56.]
Baronius.
Hermant, vie de S. Athan. l. 7, c. 28.
Till. Arian. art. 47-61. et vie de S. Hilaire, art. 6 et 7.
Les Ariens croyaient n'avoir rien fait, tant qu'ils n'auraient pas dompté Osius, qu'on appelait le père des évêques et le chef des conciles. Constance le mande, l'exhorte, le prie. Osius déconcerte l'empereur par la force de ses paroles, et retourne à son église. Les Ariens aigrissent le prince: il écrit, il caresse, il menace. Osius demeure ferme. Constance mande de nouveau ce vieillard âgé de cent ans, et le retient en exil à Sirmium pendant une année entière. On tint dans la Gaule un concile à Béziers [Biterræ], où saint Hilaire de Poitiers confondit les Ariens, et leur chef Saturnin d'Arles, qui présidait au concile. La plupart des évêques de la Gaule se séparent de Saturnin et des Ariens. Mais ceux-ci mettent dans leur parti le César Julien, qui ne regardait que de loin ces orages de l'église; et Constance trompé par une fausse relation exile Hilaire et Rhodanius, évêque de Toulouse; il les relègue en Phrygie. Il fait meurtrir de coups les clercs de l'église de Toulouse. Leur évêque meurt dans son exil. Ce fut, selon quelques auteurs, dans cet exil même, que saint Hilaire composa contre Constance le livre dont nous avons parlé; quoiqu'il soit plus vraisemblable que cet ouvrage n'a été fait qu'après son retour en 360. Cet écrit a sans doute besoin d'excuse pour les traits injurieux qui sont lancés sans ménagement contre la personne de l'empereur: mais il renferme un témoignage précieux, qui fait honneur à ces saints évêques. Saint Hilaire y fait voir à Constance l'abus de la violence en fait de religion, par ces belles paroles: Dieu nous a enseigné à le connaître; il ne nous y a pas contraints. Il a donné de l'autorité à ses préceptes en nous faisant admirer ses opérations divines: il ne veut point d'un consentement forcé. Si l'on employait la violence pour établir la vraie foi, la doctrine épiscopale s'élèverait contre cet abus; elle s'écrierait: Dieu est le Dieu de tous les hommes; il n'a pas besoin d'une obéissance sans liberté; il ne reçoit pas une profession que le cœur désavoue: il ne s'agit pas de le tromper, mais de le servir. Ce n'est pas pour lui, c'est pour nous que nous devons lui obéir. Tels étaient aussi les sentiments de saint Athanase. Tous ces illustres exilés essuyèrent les traitements les plus durs et les plus cruels. Le comte Joseph, à Scythopolis, fut le seul qui osa conserver de l'humanité à leur égard: il retira dans sa maison saint Eusèbe de Verceil, persécuté par l'évêque Patrophile.
XI. Nouvelle hérésie de Macédonius.
Socr. l. 9, c. 27 et 38.
Soz. l. 4, c. 20 et 26.
Till. Arian. art. 62 et suiv.
L'hérésie soutenue de la puissance souveraine triomphait avec insolence. La nouvelle capitale ne fut pas exempte de troubles. Macédonius obtint de l'empereur un édit, qui ordonnait de chasser des villes les défenseurs de la consubstantialité, et d'abattre leurs églises. Armé de cet édit, le prélat impitoyable mit en œuvre les plus extrêmes rigueurs pour forcer les catholiques à communiquer avec les Ariens. La persécution s'étendit sur les Novatiens, attachés comme les catholiques à la foi du consubstantiel. Cette conformité de souffrances unissait leurs cœurs; elle aurait même réconcilié leurs esprits, sans la jalousie de quelques schismatiques qui s'y opposèrent. En exécution du nouvel édit, on abattit une église que les Novatiens avaient à Constantinople[77]. Ils s'assemblent aussitôt, hommes, femmes, enfants: et sans résister à l'ordre de l'empereur, ils laissent démolir l'église; mais ils en recueillent les matériaux, les transportent au-delà du golfe dans le quartier nommé Syques, et ils l'eurent rebâtie en ce lieu presque en aussi peu de temps qu'il en avait fallu pour la détruire. Julien leur ayant rendu dans la suite l'ancienne place, ils y reportèrent les mêmes matériaux, reconstruisirent l'église et la nommèrent Anastasie, c'est-à-dire la Résurrection. Macédonius poursuivait partout les Novatiens. Ayant appris qu'ils étaient en grand nombre dans la Paphlagonie, et surtout à Mantinium, il y envoya avec la permission de l'empereur quatre cohortes de soldats pour les exterminer, ou les forcer à faire profession d'arianisme. Les habitants de Mantinium, échauffés d'un zèle plus ardent que conforme à l'Évangile, s'arment à la hâte de tout ce qui se présente sous leurs mains, marchent contre ces troupes, se battent en désespérés, perdent beaucoup de leurs gens, mais taillent en pièces presque tous les soldats. Ce malheureux succès indisposa l'empereur. Un autre événement acheva de l'irriter. L'église des Saints-Apôtres, où reposait le corps de Constantin, menaçait déja ruine. Macédonius fit de sa propre autorité transporter le corps dans l'église de Saint-Acacius. Le peuple se divisa en deux factions: les uns s'écriaient que c'était un sacrilége de remuer les cendres de leur fondateur; les autres prenaient le parti de l'évêque. La querelle devint meurtrière. Il y eut un furieux combat dans l'église même de Saint-Acacius. Le portique et le parvis furent inondés de sang. L'empereur imputa ce massacre à Macédonius; il le taxa d'une témérité criminelle pour avoir entrepris, sans sa permission, de déplacer le corps de son père. Ce prélat brouillon et violent voulut être hérésiarque. Il s'accordait avec les semi-Ariens sur la ressemblance de substance entre le Père et le Fils, mais il niait la divinité du Saint-Esprit. Les sectateurs de cette nouvelle erreur furent appelés tantôt Macédoniens, tantôt Marathoniens, parce que Marathonius, évêque de Nicomédie, aida beaucoup à la naissance de cette hérésie, et la défendit avec chaleur. Cette secte, qui s'étendit parmi le peuple et jusque dans plusieurs monastères, n'eut cependant ni évêque ni église particulière jusqu'au règne d'Arcadius.
[77] Un certain Agellius était alors leur évêque.—S.-M.
XII. Julien dans la Gaule.
Amm. l. 16, c. 1.
Zos. l. 3, c. 2. Suid. in ἐξισάμενος.
Pendant que l'empereur livrait l'église en proie aux hérétiques, Julien travaillait à délivrer la Gaule des Barbares qui la désolaient. L'entreprise paraissait au-dessus de ses forces. Que pouvait-on attendre d'un jeune prince, sans expérience, étranger dans un camp, nourri dans l'ombre des écoles, obligé d'apprendre les exercices militaires dans le temps qu'il fallait livrer des batailles? Revêtu d'un nom sans pouvoir, il ne venait au secours de cette province qu'avec une poignée de soldats, dont les officiers étaient autant d'espions dévoués à l'empereur; il n'y trouvait que des troupes affaiblies par la désertion et par les défaites, abâtardies par l'habitude de se laisser vaincre, sans émulation, sans discipline. Il semblait que Constance, toujours ombrageux, ne l'avait choisi que parce qu'il le croyait incapable; et ce prince retenant d'une main ce qu'il paraissait lui donner de l'autre, avait pris des mesures pour lui dérober jusqu'à la gloire des hasards heureux, en lui attachant en apparence pour conseil, et en effet pour maître, le général Marcellus, qui devait avoir tout l'honneur des succès, tandis qu'on ne laissait à Julien que la honte des échecs. Dans une situation si délicate, Julien sut forcer tous les obstacles qu'on mettait à sa réputation. Pendant l'hiver qu'il passa dans Vienne, il s'appliqua à connaître ses soldats, sa province, ses ennemis; il puisa dans la profondeur de son génie toutes les ressources de la science militaire; il s'affranchit de ses surveillants en les rendant inutiles; et dès le printemps suivant, avant que d'avoir vu la guerre, il se trouva plus grand capitaine que ceux qu'on avait chargés de le conduire.
XIII. Sa façon de vivre.
[Julian. Misop. p. 340 et 341, ed. Spanh.]
Amm. l. 16, c. 5.
Mamert. paneg. c. 11.
[Liban. or. 8, t. 2, p. 240, ed. Morel.]
Son exemple, plus encore que sa vigilance, releva la discipline, et d'une armée tant de fois vaincue forma une armée invincible. La première loi qu'il s'imposa fut celle de la tempérance. Persuadé que la vertu ne sait dresser qu'une table frugale, et que le corps ne se traite délicatement qu'aux dépens de l'esprit, il n'eut pas besoin de consulter les mémoires de Constance. Ce prince avait pris la peine de régler la table de Julien, comme celle d'un écolier qu'on enverrait aux études, dit Ammien; il avait marqué dans un écrit de sa propre main la qualité des mets qu'il voulait qu'on lui servît: Julien en retrancha tout ce qui sentait la bonne chère; il voulut être nourri comme les simples soldats. Sa sobriété lui permettait d'abréger le temps du sommeil: couché sur la terre nue ou sur une peau de bête, il se levait au milieu de la nuit. Après avoir fait secrètement sa prière à Mercure, il travaillait aux dépêches, il visitait lui-même les sentinelles, et donnait le reste de la nuit à l'étude. La philosophie, l'éloquence, l'histoire, la poésie même occupaient ces heures tranquilles. Entre les ouvrages qu'il composa dans la Gaule, les deux panégyriques de Constance sont des fruits de ses veilles. Il y soutient mal l'honneur de la philosophie, par la flatterie outrée que respirent ces deux discours. Il les démentit dans la suite, lorsqu'il put le faire impunément, par des invectives encore plus condamnables. Un ouvrage qui aurait mieux mérité de passer à la postérité, ce sont ses propres mémoires, qu'il avait écrits à l'imitation de Jules-César. Il employait le jour aux affaires de la guerre, ou à faire des réglements utiles pour l'armée et la province. Il se formait aux exercices, et il se raillait lui-même de bonne grace sur son peu d'habileté. Pour s'endurcir contre les incommodités les plus sensibles, il supportait sans feu la rigueur des hivers de la Gaule.
XIV. Sa conduite dans le gouvernement.
Amm. l. 16. c. 5.
Julian. Misop. p. 360.
Mamert. paneg. c. 4.
Il passait l'été dans son camp, l'hiver sur son tribunal, toujours occupé à repousser les Barbares ou à défendre les peuples, toujours armé contre les ennemis ou contre les vices. Attentif à veiller sur les officiers de son palais, il réprimait leur avidité naturelle. Il écoutait les plaintes et se piquait de clémence dans les punitions: souvent il adoucissait la rigueur des sentences prononcées par les juges. Il servit les Gaulois autant par son équité que par ses victoires, en diminuant le poids des impositions, qui enlevaient à la province ce qui échappait aux Barbares. Quand il entra dans la Gaule, chaque tête taillable payait vingt-cinq pièces d'or, qui faisaient environ trois onces et demi; quand il en sortit, ce tribut était réduit à sept pièces, toutes charges acquittées[78]. Il avait pour maxime de ne point faire remise des restes qui étaient dus au fisc, comme les princes les plus désintéressés l'avaient pratiqué avant lui: sa raison était que les riches demeurent toujours seuls reliquataires, parce que la contrainte n'épargne pas les pauvres dès les premiers moments de l'imposition; cependant sa générosité dérogea quelquefois à cette loi. Un gouvernement si équitable ne pouvait manquer de lui gagner le cœur des Gaulois: leurs biens, leurs personnes, tout était à lui; souvent ils le forcèrent d'accepter de grandes sommes d'argent. Ils lui obéissaient avec zèle: c'était, disaient-ils tous d'une voix, un prince doux, accessible, plein de courage, de justice, de prudence; qui ne faisait la guerre que pour le bien des peuples, et qui savait les faire jouir des avantages de la paix.
[78] Quod primitus partes eas ingressus, pro capitibus singulis tributi nomine vicenos quinos aureos reperit flagitari: discedens verò septenos tantùm. Amm. Marc. l. 16, c. 5.—S.-M.
XV. Autres qualités de Julien.
Jul. Misop. p. 360.
Liban. or. 8, t. 2, p. 240 et or. 10, p. 279.
Hilar. ad Const. l. 2, p. 1225.
Eunap. in Max. t. 1, p. 53, ed. Boiss.
Ces belles qualités se trouvaient alliées à des travers, que lui imprima pour toute sa vie une éducation trop sophistique. Non content d'aimer les lettres et les sciences, il se confondait lui-même avec les savants et les littérateurs. Faisant en public profession de christianisme, pour entretenir l'affection des peuples, il favorisait tantôt les Ariens, tantôt les catholiques; et saint Hilaire, dans ses écrits contre Constance, l'appelle un prince religieux. Mais les rhéteurs, les platoniciens, les magiciens d'Athènes, confidents secrets de son attachement à l'idolâtrie, venaient en Gaule se mêler autour de lui aux braves officiers qu'il employait à la guerre. Julien se prêtait à tout; il gagnait des batailles et faisait des vers en l'honneur de ces prétendus illustres, qui accouraient de si loin pour admirer ses talents. Sa cour, bigarrée de manteaux de philosophes et de casaques militaires, offrait un spectacle aussi bizarre que le prince même: c'était à la fois un camp, une académie, une école de sophistes; mais on n'y voyait point de danseurs, de farceurs, de joueurs d'instruments, ni de tous ces ministres de divertissements frivoles. La bizarrerie de Julien était austère: il n'avait aucun goût pour les plaisirs; ce n'était que le premier jour de l'année et par coutume, qu'il permettait de jouer des comédies: il n'assistait que rarement aux jeux du cirque, encore n'y restait-il que quelques instants. Cette humeur grave et sévère sympathisait avec celle des Gaulois, qui ne connaissaient pas les théâtres, et qui prenaient la danse pour un accès de folie. Telle fut la conduite de Julien, tant qu'il demeura dans l'Occident; et la dignité impériale n'y changea rien dans la suite.
XVI. Sa réputation efface celle de Constance.
La gloire de l'empire sembla passer avec lui dans la Gaule. Dès ce moment le César fit le premier rôle dans les affaires, et cette province devint le théâtre le plus brillant de la valeur romaine. On y vit bientôt les villes relevées, les campagnes couvertes de trophées et de fertiles moissons; les Barbares en fuite; partout la prospérité, la sûreté, l'abondance. Constance, si l'on en excepte son voyage de Rome, resta tristement enveloppé d'intrigues ténébreuses et de controverses de religion; et si les insultes des peuples voisins le firent quelquefois sortir de sa cour, ce ne fut que pour des expéditions sans succès ou sans éclat. Tous les regards se tournèrent du côté de Julien.
XVII. Autun délivré.
Amm. l. 16, c. 2, et l. 17, c. 8.
Jul. ad Ath. p. 277 et 278.
Lib. or. 10, t. 2, p. 272.
Cassiod. l. 1, ep. 34.
Alsat. Illust. p. 398 et seq.
Sa première campagne fut un glorieux apprentissage. C'était dans la Gaule un usage ancien, et qui subsista long-temps après, que les armées ne se missent en mouvement que vers le solstice d'été. Julien était encore à Vienne, lorsqu'il apprit que la ville d'Autun [Augustodunum] venait de courir le risque d'être prise et saccagée. Cette ville était grande; mais elle n'avait pour toute défense qu'une vieille muraille, prête à tomber en ruine. Les Barbares, maîtres de tous les dehors, labouraient paisiblement le territoire; et les habitants, bloqués depuis plusieurs mois, n'attendaient que le moment de pouvoir se réfugier ailleurs. Le voisinage de Julien, dont la réputation commençait à éclore, leur inspira plus de hardiesse. L'un d'eux, voyant un Barbare qui poussait sa charrue jusqu'au pied des murs, courut sur lui et l'enleva. Plusieurs autres en firent autant. Les ennemis irrités entreprennent d'escalader la ville à la faveur de la nuit. Au bruit qu'ils firent en plantant leurs échelles, un petit nombre de vétérans prend les armes, pendant que les autres soldats tremblaient de peur; et s'étant donné pour signal le nom de Julien, ils accourent à la muraille, tuent les uns, et précipitent les autres. Leurs camarades enhardis par cet exemple, repoussent les Barbares, et en massacrent un grand nombre. A cette nouvelle Julien, malgré les conseils de quelques lâches courtisans, se met en campagne avec ce qu'il avait de troupes; il arrive à Autun le 24 de juin; et sans s'y arrêter, il poursuit les Barbares qui se retiraient, résolu de les combattre à la première occasion.
XVIII. Marches de Julien jusqu'à Rheims.
De plusieurs routes qu'on lui proposait[79], il préféra la plus courte, quoiqu'elle fût la plus périlleuse à cause des forêts qu'il fallait traverser. Mais il entendait dire que Silvanus y avait passé l'année précédente, et il se faisait un point d'honneur de ne pas céder en courage à ce brave guerrier. Ne prenant avec lui que des troupes légères[80], il gagne promptement Auxerre [Autosidorum]. Les Barbares campaient dans le voisinage; il les amusa quelque temps pour faire reposer sa troupe, et pour donner au reste de son armée le temps de le rejoindre. Les ennemis ayant pris la route de Troyes [Tricassæ], il continue de les poursuivre; et comme il était inférieur en nombre, il supplée à ce désavantage par la bonne conduite, et montre déja toute l'habileté d'un vieux capitaine. Toujours sur ses gardes, il faisait si bonne contenance, que les Barbares revenant sur lui de temps en temps, et le chargeant tantôt à droite, tantôt à gauche, ne purent jamais l'entamer. Il les prévenait avec ses troupes légères dans tous les postes avantageux qui se trouvaient sur la route, et leur disputait tous les passages. Après les avoir long-temps harcelés, comme ils doublaient le pas et que ses troupes pesamment armées perdaient haleine, il fut obligé d'abandonner la poursuite. Ces petits avantages rendaient peu à peu le cœur aux soldats; et pour exciter leur hardiesse par l'intérêt, il promit récompense à quiconque lui apporterait la tête d'un ennemi. Après une marche assez périlleuse, il vint à Troyes, où il était si peu attendu, qu'il eut peine à s'en faire ouvrir les portes: on prenait d'abord sa troupe pour un corps de Barbares. Il ne s'y arrêta que pour donner quelque repos à ses soldats; et continua sa marche jusqu'à Rheims [Remi], où il avait marqué le rendez-vous de toute l'armée. C'était Marcellus qui la commandait en la place d'Ursicin, quoique celui-ci eût ordre de rester en Gaule jusqu'à la fin de la guerre.
[79] Aliis per Arbor..... quibusdam per Sedelaucum et Coram iri debere firmantibus. Amm. Marcel., l. 16, c. 2. J'ignore quel lieu désigne le nom tronqué Arbor........ Sedelaucus est Saulieu, petite ville du département de la Côte-d'Or, à six lieues d'Autun. Cora, répond au village de Cure sur la rivière du même nom, entre Autun et Nevers.—S.-M.
[80] Adhibitis cataphractariis solis et balistariis. Amm. Marc. l. 16, c. 2.—S.-M.
XIX. Combat de Bruma [Brocomagus].
Après divers avis on se détermina à tourner vers Dieuze[81] pour aller chercher les Allemans. L'armée marchait en bon ordre, lorsque les ennemis qui connaissaient le pays, s'étant mis en embuscade dans un bois, et profitant d'un brouillard épais, vinrent la prendre en queue. Deux légions, qui formaient l'arrière-garde, allaient être taillées en pièces, si elles n'eussent été promptement secourues par les troupes auxiliaires qui repoussèrent les Barbares. Ce fut pour Julien une leçon, qui a coûté bien plus cher à tant d'autres généraux; il apprit à redoubler de précautions, et à songer encore plus à la sûreté qu'à la diligence. Les ennemis étaient maîtres des villes qu'on nomme aujourd'hui Strasbourg [Argentoratum], Brumat [Brocomagus], Seltz [Saliso], Saverne [Tabernæ], Spire [Nemetæ], Worms [Vangiones], et Mayence [Mogontiacum]; c'est-à-dire, qu'ils en habitaient les campagnes; car les Allemans regardaient les villes comme des tombeaux, et n'osaient s'y renfermer. Au moment que Julien entrait dans Brumat[82], les Barbares vinrent lui présenter la bataille: il l'accepta. Déja son armée rangée en forme de croissant commençait à les envelopper, lorsque les ennemis voyant qu'ils avaient perdu dans le premier choc plusieurs de leurs gens se retirèrent avec précipitation et se sauvèrent dans les îles du Rhin.
[81] Decem-Pagi est Dieuze, en Lorraine, dans le département de la Meurthe. L'Itinéraire d'Antonin place ce lieu à vingt milles de Divodurum (Metz).—S.-M.
[82] Brocomagus. Brumat est un lieu à une petite distance de Strasbourg, au nord, sur la rivière de Sorr.—S.-M.
XX. Fin de cette campagne.
Amm. l. 16, c. 3.
Jul. ad Ath. p. 279.
Liban. or. 10, t. 2, p. 272.
Après leur retraite Julien s'avança jusqu'à Cologne [Agrippina], sans trouver de résistance[83]. Il rétablit cette ville ruinée depuis dix mois, et il y mit garnison. Un roi barbare[84] vint l'y trouver pour lui faire des excuses, et lui demander la paix: il n'obtint qu'une trêve pour peu de temps. Cette expédition rendit la liberté et l'abondance à une grande ville de ces quartiers-là[85], que de fréquentes attaques avaient réduite aux plus tristes extrémités de la famine. On ne sait si c'est Trêves ou Tongres.
[83] Selon Ammien Marcellin, l. 16, c. 3, il n'y avait pas d'autre place fortifiée dans ces contrées qu'Agrippina (Cologne); Confluentes (Coblentz), au confluent du Rhin et de la Moselle, Rigomagus, qui est Rheinmagen ou Rémagen dans l'ancien duché de Juliers, et une tour auprès de Cologne, et una prope ipsam Coloniam turris.—S.-M.
[84] C'était un des rois des Francs.—S.-M.
[85] C'est Libanius qui parle de cette place, mais il ne la nomme pas et ne la désigne pas d'une manière assez précise pour qu'on puisse la reconnaître.—S.-M.
XXI. Expédition de Constance en Rhétie.
Amm. l. 16, c. 12, et l. 17, c. 6.
Till. art. 39, 40 et not. 38.
Alsat. Illust. p. 300 et seq.
Gundomade et Vadomaire avaient rompu le traité fait deux ans auparavant. Ils s'étaient unis avec les Iuthonges[86], autre peuplade d'Allemans qui habitaient vers la source du Danube, du côté de l'Italie. Constance sortit de Milan et entra sur leurs terres par la Rhétie[87]. Julien pour les resserrer du côté de la Gaule remonta le Rhin jusqu'à Bâle[88]. On fit le dégât dans leur pays. Ils s'étaient retirés au fond de leurs forêts, après avoir embarrassé les chemins par de grands abatis d'arbres. Mais comme l'armée romaine forçait tous les passages, et que ces Barbares étaient en même temps en guerre avec leurs voisins, ils eurent recours aux prières, et obtinrent encore la paix. Constance retourna à Milan; et Julien après une campagne qui donna de l'expérience à ce prince, du courage à ses troupes, et de grandes espérances aux Gaulois, alla passer l'hiver à Sens [Senones].
[86] Ces peuples sont encore nommés par les auteurs latins Vithungi.—S.-M.
[87] On voit, par les lois du Code Théodosien, que Constance était à Milan le 11 avril et le 29 octobre 356; c'est donc dans cet intervalle de temps qu'il fit la guerre aux Allemans.—S.-M.
[88] Le récit d'Ammien Marcellin, montre qu'il passa par la ville de Trèves (Treviri), pour faire cette expédition.—S.-M.
An 357.
XXII.
Julien assiégé à Sens.
Amm. l. 16, c. 3, 4.
Jul. ad Ath. p. 278, ed. Spanh.
Ce ne fut pas pour lui un temps de repos. Il n'avait pas affaire à des ennemis rassemblés en un corps, qui fixassent toutes ses vues sur un seul objet. C'étaient des essaims de Barbares, tantôt séparés, tantôt réunis, qu'il était difficile de vaincre, difficile même d'atteindre, les uns en-deçà du Rhin, les autres au-delà, mais toujours prêts à franchir cette barrière, et qui partageaient son esprit en autant de soins, qu'ils occupaient de territoires, et que le Rhin offrait de passages. Il s'agissait d'écarter tous ces nuages, de ramener dans les postes exposés les garnisons que la terreur avait dispersées, de pourvoir dans des pays ruinés aux subsistances d'une armée toujours en mouvement, et dont les marches ne pouvaient être réglées que sur les courses imprévues des ennemis. Il venait d'être associé pour la seconde fois à Constance dans le consulat. Pendant qu'il prenait des mesures pour la campagne prochaine, une multitude de Barbares vint l'assiéger dans la ville de Sens. Ils se flattaient d'autant plus de réussir, qu'ils savaient que le manque de vivres l'avait obligé de séparer une partie de ses meilleurs corps, et de les distribuer en divers quartiers. Julien fit fortifier les endroits faibles de la ville; toujours la cuirasse sur le dos, il se montrait jour et nuit sur les remparts; il brûlait d'impatience d'en venir aux mains, mais il était retenu par la considération du petit nombre de ses troupes. Enfin après trente jours de siége, les Barbares aussi peu constants dans l'exécution que prompts à entreprendre, perdirent courage et se retirèrent.
XXIII. Disgrace de Marcellus.
[Julian. ad Athen. p. 278, ed. Spanh.]
Amm. l. 16, c. 4, 7, et 8.
Marcellus, quoiqu'il ne fût pas éloigné de Julien, ne s'était pas mis en peine de le secourir dans un péril si pressant. Il avait cru sans doute suivre les intentions de Constance. Mais il est dangereux de se prêter aux vues de l'injustice: comme elle dégrade ceux qui la servent, elle en prend droit de les mépriser; et souvent pour se disculper, elle se fait honneur de les punir. D'ailleurs Constance voulait tenir Julien dans l'abaissement, mais il ne voulait pas le perdre. La conduite du général excitait les murmures; l'empereur le sacrifia sans regret à la haine publique: il lui ôta le commandement, et lui donna ordre de se retirer sur ses terres. Marcellus prit cependant le parti de venir à la cour, dans l'espérance de se justifier en chargeant Julien: il comptait sur la faveur que la calomnie trouvait auprès du prince. Mais le César se doutant de son dessein, fit partir en même temps son chambellan Euthérius, et lui confia le soin de le défendre. Marcellus qui ne savait rien de cette précaution, arrive à Milan, et se plaint hautement de sa disgrace: il était impétueux et fanfaron. Il se fait introduire au conseil; il déclame contre Julien avec beaucoup de chaleur: c'était, disait-il, un jeune téméraire, un ambitieux qui prenait l'essor au point de ne plus reconnaitre de supérieur. Après une invective fort animée à laquelle il n'attendait pas de réponse, il est surpris de voir paraître Euthérius, qui de sang-froid et d'un ton modeste réfute en peu de mots tous ses mensonges, développe ses indignes manœuvres, rend un compte exact de ce qui s'est passé au siége de Sens, et répond sur sa tête de la fidélité inviolable de son maître. Marcellus confondu se retira à Sardique sa patrie. Le vertueux Euthérius soutenait à la cour de Julien le rôle qu'il avait fait inutilement dans celle de Constant. Sobre, uniforme dans sa conduite, à l'épreuve de tout intérêt, fidèle et d'un secret impénétrable, il ne profitait de sa faveur que pour inspirer les mêmes vertus au jeune prince. Il s'efforçait de corriger par ses sages conseils ce que l'éducation asiatique avait laissé de léger et de frivole dans le caractère de Julien. Aussi ce rare courtisan eut-il un bonheur presque inconnu aux favoris: sa considération survécut à son maître; il ne fut pas obligé dans sa vieillesse d'aller cacher dans une retraite voluptueuse des richesses odieuses et injustement acquises. Il passa ses dernières années à Rome, jouissant du repos d'une bonne conscience, chéri et honoré de tous les ordres de l'état.
XXIV. Etat de la cour de Constance.
Amm. l. 13, c. 6 et 8.
Cod. Th. lib. 9, tit. 16, leg. 4, 5, 6.
La Gaule commençait à respirer; mais les défiances perpétuelles de Constance rendaient sa cour un séjour moins assuré que la Gaule. Les délateurs, plus dangereux que les Barbares, étaient secrètement excités par les favoris qui profitaient des confiscations. Rufin préfet du prétoire, Arbétion général de la cavalerie, l'eunuque Eusèbe et plusieurs autres s'enrichissaient de condamnations. Tout était crime de lèse-majesté: la sottise même et la superstition devenaient un attentat contre le prince; et s'il en faut croire Ammien, ce fut moins par zèle pour la religion chrétienne, que par l'effet d'une crainte pusillanime, que Constance fit en ce temps là plusieurs lois qui condamnaient à mort et les devins et ceux qui les consultaient. Un autre Rufin, ce chef des officiers de la préfecture, qui avait gagné les bonnes graces du prince en accusant Africanus, ayant corrompu la femme d'un certain Danus, habitant de la Dalmatie, l'engagea à prendre la voie la moins périlleuse pour se défaire de son mari: c'était de l'accuser d'une conspiration contre l'empereur. Selon les instructions de ce fourbe, elle supposa que Danus aidé de plusieurs complices avait dérobé le manteau de pourpre renfermé dans le tombeau de Dioclétien. Rufin accourt à Milan pour déférer ce forfait à l'empereur. Heureusement pour l'innocence, Constance chargea cette fois de l'information deux hommes incorruptibles; c'étaient Lollianus[89] préfet du prétoire d'Italie, et Ursulus surintendant des finances[90]. Ils se transportent sur les lieux; l'affaire est traitée à la rigueur; on met à la question les accusés. Leur constance à nier le crime embarrassait les commissaires; enfin la vérité éclata: la femme pressée elle-même par les tourments avoua son intrigue avec Rufin; ils furent tous deux condamnés à mort, comme ils ne l'avaient que trop méritée. Mais Constance, irrité d'avoir perdu dans Rufin un zélé serviteur, envoie en diligence à Ursulus une lettre menaçante, avec ordre de se rendre à la cour. Ursulus, malgré ses amis qui tremblaient pour lui, vient hardiment, se présente au conseil, rend compte de sa conduite et de celle de Lollianus avec tant de fermeté, qu'il impose silence aux flatteurs, et force l'empereur d'étouffer son injuste ressentiment. Les innocents ne furent pas tous aussi heureux que Danus. Une maison fort riche fut ruinée dans l'Aquitaine, parce qu'un délateur invité à un repas, ayant aperçu sur la table et sur les lits qui l'environnaient quelques morceaux de pourpre, prétendit qu'ils faisaient partie d'une robe impériale; il s'en saisit, les alla présenter aux juges, qui ordonnèrent une recherche exacte pour découvrir où pouvait être le reste de la robe. On ne trouva rien, mais la maison fut pillée. Il y avait en Espagne une coutume singulière dans les festins: au déclin du jour, quand les valets apportaient les lumières, ils disaient à haute voix aux convives: Vivons, il faut mourir. Un agent du prince qui avait assisté à un de ces repas, fit un crime de ce qui n'était qu'un usage; il sut si bien envenimer ces paroles, qu'il y trouva de quoi perdre une honnête famille. Arbétion, l'un des principaux auteurs de ces calomnies, se vit lui-même sur le point de succomber. On employa contre lui ses propres artifices. Le comte Vérissimus l'accusa de porter ses vues jusqu'à l'empire, et de s'être fait faire d'avance les ornements impériaux. Dorus, dont nous avons déja parlé, se mit de la partie. On commença l'instruction du procès; on s'assura des amis d'Arbétion: le public attendait avec impatience la conviction de ce personnage odieux. Mais la sollicitation des chambellans du prince arrêta tout à coup la procédure; on mit en liberté ceux qui étaient détenus pour cette affaire: Dorus disparut, et Vérissimus demeura muet, comme s'il eût oublié son rôle.
[89] Cet officier est appelé Mavortius par Ammien Marcellin, l. 16, c. 8. Il portait indifféremment ces deux noms. En l'an 352, il avait été consul avec Arbétion; et en 355, il avait exercé la charge de préfet de Rome.—S.-M.
[90] Comes largitionum.—S.-M.
XXV. Constance vient à Rome.
Jul. or. 3, p. 129.
Amm. l. 16, c. 10.
Idat. chron.
Till. not. 39.
L'impératrice Eusébia avait fait un voyage à Rome l'année précédente, pendant l'expédition de Constance en Rhétie. Elle y avait été reçue avec magnificence; le sénat était sorti au-devant d'elle. La princesse avait de son côté récompensé par de grandes largesses l'empressement des habitants. Constance voulut aller à son tour recevoir les hommages de l'ancienne capitale de l'empire. Son dessein était d'y entrer en triomphe pour la victoire qu'il avait remportée sur Magnence. Cette vanité n'avait point d'exemple chez les anciens Romains, qui ne voyaient dans les guerres civiles qu'un sujet de larmes, et non pas une matière de triomphe. Après avoir ordonné tout l'appareil capable d'éblouir les yeux par la pompe la plus brillante, il prit la route d'Ocricoli [Ocriculum], escorté de toutes les troupes de sa maison qui marchaient en ordre de bataille; repaissant de sa gloire les regards de ceux qui accouraient sur son passage, et se repaissant lui-même de leurs applaudissements. A son approche de Rome[91], le sénat étant allé à sa rencontre, le prince enivré de pompeuses idées s'imaginait voir ces anciens sénateurs supérieurs aux rois, mais dont ceux-ci n'étaient plus que l'ombre; et cette immense multitude qui sortait à grands flots des portes de Rome, semblait lui annoncer tout l'univers rassemblé pour l'admirer. Précédé d'une partie de sa maison et des enseignes de pourpre qui flottaient au gré des vents, il entra assis seul sur un char rayonnant d'or et de pierreries: à droite et à gauche marchaient plusieurs files de soldats, couverts d'armes éclatantes; chaque bande était séparée par des escadrons de cavaliers tout revêtus de lames d'un acier poli et luisant. L'empereur, au milieu des cris de joie qui se mêlaient au son des trompettes, gardait une contenance roide et immobile; il ne tournait la tête d'aucun côté; on remarqua seulement qu'il la baissait au passage des portes, quoiqu'elles fussent fort élevées, et qu'il fût de fort petite taille: d'ailleurs il n'avait d'autre mouvement que celui de son char. C'était une gravité de maintien qu'il affecta toute sa vie. Jaloux de sa dignité, il l'attachait toute entière à la fierté de l'extérieur: jamais il ne fit monter personne avec lui dans son char; jamais il ne partagea l'honneur du consulat avec aucun particulier. Il fut reçu dans le palais des empereurs au bruit des acclamations d'un peuple innombrable; et sa vanité ne fut jamais plus agréablement flattée.
[91] Constance entra dans Rome le 28 avril 357.—S.-M.
XXVI. Il en admire les édifices.
Amm. l. 16, c. 10.
Pendant un mois qu'il resta dans cette ville fameuse, elle fut pour lui un spectacle toujours ravissant. Chaque objet ne lui laissait rien attendre de plus beau, et son admiration ne s'épuisa jamais. Il vit cette place digne par sa magnificence d'avoir servi de lieu d'assemblée à un peuple, juge souverain des rois et des empires; le temple de Jupiter Capitolin, le plus superbe séjour de l'idolâtrie; ces thermes, qui semblaient autant de vastes palais; l'amphithéâtre de Vespasien, d'une élévation surprenante, et dont la solidité promettait encore un grand nombre de siècles; le Panthéon; les colonnes qui portaient les statues colossales de ses prédécesseurs; le théâtre de Pompée; l'Odéon; le grand cirque, et les autres monuments de cette ville qu'on appelait la ville éternelle. Mais quand on l'eut conduit à la place de Trajan, et qu'il se vit environné de tout ce que l'architecture avait pu imaginer de plus noble et de plus sublime, ce fut alors que, confondu et comme anéanti au milieu de tant de grandeur, il avoua qu'il ne pouvait se flatter de faire jamais rien de pareil: Mais je pourrais bien, ajouta-t-il, faire exécuter une statue équestre semblable à celle de Trajan, et j'ai dessein de le tenter. Sur quoi Hormisdas[92], qui se trouvait à ses côtés, lui dit: Prince, pour loger un cheval tel que celui-là, songez auparavant à lui bâtir une aussi belle écurie. Comme on demandait au même Hormisdas ce qu'il pensait de Rome: Il n'y a, dit-il, qu'une chose qui m'en déplaise[93]; c'est que j'ai ouï dire qu'on y meurt comme dans le moindre village.
[92] Frère du roi de Perse Sapor, qui s'était retiré chez les Romains. Voyez ce qui a été dit à son sujet, l. IV, § 1, 2 et 3.—S.-M.
[93] On trouve dans le texte d'Ammien Marcellin, Id tantum sibi placuisse aiebat, quod didicisset ibi quoque homines mori. Au lieu de placuisse, une note placée à la marge du manuscrit porte displicuisse.—S.-M.
XXVII. Obélisques.
Amm. l. 17, c. 4.
Baronius. Gruter, p. 136, no 3.
Constance frappé de tant de merveilles accusait la renommée d'injustice et de jalousie à l'égard de Rome, dont, disait-il, elle diminuait les beautés, tandis qu'elle se plaît à exagérer tout le reste. Il voulut payer à cette ville le plaisir qu'elle lui avait procuré, et y ajouter quelque nouvel ornement. Auguste y avait fait transporter d'Héliopolis, ville de la basse Égypte, deux obélisques, dont l'un avait été placé dans le grand cirque, l'autre dans le champ de Mars. Il en était resté un troisième plus grand que les deux autres: il avait de hauteur cent trente-deux pieds, et était chargé de caractères hiéroglyphiques qui contenaient des éloges de Ramessès[94]. Les flatteurs, pour donner à Constance quelque avantage sur Auguste, lui persuadaient que la difficulté du transport avait empêché ce prince de l'entreprendre. Mais en effet, c'était par un sentiment de religion qu'Auguste avait laissé cet obélisque dans le temple du soleil, auquel il était consacré. Constantin, qui n'était pas retenu par le même scrupule, avait donné ordre de l'enlever: il le destinait à l'embellissement de sa nouvelle ville. On le transporta par le Nil à Alexandrie, où il resta couché sur terre en attendant qu'on eût construit un vaisseau propre à porter une masse si prodigieuse: ce vaisseau devait être monté de trois cents rameurs. Constantin étant mort avant que ce dessein fût exécuté, Constance changea la destination de l'obélisque, et le fit venir à Rome par mer et par le Tibre. On ne put le faire remonter que jusqu'à trois milles de la ville[95]. De là il fallut le conduire sur des traîneaux jusqu'au milieu du grand cirque, où l'on vint à bout de le dresser à force de machines. On plaça sur la pointe une boule de bronze doré; et lorsqu'elle eut été peu après abattue d'un coup de foudre, on mit à la place des flammes de même métal. C'est le même obélisque que Sixte V a fait rétablir et dresser dans la place de Saint-Jean-de-Latran[96].
[94] Il paraît qu'il y a confusion ici. Lebeau n'a pas bien entendu ce que dit Ammien Marcellin au sujet de l'obélisque égyptien élevé par Constance. Cet auteur ne dit rien sur ce que pouvaient contenir les inscriptions hiéroglyphiques, placées sur ce monument; mais il donne l'interprétation grecque dont nous n'avons plus qu'une portion, faite par un certain Hermapion, des légendes égyptiennes, inscrites sur l'ancien obélisque du Cirque. Notarum textus obelisco incisus est veteri, quem videmus in Circo. C'est sur cet obélisque que se trouvent les louanges du roi Ramessès ou Sésostris le Grand. On ignore si l'obélisque, dont nous avons en partie la traduction, est un de ceux dont Rome est décorée, ou s'il est encore enfoui sous les ruines de cette ville. Voyez ce que j'ai dit à ce sujet dans la Biographie universelle, art. Ramessès, tome XXXVII.—S.-M.
[95] Dans un lieu nommé le bourg d'Alexandre, vicus Alexandri, à trois milles de Rome, tertio lapide ab Urbe. Il entra par la porte d'Ostie, et traversa la grande piscine pour arriver au grand cirque.—S.-M.
[96] Il n'est pas bien certain que ce soit là le monument qui fut élevé par les ordres de Constance. D'autres pensent que c'est celui de la porte du peuple, désigné sous le nom de Flaminien. Quoi qu'il en soit sur ce point, toujours est-il que l'obélisque de S. Jean de Latran fut érigé pour la première fois en Égypte par Thethmosis, le septième des rois de la dix-huitième des dynasties Égyptiennes, dont le règne remonte à l'an 1676 avant J.-C.—S.-M.
XXVIII. Conduite de Constance à Rome.
Amm. l. 16, c. 10.
Themist. or. 3, p. 41 et 44, et or. 4, p. 50, 53 et 54.
Symm. l. 10, ep. 54.
[Ambros. epist. 18, t. 2, p. 841.]
Idat. chron.
La splendeur de Rome inspira à Constance des égards pour les habitants. Avant son entrée, il avait fait enlever de la salle du sénat l'autel de la Victoire, que Magnence avait permis d'y replacer; mais il ne porta aucune atteinte aux priviléges des vestales, qui subsistèrent jusque vers la fin du règne de Théodose-le-Grand. Il conféra les sacerdoces aux païens distingués par leur naissance: il ne retrancha rien des fonds destinés aux frais des sacrifices. Précédé du sénat qui triomphait de joie, il parcourut toutes les rues de Rome, visita tous les temples, lut les inscriptions gravées en l'honneur des dieux; se fit raconter l'origine de ces édifices, et donna des louanges aux fondateurs. Il en fit assez pour plaire aux païens; mais il en fit trop au gré de la religion chrétienne: cette vaine complaisance s'écartait du plan de Constantin. Dans les courses de chevaux qu'il donna plusieurs fois, loin de s'offenser de la liberté du peuple, qui dans ces occasions s'émancipait souvent jusqu'à plaisanter aux dépens de ses maîtres, il parut lui-même s'en divertir. Il ne gêna point le spectacle, comme c'était sa coutume dans les autres villes, en le faisant cesser à son gré; il ne voulut influer en rien sur la décision de la victoire. Il finissait la vingtième année de son règne, et approchait de la trente-cinquième depuis qu'il avait été créé César: ce fut pour solenniser l'une ou l'autre de ces deux époques qu'il fit, selon l'usage, célébrer des jeux dans tout l'empire. Plusieurs villes lui envoyèrent des couronnes d'or d'un grand poids. Constantinople lui rendit cet hommage par une députation de ses principaux sénateurs, du nombre desquels devait être Thémistius, dont l'éloquence était célèbre. L'empereur pour honorer ses talents lui avait donné une place dans le sénat. Thémistius, n'ayant pu venir à Rome à cause d'une indisposition, envoya à l'empereur le discours qu'il avait composé. Constance l'en récompensa en lui faisant ériger à Constantinople une statue d'airain; et l'orateur, pour ne pas demeurer en reste, prononça encore dans le sénat dont il était membre, un autre discours, où il n'oublia pas de prodiguer les éloges qu'on n'épargne guère aux princes les plus médiocres, lorsque la vanité de l'orateur s'évertue à disputer contre la stérilité de sa matière.
XXIX. Méchanceté d'Eusébia.
Amm. l. 16, c. 10.
Dans le séjour de Rome, Eusébia fit une action exécrable, et capable de ternir encore plus de belles qualités qu'elle n'en possédait. Elle était stérile et jalouse, jusqu'à la fureur, d'Hélène, femme de Julien. Dès l'année précédente, Hélène était accouchée dans la Gaule d'un enfant mâle. Mais la sage-femme, corrompue par argent, avait fait périr l'enfant au moment de sa naissance. L'impératrice ayant, sous une fausse apparence de tendresse, engagé sa belle-sœur à l'accompagner à Rome, lui fit avaler un breuvage meurtrier, propre à servir sa criminelle jalousie, et à tarir dans les flancs d'Hélène la source de sa fécondité.
XXX. Mouvements des Barbares.
Amm. l. 16, c. 9 et 10, et l. 17, c. 5.
L'empereur aurait fort désiré de s'arrêter plus long-temps dans une ville où la majesté romaine respirait encore, du moins dans les édifices; mais le bruit des incursions des Barbares l'obligeait de se rapprocher des frontières. Les Suèves couraient la Rhétie; les Quades, la Valérie; les Sarmates exercés au brigandage ravageaient la Mésie supérieure et la seconde Pannonie; en Orient, les Perses envoyaient sans cesse des partis qui, voltigeant çà et là, enlevaient les hommes et les troupeaux. Les garnisons romaines étaient continuellement en alerte, soit pour empêcher leurs pillages, soit pour leur enlever le butin. Musonianus, préfet du prétoire, de concert avec Cassianus, duc de la Mésopotamie, homme de service et d'expérience, entretenait des espions qui lui donnaient avis de tous les projets des ennemis. Il apprit par leur moyen, que Sapor était engagé dans une guerre difficile et sanglante contre les Chionites, les Eusènes et les Gélanes[97], peuples barbares voisins de ses états. Il crut la conjoncture favorable pour déterminer ce prince à traiter avec l'empereur. Dans cette pensée il envoie à Tamsapor[98], général des Perses cantonnés sur la frontière, des officiers déguisés, qui, dans des entrevues secrètes, lui persuadèrent d'écrire à son maître, et de le porter à la paix. Tamsapor se chargea de la proposition; mais comme Sapor était occupé à l'autre extrémité de la Perse, sa réponse ne vint que l'année suivante. Ces diverses alarmes contraignirent Constance de quitter Rome le 29 mai, trente et un jours après son arrivée.
[97] J'ignore quels étaient les deux premiers de ces peuples. Pour les Gélanes, ils doivent être les Gilaniens des modernes, qui occupent le Gilan, province au sud-ouest de la mer Caspienne. Ils étaient déja appelés Gelæ par les anciens. Il serait cependant possible que les Chionites fussent les mêmes que les Huns. Ces peuples étaient déja puissants, et on voit par les auteurs arméniens qu'ils faisaient à cette époque des invasions en Asie. Ils avaient souvent la guerre avec les Perses. Leur nom ne se prononçait peut-être pas de la même façon en Orient que dans l'Occident, ce qui nous empêcherait de le reconnaître.—S.-M.
[98] Le nom de ce personnage est en persan Tenschahpour.—S.-M.
XXXI. Les dames romaines demandent le retour de Libérius.
Theod. l. 2, c. 17.
Soz. l. 4, c. 11.
Cod. Th. lib. 16; tit. 2, leg. 13 et 14.
Till. Arian. art. 67.
Il fut témoin de l'attachement des Romains pour le pape Libérius, et de leur aversion pour Félix. On regardait celui-ci comme un intrus: on disputait à son clergé tous les priviléges ecclésiastiques; et sur la fin de l'année l'empereur fut obligé de les confirmer par deux lois, dont l'une est adressée à Félix. Avant son départ de Rome, il reçut à ce sujet une députation tout-à-fait extraordinaire. Les femmes des magistrats et des citoyens les plus distingués, ayant concerté ensemble, pressèrent leurs maris de se réunir pour demander à l'empereur le retour de Libérius; elles les menaçaient de les abandonner, s'ils ne l'obtenaient, et d'aller trouver leur évêque dans son exil. Les maris s'en excusèrent sur la crainte d'offenser l'empereur, qui regarderait cette démarche comme l'effet d'une cabale séditieuse: Chargez-vous vous-mêmes de cette requête, leur dirent-ils; s'il vous refuse, du moins ne vous en arrivera-t-il aucun mal. Elles suivirent ce conseil; et s'étant parées de leurs plus beaux habits, elles vont se jeter aux pieds de l'empereur, et le supplient d'avoir pitié de Rome privée de son pasteur et livrée à des loups ravissants. Constance leur ayant répondu qu'elles avaient un vrai pasteur dans la personne de Félix, elles jettent de grands cris, et ne témoignent que de l'horreur pour ce faux prélat. Le prince promet de les satisfaire; il expédie aussitôt des lettres de rappel en faveur de Libérius, à condition qu'il gouvernera l'église de Rome conjointement avec Félix; et pour calmer le peuple, on fait dans le cirque la lecture de ces lettres. Le peuple s'en moque; il s'écrie que rien n'est mieux imaginé; qu'apparemment comme il y a dans le cirque deux factions distinguées par les couleurs, on veut qu'elles aient chacune leur évêque. Enfin toutes les voix se réunissent pour crier: Un Dieu, un Christ, un évêque. Constance, confus de ces clameurs, tint conseil avec les prélats qui suivaient la cour, et consentit à rétablir Libérius, pourvu qu'il voulût se réunir de sentiment avec eux.
XXXII. Affaires de l'église.
Ath. ad monach. t. 1, p. 368; de fuga, p. 322 et 323, et epist. ad episc. c. 6, p. 276.
Hilar. de synod. p. 1151, 1155 et 1201, et in Const. p. 1237-1260.
Hieron. de script. eccl. c. 97, t. 2, p. 918.
Rufin. l. 10, c. 27.
S. Aug. l. 1, contra Parmen. c. 4, 5, 8, t. 9, p. 15-19.
Sulp. Sev. l. 2, c. 56.
Socr. l. 2, c. 30 et 31.
Soz. l. 4, c. 12 et 15
Philost. l. 4, c. 3.
Petav. ad Epiph. p. 316.
Baronius.
Hermant, vie de S. Athan. l. 8, c. 2, 3, 4, 5. Eclairc.
Till. Arian. art. 68, 69; et Osius, art. 9.
Fleury, l. 13, c. 46.
Vita Athan. in edit. Benecdict. t. 1, p. 71.
L'empereur retourna à Milan[99], d'où, étant allé en Illyrie[100] vers le milieu de juillet, il resta trois ou quatre mois dans cette province[101], afin d'observer de plus près les mouvements des Barbares; mais il s'occupait bien davantage des affaires de l'église. Les Ariens étaient dans une agitation perpétuelle. Semblables, dit saint Athanase, à des gens inquiets qui changent sans cesse leur testament, à peine avaient-ils tracé une formule, qu'ils en composaient une nouvelle. Quelques-uns d'entre eux s'étant assemblés à Sirmium sur la fin de juillet, y dressèrent un formulaire impie, qu'on appela le blasphème de Sirmium. L'auteur fut Potamius, évêque de Lisbonne, d'abord catholique, ensuite attiré au parti des Ariens par une libéralité de l'empereur. Ce prince lui fit présent d'une terre du domaine qu'il souhaitait avec passion; mais dont il ne jouit jamais, ayant été frappé d'une plaie mortelle, comme il allait s'en mettre en possession. Osius, ce héros de la foi, qui jusqu'à l'âge de plus de cent ans avait triomphé des plus rudes persécutions, retenu depuis un an à Sirmium, outragé dans la personne de ses parents que l'empereur accablait d'injustices, maltraité lui-même et meurtri de coups malgré son grand âge, succomba enfin; et sa chute fut pour toute l'église un sujet de deuil. Il signa la nouvelle confession arienne, et communiqua avec Ursacius et Valens. Il avait mille fois exposé sa vie; mais, dit saint Hilaire, il aima trop son sépulcre, c'est-à-dire, son corps cassé de vieillesse. On ne put pourtant le forcer à souscrire à la condamnation d'Athanase; et peu de temps après étant de retour à Cordoue, comme il se sentait près de mourir, il protesta contre la violence qu'on lui avait faite, et anathématisa les Ariens. Il mourut après soixante-deux ou soixante-trois ans d'épiscopat. Une autre plaie encore plus sensible à l'église, et qui pénétra jusqu'à ses entrailles, ce fut la prévarication du premier pontife. Libérius, dont la sainteté et la constance apostolique avaient fait jusqu'alors l'admiration de tous les fidèles, ne pouvant plus résister à l'ennui et aux incommodités de son exil, menacé de la mort, privé de la consolation qu'il tirait de ses ecclésiastiques qu'on sépara de lui, céda enfin aux sollicitations de Fortunatianus d'Aquilée et de Démophile de Bérhée: celui-ci obsédait ce saint pontife, et travaillait sans cesse à aigrir ses maux, plus encore par ses pernicieux conseils que par ses mauvais traitements. Libérius signa la formule de Sirmium, renonça à la communion d'Athanase, et embrassa celle des Ariens. Les lettres qu'il écrivit ensuite au clergé de Rome, à l'empereur, aux évêques d'Orient, à Ursacius et à Valens, à Vincent de Capoue, comparées avec cette conférence généreuse où, confondant Constance, il s'était attiré un glorieux exil, montrent de quelle hauteur peuvent tomber les ames les plus élevées, et sont de tristes monuments de la faiblesse humaine. Des auteurs respectables le déchargent du moins de l'accusation d'hérésie: ils prétendent qu'il ne signa pas la seconde formule de Sirmium où la consubstantialité était condamnée, mais la première, dressée en 351, ou la troisième faite, selon quelques-uns, en 358, dans lesquelles le terme de consubstantiel était seulement supprimé. Nous laissons ces discussions aux théologiens à qui elles appartiennent. Les humbles supplications du faible pontife ne purent encore cette année obtenir de l'empereur qu'il fût rétabli dans son église.
[99] Constance était à Milan, le 3 juin 357; il s'y trouvait encore le 13 juillet.—S.-M.
[100] Selon Ammien Marcellin, l. 16, c. 10, Constance passa par Trente (Tridentum).—S.-M.
[101] Le 4 et le 6 décembre, il était de retour à Milan, d'où il repartit bientôt après pour l'Illyrie, où il était le 18 décembre, comme on le voit par une loi de ce jour, datée de Sirmium.—S.-M.
XXXIII. Dispositions pour la seconde campagne de Julien.
Jul. ad Ath. p. 282 et 283, et, or. 8, p. 247.
Liban. or. 10, t. 2, p. 272.
Amm. l. 16, c. 10 et 11.
Zos. l. 3, c. 2.
Constance revenait d'Illyrie à Milan, lorsqu'on lui présenta sur son chemin un captif fameux. C'était Chnodomaire roi des Allemans, que Julien lui envoyait comme un hommage de sa victoire. Il est temps de reprendre la suite des exploits de ce prince, et de rendre compte de la seconde campagne qu'il fit dans la Gaule. Marcellus ayant été rappelé, Eusébia profita du mécontentement vrai ou apparent de l'empereur, pour l'engager à donner à Julien un pouvoir plus étendu; et Constance y consentit, parce qu'il n'attendait de ce jeune prince que de médiocres succès. Il n'en souhaitait pas davantage. Il lui laissa donc le commandement absolu, et la pleine disposition de toutes les opérations militaires. Il lui envoya Sévère en la place de Marcellus, pour agir sous ses ordres. Ce général était un vieux guerrier, habile dans le métier des armes, mais sans orgueil, sans jalousie, disposé à obéir comme un simple soldat, plutôt que de troubler les affaires par un faux point d'honneur. Julien ne fut pas aussi content des officiers chargés du gouvernement civil. Florentius préfet du prétoire, homme injuste, intéressé, insensible à la misère du peuple, s'accordait mal avec le caractère équitable, généreux, compatissant, que montrait le César. Pentadius autre officier dont on ignore l'emploi, et qui était peut-être le même qui avait eu tant de part à la mort de Gallus, esprit remuant et dangereux, ne cessait d'agir sourdement contre Julien, parce que ce prince éclairait ses démarches et s'opposait à ses entreprises. Au milieu de ces contradictions et de ces cabales, Julien eut un bonheur qui arrive rarement aux princes; il trouva un ami: c'était Salluste, Gaulois de naissance, plein de fidélité, de lumières et de franchise. Ce sage et zélé confident partageait ses peines et ses plaisirs, l'éclairait de ses conseils, le reprenait de ses défauts; et toujours tendre, mais toujours libre, il savait prêter à la vérité toutes les graces qui la rendent utile en la rendant aimable. L'empereur en envoyant Sévère rappela à la cour Ursicin, qui s'ennuyant d'être inutile en Gaule, revint avec joie à Sirmium. Il fut renvoyé en Orient avec le titre de général, pour consommer, s'il était possible, l'ouvrage de la paix dont Musonianus donnait des espérances. Julien avait pendant l'hiver augmenté ses troupes; il avait enrôlé beaucoup de volontaires; et ayant découvert dans une ville de la Gaule un magasin de vieilles armes, il les avait fait réparer et distribuer à ses soldats.
XXXIV. Succès de Julien.
Amm. l. 16, c. 11.
Liban. or. 10. t. 2, p. 272 et 273.
Les Allemans frémissaient du mauvais succès de la dernière campagne, et ne respiraient que vengeance. Le pays étant désert, on n'apprenait que fort tard les mouvements des Barbares. Julien après le siége de Sens [Senones], pour prévenir de pareilles surprises, avait établi depuis les bords du Rhin des courriers qui se communiquaient l'alarme de bouche en bouche, et la faisaient passer en peu de temps jusqu'à son quartier. Il fut donc bientôt averti, et se rendit en diligence à Rheims [Remi]. D'un autre côté Barbation, devenu général de l'infanterie depuis la mort de Silvanus, partit d'Italie par ordre de Constance, avec une armée de vingt-cinq mille hommes, et s'avança vers Bâle[102]. Le projet de l'empereur était d'enfermer les ennemis entre les deux armées; mais par un effet de sa défiance ordinaire, il avait défendu à Barbation de se joindre à Julien. Cependant les Lètes, nation originaire de Gaule, transplantée ensuite en Germanie[103], et enfin rappelée dans le pays de Trèves par Maximien, ayant apparemment fait alliance avec les Allemans, passèrent entre les deux camps, et traversant avec une promptitude incroyable une partie de la Gaule, ils pénétrèrent jusqu'à Lyon [Lugdunum]. Leur dessein était de piller cette ville, et d'y mettre le feu. On n'eut que le temps de barricader les portes; ils enlevèrent tout ce qui se trouva dans la campagne. A cette nouvelle le César détache trois corps de sa meilleure cavalerie, pour se saisir des trois seuls passages par où il savait que les Barbares pouvaient revenir. Sa prévoyance ne fut pas trompée. Tous furent taillés en pièces; on reprit sur eux tout le butin: il n'échappa que ceux qui passèrent auprès du camp de Barbation. Celui-ci, loin de les arrêter, fit retirer les tribuns Bainobaude et Valentinien[104], depuis empereur, qui par ordre de Julien étaient venus occuper ces postes[105], et ce perfide général trompa Constance par un faux rapport: il lui manda que ces deux officiers ne s'étaient approchés de son camp, que pour lui débaucher ses soldats. Constance les cassa sans autre examen.
[102] Rauracos venit.—S.-M.
[103] Ammien Marcellin appelle les Lètes des Barbares, c'est-à-dire des étrangers, Læti Barbari. C'est Zosime, l. 2, c. 54, qui dit qu'ils étaient une nation gauloise, ἔθνος Γαλατικόν. Rien ne prouve qu'il faille prendre à la lettre cette expression. Euménius, dans son panégyrique de Constance Chlore, § 21, nous apprend que des Lètes et des Francs obtinrent de Maximien ces pays déserts qui avaient été autrefois occupés par les Nerviens et les Tréviriens. Sicuti pridem tuo, Diocletiane Aug. jussu supplevit deserta Thraciæ translatis incolis Asia; sicut postea tuo, Maximiane Aug. nutu Nerviorum et Trevirorum arva jacentia Lætus postliminio restitutus, et receptus in leges Francus excoluit. Il est souvent question, dans la notice de l'empire, des Lètes Nerviens.—S.-M.
[104] Ils étaient à la tête d'un corps de cavalerie, cum equestribus turmis quas regebant.—S.-M.
[105] Ce fut un nommé Cella, tribun des Scutaires, qui leur porta cet ordre de la part de Barbation, et les empêcha d'observer la retraite des Allemans.—S.-M.
XXXV. Les Allemans chassés des îles du Rhin.
Les Barbares établis en-deçà du Rhin, effrayés de l'approche des deux armées, songèrent à leur sûreté. On ne pouvait aller à eux que par des chemins montueux et difficiles. Ils tâchèrent de les rendre impraticables par des abatis d'arbres. Une partie se jeta dans les îles du Rhin, et de là ils insultaient à grands cris les Romains et le César. Afin de châtier leur insolence, Julien envoya demander à Barbation sept grandes barques, de celles qu'il avait préparées pour passer le fleuve. Mais ce général aima mieux les brûler toutes, que d'en prêter une seule à un prince qu'il haïssait. Julien ne se rebuta pas. Ayant appris des prisonniers que, dans la saison des grandes chaleurs, les eaux du fleuve étaient basses en plusieurs endroits, il y fit entrer des troupes légères à la suite de Bainobaude[106], différent du précédent, et peut-être son fils. Ces soldats, partie à gué, partie sur leurs boucliers qui leur servaient de nacelles, gagnèrent l'île la plus prochaine; et après avoir passé au fil de l'épée tous ceux qui s'y étaient retirés, sans épargner les femmes ni les enfants, ils y trouvèrent plusieurs bateaux, à l'aide desquels ils passèrent dans les autres îles. Enfin lassés de carnage et chargés de butin, ils revinrent sans avoir perdu un seul homme. Ceux des ennemis qui purent se sauver de ce massacre, se retirèrent sur la rive opposée.
[106] Il était tribunus Cornutorum.—S.-M.
XXXVI. Mauvais succès de Barbation.
Amm. l. 16, c. 11.
Liban. or. 10, t. 2, p. 273.
Jul. ad Ath. p. 279, ed. Spanh.
Les Allemans avaient détruit Saverne [Tabernas ou Tres Tabernas], place importante[107], qui servait de ce côté-là de boulevard à la Gaule[108]. Julien la rétablit en peu de temps, y mit garnison, et la pourvut de vivres pour un an. C'étaient des blés que les Barbares avaient semés, et que les soldats de Julien moissonnèrent l'épée à la main. Il en resta de quoi nourrir l'armée pendant vingt jours. La malice de Barbation n'avait laissé que cette ressource. D'un convoi considérable qu'on amenait au camp quelques jours auparavant, il en avait enlevé une partie et brûlé le reste. Les ennemis prirent eux-mêmes le soin de punir ce méchant homme. Il venait d'établir un pont de bateaux, et il se préparait au passage. Les Allemans étant remontés au-dessus jettent dans le fleuve de grosses pièces de bois, qui heurtant contre les barques, séparent les unes, brisent les autres, en coulent plusieurs à fond. En même temps ils profitent de la confusion où cet accident jettait les Romains; ils passent eux-mêmes le Rhin, tombent sur Barbation qui prend la fuite avec ses troupes, et le poursuivent jusqu'au-delà de Bâle[109]. La plus grande partie du bagage et des valets de l'armée resta au pouvoir des ennemis. Ce fut là cette année le dernier exploit de Barbation. Ayant distribué ses soldats dans les quartiers d'hiver, quoiqu'on ne fût encore qu'au temps de la moisson, il retourna à la cour, pour y faire à Julien par ses calomnies une autre espèce de guerre, où il était bien plus sûr de réussir.
[107] Ammien Marcellin la désigne par le mot munimentum.—S.-M.
[108] Julien parle de cette place dans son discours aux Athéniens, mais il ne la nomme pas: il dit seulement qu'elle était voisine de Strasbourg (Ἀργέντορα), près du mont Barsegus πρὸς τοῦ Βαρσέγου, c'est-à-dire, des Vosges, Vosegus. Les noms géographiques de la Gaule sont presque toujours altérés dans les auteurs grecs.—S.-M.
[109] Fugiens adusque Rauracos.—S.-M.
XXXVII. Les Allemans viennent camper près de Strasbourg.
Amm. l. 10, c. 12.
Liban. or. 10, t. 2, p. 269 et 273.
La fuite de Barbation augmenta l'audace des Barbares. Ils regardaient aussi comme une retraite l'éloignement de Julien, qui s'occupait à fortifier Saverne [Tres Tabernas]. Sept rois allemans, Chnodomaire, Vestralpe, Urius, Ursicin, Sérapion, Suomaire et Hortaire, réunissent leurs forces et s'approchent des bords du Rhin du côté de Strasbourg [Argentoratum]. Un soldat de la garde[110], qui, pour éviter la punition d'un crime, avait passé dans leur camp, redoublait leur confiance en leur assurant, comme il était vrai, que Julien n'avait avec lui que treize mille hommes. Comptant sur une victoire certaine, ils envoient fièrement signifier au César qu'il ait à se retirer d'un pays conquis par leur valeur. Libanius rapporte que les députés présentèrent à Julien les lettres par lesquelles Constance avait appelé les Allemans en Gaule du temps de Magnence, en leur abandonnant la propriété des terres dont ils pourraient se rendre maîtres: Si vous rejetez ces titres de possession, ajoutèrent-ils, nous avons assez de forces et de courage pour une seconde conquête; préparez-vous à combattre. Julien, sans s'émouvoir, retint dans son camp ces envoyés, sous prétexte qu'ils n'étaient que des espions, et que le chef des ennemis ne pouvait être assez hardi pour les faire porteurs de paroles si insolentes. Ce chef était Chnodomaire, à qui les autres rois avaient déféré le principal commandement. Fier de ses victoires sur Décentius, de la ruine de plusieurs grandes villes, et des richesses de la Gaule qu'il avait long-temps pillée en liberté, il se croyait invincible; et les entreprises les plus hasardeuses ne l'étonnaient pas. Son orgueil se communiquait aux autres rois: ce n'était dans leur camp que menaces et que bravades; et les soldats, voyant entre les mains de leurs camarades les boucliers de l'armée de Barbation, regardaient déja les troupes de Julien comme des captifs qui leur apportaient leurs dépouilles.
[110] Scutarius.—S.-M.
XXXVIII. Julien marche à leur rencontre.
L'armée des Allemans croissait tous les jours. Ils avaient appelé à cette bataille tous leurs compatriotes qui étaient en état de porter les armes. Les sujets de Gundomade et de Vadomaire, à qui Constance venait d'accorder la paix, massacrèrent le premier de ces deux princes qui voulait les retenir, et se rendirent au camp malgré Vadomaire. Ils employèrent trois jours et trois nuits à passer le fleuve. Julien qui était bien aise de les attirer en-deçà du Rhin, ayant appris qu'ils étaient assemblés dans la plaine de Strasbourg, part de Saverne avant le jour, et fait marcher son armée en ordre de bataille, les fantassins au centre, sur les aîles les cavaliers, entre lesquels étaient les gens d'armes tout couverts de fer et les archers à cheval, troupe redoutable par sa force et par son adresse. Il se mit à la tête de l'aîle droite, où il avait placé ses meilleurs corps. Après une marche de sept lieues, ils arrivèrent sur le midi à la vue des ennemis. Julien ne jugeant pas à propos d'exposer une armée fatiguée, rappela ses coureurs, et ayant fait faire halte, il parla ainsi à ses soldats:
XXXIX. Discours de Julien à ses troupes.
«Camarades, je suis bien assuré qu'aucun de vous ne me soupçonne de craindre l'ennemi, et je compte aussi sur votre bravoure. Mais plus je l'estime, plus je dois la ménager, et prendre les moyens les plus sûrs pour ne pas acheter trop cher un succès qui vous est dû. De bons soldats sont fiers et opiniâtres contre les ennemis; modestes et dociles à l'égard de leur général. Cependant je ne veux rien décider ici sans votre consentement. Le jour est avancé, et la lune qui est en décours se refuserait à notre victoire. Harassés d'une longue marche vous allez trouver un terrain raboteux et fourré, des sables brûlants et sans eau, un ennemi reposé et rafraîchi. N'est-il pas à craindre que la faim, la soif, la fatigue ne nous aient fait perdre une partie de notre vigueur? La prudence fait prévenir les difficultés, et les dangers disparaissent, quand on écoute la divinité qui s'explique par les bons conseils. Celui que je vous donne, c'est de nous retrancher ici, de nous reposer à l'abri des gardes avancées que j'aurai soin de placer; et après avoir réparé nos forces par la nourriture et par le sommeil, nous marcherons aux ennemis à la pointe du jour sous les auspices de la Providence et de votre valeur.»
XL. Ardeur des troupes.
Il n'avait pas encore cessé de parler, que ses soldats l'interrompirent. Frémissant de colère et frappant leurs boucliers avec leurs piques, ils demandent à grands cris qu'on les mène à l'ennemi. Ils comptent sur la protection du ciel, sur eux-mêmes, sur la capacité et la fortune de leur général. Ne considérant pas la diversité des circonstances, ils se croient en droit de mépriser un ennemi, qui l'année précédente n'a osé dans son propre pays se montrer à l'empereur. Les officiers ne marquaient pas moins d'impatience. Florentius pensait que, malgré le péril, il était de la prudence de combattre sans délai: Si les Barbares viennent à se retirer pendant la nuit, qui pourra, disait-il, résister à une soldatesque bouillante et séditieuse, que le désespoir d'avoir manqué une victoire qu'elle regarde comme infaillible portera aux derniers excès? Dans l'accès de cette ardeur générale, un enseigne s'écrie: Marche, heureux César, où te guide ton bonheur. Nous voyons enfin à notre tête la valeur et la science militaire. Tu vas voir aussi ce qu'un soldat romain trouve de forces sous les yeux d'un chef guerrier, qui sait faire de grandes actions et en produire par ses regards.
XLI. Ordre des Barbares.
Julien marche aussitôt; et toute l'armée s'avance vers un coteau couvert de moissons, qui n'était pas éloigné des bords du Rhin. A son approche trois coureurs ennemis, qui étaient venus jusque-là pour la reconnaître, s'enfuient à toute bride et vont porter l'alarme à leur camp. On en atteignit un quatrième qui fuyait à pied, et dont on tira des instructions. Les deux armées firent halte en présence l'une de l'autre. Les Barbares, informés par des transfuges de l'ordre de bataille de Julien, avaient porté sur leur aîle gauche leurs principales forces. Mais comme ils sentaient la supériorité des gens d'armes romains, ils avaient jeté entre leurs escadrons des pelotons de fantassins légèrement armés, qui devaient pendant le combat se glisser sous le ventre des chevaux, les percer et abattre les cavaliers. Ils fortifièrent leur aile droite d'un corps d'infanterie qu'ils postèrent dans un marais entre des roseaux. A la tête de l'armée paraissaient Chnodomaire et Sérapion, distingués entre les autres rois. Chnodomaire, auteur de cette guerre, commandait l'aile gauche, composée des corps les plus renommés, et où se devaient faire les plus violents efforts. Ce prince était d'une taille avantageuse; il avait été brave soldat avant que d'être habile capitaine: il montait un puissant cheval; l'éclat de ses armes, le cimier de son casque surmonté de flammes ajoutaient à son air terrible. L'aile droite était conduite par son neveu Sérapion, fils de Mederich qui avait été toute sa vie implacable ennemi des Romains, avec lesquels il n'avait jamais observé aucun traité. Sérapion était encore dans la première fleur de sa jeunesse; mais il égalait en intrépidité les plus vieux guerriers. On l'appelait d'abord Agénarich; son père avait changé son nom[111] en l'honneur de Sérapis, dont il avait appris les mystères dans la Gaule[112], où il était resté long-temps en qualité d'otage. A la suite de ces deux chefs marchaient cinq autres rois, dix princes de sang royal[113], grand nombre de seigneurs, et trente-cinq mille soldats de différentes nations.
[111] Ideò sic appellatus, quòd pater ejus diù obsidatus pignore tentus in Galliis, doctusque Græca quædam arcana, hunc filium suum Agenarichum genitali vocabulo dictitatum, ad Serapionis transtulit nomen. Amm. l. 16, c. 12.—S.-M.
[112] Les auteurs, et les monuments encore plus, nous montrent que le culte des dieux égyptiens avait fait à cette époque, et long-temps avant, de grands progrès dans toutes les parties de l'empire romain.—S.-M.
[113] Regales decem.—S.-M.
XLII. Approche des deux armées.
On sonne la charge. Sévère, qui commandait l'aile gauche des Romains, s'étant avancé jusqu'au bord du marais, découvrit l'embuscade, et craignant de s'engager mal à propos, il fit halte. Julien n'avait pas harangué ses soldats avant la bataille; c'était une fonction que les empereurs se croyaient réservée, et il n'avait garde de choquer l'humeur jalouse de Constance. Mais quand l'armée fut prête à charger, courant entre les rangs avec un gros de deux cents chevaux, à travers les traits qui sifflaient déja à ses oreilles, il s'écriait: Courage, camarades, voici le moment tant désiré, et que vous avez avancé par votre noble impatience; rendons aujourd'hui au nom romain son ancien lustre: là ce n'est qu'une fureur aveugle; ici est la vraie valeur. Tantôt reformant les bataillons qu'il ne trouvait pas en assez bon ordre: Songez, leur disait-il, que ce moment va décider si nous méritons les insultes des Barbares; ce n'est qu'en vue de cette journée que j'ai accepté le nom de César. Tantôt arrêtant les plus impatients. Gardez-vous, leur disait-il, de hasarder la victoire par une ardeur précipitée; suivez-moi; vous me verrez au chemin de la gloire, mais sans abandonner celui de la prudence et de la sûreté. Les encourageant par ces paroles et par d'autres semblables, il fit marcher la plus grande partie de son armée en première ligne. On entendit en même temps du côté de l'infanterie allemande un murmure confus: ils s'écriaient tous ensemble avec indignation, qu'il fallait que le risque fût égal, et que leurs princes missent pied à terre pour partager avec eux le sort de cette bataille. Sur-le-champ Chnodomaire saute à bas de son cheval; les autres princes en font autant: ils se croyaient assurés de la victoire.
XLIII. Bataille de Strasbourg.
Amm. l. 16, c. 12.
Liban. or. 8, t. 2, p. 238, et or. 10, p. 276 et 277.
Jul. ad Ath. p. 279.
Zos. l. 3, c.3.
Vict. epit. p. 227.
Eutr. l. 10,
Socr. l. 3, c. 1.
Hier. Chron.
Oros. l. 7, c. 29.
Zon. l. 13, t. 2, p. 20.
Mamert. pan. c. 4.
Themist. or. 4. p. 57.
Alsat. Illustr. p. 228 et 232.
Les Barbares, après une décharge de javelots, s'élancent comme des lions. La fureur étincelle dans leurs yeux. Ils portent la mort et la cherchent eux-mêmes. Les Romains fermes dans leur poste, serrant leurs bataillons et leurs escadrons, corps contre corps, boucliers contre boucliers, présentent une muraille hérissée d'épées et de lances. Des nuages de poussière enveloppent les combattants. Ce n'est dans la cavalerie que flux et que reflux. Ici les Romains enfoncent, là ils sont enfoncés. Les piques se croisent, les boucliers se heurtent; l'air retentit des cris de ceux qui meurent et de ceux qui tuent. A l'aile gauche la victoire se déclara d'abord pour les Romains. Sévère après avoir sondé le marais charge les troupes de l'embuscade, qui se renversent sur les autres et les entraînent dans leur fuite. Mais à l'aile droite où l'élite des deux armées luttait avec une égale ardeur, six cents gens d'armes[114], dont la bravoure fondait la plus grande espérance de Julien, tournent bride tout à coup et confondent leurs rangs. La blessure de leur chef et la chute d'un de leurs officiers jeta l'épouvante dans des cœurs jusque-là intrépides. Ils se portent sur l'infanterie, qu'ils allaient renverser si celle-ci se resserrant ne leur eût opposé une barrière impénétrable. Julien, jugeant de leur désordre par le mouvement de leurs étendards, accourt à toute bride; on le reconnaît de loin à son enseigne; c'était un dragon de couleur de pourpre, sur le haut d'une longue pique. A cette vue un tribun de ces cavaliers, encore pâle d'effroi, retournait sur ses pas pour les remettre en ordre. Julien gagne la tête des fuyards et s'opposant à eux, il leur crie: Où fuyez-vous, braves gens? Où trouverez-vous un asyle? Toutes les villes vous seront fermées: vous brûliez d'ardeur de combattre: votre fuite condamne votre empressement. Allons rejoindre les nôtres; nous partagerons leur gloire: ou si vous voulez fuir, passez-moi sur le corps; il faut m'ôter la vie avant de perdre votre honneur. Il leur montre en même-temps l'ennemi qui fuyait devant l'aîle gauche. Honteux de leur lâcheté, ils retournent à la charge. Cependant les Barbares s'étaient attachés à l'infanterie dont les flancs étaient découverts: l'attaque fut chaude, et la résistance opiniâtre. Deux cohortes de vieilles troupes[115], qui dans une contenance menaçante bordaient de ce côté-là l'armée romaine, commencèrent à pousser cette espèce de cri[116], qui seul suffisait quelquefois pour mettre l'ennemi en fuite; c'était un murmure qui grossissant peu à peu imitait le mugissement des flots brisés contre les rivages. Bientôt sous une nuée de javelots et de poussière, on n'entend que le bruit des armes et le choc des corps. Les Barbares, n'étant plus guidés que par leur fureur, rompent leur ordonnance, et divisés en pelotons ils s'efforcent à grands coups de cimeterre de mettre en pièces cette haie de boucliers dont les Romains étaient couverts. Les Bataves et le corps appelé la cohorte royale[117] viennent en courant au secours de leurs camarades; c'étaient des auxiliaires formidables et propres à servir de ressources dans les dernières extrémités. Mais ni leurs efforts ni les décharges meurtrières de javelots n'épouvantent les Allemans, animés par leur rage, et par le bruit de mille instruments guerriers; toujours acharnés, toujours obstinés à vaincre ou à mourir, ils courent au-devant des coups; les blessés ayant perdu l'usage de leurs armes se lancent eux-mêmes et vont mourir au milieu des Romains. La valeur est égale: celle des Allemans est plus turbulente et plus féroce, c'étaient des corps plus grands et plus robustes; celle des Romains est plus adroite, plus tranquille, plus circonspecte: ceux-ci plusieurs fois enfoncés, regagnaient toujours leur terrain. Les Barbares fatigués se reposaient en mettant un genou en terre, sans cesser de combattre. Enfin les seigneurs Allemans[118], entre lesquels étaient les rois eux-mêmes, formant un gros et se faisant suivre de plusieurs bataillons, percent l'aîle droite et pénètrent jusqu'à la première légion placée au centre de l'armée. Ils y trouvent des rangs épais et redoublés, des soldats fermes comme autant de tours, et une résistance aussi forte que dans la première chaleur d'une bataille. En vain ils s'abandonnent sur les Romains pour rompre leur ordonnance; ceux-ci à couvert de leurs boucliers profitent de l'aveuglement des ennemis, qui ne songent pas à se couvrir, et leur percent les flancs à coups d'épée. Bientôt le front de la légion est bordé de carnage; ceux qui prennent la place des mourants, tombent aussitôt; l'épouvante saisit enfin les Barbares. Dans ce moment ceux qui gardaient le bagage sur une éminence, accourent pour prendre leur part de la victoire, et redoublent la terreur de l'ennemi qui croit voir arriver un nouveau renfort.
[114] Cataphracti equites.—S.-M.
[115] Cornuti et Bracati.—S.-M.
[116] Barritum.—S.-M.
[117] Batavi venêre cum regibus.—S.-M.
[118] Optimatium globus, inter quos decernebant et reges.—S.-M.
XLIV. Fuite des Barbares.
Les Allemans se débandent, ne se sentant plus de forces que pour fuir. Les vainqueurs les suivent l'épée dans les reins; et leurs armes étant pour la plupart faussées, émoussées, rompues, ils arrachent celles des fuyards. On ne fait quartier à personne. La terre est jonchée de mourants, qui demandent par grace le coup de la mort. Plusieurs, sans être blessés, tombant dans le sang de leurs camarades, sont foulés aux pieds des hommes et des chevaux. Les Barbares, toujours fuyants, et toujours poursuivis, sur des monceaux d'armes et de cadavres, arrivent aux bords du Rhin, et s'y jettent la plupart. Julien et ses officiers accourent à grands cris pour retenir leurs soldats, que l'ardeur de la poursuite allait précipiter dans le fleuve. Ils s'arrêtent sur les bords, d'où ils percent de traits ceux qui se sauvent à la nage. Les Romains, comme du haut d'un amphithéâtre, voyaient cette multitude d'ennemis flotter, nager, s'attacher les uns aux autres, se repousser, couler à fond ensemble; les uns engloutis sous les flots, les autres portés sur leurs boucliers, luttant contre les vagues, et gagnant avec peine l'autre bord à travers mille périls. Le Rhin était couvert d'armes et teint de sang.
XLV. Prise de Chnodomaire.
Chnodomaire échappé du carnage, se couvrant le visage pour n'être pas reconnu, fuyait avec deux cents cavaliers. Il tâchait de regagner son camp qu'il avait laissé entre deux villes[119], dont l'une est aujourd'hui le village d'Alstatt [Tribuncos], et l'autre Lauterbourg [Concordia]. Il devait trouver en cet endroit des bateaux, qu'il avait préparés pour repasser le Rhin en cas de disgrace. Comme il côtoyait un marais, son cheval ayant glissé sur le bord le jeta dans l'eau; malgré la pesanteur de ses armes il eut assez de force pour se dégager, et pour gagner un coteau couvert de bois. Un tribun qui le reconnut à sa haute taille, l'ayant poursuivi avec sa cohorte, fit environner ce bois, n'osant y pénétrer de crainte de quelque embuscade. Le prince se voyant enveloppé et sans ressource, sortit seul et se rendit au tribun. Mais les cavaliers de son escorte[120] et trois amis qui l'avaient suivi dans tous les hasards, se crurent déshonorés s'ils abandonnaient leur roi, et vinrent demander des fers[121]. On le conduit au camp; et ce fut pour toute l'armée le premier fruit de la victoire, de voir cet illustre captif, remarquable par sa bonne mine, par l'éclat de son armure, par la richesse de ses habits, mais pâle, confus, plongé dans un morne silence, et portant sur son front la honte de sa défaite: bien différent de ce fier monarque, qui, sur les ruines et les cendres des villes de la Gaule, n'annonçait autrefois, que ravages et incendies.
[119] Ammien Marcellin dit que c'étaient deux forteresses romaines, munimenta romana.—S.-M.
[120] Ils étaient deux cents.—S.-M.
[121] Tres amici junctissimi, flagitium arbitrati post regem vivere, vel pro rege non mori, si ita tulerit casus, tradidere se vinciendos. Amm. l. 16, c. 12.—S.-M.
XLVI. Suite de la bataille.
Cette fameuse journée fut le salut de la Gaule, et rendit à l'empire son ancienne frontière. Mais ce qu'il y a de plus admirable, et ce qui donne la plus grande idée de la capacité de Julien, et de la discipline de ses troupes, c'est qu'une victoire si opiniâtrement disputée ne lui coûta que deux cent quarante-trois soldats et quatre officiers, le tribun Bainobaude, Laïpson, Innocentius commandant de la gendarmerie[122], et un tribun dont le nom est ignoré. L'histoire varie sur le nombre des Allemans qui restèrent sur le champ de bataille; il en périt encore davantage dans le fleuve. Au coucher du soleil Julien ayant fait sonner la retraite, toute l'armée par une acclamation unanime le salua sous le nom d'Auguste. Il rejeta ce titre avec indignation, imposa silence aux soldats, et protesta avec serment qu'il n'acceptait ni ne désirait ce témoignage d'un zèle inconsidéré. L'armée campa sur les bords du Rhin sans se retrancher, mais environnée de plusieurs corps de gardes avancées qui veillèrent à sa sûreté. Une partie de la nuit se passa dans les réjouissances d'une victoire qui était fort au-dessus de leurs espérances. Zosime rapporte qu'au point du jour Julien fit comparaître devant lui les six cents gendarmes, dont la bravoure s'était démentie; et que pour les punir, sans user de la rigueur des lois militaires, il leur fit traverser le camp en habits de femmes: il ajoute que cette flétrissure fut si sensible à ces braves gens, que dès le premier combat, ils effacèrent leur honte par des prodiges de valeur. On amena ensuite Chnodomaire: comme Julien lui demandait compte de ses attentats contre l'empire, il soutint d'abord sa réputation de courage, et répondit avec dignité. Julien commençait à l'admirer; mais bientôt ce prince perdit tout l'éclat que les malheurs savent donner aux ames fières, en demandant la vie avec bassesse, jusqu'à se prosterner aux pieds du vainqueur. Julien le releva; quoiqu'il ne sentît plus pour lui que du mépris, il respecta encore sa grandeur passée; et faisant réflexion aux terribles révolutions que peut amener une seule journée, il lui épargna la honte des fers. Quelque temps après il l'envoya à Constance, qui le fit conduire à Rome où il mourut en léthargie[123].
[122] Ou général des cataphractaires, cataphractarios ducens.—S.-M.
[123] Chnodomaire habita à Rome le palais appelé Castra Peregrina, sur le mont Célius. In Castris Peregrinis, quæ in monte sunt Cælio, morbo veterni consumptus est.—S.-M.
XLVII. Constance s'attribue les succès de Julien.
Une si importante victoire ne fit qu'aigrir la jalousie de Constance. C'était le ton de la cour de blâmer Julien, ou de le tourner en ridicule. On l'appelait par dérision le Victorin[124]; ce qui renfermait une allusion maligne au tyran de ce nom, qui, du temps de Gallien, après avoir dompté les Germains et les Francs, avait usurpé le titre d'Auguste. D'autres plus méchants encore affectaient de le louer avec excès en présence du prince. L'empereur, de son côté, s'appropriait tout l'honneur des succès du César. Telle était sa vanité: si, tandis qu'il séjournait en Italie, un de ses généraux remportait quelque avantage sur les Perses, aussitôt volaient dans tout l'empire de longues et ennuyeuses lettres du prince, remplies de ses propres éloges, mais où le général vainqueur n'était pas même nommé: et ces annonces de victoires ruinaient en passant les villes et les provinces par les présents qu'il fallait prodiguer aux porteurs de ces lettres. A l'occasion de la journée de Strasbourg, dont Constance était éloigné de quarante marches, il publia des édits pompeux, où s'élevant jusqu'au ciel, il se représentait rangeant l'armée en bataille, combattant à la tête, mettant les Barbares en fuite, faisant prisonnier Chnodomaire, sans dire un mot de Julien, dont il aurait enseveli la gloire, si la renommée ne se chargeait, en dépit de l'envie, de publier les grandes actions. C'était pour se conformer à la vanité de ce prince, que les orateurs, et même quelques historiens de son temps, lui attribuaient des exploits auxquels il n'eut jamais d'autre part que d'en être jaloux.
[124] Victorinus.—S.-M.
XLVIII. Guerre de Julien au-delà du Rhin.
Amm. l. 17, c. 1.
Liban. or. 10. t. 2, p. 277 et 278.
Cellar. geog. ant. t. 1, p. 381.
Julien fit enterrer tous les morts, sans distinction d'amis et d'ennemis. Il renvoya les députés des Barbares qui étaient venus le braver avant la bataille, et revint à Saverne [Tres-Tabernas]. Il fit conduire à Metz [Mediomatricos] le butin et les prisonniers, pour y être gardés jusqu'à son retour. N'ayant plus laissé d'Allemans en-deçà du Rhin, il brûlait d'envie de les aller chercher dans leur propre pays; mais ses soldats voulaient jouir de leur victoire, sans s'exposer à de nouvelles fatigues. Julien leur représenta, que ce n'était pas assez pour de braves guerriers de repousser les attaques; qu'il fallait se venger des insultes passées; que ce qui leur restait à faire n'était qu'une partie de chasse plutôt qu'une guerre, que les Barbares ressemblaient à ces bêtes timides qui, après avoir reçu le premier coup, attendent le second sans se défendre. On ne pouvait manquer à un général, qui ne se distinguait de ses soldats qu'en prenant sur lui-même la plus grande part des travaux et des dangers. Ils marchèrent donc à sa suite; et étant arrivés à Mayence [Mogontiacum], ils y jetèrent un pont et passèrent le Rhin. Les Allemans de ces cantons, qui ne s'attendaient pas à se voir relancés jusque dans leurs retraites, effrayés d'abord, vinrent demander la paix, et protestèrent de leur fidélité à observer les traités. Mais presque aussitôt s'étant repentis de cette soumission, ils envoyèrent menacer Julien de fondre sur lui avec toutes leurs forces, s'il ne se retirait de dessus leurs terres. Pour toute réponse, Julien fit embarquer sur le Rhin, au commencement de la nuit huit cents soldats, avec ordre de remonter le Mein [Menus], de faire des descentes, et de mettre tout à feu et à sang. Au point du jour les Barbares se montrèrent sur des hauteurs; on y fit monter l'armée, mais elle n'y trouva plus d'ennemis. On aperçut de là des tourbillons de fumée, qui firent juger que le détachement pillait et brûlait les campagnes. Les Allemans épouvantés de ces ravages rappelèrent les troupes qu'ils avaient placées en embuscade dans des lieux étroits et fourrés, et se dispersèrent pour aller défendre le pays. Leur retraite abandonna aux soldats de Julien beaucoup de grains et de troupeaux; on enleva les hommes, et on brûla les châteaux bâtis et fortifiés à la manière des Romains.
XLIX. Trève accordée aux Barbares.
Après une marche de trois ou quatre lieues[125], on rencontra un bois épais. Julien apprit d'un transfuge qu'on y serait attaqué par un grand nombre d'ennemis cachés dans des souterrains, et qui attendaient que l'armée s'engageât dans la forêt. Quelques soldats, ayant osé y entrer, rapportèrent que toutes les routes étaient traversées de grands arbres nouvellement abattus. Les Romains virent avec dépit qu'ils ne pouvaient avancer qu'en prenant de longs détours par des chemins difficiles. On avait passé l'équinoxe d'automne, et la neige couvrait déja les montagnes et les plaines: on résolut donc de ne pas aller plus loin. Mais pour brider ces Barbares, Julien fit rétablir à la hâte la forteresse que Trajan avait autrefois bâtie et appelée de son nom[126], et que les Allemans avaient ruinée. Il y laissa une garnison, avec des provisions qu'il avait enlevées dans le pays même. Les Barbares, se voyant comme enchaînés, vinrent humblement demander la paix. Julien ne voulut leur accorder qu'une trêve de dix mois: c'était le temps dont il avait besoin pour garnir sa forteresse de munitions et de machines nécessaires à la défense. Trois rois barbares se rendirent au camp: ils étaient du nombre de ceux dont les troupes avaient été battues à Strasbourg. Ils s'engagèrent par serment à vivre en paix avec la garnison jusqu'au jour arrêté, et à lui fournir des vivres.
[125] Emensa æstimatione decimi lapidis.—S.-M.
[126] Il existait sur les bords du Rhin une place nommée Colonia Trajana, située à cinquante-trois milles au nord de Cologne. Elle paraît être Kellen dans le pays de Clèves. Il est douteux que ce soit celle dont il est question ici. Je crois qu'il s'agissait plutôt d'une ville du même nom, bâtie par le même empereur, au-delà du Rhin, vers le confluent de ce fleuve avec le Mein. Elle pourrait encore répondre à une position indiquée par Ptolémée, l. 2, c. 9, sous le nom de Legio Trajana et placée par lui entre Bonn (Bonna) et Mayence (Mocontiacum).—S.-M.
L. Avantages remportés sur les Francs.
Amm. l. 17, c. 2.
Liban. or. 10, t. 2, p. 278.
Cette glorieuse campagne se termina par un nouveau succès. Le général Sévère revenant à Rheims [Rhemos] par Cologne [Agrippina] et par Juliers [Juliacum], rencontra un parti de Francs de six cents, d'autres disent de mille hommes, qui faisaient le dégât dans tout ce pays qu'ils trouvaient dégarni de troupes. Les glaces et les neiges de l'hiver, ou les fleurs du printemps, tout est égal pour la bravoure des Francs, dit un auteur de ce temps-là[127]. A l'approche des Romains ils se renfermèrent dans deux forts abandonnés, situés sur la Meuse [Mosa], où ils résolurent de se bien défendre. Le César crut qu'il était important pour l'honneur de ses armes, et pour la sûreté du pays, de tirer raison de ces ravages. Il se joint à Sévère, et assiége ces Barbares, qui soutinrent toutes les attaques avec une opiniâtreté incroyable. Le siége dura cinquante-quatre jours, pendant les mois de décembre et de janvier. La Meuse était couverte de glaçons; et comme Julien craignait que, venant à se prendre tout-à-fait, elle n'offrît un pont aux Barbares, qui pourraient s'évader à la faveur de la nuit, il faisait courir sur le fleuve, depuis le soleil couchant jusqu'au jour, des barques légères chargées de soldats pour rompre les glaces et prévenir les sorties. Enfin les assiégés abattus par la disette, par les veilles, et le désespoir, furent contraints de se rendre. On les mit aux fers. Ce fut un spectacle nouveau, la nation des Francs s'étant fait une loi de vaincre ou de périr[128]. On en tint compte à Julien autant que d'une grande victoire. Il les envoya comme un rare présent à l'empereur, qui les incorpora dans ses troupes. C'étaient des hommes de haute stature, et qui paraissaient, dit Libanius, comme des tours au milieu des bataillons Romains[129]. Une armée de Francs qui accourait au secours, ayant appris que les forts étaient rendus, rebroussa chemin sans rien entreprendre.