Histoire du Bas-Empire. Tome 02
LIVRE X.
I. Consuls. [II. État de l'Arménie. III. Arsace rétablit l'organisation intérieure de son royaume. IV. Origine de la famille des Mamigoniens. V. Son histoire. VI. Nersès déclaré patriarche de l'Arménie. VII. Il est sacré à Césarée. VIII. Alliance d'Arsace et de Sapor. IX. Nersès envoyé à C. P. est exilé par Constance. X. Guerre d'Arsace contre les Romains. XI. Tyrannie d'Arsace. XII. Intrigues à la cour d'Arsace. XIII. Mort de Gnel. XIV. Arsace épouse sa veuve Pharandsem. XV. Arsace marche au secours du roi de Perse. XVI. Brouillerie entre les deux rois. XVII. Arsace fait assassiner Vartan, envoyé de Sapor. XVIII. Les princes arméniens se révoltent contre Arsace. XIX. Apostasie de Méroujan, prince des Ardzrouniens. XX. Arsace rétabli sur son trône. XXI. Alliance d'Arsace avec Constance. XXII. Massacre de la famille de Camsar. XXIII. Arsace épouse Olympias.] XXIV. Ambassade de Sapor à Constance. XXV. Réponse de Constance à Sapor. XXVI. Expédition contre les Sarmates et les Quades. XXVII. On leur accorde la paix. XXVIII. D'autres Barbares viennent la demander. XXIX. Constance marche contre les Limigantes. XXX. Ils sont taillés en pièces. XXXI. Le reste des Limigantes transportés hors de leur pays. XXXII. Affaires de l'église. XXXIII. Libérius renvoyé à Rome. XXXIV. Nicomédie renversée. XXXV. Projets de conciles. XXXVI. Troisième campagne de Julien. XXXVII. Les Saliens se soumettent. XXXVIII. Hardiesse de Charietton. XXXIX. Les Chamaves réduits. XL. Famine dans l'armée de Julien. XLI. Suomaire dompté. XLII. Hortaire réduit à demander la paix. XLIII. Retour des captifs. XLIV. Malice des courtisans. XLV. Mort de Barbation. XLVI. Séditions à Rome. XLVII. Anatolius préfet d'Illyrie. XLVIII. Limigantes détruits. XLIX. Premier préfet de Constantinople. L. Prétendue conjuration. LI. Courses des Isauriens. LII. Sapor se prépare à la guerre. LIII. Ursicin rappelé. LIV. Renvoyé en Mésopotamie. LV. Arrivée des Perses. LVI. Précautions des Romains. LVII. Les Perses en Mésopotamie. LVIII. Les Romains surpris se réfugient dans Amid. LIX. Etat de la ville d'Amid. LX. Clémence de Sapor. LXI. Sapor arrive devant Amid. LXII. Première attaque. LXIII. Lâcheté de Sabinianus. LXIV. Nouvelle attaque. LXV. Bravoure des soldats Gaulois. LXVI. Vigoureuse résistance. LXVII. Prise d'Amid. LXVIII. Suites de cette prise. LXIX. Affaires de l'église. LXX. Gouvernement équitable de Julien. LXXI. Quatrième campagne de Julien. LXXII. Julien passe le Rhin. LXXIII. Allemans subjugués.
An 358.
I. Consuls.
Idat. chron.
Not. ad Baron. an 358.
Cod. Th. l. 11, tit. 1, leg. 1.
Till. art. 47 et 48.
Tibérius Fabius Datianus, et Marcus Nératius Céréalis, consuls créés pour l'année 358, étaient recommandables par leur mérite. Céréalis l'était encore par sa naissance. Il était oncle maternel de Gallus, et de la première femme de Constance: il avait été préfet de la ville de Rome. Datianus né dans l'obscurité avait la noblesse que donne la vertu. Il parvint à la dignité de comte, et s'éleva jusqu'à celle de patrice. Son désintéressement et son zèle pour le bien public méritent une place dans l'histoire à plus juste titre encore que les exploits guerriers, parce qu'il est souvent plus utile et toujours plus rare de sacrifier à l'état ses intérêts, que de lui sacrifier sa vie. Constance, pour diminuer le poids des contributions, restreignait, autant qu'il pouvait, le nombre des privilégiés. Datianus avait acquis de grands biens dans le territoire d'Antioche; il jouissait de l'exemption. Il sollicita la révocation de ce privilége avec autant d'empressement que d'autres en auraient montré pour l'obtenir. C'est le glorieux témoignage que Constance lui rend dans une loi mal à propos attribuée à Constantin[132], par laquelle il déclare qu'à l'avenir on ne tiendra pour exempts que les biens du prince, ceux des églises catholiques, ceux de la famille d'Eusèbe[133] (c'était apparemment le père de l'impératrice) et les domaines qu'Arsace roi d'Arménie possédait dans l'empire.
[132] Cette loi adressée à Proclianus est datée du quatrième consulat de Constantin et de Licinius, c'est-à-dire, de l'an 315. Cette date est reconnue pour fausse depuis long-temps. Elle n'est pas en rapport avec le contenu de la loi. Voyez Tillemont, Histoire des Empereurs, t. 4. Constantin, art. 39.—S.-M.
[133] Cet Eusèbe était mort, lorsque la loi fut promulguée, Clarissimæ memoriæ Eusebii; il avait été consul et maître de la cavalerie et de l'infanterie, ex consule et ex magistro equitum et peditum. C'est lui sans doute qui était consul en l'an 347.—S.-M.
II. [Etat de l'Arménie.]
[Faust. Byz. Hist. Arm. l. 3, c. 21 et l. 4, c. 1.
Mos. Chor. Hist. Arm. l. 3, c. 17 et 18.]
—[Comme dans la suite de cette histoire, la succession des événements ramènera souvent sur la scène politique le roi Arsace, dont il n'a plus été question depuis son avénement au trône d'Arménie, en l'an 338, il faut revenir sur le passé et connaître les révolutions survenues, après cette époque, dans ce royaume. Quoique les forces de Constance eussent été suffisantes pour contraindre le roi de Perse à abandonner l'Arménie, qu'il avait envahie, et quoique ce prince eût consenti à laisser remonter Arsace sur le trône de ses aïeux; Sapor avait été cependant assez adroit politique pour se procurer tout l'avantage d'un traité qui semblait le dépouiller de ses conquêtes. Convaincu qu'il n'aurait pu rester le maître de l'Arménie, ayant pour adversaires tous les princes et dynastes du pays, soutenus par les Romains, il prit ses mesures pour en conserver la possession, sous le nom d'un prince qui lui serait tout dévoué. En s'obstinant à garder l'Arménie malgré elle, il aurait été obligé d'y laisser la meilleure partie des troupes dont il avait besoin pour résister aux Barbares du nord et de l'orient, qui attiraient toute son attention sur d'autres points de son empire[134]. S'il y plaçait au contraire un prince arsacide, son alliance ou sa neutralité lui étaient également utiles, puisqu'elles lui procuraient ou un accroissement de force, ou au moins une barrière pour couvrir une grande partie de ses états contre les attaques des Romains. Il pouvait alors, en cas de guerre, borner aux rives du Tigre et de l'Euphrate le théâtre des hostilités. Sapor avait donc su tirer le meilleur parti possible des circonstances, en se décidant à rendre la liberté au roi Diran et en le renvoyant avec honneur dans son royaume, qu'il était devenu incapable de gouverner. L'élévation d'Arsace, fils de Diran, dont il sut flatter l'ambition, et qu'il fit déclarer roi au défaut de son père, rendit inutiles les succès des Romains, et remit pour ainsi dire l'Arménie au pouvoir des Persans. En restituant ce pays à Arsace, Sapor acheva de le séduire par les présents et les marques d'amitié dont il le combla. Il le fit accompagner d'une suite aussi belle que nombreuse, et il porta les attentions jusqu'à le reconduire lui-même dans ses états. Toutefois il ne négligea pas pour sa sûreté de prendre des ôtages, soit du nouveau roi, soit des seigneurs arméniens, dont il n'était pas moins nécessaire de s'assurer, parce que leur puissance était aussi considérable que celle du souverain[135]. On concevra sans peine qu'un prince parvenu au trône par une telle influence ne devait pas être un allié fort utile pour l'empire. Il resta, il est vrai, en bonne intelligence avec les Romains; mais c'est que le roi de Perse, occupé de guerres éloignées, n'avait pas alors besoin de ses services, car il est certain qu'Arsace était bien plus son allié que celui de Constance.
[134] La guerre dans laquelle les Persans étaient alors engagés contre ces peuples, avait été la principale des raisons que Sapor avait eues pour conclure la paix avec Constance. Voyez ci-devant, liv. VII, § 18. Moïse de Khoren (lib. 3, c. 19) parle aussi des longues guerres que le roi de Perse fut obligé de soutenir contre les nations du nord.—S.-M.
[135] Un auteur Arménien, qui vivait au milieu du dixième siècle de notre ère, atteste qu'au temps du roi Arsace il existait en Arménie cent soixante-dix familles souveraines, dont il donne les noms. Cet auteur, appelé Mesrob, a écrit une histoire du patriarche Nersès 1er. C'est dans cet ouvrage, imprimé à Madras, dans l'Inde, en 1775, qu'il rapporte les noms de ces familles (ch. 1, p. 64 et 65). On voit dans plusieurs endroits de l'histoire d'Arménie écrite, au cinquième siècle, par Moïse de Khoren, que les différents satrapes et dynastes arméniens, prenaient une part active au gouvernement. Une lettre d'Arsace qui s'y trouve (l. 3, c. 29) porte une suscription qui en est la preuve. On y lit: Arsace, roi des peuples de la grande Arménie, et tous les dynastes Arméniens, etc.—S.-M.
III. [Arsace rétablit l'administration intérieure du royaume.]
[Faust. Byz. Hist. Arm. l. 4, c. 1 et 2.]
—[Le premier soin d'Arsace fut de réparer les maux que l'Arménie avait soufferts, par l'occupation persane, pendant la captivité de son père. Les princes et les chefs de race qui avaient été forcés de s'expatrier rentrèrent dans la possession de leurs terres et de leurs dignités. L'administration intérieure du royaume, tant civile que militaire, fut rétablie conformément aux anciens usages. Les quatre frontières de l'Arménie furent confiées aux seigneurs qui en avaient toujours eu la garde sous le titre de Pétéaschkh[136], ou commandant militaire. Des troupes, en nombre suffisant, furent assignées à chacun d'eux. La direction des affaires civiles et financières fut rendue à la race des Kénouniens[137] qui en était chargée antérieurement. Tout fut enfin remis dans l'ancien état. Les princes de la puissante famille des Mamigoniens, avaient abandonné leur souveraineté, pour éviter le joug des Perses. Ils s'étaient réfugiés dans les possessions qu'ils avaient au milieu des montagnes presqu'inaccessibles, qui séparent l'Arménie de la Colchide et du Pont. Arsace les rappela à sa cour, et ils retrouvèrent auprès de lui la considération et l'influence dont ils avaient joui sous les règnes précédents. C'est sur eux qu'il se déchargea du soin de remettre son armée sur un pied respectable, et Vasag le plus illustre de ces princes, qui avait élevé son enfance, fut créé sparabied[138] ou connétable. Mais il convient d'entrer dans quelques détails plus particuliers sur l'origine de cette famille, dont il sera si souvent question dans la suite de cette histoire.
[136] Cette dignité répondait à celle de Marzban chez les Perses. Voyez la note ajoutée ci-devant liv. VI, § 14, t. 1, p. 408, note 2.—S.-M.
[137] Cette famille descendait, selon Moïse de Khoren (l. 1, c. 22, et l. 2, c. 7), des enfants de Sennacherib, roi d'Assyrie, qui selon le livre des Rois (II, c. 19, 37), se réfugièrent en Arménie après le meurtre de leur père. Le chef de cette famille fut créé grand échanson, vers l'an 150 avant J.-C., par le roi Vagharschag ou Valarsace, fondateur de la dynastie arsacide en Arménie. C'est de cette fonction que vient le nom de Kenouni, dont le sens est en arménien qui a le vin.—S.-M.
[138] Ou selon l'origine de ce mot, général de la cavalerie, magister equitum. Voyez, sur l'étymologie de ce mot, mes Mémoires hist. et géograph. sur l'Arménie, t. 1, p. 298, 299 et 300.—S.-M.
IV. [Origine de la famille des Mamigoniens.]
[Mos. Chor. Hist. Arm. l. 2, c. 78.]
—[A l'époque dont il s'agit la race des Mamigoniens, possédait la souveraineté de la province de Daron. Ce canton était compris dans le Douroupéran[139], l'une des quinze grandes divisions qui partageaient l'Arménie. C'était une vaste et fertile plaine située au centre du royaume, non loin des sources du Tigre, au revers septentrional des montagnes qui donnent naissance à ce fleuve. Des rivières et de nombreux ruisseaux la parcourent dans tous les sens; leurs eaux servent à grossir le principal bras de l'Euphrate, celui que les anciens connurent plus particulièrement sous le nom d'Arsanias, qui se reproduit en arménien sous la forme Aradzani[140]. Ce pays contenait plusieurs villes considérables, parmi lesquelles on distinguait celle de Mousch, qui existe encore. On y trouvait aussi le célèbre monastère consacré à la mémoire de saint Jean-Baptiste; il avait été élevé par saint Grégoire l'illuminateur, sur les ruines des temples dédiés aux anciens dieux de l'Arménie, dans l'antique cité d'Aschdischad, c'est-à-dire la ville des sacrifices. C'est là que saint Grégoire avait prêché l'évangile aux Arméniens encore idolâtres, et qu'il avait placé une nombreuse colonie de moines grecs et syriens, destinés à terminer son ouvrage. Ce lieu sous le nom de Sourp-Garabied, ou le saint précurseur, est encore révéré de tous les Arméniens qui y vont en pélerinage[141]. Les Mamigoniens joignaient à la souveraineté de ce canton, la possession de quelques vallées et de plusieurs forts dans la province de Daik[142], située au milieu des monts Paryadres, nommés Barkhar par les Arméniens. Ces domaines éloignés restèrent long-temps au pouvoir de cette famille, qui les avait encore plusieurs siècles après.
[139] Pour avoir plus de détails sur ces deux pays, il faut voir les Mémoires histor. et géograph. sur l'Arménie, t. 1, p. 98-102.—S.-M.
[140] Voyez, sur ce nom, ce que j'ai dit dans le Journal des Savants, année 1820, p. 109.—S.-M.
[141] Voyez les Mémoires historiques et géographiques sur l'Arménie, t. 1, p. 101.—S.-M.
[142] Cette province située dans la partie nord-ouest de l'Arménie, dans les montagnes qui séparent le territoire de Trébizonde, de celui d'Arzroum, répond au pays des peuples appelés Taochi, par les anciens. Les Géorgiens la nomment encore Tahoskari, c'est-à-dire la porte de Taho ou des Dahæ. Voyez les Mémoires hist. et géogr. sur l'Arménie, t. 1, p. 74-78.—S.-M.
—[La race des Mamigoniens tirait son origine du Djénasdan, pays situé à l'extrémité orientale de l'Asie, qui est la Chine[143]. Ils étaient parents des souverains qui y régnaient au commencement du troisième siècle. Tout porte à croire que Mamgon, leur chef, appartenait à la dynastie impériale des Han, qui avait occupé pendant plus de quatre cents ans, le trône de la Chine, et qu'il était l'un des princes de cette race qui s'enfuirent dans l'Occident pour s'y soustraire à l'usurpateur, qui s'était emparé du pouvoir et avait fait passer la couronne dans une autre famille[144]. Mamgon et tous ses partisans avaient trouvé un asyle en Perse, auprès d'Ardeschir fils de Babek, fondateur de la dynastie des Sassanides. Mamgon fut traité à sa cour avec les égards que réclamait son infortune, et Ardeschir avait juré par la lumière du soleil de le protéger contre tous ses ennemis. L'empereur de la Chine demanda bientôt après, l'extradition du fugitif et de ses adhérents; mais le prince sassanide, lié par son serment, n'osa violer l'hospitalité qu'il leur avait accordée. Une guerre semblait imminente entre les deux empires, quand Ardeschir mourut[145]. Son fils Sapor 1er, alors aux prises avec les Romains, et mal affermi sur un trône dont l'existence toute récente était menacée de tous les côtés, craignit d'embrasser hautement la défense des réfugiés chinois. Les nombreux descendants des Arsacides, qui existaient encore en Perse et qui brûlaient de ressaisir le sceptre qu'ils avaient perdu, et les princes du même sang qui régnaient dans la Bactriane et dans l'Indo-scythie lui donnaient de trop vives inquiétudes. S'ils eussent été soutenus par les Chinois, dont la puissance s'étendait alors dans le centre de l'Asie, assez près des frontières orientales de la Perse[146], la partie n'aurait pas été égale, surtout dans un moment où, pour conserver la possession de l'Arménie, Sapor était obligé de résister aux Romains, qui voulaient rétablir dans ce royaume l'Arsacide Tiridate, qui en avait été dépouillé par Ardeschir. Pour satisfaire le monarque chinois, sans outrager la mémoire de son père, en retirant à Mamgon la protection que ce prince lui avait assurée, il engagea le fugitif à s'éloigner de la Perse et à diriger ses pas vers l'Arménie. «Je l'ai chassé de mes états, répondit-il aux ambassadeurs chinois, je l'ai relégué à l'extrémité de la terre, aux lieux où le soleil se couche; c'est l'avoir envoyé à une mort certaine.»
[143] Dans une Dissertation sur l'origine de la famille des Orpélians et de plusieurs autres colonies chinoises établies en Arménie et en Georgie, insérée dans le tome second de mes Mémoires historiques et géographiques sur l'Arménie, j'ai rassemblé toutes les raisons qui me semblent démontrer l'identité de ces deux pays.—S.-M.
[144] La dynastie qui chassa les Han, portait le nom de 'Weï.—S.-M.
[145] Ce prince mourut vers l'an 240 de J.-C.—S.-M.
[146] Dans le siècle précédent le général chinois Pan-tchao, gouverneur général de l'Asie centrale, pour l'empereur des Han, avait porté ses armes jusqu'au bord de la mer Caspienne, et on avait agité dans son camp la question de savoir si on passerait cette mer, pour pénétrer dans le Ta-thsin ou l'empire romain.—S.-M.
V. [Son histoire.]
[Faust. Byz. Hist. Arm. l. 4, c. 2.
Mos. Chor. Hist. Arm. l. 2, c. 78 et 81.]
[Mesrob. Hist. de Nersès, en Arm. c. 1.]
—[Mamgon et les siens menèrent pendant plusieurs années une vie errante au milieu de l'Arménie, mais quand Tiridate y revint soutenu par les Romains, et qu'il fit tous ses efforts pour recouvrer la couronne de ses aïeux[147], Mamgon s'empressa d'aller à sa rencontre et de lui offrir ses services. Ils furent acceptés[148] et bientôt récompensés. La puissante famille des Selkouniens[149] dévouée à la cause du roi de Perse, possédait le canton de Daron. Seloug, leur chef, avait profité d'une absence faite par Tiridate, rétabli sur son trône, pour se révolter et joindre ses forces aux troupes de Sapor, qui était rentré en Arménie. Dans le même temps les peuples du nord, excités par les Persans, pénétraient par un autre côté dans ce royaume. Oda prince des Amadouniens[150] que Tiridate avait chargé en partant de défendre ses états, fut tué par Seloug, son gendre, qui aurait peut-être envahi tout le royaume, sans le prompt retour de Tiridate. Celui-ci après avoir repoussé Sapor, dirigea ses efforts contre les Barbares du nord. Cependant les Selkouniens refusaient avec opiniâtreté de rentrer sous les lois de leur souverain légitime, et Seloug réfugié dans la forteresse de Slagan, paraissait décidé à s'y défendre jusqu'à la dernière extrémité. Tiridate chargea Mamgon de le réduire; il y réussit. Les Selkouniens furent exterminés[151]; il n'en échappa que deux qui se réfugièrent dans la Sophène[152]. Leurs biens concédés au vainqueur devinrent l'héritage de la postérité de Mamgon. Ce guerrier montra encore en d'autres occasions son attachement pour le roi d'Arménie, qui lui témoigna sa reconnaissance par la haute faveur et le rang distingué qu'il lui accorda. Ses descendants ne furent pas moins illustres que lui, par les services signalés qu'ils rendirent au pays qui était devenu pour eux une autre patrie. Vatché, fils de Mamgon, revêtu de la dignité de connétable du royaume, périt en combattant les Perses. Ses enfants préférèrent perdre leurs domaines et vivre dans des régions sauvages reléguées à l'extrémité de l'Arménie, plutôt que de subir le joug des Perses, quand la trahison livra le roi Diran entre les mains de Sapor. Leur courage, leur fidélité et leurs brillantes qualités avaient fixé sur eux les yeux de toute la nation dont ils étaient l'espérance, et Arsace en les rappelant dut céder au vœu d'un peuple entier. Ils étaient alors quatre frères; Vartan, Vasag, Vahan et Varoujan: ils descendaient à la quatrième génération de Mamgon; leur père Ardavazt était fils de Vatché, fils de Mamgon. Vartan l'aîné reçut l'investiture de la province de Daron, son héritage paternel, et Vasag fut créé connétable. Pour les deux autres, des commandements et des charges militaires leur furent donnés. Vasag se montra constamment digne du haut rang qui lui avait été conféré. Pendant trente ans il ne cessa de donner des témoignages éclatants de son dévouement, quelquefois un peu jaloux, pour son prince et son pays, tant dans les conseils que sur les champs de bataille, jusqu'au jour fatal où sa fidélité fut scellée de son sang.
[147] C'est en l'an 259 que Tiridate rentra en Arménie. Voyez ci-devant livre I, § 75, t. 1, p. 76.—S.-M.
[148] Moïse de Khoren remarque cependant (lib. 2, c. 78) que Tiridate, en acceptant les offres de Mamgon, eut la délicatesse de ne pas le mener avec lui combattre les Persans, sans doute à cause des liens d'hospitalité qui avaient existé entre le prince chinois et le roi de Perse.—S.-M.
[149] Cette famille faisait remonter son origine jusqu'à Haik, le fondateur du royaume d'Arménie. Depuis le temps de Valarsace, premier roi arsacide, elle possédait par droit d'hérédité le pays de Daron.—S.-M.
[150] Sur l'origine des Amadouniens, voyez ci-devant, l. VI, § 14, t. 1, p. 410, note 1.—S.-M.
[151] Tiridate, selon Moïse de Khoren (l. 2, c. 81), ordonna d'épargner ceux des Selkouniens qui échappèrent à la ruine de leur famille. Il fait mention (l. 3, c. 20) de Gind, un de leurs descendants, qui vivait sous le règne d'Arsace.—S.-M.
[152] La Sophène était au sud de l'Arménie et limitrophe de la Mésopotamie.—S.-M.
VI. [Nersès est déclaré patriarche d'Arménie.]
[Faust. Byz. Hist. Arm. l. 4, c. 3.
Mos. Chor. Hist. Arm. l. 3, c. 20.
Mesrob, Hist. de Ners. c. 1.]
—[Arsace ne se borna pas à rétablir l'ordre dans l'administration civile et militaire du royaume; la religion fut aussi l'objet de ses soins. Depuis la mort de Housig ou Hésychius, dernier rejeton de saint Grégoire, qui avait occupé le trône patriarchal de l'Arménie, une horrible corruption s'était répandue dans ce pays; des pontifes indignes du sacré caractère dont ils étaient revêtus y donnaient eux-mêmes l'exemple du scandale. Le désordre était universel. Le patriarche Pharhnerseh vertueux, mais faible, n'avait pu remédier à de tels maux. Son successeur Sahag[153], non moins respectable que lui, ne fut pas plus énergique. La foi chrétienne semblait prête à s'éteindre. Les partisans de l'ancien culte encore assez nombreux et les sectateurs de la religion persanne, cherchaient à profiter d'un tel état de choses, pour bannir le christianisme qui était établi depuis trop peu de temps en Arménie, et qui n'avait pu y jeter de profondes racines. Il aurait fallu qu'un nouvel apôtre vînt raffermir l'édifice élevé par saint Grégoire. Au moment où on l'espérait le moins, cet homme divin parut pour le salut de l'Arménie. On s'occupait dans une grande assemblée, de choisir un successeur aux pontifes qui depuis la mort d'Hésychius avaient rempli le trône de saint Grégoire, quand le bruit se répandit qu'il existait un descendant du saint patriarche, digne de son aïeul par ses vertus. C'était Nersès fils d'Athanaginé, fils d'Hésychius. Sa mère Pampisch était sœur du roi Diran, et par conséquent tante d'Arsace. Élevé dans sa jeunesse à Césarée de Cappadoce, il avait été ensuite à Constantinople, où il s'était instruit dans la religion et les lettres des Grecs; il y avait épousé la fille d'un personnage distingué nommé Appion, dont il eut un fils unique, Sahag, qui fut dans la suite patriarche de l'Arménie. Veuf après trois ans de mariage, Nersès, de retour dans sa patrie, y avait embrassé la profession des armes. Revêtu de plusieurs dignités militaires, il y joignait celle de chambellan, dont il exerçait les fonctions auprès de la personne du roi. Il était encore fort jeune, mais ses vertus éclatantes et sa valeur lui avaient concilié l'estime universelle. Sa beauté, sa haute taille et son air majestueux, inspiraient le respect à tous ceux qui l'approchaient. On n'eut besoin que de prononcer son nom pour diriger vers lui tous les suffrages, et avec un concert unanime de louanges, on lui décerna le sceptre patriarchal. Lui seul sera notre pasteur, s'écriait-on de tous les côtés. Nul autre ne s'assoira sur le trône épiscopal. Dieu le veut. Étranger à ce grand mouvement, à tant d'honneurs, il voulut s'y soustraire. Il essaie d'échapper aux vœux impatients de tout un peuple. Le roi s'indigne, l'arrête et lui arrachant l'épée royale qu'il portait comme une marque distinctive de sa dignité, il ordonne de le revêtir sur-le-champ des habits pontificaux. Un vieil évêque, appelé Faustus, lui confère aussitôt tous les grades ecclésiastiques, et il est proclamé patriarche au grand contentement de tous les Arméniens. Son inauguration eut lieu en l'an 340.
[153] Moïse de Khoren s'est trompé (l. 3, c. 39) en faisant ce Sahag successeur de Nersès 1er, tandis qu'il fut au contraire son prédécesseur comme l'atteste Faustus de Byzance (l. 3, c. 17). Le successeur de Nersès, qui n'est connu que par le même historien (l. 5, c. 29), fut un certain Housig on Hésychius. Il fut remplacé par un autre Sahag ou Schahag. Comme Faustus était contemporain de ces trois patriarches, son témoignage doit être irrécusable. Ce qui a pu donner lieu à l'erreur de Moïse de Khoren, c'est que tous trois ils étaient de la même famille, de la race d'Albianus, évêque de Manavazakerd, compagnon de saint Grégoire dans ses travaux apostoliques.—S.-M.
VII. [Il est sacré à Césarée.]
[Faust. Byz. Hist. Arm. l. 4, c. 4.
Mesrob, Hist. de Ners. c. 1.]
—[Depuis le temps de saint Grégoire, il était d'usage que les patriarches de la Grande-Arménie fussent sacrés à Césarée en Cappadoce. C'est dans cette ville que l'apôtre de l'Arménie avait été élevé, et qu'il avait été instruit dans la religion chrétienne: c'est là qu'il avait reçu de saint Léonce la mission d'appeler à l'évangile les peuples encore idolâtres, et qu'il avait été ordonné évêque. Césarée était, pour ainsi dire, la mère spirituelle de l'Arménie. Pour se conformer à l'usage de ses prédécesseurs, Nersès résolut d'aller y chercher la confirmation du titre éminent qu'il venait d'obtenir. Sur l'ordre du roi, les plus illustres seigneurs furent désignés pour assister à son sacre. Antiochus, prince de Siounie, Arschavir, chef de la race de Camsar, Pakarad, de l'antique famille des Pagratides, et plusieurs autres non moins nobles[154], le suivirent à Césarée. Un grand concours d'évêques accourut des contrées voisines, pour prendre part à cette auguste cérémonie. Lorsque Nersès revint en Arménie, Arsace et sa cour allèrent à sa rencontre jusqu'à la frontière. Sous la direction spirituelle de ce saint personnage, la foi ne tarda pas à refleurir en Arménie; les églises ruinées, les autels renversés furent rétablis; de nouveaux temples dédiés au vrai Dieu s'élevèrent sur les débris des édifices idolâtres; des hôpitaux, des monastères furent fondés; les mœurs s'adoucirent; l'instruction fit des progrès; enfin si Nersès n'avait pas été arrêté dans la noble mission qu'il s'était imposée, s'il n'avait pas trouvé des obstacles de toute espèce, l'Arménie serait parvenue au plus haut degré de prospérité. Ses travaux furent trop tôt interrompus, et l'Arménie privée de son pasteur fut déchirée par des maux qui, sans cesse renouvelés, finirent par la livrer sanglante et désolée aux mains de ses oppresseurs.
[154] Ces autres personnages étaient le grand eunuque; Daniel, prince de la Sophène; Mehentak, dynaste des Reschdouniens; Nouïn, dynaste de la Sophène royale; et Bargev, prince de la race des Amadouniens.—S.-M.
VIII. [Alliance d'Arsace et de Sapor.]
[Faust. Byz. Hist. Arm. l. 4. c. 16 et 17.
Mesrob, Hist. de Ners. c. 1 et 5.]
—[Cependant la bonne intelligence subsistait toujours entre les rois d'Arménie et de Perse: celui-ci, pour resserrer les nœuds de leur alliance, avait invité Arsace à venir dans sa capitale. Il y fut comblé d'honneurs et de présents; Sapor le traita comme un frère ou comme un fils bien-aimé: vêtus d'ornements pareils, le front chargé d'un diadème semblable, ils paraissaient dans les festins assis sur un même trône, et le temps s'écoulait au milieu des plaisirs. Sapor avait déclaré Arsace son second, et lui avait fait don d'un magnifique palais dans l'Atropatène. Rien ne semblait pouvoir troubler l'harmonie des deux princes. Un jour Arsace visitait les écuries de Sapor; l'intendant, au lieu de lui rendre les honneurs qui lui étaient dus, se permit en persan quelques paroles inconsidérées. Pourquoi, dit-il en faisant allusion à la nature montagneuse des états d'Arsace, le roi des chèvres d'Arménie vient-il brouter l'herbe de nos pâturages? Le connétable Vasag entendit ce propos grossier; il ne put retenir son indignation, et ce malheureux fut tué. Vasag eut plusieurs fois occasion, de donner de pareilles marques de son attachement à son souverain. Bien loin d'en être irrité, Sapor lui en témoigna au contraire sa satisfaction. Cependant malgré toutes les marques d'amitié qu'il ne cessait de prodiguer à Arsace, le roi de Perse conservait toujours des inquiétudes dans le fond de son cœur, il ne pouvait être persuadé de la sincérité de ce prince; il appréhendait que tôt ou tard des conseils ou son propre intérêt ne lui ouvrissent les yeux et ne le détachassent de son alliance, pour le porter à s'unir avec l'empereur contre lui. Les sollicitudes de Sapor furent si grandes, que, pour les calmer, il fallut décider Arsace à jurer sur les saints évangiles en présence de tous les prêtres de Ctésiphon[155], que jamais il ne le tromperait, que jamais il ne se séparerait de lui. Le prince des Mamigoniens Vartan, en qui le roi de Perse avait une entière confiance, avait été chargé de cette négociation. Son frère Vasag, déja irrité contre lui, par une querelle dont l'amour était cause, fut jaloux de cette faveur, il craignit pour son crédit auprès d'Arsace et il résolut de brouiller les deux rois. Il y parvint par ses intrigues; il réussit à jeter des soupçons dans l'ame d'Arsace, qui, alarmé pour sa sûreté, prit le parti d'abandonner secrètement la résidence du roi de Perse, et de s'enfuir dans ses états. Tous les doutes de Sapor se réveillèrent alors; la répugnance qu'Arsace avait montrée à prononcer les serments qu'il avait exigés, lui parut la preuve de sa perfidie; il n'eut plus dès lors aucune confiance en la sincérité du prince arménien. Sa colère retomba sur les malheureux chrétiens qui habitaient ses états; la fuite d'Arsace fut ainsi une des causes qui excitèrent la sanglante persécution[156] qu'ils eurent à souffrir. Sapor jura par le soleil, par l'eau et par le feu, les plus grandes divinités de la Perse, qu'il n'épargnerait aucun chrétien. Le prêtre Mari[157] et tout le clergé de Ctésiphon, qui avaient reçu les promesses d'Arsace, furent ses premières victimes et bientôt le sang des fidèles coula par torrent. L'évangile sur lequel Arsace avait juré fut déposé dans le trésor royal, où, lié avec des chaînes de fer, il resta pour y être à jamais le témoin irréfragable des serments de ce prince.
[155] La ville de Ctésiphon, ancienne capitale de l'empire des Parthes, était sur les bords du Tigre du côté de l'orient. Le cours de ce fleuve la séparait de Séleucie, ville grecque grande et peuplée. Sous les Sassanides, Séleucie on plutôt le bourg de Coché qui en était voisin, et Ctésiphon furent réunies sous la dénomination de Madaïn, c'est-à-dire en arabe, les deux villes. C'était sans doute la traduction d'un nom qui avait le même sens dans la langue de cette partie de la Perse. Les Arméniens l'appelaient Dispon, c'est une altération de Ctésiphon. On retrouve ce nom dans les écrivains arabes et persans sous la forme Tisfoun.—S.-M.
[156] Voyez ci-devant, liv. V, § 22, t. 1, p. 331.—S.-M.
[157] Le nom de Mari est fort commun chez les Syriens. On rencontre plusieurs personnages ainsi appelés, parmi ceux qui périrent dans les persécutions suscitées par Sapor, mais aucun d'eux ne peut être celui dont il est question ici. Ils moururent tous vers la fin du règne de Sapor, ainsi long-temps après l'époque dont il s'agit. C'est en l'an 347 environ que Baaschemin, évêque de Ctésiphon, fut martyrisé par les ordres de ce prince, avec une grande partie de son clergé, dans lequel était sans doute Mari, dont il est parlé dans le texte de cette histoire.—S.-M.
IX. [Nersès envoyé à C. P. est exilé par Constance.]
[Faust. Byz. Hist. Arm. lib. 4, c. 5, 11, 12 et 20.
Mos. Chor. Hist. Arm. l. 3, c. 20.
Mesrob, Hist. de Ners. c. 3.]
—[Arsace, de retour dans son royaume, continua d'entretenir des relations amicales avec Sapor, malgré les craintes que ce monarque lui inspirait, ou peut-être même à cause de ces craintes. Il restait aussi en bonne intelligence avec Constance. Comme les deux empires étaient alors engagés dans une guerre opiniâtre qui avait fort affaibli Sapor, Arsace n'eut pas de peine à conserver une neutralité que personne n'était intéressé à lui contester. Il espérait profiter de sa position et faire acheter chèrement ses secours à celui qui en aurait besoin. Il fut trompé dans son attente: personne n'eut recours à lui; et le roi de Perse ayant obtenu à la fin quelque supériorité sur Constance, sa situation devint difficile. Ne pouvant plus garder une dangereuse neutralité, Arsace devait appréhender que tôt ou tard Sapor, déja mécontent de lui, ne vînt l'inquiéter jusque dans son royaume. Pour se préserver d'un tel malheur, et se procurer des ressources, il songea à resserrer l'alliance qui depuis long-temps unissait l'Arménie avec l'empire. Le patriarche Nersès et dix des principaux seigneurs[158] du royaume furent envoyés à Constantinople pour y renouveler les anciens traités. En partant, Nersès laissa pour le remplacer dans ses fonctions spirituelles un personnage très-révéré, Khad, archevêque de Pakrévant. A l'époque du voyage de Nersès à Constantinople, on était au plus fort des troubles causés par les discussions théologiques que les Ariens avaient suscitées. Les évêques orthodoxes, chassés de leurs siéges, fuyaient partout devant les hérétiques, et Constance secondait leurs fureurs de tout son pouvoir. Nersès partagea les malheurs des prélats persécutés; la pureté de sa foi et sa courageuse résistance irritèrent l'empereur. Constance dans sa colère, ne respecta pas le droit des gens, le titre d'ambassadeur ne put être une sauve-garde pour Nersès, qui fut contraint de subir un dur exil, dans une île déserte.
[158] Vartan, dynaste des Mamigoniens; son frère le connétable Vasag; Mehentag, dynaste des Rheschdouniens; Mehar, des Andsevatsiens; Gardchoïl Malkhaz, des Khorkhorhouniens; Mouschk, des Saharhouniens; Domed on Domitius, des Genthouniens; Kischken, des Bageniens; Sourik, de la vallée de Hersig; et Verken, des Hapoujiens.—S.-M.
X. [Guerre d'Arsace contre les Romains.]
[Faust. Byz. Hist. Arm. l. 4, c. 11.
Mos. Chor. Hist. Arm. l. 3, c. 19 et 20.
Mesrob, Hist. de Ners. c. 3.]
—[Les autres députés arméniens, qui avaient été corrompus par Constance, revinrent dans leur patrie chargés de ses dons. Ils portaient en outre de riches présents destinés à leur roi, auprès duquel ils devaient accuser le patriarche. L'empereur, pour apaiser le ressentiment d'Arsace, rendit encore la liberté à deux princes du sang royal d'Arménie, qui étaient gardés depuis long-temps comme otages à Constantinople, et il les renvoya dans leur pays. Ils étaient neveux d'Arsace; l'un, Dirith, était fils d'Ardaschès, frère aîné de ce monarque, qui avait cessé de vivre lorsque Diran, leur père, occupait le trône. Le dernier, nommé Gnel, avait pour père Tiridate, autre frère d'Arsace, mais moins âgé. Tiridate avait été envoyé aussi en otage à Constantinople par son père Diran, et il y avait été mis à mort, après quelques hostilités commises par les Arméniens contre l'empire. C'est depuis cette époque que ces deux princes étaient prisonniers. La nouvelle de la captivité de Nersès causa une désolation universelle en Arménie; des jeûnes, des prières y furent ordonnés, et pendant son absence, on ne cessa d'implorer le Seigneur pour obtenir son retour. Constance n'en avait pas fait assez pour calmer Arsace et le résoudre à endurer patiemment l'outrage qu'il avait éprouvé, en la personne du patriarche. Il résolut d'en tirer vengeance; un armement considérable se fit, et le connétable Vasag eut ordre d'entrer sur le territoire de l'empire et de pénétrer dans la Cappadoce. Ce général porta ses ravages jusque dans les environs d'Ancyre en Galatie, puis il revint en Arménie. Ces courses se renouvelèrent pendant six ans, et elles causèrent beaucoup de mal à l'empire. De tels actes d'hostilité dissipèrent les soupçons de Sapor, et ses ambassadeurs vinrent trouver Arsace pour lui rappeler leur ancienne amitié, promettant de le traiter en frère, s'il joignait ses forces aux armées persanes destinées à combattre les Romains. Arsace y consentit, et dès lors il prit part à toutes les entreprises militaires du roi de Perse contre Constance.
XI. [Tyrannie d'Arsace.]
[Faust. Byz. Hist. Arm. l. 4, c. 12.
Mos. Chor. Hist. Arm. l. 3, c. 19 et 27.
Mesrob, Hist. de Nersès, c. 4.]
—[L'éloignement et l'exil de Nersès avait été fatal à l'Arménie et à son roi. Arsace, dirigé jusqu'alors par ce vertueux personnage, était resté irréprochable. Il n'en devait pas être long-temps ainsi; jeune, livré à ses passions, et privé du guide qui en avait arrêté l'essor, Arsace s'y abandonna sans réserve, et bientôt il fut un des princes les plus vicieux. L'archevêque de Pakrévant[159] lui en fit de vifs reproches, mais sa voix fut impuissante. Arsace méprisa ses avis, et, livré tout entier à ses courtisans, il se plongea plus que jamais dans les débauches et les plaisirs. Ses excès n'eurent plus de bornes, et pour n'être pas exposé à trouver près de lui des censeurs importuns, il quitta sa capitale et fixa son séjour dans une vallée délicieuse située vers les sources méridionales de l'Euphrate[160]. Là, dans un site enchanteur, il jeta les fondements d'une ville qu'il appela de son nom Arschagavan, c'est-à-dire la demeure d'Arsace. Cette ville, toute consacrée aux plaisirs, devint le théâtre de la licence la plus effrénée. Arsace n'y reçut que les gens qui partageaient et ses goûts et ses vices, de sorte qu'elle devint bientôt l'asyle de tout ce qu'il y avait de criminel en Arménie. L'archevêque de Pakrévant y poursuivit son roi; il ne fut point épouvanté de tant d'horreurs, il y vint reprocher à Arsace ses débordements. Son zèle fut encore une fois sans succès: Arsace, excédé de ses représentations et de ses conseils, le fit ignominieusement chasser de sa présence.
[159] Ce canton, nommé Bagrandavène par Ptolémée (l. 5, c. 13) dépendait de la province d'Ararad, et était situé vers les sources de l'Euphrate méridional, au pied du mont Nébad ou Niphatès. Voyez mes Mémoires historiques et géogr. sur l'Arménie, t. 1, p. 108.—S.-M.
[160] Cette ville était dans un canton nommé Gog ou Gogovid, dépendant de la province d'Ararad, à l'occident du mont Masis ou Ararat.—S.-M.
XII. [Intrigues à la cour d'Arsace.]
[Faust. Byz. Hist. Arm. l. 4, c. 13 et 15.
Mos. Chor. Hist. Arm. l. 3, c. 22.
Mesrob, Hist. de Ners. c. 2.]
—[Lorsque Nersès revint de son exil[161], il trouva l'Arménie très-changée; le bien qu'il y avait fait n'était plus; la conduite du roi avait mis le désordre partout. Arsace reçut le patriarche avec honneur; il lui témoigna la joie qu'il ressentait de son retour, lui prodiguant les distinctions comme par le passé; mais il resta sourd à ses remontrances. Ce prince ne tarda pas à mettre le comble à toutes les infamies dont il était déja coupable; il y joignit les crimes les plus affreux. Son neveu Gnel était revenu de Constantinople, chargé des faveurs de l'empereur. Constance lui avait accordé les ornements consulaires[162], voulant ainsi le consoler de la fin cruelle de son père, mis injustement à mort. Gnel s'était retiré auprès du vieux roi Diran, son aïeul, qui passait tranquillement ses dernières années dans la délicieuse retraite qu'il avait choisie au pied du mont Arakadz. Diran se regardait comme la cause de la mort de Tiridate, père de Gnel, qu'il avait donné comme otage à l'empereur. Ce malheur lui avait fait concevoir une amitié d'autant plus vive pour le fils que Tiridate avait laissé, et il cherchait tous les moyens qui étaient en son pouvoir, de lui témoigner son attachement. Il lui destinait l'héritage du beau domaine de Kouasch, où il habitait et les vastes possessions qui l'environnaient. Gnel était tout-à-fait digne par ses qualités aimables de la bienveillance de Diran. Tant de bienfaits accumulés sur la tête du jeune Arsacide par l'empereur et par le vieux roi d'Arménie, avaient excité contre lui la jalousie de son cousin Dirith. Celui-ci ne songeait qu'à la satisfaire, en essayant de faire périr Gnel, quand une nouvelle circonstance contribua encore à enflammer sa honteuse envie et à la rendre plus criminelle. Gnel venait de se marier avec une femme célèbre dans toute l'Arménie par sa grande beauté. C'était Pharandsem, fille d'Antiochus, prince de Siounie. Tous les seigneurs arméniens conviés à ces noces, en sortirent enchantés des charmes de sa jeune épouse et des attentions pleines de graces dont ils avaient été comblés par Gnel. Dirith, invité comme les autres, était sorti du banquet nuptial épris du plus violent amour pour Pharandsem. Ne pouvant la posséder que par un crime, il s'occupa sans différer des moyens de le commettre. Son ami Vartan, prince des Mamigoniens, qui était écuyer du roi, s'associa à sa haine et ils réunirent leurs efforts pour la perte de Gnel; sans balancer ils se rendirent auprès d'Arsace et ils accusèrent son neveu d'en vouloir à son trône et à sa vie. Une antique loi[163] de l'état défendait à tous ceux qui étaient issus du sang royal, le prince héritier seul excepté, d'habiter dans la province d'Ararad, destinée exclusivement au séjour du souverain et de son successeur désigné. Gnel avait violé cette loi en résidant auprès de Diran, dont le palais se trouvait dans la province interdite aux princes du sang. Tel fut le premier motif de leur accusation. Il n'en fallut pas davantage. Cette infraction innocente, présentée sous un jour odieux, suffit pour éveiller les terreurs du roi, qu'il était si facile d'alarmer. L'affabilité de Gnel, les honneurs qu'il avait reçus de l'empereur, les présents qu'il ne cessait de distribuer aux princes qui venaient le visiter, et l'attachement que ceux-ci lui témoignaient, achevèrent de convaincre Arsace. Vartan jura même par le soleil du roi qu'il avait entendu de ses oreilles Gnel proférer le vœu impie de voir périr son oncle, son souverain. Arsace, trompé par ce serment, chargea le perfide Vartan d'aller lui-même demander à Gnel, pourquoi au mépris des lois, il s'était permis d'habiter dans la terre d'Ararad, et lui signifier l'ordre d'en sortir à l'instant, s'il n'aimait mieux mourir. Gnel obéit sans balancer et il se retira dans la province d'Arhpérani[164], qui était affectée pour le séjour des rejetons du sang arsacide. Le vieux Diran privé du seul de ses descendants, qui pût le consoler dans son malheur, fut vivement affligé de l'éloignement de son petit-fils; il fit écrire à ce sujet, en des termes très-durs à son fils ingrat. Celui-ci en fut irrité au dernier point; croyant sans doute, que Diran favorisait secrètement les projets qu'il supposait à Gnel, il s'oublia jusqu'à joindre le parricide, aux crimes dont il s'était déja souillé.
[161] En l'an 349, lorsque les évêques orthodoxes furent rétablis dans leurs siéges, par suite des sollicitations et des menaces de Constant.—S.-M.
[162] Le droit de porter les ornements consulaires était souvent accordé par les empereurs aux princes étrangers qu'ils voulaient honorer d'une manière particulière. Cette distinction s'appelait τίμαι, honores. C'était un ancien usage. L'histoire parle d'un certain Sohème, roi d'Arménie, qui avait été déclaré consul par Marc-Aurèle et L. Vérus.—S.-M.
[163] Cette loi avait été faite au milieu du 2e siècle avant notre ère, par Valarsace, fondateur de la dynastie arsacide en Arménie, et elle avait été renouvelée par les rois ses successeurs.—S.-M.
[164] La province d'Haschdian, nommée par les anciens Asthianène et Haustanitis, dans la quatrième Arménie, avait été, dans l'origine, seule affectée par Valarsace pour le séjour des branches collatérales de la famille des Arsacides. Mais par la suite leur postérité s'était tellement multipliée, que cette province ne put leur suffire. Au milieu du 2e siècle de notre ère, le roi Ardavazt II, et son frère Diran I, y joignirent les cantons d'Aghiovid ou Aliovid et d'Arhpérani voisins l'un de l'autre. Le premier dépendait de la province de Douroupéran, et l'autre du Vaspourakan. On peut consulter pour tous ces pays mes Mémoires historiques et géogr. sur l'Arménie, t. 1, p. 92, 101 et 131.—S.-M.
XIII. [Mort de Gnel.]
[Faust. Byz. Hist. Arm. l. 4, c. 15.
Mos. Chor. Hist. Arm. l. 3, c. 23.
Mesrob, Hist de Ners. c. 9.]
—[L'éloignement de Gnel, ne pouvait satisfaire son ennemi; possédé d'amour et de jalousie, c'était la mort de ce malheureux prince qu'il lui fallait. Comme le canton où Gnel s'était retiré n'était pas éloigné du lieu infâme où Arsace avait placé sa résidence, Dirith et Vartan purent souvent, au milieu de leurs orgies et de leurs parties de plaisirs, rappeler à Arsace le souvenir de Gnel, et renouveler leurs calomnies; enfin ils réussirent dans leur détestable projet. Sous le prétexte d'une grande chasse, indiquée pour les fêtes qui remplissaient toujours le commencement du mois de navasardi[165], époque du renouvellement de l'année arménienne qui s'effectuait alors au milieu de l'été, le roi résolut de se diriger vers Schahabivan[166], où se trouvait l'infortuné Gnel; un message expédié à la hâte, l'avertit de tout préparer pour recevoir le camp royal. Arsace espérait surprendre Gnel par une visite inattendue, et pouvoir traiter de lèse-majesté, un désordre dont lui seul aurait été cause. Il fut trompé, tout avait été disposé par Gnel pour recevoir dignement son souverain; mais la magnificence qu'il déploya en cette occasion servit plutôt à justifier qu'à détruire les injustes soupçons d'Arsace. Malgré les serments que le roi lui avait prodigués pour l'engager à venir sans crainte dans sa tente, la perte de Gnel fut résolue. Arsace n'eut pas honte de violer l'hospitalité qu'il recevait, et de faire lâchement assassiner son hôte au milieu des fêtes qu'il avait préparées lui-même. Une flèche décochée à dessein, devait frapper Gnel pendant la chasse royale. Il n'en fut point ainsi, il fallait que la mort de ce prince fût plus cruelle. On fêtait ce jour-là la mémoire de saint Jean-Baptiste; et le patriarche Nersès, venu avec la cour ainsi que son clergé, avait célébré pendant toute la nuit un office en l'honneur du saint, dans une tente réservée pour lui dans le camp. Gnel, après avoir pris part à ses prières, quitta le patriarche le matin pour aller rendre ses devoirs au roi; au moment où il se disposait à franchir le seuil de sa tente, les gardes l'arrêtent comme un traître, lui attachent les mains derrière le dos et le conduisent dans un lieu écarté, où ils lui tranchent la tête. Pharandsem accompagnait son mari: frappée de terreur en le voyant saisir par les gardes du roi, elle avait pris la fuite et s'était réfugiée auprès de Nersès, implorant sa protection pour Gnel, dont elle attestait l'innocence. Le patriarche récitait alors les prières du matin, il se dirigea sans tarder vers le pavillon royal. Arsace, encore couché, se douta en le voyant qu'il venait intercéder en faveur de Gnel; pour ne point se laisser fléchir, il feignit de dormir: Nersès essaie de le réveiller, il le prie, il le presse d'épargner un prince toujours fidèle, son parent, le sang de son propre frère. Arsace, la tête enveloppée dans son manteau, reste insensible à ses vives instances, gardant un silence obstiné. Il était difficile de prévoir comment se terminerait une telle scène, quand l'exécuteur vint annoncer au roi que ses ordres étaient accomplis. Nersès connut alors la triste vérité: transporté d'une sainte indignation, il se lève, et, prophétisant au roi les châtiments qu'il devait subir un jour, il le charge de ses imprécations et se retire en lançant contre lui un juste et terrible anathème. Arsace sentit, mais trop tard, et son erreur et l'énormité de son crime; ses yeux furent dessillés par les reproches du patriarche, et tandis que le peuple entier et les princes arméniens déploraient hautement le sort de Gnel, victime de la calomnie, et lui préparaient de magnifiques funérailles[167], Arsace mêlait ses larmes à leurs pleurs, invoquant la miséricorde divine. Pharandsem s'abandonnait de son côté à sa douleur; son voile déchiré, ses vêtements en désordre, son désespoir, ajoutaient encore à sa beauté. Arsace la vit en cet état, son cœur s'enflamma pour elle: il comprit alors toutes les intrigues qui avaient perdu Gnel et songea à le venger; mais ce prince, aussi faible que coupable, ne sut pas signaler son repentir autrement qu'en se souillant par de nouveaux crimes.
[165] L'ancienne année arménienne était vague et composée de 365 jours de sorte qu'après 1460 ans elle se retrouvait à son point de départ, après avoir parcouru toutes les saisons. Elle se divisait en douze mois de trente jours chacun, auxquels on ajoutait cinq jours complémentaires. Le premier de ces mois se nommait Navasardi, il commençait à cette époque au milieu de l'été vers le temps du solstice.—S.-M.
[166] Ce lieu est dans le canton d'Arhpérani.—S.-M.
[167] Gnel fut enterré, selon Moïse de Khoren (l. 3, c. 23) dans la ville royale de Zarischad (Faustus de Byzance, l. 4, c. 55, qui était située dans le canton d'Aghiovid. Voyez Mémoires historiques et géographiques sur l'Arménie, t. 1, p. 106.—S-M.
XIV. [Arsace épouse Pharandsem, sa veuve.]
[Faust. Byz. Hist. Arm. l. 4, c. 15.
Mos. Khor. Hist. Arm. l. 3, c. 24 et 25.
Mesrob, Hist. de Nersès, c. 2.]
—[Cependant Dirith, impatient de recueillir le fruit de son forfait, ne tarda pas lui-même à justifier les soupçons du roi, en faisant publiquement éclater l'amour qu'il ressentait pour Pharandsem. Il ne rougit même pas de témoigner à cette princesse que l'excès de son amour avait seul causé le malheur de Gnel, croyant sans doute, par un aussi étrange aveu, mieux exprimer toute la force de la passion quelle lui avait inspiré. Dirith voulait peut-être aussi toucher la vanité de cette femme; mais en renouvelant ses chagrins, il ne fit qu'exciter sa juste indignation. La publicité que Dirith donnait à ses sentiments pour Pharandsem, inspira de l'espoir à Arsace; il crut qu'en punissant l'assassin de Gnel, il pourrait s'acquérir des droits sur le cœur de son infortunée veuve. La résistance de Pharandsem ne rebuta pas Dirith: dans son aveuglement, il eut l'impudence de s'adresser au roi, pour qu'il contraignît cette princesse de condescendre à ses désirs, en le prenant pour époux. Arsace lui répondit qu'il connaissait ses odieuses machinations, et que le sang de Gnel demandait vengeance. Dirith comprit que sa perte était prochaine, et qu'il devait songer à se garantir du courroux du roi. Il s'enfuit, mais on le poursuivit avec l'ordre de le tuer partout où on le rencontrerait; on l'atteignit au milieu des marais de la province de Pasen[168], et il y fut tué. C'est ainsi que le meurtre de Gnel fut vengé par un autre crime.
[168] Voyez ci-devant, livre VI, § 14, t. 1, p. 411, note 2.—S.-M.
—[Arsace, débarrassé du perfide Dirith, ne tarda pas à ajouter une nouvelle iniquité à toutes celles qu'il avait déja commises, en épousant la veuve de son neveu. Pharandsem n'avait pour lui aucun amour. La personne du roi ne lui inspirait qu'une aversion accrue encore par les circonstances qui avaient amené leur union, et qui n'étaient guère propres à lui donner pour Arsace un vif attachement. Cependant, grace à la passion que ce prince ressentait pour elle, Pharandsem acquit un grand pouvoir dans l'état; elle en profita pour faire périr Vaghinag, issu comme elle de la race des Siouniens[169], et pour faire accorder à son père Antiochus le commandement confié à ce général. Antiochus devint, par l'élévation de sa fille, le favori d'Arsace et son principal ministre; cependant malgré la naissance d'un fils nommé Para[170], dont elle devint mère quelque temps après, l'éclat de la couronne ne put consoler Pharandsem, elle conserva toujours pour Arsace un dégoût invincible, et elle ne cessait de lui en donner des preuves.
[169] Voyez ci-devant, liv. VI, § 14, t. 1, p. 410.—S.-M.
[170] Ce prince nommé Para par Ammien Marcellin est appelle Bab ou Pap par les Arméniens. Il pourrait se faire que le premier nom provint d'une mauvaise lecture des manuscrits de l'historien latin. C'est une sorte d'erreur fort commune. Pour me conformer à l'usage, je continuerai de l'appeler Para. Les écrivains modernes comme Tillemont (Hist. des emper., t. V, Valens, art. 12, note 12), et Lebeau, ont cru que la reine Olympias, femme d'Arsace, avait été la mère de Para, et ils ont appliqué à cette princesse ce qu'Ammien Marcellin dit en plusieurs endroits de la mère de Para, qu'il ne nomme pas dans son texte. C'est une erreur qui sera corrigée dans le texte de Lebeau, toutes les fois qu'elle s'y présentera. Pour l'éviter, il aurait fallu qu'ils pussent consulter les auteurs arméniens. Ils ignoraient qu'Arsace avait eu une autre femme. Faustus de Byzance, écrivain contemporain, Moïse de Khoren et tous les auteurs arméniens, s'accordent à dire que le fils d'Arsace était né de Pharandsem. C'est donc à cette princesse, et non à Olympias, qu'il faut rapporter ce qu'Ammien Marcellin raconte de la mère de Para.—S.-M.
XV. Arsace marche au secours du roi de Perse.
[Faust. Byz. Hist. Arm. l. 4, c. 20.
Mesrob, Hist. de Nersès, c. 2.]
—[Pendant tout ce temps, Arsace avait continué de persévérer dans son alliance avec le roi de Perse et de lui fournir des secours dans la guerre qu'il soutenait contre les Romains. Lors de l'expédition que Sapor entreprit dans la Mésopotamie en l'an 350, il fit prier le roi d'Arménie de venir le joindre avec toutes ses forces. Une armée nombreuse se réunit sous les ordres du connétable Vasag et se dirigea vers le midi. Arsace la rejoignit avec les principaux seigneurs arméniens, en prit le commandement et s'avança jusque sous les murs de Nisibe, où était le rendez-vous indiqué par Sapor. Les Arméniens y arrivèrent les premiers; surpris de ne pas y trouver les Perses, ils ne voulurent pas les attendre et ils marchèrent aux Romains, campés non loin de là et bien supérieurs en nombre. Arsace céda à l'impatience de ses soldats, et vaillamment secondé par Vasag, il obtint une victoire complète. Quand Sapor arriva, il fut si charmé du service signalé qu'Arsace lui avait rendu, qu'il s'empressa de lui en témoigner sa reconnaissance, par les magnifiques présents et par les honneurs dont il le combla, ainsi que les chefs arméniens.
XVI. [Brouilleries entre les deux rois.]
[Faust. Byz. Hist. Arm. l. 4, c. 20.
Mesrob, Hist. de Nersès, c. 2.]
—[L'alliance des deux rois semblait cimentée pour jamais, Sapor ne cessait de montrer à Arsace des preuves de son amitié, et enfin, après avoir pris l'avis de son conseil, il se proposait pour resserrer encore leur union, de lui donner sa fille en mariage. Ce qui devait en apparence assurer leur bonne intelligence, fut au contraire la cause de leur rupture. Antiochus fut alarmé du projet de Sapor; voyant son crédit et l'état de sa fille fortement compromis s'il s'exécutait, il prit ses mesures pour y mettre obstacle. Tandis que Sapor pressait Arsace de le suivre dans l'Assyrie pour y jouir des honneurs qu'il lui préparait et pour y devenir l'époux de sa fille, Antiochus avisait au moyen de les rendre irréconciliables. Il parvint à force d'argent à corrompre un des conseillers de Sapor, qui s'introduit mystérieusement dans le camp d'Arsace, et lui fait part des prétendues trahisons que le roi de Perse machinait contre lui, ajoutant qu'elles ne tarderaient pas d'être mises à exécution, et qu'il ne lui restait que le temps d'y échapper par la fuite. Arsace récompense cet officieux conseiller, et, saisi d'une terreur panique, il s'empresse de faire connaître à ses généraux l'avis important qu'il vient de recevoir. Ceux-ci, déja impatients de rentrer dans leur patrie, furent tous d'avis de partir sans différer: on décampe au milieu de la nuit, on abandonne précipitamment les tentes et la plupart des objets qu'elles contenaient; on n'emporte que les armes. Arsace était déja bien loin avant que les Perses s'aperçussent de sa retraite précipitée. Ils n'en furent avertis qu'au lever de l'aurore; ils durent être étonnés d'une fuite aussi prompte et que rien ne paraissait motiver. Le roi, mieux instruit de la faiblesse et de la versatilité d'Arsace, soupçonna les causes d'une conduite aussi étrange; et, pour ne pas jeter le trouble dans son armée, il feignit de croire que c'était une opération concertée entre eux, puis il dépêcha un messager chargé de rassurer Arsace par les plus grands serments pour l'engager à revenir et le prémunir contre les faux rapports qui lui avaient été faits. Les instances de cet envoyé furent inutiles; les terreurs d'Arsace l'emportèrent encore une fois sur les protestations de Sapor, il continua sa marche vers ses états, et depuis il n'eut plus aucune relation d'amitié avec ce prince.
XVII. [Arsace fait assassiner Vartan envoyé de Sapor.]
[Faust. Byz. Hist. Arm. l. 4. c. 18.
Mos. Khor. Hist. Arm. l. 3, c. 25.]
—[Sapor n'avait cependant pas encore perdu tout espoir de détruire les préventions d'Arsace, et de l'engager à rentrer dans son alliance. Vartan le Mamigonien vint en Arménie avec des lettres du roi de Perse, remplies des plus fortes assurances de son attachement. Arsace allait encore donner une nouvelle preuve de son inconstance; il avait de l'inclination pour Vartan, il n'en fallait pas davantage pour le gagner et le faire consentir à renouer avec Sapor. Arsace, ébranlé, était près de céder, quand le connétable Vasag revint à la cour: il suffit de sa présence pour tout changer. Il convainquit sans peine le roi que Vartan était un traître, dont le dessein secret était de le livrer au prince persan, et qu'il devait se hâter de s'en défaire, s'il ne voulait perdre et lui et l'Arménie. La reine, qui avait beaucoup de pouvoir sur l'esprit d'Arsace, acheva de le persuader; elle n'avait pas oublié la part que Vartan avait prise au meurtre de Gnel, et d'ailleurs redoutant pour elle et pour son père les conséquences de l'alliance persanne, elle se joignit à Vasag. Ils l'emportèrent dans l'esprit irrésolu du roi, la mort de Vartan fut décidée, le caractère d'ambassadeur ne put le protéger contre la jalousie et la haine de son frère, qui ne tarda pas à le faire assassiner en vertu des ordres d'Arsace. Ce dernier attentat acheva de rendre les deux rois irréconciliables.
XVIII. [Les princes arméniens se révoltent contre Arsace.]
[Mos. Khor. Hist. Arm. l. 3, c. 27.
Mesrob, Hist. de Ners. c. 4.]
—[Tant de crimes avaient irrité contre Arsace les princes arméniens et l'Arménie toute entière. Couvert du sang de son père et de ses neveux, toujours environné et dirigé par des hommes pervers, il était devenu l'objet d'une haine universelle. Elle se manifesta par une révolte presque générale. Les princes de la race de Camsar, chéris des Arméniens à cause de leur noble origine et de leurs belles qualités, redoutables par leurs vastes possessions et par leur valeur, en donnèrent le signal. Nerseh, fils d'Arschavir, se mit à la tête des peuples soulevés; un général persan, envoyé par Sapor, lui amena des troupes, et leurs forces réunies vinrent attaquer Arsace, qui, tranquille dans sa ville d'Arschagavan, s'y abandonnait sans inquiétude à ses honteuses voluptés. Surpris dans sa retraite, il eut à peine le temps de s'échapper, et, suivi du seul Vasag, il se réfugia chez les Ibériens au milieu du Caucase. Arschagavan fut livré aux flammes; on rasa ses édifices jusque dans leurs fondements, et ses habitants, objets de l'exécration de l'Arménie entière, furent tous égorgés, hommes et femmes. Les enfants seuls furent redevables de la vie aux pressantes sollicitations de Nersès.
XIX. [Apostasie de Méroujan prince des Ardzrouniens.]
[Faust. Byz. Hist. Arm. l. 4, c. 23.
Mos. Khor. Hist. Arm. l. 3, c. 27 et 35.]
—[L'exemple donné dans le nord et au centre de l'Arménie, fut imité dans le midi. Le prince des Ardzrouniens, nommé Méroujan, dont les états s'étendaient sur les bords du lac de Van, embrassant une partie de sa circonférence et se prolongeant au loin dans les montagnes des Curdes, s'était aussi soulevé. Ce dynaste, puissant entre tous les chefs arméniens, appartenait à l'une des plus anciennes familles du pays. Cette race illustre passait pour être issue d'un des fils du grand roi d'Assyrie Sennacherib, qui, sept siècles avant notre ère, s'étaient réfugiés en Arménie, après le meurtre de leur père. Elle subsistait donc depuis mille ans; sept siècles après elle était encore en possession des mêmes pays, qu'ils abandonnèrent à l'empereur Basile II, dont ils reçurent en échange le territoire de Sébaste et d'autres domaines dans l'Asie-Mineure[171]. Des vues ambitieuses se mêlèrent à la révolte de Méroujan, le mépris et la haine qu'Arsace avait mérité, lui firent concevoir l'espérance de monter sur le trône d'Arménie; dans ce dessein, pour se créer des partisans, il renonce à la religion chrétienne, embrasse celle des Mages et jure de la faire recevoir dans ses états particuliers et dans toute l'Αrménie. Il croyait ainsi engager dans son parti ceux qui ouvertement ou secrètement étaient encore attachés à l'ancien culte de l'Arménie; il pensait aussi que Sapor le soutiendrait avec plus de zèle dans son entreprise. La première tentative de Méroujan ne fut pas heureuse, il avait été vaincu par Vasag et contraint de s'enfuir en Perse, mais favorisé par la révolte générale des princes arméniens, il ne tarda pas à rentrer en campagne. A la tête de toutes les troupes de l'Atropatène, il dirige sa marche en suivant le cours du Tigre, qu'il remonte du sud au nord, et pénètre dans l'Arménie par la frontière méridionale: partout le meurtre, le pillage, l'incendie signalent son passage; l'Arzanène, l'Ingilène, la Grande-Sophène, la Sophène royale, le canton de Taranaghi[172], ne furent bientôt qu'un monceau de ruines. Méroujan faisait raser tous les forts dont il se rendait maître, renversait les temples et les édifices publics, il n'épargnait pas même la cendre des morts, pour ravir les trésors enfermés dans leurs tombeaux; il s'avance ainsi jusque dans l'Acilisène. L'antique forteresse d'Ani[173], lieu révéré de toute l'Arménie, tomba en son pouvoir; les sépulcres des anciens rois, qui s'y trouvaient en grand nombre, furent tous profanés; et leurs ossements, arrachés avec violence, devaient être transférés en Perse. On croyait emporter avec ces tristes trophées la fortune de l'Arménie. Les princes arméniens parvinrent cependant à retirer ces reliques des mains sacriléges de Méroujan, et ils les déposèrent avec honneur dans un tombeau commun qu'ils firent disposer dans le bourg d'Aghts au pied du mont Arakadz. Chargé des trésors ravis dans tous les lieux qu'il avait parcourus, Méroujan vint se réunir aux dynastes révoltés.
[171] Voyez sur l'origine et l'histoire de cette famille mes Mémoires hist. et géogr. sur l'Arménie, t. 1, p. 126 et 423-425.—S.-M.
[172] Au sujet de tous ces pays, voy. les Mém. hist. et géogr. sur l'Arménie, t. 1, p. 92 et 156.—S.-M.
[173] Il ne faut pas confondre cet endroit avec une ville du même nom, située au centre de l'Arménie, dont elle fut capitale pendant le moyen âge. Celle dont il s'agit ici était sur les bords de l'Euphrate. On l'appelle à présent Kamakh.—S.-M.
XX. [Arsace rétabli sur son trône.]
[Mos. Khor. Hist. Arm. l. 3, c. 29.]
—[Cependant Arsace, réfugié en Ibérie, s'occupait d'y chercher des moyens de remonter sur son trône; les levées qu'il y fit, et les forces qui lui furent amenées par ceux de ses partisans qui vinrent se réunir à lui, le mirent bientôt en état de tirer ou au moins de demander vengeance des outrages que les princes lui avaient fait éprouver. Ceux-ci réunis sous les ordres de Nerseh ne perdirent pas courage, leur résistance fut opiniâtre, et la victoire incertaine semblait se décider en leur faveur, quand un secours inopiné de troupes romaines vint donner l'avantage à Arsace. Le roi d'Arménie chassé de ses états n'avait pas mis tout son espoir dans la force des armes, il s'était assuré d'autres ressources. C'est à Nersès qu'il avait eu recours dans son malheur; et le patriarche désarmé par son repentir avait consenti à interposer sa médiation auprès des princes, et ses bons offices auprès de l'empereur. Persuadé qu'en servant son roi, même coupable, il servait sa patrie, Nersès se rendit promptement à Constantinople. L'existence politique de l'Arménie, comme nation indépendante, résidait toute dans la personne de son roi. S'il était détrôné, l'Arménie cessait d'exister, et n'était plus qu'une province de Perse. L'empire alors, se trouvant privé d'une barrière utile, devenait vulnérable sur une plus grande étendue de terrain; car l'Arménie indépendante protégeait par sa neutralité, ou défendait par son alliance, une frontière très-étendue. Nersès n'eut pas de peine à faire sentir toutes ces raisons à Constance, et déja Arsace en avait recueilli le fruit. Les princes et leurs alliés persans avaient été défaits sur les bords de l'Araxes par Vasag. Désunis par ce revers, chacun d'eux s'empressa d'écrire au roi pour faire sa paix particulière. Nersès crut que le moment était venu d'employer sa médiation et d'arrêter de plus grands maux, en empêchant Arsace d'appesantir sa vengeance sur des princes dont le salut importait à l'Arménie. La paix fut rétablie sous la garantie de Nersès: Arsace jura l'entier oubli du passé, promit de rétablir chacun dans ses possessions et de gouverner selon la justice. Méroujan et son beau-frère Vahan Mamigonien, frère de Vartan et du connétable Vasag, refusèrent seuls de souscrire au traité; ils préferèrent s'expatrier et chercher un asyle auprès du roi de Perse, comptant, sans doute, qu'il se présenterait bientôt des occasions de rentrer avec avantage en Arménie.
XXI. [Alliance d'Arsace avec Constance.]
[Mos. Khor. Hist. Arm. l. 3, c. 29.]
—[La part active que le roi de Perse avait prise dans ces révolutions, en fournissant des troupes aux Arméniens soulevés, avait tout-à-fait éloigné Arsace du dessein de renouer avec Sapor; il était plus que jamais attaché au parti des Romains. C'était à leur puissante intervention qu'il était redevable du succès qu'il avait obtenu dans une lutte trop inégale pour lui. Aussi, à peine fut-il rétabli sur son trône, qu'il s'occupa de rendre plus durable le pacte qu'il venait de contracter avec Constance. L'aversion que Pharandsem n'avait cessé de lui témoigner, quoique toute puissante et mère de l'héritier présomptif de la couronne, le dégoût suite trop ordinaire d'une passion depuis long-temps satisfaite, l'avaient décidé à éloigner cette princesse et à contracter un autre mariage. Nersès, qu'il avait envoyé à Constantinople pour y confirmer le renouvellement de l'alliance, et y conduire, comme ôtage, le fils qu'il avait eu de Pharandsem, était aussi chargé de demander pour son maître la princesse Olympias, fille de l'ancien préfet du prétoire Ablabius, qui, destinée naguère à épouser Constant, était, depuis sa mort, gardée à la cour auprès de Constance.
XXII. [Massacre de la famille de Camsar.]
[Faust. Byz. Hist. Arm. l. 4, c. 19.
Mos. Khor. Hist. Arm. l. 3, c. 31 et 32.
Mesrob, Hist. de Ners. c. 4.]
—[Cependant, malgré la paix conclue et jurée, Arsace n'avait pas perdu le désir de tirer une vengeance éclatante des princes qui l'avaient offensé. Chassé par eux de son trône, obligé de souscrire ensuite à de dures conditions, et de leur assurer une pleine impunité, il pouvait craindre de se voir encore une fois à leur merci; comptant peu sur leur foi incertaine, il songeait aux moyens de se préserver d'un tel malheur. Il profita pour exécuter son dessein de l'absence de Nersès, garant du traité. Sous prétexte d'une grande fête, tous les dynastes sont invités à se rendre à Armavir, ancienne capitale du royaume. Là, au lieu des plaisirs qu'ils croyaient y goûter, ils trouvent une mort cruelle. Ils périssent victimes de la plus infâme trahison. C'est principalement sur la race de Camsar que tomba la fureur du roi: hommes, femmes et enfants, ils furent tous égorgés. Ce n'en fut pas assez pour sa haine: il défendit de donner la sépulture à leurs corps abandonnés aux chiens et aux vautours; des habitants de Nakhdjavan, qui, malgré les ordres du roi, leur avaient rendu ce pieux service, furent livrés au supplice. Il fit aussi lapider l'archevêque de Pakrévant, qui gouvernait l'église d'Arménie pendant l'absence de Nersès, parce qu'il avait osé lui faire des représentations sur sa cruauté et sa perfidie. Sans perdre de temps, Arsace entra à la tête de son armée dans la principauté qui appartenait à cette famille. Il se saisit de la belle ville d'Érovantaschad[174], qu'il convoitait depuis long-temps, et du fort château d'Artogérassa[175], où il mit garnison. Spantarad, fils d'Arschavir et neveu de Nerseh, ainsi que ses deux enfants Schavarsch et Gazavon, furent les seuls de cette maison qui échappèrent à ce massacre; avertis à temps, ils purent se soustraire à la cruauté d'Arsace, et chercher un asyle dans l'empire romain, où ils habitèrent tant que leur persécuteur occupa le trône d'Arménie.
[174] Cette ville, ruinée maintenant, était située dans la province d'Arscharouni, au midi de l'Araxes. Elle avait été fondée au milieu du premier siècle de notre ère par le roi Évovant. Voyez mes Mémoires historiques et géographiques sur l'Arménie, t. 1, p. 120.—S.-M.
[175] Cette forteresse, appelée ainsi par Ammien Marcellin (l. 27. c. 12), est nommée Artagéras par Strabon (XI, 529), Artagéra par Velleïus Paterculus, et Artagigarta par Ptolémée (l. 5, c. 13). Chez les Arméniens c'est Ardakers ou Kapoïd-pert, c'est-à-dire le château bleu. Elle était aussi située dans la province d'Arscharouni (l'Araxanène ou le champ Araxénien des anciens), sur une haute montagne, au midi de l'Araxes. Il en sera beaucoup question dans la suite de cette histoire.—S.-M.
XXIII. [Arsace épouse Olympias.]
[Faust. Byz. Hist. Arm. l. 4, c. 15.
Amm. l. 20, c. 11.
Athan. ad monach. t. 1, p. 385.
Mos. Khor. Hist. Arm. l. 3, c. 24.
Mesrob, Hist. de Ners. c. 2.]
—[Le patriarche avait obtenu un plein succès, dans la nouvelle négociation dont il avait été chargé par son souverain. Constance accueillit sa demande, et lui accorda facilement pour épouse la fiancée de son frère. Il la fit conduire avec honneur en Arménie. C'est d'elle qu'Arsace tenait les biens qu'il possédait dans l'empire; ces biens qui par la volonté de Constance avaient été affranchis de tous les droits qui pesaient sur les autres terres, et assimilés à celles qui faisaient partie du domaine impérial, ou des possessions de la famille régnante. Arsace fut infiniment touché de la faveur insigne que l'empereur lui avait faite, en lui permettant d'épouser une personne qu'on regardait comme une princesse du sang impérial[176]. La satisfaction qu'il en ressentit rendit plus vif l'amour qu'il avait conçu pour sa nouvelle épouse; car c'est à elle qu'il rapportait avec raison le mérite des honneurs dont Constance le comblait. Ce mariage qui faisait la joie de l'Arménie et de son souverain, n'avait pas été envisagé de la même façon dans l'empire. On y blâmait Constance d'avoir livré sans pudeur à un Barbare, une illustre princesse, qui avait été, pour ainsi dire, l'épouse de son frère. Ce mariage dut se conclure peu de temps avant l'an 358, puisqu'il en est fait mention dans l'apologie que saint Athanase publia en cette année, pour se défendre contre les Ariens. Il en parle comme d'un événement récent, dont il fait un reproche à Constance. C'est ainsi que le roi d'Arménie s'était allié à la famille impériale. Sans tous ces détails, il aurait été impossible de rien comprendre à ce que les anciens nous ont appris des rapports d'Arsace avec Constance et avec ses successeurs, ou de rectifier les erreurs qui se sont introduites dans les récits des historiens modernes. Après avoir fait connaître l'état des affaires dans l'Orient, et après en avoir amené le récit jusqu'à l'époque où nous nous trouvons, nous allons reprendre le fil de la narration.]—S.-M.
[176] Faustus de Byzance (l. 4, c. 15), et Moyse de Khoren (l. 3, c. 21) disent l'un et l'autre qu'Olympias était de la famille impériale.—S.-M.
XXIV. Ambassade de Sapor à Constance.
Amm. l. 17. c. 5.
Themist. or. 4. p. 57.
[Idat. chron.]
Zon. l. 13, t. 2, p. 19.]
Sapor était encore aux extrémités de la Perse, où il venait de terminer la guerre, contre ses voisins[177], lorsqu'il reçut la lettre de son général qui[178], pour flatter sa fierté, lui mandait que le prince romain le priait avec instance de lui accorder la paix. Le monarque persan, prenant cette prière pour une marque de faiblesse, enfle ses prétentions et veut vendre la paix à des conditions exorbitantes. Il écrit à Constance une lettre pleine de faste et d'orgueil: il s'y donnait les titres de roi des rois[179], d'habitant des astres, de frère du soleil et de la lune[180]. Après l'avoir félicité d'avoir pris le parti de la négociation, il lui déclarait qu'il était en droit de redemander le patrimoine de ses ancêtres, qui s'était étendu jusqu'au fleuve Strymon et aux frontières de la Macédoine; qu'étant supérieur à ses prédécesseurs en vertu et en gloire, il pouvait légitimement prétendre à tout ce qu'ils avaient possédé; que, par un effet de sa modération naturelle, il se contenterait de l'Arménie et de la Mésopotamie qu'on avait surprises sur son aïeul Narsès; que jamais les Perses n'avaient adopté cette maxime sur laquelle les Romains fondaient toutes leurs victoires, qu'il fût indifférent dans la guerre de réussir par la supercherie ou par la valeur. Il l'exhortait à sacrifier une petite portion de l'empire, toujours arrosée de sang, pour posséder tranquillement le reste, et à suivre l'exemple de ces animaux qui sentant ce qui attire après eux les chasseurs, s'en défont volontairement et l'abandonnent pour se délivrer de la poursuite: il finissait par menacer Constance d'entrer au printemps sur les terres de l'empire avec toutes ses forces, et de se faire à main armée la justice qu'on lui aurait refusée. L'ambassadeur, nommé Narsès, porteur de ces lettres et de quelques présents, passa par Antioche. Il était chargé d'une autre lettre pour Musonianus; le roi recommandait à celui-ci de disposer son maître à lui donner satisfaction. Narsès arriva à Constantinople le 23 février, et continua sa route jusqu'à Sirmium, où Constance était revenu sur la fin de l'année précédente.
[177] Les Chionites, les Eusènes et les Gélanes. Voyez ci-devant, l. IX, § 30, p. 177, note 1.—S.-M.
[178] Tamsapor. Voyez ci-devant, l. IX, § 30.—S.-M.
[179] Le titre de roi des rois qui choquait tant les Romains, était particulier aux rois de la Perse, qui le prenaient parce qu'ils avaient d'autres rois dans leur dépendance.—S.-M.
[180] Rex Regum Sapor, particeps siderum, frater solis et lunæ. Amm. Marc. l. 17, c. 5.—S.-M.
XXV. Réponse de Constance à Sapor.
Amm. l. 17, c. 5 et 14; et l. 18, c. 6.
[Eunap. in. Ædes. t. 2, p. 27-31, ed. Boiss.]
Petr. Patric. Hist. Byz. p. 28.
L'ambassadeur était un homme modeste et civil; il tâcha d'adoucir par ses procédés la dureté de ses propositions. Constance le traita avec honneur; mais il répondit au roi de Perse avec fermeté. Il désavouait Musonianus comme ayant entamé la négociation à son insu: il ne refusait pas cependant de traiter de la paix, pourvu que les conditions pussent s'accorder avec la majesté romaine; mais il protestait qu'étant maître de tout l'empire, il se garderait bien d'abandonner ce qu'il avait su conserver lorsqu'il ne possédait que l'Orient. Il rabaissait la fierté de Sapor, en l'avertissant que si les Romains se tenaient pour l'ordinaire sur la défensive, c'était uniquement par esprit de modération; et il le renvoyait aux témoignages de l'histoire, pour y apprendre que la fortune, avait à la vérité trahi les Romains dans quelques combats, mais que jamais aucune guerre ne s'était terminée à leur désavantage. Narsès partit avec cette réponse, et fut bientôt suivi d'une ambassade, composée du comte Prosper, de Spectatus, sécrétaire de l'empereur[181], et du philosophe Eustathius, dont Musonianus vantait beaucoup l'éloquence. Ils étaient chargés de présents, et ils avaient commission d'employer toute leur adresse pour suspendre les hostilités, et pour donner à Constance le temps de pourvoir à la sûreté des provinces de l'Occident. Ils trouvèrent le monarque à Ctésiphon; et après un assez long séjour, comme il s'obstinait à ne rien rabattre de la hauteur de ses premières propositions, ils revinrent sans rien conclure. On envoya encore le comte Lucillianus et le sécrétaire Procope avec les mêmes instructions. Sapor ne voulut pas même les entendre: il les tint long-temps éloignés de sa cour, et leur fit appréhender que sa colère n'allât jusqu'à leur ôter la vie.
[181] Tribunus et notarius.—S.-M.
XXVI. Expédition contre les Sarmates et les Quades.
Amm. l. 17, c. 6 et 12.
Aur. Vict. de Cæs. p. 181.
Cette négociation, quoique sans succès, produisit cependant un effet avantageux: ce fut de différer la guerre des Perses, qui aurait fait une diversion fâcheuse. Tout était en armes sur les bords du Danube. Les Iuthonges ayant rompu le traité ravageaient la Rhétie; ils attaquaient même les villes contre leur coutume. Barbation marcha à leur rencontre avec de bonnes troupes; il réussit pour cette fois par la valeur de ses soldats. Il n'échappa qu'un petit nombre de Barbares, qui regagnèrent avec peine leurs forêts et leurs montagnes. Ce fut dans cette expédition que Névitta, Goth de naissance[182], commença de se faire connaître: il commandait un corps de cavalerie. Les Sarmates et les Quades, que le voisinage et la conformité de mœurs unissaient ensemble, s'étaient partagés en plusieurs bandes, et pillaient les deux Pannonies et la haute Mésie. Ces peuples toujours en course avaient une armure convenable à cette manière de faire la guerre. Ils portaient de longues javelines et des cuirasses composées de petites pièces de corne, polies et appliquées sur une toile en façon d'écailles. Toutes leurs troupes ne consistaient qu'en cavalerie; ils montaient des chevaux hongres, mais fort vîtes et bien dressés; ils en avaient toujours un, et quelquefois deux en main, et dans une longue traite, ils sautaient légèrement de l'un sur l'autre. Constance étant parti de Sirmium, avec une belle armée à la fin de mars[183], passa le Danube sur un pont de bateaux, quoiqu'il fût extrêmement grossi par la fonte des neiges, et fit le dégât dans le pays des Sarmates. Les Barbares surpris de cette diligence, et hors d'état de résister à des troupes régulières, n'eurent d'autre parti à prendre que de se disperser par la fuite. On en massacra beaucoup; le reste se sauva dans les défilés des montagnes. L'armée romaine remontant vis-à-vis de la Valérie mit tout à feu et à sang. Les Barbares désespérés sortent de leurs retraites; et s'étant divisés en trois corps, ils s'avancent comme pour demander la paix. Leur dessein était de tromper les Romains, de les envelopper, et de les tailler en pièces. Quand ils se sont approchés à la portée du javelot, ils s'élancent comme des lions. Les Romains, quoique surpris, les reçoivent avec courage, en tuent un grand nombre, mettent les autres en fuite; et ne respirant que vengeance, ils marchent sans perdre de temps, mais en bon ordre, vers le pays des Quades. Ceux-ci, pour prévenir les mêmes désastres dont ils venaient d'être témoins sur les terres de leurs voisins, vont se jeter au pieds de Constance. Ce prince qui pardonnait volontiers aux ennemis plutôt par paresse et par timidité que par grandeur d'ame, convint avec eux d'un jour pour régler les conditions de la paix.
[182] Il fut consul en l'an 362 sous Julien.—S.-M.
[183] Æquinoctio temporis verni confecto. Amm. l. 17, c. 12.—S.-M.
XXVII. On leur accorde la paix.
Zizaïs, chef des Sarmates[184], voulut profiter en faveur de sa nation de cette disposition pacifique de l'empereur. Il vint à la tête de ses gens rangés en ordre de bataille, se présenter devant le camp des Romains. C'était un jeune homme de haute stature. Dès qu'il aperçoit l'empereur, il jette ses armes, saute à bas de son cheval, et court se prosterner aux pieds de Constance. Il voulait parler; mais les sanglots étouffant sa voix excitèrent plus de compassion que n'auraient pu faire ses paroles. Constance l'ayant rassuré, il reste à genoux et demande pardon de ses attentats contre l'empire. En même temps les Sarmates s'approchent dans un morne silence. Zizaïs se lève, et sur un signal qu'il leur donne, ils jettent tous à terre leurs boucliers et leurs javelots, et les mains jointes, en posture de suppliants, ils implorent la miséricorde de l'empereur. Plusieurs seigneurs, dont quelques-uns portaient le titre de rois vassaux[185], tels que Rumon, Zinafre, Fragilède s'abaissaient aux plus humbles prières; ils promettaient de réparer leurs ravages par tel dédommagement qu'on voudrait exiger; ils offraient leurs personnes, leurs biens, leurs terres, leurs femmes même et leurs enfants. Constance se contenta de demander la restitution de tous les prisonniers, et de prendre des ôtages pour sûreté de leur foi. Charmés de la générosité romaine, ils protestèrent d'y répondre par l'obéissance la plus prompte et la plus fidèle.
[184] Zizaïs etiamtum regalis. Amm. Marc. l. 17, c. 12.—S.-M.
[185] Subregulos, plurimosque optimates. Amm. Marc. l. 17, c. 12.—S.-M.
XXVIII. D'autres Barbares viennent la demander.
Amm. l. 17, c. 12.
Cellar. geog. ant. t. 1, p. 446.
Ce trait de clémence attira plusieurs rois barbares. Araharius et Usafer, l'un chef d'une partie des Quades Ultramontains[186], l'autre d'un canton de Sarmates, tous deux unis par le voisinage et par une égale férocité, se rendirent au camp à la tête de tous leurs sujets[187]. A la vue de cette multitude, l'empereur craignant quelque surprise, ordonna aux Sarmates de se tenir à l'écart, tandis qu'il donnerait audience aux Quades. Ceux-ci debout, la tête baissée, avouèrent qu'ils méritaient toute la colère des Romains, et demandèrent grâce. On les obligea de donner des otages, ce qu'ils n'avaient jamais fait jusqu'alors. Cette affaire étant réglée, Constance fit approcher Usafer et sa troupe. Il s'éleva pour lors un débat nouveau et singulier. Araharius prétendait que ce prince étant son vassal, il était compris dans le traité qu'on venait de conclure avec lui; et en conséquence, il s'obstinait à ne pas permettre qu'Usafer traitât séparément et en son propre nom[188]. L'empereur s'étant porté pour juge, prononça que les Sarmates, en vertu de leur soumission aux Romains, seraient affranchis de toute autre dépendance, et il leur accorda les mêmes conditions qu'aux Quades. Il déclara libres et indépendants de tout autre que des Romains une peuplade de Sarmates, qui, chassés vingt-quatre ans auparavant par leurs esclaves nommés Limigantes, s'étaient retirés chez les Victohales qui leur avaient cédé une partie de leur terrain à titre de servitude. Devenus en cette occasion alliés des Romains, ils demandaient à rentrer dans leur ancienne franchise. Constance, pour mieux assurer leur liberté, leur donna un roi[189]: ce fut Zizaïs, qui par une fidélité constante se montra dans la suite digne de ce bienfait. L'empereur ne permit à aucun de ces Barbares de retourner dans leur pays, qu'après qu'ils eurent rendu tous les prisonniers, comme on en était convenu. Il restait encore un canton de Quades à subjuguer, sur les bords du Danube, vis-à-vis de Brégétion, qu'on croit être aujourd'hui la ville de Gran[190], ou celle de Komore dans la basse Hongrie. Constance y marcha: aussitôt que son armée parut dans le pays, Vitrodore, chef de cette nation, fils de Viduaire, Agilimond son vassal et plusieurs seigneurs[191] vinrent se jeter aux pieds des soldats, donnèrent leurs enfants en ôtage, et firent serment de fidélité sur leurs épées, qui tenaient à ces peuples lieu de divinités. On ne cessait de voir arriver des contrées les plus septentrionales diverses bandes de différentes nations à la suite de leurs princes. Ils venaient demander la paix; ils offraient en ôtages les enfants des seigneurs les plus distingués, et ils ramenaient les prisonniers romains. Tous ces Barbares, comme de concert, venaient se soumettre avec autant d'empressement qu'ils en avaient auparavant montré à courir aux armes.
[186] Transjugitani. Ammien Marcellin désigne sans doute par ce nom, les peuples qui habitaient au-delà des monts Crapacks, dans les pays qui forment actuellement la Pologne autrichienne.—S.-M.
[187] Advolarunt regales cum suis omnibus Araharius et Usafer, inter optimates excellentes, agminum gentilium duos, quorum alter Transjugitanorum Quadorumque parti, alter quibusdam Sarmatis præerat. Amm. Marcel. l. 17, c. 12.—S.-M.
[188] Ce fait est très-remarquable, en ce qu'il montre qu'il existait des usages féodaux, parmi les nations scythiques ou gothiques qui habitaient les bords du Danube.—S.-M.
[189] Genti Sarmatarum, magno decore, considens apud eos, regem dedit. Aur. Victor. de Cæs. p. 181.—S.-M.
[190] Il est assez probable que la position de Brégétion correspond à celle de Gran sur le Danube. Cette détermination s'accorde mieux avec les détails fournis par les anciens itinéraires, que celle qui placerait cette ville à Comore.—S.-M.
[191] Regalis Vitrodorus Viduarii filius regis, et Agilimundus subregulus, aliique optimates et judices variis populis præsidentes. Amm. Marc. l. 17, c. 12.—S.-M.
XXIX. Constance marche contre les Limigantes.
Amm. l. 17, c. 13.
Pour terminer cette heureuse campagne, on marcha contre les Limigantes. Ces esclaves, devenus possesseurs d'un vaste pays, avaient fait des courses sur les terres de l'empire, en même-temps que leurs anciens maîtres, avec lesquels ils ne s'accordaient que dans le brigandage; d'ailleurs ils les traitaient en ennemis. Constance avait conçu le dessein de les transplanter; mais cette nation perfide n'était pas d'humeur à y consentir. Elle se prépara donc à mettre en usage tous les moyens de défense, la fraude, le fer, les prières. Au premier aspect de l'armée romaine, ils se croient perdus: saisis de terreur, ils demandent quartier, et promettent de payer tribut et de fournir des troupes; ils ne refusaient rien sinon de changer de demeure. En effet, ils ne pouvaient espérer de situation plus sûre ni plus favorable, que celle du pays dont ils avaient chassé leurs maîtres. La Théïss (Parthiscus)[192], qui, après un assez long cours presque parallèle au Danube vient se jeter dans ce fleuve, formait de ce pays une presqu'île; elle les défendait du côté de l'orient contre les autres Barbares du voisinage, tandis que le Danube les couvrait au midi et à l'occident contre les attaques des Romains. Le côté du nord était fermé par des montagnes. Le terrain coupé de marais et de rivières souvent débordées, était impraticable à ceux qui n'en avaient pas une parfaite connaissance. L'empereur, jugeant à leur contenance qu'ils n'étaient pas disposés à exécuter ses ordres, les fait envelopper de ses troupes, sans qu'ils s'en aperçoivent; et se montrant à eux au milieu de sa garde sur un tribunal élevé, il leur fait signifier de se préparer à vider le pays pour aller s'établir dans celui qu'il leur assignerait.
[192] Ce fleuve est le Parthissus de Pline (l. 4, c. 12), et le Tibiscus de Ptolémée.—S.-M.
XXX. Ils sont taillés en pièces.
Ces malheureux, flottant entre la fureur et la crainte, bien résolus de ne pas obéir, mais incertains s'ils emploieront la feinte ou la violence, tantôt suppliant, tantôt menaçant, enfin semblables à des bêtes féroces enfermées dans une enceinte, cherchent des yeux par où ils pourront se faire un passage. Enfin, comme pour marquer leur soumission, ils jettent tous à la fois leurs boucliers bien loin d'eux du côté de l'empereur, afin de gagner du terrain en les allant reprendre, sans qu'on pût soupçonner leur dessein. Dès qu'ils les ont ramassés, ils se serrent et s'élancent vers Constance qu'ils menacent de la voix et des yeux. La garde impériale arrête leur première fougue; toute l'armée se rapproche et fond sur eux; on les enfonce, on les perce, on les abat de toutes parts: ils périssent avec rage; on n'entend pas un seul cri, mais des frémissements de fureur. Ils ne sentent pas la mort; la victoire des Romains fait tout leur désespoir, et on entendit dire à plusieurs en expirant, que c'était le nombre qui triomphait, et non pas la valeur. Plusieurs couchés par terre, les jarrets ou les mains coupées, d'autres respirant encore sous des monceaux de corps morts, souffraient dans un profond silence les plus affreuses douleurs. Pas un ne demanda quartier, ni qu'on avançât ses jours; pas un ne quitta ses armes. Une demi-heure commença le combat, donna la victoire, et laissa sur la place toutes les horreurs d'une sanglante bataille. L'armée romaine ivre de sang et fumante de carnage s'avance dans le pays. On abat les cabanes, on égorge les femmes, les enfants, les vieillards sur les ruines de leurs maisons; on brûle les villages, et les habitants périssent dans les flammes, ou, voulant se sauver, rencontrent le fer ennemi. Quelques-uns gagnent le fleuve et s'y noyent ou sont percés de traits; la Theïss est comblée de cadavres. Pour achever de les détruire, on fait passer le fleuve à des troupes légères; qui vont relancer les habitants des chaumières dispersées sur l'autre rive. Ceux-ci voyant venir à eux des barques de leur pays, les attendent d'abord sans crainte; mais bientôt s'apercevant de l'erreur, ils se sauvent dans leurs marais; ils y sont poursuivis et égorgés.
XXXI. Le reste des Limigantes transportés hors de leur pays.
Amm. l. 17, c. 13.
Jul. ad Ath. p. 279, ed. Spanh.
Les Limigantes qu'on venait de tailler en pièces, ne faisaient qu'une partie de la nation: ils s'appelaient Amicenses; le reste portait le nom de Picenses. Ces derniers, instruits du désastre de leurs compatriotes, s'étaient réfugiés dans des lieux impraticables. Pour les réduire, on eut recours aux Taïfales leurs voisins, et aux Sarmates libres, autrefois leurs maîtres. Trois armées entrèrent à la fois par différents côtés dans leur pays. Attaqués de toutes parts, ils balancèrent long-temps entre la nécessité de périr et la honte de se rendre. Enfin, par le conseil de leurs vieillards ils prirent le parti de mettre bas les armes; mais dédaignant de se soumettre à des maîtres dont ils s'étaient affranchis par leur courage, ils ne se rendirent qu'aux Romains. Dès qu'ils ont reçu la parole de l'empereur, ils abandonnent leurs montagnes, et se répandent dans la plaine avec leurs pères, leurs enfants, leurs femmes et ce qu'ils peuvent emporter de leurs richesses, qui ne consistaient guère qu'en de misérables ustensiles de ménage. Ils accourent au camp des Romains. Ces gens qui peu auparavant paraissaient déterminés à mourir plutôt qu'à changer d'habitations, et qui mettaient la liberté dans la licence du brigandage, se soumirent à se laisser transporter dans des demeures plus sûres et plus tranquilles, où ils ne pourraient si aisément inquiéter leurs voisins. On les établit plus haut, vis-à-vis de la Valérie, mais loin des bords du Danube. On rendit le pays aux Sarmates, qui en avaient été chassés vingt-quatre ans auparavant. L'armée donna à Constance le titre de Sarmatique[193]; et ce prince enorgueilli de ces succès, qui ne lui avaient coûté que la peine de se montrer, après en avoir fait un fastueux étalage dans une harangue qu'il prononça devant ses troupes, se reposa pendant deux jours et revint à Sirmium[194]. Il y rentra avec toute la pompe d'un vainqueur, et renvoya ses soldats dans leurs quartiers.
[193] Ammien Marcellin dit (l. 17, c. 13) que c'était pour la seconde fois. Secundo Sarmaticus.—S.-M.
[194] Constance était dans cette ville, le 22 mai, les 22, 23 et 24 juin. On le trouve à Mursa, le 27 juin. Il revint ensuite à Sirmium, sans doute après la guerre contre les Sarmates; il y était le 27 octobre et le 19 décembre.—S.-M.
XXXII. Affaires de l'église.
Ath. ad monach. t. 1, p. 362.
Socr. l. 2, c. 37.
Theod. l. 2, c. 25 et 26.
Soz. l. 4, c. 12, 13 et 14.
Philost. l. 4, c. 4, et seq.
Suid. in Εὺδόξιος.
Conc. Hard. t. 1, p. 707.
Hermant, vie de S. Athanase, l. 8, c. 10.
Till. arian. art. 70 et suiv.
Les disputes de religion lui suscitaient plus d'embarras, que les incursions des Barbares. Les Ariens réunis contre l'église catholique, mais divisés entre eux, l'entraînaient tantôt dans une secte, tantôt dans une autre. Selon les différents ressorts que les eunuques, les femmes, les évêques de cour savaient mettre en mouvement, il ordonnait et révoquait, il exilait et rappelait, il s'irritait et se calmait sans jamais fixer ses résolutions non plus que ses sentiments. Eudoxe, pur Anoméen, et disciple d'Aëtius, s'autorisant d'un ordre prétendu de l'empereur, et s'appuyant du crédit de l'eunuque Eusèbe, s'était emparé du siége d'Antioche après la mort de Léontius, sans observer les formes canoniques. Il tient un concile où les Anoméens triomphent. Basile d'Ancyre, chef des demi-Ariens, combat ce concile par un autre, où les Anoméens sont à leur tour frappés d'anathème. Basile prend le dessus à la cour; Constance se déclare pour les demi-Ariens. Aussitôt, à l'exemple d'Ursacius et de Valens, qui tournaient sans cesse au vent de la cour, la plupart de ceux qui avaient signé le blasphème de Sirmium, se rétractent. L'empereur ordonne la suppression de cette formule, et défend d'en garder des copies. Il était sur le point de confirmer l'élection d'Eudoxe, qui lui avait déja surpris des lettres d'approbation; il retire ces lettres; il exile Aëtius, Eunomius, Eudoxe, et il leur impute d'avoir trempé dans les complots de Gallus. Macédonius se joint au parti dominant.
XXXIII. Libérius renvoyé à Rome.
Theod. l. 2, c. 17.
Soz. l. 4, c. 11.
Philost. l. 4, c. 3.
Libérius, qui paraissait moins éloigné du sentiment des nouveaux favoris, obtint par leur crédit la permission de retourner à Rome. Mais parce que les Anoméens faisaient courir le bruit qu'il pensait comme eux, il prit avant son départ de Sirmium la précaution de signifier à tous les évêques qui s'y trouvaient l'anathème qu'il prononçait contre le dogme impie des Anoméens. L'intention de l'empereur et des prélats qui procuraient son retour, était qu'il gouvernât l'église de Rome conjointement avec Félix. En conséquence ils mandèrent à Félix et à son clergé de recevoir Libérius et de partager avec lui les fonctions apostoliques. Ce projet contraire à la discipline canonique n'eut pas d'exécution. Dès que Libérius fut rentré à Rome le 2 août, dans la troisième année de son exil, le sénat et le peuple se réunirent pour chasser l'anti-pape, qui, ayant osé revenir quelques jours après, fut encore obligé de prendre la fuite. Il se retira dans une terre qu'il avait près de Porto, où pendant plus de sept ans qu'il vécut encore, il conserva le titre d'évêque, sans en faire aucune fonction.
XXXIV. Nicomédie renversée.
Idat. chron.
Hier. chron.
Liban. monod. t. 2, p. 202-208.
Socr. l. 2, c. 39.
Soz. l. 4, c. 16.
Amm. l. 17, c. 7, et l. 22, c. 13.
Aurel. Vict. de Cæs. p. 133.
Eus. chron.
Chron. Alex. vel Pasch. p. 293.
[Theoph. p. 38.]
Pour achever la défaite des Anoméens, Basile engagea l'empereur à convoquer un concile général. Constance proposait la ville de Nicée, mais ce nom seul faisait trembler les Ariens; ils obtinrent qu'on s'assemblât à Nicomédie. Déja un grand nombre d'évêques étaient en chemin pour s'y rendre, lorsqu'ils apprirent que Nicomédie venait d'être détruite par un horrible tremblement de terre, qui s'étendit dans l'Asie, dans le Pont et jusqu'en Macédoine, et qui ébranla plusieurs montagnes et plus de cent cinquante villes. Nicomédie était alors par sa grandeur la cinquième ville de l'empire; elle tenait le même rang par sa beauté. Elle était bâtie en amphithéâtre sur une colline, au fond du golfe d'Astacus, qui fait partie de la Propontide. On la découvrait toute entière de plus de six lieues de distance. Deux portiques d'une superbe architecture la traversaient d'une extrémité à l'autre. La magnificence des édifices publics, la multitude des maisons particulières qui s'élevaient comme par étage les unes au-dessus des autres, les fontaines d'eaux vives, les thermes, le théâtre, l'hippodrome, les temples, le port, le palais impérial bâti au bord du golfe, les jardins dont les environs étaient embellis, formaient un spectacle enchanteur. Une heure de temps fit de toutes ces merveilles un amas de ruines. Le 24 août, à la seconde heure du jour, lorsque le temps était le plus serein, tout à coup des nuages sombres et épais couvrent la ville: en même-temps les éclats de la foudre se joignent aux tourbillons des vents et au mugissement de la mer qui se gonfle et qui menace d'inonder ses rivages. La terre se soulève par secousses; les maisons croulent les unes sur les autres: le bruit des vents et du tonnerre, le fracas des ruines, les hurlements des habitants se confondent ensemble au milieu d'une nuit affreuse. Le jour qui reparaît avec le calme avant la troisième heure, présente de nouvelles horreurs: Nicomédie n'était plus; on n'y voyait qu'un monceau de pierres et de cadavres. Quelques habitants vivaient encore, mais plus malheureux que ceux qui avaient perdu la vie, les uns demeuraient suspendus à des pièces de charpente; les autres du milieu des débris dont ils étaient écrasés élevaient la tête, et appelaient en expirant leurs femmes et leurs enfants. Quelques-uns sans être blessés restaient ensevelis sous les démolitions, qui ne les avaient épargnés que pour les laisser périr par la faim; et du fond de ces ruines sortaient des voix lamentables qui imploraient en vain du secours. Entre ces derniers périt Aristénète, né à Nicée, connu par son éloquence et par la douceur de ses mœurs: il avait recherché avec ardeur et venait d'obtenir le vicariat de Bithynie, où il ne trouva qu'une mort longue et cruelle. L'évêque Cécrops fameux Arien, et un autre évêque du Bosphore y périrent aussi. Il n'échappa qu'un petit nombre d'habitants presque tous estropiés, qui se sauvèrent dans la campagne. Ils ne trouvèrent ensuite d'asyle que dans la citadelle qui resta sur pied. Au tremblement avait succédé l'incendie. Tous les feux qui se trouvaient allumés dans les maisons, dans les bains, dans les forges des ouvriers, se communiquèrent aux bois et aux matières combustibles. Les vents qui soufflaient avec fureur étendirent l'embrasement; et pendant cinquante jours cette ville infortunée fut tout ensemble un vaste sépulcre et un immense bûcher. Elle avait éprouvé le même malheur sous Hadrien et sous Marc-Aurèle; elle l'éprouva encore quatre ans après sous Julien; et de nos jours en 1719 elle a été presqu'entièrement abîmée par un tremblement qui dura trois jours, depuis le 25 jusqu'au 28 de mai. Cependant les charmes de sa situation effacent bientôt le souvenir de ses désastres, et y attirent toujours de nouveaux habitants.
XXXV. Projets de conciles.
Socr. l. 2. c. 30.
Theod. l. 2, c. 26.
Hermant, vie de S. Ath. l. 8, c. 13.
Till. arian. art. 76 et 77.
Fleury, Hist. ecclés. l. 14, art. 9.
Nicomédie étant détruite, on résolut d'abord d'assembler les évêques à Nicée. Mais Eudoxe avait repris faveur par le crédit de l'eunuque Eusèbe. Les Anoméens bannis furent rappelés; ils achetèrent leur grace aux dépens de leur maître Aëtius qu'ils excommunièrent, quoiqu'ils demeurassent fidèles à sa doctrine. Eudoxe s'empare à son tour de l'esprit de l'empereur: il le détermine à partager le concile dans deux villes, l'une pour les évêques d'Orient, l'autre où s'assembleraient ceux d'Occident. Le prétexte était d'épargner des fatigues aux évêques, et des dépenses à l'empereur, qui les défrayait dans ce voyage. Mais le véritable motif était la facilité que les Anoméens trouveraient à diviser les esprits dans deux conciles séparés, et à les tromper par de fausses relations portées d'un concile à l'autre. De plus si toute l'église était réunie, ils ne se flattaient pas que leur parti eût l'avantage du nombre; au lieu que, si elle était partagée, ils espéraient que, s'ils ne pouvaient gagner les deux conciles, du moins ils pourraient échapper à l'un des deux. La ville de Rimini [Ariminum] fut acceptée pour l'Occident: pour l'Orient il n'était plus question de Nicée; l'alarme qu'y avait répandue la destruction de Nicomédie, et les secousses qui s'y étaient communiquées, mettaient cette ville hors d'état de recevoir les évêques. On proposa Tarse, Ancyre, et enfin Séleucie, capitale de l'Isaurie. On s'en tint à cette dernière, et Constance donna ses ordres pour l'ouverture du double concile au commencement de l'été de l'année suivante. Il ordonna qu'après les séances on envoyât de part et d'autre à la cour dix députés pour lui rendre compte des décrets: il voulait, disait-il, juger s'ils étaient conformes aux saintes écritures, et décider sur ce qu'il y aurait de mieux à faire. C'est ainsi que ce prince se rendait l'arbitre des conciles, et que ces lâches prélats consentaient à le reconnaître pour juge de la foi.
XXXVI. Troisième campagne de Julien.
Jul. ad Ath. p. 279 et 280.
Liban. or. 10, t. 2, p. 280.
Zos. l. 3, c. 5 et 6.
Eunap. excerpt. Hist. Byz. p. 15.
Julien ne songeait qu'à maintenir par de nouveaux exploits la tranquillité de la Gaule. Cette province se repeuplait de plus en plus; mais les ravages précédents ayant empêché la culture des terres, elles ne produisaient pas assez de grains pour la subsistance des habitants. La Grande-Bretagne était auparavant la ressource de la Gaule. On en faisait venir des blés, qui se distribuaient par le Rhin dans les contrées septentrionales. Ce transport était devenu impraticable depuis que les Barbares étaient maîtres des bords et de l'embouchure du Rhin; et les barques qu'on y avait employées, demeurées à sec depuis long-temps, étaient pourries pour la plupart. Celles qui pouvaient encore servir, étaient obligées de décharger le blé dans les ports de l'Océan, d'où il fallait le faire transporter à grands frais sur des chariots dans l'intérieur du pays. Julien résolut de rouvrir l'ancienne route d'un commerce si nécessaire. Il fit construire dans la Grande-Bretagne quatre cents barques, lesquelles, jointes à deux cents autres qui restaient, formaient une flotte de six cents voiles. Il s'agissait de les faire entrer dans le Rhin. Florentius, persuadé qu'il serait impossible d'y réussir malgré les Barbares, leur avait promis deux mille livres pesant d'argent, pour en obtenir la liberté du passage, et Constance avait consenti à ce marché. Julien, qui n'avait pas été consulté, crut qu'il serait honteux d'acheter des ennemis ce qu'on pouvait emporter de vive force: il se mit en devoir de nettoyer les bords du Rhin, et d'en éloigner les Barbares ou de les soumettre: c'étaient les Saliens et les Chamaves, peuples sortis de la Germanie. Les Saliens étaient une peuplade de Francs, qui s'étant d'abord arrêtés dans l'île des Bataves entre le Rhin et le Vahal, en avaient été chassés par les Saxons, et s'étaient fixés en-deçà du Rhin dans la Toxandrie, qui faisait partie de ce qu'on appelle le Brabant. Les Chamaves habitaient plus bas, vers l'embouchure du Rhin.
XXXVII. Les Saliens se soumettent.
Jul. ad Ath. p. 280.
Liban. or. 10, t. 2, p. 279.
Amm. l. 17, c. 8.
Zos. l. 3, c. 6.
Les Romains, pour ouvrir la campagne, attendaient les convois de vivres qui leur venaient d'Aquitaine, et qui ne pouvaient arriver avant le mois de juillet. Julien, voulant surprendre l'ennemi, se détermine à partir avant la saison. Il fait prendre à ses soldats du biscuit pour vingt jours, et marche vers la Toxandrie. Il était déja à Tongres [Tungros] lorsqu'il rencontra les députés des Saliens, qui l'allaient trouver à Paris où ils le croyaient encore. Ils étaient chargés de lui offrir la paix, à condition qu'il leur laisserait la possession tranquille du pays où ils s'étaient établis. Le prince entre en conférence avec eux; et sur des difficultés qu'il sut bien faire naître, il les renvoie avec des présents pour retourner prendre de plus amples instructions, leur laissant croire qu'ils le retrouveraient à Tongres. Mais à peine sont-ils en chemin, qu'il se met en marche sur leurs pas; et ayant détaché Sévère pour côtoyer les bords de la Meuse, il paraît subitement au milieu du pays. Les Saliens, pris au dépourvu, se rendent à discrétion, et sont traités avec clémence.
XXXVIII. Hardiesse de Charietton.
Zos. l. 3, c. 7.
Vales. ad Amm. l. 17, c. 10.
L'activité de Julien alarma les Chamaves. N'osant hasarder une bataille, ils se divisèrent en petites bandes, qui couraient pendant la nuit, et se retiraient au jour dans l'épaisseur des forêts. Ces brigands étaient hors de prise à des troupes régulières, et Julien se trouvait dans un assez grand embarras, lorsqu'un aventurier vint lui offrir ses services. C'était un Franc nommé Charietton, d'une taille et d'une hardiesse fort au-dessus de l'ordinaire. Après s'être exercé à faire des courses avec ses compatriotes, il lui avait pris envie de quitter son pays, et il était venu s'établir à Trèves. Alors, regardant ses anciens camarades comme des ennemis, il voyait avec douleur les ravages qu'ils venaient faire dans la Gaule avant l'arrivée de Julien, et cherchait à venger sa nouvelle patrie. Comme il n'était revêtu d'aucun commandement, il allait seul se cacher dans les bois, sur les routes les plus fréquentées des Barbares; et quand il en apercevait quelque parti, étant au fait de leur façon de camper et de tous leurs usages, il attendait l'heure à laquelle il savait qu'il les trouverait ivres et endormis. Alors, sortant de sa retraite et entrant secrètement dans leur camp à la faveur de la nuit, il en égorgeait sans bruit autant qu'il pouvait, et rapportait toujours à Trèves quelque tête pour encourager les habitants. Il continua assez long-temps sans être découvert. Enfin plusieurs déterminés se joignirent à lui, et ce fut avec eux qu'il vint se présenter à Julien. Le prince accepta ses offres et lui donna même quelques Saliens exercés à cette espèce de guerre. Ces volontaires allaient de nuit surprendre les Chamaves; et pendant le jour des corps de troupes postés sur tous les passages, en massacraient un grand nombre et faisaient beaucoup de prisonniers.
XXXIX. Les Chamaves sont réduits.
Amm. l. 17, c. 8, et l. 27, c. 1.
Zos. l. 3, c. 7.
Eunap. Εxcerpt. hist. Byz. p. 15.
Petr. Patric. excerpt. hist. Byz. p. 28.
Vales. rer. franc. l. 1.
Ces Barbares, découragés par tant de pertes, envoient assurer Julien de leur soumission. Il répond qu'il veut traiter avec leur roi. Ce prince, qui se nommait Nébiogaste, s'étant présenté devant lui, Julien lui demanda des otages pour la sûreté de sa parole; et comme il répondait que les prisonniers que Julien avait entre ses mains, pouvaient bien servir d'otages: Pour ceux-là, repartit le César, je ne les tiens pas de vous; c'est la guerre qui me les donne. Les premiers des Chamaves le suppliant de nommer lui-même ceux qu'il désirait, Je veux, dit-il, le fils de votre roi. A cette parole tous ces Barbares poussèrent des gémissements et des cris lamentables; et le roi, leur ayant imposé silence, s'écria d'une voix entrecoupée de sanglots: «Plût aux dieux, César, qu'il vécut encore ce fils que tu demandes en otage; je le tiendrais plus heureux de vivre captif sous tes lois que de régner avec moi. Mais, hélas! victime de son courage, il est tombé sous vos coups, sans doute parce que vous ne l'avez pas connu. C'est en ce moment que je sens toute l'étendue de mes maux. Je ne pleurais qu'un fils unique, et je vois que j'ai perdu avec lui l'espérance de la paix. Si tu en crois mes larmes, je recevrai l'unique consolation dont la mort de mon fils ne m'ait pas ôté le sentiment; je verrai mes sujets hors de péril. Mais si je ne puis te persuader, aussi malheureux roi que malheureux père, la perte de mon fils deviendra celle de ma nation; et j'aurai la douleur de ne porter une couronne, que pour ne pouvoir être seul misérable.» Le César attendri ne put retenir ses larmes. Les Chamaves se désespéraient, lorsque Julien fit tout à coup paraître le jeune prince, comme une de ces divinités qui viennent sur le théâtre pour démêler une intrigue dont le dénouement semblait impossible. Il avait été fait prisonnier, et les Romains le traitaient en fils de roi. Julien lui permit d'entretenir son père, et ne perdit rien d'une entrevue si touchante. A ce spectacle la surprise arrêta les gémissements. Les Barbares muets et immobiles croyaient voir un fantôme. Au milieu de ce profond silence, Julien élève sa voix: «Croyez-en vos yeux, leur dit-il, c'est votre prince; la guerre vous l'avait fait perdre; Dieu et les Romains vous l'ont rendu. Je le retiendrai non comme un otage que me donne votre soumission, mais comme un présent que m'a fait la victoire. Il trouvera auprès de moi tous les honneurs qui conviennent à sa naissance. Pour vous, si vous êtes infidèles au traité, vous en porterez la peine, non pas dans la personne de votre jeune prince; je ressemblerais à ces bêtes féroces, qui, blessées par les chasseurs, déchirent les voyageurs qu'elles rencontrent: il vivra comme une preuve de notre valeur et de notre humanité. Mais vous serez punis, d'abord par votre propre injustice; l'injustice ne manque jamais de perdre les hommes, quoiqu'elle les flatte quelquefois en leur procurant un succès passager; ensuite par moi et par les Romains, dont vous ne pourrez ni surmonter les armes, ni désarmer la colère.» Quand il eut cessé de parler, tous ces Barbares, l'adorant comme un dieu, se prosternèrent devant lui et le comblèrent de louanges. Il ne demanda pour ôtage que la mère de Nébiogaste; on la lui mit entre les mains et le traité fut conclu. Il fit entrer dans ses troupes un corps de Saliens et de Chamaves, qui subsistait encore du temps de Théodose le jeune. La navigation du Rhin demeura libre, et Charietton fut récompensé par des emplois honorables. Il était huit ans après, quand il mourut, comte des deux Germanies.
XL. Famine dans l'armée de Julien.
Amm. l. 17. c. 9.
Sulp. Sev. vita Martini, c. 3.
Ensuite de cette expédition on rétablit sur les bords de la Meuse trois forteresses, que les Barbares avaient détruites: et comme il restait encore aux soldats des vivres pour dix-sept jours, Julien en fit laisser une partie dans ces places, comptant sur les moissons des Saliens et des Chamaves. Mais avant quelles fussent en maturité, le blé manqua aux troupes; et le soldat ne trouvant pas de subsistance s'abandonna aux murmures. La faim lui fit perdre tout respect et toute estime pour son général: Julien n'était plus alors qu'un sophiste, un imposteur, un faux philosophe[195]. «Que veut-on faire de nous, s'écriaient les plus mutins? On épuise nos forces par des marches plus meurtrières que des combats: on nous traînera bientôt au travers des neiges et des glaces; et aujourd'hui, que nous tenons aux ennemis le pied sur la gorge, on nous fait périr de faim. Qu'on ne nous traite pas de séditieux, si ce n'est l'être que de demander du pain. Qu'on ne nous donne ni or ni argent; nous avons perdu l'habitude d'en toucher et même d'en voir; comme si la patrie désavouait nos services, et que ce ne fût pas pour elle que nous prodiguons notre vie.» Ces plaintes n'étaient que trop bien fondées. Depuis que Julien commandait les armées de la Gaule, Constance, loin de leur faire aucune gratification après les succès, ne leur payait pas même leur solde. Julien n'avait aucun moyen d'y suppléer; et ce qui prouve que c'était de la part de Constance un effet de malignité plutôt que d'avarice, c'est qu'un jour Julien ayant fait une très-légère libéralité à un soldat, le sécrétaire Gaudentius, qui était auprès de lui l'espion de l'empereur, lui en fit un crime à la cour, et lui attira une sévère réprimande. Cependant, s'il en faut croire Sulpice Sévère, dans une occasion auprès de Worms [Vangiones], il distribua une gratification aux soldats, sans doute à ses dépens.
[195] Asianum appellans, Græculum, et fallucem, et specie sapientiæ stolidum. Amm. Marcell., l. 17, c. 9.—S.-M.
XII. Suomaire dompté.
Amm. l. 17, c. 10.
Alsat. illustr. p. 408.
Julien plus touché du triste état de ses troupes, qu'offensé de leurs murmures, ne songea qu'à les soulager, au lieu de les punir. L'obéissance et le respect revinrent avec l'abondance. On jeta un pont sur le Rhin, on entra sur les terres des Allemans. Sévère perdit toute sa gloire dans cette expédition. Ce vieux général qui jusqu'alors avait inspiré le courage par ses paroles et par son exemple devint tout à coup lâche et timide: il était toujours d'avis de ne point combattre; il n'avançait qu'à regret; il corrompit même secrètement les guides, et les obligea par les plus terribles menaces à dire unanimement qu'ils ne connaissaient pas les chemins. Ces obstacles ralentissaient la marche de l'armée; mais la terreur avait saisi les ennemis. Suomaire, un de leurs rois, prince auparavant féroce et ardent au pillage, se crut fort heureux de conserver son pays, situé entre le Rhin et le Mein. Il vint au-devant de Julien avec l'extérieur d'un suppliant, et, se jetant à ses genoux, il protestait qu'il était prêt à accepter toutes les conditions qu'on voudrait lui imposer. Julien exigea de lui qu'il rendît les prisonniers, et qu'il fournît des vivres. Il voulut même qu'il s'assujettît à prendre des quittances, et que, faute de les représenter quand il en serait requis, il s'obligeât à faire une seconde fois les mêmes fournitures. Suomaire ne refusa rien, et fut fidèle à l'exécution.