Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 04 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
Voilà comment l'Autriche entendait faire sa part dans la distribution des indemnités. Voici comment elle faisait celle des autres.
Pour les pertes essuyées par la Bavière à la gauche du Rhin, pertes qui surpassaient celles de tous les autres princes allemands, car cette maison avait perdu le duché de Deux-Ponts, le Palatinat du Rhin, le duché de Juliers, le marquisat de Berg-op-Zoom, et une foule de terres en Alsace, l'Autriche lui assignait deux évêchés en Franconie, ceux de Wurtzbourg et de Bamberg, fort bien placés pour la Bavière, puisqu'ils étaient voisins du Haut-Palatinat, mais égalant à peine les deux tiers de ce qui lui était dû. Peut-être l'Autriche aurait-elle ajouté à ce lot l'évêché de Freisingen, situé sur l'Isar, tout près de Munich. À la Prusse, l'Autriche entendait donner un gros évêché au nord, Paderborn par exemple, peut-être deux ou trois abbayes, comme Essen et Werden; enfin au stathouder un territoire quelconque en Westphalie, c'est-à-dire le quart au plus de ce qu'ambitionnait la maison de Brandebourg, pour elle-même et pour sa parenté. Après avoir concédé aux deux Hesses, à Baden et au Wurtemberg, quelques dépouilles du bas clergé, et un certain nombre d'abbayes à la foule des petits princes héréditaires, lesquels, disait-elle, seraient bien heureux de prendre ce qu'on leur donnerait, l'Autriche voulait avec les gros territoires du nord et du centre de l'Allemagne, tels que Munster, Osnabruck, Hildesheim, Fulde, avec les débris des électorats de Cologne, Mayence et Trèves, conserver les trois électeurs ecclésiastiques, et sauver par là son influence en empire.
Sur les trois électorats ecclésiastiques, le premier, celui de Mayence, venait de passer au coadjuteur du dernier archevêque. Ce nouveau titulaire, membre de la maison de Dalberg, était un prélat instruit, spirituel, homme du monde. L'électorat de Trèves appartenait à un prince saxon, encore vivant, retiré dans l'évêché d'Augsbourg dont il cumulait le titre avec celui de Trèves, oubliant dans l'observation assidue des pratiques religieuses, dans l'opulence que lui procuraient les pensions de sa famille, sa grandeur électorale perdue. L'électorat de Cologne était devenu vacant par la mort du titulaire. Les évêchés de Munster, de Freisingen, de Ratisbonne, la prévôté de Berchtolsgaden, venaient de vaquer aussi. Soit que l'Autriche fût ou ne fût pas complice des chapitres, elle avait laissé nommer, en présence d'un commissaire impérial, l'archiduc Antoine pour évêque de Munster et pour archevêque de Cologne. La Prusse irritée avait réclamé vivement, disant qu'on voulait par la nomination de nouveaux titulaires créer des obstacles aux sécularisations, et empêcher la libre exécution du traité de Lunéville. Ses réclamations avaient pour but d'empêcher qu'on ne remplît de la même manière les bénéfices encore vacants de Freisingen, Ratisbonne et Berchtolsgaden.
On pourrait se faire une idée assez juste des projets de la Prusse, en prenant exactement le contre-pied des projets de l'Autriche. D'abord elle jugeait, et avec raison, les pertes du grand-duc de Toscane exagérées du double au moins. On prétendait à Vienne qu'il avait perdu 4 millions de florins en revenu. Cette assertion était fort exagérée; elle reposait sur la confusion des revenus nets et des revenus bruts. Le revenu net perdu par le grand duc était de 2,500,000 florins au plus. La Prusse soutenait que Salzbourg, Passau et Berchtolsgaden égalaient, s'ils ne surpassaient, le revenu de la Toscane; sans ajouter que la Toscane, détachée de la monarchie autrichienne, n'avait pour celle-ci aucune valeur de position, tandis que Salzbourg, Berchtolsgaden, Passau, liés au corps même de cette monarchie, lui donnaient une frontière excellente, et dans les montagnards de Salzbourg une nombreuse population militaire. On croyait que l'Autriche y pourrait lever vingt-cinq mille hommes. Il n'y avait donc pas de motif fondé pour ajouter au lot de l'archiduc les évêchés d'Augsbourg, d'Aichstedt, l'abbaye de Kempten, le comté de Werdenfels, ainsi que toutes les villes libres et les abbayes demandées en Souabe. Cependant la Prusse insistait moins sur l'exagération des prétentions de l'Autriche, qu'elle n'insistait sur la légitimité des siennes. Elle estimait au double de leur valeur véritable les pertes qu'elle disait avoir faites, et diminuait de moitié le prix des territoires qu'elle réclamait en dédommagement. D'abord elle partageait l'un des désirs de l'Autriche, celui de se porter vers le centre et le midi de l'Allemagne. Elle voulait faire en Franconie ce que l'Autriche cherchait à faire en Souabe; elle y voulait doubler au moins son territoire. C'était une ambition constante de ces deux grandes cours de prendre, dans le milieu de l'Allemagne, des positions avancées, soit l'une contre l'autre, soit contre la France, soit aussi pour y tenir sous leur influence les États du centre de la confédération. Dans ses premiers élans d'ambition, la Prusse n'avait pas demandé moins que les évêchés de Wurtzbourg et de Bamberg, contigus aux marquisats d'Anspach et de Bareuth, et destinés dans la pensée de tout le monde à indemniser la Bavière. Cette prétention avait rencontré de telles objections, surtout à Paris, qu'il avait fallu y renoncer.
À défaut de Wurtzbourg et de Bamberg, la Prusse, qui avait perdu seulement le duché de Gueldre, une portion du duché de Clèves, la petite principauté de Mœurs, quelques péages supprimés sur le Rhin, et les enclaves de Savenaer, Huissen, Marbourg, cédés à la Hollande, ce qui représentait 700 mille florins de revenu suivant la Russie, 1,200 mille suivant la France, la Prusse ne voulait pas moins qu'une partie du nord de l'Allemagne, c'est-à-dire les évêchés de Munster, de Paderborn, d'Osnabruck, d'Hildesheim, plus les restes de l'électorat de Mayence en Thuringe, tels que l'Eichsfeld et Erfurth, puis enfin en Franconie, où elle n'abdiquait pas ses prétentions, l'évêché d'Aichstedt et la célèbre ville de Nuremberg.
Faisant, à l'égard de l'indemnité du stathouder, les mêmes calculs que l'Autriche à l'égard de l'indemnité du duc de Toscane, elle demandait pour la maison d'Orange-Nassau un établissement contigu au territoire prussien, et comprenant les pays qui suivent: le duché de Westphalie, le pays de Recklinghausen, les restes des deux électorats de Cologne et de Trèves, à la droite du Rhin. Il en résultait pour le stathouder, outre l'avantage d'être adossé à la Prusse, avantage fort grand pour elle et pour lui, celui d'être placé près de la Hollande, et de pouvoir y profiter des retours de la fortune. Maintenant, si on songe à la fausseté des évaluations de la Prusse, si on songe qu'après avoir exagéré jusqu'au double, même au triple, le chiffre de ses pertes, elle dissimulait dans la même proportion la valeur des objets demandés en compensation, que, par exemple, elle évaluait à 350 mille florins l'évêché de Munster, qui, à Paris, d'après les calculs les plus impartiaux, était évalué à 1,200 mille, qu'elle estimait à 150 mille florins l'évêché d'Osnabruck, qui, à Paris, était estimé 369 mille, et ainsi du reste, on se fera une idée de la folle exagération de ses prétentions.
Elle se montrait un peu plus généreuse que l'Autriche envers les princes de second et de troisième ordre, car c'étaient tout autant de voix protestantes à introduire dans la Diète. Elle était d'avis de supprimer les électeurs ecclésiastiques de Cologne et de Trèves, de laisser exister tout au plus celui de Mayence, avec les débris de son électorat situés à la rive droite du Rhin; de remplacer les deux électeurs ecclésiastiques supprimés par des électeurs protestants, pris parmi les princes de Hesse, de Wurtemberg, de Bade, même d'Orange-Nassau, s'il était possible. L'appui que l'Autriche cherchait auprès de la Russie, la Prusse le cherchait auprès de la France. Elle offrait, si on la secondait dans ses réclamations, de lier sa politique à celle du Premier Consul, de s'engager à lui par une alliance formelle, de garantir tous les arrangements faits en Italie, tels que la création du royaume d'Étrurie, la nouvelle constitution donnée à la République italienne, et la réunion du Piémont à la France. Elle faisait en même temps les plus grands efforts pour amener à Paris la négociation, que l'Autriche tâchait d'amener à Saint-Pétersbourg. Elle savait que, hors de Paris, elle n'était pas très-favorablement jugée; que, dans les cours, on lui reprochait amèrement d'avoir abandonné la cause de l'Europe pour celle de la Révolution française; que, si on critiquait les prétentions de l'empereur, les siennes étaient jugées bien plus sévèrement, car il leur manquait l'excuse des grandes pertes essuyées par la maison d'Autriche dans la dernière guerre; elle savait enfin qu'il n'y avait d'appui à espérer que du côté de la France; que se prêter au déplacement de la négociation, ce serait désobliger le Premier Consul, et accepter des arbitres mal disposés à son égard. Aussi refusa-t-elle nettement toutes les ouvertures de l'Autriche, qui, en désespoir de cause, lui offrait de s'entendre à elles deux, de s'accorder l'une à l'autre la part du lion, en sacrifiant tous les princes de second et de troisième ordre, et de s'adresser ensuite à Pétersbourg pour obtenir la consécration du partage qu'elles auraient fait, dans le but surtout de soustraire l'Allemagne au joug des Français.
Les princes allemands, suivant l'exemple de la Prusse, avaient tous recours à la France. Au lieu de solliciter à Londres, à Pétersbourg, à Vienne, à Berlin, ils sollicitaient à Paris. La Bavière, tourmentée par l'Autriche; les ducs de Baden, de Wurtemberg, de Hesse, jaloux les uns des autres; les petites familles effrayées de l'avidité des grandes; les villes libres, menacées d'incorporation; la noblesse immédiate, exposée au même danger que les villes libres; tous, grands et petits, républiques ou souverains héréditaires, plaidaient leur cause à Paris, les uns par l'intermédiaire de leurs ministres, les autres directement et en personne. Le ci-devant stathouder y avait envoyé son fils, le prince d'Orange, depuis roi des Pays-Bas, prince distingué, que le Premier Consul avait accueilli avec beaucoup de faveur. Plusieurs autres princes y étaient venus également. Tous fréquentaient avec empressement ce palais de Saint-Cloud, où un général de la République était courtisé à l'égal des rois.
Singulier spectacle que l'Europe donnait alors, et qui prouve bien l'inconséquence des passions humaines, et la profondeur des desseins de la Providence!
La Prusse et l'Autriche avaient entraîné l'Allemagne à une guerre injuste contre la Révolution française, et elles avaient été vaincues. La France, par le droit de la victoire, droit incontestable quand la puissance victorieuse a été provoquée, avait conquis la rive gauche du Rhin. Une partie des princes allemands se trouvaient dès lors sans États. Il était naturel de les indemniser en Allemagne, et de n'indemniser qu'eux. Cependant la Prusse et l'Autriche, qui les avaient compromis, voulaient indemniser aux dépens de cette malheureuse Allemagne leurs propres parents, italiens comme les archiducs, ou hollandais comme le stathouder; et, ce qui est plus étrange encore, elles voulaient, sous le nom de leurs proches, s'indemniser elles-mêmes, toujours aux dépens de cette Allemagne, victime de leurs fautes. Et ces dédommagements, où les cherchaient-elles? dans les biens mêmes de l'Église; c'est-à-dire que les défenseurs du trône et de l'autel, rentrés chez eux après s'être fait battre, entendaient se dédommager d'une guerre malheureuse en dépouillant l'autel qu'ils étaient allés défendre, et en imitant la Révolution française qu'ils étaient venus attaquer! Et, chose plus extraordinaire encore, s'il est possible, ils demandaient au représentant victorieux de cette Révolution, de leur partager ces dépouilles de l'autel, qu'ils ne savaient pas se partager eux-mêmes!
Le Premier Consul s'inquiétait peu du mouvement qu'on se donnait autour de lui pour attirer la négociation tantôt ici, tantôt là. Il savait qu'elle n'aurait lieu qu'à Paris, parce qu'il le voulait ainsi, et que c'était mieux de tout point. Libre de ses mouvements depuis la signature de la paix générale, il écouta successivement les parties intéressées: la Prusse, qui ne désirait agir qu'avec lui et par lui; l'Autriche, qui, tout en cherchant à porter l'arbitrage à Pétersbourg, ne négligeait rien cependant pour le disposer en sa faveur; la Bavière, qui lui demandait conseil et appui contre les offres menaçantes de l'Autriche; la maison d'Orange, qui avait envoyé son fils à Paris; les maisons de Baden, de Wurtemberg, de Hesse, qui promettaient le plus entier dévouement si on voulait les avantager; enfin, la masse des petits princes qui se réclamaient de leur ancienne alliance avec la France. Après avoir entendu ces divers prétendants, le Premier Consul reconnut bientôt que, sans l'intervention d'une volonté puissante, le repos de l'Allemagne, et, par suite, celui du continent, resterait indéfiniment en péril. Il se décida donc à offrir, et en réalité, à imposer sa médiation, mais en présentant des arrangements qui pussent honorer la justice de la France et la sagesse de sa politique.
Rien n'était plus sensé, plus admirable, que les vues du Premier Consul, à cette époque heureuse de sa vie, où, couvert d'autant de gloire qu'il en eut jamais, il n'avait pas cependant assez de force matérielle pour mépriser l'Europe, et se dispenser de recourir à une politique profondément calculée. Il voyait bien qu'avec les dispositions peu sûres de l'Angleterre, il fallait songer à prévenir le danger d'une nouvelle guerre générale; que, dans ce but, il était urgent de se ménager une alliance solide sur le continent; que celle de la Prusse était la plus convenable; que cette cour, novatrice par nature, par origine, par intérêt, avait avec la Révolution française des affinités, que ne pouvait avoir aucune autre cour; qu'en se l'attachant sérieusement, on rendait les coalitions impossibles; car, au degré de force auquel la France était parvenue, c'était tout au plus si on oserait l'attaquer, lorsque toutes les puissances seraient réunies contre elle; mais que, s'il en manquait une seule à la coalition, et, si la puissance qui manquait, avait passé du côté de la France, jamais on ne tenterait les chances d'une nouvelle guerre. Cependant, tout en songeant à s'allier à la Prusse, le Premier Consul comprenait avec une rare justesse d'esprit, qu'il ne fallait pas la faire tellement forte qu'elle écrasât l'Autriche, car alors elle deviendrait à son tour la puissance dangereuse, au lieu d'être l'alliée utile; qu'il ne fallait lui sacrifier ni les petits princes, anciens amis de la France, ni les États ecclésiastiques sans exception, États peu consistants, peu militaires, et préférables comme voisins à des princes laïques et guerriers; ni enfin les villes libres, respectables par les souvenirs qu'elles rappelaient, respectables surtout à titre de Républiques pour la République française; que sacrifier en même temps à la Prusse tous ces petits États, héréditaires, ecclésiastiques, républicains, c'était favoriser la réalisation de cette unité allemande, plus dangereuse pour l'équilibre européen, si elle se constituait jamais, que toute la puissance autrichienne ne l'avait été jadis; qu'en faisant pencher, en un mot, la balance vers le parti protestant et novateur, il fallait la faire pencher et non verser, car ce serait pousser l'Autriche au désespoir, peut-être la précipiter vers sa chute, remplacer alors un ennemi par un autre, et dans l'avenir préparer à la France une rivalité avec la maison de Brandebourg tout aussi redoutable que celle qui l'avait mise en guerre avec la maison d'Autriche pendant plusieurs siècles.
Plein de ces sages pensées, le Premier Consul entreprit d'abord d'amener la Prusse à des vues modérées. Parvenu à s'entendre avec elle, il voulait négocier avec les intéressés de second ordre, et les contenter au moyen d'une juste part d'indemnité; il projetait ensuite d'ouvrir à Pétersbourg une négociation toute de courtoisie, pour flatter l'orgueil du jeune empereur qu'il découvrait parfaitement sous une feinte modestie, et pour le lier par de bons procédés aux arrangements territoriaux qui seraient arrêtés. Avec le concours de la Prusse satisfaite, de la Russie flattée, il espérait rendre inévitable la résignation de l'Autriche, si toutefois on avait eu soin de ne pas trop l'exaspérer par les arrangements adoptés.
Dans des combinaisons aussi compliquées, il fallait s'attendre à passer par plusieurs projets avant d'arriver au projet définitif. L'idée du Premier Consul, relativement à la distribution territoriale de l'Allemagne, avait été d'abord d'éloigner les unes des autres les trois grandes puissances centrales du continent, l'Autriche, la Prusse, la France, et de placer entre elles la masse entière de la Confédération germanique. Dans ce but, le Premier Consul aurait concédé à l'Autriche, non pas la totalité de ses prétentions, c'est-à-dire le cours de l'Isar, car il aurait fallu dans ce cas transporter la maison palatine en Souabe et en Franconie; mais il lui aurait concédé l'Inn dans tout son cours, c'est-à-dire l'évêché de Salzbourg, la prévôté de Berchtolsgaden, le pays compris entre la Salza et l'Inn, plus les évêchés de Brixen et Trente, situés en Tyrol. L'Autriche, ainsi dédommagée pour son compte et celui des deux archiducs, aurait dû renoncer à toute possession en Souabe; elle aurait été placée en entier derrière l'Inn; elle y aurait été compacte, et couverte par une frontière excellente; elle eût enfin trouvé le repos, et l'aurait donné à la Bavière, par la solution de la vieille question de l'Inn.
De même qu'on aurait fait renoncer l'Autriche à son établissement en Souabe, on aurait fait renoncer la Prusse à son établissement en Franconie, en demandant à celle-ci l'abandon des margraviats d'Anspach et de Bareuth. Avec ces margraviats et les évêchés contigus de Wurtzbourg et de Bamberg, avec les possessions dont l'Autriche aurait dû faire le sacrifice en Souabe, avec les évêchés de Freisingen, d'Aichstedt, enclavés dans les possessions bavaroises, on eût composé à la maison palatine un territoire bien arrondi, s'étendant à la fois en Bavière, en Souabe, en Franconie, et capable de servir de barrière entre la France et l'Autriche. À ce prix la maison Palatine aurait pu abandonner les restes du Palatinat du Rhin, et le beau duché de Berg, placé à l'autre extrémité de l'Allemagne, c'est-à-dire vers la Westphalie. La Prusse, éloignée de la Franconie comme l'Autriche de la Souabe, aurait été reportée tout à fait au nord. Pour l'y reporter entièrement, on aurait supprimé l'obstacle qui l'en séparait, c'est-à-dire les deux branches de la maison de Mecklembourg; on aurait établi ces deux familles dans les territoires devenus vacants au centre de l'Allemagne. La Prusse se serait trouvée de la sorte sur les bords de la Baltique; on lui aurait donné en outre les évêchés de Munster, d'Osnabruck et d'Hildesheim. Dédommagée ainsi de ses pertes anciennes et nouvelles, elle aurait pu abandonner tout le duché de Clèves, dont la partie située à la gauche du Rhin avait passé à la France, dont la partie située à la rive droite aurait grossi la masse des indemnités. Alors, déjà séparée de l'Autriche par l'abandon de la Franconie, elle l'eût été encore de la France par son éloignement des bords du Rhin.
Il serait resté dans les duchés vacants de Clèves, de Berg, de Westphalie, dans les débris des électorats de Cologne, Trèves et Mayence, dans les enclaves mayençaises d'Erfurth et d'Eichsfeld, dans l'évêché de Fulde, et autres propriétés ecclésiastiques, dans les débris du Palatinat du Rhin, dans le grand nombre d'abbayes médiates ou immédiates répandues par toute l'Allemagne, il serait resté de quoi composer un État à la maison de Mecklembourg et à celle d'Orange; de quoi indemniser les maisons de Hesse, de Bade, de Wurtemberg, et la foule des princes inférieurs. Enfin, dans les siéges d'Aichstedt, d'Augsbourg, de Ratisbonne, de Passau, il y aurait eu de quoi conserver deux électeurs ecclésiastiques sur trois, ce qui entrait dans la pensée du Premier Consul, car il ne voulait pas trop altérer la constitution germanique, et il lui plaisait d'ailleurs de protéger l'Église en tout pays.
Dans ce plan, si profondément conçu, l'Autriche, la Prusse, la France, étaient établies, les unes fort loin des autres; la Confédération germanique était réunie en un seul corps, et placée au milieu des grandes puissances du continent, avec le rôle utile, important, honorable, de les séparer, et d'empêcher les collisions entre elles; les États allemands acquéraient une délimitation parfaite; la constitution germanique était utilement réformée, et point détruite.
Le plan du Premier Consul, proposé d'abord à la Prusse, ne fut pas refusé tout de suite. Il convenait à cette puissance de devenir compacte, de border la Baltique, d'occuper tout le nord de l'Allemagne. Son consentement définitif dépendait des quantités qui lui seraient offertes, lorsqu'on en arriverait à régler les détails du partage. Mais si les princes du centre de l'Allemagne, dont les États ne reposaient dans le moment que sur la volonté mobile des négociateurs, pouvaient être facilement transportés au nord ou au midi, au couchant ou au levant, il devait en être autrement pour deux princes, confinés à l'extrémité septentrionale de la Confédération, comme les princes de Mecklembourg, solidement établis au milieu de sujets dont ils avaient l'affection depuis des siècles, étrangers à toutes les vicissitudes territoriales amenées par la guerre, et difficiles à persuader quand on leur proposerait un déplacement aussi considérable. D'ailleurs, s'ils disaient un mot à l'Angleterre, elle ne manquerait pas de faire échouer un projet qui livrait les rivages de la Baltique à la Prusse.
Spontanément ou non, ils refusèrent d'une manière péremptoire ce qu'on leur offrait. Cependant la Prusse, qui avait été chargée de l'ouverture, leur avait clairement insinué que la France, en voulant faire d'eux des voisins, en voulait faire aussi des amis, et se montrerait libérale à leur égard dans la distribution des indemnités.
Quelque importante que fût la partie du plan qui venait d'être refusée, il valait encore la peine de poursuivre la réalisation du reste. Il était toujours bon en effet de reporter l'Autriche derrière l'Inn, et de lui concéder une fois pour toutes cet éternel objet de ses vœux; il était toujours bon de concentrer la Prusse vers le nord de l'Allemagne, et de l'exclure de la Franconie, où sa présence n'était utile à personne, pouvait même devenir dangereuse pour elle, en cas de guerre, car les provinces d'Anspach et de Bareuth se trouvant sur la route des armées française et autrichienne, sa neutralité devenait fort difficile à respecter. La suite de cette histoire révélera le grave inconvénient d'une pareille situation.
Mais la Prusse et l'Autriche étaient fort exigeantes pour ce qui les concernait. Bien que l'Autriche trouvât la frontière de l'Inn infiniment séduisante, elle ne voulait rien céder en Souabe; elle prétendait toujours y avoir des possessions, même après l'acquisition de l'Inn. Elle demandait, outre Salzbourg et Berchtolsgaden, outre le pays entre la Salza et l'Inn, l'évêché de Passau. Les évêchés de Brixen et de Trente, qu'on lui abandonnait, ne lui semblaient pas un don, car ils étaient en Tyrol, et tout ce qui était en Tyrol paraissait tellement lui appartenir, qu'elle croyait en le recevant ne rien recevoir de nouveau. La Prusse, de son côté, ne voulait se départir d'aucune de ses prétentions en Franconie. Dans cette situation le Premier Consul prit le parti d'abandonner le bien pour le possible, nécessité pénible mais fréquente dans les grandes affaires. Il tâcha de s'entendre définitivement avec la Prusse, pour se concerter ensuite avec la Russie, réservant pour la fin de la négociation, l'accord avec l'Autriche, qui montrait un entêtement désespérant, et qu'on ne pouvait réussir à vaincre que par l'ensemble des adhésions obtenues.
Il annonça d'abord la ferme résolution de ne laisser immoler aucun intérêt, de ne pas tout donner aux grandes maisons aux dépens des petites, de ne pas supprimer toutes les villes libres, de ne pas détruire complétement le parti catholique. Le général Beurnonville, ambassadeur de France à Berlin, était en ce moment en congé à Paris. Il fut chargé, dans le courant de mai 1802 (floréal an X), de s'aboucher avec M. de Lucchesini, ministre de Prusse, et de signer une convention, dans laquelle seraient stipulés les arrangements particuliers aux maisons de Brandebourg et d'Orange.
La Prusse reproduisit toutes ses prétentions, mais elle n'avait avec personne autant qu'avec la France la chance de traiter avantageusement. Elle fut donc obligée de se résigner à un arrangement qui, bien qu'inférieur à ce qu'elle désirait, devait paraître à toute l'Allemagne un acte de grande partialité pour elle. (Voir la carte no 21.)
Cette puissance perdait, comme nous l'avons dit, à la rive gauche du Rhin, le duché de Gueldre, une partie du duché de Clèves, la petite principauté de Mœurs; elle cédait à la Hollande quelques enclaves; enfin elle allait être privée du revenu des péages du Rhin, en conséquence d'une disposition générale, relative à la navigation. Ces pertes réunies entraînaient une diminution de revenu qu'elle évaluait à 2 millions de florins, que l'Autriche évaluait à 750 mille, la Russie à un million, la France par faveur, à 12 ou 1,300 mille. Par une convention, signée le 23 mai 1802 (3 prairial an X), la France promit de faire obtenir à la Prusse les évêchés de Hildesheim et de Paderborn, une partie de l'évêché de Munster, les territoires d'Erfurth et de l'Eichsfeld, restes de l'ancien électorat de Mayence, enfin quelques abbayes et villes libres, le tout représentant environ 1,800 mille florins de revenus, 500 mille de plus que le chiffre supposé des pertes qu'il fallait compenser. La Prusse n'obtenait rien en Franconie, ce qui était pour elle un vif sujet de regrets, car son ambition était persévérante de ce côté; mais l'Eichsfeld et Erfurth étaient des points intermédiaires, qui lui ménageaient des relais pour arriver dans ses provinces de Franconie. Tout en feignant de se résigner à de grands sacrifices, elle signa, satisfaite au fond, des acquisitions qu'elle venait d'obtenir. Le lendemain on conclut avec elle une convention particulière pour l'indemnité de la maison d'Orange-Nassau. On ne plaça point cette maison en Westphalie comme elle aurait voulu, mais dans la Haute-Hesse. On lui donna l'évêché et l'abbaye de Fulde, l'abbaye de Corvey, peu distante de Fulde, celle de Weingarten, et quelques autres. Par cet arrangement, sans être placée trop près de la Hollande et des souvenirs du stathoudérat, elle se trouvait néanmoins assez près du pays de Nassau, où toutes les branches de cette famille devaient être indemnisées.
Ces avantages étaient accordés à la Prusse et à sa parenté, dans le but de s'assurer son alliance. Aussi le Premier Consul voulut-il profiter de l'occasion pour lui arracher une adhésion formelle à tout ce qu'il avait fait en Europe. Il exigea et obtint du chef de la maison d'Orange-Nassau la reconnaissance de la République batave, et la renonciation au stathoudérat; il exigea de la Prusse la reconnaissance de la République italienne, la reconnaissance du royaume d'Étrurie, et une approbation implicite de la réunion du Piémont à la France. Le roi Frédéric-Guillaume se trouvait ainsi enchaîné à la politique du Premier Consul, dans ce qu'elle avait de plus désagréable pour l'Europe. Il n'hésita cependant point, et donna l'adhésion demandée dans l'acte même qui lui assignait sa part des indemnités germaniques.
Après en avoir fini des prétentions de la Prusse, le Premier Consul, fidèle à son plan de s'entendre successivement et individuellement avec les principaux intéressés, signa le même jour une convention avec la Bavière. Il la traitait dans cette convention en vieille alliée de la France. (Voir la carte no 21.) Il lui assurait toutes les principautés ecclésiastiques enclavées dans son territoire, l'évêché d'Augsbourg (moins la ville, qui devait être conservée comme ville libre), l'évêché de Freisingen; les versants du Tyrol, ambitionnés par l'Autriche, tels que l'abbaye de Kempten et le comté de Werdenfels; la place de Passau, sans l'évêché de Passau, enclavé dans le territoire autrichien, et destiné à l'archiduc Ferdinand; l'évêché d'Aichstedt, placé sur les bords du Danube; les deux grands évêchés de Wurtzbourg et de Bamberg, formant une notable partie de la Franconie; enfin plusieurs villes libres et abbayes de la Souabe, que l'Autriche, dans ses rêves ambitieux, avait demandées pour elle-même, notamment Ulm, Memmingen, Buchorn, etc. La question de l'Inn, entre l'Autriche et la Bavière, n'était pas résolue: on laissait aux deux puissances intéressées le soin de la vider par voie d'échange. La maison palatine, concentrée en Souabe et en Franconie, acquérait ainsi un territoire assez compacte. Il n'y avait plus que le duché de Berg, placé aux confins de la Westphalie, qui fût éloigné du corps de ses États. C'est dans le but d'agglomérer son territoire qu'on lui avait fait abandonner tout le Palatinat du Rhin; mais elle était complétement dédommagée de ce qu'on lui enlevait, car si elle avait perdu 3 millions de florins de revenu, elle recevait 3 millions et quelques mille florins en compensation.
L'indemnité de la Prusse et de la Bavière étant fixée, le plus difficile était fait. On avait contenté deux amis de la France, et les deux États les plus considérables de l'Allemagne, après l'Autriche. Aucune opposition insurmontable n'était désormais à craindre. Il restait cependant à se mettre d'accord avec Baden, Wurtemberg, les deux Hesses. Baden et Wurtemberg étaient clients et parents de la Russie. C'est avec la Russie que leur part devait être réglée. Il entrait, comme nous l'avons dit, dans le plan du Premier Consul, de faire participer l'empereur Alexandre aux arrangements de l'Allemagne, de l'y intéresser, en traitant bien ses protégés, en flattant son orgueil, en paraissant tenir grand compte de son influence. D'abord on y était obligé par les articles secrets annexés au dernier traité de paix, articles par lesquels on s'était engagé à se concerter avec le cabinet russe pour l'affaire des indemnités germaniques. Le Premier Consul avait pensé qu'il ne fallait pas lui laisser le temps de réclamer son droit d'intervenir, et, dans sa correspondance personnelle avec le jeune empereur, l'entretenant avec confiance de toutes les grandes affaires de l'Europe, il lui avait demandé ses intentions à l'égard des maisons de Wurtemberg et de Baden, qui avaient l'honneur d'être alliées à la famille impériale. En effet, l'impératrice douairière, veuve de Paul Ier, mère d'Alexandre, était une princesse de Wurtemberg; l'impératrice régnante, épouse d'Alexandre, était une princesse de Baden. Celle-ci était l'une de ces trois brillantes sœurs, nées dans la petite cour de Carlsruhe, et assises à cette époque sur les trônes de Bavière, de Suède, de Russie.
Le czar, flatté de ces avances, accepta volontiers les ouvertures du Premier Consul, et ne songea pas un instant à entrer dans la pensée de l'Autriche, qui voulait attirer la négociation à Pétersbourg. Quelque satisfait qu'il eût été de voir la plus grande affaire du continent traitée chez lui, il eut le bon esprit de n'y pas prétendre un moment. Il autorisa donc M. de Markoff à négocier sur ce sujet à Paris. Wurtemberg, Baden, étaient pour lui les moindres intérêts de cette négociation. Son intérêt essentiel c'était de participer ostensiblement à la négociation tout entière. Le Premier Consul ne laissa rien à désirer à l'empereur Alexandre, quant à l'extérieur du rôle à jouer, et lui offrit une manière de figurer égale à celle du cabinet français, en lui proposant de constituer la France et la Russie médiatrices entre les divers États de la Confédération germanique.
Cette idée était des plus heureuses. Il fallait bien, en effet après avoir arrêté avec les principaux intéressés la part qui leur serait faite, se mettre enfin en communication avec le corps germanique assemblé à Ratisbonne, et l'amener à ratifier les arrangements individuellement souscrits. Le Premier Consul imagina de réunir ces arrangements en un plan général, et de le présenter à la diète de Ratisbonne au nom de la France et de la Russie, se constituant spontanément puissances médiatrices. Cette forme sauvait la dignité du corps germanique, qui ne paraissait plus dictatorialement organisé par la France, mais qui, dans l'embarras où le jetaient les ambitions rivales soulevées dans son sein, acceptait comme arbitres les deux plus grandes puissances du continent, et les plus désintéressées. On ne pouvait pas cacher sous une forme plus convenable pour l'Allemagne, plus flatteuse pour un jeune souverain entrant à peine sur la scène du monde, la volonté réelle de la France. Le Premier Consul, en acceptant ainsi l'égalité de rôle avec un prince qui n'avait rien fait encore, lui couvert de gloire, consommé dans les armes et la politique, tenait une conduite des plus habiles, car, grâce à quelques ménagements, il amenait l'Europe à ses vues. Le caractère de la vraie politique, c'est de placer toujours le résultat réel avant l'effet extérieur. D'ailleurs l'effet se produit inévitablement quand le résultat réel est obtenu.
La proposition du Premier Consul à l'empereur Alexandre étant acceptée, on convint de présenter à la Diète germanique une note, signée des deux cabinets, et contenant l'offre spontanée de leur médiation. Restait à s'entendre sur les arrangements à consigner dans cette note. Le Premier Consul eut beaucoup de peine à faire accepter à M. de Markoff les stipulations déjà convenues avec les principales puissances allemandes, et contraires aux vues de l'Autriche, sans lui être sérieusement dommageables. Tandis que le jeune Alexandre affectait de ne partager aucune des passions de l'aristocratie européenne, M. de Markoff à Paris, M. de Woronzoff à Londres, affichaient sans aucune retenue les passions qu'un émigré français, un tory anglais, ou un grand seigneur autrichien, auraient pu ressentir. M. de Markoff notamment était un Russe plein de morgue, dépourvu de cette attrayante flexibilité qu'on rencontre souvent chez les hommes distingués de sa nation, ayant de l'esprit, encore plus d'orgueil, et se faisant de la puissance de son cabinet une idée alors tout à fait exagérée. Le Premier Consul n'était pas homme à tolérer la ridicule hauteur de M. de Markoff, et savait remettre à sa place l'ambassadeur, en observant pour le souverain les égards convenables. Il lui offrit pour le Wurtemberg, pour Baden, pour la Bavière, des avantages supérieurs certainement aux pertes que ces trois maisons avaient éprouvées. Mais M. de Markoff, indifférent à la parenté impériale, même à la politique russe, qui commençait depuis la paix de Teschen à favoriser les petites puissances allemandes, M. de Markoff, dans son zèle pour la cause de la vieille Europe, se montrait non pas Russe, mais Autrichien. C'était l'Autriche qui semblait l'intéresser exclusivement. La Prusse lui était odieuse, il contestait toutes ses assertions, admettait au contraire toutes celles de l'Autriche, et demandait pour celle-ci autant qu'on aurait pu demander à Vienne. L'évêché de Salzbourg, la prévôté de Berchtolsgaden, accordés d'un consentement général à l'archiduc Ferdinand, produisaient à peu près autant que la Toscane, c'est-à-dire 2,500,000 florins. On ajoutait cependant à ces deux principautés les évêchés de Trente et de Brixen. Mais M. de Markoff, porte-parole de l'Autriche, ne voulait pas qu'on tînt compte de cette addition. Ces évêchés étaient dans le Tyrol, et dès lors, suivant lui, tellement à l'Autriche, que c'était ôter à l'empereur pour donner à un archiduc. On répondait à cela que Trente et Brixen étaient des principautés ecclésiastiques, tout à fait indépendantes, quoique enclavées dans le territoire autrichien, et qu'elles ne seraient à l'Autriche que lorsqu'on les lui aurait attribuées formellement.
L'Autriche voulait en outre l'évêché de Passau, qui lui assurait l'importante place de Passau, située au confluent de l'Inn et du Danube, et formant une tête de pont sur la Bavière. On consentait bien à donner à l'Autriche l'évêché de Passau sans la place, ce qui était possible et convenable, car le territoire de cet évêché se trouvait compris tout entier en Autriche, et la place de Passau en Bavière. Accorder cette place à l'Autriche, c'eût été lui accorder, à l'égard de la Bavière, une position offensive et menaçante. Rien n'était donc plus naturel que de concéder l'évêché à l'archiduc Ferdinand, et Passau à l'électeur palatin. Mais l'Autriche tenait à Passau comme à une position capitale, et M. de Markoff la défendait pour l'Autriche avec la plus extrême chaleur. Pourtant on voulait terminer cette longue négociation, et M. de Markoff, sentant qu'on finirait par se passer de la Russie, consentit enfin à transiger, et tomba d'accord avec M. de Talleyrand du plan définitif.
Les avantages déjà concédés par le Premier Consul à la Prusse et à la maison d'Orange, quoique vivement contestés par M. de Markoff, furent insérés tout entiers dans le plan définitif. (Voir la carte no 21.) C'étaient, ainsi qu'on l'a vu, pour la Prusse les évêchés d'Hildesheim, de Paderborn, de Munster (ce dernier en partie seulement), l'Eichsfeld, Erfurth, plus quelques abbayes et villes libres; et pour la maison d'Orange-Nassau, Fulde et Corvey. On inséra dans le même plan les conditions déjà stipulées pour la Bavière, c'est-à-dire les évêchés de Freisingen et d'Augsbourg, le comté de Werdenfels, l'abbaye de Kempten, la ville de Passau sans l'évêché, les évêchés d'Aichstedt, de Wurtzbourg et de Bamberg, plus diverses villes libres et abbayes de Souabe.
L'Autriche dut recevoir pour l'archiduc de Toscane les évêchés de Brixen, de Trente, de Salzbourg, de Passau (ce dernier sans la place de Passau), la prévôté de Berchtolsgaden. C'était un revenu de 3,500,000 florins, en dédommagement d'un revenu net de 2,500,000, avec l'avantage d'une contiguïté de territoire, que ne présentait pas la Toscane. L'Autriche ne gagnait rien en Souabe, elle y gardait ses anciennes possessions. C'était à elle, si elle le voulait, à les échanger pour la frontière de l'Inn. Le Brisgau était, comme dans les traités antérieurs, assuré au duc de Modène.
On traita fort bien la maison de Baden, ce qui paraissait intéresser médiocrement M. de Markoff. Elle avait perdu diverses seigneuries et terres dans l'Alsace et le Luxembourg, représentant au plus 315 mille florins de revenu. On lui assura en territoires à sa portée, tels que l'évêché de Constance, les restes des évêchés de Spire, Strasbourg et Bâle, les bailliages de Ladenbourg, Bretten et Heidelberg, on lui assura 450 mille florins, sans compter la dignité électorale qui lui était destinée.
La maison de Wurtemberg ne fut pas moins favorablement traitée. On lui concéda la prévôté d'Ellwangen, et diverses abbayes formant un revenu de 380 mille florins, en compensation de 250 mille qu'elle avait perdus.
Les maisons de Hesse et de Nassau, furent également indemnisées en territoires situés à leur portée, et proportionnés à leurs pertes. Les princes inférieurs furent soigneusement défendus par la France, et conservèrent des revenus à peu près équivalents à ceux dont ils avaient été dépouillés. Les maisons d'Aremberg, de Solms, furent placées en Westphalie. Les comtes de Westphalie obtinrent le bas évêché de Munster. On s'était peu occupé de l'Angleterre, qui ne semblait pas mettre grand intérêt à la question des indemnités germaniques. Cependant on n'avait pas oublié que le roi Georges III était électeur de Hanovre, et qu'il attachait beaucoup de prix à cette ancienne couronne de sa famille. Il la regardait même comme sa dernière ressource, dans ces moments de sombre tristesse, où il croyait voir l'Angleterre bouleversée par une révolution. On voulait le disposer favorablement, et, comme on lui demandait d'ailleurs l'abandon de quelques droits en faveur des villes de Brême et de Hambourg, et divers petits sacrifices en faveur de la Prusse, on lui concéda en dédommagement l'évêché d'Osnabruck, contigu au Hanovre; indemnité fort supérieure à ce qu'il perdait, et qui avait pour but de l'intéresser vivement au succès de la médiation.
On réserva une certaine quantité d'abbayes médiates, pour compléter l'indemnité des princes qui auraient pu être maltraités dans cette première répartition, et pour fournir des pensions aux membres du clergé supprimé. En général, les princes qui recevaient des territoires ecclésiastiques étaient chargés de payer des pensions à tous les titulaires vivants, tant évêques, abbés, que membres des chapitres, et officiers attachés à leur service. C'était le plus simple devoir d'humanité envers les bénéficiaires, dont ils prenaient les biens et détruisaient l'existence princière. Mais si on avait pourvu ainsi aux besoins du clergé supprimé à la rive droite du Rhin, il restait le clergé dépossédé à la rive gauche, et celui-là, étant par suite des traités sans recours contre la France, n'aurait trouvé nulle part des moyens de vivre. C'est à le sustenter qu'étaient destinées en grande partie les abbayes médiates réservées.
Telles furent les dispositions territoriales convenues avec M. de Markoff. On avait distribué à peu près 14 millions de florins de dédommagement, pour 13 millions de perte; et ce qui prouvera l'avidité des grandes cours, l'Autriche en prenait quatre millions environ pour ses archiducs, la Prusse deux pour elle, un demi pour le stathouder; la Bavière en prenait trois, ce qui était l'équivalent exact de ses pertes; Wurtemberg, Baden, les deux Hesses, Nassau, environ deux; tous les petits princes réunis, deux et demi. L'Autriche et la Prusse obtenaient donc la meilleure part pour elles-mêmes, ou pour des princes qui ne faisaient pas partie de la Confédération germanique.
Restaient les dispositions constitutionnelles dont il fallait bien convenir aussi. Le Premier Consul, inclinant d'abord à conserver deux électeurs ecclésiastiques, contrarié depuis par l'entêtement de l'Autriche, privé de ressources par l'avidité des grandes cours, se réduisit à la conservation d'un seul. L'électeur de Cologne était mort, et remplacé seulement pour la forme par l'archiduc Antoine, mais sans prétention de la part de l'Autriche de faire valider l'élection. L'électeur-archevêque de Trèves, prince saxon, retiré dans son second bénéfice, l'évêché d'Augsbourg, n'était ni à plaindre ni à regretter. On devait lui donner une pension de 100 mille florins. L'électeur de Mayence actuel était un prince de la maison de Dalberg, duquel nous avons déjà parlé. Il avait, indépendamment de ses qualités personnelles, un titre à être maintenu, c'était l'importance de son siége, auquel était attachée la chancellerie de l'empire d'Allemagne, et la présidence de la Diète. On lui conserva donc la qualité d'archichancelier de l'Empire, président de la Diète, et on lui donna l'évêché de Ratisbonne, lieu où siégeait la Diète. On lui laissa en outre le bailliage d'Aschaffenbourg, reste de l'ancien électorat de Mayence, et on convint de lui composer, au moyen des propriétés réservées, un revenu d'un million de florins.
Il devait subsister par conséquent un seul des trois électeurs ecclésiastiques, ce qui, avec les cinq électeurs laïques, faisait six en tout. Le Premier Consul voulut en augmenter le nombre, et rendre ce nombre impair. Il proposa d'en créer neuf. Ce titre fut conféré au margrave de Baden, pour la bonne conduite de ce prince envers la France, et pour sa parenté avec la Russie, au duc de Wurtemberg et au landgrave de Hesse, pour leur importance dans la Confédération. C'étaient trois électeurs protestants de plus, ce qui faisait six protestants contre trois catholiques. La majorité se trouvait ainsi changée dans le collége électoral au profit du parti protestant, mais elle ne l'était pas au point d'enlever son influence légitime à l'Autriche, car celle-ci était assurée en tout temps des votes de Bohême, Saxe et Mayence, le plus souvent de celui de Hanovre, et dans certains cas de celui de Baden et Wurtemberg.
Il fut convenu que les princes indemnisés avec des terres ecclésiastiques siégeraient au Collége des princes pour les seigneuries dont ils acquéraient le titre. Cela changeait encore dans le Collége des princes la majorité au profit du parti protestant. Mais, grâce au respect qu'inspirait la maison depuis si long-temps impériale, grâce à l'intérêt que les petits princes avaient à conserver la Constitution germanique, les voix protestantes nouvellement créées n'étaient pas toutes des voix hostiles à l'Autriche. On supposait que le parti protestant ou prussien, comme ou voudra l'appeler, ayant, par suite des nouveaux arrangements, acquis la majorité numérique aux colléges des électeurs et des princes, l'Autriche avec le vieux prestige dont elle était entourée, avec les prérogatives attachées à la couronne impériale, avec son influence directe sur l'électeur de Ratisbonne, avec le pouvoir de ratification qu'elle possédait à l'égard de toutes les résolutions de la Diète, aurait encore le moyen de contre-balancer l'opposition de la Prusse, et de rester assez puissante pour que l'anarchie ne s'introduisît pas dans le corps germanique. On estimait qu'en lui ôtant la majorité numérique, on lui avait tout au plus enlevé le pouvoir de dominer l'Allemagne à volonté, et de l'entraîner à la guerre, au gré de son orgueil ou de son ambition. C'était l'avis du nouvel archichancelier, fort versé dans la connaissance pratique de la Constitution germanique.
Il fallait organiser enfin le Collége des villes, peu influent de tout temps, et destiné à ne pas l'être davantage dans l'avenir. Bien que le traité de Lunéville n'eût point parlé de la suppression des villes libres, et seulement de la suppression des principautés ecclésiastiques, cependant l'existence de beaucoup de ces villes était tellement illusoire, leur administration tellement onéreuse pour elles-mêmes, l'exception qu'elles formaient au milieu du territoire germanique si gênante et si répétée, qu'il fallut en supprimer le plus grand nombre. La protection qu'elles avaient cherchée jadis dans leur qualité de villes immédiates, c'est-à-dire dépendant de l'empereur seul, elles la trouvaient dans la justice du temps, et dans une observation des lois beaucoup plus exacte qu'autrefois. Cependant les supprimer toutes eût été trop rigoureux; et on peut affirmer que, sans le Premier Consul, les plus célèbres eussent succombé sous l'ambition des gouvernements voisins. Mais il tenait à honneur de conserver les principales d'entre elles. Il voulut maintenir Augsbourg et Nuremberg, à cause de leur célébrité historique; Ratisbonne, à cause de la présence de la Diète; Wetzlar, à cause de la chambre impériale; Francfort, Lubeck, à cause de leur importance commerciale. Il imagina d'en adjoindre deux, qui, bien que considérables, même les plus considérables de toutes, Hambourg et Brême, n'avaient pas la qualité de villes impériales. Brême dépendait du Hanovre. Elle en fut détachée au prix d'une partie de l'évêché d'Osnabruck. Hambourg jouissait d'une véritable indépendance, mais elle n'avait pas voix au Collége des villes. Elle y fut comprise. Le Premier Consul fit ajouter d'utiles priviléges à l'existence exceptionnelle des villes libres. Elles étaient déclarées neutres à l'avenir dans les guerres de l'empire, exemptes de toutes charges militaires, telles que le recrutement, le contingent financier, le logement des troupes. C'était un moyen de légitimer et de faire respecter la neutralité qui leur était accordée. Un autre bienfait dont elles devaient jouir plus qu'aucune autre partie des États germaniques, c'était la suppression des péages, vexatoires et onéreux, établis sur les grands fleuves d'Allemagne. Les péages féodaux sur le Rhin, sur le Weser, sur l'Elbe, furent supprimés. Les pertes résultant de cette suppression pour les États riverains avaient été d'avance calculées et compensées. On avait même obligé certains princes qui avaient des propriétés dans quelques villes libres, telles qu'Augsbourg, Francfort, Brême, à y renoncer, au prix d'une augmentation d'indemnité. C'est à la France seule, à ses efforts opiniâtres, que ces bienfaits étaient dus. Ainsi le nombre de ces villes était réduit de toutes celles qui avaient perdu leur importance, mais accru des deux plus riches, jusque-là restées en dehors. Leur existence était agrandie et améliorée; elles étaient mises en position de rendre à la liberté du commerce de grands services, et d'en recueillir le bénéfice.
Ce travail une fois achevé fut renfermé dans une convention, signée le 4 juin par M. de Markoff et par le plénipotentiaire français. Avertie, jour par jour, des démarches de M. de Markoff, l'Autriche s'était tenue en arrière. De son côté, le Premier Consul l'avait peu recherchée, voulant, comme il avait fait dès le commencement, obtenir la plupart des consentements individuels, pour vaincre ensuite les récalcitrants par l'ensemble des consentements obtenus. Dans cette vue, des conventions directes avec le Wurtemberg et les autres États, firent des détails du plan autant de traités particuliers de la France avec les pays indemnisés.
M. de Markoff, au reste, ne voulut prendre qu'un engagement conditionnel, et en référer à sa cour. Il fut convenu que si sa cour acceptait le plan proposé, la note qui devait le contenir serait portée immédiatement à Ratisbonne, et présentée à la Diète au nom de la France et de la Russie, se constituant médiatrices auprès du corps germanique. Le Premier Consul, en liant ainsi la Russie à son projet, d'accord en outre sur ce même projet avec la Prusse, la Bavière, les principaux États de second et troisième ordre, ne pouvait manquer de vaincre la résistance de l'Autriche. Mais il craignait les efforts qu'elle allait faire à Pétersbourg pour ébranler le jeune empereur, pour éveiller ses scrupules, et intéresser sa justice contre sa vanité très-flattée du rôle qui lui était offert. Aussi chargea-t-il le général Hédouville, notre ambassadeur à Pétersbourg, de déclarer qu'on n'attendrait que dix jours le consentement du cabinet russe, et la ratification de la convention du 4 juin. Il fit faire cette déclaration en termes mesurés, mais positifs. Elle signifiait clairement que, si la Russie n'appréciait point assez l'honneur de régler en commun avec la France le nouvel état de l'Allemagne, le Premier Consul passerait outre, et se constituerait seul médiateur. Il y avait eu de l'habileté et de l'à-propos dans la condescendance témoignée à la cour de Russie; il n'y en avait pas moins dans la fermeté qu'on montrait à la fin de la négociation entamée avec elle.
Dans ce moment, l'empereur Alexandre se trouvait hors de Saint-Pétersbourg; il avait une entrevue à Mémel avec le roi de Prusse. Quoique la diplomatie russe fût toute favorable à l'Autriche, et défavorable à la Prusse, dont elle critiquait amèrement l'ambition et la condescendance envers la France, l'empereur Alexandre ne partageait pas ces dispositions. Il s'était persuadé, sans savoir trop pourquoi, que la Prusse était une puissance beaucoup plus redoutable que l'Autriche; il croyait que le secret du grand art de la guerre était resté, depuis la mort de Frédéric II, dans les rangs de l'armée prussienne, et il demeura même jusqu'à Iéna dans cette persuasion. Il avait entendu parler du roi qui gouvernait la Prusse, de sa jeunesse, de ses vertus, de ses lumières, de sa résistance à ses ministres; et, croyant voir entre la position de ce roi et la sienne plus d'une analogie, il avait conçu le désir de le connaître personnellement. En conséquence, il lui avait fait proposer une entrevue à Mémel. Le roi de Prusse avait saisi cette proposition avec empressement, car il était toujours plein du projet de s'entremettre entre la Russie et la France, toujours persuadé qu'il exercerait sur leurs rapports une utile influence, qu'il les ferait vivre en bonne harmonie, que, tenant la balance entre elles, il la tiendrait en Europe, et qu'à l'importance du rôle se joindrait la certitude de conserver la paix, dont le maintien était devenu la plus constante de ses préoccupations. Ce rôle, qu'il avait rêvé un instant sous l'empereur Paul, devenait bien plus facile sous l'empereur Alexandre, que l'âge et les penchants semblaient rapprocher de lui. Confirmé dans cette pensée par M. d'Haugwitz, il s'était rendu à Mémel, la tête remplie des plus honorables illusions. Frédéric-Guillaume et Alexandre, actuellement réunis, paraissaient se convenir beaucoup, et se juraient l'un à l'autre une éternelle amitié. Le roi de Prusse était simple et un peu gauche; l'empereur Alexandre n'était ni simple ni gauche; il était, au contraire, aimable, empressé, prodigue de démonstrations. Il ne craignit point de faire les premiers pas envers le descendant du grand Frédéric, et lui exprima une affection des plus vives. La belle reine de Prusse était présente à cette entrevue; l'empereur Alexandre lui voua dès cette époque un culte respectueux et chevaleresque. Ils se séparèrent fort enchantés les uns des autres, et convaincus qu'ils s'aimaient, non comme des rois, mais comme des hommes. C'était, en effet, la prétention de l'empereur Alexandre, de rester homme sur le trône. Il revint, répétant à tous ceux qui l'approchaient qu'il avait enfin trouvé un ami digne de lui. À tout ce qu'on lui racontait du cabinet prussien, de son ambition, de son avidité, il répondait par l'explication constamment employée quand il s'agissait de la Prusse, que ce qu'on disait était vrai de M. d'Haugwitz, mais faux du jeune et vertueux roi. Il n'eût pas demandé mieux que de voir expliquer ainsi tous les actes de la cour de Russie. À l'instant où les deux monarques allaient se quitter, un courrier arrivé à Mémel remit au roi Frédéric-Guillaume une lettre du Premier Consul. Cette lettre lui faisait part des avantages accordés à la Prusse, et du plan définitif convenu avec M. de Markoff. Tout dépendait maintenant, ajoutait le Premier Consul, du consentement de l'empereur de Russie. Le roi Frédéric-Guillaume, enchanté de ce résultat, voulut profiter de l'occasion, et parler des affaires allemandes au jeune ami qu'il croyait avoir conquis pour la vie. Mais cet ami glissant refusa de l'écouter, et promit de répondre dès qu'il aurait reçu de ses ministres la communication du plan arrêté à Paris.
On était à la mi-juin 1802 (fin de prairial an X). Des courriers attendaient l'empereur Alexandre à Saint-Pétersbourg; et le général Hédouville, très-ponctuel dans son obéissance, avait déjà présenté une note pour annoncer que, si, dans le délai fixé, on ne s'était pas expliqué par oui ou par non, il considérerait la réponse comme négative, et le manderait à Paris. Le vice-chancelier Kurakin, qui était mieux disposé pour la France que ses collègues, engagea le général Hédouville à reprendre sa note, afin de ne pas blesser l'empereur Alexandre, promettant qu'à l'arrivée de ce monarque l'affaire lui serait immédiatement soumise, et la réponse donnée sans aucun retard. L'empereur, de retour dans sa capitale, entendit ses ministres, et fut fort pressé par plusieurs d'entre eux de refuser le plan proposé. Le cabinet paraissait partagé, mais plus disposé cependant pour l'Autriche que pour la Prusse. Alexandre, bien qu'il vît, avec sa finesse précoce, que le maître des affaires d'Occident lui abandonnait l'apparence d'un rôle dont il gardait la réalité pour lui-même; bien qu'il comprît que ces conditions, qu'on devait dicter en commun à Ratisbonne, arrivaient toutes faites de Paris, Alexandre était cependant touché des égards extérieurs observés envers son empire, et satisfait d'un précédent qui, ajouté à celui de Teschen, établissait dans l'avenir le droit de la Russie de se mêler aux affaires germaniques.
Il était convaincu que le Premier Consul passerait outre si le cabinet russe hésitait plus long-temps; de plus, les prétentions de l'Autriche, qui faisait en ce moment les derniers efforts à Pétersbourg, lui semblaient entièrement déraisonnables; et enfin les lettres du roi de Prusse étaient chaque jour plus instantes: par tous ces motifs, il se décida en faveur du plan proposé, et ratifia la convention du 4 juin pour ainsi dire malgré ses ministres. Tandis qu'il donnait son consentement, le prince Louis de Baden arrivait à Pétersbourg, pour invoquer les droits de la parenté, et faire approuver un plan qui augmentait la fortune et les titres de sa maison; mais il trouvait ses vœux exaucés. Quelques jours après, ce prince infortuné mourait en Finlande, par un accident de voiture, en allant de chez sa sœur l'impératrice de Russie, chez sa sœur la reine de Suède.
L'empereur Alexandre, bien qu'il eût donné son consentement, avait cependant fait deux réserves, non pas expresses, mais verbales, et dont il laissait à la courtoisie du Premier Consul la prise en considération. La première était relative à l'évêque de Lubeck, duc d'Oldembourg et son oncle. Ce prince perdait, par la suppression du péage d'Elsfleth, sur le Weser, un revenu assez considérable, et demandait une augmentation d'indemnité. C'étaient quelques mille florins à trouver. La seconde réserve de l'empereur était relative à la dignité électorale, qu'il aurait voulu conférer à la maison de Mecklembourg, laquelle ne paraissait pas, du reste, s'en soucier beaucoup. Ceci était plus difficile; car cette nouvelle faveur portait à dix le nombre des électeurs, et plaçait un protestant de plus dans le collége électoral. C'était chose à régler ultérieurement avec la Diète.
Tout avait été disposé pour que les courriers revenant de Saint-Pétersbourg fissent leur retour par Ratisbonne, et remissent aux ministres de Russie et de France l'ordre d'agir immédiatement. La Russie avait désigné comme son ministre extraordinaire en cette circonstance, M. de Buhler, son représentant ordinaire auprès de la cour de Bavière. Le Premier Consul, de son côté, avait choisi pour le même rôle M. de Laforest, ministre de France à Munich. M. de Laforest, par sa connaissance des affaires allemandes, par son activité, réunissait les qualités convenables aux fonctions difficiles dont il allait être chargé. La note annonçant la médiation des deux cours avait été rédigée d'avance, et envoyée aux deux ministres français et russe, pour qu'ils pussent la présenter dès que les courriers seraient revenus de Saint-Pétersbourg. Tous deux avaient ordre de quitter Munich pour se rendre immédiatement à Ratisbonne. M. de Laforest exécuta cet ordre sur-le-champ, en engageant M. de Buhler à le suivre sans retard.
Ils arrivèrent à Ratisbonne le 16 août (28 thermidor).
La Diète s'était déchargée de l'œuvre difficile de la nouvelle organisation germanique sur une députation extraordinaire, composée de quelques-uns des principaux États allemands. C'était l'imitation de ce qu'on avait fait à d'autres époques, en de pareilles circonstances, notamment à la paix de Westphalie. Les huit États choisis étaient: Brandebourg (Prusse), Saxe, Bavière, Bohême (Autriche), Wurtemberg, Ordre Teutonique (archiduc Charles), Mayence, Hesse-Cassel. Ces huit États se trouvaient représentés dans la députation extraordinaire, par des ministres délibérant d'après les instructions de leur gouvernement.
Tous ces ministres n'étaient pas présents. M. de Laforest eut de grands efforts à faire pour les amener à Ratisbonne, efforts d'autant plus difficiles que l'Autriche, réduite au désespoir, avait pris le parti d'opposer à la vivacité de l'action française les lenteurs de la constitution germanique. La note, en forme de déclaration, fut remise au nom des deux cours le 18 août (30 thermidor) au ministre directorial de la Diète, chargé de présider à toutes les communications officielles. Copie en fut donnée au plénipotentiaire impérial, car il y avait auprès de la grande députation, comme auprès de la Diète elle-même, un plénipotentiaire exerçant la prérogative impériale, laquelle consistait à recevoir communication des propositions adressées à la Confédération, à les examiner, à les ratifier ou à les rejeter, pour le compte de l'empereur.
La note des puissances médiatrices, digne, amicale, mais ferme, disait simplement que les États allemands n'ayant pu s'entendre encore pour l'exécution du traité de Lunéville, et l'Europe entière étant intéressée à ce que l'œuvre de la paix reçût de l'arrangement des affaires germaniques son dernier complément, la France et la Russie, puissances amies et désintéressées, offraient leur médiation à la Diète, lui présentaient un plan, et déclaraient que l'intérêt de l'Allemagne, la consolidation de la paix, et la tranquillité générale de l'Europe, exigeaient que tout ce qui concernait le règlement des indemnités germaniques fût terminé dans l'espace de deux mois. Ce temps fixé avait quelque chose d'impérieux, sans doute, mais il rendait sérieuse la démarche des deux cours, et sous ce rapport il était indispensable.
Cette déclaration devait produire et produisit le plus grand effet. Le ministre directorial, c'est-à-dire le président, la transmit immédiatement à la députation extraordinaire.
Pendant qu'on agissait si résolument à Ratisbonne, une démarche officielle était faite à Vienne par l'ambassadeur de France, pour communiquer à la cour d'Autriche le projet de médiation, lui déclarer qu'on n'avait pas voulu la blesser, qu'on ne le voulait pas encore, mais que l'impossibilité de s'entendre avec elle avait obligé à prendre un parti définitif, parti impérieusement réclamé par le repos de l'Europe. On insinuait, au surplus, que le plan ne réglait pas toutes choses d'une manière irrévocable, qu'il restait en dehors bien des moyens de servir la cour de Vienne, soit dans ses négociations avec la Bavière, soit dans ses efforts pour assurer à des archiducs la succession de l'Ordre teutonique, et du dernier électorat ecclésiastique; que, dans toutes ces choses, la condescendance du Premier Consul serait proportionnée à la condescendance de l'empereur. Au reste, M. de Champagny, notre ambassadeur, avait ordre de n'entrer dans aucun détail, et de faire comprendre que toute discussion sérieuse devait s'engager exclusivement à Ratisbonne.
Au milieu de ces inévitables délais de la diplomatie, les princes indemnisés étaient fort impatients d'occuper les territoires qui leur étaient dévolus, et ils avaient demandé à les occuper immédiatement. La France y avait consenti, afin de rendre le plan proposé à peu près irrévocable. Sur-le-champ la Prusse fit occuper Hildesheim, Paderborn, Munster, l'Eichsfeld, Erfurth. Le Wurtemberg, la Bavière, qui n'étaient pas moins impatients que la Prusse, envoyèrent des détachements de troupes dans les principautés ecclésiastiques qui leur étaient assignées. La résistance de la part de ces principautés ne pouvait être grande, car c'étaient ou de vieux prélats, ou des chapitres administrant les bénéfices vacants, n'ayant ni moyens ni volonté de se défendre. La dureté des occupants valait bien, sous quelques rapports, la dureté reprochée autrefois à la Révolution française. La protectrice naturelle de ces malheureux ecclésiastiques était l'Autriche, chargée d'exercer la puissance impériale. Mais la plupart d'entre eux étaient placés bien loin de son territoire, et ceux qui se trouvaient à sa portée, comme les évêques d'Augsbourg, de Freisingen, ne pouvaient être secourus sans violer le territoire bavarois, ce qui eût été un acte d'une immense gravité. Toutefois il y avait un de ces évêchés facile à garantir de l'occupation bavaroise, et important à conserver, c'était l'évêché de Passau. Entreprendre sa défense était un acte de vigueur, propre à relever la situation fort abaissée de l'Autriche.
Nous avons déjà indiqué la position géographique de cet évêché, tout entier enclavé en Autriche, et n'ayant sur le territoire bavarois qu'un point, c'était Passau. (Voir la carte no 20.) La cour de Vienne voulait, comme on l'a vu, que cette place fût donnée à l'archiduc avec l'évêché lui-même. Les troupes autrichiennes étaient aux portes de Passau, et n'avaient qu'un pas à faire pour les franchir. La tentation devait être grande, et les prétextes ne manquaient pas. En effet, le malheureux évêque, en voyant approcher les troupes bavaroises, s'était adressé à l'empereur, protecteur naturel de tout État d'empire exposé à des violences. Le plan qui donnait son évêché, partie à la Bavière, partie à l'archiduc Ferdinand, n'était encore qu'un projet, point encore une loi d'empire, et jusque-là on pouvait en considérer l'exécution comme un acte illégal. Des actes de ce genre, il est vrai, se commettaient dans toute l'Allemagne; mais là où il était possible de les empêcher, pourquoi ne pas le faire, pourquoi ne pas donner signe de vie et de vigueur?
L'Autriche était portée au dernier degré d'exaspération. Elle se plaignait de tout le monde: de la France, qui, sans lui rien dire, avait négocié avec la Russie le plan qui changeait la face de l'Allemagne; de la Russie elle-même, qui, à Pétersbourg, lui avait tenu secrète l'adoption du projet de médiation; de la Prusse et des confédérés, qui s'appuyaient sur des gouvernements étrangers pour bouleverser complétement l'empire. Ses plaintes étaient peu fondées, et elle n'avait à reprocher qu'à elle-même, à ses prétentions exagérées, à ses finesses mal entendues, l'abandon dans lequel chacun la laissait en ce moment. Elle avait voulu négocier avec la Russie en se cachant de la France, et la France avait négocié avec la Russie en se cachant d'elle. Elle avait voulu appeler l'étranger dans l'empire, en ayant recours à l'empereur Alexandre, et la Prusse, la Bavière, imitant son exemple, avaient appelé la France, avec cette différence que la Prusse et la Bavière faisaient intervenir une puissance amie du corps germanique, et obligée à intervenir par les traités eux-mêmes. Quant aux occupations préalables, c'étaient choses prématurées, il est vrai, et, dans la rigueur du droit, illégales; mais malheureusement pour la logique de l'Autriche, elle venait d'occuper elle-même Salzbourg et Berchtolsgaden.
Quoi qu'il en soit, l'Autriche exaspérée, et voulant montrer que son courage n'était point abattu par un concours de circonstances malheureuses, fit un acte peu conforme à sa circonspection ordinaire. Elle enjoignit à ses troupes de franchir les faubourgs de Passau, pour occuper la place, et en même temps accompagna cet acte d'explications tendant à en atténuer l'effet. Elle déclarait qu'en agissant ainsi, elle répondait à une demande formelle de l'évêque de Passau; qu'elle n'entendait nullement décider par la force une des questions litigieuses soumises à la Diète germanique; qu'elle voulait faire purement un acte conservatoire, et qu'aussitôt après la décision de cette Diète, elle retirerait ses troupes, abandonnant la ville contestée au propriétaire qui en serait légalement investi par le plan définitif des indemnités.
Ses troupes entrèrent le 18 août dans Passau. Tandis qu'elles y marchaient, les troupes bavaroises y marchaient de leur côté. Peu s'en fallut qu'il n'y eut une collision grave, laquelle aurait mis toute l'Europe en feu. Cependant la prudence des officiers chargés de l'exécution prévint ce malheur. Les Autrichiens restèrent maîtres de la place.
Cette conduite était hardie, plus hardie qu'il n'appartenait à l'Autriche, car c'était sur un point important opposer un acte formel de résistance à la déclaration des puissances médiatrices. L'effet en fut très-grand à Ratisbonne, dans le nombreux public allemand qui s'y trouvait réuni. Il y avait là des représentants de tous les États, maintenus ou supprimés, satisfaits ou mécontents, cherchant, les uns à faire adopter le plan proposé, les autres à le changer en ce qui les concernait. Magistrats des villes libres, abbés, prélats, nobles immédiats y abondaient. Les nobles immédiats surtout, remplissant les armées et les chancelleries des cours allemandes, figuraient en grand nombre comme ministres à la Diète. Ceux mêmes qui représentaient des cours avantagées, et qui, à ce titre, auraient dû paraître contents, conservaient néanmoins leurs passions personnelles, et, comme nobles allemands, étaient fort loin d'être satisfaits. M. de Goertz, par exemple, ministre de Prusse à Ratisbonne, était partisan du plan d'indemnités pour le compte de sa cour; mais, en qualité de noble immédiat, il regrettait vivement l'ancien ordre de choses. Plusieurs autres ministres des cours allemandes étaient dans le même cas. Ces personnages composaient à eux tous un public passionné, et très-porté pour l'Autriche. Ce n'était pas à la France qu'ils en voulaient le plus, car ils voyaient bien qu'elle était désintéressée en tout cela, et qu'elle n'avait d'autre but que de mettre un terme aux affaires germaniques; mais ils poursuivaient de leur blâme le plus sévère la Prusse et la Bavière. L'avidité de ces cours, leurs liaisons avec la France, leur ardeur à détruire la vieille Constitution, y étaient qualifiées en termes d'une singulière amertume. La nouvelle de l'occupation de Passau produisit au milieu de ce public la sensation la plus vive et la plus agréable. Il fallait, disait-on, de la vigueur; la France n'avait point de troupes sur le Rhin; sa paix avec l'Angleterre n'était pas tellement solide qu'elle pût si facilement s'engager dans les affaires de l'Allemagne; d'ailleurs le Premier Consul venait de recevoir une sorte d'autorité monarchique, en récompense de la paix procurée au monde; il ne pouvait pas retirer sitôt un bienfait payé d'un si haut prix. On n'avait donc qu'à déployer de l'énergie, à passer l'Inn, à donner une leçon à la Bavière, et l'on ferait tomber les nombreuses mains levées à la fois contre la Constitution germanique.
L'effet produit à Ratisbonne se répandit bientôt dans toute l'Europe. Le Premier Consul, attentif à la marche de ces négociations, en fut frappé. Jusque-là il s'était soigneusement abstenu de toute démarche qui aurait pu porter atteinte à la paix générale. Son but avait été de la consolider et non de la mettre en péril. Mais il n'était pas d'humeur à se laisser braver publiquement, et surtout à laisser compromettre un résultat qu'il poursuivait avec tant d'efforts, et avec d'aussi excellentes intentions. Il sentait ce que pourrait produire à Ratisbonne cette hardiesse de l'Autriche, s'il ne la réprimait pas, et surtout s'il paraissait hésiter. Sur-le-champ il manda auprès de lui M. de Lucchesini, ministre de Prusse, M. de Cetto, ministre de Bavière. Il leur fit sentir à tous deux l'importance d'une résolution prompte et énergique, en présence de la nouvelle attitude prise par l'Autriche, et le danger auquel serait exposé le plan des indemnités, si on montrait en cette circonstance la moindre hésitation. Ces deux ministres le sentaient aussi bien que personne, car l'intérêt de leurs cours suffisait pour les éclairer à cet égard. Ils adhérèrent donc sans balancer aux idées du Premier Consul. Celui-ci leur proposa de se lier par une convention formelle, dans laquelle on déclarerait de nouveau, qu'on était disposé à employer tous les moyens nécessaires pour faire prévaloir le projet de médiation, et que si dans les soixante jours assignés aux travaux de la Diète, la ville de Passau n'était pas évacuée, la France et la Prusse uniraient leurs forces à celles de la Bavière, pour assurer à celle-ci la part qui lui était promise par le plan des indemnités. Cette convention fut signée le soir même du jour où elle avait été proposée, c'est-à-dire le 5 septembre 1802 (18 fructidor an X). Le Premier Consul n'appela point M. de Markoff, parce qu'il prévoyait mille difficultés de sa part, suscitées dans l'intérêt de l'Autriche. Il n'avait d'ailleurs pas besoin de la Russie pour faire acte d'énergie. La convention même en devenait plus menaçante, signée par deux puissances qui toutes deux étaient sérieusement résolues à l'exécuter. On se contenta de la communiquer à M. de Markoff, en l'invitant à la transmettre à Pétersbourg, pour que son cabinet pût y adhérer, s'il le jugeait convenable.
Le lendemain le Premier Consul fit partir son aide-de-camp Lauriston avec la convention qui venait d'être signée, et avec une lettre pour l'électeur de Bavière. Dans cette lettre il engageait l'électeur à se rassurer, lui garantissait de nouveau toute la part d'indemnité qui lui avait été promise, et lui annonçait qu'à l'époque fixée une armée française entrerait en Allemagne, pour tenir la parole de la France et de la Prusse. L'aide-de-camp Lauriston avait l'ordre de se rendre à Passau, pour s'y faire voir, et pour juger de ses propres yeux quel était le nombre d'Autrichiens réunis sur la frontière de Bavière. Il devait ensuite se montrer à Ratisbonne, passer à Berlin, et revenir par la Hollande. Il était porteur de lettres pour la plupart des princes d'Allemagne.
C'était plus qu'il n'en fallait pour agir fortement sur les têtes allemandes. Le colonel Lauriston partit sur-le-champ, et arriva sans perdre un instant à Munich. Sa présence y causa au malheureux électeur une joie des plus vives. Tous les détails contenus dans la lettre du Premier Consul furent répétés de bouche en bouche. Le colonel Lauriston continua sans retard sa tournée, acquit de ses propres yeux la conviction que les Autrichiens étaient trop peu nombreux sur l'Inn pour faire autre chose qu'une bravade, et se rendit à Ratisbonne, de Ratisbonne à Berlin.
Cette promptitude d'action surprit l'Autriche, frappa de crainte tous les opposants de la Diète, et leur prouva qu'une puissance comme la France ne s'était pas publiquement engagée avec une autre puissance comme la Prusse, à faire réussir un plan, sans le vouloir sérieusement. D'ailleurs l'intention des médiateurs était si évidente, elle avait tellement pour but d'assurer le repos du continent par la conclusion des affaires allemandes, que la raison devait se joindre au sentiment d'une force supérieure pour faire tomber toutes les résistances. Restaient à vaincre, il est vrai, les difficultés de forme, dont l'Autriche allait se servir pour ralentir l'adoption du plan, à moins qu'elle n'obtînt quelque concession qui adoucît son chagrin, et sauvât la dignité du chef de l'empire, fort compromise en cette occasion.
La députation extraordinaire qui était chargée par la Diète de préparer un conclusum, et de le lui soumettre, était en ce moment assemblée. Les huit États qui la composaient, Brandebourg, Saxe, Bavière, Bohême, Wurtemberg, Ordre Teutonique, Mayence, Hesse-Cassel, étaient présents dans la personne de leurs ministres. Le protocole était ouvert; chacun avait commencé à émettre son avis. Sur les huit États, quatre admirent sans hésiter le plan des médiateurs. Brandebourg, Bavière, Hesse-Cassel, Wurtemberg, exprimèrent leur gratitude pour les hautes puissances, qui avaient bien voulu venir au secours du corps germanique, et le tirer d'embarras par leur arbitrage désintéressé; déclarèrent en outre le plan sage, acceptable dans son contenu, sauf quelques détails, à l'égard desquels la grande députation pourrait sans inconvénient donner son avis, et proposer d'utiles modifications. Ils ajoutèrent enfin, relativement au délai fixé, qu'il était urgent d'en finir au plus tôt, tant pour le repos de l'Allemagne que pour celui de l'Europe. Cependant les quatre États approbateurs ne s'expliquaient pas d'une manière précise sur ce terme de deux mois. C'eût été compromettre leur dignité que de rappeler ce terme rigoureux, pour proposer de s'y soumettre; mais c'était bien ce qu'ils entendaient dire, quand ils recommandaient à leurs co-États d'en finir au plus tôt.
On aurait dû s'attendre à l'approbation de Mayence, puisque cet ancien électorat ecclésiastique était seul conservé, et pourvu d'un revenu d'un million de florins. Mais le baron d'Albini, représentant de l'archevêque électeur, homme d'esprit, fort adroit, souhaitant au fond du cœur le succès de la médiation, était fort embarrassé d'approuver, en présence de tout le parti ecclésiastique, un plan qui anéantissait la vieille Église féodale d'Allemagne, et de l'approuver uniquement, parce que l'électorat de son archevêque était conservé. De plus, cet archevêque n'était pas complétement satisfait des combinaisons qui le concernaient. Le bailliage d'Aschaffenbourg, dernier débris de l'électorat de Mayence, formait la seule portion de revenu qui lui fût assurée en territoire. Le reste devait lui être donné en assignations diverses sur les biens d'Église réservés, et pour cette partie du million promis, partie la plus considérable, car le bailliage d'Aschaffenbourg valait à peine 300 mille florins, il n'était pas sans inquiétude.
M. d'Albini, pour Mayence, émit donc un avis assez ambigu, remercia beaucoup les hautes puissances médiatrices de leur intervention amicale, déplora longuement les malheurs de l'Église germanique, et distingua dans le plan deux parties, l'une comprenant la distribution des territoires, l'autre les considérations générales dont le projet était accompagné. Quant aux distributions de territoire, sauf les petites indemnités, le ministre de Mayence approuvait les propositions des puissances médiatrices. Quant aux considérations générales, contenant l'indication des règlements à faire, il les trouvait insuffisantes, et notamment les pensions du clergé lui paraissaient n'être pas assez clairement assurées. En cela il faut reconnaître que les observations du représentant de Mayence n'étaient pas dépourvues de raison.
Son avis ne contenait donc pas une approbation formelle.
Saxe demandait à réserver encore son vote, ce qui était fort en usage dans les délibérations de la Diète germanique. Comme on recueillait plusieurs fois les suffrages, on pouvait remettre à dire son opinion dans une séance postérieure. Cet État, fort désintéressé, fort sage, placé ordinairement sous l'influence de la Prusse, mais de cœur préférant l'Autriche, catholique d'ailleurs par la religion de son prince, quoique protestant par la religion de son peuple, éprouvait des scrupules pénibles, partagé qu'il était entre ses affections et sa raison, ses affections qui parlaient pour la vieille Allemagne, sa raison qui parlait pour le plan des médiateurs.
Bohême, Ordre Teutonique, étaient des États tout à fait autrichiens. Quant au premier, c'était convenu, puisque l'empereur était roi de Bohême. Quant au second, c'était tout aussi évident, puisque l'archiduc Charles, frère de l'empereur, son généralissime, son ministre de la guerre, était grand-maître de l'Ordre Teutonique. On affectait à Vienne et à Ratisbonne de mettre une différence entre le ministre de Bohême, par exemple, et le ministre impérial. Le ministre de Bohême, représentant spécialement la maison d'Autriche, pouvait se livrer à l'expression des passions de famille: aussi lui faisait-on dire les choses les plus acerbes. Le ministre impérial parlant au nom de l'empereur, affectait de s'exprimer plus gravement, et du point de vue des intérêts généraux de l'empire. Il était moins vrai et plus pédantesque. M. de Schraut était ministre pour Bohême, M. de Hugel pour l'empereur. Ce dernier, formaliste des plus consommés, était d'ailleurs fort délié, comme beaucoup de ces Allemands qui avaient vieilli en Diète, et qui, sous la pédanterie des formes, cachaient toute l'astuce des gens de palais. Quant au ministre du grand-maître teutonique, c'était M. de Rabenau, soumis en entier à la députation autrichienne, qui lui rédigeait jusqu'à ses notes, au vu et au su de la Diète; rôle dont ce ministre estimable souffrait beaucoup, et se plaignait lui-même. M. de Hugel, ministre pour l'empereur, dirigeait les voix autrichiennes, et il était chargé de lutter d'artifices et de lenteurs contre le parti prussien, et contre les puissances médiatrices.
Dès la première séance, M. de Schraut pour Bohême, se plaignit hautement de la conduite tenue envers l'Autriche, et répondit avec amertume au reproche qui était adressé à cette cour, de n'avoir jamais abouti à une conclusion, reproche sur lequel se fondaient principalement les puissances médiatrices pour intervenir. Ce ministre déclara que depuis neuf mois, le cabinet impérial n'avait pas pu obtenir une seule réponse à ses ouvertures de la part du gouvernement français; qu'on l'avait laissé dans l'ignorance la plus complète de ce qui s'était traité à Paris; que jamais son ambassadeur n'avait pu être initié au secret de la médiation, et que le plan de cette médiation ne lui avait été connu qu'au moment même de la communication qui en avait été faite à Ratisbonne. M. de Schraut se plaignit ensuite du lot assigné à l'archiduc Ferdinand, prétendit que le traité de Lunéville était violé, car ce traité assurait à l'archiduc une indemnité entière de ses pertes, et on lui donnait comme équivalent de 4 millions de florins perdus, 1,350,000 au plus. Salzbourg, suivant M. de Schraut, ne produisait que 900 mille florins, Berchtolsgaden 200 mille, Passau 250 mille. C'était là un pur mensonge. Du reste, Bohême ne concluait pas.
Ordre Teutonique, plus modéré de langage, ne voulut admettre le plan que comme document à consulter.
Il y avait donc quatre voix approbatives, Brandebourg, Bavière, Hesse-Cassel, Wurtemberg; une voix, Mayence, qui, au fond, était approbative, mais qu'il fallait amener à l'être complétement; une voix, Saxe, qui suivrait la majorité, quand cette majorité serait prononcée; deux voix enfin, Bohême et Ordre Teutonique, tout à fait contraires, jusqu'à une satisfaction donnée à l'Autriche.
Ce résultat fut immédiatement communiqué au Premier Consul. Quand il eut connaissance du premier avis de Bohême, lequel imputait au silence obstiné de la France l'impossibilité de mener à fin la négociation des affaires germaniques, il ne voulut pas rester sous le coup de cette imputation. Il répliqua sur-le-champ par une note que M. de Laforest fut chargé de communiquer à la Diète. Dans cette note il exprimait le regret d'être réduit à publier des négociations qui, de leur nature, auraient dû rester secrètes; mais il ajoutait que, puisqu'on l'y obligeait en calomniant publiquement ses intentions, il déclarait que ces prétendues ouvertures de l'Autriche au cabinet français avaient pour but, non l'arrangement général de l'affaire des indemnités, mais l'extension de la frontière autrichienne jusqu'à l'Isar et jusqu'au Lech, c'est-à-dire la suppression de la Bavière du nombre des puissances allemandes; que les prétentions de l'Autriche, portées de Paris, où elles n'avaient pas réussi, à Pétersbourg, où elles n'avaient pas réussi davantage, enfin à Munich, où elles étaient devenues menaçantes, avaient obligé les puissances médiatrices à intervenir pour assurer le repos de l'Allemagne, et, avec le repos de l'Allemagne, celui du continent.
Cette réplique, fort méritée, mais exagérée en un point, l'imputation à l'Autriche d'avoir cherché à s'étendre jusqu'au Lech (elle n'avait, en effet, parlé que de l'Isar), cette réplique affligea vivement le cabinet impérial, qui vit bien qu'il avait affaire à un adversaire aussi résolu en politique qu'il l'était en guerre.
Cependant il fallait faire marcher la négociation. M. de Laforest, avec l'autorisation de son cabinet, employa les moyens nécessaires pour décider le vote de Mayence. On promit à M. d'Albini, représentant de l'électeur de Mayence, d'assurer le revenu de l'archichancelier, non en rentes, mais en territoires immédiats, ne relevant d'aucun prince. À cette promesse, qu'on lui fit d'une manière formelle, on ajouta quelques menaces très-claires pour le cas où le plan viendrait à échouer. On décida ainsi le vote de M. d'Albini. Mais il n'était pas possible d'obtenir l'admission pure et simple du plan. L'honneur du Corps germanique exigeait que la députation extraordinaire, en l'accueillant comme base de son travail, y apportât au moins quelques légers changements. L'intérêt de quelques-uns des petits princes réclamait plusieurs modifications de détail; et la Prusse, d'ailleurs, par des motifs peu avouables, était d'accord avec Mayence pour séparer les considérations générales du plan lui-même, et les rédiger sous une forme nouvelle. Dans ces considérations, en effet, s'en trouvait une relative aux biens d'Église médiats, lesquels avaient été réservés, pour servir soit à quelques compléments d'indemnité, soit aux pensions ecclésiastiques. Beaucoup de ces biens étaient enclavés dans le territoire de la Prusse, et cette puissance, déjà si favorablement traitée, nourrissait l'espoir de les sauver de toute nouvelle assignation, pour se les approprier exclusivement. Elle entra donc dans les idées de Mayence, et convint avec cet État de remanier la partie du plan qui renfermait les considérations générales; mais elle convint en même temps d'adopter les bases principales du partage territorial, dans un conclusum préalable, en arrêtant que les changements qui devaient y être faits, le seraient d'un commun accord avec les ministres des puissances médiatrices. Il était entendu, de plus, que tout ce travail serait terminé au 24 octobre 1802 (2 brumaire an XI), ce qui faisait deux mois, à partir non du jour de la déclaration des puissances, mais du jour où leur note avait été dictée à la députation, c'est-à-dire lue et transcrite dans les procès-verbaux de la Diète.
Le 8 septembre (21 fructidor), ce conclusum préalable fut adopté, malgré tous les efforts du ministre impérial, M. de Hugel. Brandebourg, Bavière, Wurtemberg, Hesse-Cassel, Mayence, c'est-à-dire cinq États sur huit, admirent le conclusum préalable, comprenant l'ensemble du plan, sauf quelques modifications accessoires, qu'on devait y apporter d'accord avec les ministres médiateurs. Dans cette séance, Saxe fit un pas, en émettant un avis moyen. Cet État voulait qu'on reçût le plan comme un fil de direction, dans le labyrinthe des indemnités.
Bohême, Ordre Teutonique, s'opposèrent à l'adoption. D'après les formes constitutionnelles le ministre impérial aurait dû communiquer le conclusum voté aux ministres médiateurs. M. de Hugel s'obstina à n'en rien faire. Du reste, il était sans cesse à s'excuser des obstacles qu'il apportait à la négociation, et faisait tous ses efforts pour provoquer une ouverture amicale de la part des ministres de France et de Russie, leur répétant chaque jour que le moindre avantage concédé à la maison d'Autriche, pour sauver au moins son honneur, la déciderait à laisser passer le travail. Toute sa politique consistait maintenant à fatiguer les deux légations française et russe, afin d'amener le Premier Consul, soit à une concession de territoire sur l'Inn, soit à une combinaison des voix dans les trois colléges, qui assurât la conservation de l'influence autrichienne dans l'empire. La conduite que M. de Laforest, consommé dans cette espèce de tactique, adopta et fit adopter par son cabinet, fut de marcher obstinément au but, malgré la légation autrichienne, de ne rien accorder à Ratisbonne, et de renvoyer les ministres autrichiens à Paris, disant que là peut être ils obtiendraient quelque chose, non pas avant, mais après les facilités qu'on aurait obtenues de leur part dans le cours de la négociation.
La légation impériale, pour gagner le temps de négocier à Paris, s'efforça de faire passer un nouveau conclusum modifié, lequel devait être renvoyé aux ministres médiateurs, pour s'entendre avec eux sur les changements qu'il paraîtrait convenable d'adopter. Cette tentative n'aboutit à rien, qu'à donner une sorte d'humeur à la légation de Saxe, et à rattacher ce membre de la grande députation à la majorité de cinq voix qui s'était déjà prononcée.
Bien que la plénipotence impériale s'interposât comme un mur, ainsi que l'écrivait M. de Laforest, entre la députation extraordinaire et les ministres médiateurs, car elle s'obstinait à ne pas communiquer à ceux-ci les actes de cette députation extraordinaire, il fut convenu néanmoins que les réclamations adressées à la Diète par les petits princes seraient officieusement communiquées à ces deux ministres, que tout cela aurait lieu par simples notes, et que les modifications admises en conséquence de ces réclamations seraient renfermées dans des arrêtés, dont l'ensemble formerait le conclusum définitif.
Dès que la voie fut ouverte aux réclamations, elles ne se firent pas attendre, comme on le pense bien; mais elles venaient des petits princes, car la part des grandes maisons avait été faite à Paris, lors de la négociation générale. Ces petits princes s'agitaient en tout sens pour se faire protéger. Malheureusement, et ce fut là le seul détail regrettable dans cette mémorable négociation, des employés français, gens nourris dans les désordres du Directoire, se laissèrent souiller les mains par des dons pécuniaires, que les princes allemands, impatients d'améliorer leur sort, prodiguaient sans discernement. Le plus souvent les misérables agents qui recevaient ces dons, vendaient un crédit qu'ils n'avaient pas. M. de Laforest, homme d'une parfaite intégrité, et représentant principal de la France à Ratisbonne, écoutait peu les recommandations qu'on lui adressait en faveur de telle ou telle maison; il les dénonçait même à son gouvernement. Le Premier Consul, averti, écrivit plusieurs lettres au ministre de la police, pour faire cesser ce trafic odieux, qui ne faisait que des dupes, car ces prétendues recommandations, payées à prix d'argent, n'exerçaient aucune influence sur les arrangements conclus à Ratisbonne.
La plus grande difficulté ne consistait pas à régler les suppléments d'indemnités, mais à les imputer sur les biens réservés, qui devaient supporter en outre les pensions du clergé aboli. Les efforts de la Prusse pour sauver de cette double charge les biens situés dans ses États, provoquèrent de grandes contestations, et nuisirent fort à la dignité de cette cour. Il fallait d'abord trouver le complément de revenu promis au prince archichancelier, électeur de Mayence. On imagina un premier moyen de le satisfaire. Au nombre des villes libres conservées se trouvaient Ratisbonne et Wetzlar, la dernière maintenue dans sa qualité de ville libre à cause de la chambre impériale qui résidait chez elle. Mal administrées l'une et l'autre, comme la plupart des villes libres, elles n'avaient pas une existence dont la continuation fût fort désirable. On les assigna au prince archichancelier. Il y avait à cela une véritable convenance, car Ratisbonne était la ville où siégeait la Diète, et Wetzlar celle où siégeait la suprême cour d'empire. Il était naturel de les donner au prince directeur des affaires germaniques. Ces deux cités, celle de Ratisbonne surtout, furent fort joyeuses de leur nouvelle destination. Le prince archichancelier possédant Aschaffenbourg, Ratisbonne et Wetzlar, avait 650 mille florins de revenus assurés en territoire. Il fallait lui en trouver encore 350 mille. Il en fallait de plus 53 mille pour la maison de Stolberg et Isembourg, 10 mille pour le duc d'Oldembourg, oncle et protégé de l'empereur Alexandre. C'était en tout 413 mille florins à faire peser sur les biens d'Église réservés, indépendamment des pensions ecclésiastiques. Baden, Wurtemberg avaient déjà accepté la part imputable sur les biens réservés situés dans leurs États. La Prusse et la Bavière avaient à supporter chacune la moitié des 413 mille florins restant à trouver. La Bavière était financièrement très-chargée, et par la quantité des pensions qui lui étaient échues, et par les dettes qui avaient été transportées de ses anciens États sur les nouveaux. La Prusse ne voulait pas même supporter 200 mille florins sur les 413 mille qui manquaient encore. Elle avait imaginé un moyen de se les procurer, c'était de faire payer ces 413 mille florins aux villes libres de Hambourg, Brême, Lubeck, qu'elle jalousait vivement. Cette âpreté faisait scandale à Ratisbonne, et le ministre de Prusse, M. de Goertz, en était si confus qu'il avait été prêt un moment à donner sa démission. M. de Laforest l'en avait empêché dans l'intérêt même de la négociation.
La faculté de réclamer accordée aux petits princes avait fait renaître une quantité de prétentions éteintes. Une autre cause avait contribué à les réveiller, c'était le bruit déjà fort répandu à Ratisbonne, que l'Autriche était près d'obtenir à Paris un supplément d'indemnité en faveur de l'archiduc Ferdinand. Hesse-Cassel, jaloux de ce qu'on avait fait pour Baden, Hesse-Darmstadt de ce qu'on avait fait pour Hesse-Cassel, Orange-Nassau de ce qu'on annonçait pour le ci-devant duc de Toscane, demandaient des suppléments que du reste on ne pouvait trouver nulle part. Les occupations de vive force, continuées sans interruption, ajoutaient à la confusion générale. Le corps germanique se trouvait exactement dans l'état où avait été la France, sous l'Assemblée constituante, au moment de l'abolition du régime féodal. Le margrave de Baden, qui héritait de Manheim, autrefois propriété de la maison de Bavière, était en conflit avec cette dernière maison pour une collection de tableaux. Des détachements de troupes appartenant aux deux princes avaient failli en venir aux mains. Pour compléter ce triste spectacle, l'Autriche, ayant sur une foule de terres en Souabe des prétentions d'origine féodale, faisait arracher les poteaux aux armes de Baden, de Wurtemberg, de Bavière, dans les diverses villes ou abbayes assignées à ces États par le plan des indemnités. Enfin la Prusse, saisie de l'évêché de Munster, ne voulait pas mettre en possession les comtes d'empire, co-partageants avec elle de cet évêché.
Au milieu de ces désordres, l'Autriche, sentant qu'il fallait transiger, offrit d'adhérer immédiatement au plan des puissances médiatrices, si on lui concédait la rive de l'Inn, moyennant l'abandon qu'elle ferait à la Bavière de quelques-unes de ses possessions en Souabe. Elle proposa de nouveau à cette maison la ville d'Augsbourg, pour en faire sa capitale. Elle demanda, en outre, la création de deux électeurs de plus, dont l'un serait l'archiduc de Toscane, appelé à devenir souverain de Salzbourg, dont l'autre serait l'archiduc Charles, actuellement grand-maître de l'Ordre Teutonique. À ces conditions, l'Autriche était prête à regarder ses archiducs comme suffisamment indemnisés, et à se rendre au vœu des puissances médiatrices.
Le Premier Consul ne pouvait plus, après tout ce qui s'était passé à l'égard de Passau, amener la Bavière à céder la frontière de l'Inn; et surtout il lui était difficile de faire accepter à l'Allemagne trois électeurs à la fois, pris dans la seule maison d'Autriche, Bohême, Salzbourg, Ordre Teutonique. Il ne voulait pas enfin sacrifier la ville libre d'Augsbourg. Il répondit que, disposé à demander quelques sacrifices à la Bavière, il lui était impossible d'exiger la concession de la frontière de l'Inn. Il insinua qu'il irait peut-être jusqu'à proposer à la Bavière l'abandon d'un évêché, comme celui d'Aichstedt, mais qu'il lui était impossible d'aller au delà.
Le temps s'écoulait; on était en vendémiaire (octobre), et le terme final, fixé au 2 brumaire (24 octobre), approchait. Les médiateurs avaient hâte d'en finir. Ils avaient entendu toutes les petites réclamations, accueilli celles qui méritaient d'être écoutées, et rédigé les règlements qui devaient accompagner la distribution des territoires. La dignité électorale réclamée pour le Mecklembourg par l'empereur Alexandre, n'avait paru à personne pouvoir être accordée, car c'était un nouvel électeur protestant, ajouté aux six qui existaient déjà dans un Collége de neuf. La disproportion était trop grande pour l'accroître encore. Cette réclamation avait été écartée. On avait fait une nouvelle distribution des votes virils (c'est ainsi que s'appelaient les votes dans le Collége des princes); et on avait transféré sur leurs nouveaux États les voix des princes dépossédés à la rive gauche. Il en résultait, dans le Collége des princes comme dans le Collége des électeurs, un changement considérable au profit des protestants, car on remplaçait des prélats ou des abbés par des princes séculiers de religion réformée. Afin d'établir une sorte de contre-poids, on avait attribué de nouvelles voix à l'Autriche pour Salzbourg, pour la Styrie, pour la Carniole et la Carinthie. Mais les princes catholiques manquaient de principautés qui pussent servir de prétexte à la création de nouvelles voix dans la Diète. Malgré tout ce qu'on avait fait, la proportion, qui était autrefois, comme nous l'avons dit, de 54 voix catholiques contre 43 protestantes, était actuellement de 31 voix catholiques contre 62 protestantes. Cependant il n'en fallait pas conclure que le parti de l'Autriche fût dans une infériorité proportionnée à ces nombres. Tous les suffrages protestants, comme nous l'avons dit ailleurs, n'étaient pas des suffrages assurés à la Prusse, et avec les prérogatives impériales, avec le respect dont la maison d'Autriche était encore l'objet, avec les craintes que la maison de Brandebourg commençait à inspirer, la balance pouvait être maintenue entre les deux maisons rivales.
Quant au Collége des villes, on l'avait organisé d'une manière indépendante, et on avait tâché de le rendre moins inférieur aux deux autres. Les huit villes libres étaient réduites à six, puisque Wetzlar et Ratisbonne avaient été accordées à l'archichancelier. La Prusse voulait faire supprimer ce troisième collége, et attribuer à chacune des six villes une voix dans le Collége princier. C'eût été un moyen d'en supprimer encore une ou deux, notamment Nuremberg, dont elle ambitionnait la possession. La légation française s'y refusa obstinément.
Il ne fut rien dit sur l'état de la noblesse immédiate, qui était dans la plus cruelle anxiété, car la Prusse et la Bavière la menaçaient ouvertement.
Enfin, le terme du 2 brumaire approchant, le nouveau projet fut mis en délibération dans la députation extraordinaire. Brandebourg, Bavière, Hesse-Cassel, Wurtemberg, Mayence, l'approuvèrent. Saxe, Bohême, Ordre Teutonique, déclarèrent qu'ils le prenaient en considération, mais, qu'avant de se prononcer définitivement, ils voulaient attendre la fin de la négociation entamée à Paris avec l'Autriche; car autrement, disaient-ils, on s'exposerait à voter un plan qu'il faudrait modifier ensuite.
La députation extraordinaire avait à émettre son vote définitif, et il ne restait que trois ou quatre jours pour atteindre le délai de deux mois. Il y allait de l'honneur des grandes puissances médiatrices d'obtenir l'adoption de leur plan dans le délai fixé. M. de Laforest et M. de Buhler, qui marchaient franchement d'accord, faisaient les plus grands efforts pour que, le 29 vendémiaire (21 octobre), le conclusum fût définitivement adopté. Ils rencontraient des difficultés infinies, car M. de Hugel répandait partout qu'un courrier de Paris, apportant de graves changements, était attendu à chaque instant; qu'à Paris même on désirait un retard. Il était allé jusqu'à menacer M. d'Albini, lui disant que, d'après un avis certain, des ordres devaient lui arriver de l'électeur de Mayence, pour désavouer sa conduite, et lui enjoindre de ne pas voter. C'était ébranler l'une des cinq voix favorables, et jusqu'ici l'une des plus fidèles. Ces menaces avaient été poussées si loin, que M. d'Albini s'en était offensé, et en était devenu plus ferme dans sa résolution. Par surcroît d'embarras, la Prusse venait, au dernier moment, de créer de nouveaux obstacles: elle voulait une rédaction qui la dispensât de fournir sur les biens réservés, sa part des 413 mille florins qui restaient à trouver. Elle aspirait même à s'approprier certaines dépendances des biens ecclésiastiques enclavés dans ses États, et attribués à divers princes par le plan d'indemnités. Elle avait, en un mot, mille prétentions plus vexatoires, plus déplacées les unes que les autres, qui, surgissant d'une manière imprévue à la fin de la négociation, étaient de nature à la faire échouer. Ce n'était pas le ministre de Prusse, M. de Goertz, personnage fort digne, rougissant du rôle qu'on lui faisait jouer, c'était un financier qu'on lui avait adjoint, qui provoquait ces difficultés. Enfin MM. de Laforest et de Buhler donnèrent une dernière impulsion, et le 29 vendémiaire (21 octobre) le conclusum définitif fut adopté par la députation extraordinaire des huit États, et la médiation se trouva en quelque sorte accomplie, dans le terme assigné par les puissances médiatrices. Le dernier jour Saxe vota comme les cinq États formant la majorité ordinaire, par respect pour cette majorité.
Il restait cependant encore bien des détails à régler. Le partage des territoires et les règlements organiques ne formaient pas un même acte. On avait demandé qu'ils fussent réunis dans une seule résolution, qui prendrait un titre déjà connu dans le protocole germanique, celui de Recès. Ensuite, l'œuvre de la députation extraordinaire étant terminée, il fallait la porter à la Diète germanique, dont la députation extraordinaire n'était qu'une commission. On avait pris une précaution dans le libellé du conclusum définitif, c'était de dire que le recès serait directement communiqué aux ministres médiateurs. On voulait prévenir ainsi les refus de communications de la part des ministres impériaux aux ministres médiateurs, refus qui avaient entraîné déjà de fâcheuses lenteurs.
On se mit sur-le-champ à l'œuvre pour fondre dans une seule rédaction l'acte principal et les règlements. C'était une nouvelle occasion pour M. de Hugel de soulever des questions embarrassantes. Ainsi, à propos de cette rédaction définitive, il demandait obstinément, si on ne comprendrait pas, dans le recès, l'imputation sur un gage quelconque des 413 mille florins dus à l'archichancelier, au duc d'Oldembourg, aux maisons d'Isembourg et de Stolberg; il demandait si ce n'était pas le moment de pourvoir aux pensions de l'archevêque de Trèves, des évêques de Liége, de Spire, de Strasbourg, dont les États avaient passé avec la rive gauche du Rhin à la France, et qui ne savaient à qui s'adresser pour obtenir des pensions alimentaires; si on n'accorderait pas une indemnité à la noblesse immédiate, pour la perte de ses droits féodaux, perte dont on avait promis antérieurement de la dédommager.
À toutes les demandes de nouvelles allocations, la Prusse répondait par des refus ou des renvois aux villes libres. La Bavière disait avec raison qu'elle était fort obérée, et qu'elle allait voir ses ressources encore amoindries par ce qui serait accordé à l'Autriche, dans la négociation entamée à Paris. M. de Hugel répliquait que ce n'était pas ainsi qu'on faisait face à des dettes sacrées.
Ces contestations produisaient à Ratisbonne un effet extrêmement fâcheux. On se plaignait surtout de l'avidité de la Prusse et des complaisances de la France pour elle; on ne reconnaissait plus, disait-on, le grand caractère du Premier Consul, qui permettait qu'on abusât ainsi de son nom et de sa faveur. Tous les esprits revenaient à l'Autriche, même ceux qui n'étaient pas ordinairement portés pour elle. On se disait qu'à subir une influence prépondérante en empire, il valait mieux subir celle de l'antique maison d'Autriche, qui, sans doute, avait abusé jadis de sa suprématie, mais qui avait aussi souvent protégé qu'opprimé les Allemands. Il naissait, entre les États de second ordre, tels que la Bavière, le Wurtemberg, les deux Hesses, Baden, une disposition à former dans le centre de l'Allemagne, une ligue qui résisterait aussi bien à la Prusse qu'à l'Autriche.
Enfin, malgré tout l'art apporté à exploiter ces difficultés, le recès fut rédigé, et adopté par la députation extraordinaire le 2 frimaire an XI (23 novembre 1802). Aucune ressource n'était indiquée pour subvenir au paiement des 413 mille florins restés sans assignation. On voulait connaître, disait-on, avant de mettre la dernière main à l'œuvre, le résultat des négociations entre l'Autriche et la France.
La légation impériale se voyait donc définitivement vaincue par l'activité et la constance des ministres médiateurs, qui poursuivaient invariablement leur marche, appuyés sur une majorité de cinq voix, quelquefois même de six sur huit, lorsque la Saxe était ramenée à cette majorité par la résistance obstinée de l'Autriche. M. de Hugel prit le parti de laisser faire. Il fallait porter le recès de cette commission spéciale, appelée la députation extraordinaire, à la Diète elle-même. Pour aller de l'une à l'autre, on était décidé à se passer de l'intermédiaire des ministres de l'empereur, s'ils refusaient la transmission. Cependant les Allemands, même les plus favorables au plan d'indemnité, inclinaient pour la fidèle observation des règles constitutionnelles. On trouvait l'empire bien assez ébranlé, et d'ailleurs dans le renversement de la constitution, on entrevoyait une nouvelle domination qu'on redoutait tout autant que l'ancienne. Ceux même qui, dans l'origine, étaient les partisans de la Prusse, se ralliaient à ceux qui avaient toujours vénéré l'Autriche comme l'image la plus parfaite du vieil ordre de choses. On en était arrivé à ce point, auquel on arrive bientôt dans les révolutions, de se défier des nouveaux maîtres, et de haïr un peu moins les anciens. On souhaitait donc de n'avoir pas à se passer des ministres impériaux, et la nouvelle d'un abouchement, à Paris, entre l'Autriche et le Premier Consul, fit naître une espérance de rapprochement qui fut accueillie avec joie par tout le monde.
M. de Hugel, amené enfin au système de la condescendance, consentit à communiquer les actes de la députation extraordinaire aux ministres médiateurs, afin que ceux-ci pussent s'adresser à la Diète, et requérir l'adoption du recès comme loi de l'empire. Mais, par une petitesse de vieux formaliste, M. de Hugel refusa d'envoyer le recès lui-même revêtu des couleurs impériales; il communiqua un simple imprimé, avec une dépêche qui en garantissait l'authenticité.
Sans perdre de temps, le 4 décembre (13 frimaire), les deux ministres français et russe communiquèrent le recès à la Diète, déclarant qu'il l'approuvaient dans son entier, au nom de leurs cours respectives, qu'ils en demandaient immédiatement la prise en considération, et le plus prochainement possible l'adoption comme loi de l'empire. Cette promptitude à saisir la Diète était un moyen de faire arriver, ou les ministres des États allemands qui étaient absents, ou les instructions de ceux qui n'en avaient pas encore.
Ici de nouvelles précautions devenaient nécessaires, relativement à la composition de la Diète. Admettre à voter tous les États supprimés à la rive gauche par la conquête de la France, à la rive droite par le système des sécularisations, c'était s'exposer de leur part à une résistance invincible, ou bien les condamner à prononcer eux-mêmes leur propre suppression. Il fut convenu avec le ministre directorial, c'est-à-dire avec l'archichancelier, de convoquer exclusivement les États conservés dans l'empire, soit que leur titre fût changé, soit qu'il ne le fût pas. Ainsi on ne convoqua ni Trèves ni Cologne dans le Collége des électeurs, mais on convoqua Mayence dont le titre était constitué ex jure novo. Dans le Collége des princes on supprima ceux dont les territoires avaient été incorporés à la République française ou à la République helvétique, tels, par exemple, que les princes séculiers et ecclésiastiques de Deux-Ponts, de Montbelliard, de Liége, de Worms, de Spire, de Bâle, de Strasbourg. On maintint provisoirement les princes qui avaient obtenu des principautés nouvelles, sauf à régulariser leur titre plus tard, et à le faire transférer sur les territoires sécularisés qui leur avaient été dévolus. On supprima dans le Collége des villes toute la masse des villes incorporées; on ne maintint que les six villes conservées, Augsbourg, Nuremberg, Francfort, Brême, Hambourg, Lubeck.
Ces précautions étaient indispensables, et elles obtinrent le résultat qu'on en attendait. Aucun des États supprimés ne se présenta, et dans les premiers jours de janvier la Diète commença ses délibérations. Le protocole était ouvert. On appelait successivement les États dans les trois Colléges. Les uns opinaient immédiatement, les autres se réservaient d'opiner plus tard, comme il était d'usage à la Diète. On attendait pour se prononcer définitivement le dernier remaniement, que devait subir le conclusum proposé, par suite de la négociation entamée à Paris entre la France et la cour de Vienne.
Les choses avaient été conduites où le voulait le Premier Consul pour accorder enfin une satisfaction à l'Autriche. À la rigueur, on aurait pu se passer de sa bonne volonté jusqu'au bout, et faire voter les trois Colléges malgré son opposition. Les Allemands, même les plus chagrins, sentaient bien qu'il fallait en finir, et ils étaient résolus à voter pour le recès, après quoi les prises de possession déjà consommées auraient été revêtues d'une sorte de légalité, et le refus de sanction de la part de l'empereur n'aurait pas empêché les indemnisés de jouir paisiblement de leurs nouveaux territoires. Cependant l'opposition de l'empereur à la constitution nouvelle, quelque déraisonnable qu'elle fût, aurait placé l'empire dans une situation fausse, incertaine, et peu conforme aux intentions pacifiques des puissances médiatrices. Il valait mieux transiger, et obtenir l'adhésion de la cour de Vienne. C'était l'intention du Premier Consul: il n'avait attendu si long-temps que pour avoir moins de sacrifices à faire à l'Autriche, et moins de sacrifices à exiger de la Bavière; car c'était à celle-ci qu'il fallait demander ce qu'on accorderait à celle-là.
En effet, vers les derniers jours de décembre, il avait consenti à s'aboucher avec M. de Cobentzel, et il était enfin tombé d'accord avec lui de quelques concessions en faveur de la maison d'Autriche. La Bavière ayant montré une répugnance invincible à concéder la ligne de l'Inn, soit à cause des salines très-précieuses qui se trouvaient entre l'Inn et la Salza, soit à cause de la situation de Munich, qui se serait trouvé trop près de la nouvelle frontière, il avait fallu renoncer à cette sorte d'arrangement. Alors le Premier Consul s'était réduit à céder l'évêché d'Aichstedt, placé sur le Danube, contenant 70 mille habitants, rapportant 350 mille florins de revenu, et primitivement destiné à la maison palatine. Moyennant cette augmentation accordée à l'archiduc Ferdinand, on retirait de son lot les évêchés de Brixen et de Trente, qui étaient sécularisés au profit de l'Autriche. Celle-ci avouait ainsi d'une manière assez claire l'intérêt qui se cachait derrière son zèle de parenté. Il est vrai que, pour prix de cette sécularisation, elle prenait sur ses propres domaines la petite préfecture de l'Ortenau, pour en accroître le lot du duc de Modène, composé, comme on sait, du Brisgau. L'Ortenau était dans le pays de Baden, et près du Brisgau.
L'Autriche avait demandé la création de deux électeurs de plus dans sa maison: on en concéda un, ce fut le grand-duc Ferdinand, destiné ainsi à être électeur de Salzbourg. C'étaient dix électeurs au lieu de neuf que contenait le plan des médiateurs, au lieu de huit que contenait la dernière constitution germanique. C'était pour l'Autriche une amélioration de situation dans le Collége électoral. Il y avait en effet quatre électeurs catholiques, Bohême, Bavière, Mayence, Salzbourg, contre six protestants, Brandebourg, Hanovre, Saxe, Hesse-Cassel, Wurtemberg, Baden.
Ces conditions furent insérées dans une convention signée à Paris, le 26 décembre 1802 (5 nivôse an XI), par M. de Cobentzel et Joseph Bonaparte. M. de Markoff fut invité à y accéder au nom de la Russie, et ne se fit pas prier, dévoué qu'il était à l'Autriche. La Prusse se montra froide, mais non résistante. La Bavière se soumit, en demandant à être indemnisée du sacrifice qu'on exigeait d'elle, et surtout à ne point supporter sa part de ces 413 mille florins que personne ne voulait payer.
L'Autriche avait promis de ne plus opposer d'obstacle à l'œuvre de la médiation, et elle tint à peu près parole. Outre les concessions obtenues à Paris, elle voulait en obtenir une dernière qu'elle ne pouvait négocier qu'à Ratisbonne même, avec les rédacteurs du recès. Cette concession était relative au nombre des votes virils dans le Collége des princes. Tandis que le protocole était ouvert à la Diète, et qu'on y exprimait des opinions à la suite les unes des autres, la députation extraordinaire siégeait en même temps, et remaniait encore une fois le plan de la médiation d'après la convention de Paris. La Diète opinait ainsi sur un projet que la grande députation remaniait chaque jour. On y avait inséré les changements territoriaux convenus à Paris; on y avait compris la création du nouvel électeur de Salzbourg; on y avait introduit enfin de nouveaux votes virils qui changeaient la proportion des voix protestantes et catholiques dans le Collége des princes, et la portaient à 54 voix catholiques contre 77 protestantes, au lieu de 31 contre 62. Il fallait pourtant en finir de toutes ces questions, surtout de celle qui était relative aux 413 mille florins. La Bavière, qui avait perdu 350 mille florins avec Aichstedt, ne pouvait être contrainte à en donner 200 mille. Elle les avait refusés, et on avait trouvé ce refus naturel. Mais la Prusse, bien qu'elle n'eût rien perdu, ne voulut point supporter sa part d'un aussi léger fardeau. On ne fera pas la guerre pour 200 mille florins, avait dit M. d'Haugwitz; triste propos, qui avait blessé tout le monde à Ratisbonne, et placé le rôle de la Prusse fort au-dessous de celui de l'Autriche, laquelle en résistant défendait au moins des territoires et des principes constitutionnels.
Le Premier Consul, à la rigueur, aurait pu vaincre cette avarice; mais ayant besoin de la Prusse jusqu'à la fin pour faire réussir son plan, il était obligé de la ménager. On ne savait comment payer, ni l'archichancelier, ni les pensions des ecclésiastiques, ni quelques autres dettes anciennement assignées sur les biens réservés. Répartir cette charge sous forme de mois romains[4] sur la totalité du corps germanique, était impossible, vu la difficulté insurmontable, en tout temps, de faire solder par la confédération les dépenses communes. L'état de délabrement des places fédérales en était la preuve. On fut réduit à imaginer un moyen, qui diminuait un peu la libéralité du premier plan français, à l'égard de la navigation des fleuves. On avait supprimé tous les péages sur l'Elbe, le Weser, le Rhin. Cependant il fallait pourvoir à quelques dépenses indispensables d'entretien, comme les chemins de halage, par exemple, sans quoi la navigation aurait été bientôt interrompue. On prit le parti d'établir sur le Rhin un octroi modéré, fort inférieur à tous les péages de nature féodale dont le fleuve avait été autrefois grevé, et sur l'excédant que laisserait cet octroi on résolut de prendre les 350 mille florins du prince archichancelier, les 10 mille florins du duc d'Oldembourg, les 53 mille des maisons d'Isembourg et de Stolberg, et quelques mille florins encore pour mettre d'accord divers princes, qui se renvoyaient mesquinement des assignations qu'ils ne voulaient pas supporter. De la sorte on satisfit l'avarice de la Prusse, on déchargea la Bavière des 200 mille florins qu'elle aurait dû fournir pour sa part, on réduisit la perte qu'elle avait subie en cédant Aichstedt; on accomplit la promesse faite au prince archichancelier de lui assurer un revenu indépendant. Tous les Allemands le voulaient ainsi, car ils trouvaient qu'un million de florins de revenu était tout juste suffisant pour le prince qui avait l'honneur de présider la Diète germanique, et qui était le dernier représentant des trois électeurs ecclésiastiques du saint empire. Il fut constitué l'administrateur unique de cet octroi, de concert avec la France, qui avait le droit de veiller aux dépenses à faire à la rive gauche. Sous ce point de vue, la France n'avait pas à se plaindre de cet arrangement, car, dès ce moment, le prince archichancelier avait tout intérêt à entretenir de bons rapports avec elle.
Enfin le plan, remanié pour la dernière fois, fut adopté le 25 février (6 ventôse an XI) comme acte final par la députation extraordinaire, et envoyé immédiatement à la Diète, où il fut voté à la presque unanimité par les trois Colléges. Il ne rencontra d'opposition que de la part de la Suède, dont le monarque, révélant déjà les troubles d'esprit qui l'ont précipité du trône, étonnait l'Europe de ses royales folies. Il infligea un blâme violent aux puissances médiatrices et aux puissances allemandes, qui avaient concouru à porter une atteinte si grave à l'antique Constitution germanique. Cette boutade ridicule d'un prince dont personne ne tenait compte en Europe, n'altéra point la satisfaction qu'on éprouvait de voir finir les longues anxiétés de l'empire.
Les Allemands, même ceux qui regrettaient l'ancien ordre de choses, mais qui conservaient un peu d'équité dans leurs jugements, reconnaissaient que l'on recueillait en cette occasion les inévitables fruits d'une guerre imprudente; que la rive gauche du Rhin ayant été perdue par suite de cette guerre, il avait bien fallu faire un nouveau partage du sol germanique; que ce partage sans doute était plus avantageux aux grandes maisons qu'aux petites, mais que, sans la France, cette inégalité eût été bien plus dommageable encore; que la Constitution, modifiée sous plusieurs rapports, était cependant sauvée, quant au fond des choses, et n'avait pu être réformée dans un esprit de conservation plus éclairé. Ils reconnaissaient enfin que, sans la vigueur du Premier Consul, l'anarchie se serait introduite en Allemagne, par suite des prétentions de tout genre soulevées dans le moment. Ce qui prouve mieux que tous les discours le sentiment qu'on éprouvait alors pour le chef du gouvernement français, c'est qu'à la vue de plusieurs questions restées en suspens, on désirait que sa main puissante ne se retirât pas tout de suite des affaires germaniques. On souhaitait que la France fût, en qualité de garante, obligée de veiller sur son ouvrage.
Il y avait encore, en effet, plus d'une question, générale ou particulière, que la médiation n'avait pu résoudre. La Prusse était en querelle ouverte avec la ville de Nuremberg, et se permettait à son égard des procédés tyranniques. La même puissance n'avait pas voulu jusqu'ici saisir les comtes de Westphalie de leur part à l'évêché de Munster. Francfort était en contestation avec des princes voisins, pour une charge qu'on lui avait imposée en leur faveur, en compensation de certaines propriétés par eux cédées. La Prusse, la Bavière, voulaient profiter du silence du recès, pour incorporer à leurs États la noblesse immédiate. L'Autriche faisait valoir en Souabe une quantité de droits féodaux d'une origine obscure, et attentatoires à la souveraineté des ducs de Wurtemberg, de Baden et de Bavière. Elle venait de commettre surtout une violation de propriété inouïe. Les principautés ecclésiastiques récemment sécularisées avaient des fonds déposés à la Banque de Vienne, fonds qui leur appartenaient, et qui avaient dû passer aux princes indemnisés. L'administration autrichienne avait saisi ces fonds montant à une somme de trente millions de florins, ce qui réduisait certains princes au désespoir. Toutes ces violences faisaient désirer l'institution d'une autorité qui s'occupât de l'exécution du recès, ainsi que cela s'était fait à la suite de la paix de Westphalie. On désirait aussi la recomposition des anciens cercles chargés de veiller à la défense des intérêts particuliers. Il restait enfin à organiser l'Église allemande, qui, ayant été privée de son existence princière, avait besoin de recevoir une organisation nouvelle.
Le Premier Consul n'avait pu se charger de résoudre ces dernières difficultés, car il aurait fallu qu'il se constituât le législateur permanent de l'Allemagne. Il n'avait dû s'occuper que de sauver l'équilibre de l'empire, partie de l'équilibre européen, en déterminant ce qui revenait à chaque État, soit en territoire, soit en influence dans la Diète. Le reste ne pouvait appartenir qu'à la Diète elle-même, seule chargée du pouvoir législatif. Elle y pouvait suffire, secondée toutefois par la France, garante de la nouvelle Constitution germanique, comme elle l'était de l'ancienne. Les faibles, menacés par les forts, invoquaient déjà cette garantie. C'était aux cours allemandes les plus puissantes, à prévenir par leur modération la nouvelle intervention d'un bras étranger. Malheureusement il ne fallait guère y compter, à voir la conduite actuelle de la Prusse et de l'Autriche.
L'empereur, après avoir fait attendre sa ratification, l'avait enfin envoyée, mais avec deux réserves: l'une avait pour objet le maintien de tous les priviléges de la noblesse immédiate; l'autre, une nouvelle distribution des voix protestantes et catholiques dans la Diète. C'était tenir à moitié la parole donnée au Premier Consul, pour prix de la convention du 26 décembre.
Au reste, les difficultés vraiment européennes, celles de territoire, étaient vaincues, grâce à l'énergique et prudente intervention du général Bonaparte. Si quelque chose avait rendu évident son ascendant sur l'Europe, c'était cette négociation si habilement conduite, dans laquelle, réunissant à la justice l'adresse et la fermeté, se servant tour à tour de l'ambition de la Prusse, de l'orgueil de la Russie, pour résister à l'Autriche, réduisant celle-ci sans la pousser au désespoir, il avait imposé sa propre volonté à l'Allemagne, pour le bien même de l'Allemagne et le repos du monde: seul cas dans lequel il soit permis et utile d'intervenir dans les affaires d'autrui.[Retour à la Table des Matières]
FIN DU LIVRE QUINZIÈME.
LIVRE SEIZIÈME.
RUPTURE DE LA PAIX D'AMIENS.
Efforts du Premier Consul pour rétablir la grandeur coloniale de la France. — Esprit de l'ancien commerce. — Ambition de toutes les puissances de posséder des colonies. — L'Amérique, les Antilles et les Indes orientales. — Mission du général Decaen dans l'Inde. — Efforts pour recouvrer Saint-Domingue. — Description de cette île. — Révolution des noirs. — Caractère, puissance, politique de Toussaint Louverture. — Il aspire à se rendre indépendant. — Le Premier Consul fait partir une expédition pour assurer l'autorité de la métropole. — Débarquement des troupes françaises à Santo-Domingo, au Cap et au Port-au-Prince. — Incendie du Cap. — Soumission des noirs. — Prospérité momentanée de la colonie. — Application du Premier Consul à restaurer la marine. — Mission du colonel Sébastiani en Orient. — Soins donnés à la prospérité intérieure. — Le Simplon, le mont Genèvre, la place d'Alexandrie. — Camp de vétérans dans les provinces conquises. — Villes nouvelles fondées en Vendée. — La Rochelle et Cherbourg. — Le Code civil, l'Institut, l'administration du clergé. — Voyage en Normandie. — La jalousie de l'Angleterre excitée par la grandeur de la France. — Le haut commerce anglais plus hostile à la France que l'aristocratie anglaise. — Déchaînement des gazettes écrites par les émigrés. — Pensions accordées à Georges et aux chouans. — Réclamations du Premier Consul. — Faux-fuyants du cabinet britannique. — Articles de représailles insérés au Moniteur. — Continuation de l'affaire suisse. — Les petits cantons s'insurgent sous la conduite du landamman Reding, et marchent sur Berne. — Le gouvernement des modérés obligé de fuir à Lausanne. — Demande d'intervention refusée d'abord, puis accordée par le Premier Consul. — Il fait marcher le général Ney avec trente mille hommes, et appelle à Paris des députés choisis dans tous les partis, pour donner une constitution à la Suisse. — Agitation en Angleterre; cris du parti de la guerre contre l'intervention française. — Le cabinet anglais, effrayé par ces cris, commet la faute de contremander l'évacuation de Malte, et d'envoyer un agent en Suisse pour soudoyer l'insurrection. — Promptitude de l'intervention française. — Le général Ney soumet l'Helvétie en quelques jours. — Les députés suisses réunis à Paris sont présentés au Premier Consul. — Discours qu'il leur adresse. — Acte de médiation. — Admiration de l'Europe pour la sagesse de cet acte. — Le cabinet anglais est embarrassé de la promptitude et de l'excellence du résultat. — Vive discussion dans le Parlement britannique. — Violences du parti Grenville, Windham, etc. — Nobles paroles de M. Fox en faveur de la paix. — L'opinion publique un moment calmée. — Arrivée de lord Withworth à Paris, du général Andréossy à Londres. — Bon accueil fait de part et d'autre aux deux ambassadeurs. — Le cabinet britannique, regrettant d'avoir retenu Malte, voudrait l'évacuer, mais ne l'ose pas. — Publication intempestive du rapport du colonel Sébastiani sur l'état de l'Orient. — Fâcheux effet de ce rapport en Angleterre. — Le Premier Consul veut avoir une explication personnelle avec lord Withworth. — Long et mémorable entretien. — La franchise du Premier Consul mal comprise et mal interprétée. — Exposé de l'état de la République, contenant une phrase blessante pour l'orgueil britannique. — Message royal en réponse. — Les deux nations s'adressent une sorte de défi. — Irritation du Premier Consul, et scène publique faite à lord Withworth, en présence du corps diplomatique. — Le Premier Consul passe subitement des idées de paix aux idées de guerre. — Ses premiers préparatifs. — Cession de la Louisiane aux États-Unis, moyennant quatre-vingts millions. — M. de Talleyrand s'efforce de calmer le Premier Consul, et oppose une inertie calculée à l'irritation croissante des deux gouvernements. — Lord Withworth le seconde. — Prolongation de cette situation. — Nécessité d'en sortir. — Le cabinet britannique finit par avouer qu'il veut garder Malte. — Le Premier Consul répond par la sommation d'exécuter les traités. — Le ministère Addington, de peur de succomber dans le Parlement, persiste à demander Malte. — On imagine plusieurs termes moyens qui n'ont aucun succès. — Offre de la France de mettre Malte en dépôt dans les mains de l'empereur Alexandre. — Refus de cette offre. — Départ des deux ambassadeurs. — Rupture de la paix d'Amiens. — Anxiété publique tant à Londres qu'à Paris. — Causes de la brièveté de cette paix. — À qui appartiennent les torts de la rupture? —