Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 04 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
Tandis que le Premier Consul réglait en arbitre suprême les affaires du continent européen, son ardente activité, embrassant les deux mondes, s'étendait jusque dans l'Amérique et les Indes, pour y rétablir l'ancienne grandeur coloniale de la France.
Aujourd'hui que les nations européennes sont devenues manufacturières bien plus que commerçantes; aujourd'hui qu'elles sont parvenues à imiter, à surpasser ce qu'elles allaient chercher au delà des mers; aujourd'hui enfin que les grandes colonies, affranchies de leurs métropoles, sont montées au rang d'États indépendants, le tableau du monde est changé au point de ne pas le reconnaître. De nouvelles ambitions ont succédé à celles qui le divisaient alors, et on a peine à comprendre les motifs pour lesquels coulait il y a un siècle le sang des hommes. L'Angleterre possédait, à titre de colonie, l'Amérique du nord; l'Espagne, au même titre, possédait l'Amérique du sud; la France possédait les principales Antilles, et la plus belle de toutes, Saint-Domingue. L'Angleterre et la France se disputaient l'Inde. Chacune de ces puissances imposait à ses colonies l'obligation de ne donner qu'à elle-même les denrées tropicales, de ne recevoir que d'elle seule les produits d'Europe, de n'admettre que ses vaisseaux, de n'élever de matelots que pour sa marine. Chaque colonie était ainsi une plantation, un marché et un port fermés. L'Angleterre voulait tirer exclusivement de ses provinces d'Amérique les sucres, les bois de construction, les cotons bruts; l'Espagne voulait être la seule à extraire du Mexique et du Pérou les métaux si enviés de toutes les nations; l'Angleterre et la France voulaient dominer l'Inde, pour en exporter les fils de coton, les mousselines, les indiennes, objets d'une convoitise universelle; elles voulaient fournir leurs produits en échange, et ne faire tout ce trafic que sous leur pavillon. Aujourd'hui ces ardents désirs des nations ont fait place à d'autres. Le sucre, qu'il fallait extraire d'une plante née et cultivée sous le soleil le plus chaud, se tire d'une plante cultivée sur l'Elbe et sur l'Escaut. Les cotons, filés avec tant de finesse et de patience par des mains indiennes, sont filés en Europe par des machines, que met en mouvement la combustion du charbon fossile. La mousseline est tissée dans les montagnes de la Suisse et du Forez. Les indiennes, tissues en Écosse, en Irlande, en Normandie, en Flandre, peintes en Alsace, remplissent l'Amérique, et se répandent jusque dans les Indes. Excepté le café, le thé, produits que l'art ne saurait imiter, on a tout égalé, ou surpassé. La chimie européenne a déjà remplacé la plupart des matières colorantes qu'on allait chercher entre les tropiques. Les métaux sortent des flancs des montagnes européennes. On retire l'or de l'Oural; l'Espagne commence à trouver l'argent dans son propre sein. Une grande révolution politique s'est jointe à ces révolutions industrielles. La France a favorisé l'insurrection des colonies anglaises de l'Amérique du nord; l'Angleterre a contribué, en revanche, à l'insurrection des colonies de l'Amérique du sud. Les unes et les autres sont aujourd'hui des nations, ou déjà grandes, ou destinées à le devenir. Sous l'influence des mêmes causes, une société africaine, dont l'avenir est inconnu, s'est développée à Saint-Domingue. L'Inde enfin, sous le sceptre de l'Angleterre, n'est plus qu'une conquête, ruinée par les progrès de l'industrie européenne, et employée à nourrir quelques officiers, quelques commis, quelques magistrats de la métropole. De nos jours, les nations veulent tout produire elles-mêmes, faire accepter à leurs voisins moins habiles l'excédant de leurs produits, et ne consentent à s'emprunter que les matières premières, cherchent même à faire naître ces matières le plus près possible de leur sol: témoin les essais réitérés pour naturaliser le coton en Égypte et en Algérie. Au grand spectacle de l'ambition coloniale a succédé de la sorte le spectacle de l'ambition manufacturière. Ainsi le monde change sans cesse, et chaque siècle a besoin de quelques efforts de mémoire et d'intelligence pour comprendre le siècle précédent.
Cette immense révolution industrielle et commerciale, commencée sous Louis XVI avec la guerre d'Amérique, s'est achevée sous Napoléon avec le blocus continental. La longue lutte de l'Angleterre et de la France en a été la principale cause; car, tandis que la première voulait s'attribuer le monopole des produits exotiques, la seconde se vengeait en les imitant. L'inspirateur de cette imitation, c'est Napoléon, dont la destinée était ainsi de renouveler, sous tous les rapports, la face du monde. Mais, avant de jeter la France dans le système continental et manufacturier, comme il le fit plus tard, Napoléon consul, tout plein des idées du siècle qui venait de finir, plus confiant dans la marine française qu'il ne le fut depuis, tenta de vastes entreprises pour restaurer notre prospérité coloniale.
Cette prospérité avait été assez grande autrefois pour justifier les regrets et les tentatives dont elle était alors l'objet. En 1789, la France tirait de ses colonies une valeur de 250 millions par an, en sucre, café, coton, indigo, etc.; elle en consommait de 80 à 100 millions, et en réexportait 150, qu'elle versait dans toute l'Europe, principalement sous forme de sucre raffiné. Il faudrait doubler au moins ces valeurs pour trouver celles qui leur correspondent aujourd'hui; et assurément nous estimerions fort, nous placerions au rang de nos premiers intérêts, des colonies qui nous fourniraient la matière d'un commerce de 500 millions. La France trouvait dans ce commerce un moyen d'attirer chez elle une partie du numéraire de l'Espagne, qui nous donnait ses piastres pour nos produits coloniaux et manufacturés. À l'époque dont nous parlons, c'est-à-dire en 1802, la France, privée de denrées coloniales, principalement de sucre et de café, n'en ayant pas même pour son usage, les demandait aux Américains, aux villes hanséatiques, à la Hollande, à Gênes, et, depuis la paix, aux Anglais. Elle les payait en métaux, n'ayant pas encore, dans son industrie à peine renaissante, les moyens de les payer en produits de ses manufactures. Le numéraire n'ayant jamais, depuis les assignats, reparu avec son ancienne abondance, elle en manquait souvent; ce qui se révélait par les efforts continuels de la nouvelle banque pour acquérir des piastres, sorties d'Espagne par la contrebande. Aussi n'y avait-il rien de plus ordinaire dans la classe commerçante que d'entendre des plaintes sur la rareté du numéraire, sur l'inconvénient d'être obligé d'acheter à prix d'argent, le sucre et le café que nous tirions autrefois des possessions françaises. Il faut sans doute attribuer ce langage à quelques idées fausses sur la manière dont s'établit la balance du commerce; mais il faut l'attribuer aussi à un fait vrai, la difficulté de se procurer des denrées coloniales, et la difficulté plus grande encore de les payer, ou en argent resté rare depuis les assignats, ou en produits encore peu abondants de notre industrie.
Si l'on ajoute que de nombreux colons, autrefois riches, maintenant ruinés, encombraient Paris, et joignaient leurs plaintes à celles des émigrés, on se fera une idée complète des motifs qui agissaient sur l'esprit du Premier Consul, et le portaient vers les grandes entreprises coloniales. C'est sous ces influences puissantes, qu'il avait donné à Charles IV l'Étrurie pour avoir la Louisiane. Les conditions du contrat étant accomplies de son côté, puisque les infants étaient placés sur le trône d'Étrurie, et reconnus de toutes les puissances continentales, il voulait que ces conditions fussent accomplies du côté de Charles IV, et il venait d'exiger que la Louisiane nous fût immédiatement livrée. Une expédition de deux vaisseaux et de quelques frégates était réunie dans les eaux de la Hollande, à Helvœtsluis, pour porter des troupes à l'embouchure du Mississipi, et faire passer cette belle contrée sous la domination française. Le Premier Consul, ayant à disposer du duché de Parme, était prêt à le céder à l'Espagne, moyennant les Florides et l'abandon d'une petite partie de la Toscane, le Siennois, dont il voulait faire l'indemnité du roi de Piémont. L'indiscrétion du gouvernement espagnol ayant laissé connaître les détails de cette négociation à l'ambassadeur d'Angleterre, la jalousie anglaise suscitait mille obstacles à la conclusion de ce nouveau contrat. Le Premier Consul s'occupait en même temps des Indes, et avait confié le gouvernement de nos comptoirs de Pondichéri et de Chandernagor à l'un des plus vaillants officiers de l'armée du Rhin, au général Decaen. Cet officier, chez lequel l'intelligence égalait le courage, et qui était propre aux plus grandes entreprises, avait été choisi et envoyé aux Indes, dans des vues éloignées mais profondes. Les Anglais, avait dit le Premier Consul au général Decaen, en lui adressant des instructions admirables, les Anglais sont les maîtres du continent de l'Inde; ils y sont inquiets, jaloux; il faut ne leur donner aucun ombrage, se conduire avec douceur et simplicité, supporter dans ces régions tout ce que l'honneur permettra de supporter, n'avoir avec les princes voisins que les relations indispensables à l'entretien des troupes françaises et des comptoirs. Mais, ajoutait le Premier Consul, il faut observer ces princes et ces peuples, qui se résignent avec douleur au joug britannique; étudier leurs mœurs, leurs ressources, les moyens de communiquer avec eux, en cas de guerre; rechercher quelle armée européenne serait nécessaire pour les aider à secouer la domination anglaise, de quel matériel cette armée devrait être pourvue, quels seraient surtout les moyens de la nourrir; découvrir un port qui pût servir de point de débarquement à une flotte chargée de troupes; calculer le temps et les moyens nécessaires pour enlever ce port d'un coup de main; rédiger, après six mois de séjour, un premier mémoire sur ces diverses questions; l'envoyer par un officier intelligent et sûr, ayant tout vu, capable d'ajouter des explications verbales aux explications écrites dont il serait porteur; six mois après, traiter encore ces mêmes questions, d'après les connaissances nouvellement acquises, et envoyer cet autre mémoire par un second officier, également sûr et intelligent; recommencer le même travail et le même envoi tous les six mois; bien peser, dans la rédaction de ces mémoires, la valeur de chaque expression, car un mot pourrait influer sur les plus graves résolutions; enfin, en cas de guerre, se conduire suivant les circonstances, ou rester dans l'Indostan, ou se retirer à l'île de France, en envoyant beaucoup de bâtiments légers à la métropole, pour l'instruire des déterminations prises par le capitaine général.—Telles étaient les instructions données au général Decaen, dans la vue, non de rallumer la guerre, mais d'en profiter habilement si elle venait à éclater de nouveau.
Les plus grands efforts du Premier Consul étaient dirigés vers les Antilles, siége principal de la puissance coloniale de la France. C'est avec la Martinique, la Guadeloupe, Saint-Domingue, que le commerce français entretenait jadis ses plus avantageuses relations. Saint-Domingue surtout figurait pour les trois cinquièmes au moins, dans les 250 millions de denrées que la France retirait autrefois de ses colonies. Saint-Domingue était alors la plus belle, la plus enviée des possessions d'outre-mer. La Martinique avait été assez heureuse pour échapper aux conséquences de la révolte des noirs; mais la Guadeloupe et Saint-Domingue avaient été bouleversées de fond en comble, et il ne fallait pas moins qu'une armée entière pour y rétablir, non pas l'esclavage, qui était devenu impossible, du moins à Saint-Domingue, mais la légitime domination de la métropole.
Sur cette île longue de cent lieues, large de trente, heureusement située à l'entrée du golfe du Mexique, resplendissante de fertilité, propre à la culture du sucre, du café, de l'indigo; sur cette île magnifique, vingt et quelques mille blancs propriétaires, vingt et quelques mille affranchis de différentes couleurs, quatre cent mille esclaves noirs, cultivaient la terre, et en tiraient une immense abondance de denrées coloniales, valant environ 150 millions de francs, que trente mille matelots français étaient employés à transporter en Europe, pour les échanger contre une égale valeur de produits nationaux. Que penserions nous aujourd'hui d'une colonie qui nous donnerait 300 millions de produits, et nous procurerait pour 300 millions de débouchés, car 150 millions en 1789, répondent au moins à 300 millions en 1845? Malheureusement chez ces hommes blancs, mulâtres, noirs, fermentaient des passions violentes, dues au climat, et à un état de société dans lequel se trouvaient les deux extrêmes sociaux: la richesse orgueilleuse et l'esclavage frémissant. On ne voyait dans aucune colonie des blancs aussi opulents et aussi entêtés, des mulâtres aussi jaloux de la supériorité de la race blanche, des noirs aussi enclins à secouer le joug des uns et des autres. Les opinions professées à Paris dans l'Assemblée Constituante, venant retentir au milieu des passions naturelles à un tel pays, devaient y provoquer une affreuse tempête, comme les ouragans que produit dans ces mers la rencontre subite de deux vents contraires. Les blancs et les mulâtres, à peine suffisants pour se défendre s'ils avaient été unis, s'étaient divisés, et après avoir communiqué aux noirs la contagion de leurs passions, les avaient amenés à se soulever contre eux. Ils avaient subi leur cruauté d'abord, puis leur triomphe et leur domination. Il était arrivé là ce qui arrive dans toute société, où éclate la guerre des classes: la première avait été vaincue par la seconde, la première et la seconde par la troisième. Mais à la différence de ce qui se voit ailleurs, elles portaient sur leur visage les marques de leurs diverses origines; leur haine tenait de la violence des instincts physiques, et leur rage était brutale comme celle des animaux sauvages. Aussi les horreurs de cette révolution avaient-elles dépassé tout ce qu'on avait vu en France en quatre-vingt-treize, et malgré l'éloignement qui atténue toujours les sensations, l'Europe, déjà si touchée des spectacles du continent, avait été profondément émue des atrocités inouïes, auxquelles des maîtres imprudents, quelquefois cruels, avaient poussé des esclaves féroces. Les lois de la société humaine, partout semblables, avaient fait naître là comme ailleurs, après de longs orages, la fatigue qui sollicite un maître, et un être supérieur, propre à le devenir. Ce maître était de la couleur de la race triomphante, c'est-à-dire, noir. Il s'appelait Toussaint Louverture. C'était un vieil esclave, n'ayant pas l'audace généreuse de Spartacus, mais une dissimulation profonde, et un génie de gouvernement tout à fait extraordinaire. Militaire médiocre, connaissant tout au plus l'art des embuscades dans un pays d'un accès difficile, inférieur même sous ce rapport à quelques-uns de ses lieutenants, il avait, par son intelligence à diriger l'ensemble des choses, acquis un ascendant prodigieux. Cette race barbare, qui en voulait aux Européens de la mépriser, était fière d'avoir dans ses rangs un être, dont les blancs eux-mêmes reconnaissaient les hautes facultés. Elle voyait en lui un titre vivant à la liberté, à la considération des autres hommes. Aussi avait-elle accepté son joug de fer, cent fois plus pesant que celui des anciens colons, et subi la dure obligation du travail, obligation qui était, dans l'esclavage, ce qu'elle détestait le plus. Cet esclave noir, devenu dictateur, avait rétabli à Saint-Domingue un état de société tolérable, et accompli des choses qu'on oserait presque appeler grandes, si le théâtre avait été différent, et si elles avaient été moins éphémères.
Sur cette terre de Saint-Domingue, comme dans tout pays en proie à une longue guerre civile, il s'était fait un partage entre la race guerrière, propre aux armes, en ayant le goût, et la race ouvrière, moins portée aux combats, facile à ramener au travail, prête toutefois à se jeter de nouveau dans les dangers, si sa liberté était menacée. Naturellement la première était dix fois moins nombreuse que la seconde.
Toussaint Louverture avait composé, avec la première, une armée permanente d'environ vingt mille soldats, organisée en demi-brigades, sur le modèle des armées françaises, ayant des officiers noirs, quelques-uns mulâtres ou blancs. Cette troupe bien payée, bien nourrie, assez redoutable sous un climat qu'elle seule pouvait supporter, et sur un sol abrupte, couvert de broussailles dures et épineuses, était formée en plusieurs divisions, et commandée par des généraux de sa couleur, la plupart assez intelligents, mais plus féroces qu'intelligents, tels que Christophe, Dessalines, Moïse, Maurepas, Laplume. Tous dévoués à Toussaint, ils reconnaissaient son génie, et subissaient son autorité. Le reste de la population, sous le nom de cultivateurs, avait été ramené au travail. On leur avait laissé des fusils, pour qu'ils s'en servissent au besoin, dans le cas où la métropole attenterait à leur liberté; mais on les avait contraints à retourner sur les plantations abandonnées des colons. Toussaint avait proclamé qu'ils étaient libres, mais obligés à travailler cinq ans encore sur les terres de leurs anciens maîtres, avec droit au quart du produit brut. Les propriétaires blancs avaient été encouragés à revenir, même ceux qui, dans un moment de désespoir, s'étaient associés à la tentative des Anglais sur Saint-Domingue. Ils avaient été bien accueillis, et avaient reçu leurs habitations couvertes de nègres soi-disant libres, auxquels ils abandonnaient, suivant le règlement de Toussaint, le quart du produit brut, évalué dans la pratique de la manière la plus arbitraire. Un assez grand nombre de riches propriétaires d'autrefois, soit qu'ils eussent succombé dans les troubles de la colonie, soit qu'ils eussent émigré avec l'ancienne noblesse française, dont ils faisaient partie, n'avaient ni reparu, ni envoyé des délégués. Leurs biens, séquestrés comme les domaines nationaux en France, avaient été affermés à des officiers noirs, et à un prix qui permettait à ceux-ci de s'enrichir. Certains généraux, tels que Christophe et Dessalines, s'étaient acquis de la sorte plus d'un million de revenu annuel. Ces officiers noirs avaient la qualité d'inspecteurs de la culture, dans l'arrondissement où ils étaient commandants militaires. Ils y faisaient des tournées continuelles, et y traitaient les nègres avec la dureté particulière aux nouveaux maîtres. Quelquefois ils veillaient à ce que justice leur fût rendue par les colons; mais plus habituellement ils les condamnaient aux verges, pour paresse ou insubordination, et faisaient une sorte de chasse incessante dans le but de faire revenir à la culture ceux qui avaient contracté le goût du vagabondage. Des revues fréquentes dans les paroisses procuraient la connaissance des cultivateurs sortis de leurs habitations originaires, et fournissaient le moyen de les y ramener. Souvent même, Dessalines et Christophe les faisaient pendre sous leurs yeux. Aussi le travail avait-il recommencé avec une incroyable activité, sous ces nouveaux chefs, qui exploitaient à leur profit la soumission des noirs prétendus libres. Et nous sommes loin de mépriser un tel spectacle! car ces chefs sachant imposer le travail à leurs semblables, même pour leur avantage exclusif; ces nègres sachant le subir, sans grand bénéfice pour eux, dédommagés uniquement par l'idée qu'ils étaient libres, nous inspirent plus d'estime que le spectacle d'une paresse ignoble et barbare, donné par les nègres livrés à eux-mêmes, dans les colonies récemment affranchies.
Grâce au régime établi par Toussaint, la plupart des habitations abandonnées avaient été remises en culture. Aussi en 1801, après dix années de troubles, la terre de Saint-Domingue, arrosée de tant de sang, offrait un aspect de fertilité presque égal à celui qu'elle présentait en 1789. Toussaint, indépendant de la France, avait donné à la colonie une liberté de commerce à peu près absolue. Un tel régime de liberté, dangereux pour des colonies d'une fertilité médiocre, qui produisant peu et chèrement, ont intérêt à prendre les produits de la métropole afin qu'elle prenne les leurs, un tel régime est excellent au contraire pour une colonie riche et féconde, n'ayant besoin d'aucune faveur pour le débit de ses denrées, intéressée dès lors à traiter librement avec toutes les nations, et à chercher ses objets de nécessité ou de luxe, là où ils sont meilleurs et à plus bas prix. C'était le cas de Saint-Domingue. L'île avait ressenti de la libre présence des pavillons étrangers, surtout du pavillon américain, un avantage infini. Les vivres y abondaient; les marchandises d'Europe s'y vendaient à bon marché; ses denrées étaient enlevées dès qu'elles paraissaient sur le marché. Ajoutez que les nouveaux colons, les uns noirs parvenus par la révolte, les autres blancs réintégrés, tous affranchis d'engagements envers les capitalistes de la métropole, n'étaient pas, comme les anciens colons en 1789, accablés de dettes, et obligés de déduire de leurs profits l'intérêt d'énormes capitaux empruntés. Ils étaient plus opulents avec de moindres bénéfices. Les villes du Cap, du Port-au-Prince, de Saint-Marc, des Cayes, avaient recouvré une sorte de splendeur. Les traces de la guerre y étaient presque effacées: on voyait dans la plupart d'entre elles des demeures élégantes, construites pour les officiers noirs, habitées par eux, et rivalisant avec les plus belles maisons de ces anciens propriétaires blancs, jadis si orgueilleux, si renommés par leur luxe et leur dissolution.
Le chef noir de la colonie avait mis le comble à sa prospérité récente, par l'occupation hardie de la partie espagnole de Saint-Domingue. Cette île, dans sa longueur, se trouvait jadis partagée en deux portions, dont l'une, placée à l'est, se présentant la première en venant d'Europe, appartenait aux Espagnols; dont l'autre, placée à l'ouest, tournée vers Cuba et l'intérieur du golfe de Mexique, appartenait aux Français (voir la carte no 22). Cette partie ouest, composée de deux promontoires avancés, qui forment, outre un vaste golfe intérieur, une multitude de rades et de petits ports, était plus propre que l'autre aux plantations, lesquelles ont besoin d'être situées près des points d'embarquement. Aussi était-elle couverte de riches établissements. La partie espagnole, au contraire, peu montagneuse, présentant peu de golfes, contenait moins de sucreries et de caféteries; mais en revanche elle nourrissait beaucoup de bétail, de chevaux, de mulets. Réunies, ces deux portions pouvaient se rendre de grands services, tandis que séparées par un régime colonial exclusif, elles étaient comme deux îles éloignées, ayant l'une ce qui manque à l'autre, et ne pouvant se le donner à cause de la distance. Toussaint, après avoir chassé les Anglais, avait tourné toutes ses idées vers l'occupation de la partie espagnole. Affectant une soumission scrupuleuse envers la métropole, tout en se conduisant d'après sa seule volonté, il s'était armé du traité de Bâle, par lequel l'Espagne cédait à la France la possession entière de Saint-Domingue, et il avait sommé les autorités espagnoles de lui livrer la province qu'elles détenaient encore. Il se trouvait dans le moment un commissaire français à Saint-Domingue, car depuis la Révolution la métropole n'était plus représentée dans l'île que par des commissaires à peine écoutés. Cet agent, craignant les complications qui pouvaient résulter en Europe de cette opération, n'ayant d'ailleurs reçu aucun ordre de France, avait inutilement combattu la résolution de Toussaint. Celui-ci, ne tenant aucun compte des objections qu'on lui adressait, avait mis en mouvement toutes les divisions de son armée, et avait exigé des autorités espagnoles, incapables de résister, les clefs de Santo-Domingo. Ces clefs lui avaient été remises, et il s'était rendu ensuite dans toutes les villes, ne prenant d'autre titre que celui de représentant de la France, mais se comportant en réalité comme un souverain, et se faisant recevoir dans les églises avec l'eau bénite et le dais.
La réunion des deux parties de l'île sous une même domination, avait produit pour le commerce et l'ordre intérieur des résultats excellents et instantanés. La partie française, abondamment pourvue de tous les produits des deux mondes, en avait donné une quantité considérable aux colons espagnols, en échange des bestiaux, des mulets, des chevaux dont elle avait grand besoin. En même temps les nègres qui voulaient se soustraire au travail par le vagabondage, ne trouvaient plus dans la partie espagnole un asile contre les recherches incessantes de la police noire.
C'est par tous ces moyens réunis que Toussaint avait fait refleurir en deux ans la colonie. On n'aurait pas une idée exacte de sa politique, si on ne savait en même temps comment il se conduisait entre la France et l'Angleterre. Cet esclave, devenu libre et souverain, conservait au fond du cœur une involontaire sympathie pour la nation dont il avait porté les chaînes, et répugnait à voir les Anglais à Saint-Domingue. Aussi avait-il fait de nobles efforts pour les en expulser, et il y avait réussi. Son intelligence politique, profonde quoique inculte, le confirmait dans ses sentiments naturels, et lui faisait comprendre que les Anglais étaient les maîtres les plus dangereux, car ils possédaient une puissance maritime qui rendrait leur autorité sur l'île effective et absolue. Il ne voulait donc à aucun prix de leur domination. Les Anglais, en évacuant le Port-au-Prince, lui avaient offert la royauté de Saint-Domingue, et la reconnaissance immédiate de cette royauté, s'il consentait à leur assurer le commerce de la colonie. Il s'y était refusé, soit qu'il tînt encore à la métropole, soit qu'effrayé par la nouvelle de la paix, il craignît une expédition française, capable de réduire sa royauté au néant. D'ailleurs la vanité d'appartenir à la première nation militaire du monde, le secret plaisir d'être général au service de France, de la main même du Premier Consul, l'avaient emporté chez Toussaint sur toutes les offres de l'Angleterre. Il avait donc voulu rester Français. Tenir les Anglais à distance, en vivant pacifiquement avec eux; reconnaître l'autorité nominale de la France, et lui obéir tout juste assez pour ne pas provoquer le déploiement de ses forces, telle était la politique de cet homme singulier. Il avait reçu les commissaires du Directoire, et puis les avait successivement renvoyés, notamment le général Hédouville, en prétendant qu'ils méconnaissaient les intérêts de la mère-patrie, et lui demandaient des choses inexécutables ou funestes pour elle.
Sa politique au dedans n'est pas moins digne d'attention que sa politique au dehors. Sa manière d'être envers toutes les classes d'habitants, noirs, blancs ou mulâtres, répondait à ce que nous venons de dire de lui. Il détestait les mulâtres comme plus voisins de sa race, et caressait au contraire les blancs avec un soin extrême, moyennant qu'il en obtînt quelques témoignages d'estime, qui lui prouvassent que son génie faisait oublier sa couleur. Il montrait à cet égard une vanité de noir parvenu, dont toute la vanité des blancs parvenus dans l'ancien monde, ne saurait donner une idée. Quant aux noirs, il les traitait avec une incroyable sévérité, mais pourtant avec justice; il se servait auprès d'eux de la religion, qu'il professait avec emphase, et surtout de la liberté, qu'il promettait de défendre jusqu'à la mort, et dont il était pour les hommes de sa couleur le glorieux emblème, car on voyait en lui ce que, par elle, un nègre pouvait devenir. Son éloquence sauvage les charmait. Du haut de la chaire, où il montait souvent, il leur parlait de Dieu, de l'égalité des races humaines, et leur en parlait avec les plus étranges et les plus heureuses paraboles. Un jour, par exemple, voulant leur donner confiance en eux-mêmes, il remplissait un verre avec des grains de maïs noir, y mêlait quelques grains de maïs blanc, puis, agitant ce verre, et leur faisant remarquer combien les grains blancs disparaissaient promptement dans les noirs, il disait: Voilà ce que sont les blancs au milieu de vous. Travaillez, assurez votre bien-être par votre travail; et si les blancs de la métropole veulent nous ravir notre liberté, nous reprendrions nos fusils, et nous les vaincrions encore.—Adoré par ces motifs, il était redouté en même temps pour sa rare vigilance. Doué d'une activité surprenante à son âge, il avait placé dans l'intérieur de l'île des relais de chevaux d'une extrême vitesse, et se transportait, suivi de quelques gardes, avec une rapidité prodigieuse, d'un point de l'île à l'autre, faisant quelquefois quarante lieues à cheval dans le même jour, et venant punir comme la foudre le délit dont il avait eu connaissance. Prévoyant et avare, il faisait des amas d'argent et d'armes dans les montagnes de l'intérieur, et les enterrait, dit-on, dans un lieu appelé les Mornes du Chaos, près d'une habitation qui était devenue son séjour ordinaire. C'étaient des ressources pour un avenir de combats, qu'il ne cessait de regarder comme probable et prochain. S'attachant sans cesse à imiter le Premier Consul, il s'était donné une garde, un entourage, une sorte de demeure princière. Il recevait dans cette demeure les propriétaires de toutes couleurs, surtout les blancs, et rudoyait les noirs, qui n'avaient pas un assez bon maintien. Affreux à voir, même sous son habit de lieutenant-général, il avait des flatteurs, des complaisants; et chose triste à dire, il obtint plus d'une fois que des blanches, appartenant à d'anciennes et riches familles de l'île, se prostituassent à lui, pour obtenir sa protection. Ses courtisans lui persuadèrent qu'il était en Amérique l'égal du général Bonaparte en Europe, et qu'il devait s'y donner la même situation. Lors donc qu'il apprit la signature de la paix, et qu'il put prévoir le rétablissement de l'autorité de la métropole, il se hâta de convoquer le conseil de la colonie pour rédiger une constitution. Ce conseil s'assembla, et rédigea en effet une constitution assez ridicule. D'après les dispositions de cette œuvre informe, le conseil de la colonie décrétait les lois, le gouverneur général les sanctionnait, et exerçait le pouvoir exécutif dans toute sa plénitude. Toussaint naturellement fut nommé gouverneur, et de plus gouverneur à vie, avec faculté de désigner son successeur. L'imitation de ce qui se faisait en France ne pouvait être plus complète et plus puérile. Quant à l'autorité de la métropole, il n'en fut pas même question. Seulement la constitution devait lui être soumise, pour être approuvée; mais cette approbation une fois accordée, la métropole n'avait plus aucun pouvoir sur sa colonie, car le conseil faisait les lois, Toussaint gouvernait, et pouvait, s'il le voulait, priver le commerce français de tous ses avantages; ce qui existait dans le moment, ce que la guerre avait rendu excusable, mais ce qui ne devait pas être toléré plus long-temps. Quand on demandait à Toussaint quelles seraient les relations de Saint-Domingue avec la France, il répondait: Le Premier Consul m'enverra des commissaires pour parler avec moi.—Quelques-uns de ses amis qui étaient plus sages, notamment le colonel français Vincent, chargé de la direction des fortifications, l'avertirent du danger de cette conduite, lui dirent qu'il devait se défendre de ses flatteurs de toutes couleurs, qu'il provoquerait une expédition française, et qu'il y périrait. L'amour-propre de cet esclave devenu dictateur, l'emporta. Il voulut, comme il le disait, que le premier des noirs fût de fait et de droit à Saint-Domingue, ce que le premier des blancs était en France, c'est-à-dire chef à vie, avec faculté de désigner son successeur. Il dépêcha en Europe le colonel Vincent, avec mission d'expliquer et de faire agréer au Premier Consul son nouvel établissement constitutionnel. Il demandait en outre la confirmation de tous les grades militaires conférés aux officiers noirs.
Cette imitation de sa grandeur, cette prétention de s'assimiler à lui, fit sourire le Premier Consul, et ne fut, bien entendu, d'aucun effet sur ses résolutions. Il était prêt à se laisser appeler le premier des blancs, par celui qui s'intitulait le premier des noirs, à condition que le lien de la colonie avec la métropole serait celui de l'obéissance, et que la propriété de cette terre, française depuis des siècles, serait réelle, et non point nominale. Confirmer les grades militaires que ces noirs s'étaient attribués, n'était pas à ses yeux une difficulté. Il les confirma tous, et fit de Toussaint un lieutenant-général commandant à Saint-Domingue pour la France. Mais il y voulut un capitaine général français, dont Toussaint serait le premier lieutenant. Sans cette condition Saint-Domingue n'était plus à la France. Il résolut donc d'y envoyer un général et une armée. La colonie avait refleuri; elle valait tout ce qu'elle avait valu autrefois; les colons restés à Paris réclamaient leurs biens à grands cris; on jouissait de la paix, peut-être pour peu de temps; on avait des troupes oisives, des officiers pleins d'ardeur, demandant une occasion de servir, n'importe dans quelle partie de la terre: on ne pouvait donc pas se résigner à voir une telle possession échapper à la France, sans employer à la retenir les forces dont on disposait. Tels furent les motifs de l'expédition dont nous avons déjà raconté le départ. Le général Leclerc, beau-frère du Premier Consul, avait pour instructions de ménager Toussaint, de lui offrir le rôle de lieutenant de la France, la confirmation des grades et des biens acquis par ses officiers, la garantie de la liberté des noirs, mais avec l'autorité positive de la métropole, représentée par le capitaine général. Afin de prouver à Toussaint la bienveillance du gouvernement, on lui renvoyait ses deux fils élevés en France, et accompagnés de leur précepteur, M. Coisnon. À cela le Premier Consul ajoutait une lettre noble et flatteuse, dans laquelle, traitant Toussaint comme le premier homme de sa race, il semblait se prêter gracieusement à une sorte de comparaison entre le pacificateur de la France et le pacificateur de Saint-Domingue.
Mais il avait prévu aussi la résistance, et toutes les mesures étaient prises pour la vaincre de vive force. Si on avait été moins impatient de profiter de la signature des préliminaires de paix, pour traverser la mer devenue libre, on aurait obligé les escadres à s'attendre les unes les autres dans un lieu convenu, afin de les faire arriver toutes ensemble à Saint-Domingue, et de surprendre Toussaint, avant qu'il fût en mesure de se défendre. Malheureusement, dans l'incertitude où l'on était au moment de l'expédition, sur la signature de la paix définitive, il fallut les faire partir des ports de Brest, Rochefort, Cadix et Toulon, sans obligation de s'attendre, et avec ordre d'arriver le plus tôt possible à leur destination. L'amiral Villaret-Joyeuse, appareillant de Brest et de Lorient avec seize vaisseaux, et une force d'environ sept à huit mille hommes, avait ordre de croiser quelque temps dans le golfe de Gascogne, pour essayer d'y rencontrer l'amiral Latouche-Tréville, qui devait sortir de Rochefort avec six vaisseaux, six frégates et trois ou quatre mille hommes. L'amiral Villaret, s'il n'avait pu rallier l'amiral Latouche, devait passer aux Canaries, pour voir s'il n'y trouverait pas la division Linois venant de Cadix, la division Ganteaume venant de Toulon, l'une et l'autre avec un convoi de troupes. Il devait enfin se rendre dans la baie de Samana, la première qui se présente à une escadre arrivant d'Europe. Se conformant aux ordres qu'elles avaient reçus, ces diverses escadres se cherchant, sans perdre de temps à se réunir, parvinrent à des époques différentes au rendez-vous commun de Samana. (Voir la carte no 22.) L'amiral Villaret y parut le 29 janvier 1802 (9 pluviôse an X). L'amiral Latouche le suivit de près. Les divisions de Cadix et de Toulon ne touchèrent à Saint-Domingue que beaucoup plus tard. Mais l'amiral Villaret, avec l'escadre de Brest et de Lorient, l'amiral Latouche-Tréville avec l'escadre de Rochefort, ne portaient pas moins de 11 à 12 mille hommes. Après en avoir conféré avec les chefs de la flotte, le capitaine général Leclerc pensa qu'il importait de ne pas perdre de temps, et qu'il fallait se présenter devant tous les ports à la fois, pour se saisir de la colonie, avant d'avoir donné à Toussaint le loisir de se reconnaître. D'ailleurs beaucoup d'avis, venus des Antilles, faisaient craindre un accueil peu amical. En conséquence, le général Kerversau, avec deux mille hommes embarqués sur des frégates, devait se rendre à Santo-Domingo, capitale de la partie espagnole; l'amiral Latouche-Tréville, avec son escadre portant la division Boudet, devait aborder au Port-au-Prince; enfin, le capitaine général lui-même, avec l'escadre de l'amiral Villaret, avait le projet de faire voile vers le Cap, et de s'en emparer. La partie française, comprenant avec une notable portion de l'île les deux promontoires qui s'avancent à l'ouest, se divisait en départements du nord, de l'ouest et du sud. Dans le département du nord, c'était le Cap qui était le port principal, et le chef-lieu; dans le département de l'ouest, c'était le Port-au-Prince. Les Cayes, Jacmel, rivalisaient de richesse et d'influence dans le sud. En occupant Santo-Domingo pour la partie espagnole, le Cap et le Port-au-Prince pour la partie française, on tenait l'île presque entière, moins, il est vrai, les montagnes de l'intérieur, conquête que le temps seul pouvait permettre d'achever.
Ces divisions navales quittèrent la baie où elles étaient mouillées pour se rendre à leurs destinations respectives, dans les premiers jours de février. Toussaint, averti de la présence d'un grand nombre de voiles à Samana, y était accouru de sa personne, pour juger de ses propres yeux du danger dont il était menacé. Ne doutant plus, à la vue de l'escadre française, du sort qui l'attendait, il prit le parti de recourir aux dernières extrémités, plutôt que de subir l'autorité de la métropole. Il n'était pas bien certain qu'on voulût remettre les nègres en esclavage; il ne pouvait même pas le croire; mais il pensa qu'on voulait le ranger sous l'obéissance de la France, et cela lui suffisait pour le décider à la résistance. Il résolut de persuader aux noirs que leur liberté était en péril, de les ramener ainsi de la culture à la guerre, de ravager les villes maritimes, de brûler les habitations, de massacrer les blancs, de se retirer ensuite dans les mornes (c'est de ce nom qu'on appelle les montagnes de forme particulière, dont la partie française est partout hérissée), et d'attendre dans ces retraites, que, le climat dévorant les blancs, on pût se jeter sur eux pour achever leur extermination. Toutefois, espérant arrêter l'armée française par de simples menaces, peut-être aussi craignant, s'il ordonnait trop tôt des actes atroces, de n'être pas ponctuellement obéi par les chefs noirs, qui, à son exemple, avaient pris le goût des relations avec les blancs, il prescrivit à ses officiers de répondre aux premières sommations de l'escadre qu'ils n'avaient pas ordre de la recevoir; puis si elle insistait, de la menacer en cas de débarquement d'une destruction totale des villes, et enfin, si le débarquement s'exécutait, de tout détruire et tout massacrer, en se retirant dans l'intérieur de l'île. Tels furent les ordres donnés à Christophe, qui gouvernait le nord, au féroce Dessalines, chef de l'ouest, à Laplume, noir plus humain, commandant dans le sud.
L'escadre de Villaret, s'étant portée jusqu'à Monte-Christ, demanda des pilotes pour la diriger dans les rades du Fort-Dauphin et du Cap, eut beaucoup de peine à s'en procurer, détacha en passant la division Magon sur le Fort-Dauphin, et arriva le 3 février (14 pluviôse) devant le Cap. Toutes les balises étaient enlevées, les forts armés, et la disposition à la résistance évidente. Une frégate, envoyée pour communiquer avec la terre, reçut la réponse dictée par Toussaint. On n'avait pas d'instructions, disait Christophe; il fallait attendre une réponse du commandant en chef, absent dans le moment; on résisterait par l'incendie et le massacre à toute tentative de débarquement exécutée de vive force. La municipalité du Cap, composée de notables, blancs et gens de couleur, vint exprimer ses angoisses au capitaine général Leclerc. Elle était à la fois joyeuse de voir arriver les soldats de la mère-patrie, et remplie d'épouvante en songeant aux menaces affreuses de Christophe. Ses agitations passèrent bientôt dans l'âme du capitaine général, qui se trouvait placé entre l'obligation de remplir sa mission, et la crainte d'exposer aux fureurs des noirs une population blanche et française. Il fallait cependant qu'il descendît à terre. Il promit donc aux habitants du Cap d'agir avec promptitude et vigueur, de manière à surprendre Christophe, et à ne pas lui laisser le temps d'accomplir ses horribles instructions. Il les exhorta vivement à s'armer pour défendre leurs personnes et leurs biens, et leur remit une proclamation du Premier Consul, destinée à rassurer les noirs sur le but de l'expédition. Il fallut ensuite regagner le large pour obéir à une condition des vents, régulière dans ces parages. Le capitaine général, une fois en pleine mer, arrêta, de concert avec l'amiral Villaret-Joyeuse, un plan de débarquement. Ce plan consistait à placer les troupes sur les frégates, à les débarquer dans les environs du Cap, au delà des hauteurs qui dominent la ville, près d'un lieu qu'on appelle l'embarcadère du Limbé; puis, tandis qu'elles essayeraient de tourner le Cap, à pénétrer avec l'escadre dans les passes, et à faire ainsi une double attaque par terre et par mer. On espérait, en agissant avec une grande célérité, enlever la ville avant que Christophe eût le temps de réaliser ses sinistres menaces. Le capitaine Magon et le général Rochambeau, s'ils avaient réussi au Fort-Dauphin qu'ils étaient chargés d'occuper, devaient seconder le mouvement du capitaine général.
Le lendemain on transféra les troupes sur des frégates et des bâtiments légers, puis on les mit à terre près de l'embarcadère du Limbé. Cette opération prit toute une journée. Le jour suivant, les troupes se mirent en marche pour tourner la ville, et l'escadre s'engagea dans les passes. Deux vaisseaux, le Patriote et le Scipion, s'embossèrent devant le fort Picolet, qui tirait à boulet rouge, et l'eurent bientôt réduit au silence. La journée était avancée; la brise de terre, qui le soir succède à la brise du large, obligeait de nouveau l'escadre à s'éloigner, pour n'aborder que le lendemain. Tandis qu'on gagnait la pleine mer, on eut la douleur de voir une lueur rougeâtre s'élever sur les flots, et bientôt les flammes dévorer la ville du Cap. Christophe, quoique moins féroce que son chef, avait cependant obéi à ses ordres; il avait mis le feu aux principaux quartiers, et, se bornant au meurtre de quelques blancs, avait obligé les autres à le suivre dans les mornes. Pendant qu'une partie de ces malheureux blancs expirait sous le fer des nègres, ou était emmenée par eux, le reste, suivant en troupe la municipalité, avait échappé à Christophe, et cherchait à se sauver en venant se jeter dans les bras de l'armée française. L'anxiété fut grande pendant cette horrible nuit, et parmi ces infortunés exposés à tant de dangers, et parmi nos troupes de terre et de mer, qui voyaient l'incendie de la ville et l'affreuse situation de leurs compatriotes, sans pouvoir leur porter secours.
Le jour suivant, 6 février, tandis que le capitaine général Leclerc marchait en toute hâte sur le Cap, en tournant les hauteurs, l'amiral fit voile vers le port, et vint y jeter l'ancre. La résistance avait cessé par la retraite des nègres. Il débarqua sur-le-champ douze cents matelots, sous le commandement du général Humbert, pour courir au secours de la ville, en arracher les débris à la fureur des nègres, et donner la main au capitaine général. Ce dernier arrivait de son côté, sans pouvoir atteindre Christophe qui avait déjà pris la fuite. On trouva la portion des habitants qui avait suivi la municipalité, errante et désolée, mais rendue bientôt à la joie, en se voyant si promptement secourue, et définitivement arrachée au péril. Elle courut à ses maisons incendiées. Les troupes de marine l'aidèrent à éteindre le feu; les troupes de terre se mirent à poursuivre Christophe dans la campagne. Cette poursuite, dirigée avec activité, empêcha les noirs de détruire les riches habitations de la plaine du Cap, et servit à leur arracher une quantité de blancs qu'ils n'eurent pas le temps d'emmener avec eux.
Pendant que ces événements se passaient au Cap, le brave capitaine Magon avait débarqué la division Rochambeau à l'entrée de la baie de Mancenille, puis avait pénétré avec ses vaisseaux dans la baie même, pour seconder le mouvement des troupes. Sa conduite vigoureuse, qui présageait déjà ce qu'il devait faire à Trafalgar, concourut si bien avec l'attaque de la division Rochambeau, qu'on s'empara soudainement du Fort-Dauphin, et qu'on en devint maître avant que les nègres pussent commettre aucun ravage. Ce second débarquement acheva de dégager la campagne aux environs du Cap, et obligea Christophe à se retirer tout à fait dans les mornes.
Le capitaine général Leclerc, établi dans la ville du Cap, en avait fait éteindre l'incendie. Heureusement le désastre ne répondait pas aux affreuses menaces du lieutenant de Toussaint. Le faîte seul des maisons avait brûlé. Le nombre des blancs égorgés n'était pas aussi grand qu'on l'avait craint d'abord. Beaucoup d'entre eux revenaient successivement accompagnés de leurs serviteurs demeurés fidèles. La rage des hordes noires s'était surtout assouvie sur les riches magasins du Cap. Les troupes et la population s'employèrent de leur mieux à effacer les traces de l'incendie. On fit un appel aux nègres cultivateurs qui étaient fatigués de cette vie de ravage et de sang, à laquelle on voulait de nouveau les entraîner, et on en vit beaucoup revenir à leurs maîtres et à leurs travaux. En peu de jours la ville reprit un certain aspect d'ordre et d'activité. Le capitaine général envoya une partie de ses bâtiments vers le continent d'Amérique, pour y chercher des vivres, et remplacer les ressources qui venaient d'être détruites.
Dans cet intervalle, l'escadre de l'amiral Latouche-Tréville, se portant à l'ouest, avait doublé la pointe de l'île, et s'était rendue devant la baie du Port-au-Prince, pour y opérer son débarquement. (Voir la carte no 22.) Un blanc, engagé au service des noirs, nommé Agé, officier plein de bons sentiments, y commandait en l'absence de Dessalines, résidant à Saint-Marc. Sa répugnance à exécuter les ordres qu'il avait reçus, la vigueur de l'amiral Latouche-Tréville, la promptitude du général Boudet, la fortune enfin qui favorisa cette partie des opérations, sauvèrent la ville du Port-au-Prince des malheurs qui avaient frappé celle du Cap. L'amiral Latouche fit construire des radeaux armés d'artillerie, parvint ainsi à débarquer soudainement les troupes à la pointe du Lamentin, puis fit voile en toute hâte vers le Port-au-Prince. Pendant ce rapide mouvement des vaisseaux, les troupes s'avançaient de leur côté sur la ville. Le fort Bizoton se trouvait sur la route. On s'en approcha sans tirer.—Laissons-nous tuer sans faire feu, s'écria le général Boudet, afin de prévenir une collision, et de sauver, si nous pouvons, nos malheureux compatriotes de la fureur des noirs.—C'était en effet le seul moyen d'éviter le massacre dont les blancs étaient menacés. La garnison noire du fort Bizoton, en voyant l'attitude amicale et résolue des troupes françaises, se rendit, et vint prendre place dans les rangs de la division Boudet. On arriva sur le Port-au-Prince, au moment même où l'amiral Latouche-Tréville y touchait avec ses vaisseaux. Quatre mille noirs en formaient la garnison. Des hauteurs sur lesquelles cheminait l'armée, on voyait ces noirs répandus au milieu des principales places, ou postés en avant des murs. Le général Boudet fit tourner la ville par deux bataillons, et avec le gros de la division marcha sur les redoutes qui la couvraient.—Nous sommes amis, s'écrièrent les premières troupes noires, ne tirez pas.—Confiant en ces paroles, nos soldats s'avancèrent l'arme au bras. Mais une décharge de mousqueterie et de mitraille, exécutée presque à bout portant, abattit deux cents d'entre eux, les uns tués, les autres blessés. Le brave général Pamphile-Lacroix était du nombre de ces derniers. On fondit alors à la baïonnette sur ces misérables noirs, et on immola ceux qui n'eurent pas le temps de s'enfuir. L'amiral Latouche, qui pendant la traversée, disait sans cesse aux généraux de l'armée, qu'une escadre était par ses feux supérieure à toute position de terre, et qu'il le ferait bientôt voir, l'amiral Latouche vint se placer sous les batteries des noirs, et en peu d'instants réussit à les éteindre. Les noirs canonnés de si près, assaillis dans les rues par les troupes de la division Boudet, s'enfuirent en désordre, sans mettre le feu, laissant les caisses publiques pleines d'argent, et les magasins remplis d'une immense quantité de denrées coloniales. Malheureusement ils emmenaient avec eux des troupes de blancs, les traitant sans pitié dans leur fuite précipitée, et marquant leurs traces par l'incendie et le ravage des habitations. Des colonnes de fumée signalaient au loin leur retraite.
Le féroce Dessalines, en apprenant le débarquement des Français, avait quitté Saint-Marc, passé derrière le Port-au-Prince, et par une marche rapide occupé Léogane, pour disputer aux Français le département du sud. Le général Boudet y envoya un détachement qui chassa Dessalines de Léogane. On était informé que le général Laplume, moins barbare que ses pareils, se défiant d'ailleurs d'une contrée toute pleine de mulâtres ennemis implacables des noirs, était disposé à se soumettre. Le général Boudet lui dépêcha aussitôt des émissaires. Laplume se rendit, et remit intact à nos troupes ce riche département, comprenant Léogane, le grand et le petit Goave, Tiburon, les Cayes et Jacmel. C'était un heureux événement que cette soumission du noir Laplume, car le tiers de la colonie se trouvait ainsi arraché aux ravages de la barbarie. Pendant ce temps la partie espagnole tombait sous la domination de nos troupes. Le général Kerversau, envoyé à Santo-Domingo avec quelques frégates et deux mille hommes de débarquement, secondé par les habitants et par l'influence de l'évêque français Mauvielle, prenait possession d'une moitié de la partie espagnole, celle où dominait Paul Louverture, frère de Toussaint. De son côté le capitaine Magon, établi au Fort-Dauphin, réussissait par d'adroites négociations, et l'influence du même évêque Mauvielle, à gagner le général mulâtre Clervaux, et à lui arracher la riche plaine de Saint-Yago. Ainsi, dans les dix premiers jours de février, les troupes françaises occupaient le littoral, les ports, les chefs-lieux de l'île, la plus grande partie des terrains cultivés. Il ne restait à Toussaint que trois ou quatre demi-brigades noires, avec les généraux Maurepas, Christophe, Dessalines, avec ses trésors et ses amas d'armes, enfouis dans les mornes du Chaos. Il lui restait malheureusement aussi une quantité de blancs, emmenés en otages, et cruellement traités, en attendant qu'on les rendît ou qu'on les égorgeât. Il fallait profiter de la saison, qui était favorable, pour achever de réduire l'île.
La région montagneuse et tourmentée dans laquelle Toussaint s'était renfermé, se trouvait placée à l'ouest, entre la mer et le mont Cibao, qui est le nœud central auquel viennent se rattacher toutes les chaînes de l'île. Cette région verse ses rares eaux par plusieurs affluents dans la rivière de l'Artibonite, laquelle se jette à la mer, entre les Gonaïves et le Port-au-Prince, tout près de Saint-Marc. (Voir la carte no 22.) Il fallait y marcher de tous les points à la fois, du Cap, du Port-au-Prince, et de Saint-Marc, de manière à mettre les noirs entre deux feux, et à les repousser sur les Gonaïves pour les y envelopper. Mais pour pénétrer dans ces mornes, on avait à franchir des gorges étroites, rendues presque impénétrables par la végétation des tropiques, et dans le fond desquelles les noirs, blottis en tirailleurs, présentaient une résistance difficile à surmonter. Toutefois les vieux soldats du Rhin, transportés au delà de l'Atlantique, n'avaient à craindre que le climat. Lui seul pouvait les vaincre; lui seul en effet les a vaincus dans ce siècle héroïque, car ils n'ont succombé que sous le soleil de Saint-Domingue, ou sous les glaces de Moscou!
Le capitaine général Leclerc était résolu à profiter des mois de février, mars et avril, pour achever cette occupation, parce que plus tard les chaleurs et les pluies rendaient les opérations militaires impossibles. Grâce à l'arrivée des divisions navales de la Méditerranée, commandées par les amiraux Ganteaume et Linois, l'armée de débarquement se trouvait portée à 17 ou 18 mille hommes. Quelques soldats, il est vrai, étaient malades; mais il en restait 15 mille en état d'agir. Le capitaine général avait donc tous les moyens d'accomplir sa tâche.
Avant d'en poursuivre l'exécution, il voulut adresser une sommation à Toussaint. Ce noir, capable des plus grandes atrocités pour faire réussir ses desseins, était sensible néanmoins aux affections de la nature. Le capitaine général, par ordre du Premier Consul, avait amené, comme nous l'avons dit, les deux fils de Toussaint, élevés en France, afin d'essayer sur son cœur l'influence des sollicitations filiales. Le précepteur qui avait été chargé de leur éducation devait les conduire à leur père, lui remettre la lettre du Premier Consul, et chercher à le rattacher à la France, en lui promettant la seconde autorité de l'île.
Toussaint reçut ses deux fils et leur précepteur dans son habitation d'Ennery, sa retraite ordinaire. Il les serra long-temps dans ses bras, et parut un instant subjugué par son émotion. Ce vieux cœur, dévoré d'ambition, fut ébranlé. Les fils de Toussaint et l'homme respectable qui les avait élevés, lui peignirent alors la puissance et l'humanité de la nation française, les avantages attachés à une soumission qui laisserait bien grande encore sa situation à Saint-Domingue, qui assurerait à ses enfants un avenir brillant; le danger, au contraire, d'une ruine presque certaine en s'obstinant à combattre. La mère de l'un de ces deux jeunes gens se joignit à eux pour essayer de vaincre Toussaint. Touché de ces instances, il voulut prendre quelques jours pour réfléchir, et, pendant ces quelques jours, parut fort combattu, tantôt effrayé par le danger d'une lutte inégale, tantôt dominé par l'ambition d'être le maître unique du bel empire d'Haïti, tantôt enfin révolté par l'idée que les blancs allaient peut-être replonger les noirs dans l'esclavage. L'ambition et l'amour de la liberté l'emportèrent sur la tendresse paternelle. Il fit appeler ses deux fils, les serra de nouveau dans ses bras, leur laissa le choix entre la France, qui en avait fait des hommes civilisés, et lui, qui leur avait donné le jour, et déclara qu'il continuerait à les chérir, fussent-ils dans les rangs de ses ennemis. Ces malheureux enfants, agités comme leur père, hésitèrent comme lui. L'un d'eux néanmoins, se jetant à son cou, déclara qu'il mourrait, en noir libre, à ses côtés. L'autre, incertain, suivit sa mère dans l'une des terres du dictateur.
La réponse de Toussaint ne laissa plus de doute sur la nécessité de reprendre immédiatement les hostilités. Le capitaine général Leclerc fit ses préparatifs, et commença ses opérations le 17 février.
Son plan était d'attaquer à la fois, par le nord et par l'ouest, la région fourrée et presque inaccessible dans laquelle Toussaint s'était retiré avec ses généraux noirs. (Voir la carte no 22.) Maurepas occupait la gorge étroite dite des Trois-Rivières, qui débouche vers la mer au Port-de-Paix. Christophe était établi sur les versants des mornes vers la plaine du Cap. Dessalines se trouvait à Saint-Marc, près de l'embouchure de l'Artibonite, avec ordre de brûler Saint-Marc, et de défendre les mornes du Chaos par l'ouest et par le sud. Il avait pour appui un fort bien construit et bien défendu, plein de munitions amassées par la prévoyance de Toussaint. Ce fort, appelé la Crête-à-Pierrot, était placé dans le pays plat que l'Artibonite traverse et inonde, en formant mille détours sinueux, avant de se jeter à la mer. Au centre de cette région, entre Christophe, Maurepas et Dessalines, Toussaint se tenait en réserve avec une troupe d'élite.
Le 17 février le capitaine-général Leclerc se mit en marche avec son armée, formée en trois divisions. À sa gauche, la division Rochambeau, partant du Fort-Dauphin, devait se porter sur Saint-Raphaël et Saint-Michel; la division Hardy devait, par la plaine du nord, marcher sur la Marmelade; la division Desfourneaux devait, par le Limbé, se rendre à Plaisance. Ces trois divisions avaient des gorges étroites à franchir, des hauteurs escarpées à escalader, pour pénétrer dans la région des mornes, et s'y emparer des affluents qui forment le cours supérieur de l'Artibonite. Le général Humbert, avec un détachement, était chargé de débarquer au Port-de-Paix, de remonter la gorge des Trois-Rivières, et de refouler le noir Maurepas sur le Gros-Morne. Le général Boudet avait ordre, pendant que ces quatre corps marcheraient du nord au sud, de remonter du sud au nord, en partant du Port-au-Prince, pour occuper le Mirebalais, les Verrettes et Saint-Marc. Assaillis ainsi de tous côtés, les noirs n'avaient d'asile que vers les Gonaïves, où l'on avait l'espoir de les enfermer. Ces dispositions étaient sages contre un ennemi qu'il fallait envelopper, et chasser devant soi, plutôt que combattre en règle. Chacun des corps français avait en effet assez de force pour n'éprouver nulle part un échec sérieux. Contre un chef expérimenté, ayant des troupes européennes, pouvant se concentrer soudainement sur un seul des corps assaillants, ce plan eût été défectueux.
Parties le 17, les trois divisions Rochambeau, Hardy et Desfourneaux remplirent valeureusement leur tâche, escaladèrent des hauteurs effrayantes, traversèrent des broussailles affreuses, et surprirent les noirs par leur audace à marcher, presque sans tirer, sur un ennemi faisant feu de toutes parts. Le 18 la division Desfourneaux était aux environs de Plaisance, la division Hardy au Dondon, la division Rochambeau à Saint-Raphaël.
Le 19 la division Desfourneaux occupa Plaisance, qui lui fut remis par Jean-Pierre Dumesnil, noir assez humain, qui se rendit aux Français avec sa troupe. La division Hardy pénétra de vive force dans la Marmelade, en culbutant Christophe, qui s'y trouvait à la tête de deux mille quatre cents nègres, moitié troupes de ligne, moitié cultivateurs soulevés. La division Rochambeau s'empara de Saint-Michel. Les noirs étaient surpris d'une si rude attaque, et n'avaient pas encore vu de pareilles troupes parmi les blancs. Un seul d'entre eux résista vigoureusement, c'était Maurepas, qui défendait la gorge des Trois-Rivières contre le général Humbert. Ce dernier n'ayant pas assez de forces, le général Debelle avait été envoyé par mer à son secours, avec un renfort de douze à quinze cents hommes. Le général Debelle ne put débarquer qu'un peu tard au Port-de-Paix, et, contrarié dans ses attaques par une pluie affreuse, gagna peu de terrain.
SAINT-DOMINGUE,
prise de la Ravine-aux-Couleuvres.
Le capitaine général, après avoir séjourné deux jours dans les mêmes lieux, afin de laisser passer le mauvais temps, poussa la division Desfourneaux sur les Gonaïves, la division Hardy sur Ennery, et la division Rochambeau sur une redoutable position dite la Ravine-aux-Couleuvres. Le 23 février la division Desfourneaux entra dans les Gonaïves, qu'elle trouva en flammes; la division Hardy s'empara d'Ennery, principale habitation de Toussaint; et la brave division Rochambeau enleva la Ravine-aux-Couleuvres. Pour forcer cette dernière position, il fallait pénétrer dans une gorge resserrée, bordée de hauteurs taillées à pic, hérissée d'arbres gigantesques, de buissons épineux, et défendue par des noirs bons tireurs. Il fallait déboucher ensuite sur un plateau, que Toussaint occupait avec trois mille grenadiers de sa couleur, et toute son artillerie. L'intrépide Rochambeau pénétra hardiment dans la gorge, malgré un feu de tirailleurs fort incommode, en escalada les deux berges, tuant à coups de baïonnette les noirs trop lents à se retirer, et déboucha sur le plateau. Arrivés là, les vieux soldats du Rhin en finirent avec une seule charge. Huit cents noirs restèrent sur le carreau. Toute l'artillerie de Toussaint fut prise.
Pendant ce temps le général Boudet, exécutant les ordres du capitaine général, avait laissé dans le Port-au-Prince le général Pamphile-Lacroix avec six ou huit cents hommes de garnison, et s'était porté avec le reste de ses forces sur Saint-Marc. Dessalines y était, attendant les Français, et prêt à commettre les plus grandes atrocités. Lui-même, armé d'une torche, mit le feu à une riche habitation qu'il possédait à Saint-Marc, fut imité par les siens, puis se retira en égorgeant une partie des blancs, et en traînant le reste à sa suite dans l'horrible asile des mornes. Le général Boudet n'occupa donc que des ruines inondées de sang humain. Pendant qu'il poursuivait Dessalines, celui-ci, par une marche rapide, s'était porté sur le Port-au-Prince, qu'il supposait faiblement défendu, et qui l'était effectivement par une bien petite garnison. Mais le brave général Pamphile-Lacroix avait réuni sa troupe peu nombreuse, et l'avait chaudement haranguée. L'amiral Latouche, apprenant le danger, était descendu à terre avec ses matelots, disant au général Lacroix: Sur mer vous étiez sous mes ordres, sur terre je serai sous les vôtres, et nous défendrons en commun la vie et la propriété de nos compatriotes.—Dessalines, repoussé, ne put pas assouvir sa barbarie, et se rejeta dans les mornes du Chaos. Le général Boudet, retourné en toute hâte au Port-au-Prince, le trouva sauvé par l'union des troupes de terre et de mer; mais, au milieu de ces marches et contre-marches, il lui avait été impossible de seconder les mouvements du général en chef. Les noirs n'avaient pu être enveloppés, et poussés sur les Gonaïves.
Néanmoins ils étaient battus partout. La prise de la Ravine-aux-Couleuvres sur Toussaint lui-même, les avait complétement découragés. Le capitaine général Leclerc voulut mettre le comble à leur découragement en détruisant le noir Maurepas, qui se soutenait, contre les généraux Humbert et Debelle, au fond de la gorge des Trois-Rivières. Dans ce but il détacha la division Desfourneaux, qui dut se rabattre sur le Gros-Morne, au pied duquel aboutit la gorge des Trois-Rivières. Assailli de tous les côtés, le noir Maurepas n'eut d'autre ressource que de se rendre. Il fit sa soumission avec deux mille noirs des plus braves. Ce fut là le coup le plus rude porté à la puissance morale de Toussaint.
Il restait à enlever le fort de la Crête-à-Pierrot, et les mornes du Chaos, pour avoir forcé Toussaint dans son dernier asile, à moins qu'il n'allât se retirer dans les montagnes de l'intérieur de l'île, y vivre en partisan, privé de tout moyen d'agir, et dépouillé de tout prestige. Le capitaine général fit marcher sur le fort et sur les mornes les divisions Hardy et Rochambeau d'un côté, la division Boudet de l'autre. On perdit quelques centaines d'hommes en abordant avec trop de confiance les ouvrages de la Crête-à-Pierrot, qui étaient mieux défendus qu'on ne le supposait. Il fallut entreprendre une espèce de siége en règle, exécuter des travaux d'approche, établir des batteries, etc. Deux mille noirs, bons soldats, conduits par quelques officiers moins ignorants que les autres, gardaient ce dépôt des ressources de Toussaint. Celui-ci chercha, secondé par Dessalines, à troubler le siége par des attaques de nuit; mais il n'y réussit pas, et, en peu de temps, le fort fut serré d'assez près pour que l'assaut devînt possible. La garnison, désespérée, prit alors le parti de faire une sortie nocturne pour percer les lignes des assiégeants, et s'enfuir. Dans le premier instant, elle parvint à tromper la vigilance de nos troupes, et à traverser leurs campements; mais, bientôt reconnue, assaillie de tous côtés, elle fut en partie rejetée dans le fort, en partie détruite par nos soldats. On s'empara de cette espèce d'arsenal, où l'on trouva des amas considérables d'armes et de munitions, et beaucoup de blancs cruellement assassinés.
Le capitaine général fit ensuite parcourir dans tous les sens les mornes environnants, pour ne laisser aucun asile aux bandes fugitives de Toussaint, et les réduire avant la saison des grandes chaleurs. Aux Verrettes l'armée fut témoin d'un spectacle horrible. Les noirs avaient long-temps conduit à leur suite des troupes de blancs, qu'ils forçaient, en les battant, à marcher aussi vite qu'eux. N'espérant plus les soustraire à l'armée qui les suivait de très-près, ils en égorgèrent huit cents, hommes, femmes, enfants, vieillards. On trouva la terre couverte de cette affreuse hécatombe; et nos soldats, si généreux, qui avaient tant combattu dans toutes les parties du monde, qui avaient assisté à tant de scènes de carnage, mais qui n'avaient jamais vu égorger les femmes et les enfants, furent saisis d'une horreur profonde, et d'une colère d'humanité qui devint fatale aux noirs qu'ils purent saisir. Ils les poursuivirent à outrance, ne faisant de quartier à aucun de ceux qu'ils rencontraient.
On était en avril. Les noirs n'avaient plus de ressources, du moins pour le présent. Le découragement était profond parmi eux. Les chefs, frappés des bons procédés du capitaine général Leclerc envers ceux qui s'étaient rendus, et auxquels il avait laissé leurs grades et leurs terres, songèrent à poser les armes. Christophe s'adressa, par l'intermédiaire des noirs déjà soumis, au capitaine général, et offrit de faire sa soumission, si on lui promettait les mêmes traitements qu'aux généraux Laplume, Maurepas et Clervaux. Le capitaine général, qui avait autant d'humanité que de bon sens, consentit de grand cœur aux propositions de Christophe, et accepta ses offres. La reddition de Christophe amena bientôt celle du féroce Dessalines, et enfin celle de Toussaint lui-même. Celui-ci était presque seul, suivi à peine de quelques noirs attachés à sa personne. Continuer ses courses dans l'intérieur de l'île, sans rien essayer d'important qui pût relever son crédit auprès des nègres, lui semblait peu utile, et propre tout au plus à épuiser le zèle de ses derniers partisans. Il était abattu d'ailleurs, et ne conservait d'autre espérance que celle que pouvait encore lui inspirer le climat. Il était en effet habitué depuis long-temps à voir les Européens, surtout les gens de guerre, disparaître sous l'action de ce climat dévorant, et il se flattait de trouver bientôt dans la fièvre jaune un affreux auxiliaire. Il se disait donc qu'il fallait attendre en paix le moment propice, et qu'alors peut-être une nouvelle prise d'armes pourrait lui réussir. En conséquence, il offrit de traiter. Le capitaine général, qui n'espérait guère pouvoir l'atteindre, même en le pourchassant à outrance dans les nombreuses et lointaines retraites de l'île, consentit à lui accorder une capitulation, semblable à celle qui avait été accordée à ses lieutenants. On lui restitua ses grades, ses propriétés, à condition qu'il vivrait dans un lieu désigné, et ne changerait de séjour que sur la permission du capitaine général. Son habitation d'Ennery fut le lieu qu'on lui fixa pour retraite. Le capitaine général Leclerc se doutait bien que la soumission de Toussaint ne serait pas définitive; mais il le tenait sous bonne garde, prêt à le faire arrêter au premier acte qui prouverait sa mauvaise foi.
À partir de cette époque, fin d'avril et commencement de mai, l'ordre se rétablit dans la colonie, et on vit renaître la prospérité dont elle avait joui sous son dictateur. Les règlements, imaginés par lui, furent remis en vigueur. Les cultivateurs étaient presque tous rentrés sur les plantations. Une gendarmerie noire poursuivait les vagabonds, et les ramenait sur les terres auxquelles, en vertu des recensements antérieurs, ils étaient attachés. Les troupes de Toussaint, fort réduites, soumises à l'autorité française, étaient tranquilles, et ne semblaient pas disposées à se soulever, si on leur conservait leur état présent. Christophe, Maurepas, Dessalines, Clervaux, maintenus dans leurs grades et leurs biens, étaient prêts à s'accommoder de ce régime aussi bien que de celui de Toussaint-Louverture. Il suffisait pour cela qu'ils fussent rassurés sur la conservation de leurs richesses, et de leur liberté.
Le capitaine général Leclerc, qui était un brave militaire, doux et sage, s'appliquait à rétablir l'ordre et la sécurité dans la colonie. Il avait continué d'admettre les pavillons étrangers, pour favoriser l'introduction des vivres. Il leur avait assigné quatre ports principaux, le Cap, le Port-au-Prince, les Cayes, Santo-Domingo, avec défense de toucher ailleurs, afin d'empêcher l'introduction clandestine des armes le long des côtes. Il n'avait restreint l'importation que relativement aux produits d'Europe, dont il avait réservé la fourniture exclusive aux négociants français de la métropole. Il était en effet arrivé une grande quantité de vaisseaux marchands du Havre, de Nantes, de Bordeaux, et on pouvait espérer que bientôt la prospérité de Saint-Domingue se rétablirait, non pas au profit des Anglais et des Américains, comme sous le gouvernement de Toussaint, mais au profit de la France, sans que la colonie y perdît aucun de ses avantages.
Cependant un double danger était à craindre; d'une part, le climat toujours funeste aux troupes européennes; de l'autre, l'incurable défiance des nègres, qui ne pouvaient pas, quoi qu'on fît, s'empêcher d'appréhender le retour de l'esclavage. Aux dix-sept ou dix-huit mille hommes, déjà transportés dans la colonie, de nouvelles divisions navales, parties de Hollande et de France, en avaient ajouté trois à quatre mille, ce qui portait à vingt et un, ou vingt-deux mille, le nombre des soldats de l'expédition. Mais quatre à cinq mille étaient déjà hors de combat, pareil nombre dans les hôpitaux, et douze mille au plus restaient pour suffire à une nouvelle lutte, si les nègres avaient encore recours aux armes. Le capitaine général apportait un grand soin à leur procurer du repos, des rafraîchissements, des cantonnements salubres, et ne négligeait rien pour rendre complet et définitif le succès de l'expédition qui lui avait été confiée.
À la Guadeloupe le brave Richepanse, débarqué avec une force de trois ou quatre mille hommes, avait dompté les nègres révoltés, et les avait remis dans l'esclavage après avoir détruit les chefs de la révolte. Cette espèce de contre-révolution était possible et sans danger dans une île de peu d'étendue comme la Guadeloupe; mais elle offrait un grave inconvénient, celui d'effrayer les noirs de Saint-Domingue sur le sort qui leur était réservé. Du reste, les affaires de nos Antilles étaient aussi prospères qu'on pouvait l'espérer en aussi peu de temps. De toutes parts des armements se préparaient dans nos ports de commerce, pour recommencer le riche négoce que la France faisait autrefois avec elles.
Le Premier Consul, poursuivant sa tâche avec persévérance, avait transporté sur le littoral les dépôts des demi-brigades servant aux colonies. Il y versait constamment des recrues, et profitait de toutes les expéditions du commerce ou de la marine militaire, pour faire partir de nouveaux détachements. Il avait augmenté les crédits accordés à la marine, et porté à 130 millions le budget spécial de ce département, somme considérable dans un budget total de 589 millions (720 si l'on compte comme aujourd'hui). Il avait ordonné que 20 millions par an fussent consacrés en achats de matières navales dans tous les pays. Il avait prescrit, en outre, la construction et la mise à l'eau de douze vaisseaux de ligne par an. Il disait sans cesse que c'était pendant la paix qu'il fallait créer la marine, parce que pendant la paix le champ des manœuvres, c'est-à-dire la mer, était libre, et la voie des approvisionnements ouverte. «La première année d'un ministère, écrivait-il à l'amiral Decrès, est une année d'apprentissage. La seconde de votre ministère commence. Vous avez la marine française à rétablir: quelle belle carrière pour un homme dans la force de l'âge, et d'autant plus belle que nos malheurs passés ont été plus en évidence! Remplissez-la sans relâche. Toutes les heures perdues dans l'époque où nous vivons, sont une perte irréparable.» (14 février 1803).
Des Indes et de l'Amérique l'active pensée du Premier Consul s'était reportée sur l'empire ottoman, dont la chute lui semblait prochaine, et dont il ne voulait pas que les débris servissent à étendre les possessions russes ou anglaises. Il avait renoncé à l'Égypte tant que les Anglais respecteraient la paix; mais si la paix était rompue par leur fait, il se tenait pour libre de revenir à ses premières idées, sur une contrée qu'il regardait toujours comme la route de l'Inde. Au surplus, il ne projetait rien dans le moment; son intention était seulement d'empêcher que les Anglais profitassent de la paix pour s'établir aux bouches du Nil. Un engagement formel les obligeait à sortir de l'Égypte sous trois mois; or il y en avait douze ou treize de la signature des préliminaires de Londres, sept ou huit de la signature du traité d'Amiens, et ils ne semblaient pas disposés encore à quitter Alexandrie. Le Premier Consul fit donc appeler le colonel Sébastiani, officier doué d'une rare intelligence, lui ordonna de s'embarquer sur une frégate, de parcourir les bords de la Méditerranée, d'aller à Tunis, à Tripoli, pour y faire reconnaître le pavillon de la République italienne, de se rendre ensuite en Égypte, d'y examiner la situation des Anglais, et la nature de leur établissement; de chercher à savoir combien cet établissement devait durer; d'observer ce qui se passait entre les Turcs et les Mamelucks; de visiter les scheiks arabes, de les complimenter en son nom; d'aller en Syrie pour voir les chrétiens, et les remettre sous la protection française; d'entretenir Djezzar-Pacha, celui qui avait défendu Saint-Jean-d'Acre contre nous, et de lui promettre le retour des bonnes grâces de la France, s'il ménageait les chrétiens, et favorisait notre commerce. Le colonel Sébastiani avait ordre enfin de revenir par Constantinople pour renouveler au général Brune, notre ambassadeur, les instructions du cabinet. Ces instructions enjoignaient au général Brune de déployer une grande magnificence, de caresser le sultan, de lui faire espérer notre appui contre ses ennemis quels qu'ils fussent, de ne rien négliger en un mot pour rendre la France imposante en Orient.
Quoique fort occupé de ces lointaines entreprises, le Premier Consul ne cessait pas de donner tous ses soins à la prospérité intérieure de la France. Il avait fait reprendre la rédaction du Code civil. Une section du Conseil d'État et une section du Tribunat se réunissaient journellement chez le consul Cambacérès, pour résoudre les difficultés naturelles à cette grande œuvre. La réparation des routes avait été poursuivie avec la même activité. Le Premier Consul les avait distribuées, comme nous avons dit, en séries, de vingt chacune, reportant successivement des unes aux autres les allocations extraordinaires qui leur étaient consacrées. L'exécution des canaux de l'Ourcq et de Saint-Quentin n'avait pas été interrompue un instant. Les travaux ordonnés en Italie, tant ceux des routes que ceux des fortifications, continuaient d'attirer l'attention du Premier Consul. Il voulait que si la guerre maritime recommençait et ramenait la guerre continentale, l'Italie fût définitivement liée à la France par de grandes communications et de puissants ouvrages défensifs. La possession du Valais ayant facilité l'exécution du grand chemin du Simplon, cette étonnante création se trouvait presque achevée. Les travaux de la route du mont Cenis avaient été ralentis pour porter toutes les ressources disponibles sur celle du mont Genèvre, afin d'en avoir une au moins terminée en 1803. Quant à la place d'Alexandrie, elle était devenue l'objet d'une correspondance journalière avec l'habile ingénieur Chasseloup. On y préparait des casernes pour une garnison permanente de six mille hommes, des hôpitaux pour trois mille blessés, des magasins pour une grande armée. La refonte de toute l'artillerie italienne venait d'être commencée, dans le but de la ramener aux calibres de 6, de 8 et de 12. Le Premier Consul recommandait une grande fabrication de fusils au vice-président Melzi.—Vous n'avez que cinquante mille fusils, lui écrivait-il, ce n'est rien. J'en ai cinq cent mille en France, indépendamment de ceux qui sont aux mains de l'armée. Je n'aurai pas de repos, tant que je n'en posséderai pas un million.—
Le Premier Consul venait d'imaginer des colonies militaires, dont l'idée première était empruntée aux Romains. Il avait prescrit de choisir dans l'armée des soldats et des officiers, comptant de longs services et d'honorables blessures, de les conduire en Piémont, de leur distribuer là des biens nationaux, situés autour d'Alexandrie, et d'une valeur proportionnée à leur situation, depuis le soldat jusqu'à l'officier. Ces vétérans ainsi dotés devaient se marier avec des femmes piémontaises, se réunir deux fois par an pour manœuvrer, et au premier danger se jeter dans la place d'Alexandrie avec ce qu'ils auraient de plus précieux. C'était une manière de verser à la fois du sang et des sentiments français en Italie. La même institution devait être établie dans les nouveaux départements du Rhin, autour de Mayence.
L'auteur de ces belles conceptions méditait quelque chose de semblable pour les provinces de la République encore infectées d'un mauvais esprit, telles que la Vendée et la Bretagne. Il voulait y fonder à la fois de grands établissements et des villes. Les agents de Georges venant d'Angleterre descendaient dans les îles de Jersey et de Guernesey, abordaient sur les côtes du Nord, traversaient la péninsule bretonne par Loudéac et Pontivy, se répandaient soit dans le Morbihan, soit dans la Loire-Inférieure, pour y entretenir la défiance, et au besoin y préparer la révolte. Le Premier Consul, correspondant avec la gendarmerie, en dirigeait lui-même les mouvements et les recherches, et, prévoyant la possibilité de nouveaux troubles, avait imaginé de construire dans les principaux passages des montagnes ou des forêts, des tours surmontées d'une pièce d'artillerie tournant sur pivot, capables de contenir cinquante hommes de garnison, quelques vivres, quelques munitions, et de servir d'appui aux colonnes mobiles. Plein de la pensée qu'on devait songer à civiliser le pays autant qu'à le contenir, il avait ordonné le perfectionnement de la navigation du Blavet pour rendre ce cours d'eau navigable jusqu'à Pontivy. C'est ainsi que fut formé le premier projet de cette belle navigation, qui longe les côtes de la Bretagne depuis Nantes jusqu'à Brest, pénétrant par plusieurs voies navigables dans l'intérieur de la contrée, et assurant l'approvisionnement en tout temps du grand arsenal de Brest. Le premier Consul avait résolu de faire construire à Pontivy de grands bâtiments pour y recevoir des troupes, un nombreux état-major, des tribunaux, une administration militaire, des manufactures enfin qu'il voulait créer aux frais de l'État. Il avait prescrit la recherche des lieux les plus propres à fonder des villes nouvelles, soit dans la Bretagne, soit dans la Vendée. Il faisait travailler en même temps aux fortifications de Quiberon, de Belle-Isle, de l'Île-Dieu. Le fort Boyard était commencé, d'après ses propres plans, dans le but de faire du bassin compris entre La Rochelle, Rochefort, les îles de Ré et d'Oleron, une rade, vaste, sûre et inaccessible aux Anglais. Cherbourg devait naturellement appeler toute son attention. N'espérant pas achever la digue assez tôt, il avait ordonné d'en presser l'exécution particulièrement sur trois points, afin de les faire sortir de l'eau le plus prochainement possible, et d'y établir trois batteries capables de tenir l'ennemi en respect.
Au milieu de ces travaux entrepris pour la grandeur maritime, commerciale et militaire de la France, le Premier Consul savait trouver du temps pour s'occuper des Écoles, de l'Institut, de la marche des sciences, de l'administration du clergé.
Sa sœur Élisa, son frère Lucien, formaient avec MM. Suard, Morellet, Fontanes, ce que dans notre histoire littéraire on a nommé un bureau d'esprit. On y affectait beaucoup de goût pour les souvenirs du passé, surtout en fait de littérature; et il faut avouer que, si le goût du passé est justifié, c'est en ce genre. Mais à ce goût fort légitime, on mêlait d'autres goûts fort puérils. On affectait de préférer les anciennes compagnies littéraires à l'Institut, et on y parlait tout haut du projet de reconstituer l'Académie française, avec les gens de lettres qui avaient survécu à la Révolution, et qui ne l'aimaient guère, tels que MM. Suard, La Harpe, Morellet, etc. Les bruits répandus à ce sujet produisaient un effet fâcheux. Le consul Cambacérès, attentif à toutes les circonstances qui pouvaient nuire au gouvernement, avertit à propos le Premier Consul de ce qui se passait, et à son tour le Premier Consul avertit rudement son frère et sa sœur du déplaisir que lui causait ce genre d'affectation.
À cette occasion, il s'occupa de l'Institut; il déclara que toute société littéraire qui prendrait un autre titre que celui d'Institut, qui voudrait, par exemple, s'appeler Académie française, serait dissoute, si elle affectait de se donner un caractère public. La seconde classe, celle qui répondait alors à l'ancienne Académie française, resta consacrée aux belles-lettres. Mais il supprima la classe des sciences morales et politiques, par une aversion déjà fort prononcée, non pas précisément contre la philosophie (on verra plus tard sa façon de penser sur cette matière), mais contre certains hommes, qui affectaient de professer la philosophie du dix-huitième siècle, dans ce qu'elle avait de plus contraire aux idées religieuses. Il fit rentrer cette classe dans celle qui était vouée aux belles-lettres, disant que leur objet était commun, que la philosophie, la politique, la morale, l'observation de la nature humaine, étaient le fond de toute littérature, que l'art d'écrire n'en était que la forme; qu'il ne fallait pas séparer ce qui devait rester uni; que la classe consacrée aux belles-lettres serait bien futile, la classe consacrée aux sciences morales et politiques, bien pédantesque, si elles étaient à bon droit séparées; que des écrivains qui ne seraient pas des penseurs, et des penseurs qui ne seraient pas des écrivains, ne seraient ni l'un ni l'autre; et qu'enfin un siècle, même riche en talents, pourrait à peine fournir à une seule de ces compagnies des membres dignes d'elle, si on ne voulait descendre à la médiocrité. Ces idées, vraies ou fausses, étaient, chez le Premier Consul, plutôt un prétexte qu'une raison, pour se défaire d'une société littéraire, qui contrariait ses vues politiques à l'égard du rétablissement des cultes. Des deux classes il ne fit donc qu'une seule, en y ajoutant MM. Suard, Morellet, Fontanes, et la déclara seconde classe de l'Institut, répondant à l'Académie française. Tandis qu'il opérait cette réunion, il demandait au savant Haüy un ouvrage élémentaire sur la physique, lequel manquait encore dans l'enseignement, et répondait à Laplace, qui venait de lui adresser la dédicace de son grand ouvrage sur la mécanique céleste, ces paroles si noblement orgueilleuses: «Je vous remercie de votre dédicace, et je désire que les générations futures, en lisant votre ouvrage, n'oublient pas l'estime et l'amitié que j'ai portées à son auteur.» (26 novembre 1802.)
Le Premier Consul observait avec attention la conduite du clergé depuis la restauration des cultes. Les évêques nommés étaient presque tous établis dans leurs diocèses. La plupart s'y conduisaient bien; quelques-uns cependant, pleins encore de l'esprit de secte, avaient le tort de ne pas apporter dans leurs nouvelles fonctions la douceur, l'indulgence évangéliques, qui pouvaient seules mettre fin au schisme. Si MM. de Belloy à Paris, de Boisgelin à Tours, Bernier à Orléans, Cambacérès à Rouen, de Pancemont à Vannes, se montraient de vrais pasteurs, pieux et sages, d'autres avaient laissé paraître de fâcheuses tendances dans l'exercice de leur ministère. L'évêque de Besançon, par exemple, janséniste et ancien constitutionnel, voulait prouver à ses prêtres, que la constitution civile du clergé était une institution vraiment évangélique et orthodoxe, conforme à l'esprit de la primitive Église. Aussi le trouble régnait-il dans son diocèse. Il faut reconnaître néanmoins qu'il était le seul constitutionnel dont on eût à se plaindre. Les fautes qu'on avait à relever dans le clergé, venaient surtout de l'intolérance des évêques orthodoxes. Plusieurs d'entre eux affectaient l'orgueil d'un parti victorieux, et repoussaient durement les prêtres assermentés. Les évêques de Bordeaux, d'Avignon, de Rennes, écartaient ces prêtres du service des paroisses, cherchaient à les humilier, et froissaient ainsi la partie de la population qui leur était attachée.
Rien n'était plus énergique à ce sujet que le langage du Premier Consul. Il écrivait lui-même à certains évêques, ou obligeait le cardinal-légat à leur écrire, et menaçait d'enlever à leur siége, d'appeler devant le Conseil d'État, les prélats qui troubleraient la nouvelle Église.—J'ai voulu, disait-il, relever les autels abattus, mettre un terme aux querelles religieuses, mais non faire triompher un parti sur un autre, surtout un parti ennemi de la Révolution. Quand les prêtres constitutionnels ont été fidèles aux règles de leur état et observateurs des bonnes mœurs, quand ils n'ont point causé de scandale, je les préfère à leurs adversaires; car, après tout, ils ne sont décriés que pour avoir embrassé la cause de la Révolution, qui est la nôtre, écrivait-il aux préfets.—Le cardinal Fesch, son oncle, semblant, dans le diocèse de Lyon, oublier les instructions du gouvernement, le Premier Consul lui écrivait les paroles suivantes: «Blesser les prêtres constitutionnels, les écarter, c'est manquer à la justice, à l'intérêt de l'État, à mon intérêt, au vôtre, monsieur le cardinal; c'est manquer à mes volontés expresses, et me déplaire sensiblement.»
Il n'y avait pas de mesure à ses largesses envers les évêques qui se conformaient à sa politique, ferme et conciliatrice. Aux uns il donnait des ornements d'église, aux autres un mobilier pour leurs hôtels, à tous des sommes considérables pour leurs pauvres. Il accordait jusqu'à deux et trois fois, dans un seul hiver, cinquante mille francs à M. de Belloy, pour les distribuer lui-même aux indigents de son diocèse. Il envoyait à l'évêque de Vannes, qui était le modèle accompli du prélat, doux, pieux, bienfaisant, dix mille francs pour meubler son hôtel épiscopal, dix mille pour rémunérer les prêtres dont il approuvait la conduite, soixante-dix mille pour donner à ses pauvres. Dans l'année courante, celle de l'an XI, il adressait deux cent mille francs à l'évêque Bernier, pour secourir secrètement les victimes de la guerre civile dans la Vendée, somme dont ce prélat faisait un emploi humain et habile. Il puisait, pour ces largesses, dans la caisse du ministère de l'intérieur, alimentée par divers produits qui alors ne rentraient pas au trésor, et dont il purifiait la source en les consacrant aux plus nobles usages.
On était dans l'automne de 1802; le temps était superbe, la nature semblait vouloir dispenser à cette heureuse année un second printemps. Grâce à une température d'une douceur extrême, les arbustes fleurissaient une seconde fois. Le désir vint au Premier Consul d'aller visiter une province dont on lui parlait d'une manière très-diverse, c'était la Normandie. Alors comme aujourd'hui, cette belle contrée offrait l'intéressant spectacle de riches manufactures, s'élevant au milieu des campagnes les plus vertes et les mieux cultivées. Participant à l'activité générale qui se réveillait dans toute la France à la fois, elle présentait l'aspect le plus animé. Cependant quelques personnes, et notamment le consul Lebrun, avaient cherché à persuader au Premier Consul qu'elle était royaliste. On aurait pu le craindre, en se rappelant avec quelle force elle s'était prononcée en quatre-vingt-douze contre les excès de la Révolution. Le Premier Consul voulut s'y transporter, la voir de ses propres yeux, et essayer sur ses habitants l'effet ordinaire de sa présence. Madame Bonaparte dut l'accompagner.
Le Premier Consul employa quinze jours à ce voyage. Il traversa Rouen, Elbeuf, le Havre, Dieppe, Gisors, Beauvais. Il visita les campagnes et les manufactures, examinant tout par lui-même, se montrant sans gardes à la population avide de le voir. Les hommages empressés dont il était l'objet ralentissaient sa marche. À chaque instant il trouvait sur sa route, le clergé des campagnes lui présentant l'eau bénite, les maires lui offrant les clefs de leurs villes, et lui adressant, tant à lui qu'à madame Bonaparte, les discours qu'on adressait jadis aux rois et aux reines de France. Il était ravi de cet accueil, et surtout de la prospérité naissante qu'il remarquait de toute part. La ville d'Elbeuf le charma par les accroissements qu'elle avait reçus. «Elbeuf, écrivait-il à son collègue Cambacérès, est accrue d'un tiers depuis la Révolution. Ce n'est plus qu'une seule manufacture.» Le Havre le frappa singulièrement, et il devina les grandes destinées commerciales auxquelles ce port était appelé. «Je ne trouve partout, écrivait-il encore au consul Cambacérès, que le meilleur esprit. La Normandie n'est pas telle que Lebrun me l'avait présentée. Elle est franchement dévouée au gouvernement. Je retrouve ici l'unanimité de sentiments qui rendit si beaux les jours de quatre-vingt-neuf.» Ce qu'il disait était vrai. La Normandie était parfaitement choisie pour lui exprimer les sentiments de la France. Elle représentait bien cette population honnête et sincère de quatre-vingt-neuf, d'abord enthousiaste de la Révolution, puis effrayée de ses excès, accusée de royalisme par des proconsuls dont elle condamnait les fureurs, et enchantée maintenant de retrouver, d'une manière inespérée, l'ordre, la justice, l'égalité, la gloire, moins, il est vrai, la liberté, dont malheureusement elle ne se souciait plus.
Le Premier Consul était au milieu de novembre de retour à Saint-Cloud.
Qu'on imagine un envieux assistant aux succès d'un rival redouté, et on aura une idée à peu près exacte des sentiments qu'éprouvait l'Angleterre au spectacle des prospérités de la France. Cette puissante et illustre nation avait cependant dans sa propre grandeur de quoi se consoler de la grandeur d'autrui! Mais une singulière jalousie la dévorait. Tant que les succès du général Bonaparte avaient été un argument contre le ministère de M. Pitt, ils avaient été accueillis en Angleterre avec une sorte d'applaudissement. Mais depuis que ces succès, continués et accrus, étaient ceux de la France elle-même; depuis qu'on l'avait vue grandir par la paix autant que par la guerre, par la politique autant que par les armes; depuis qu'on avait vu, en dix-huit mois, la République italienne devenir, sous la présidence du général Bonaparte, une province française, le Piémont ajouté à notre territoire, avec l'agrément du continent, Parme, la Louisiane, accroissant nos possessions par la simple exécution des traités, l'Allemagne enfin reconstituée par notre seule influence; depuis qu'on avait vu tout cela s'accomplir paisiblement, naturellement, comme chose découlant d'une situation universellement acceptée, un dépit manifeste s'était emparé de tous les cœurs anglais, et ce dépit ne se dissimulait pas plus que les sentiments ne se dissimulent d'ordinaire chez un peuple passionné, fier et libre.
Les classes qui prenaient moins de part aux avantages de la paix, laissaient plus que les autres éclater cette jalousie. Nous avons déjà dit que les manufacturiers de Birmingham et de Manchester, dédommagés par la contrebande des difficultés qu'ils rencontraient dans nos ports, se plaignaient peu; mais que le haut commerce, trouvant les mers couvertes de pavillons rivaux, et la source des profits financiers tarie avec les emprunts, regrettait publiquement la guerre, et se montrait plus mécontent de la paix que l'aristocratie elle-même. Cette aristocratie, ordinairement si orgueilleuse et si patriote, ne laissant à aucune classe de la nation l'honneur de servir et d'aimer, plus qu'elle ne le fait, la grandeur britannique, n'était cependant pas fâchée en cette occasion de se distinguer du haut commerce, par des vues plus élevées et plus généreuses. Elle chérissait un peu moins M. Pitt depuis qu'il était chéri si vivement par le monde mercantile, se rangeait avec empressement autour du prince de Galles, modèle des mœurs et de la licence aristocratiques, et surtout de M. Fox, qui lui plaisait par la noblesse de ses sentiments, et une éloquence incomparable. Mais le haut commerce, tout-puissant à Londres et dans les ports, ayant pour organes MM. Windham, Grenville et Dundas, couvrait la voix du reste de la nation, et animait de ses passions la presse britannique. Aussi les gazettes de Londres commençaient-elles à devenir très-hostiles, en abandonnant toutefois aux gazettes rédigées par les émigrés français, le soin d'outrager le Premier Consul, ses frères, ses sœurs, toute sa famille.
Malheureusement le ministère Addington était dénué de toute énergie, et se laissait aller à ce vent de la tempête qui commençait à souffler. Il commettait par faiblesse des actes d'une véritable déloyauté. Il payait encore Georges Cadoudal, dont la persévérance à conspirer était connue; il mettait à sa disposition des sommes considérables pour l'entretien des sicaires, dont la troupe courait sans cesse de Portsmouth à Jersey, de Jersey sur la côte de Bretagne. Il continuait de souffrir la présence à Londres du pamphlétaire Peltier, malgré les moyens légaux que lui fournissait l'Alien-bill; il traitait les princes exilés avec des égards fort naturels, mais il ne s'en tenait pas à des égards, et les faisait inviter à des revues de troupes, en les y admettant avec les insignes de l'ancienne royauté. Il agissait ainsi, nous le répétons, par faiblesse, car la probité de M. Addington, délivrée des influences de parti, aurait répugné à de tels actes. Il savait bien, en payant Georges, qu'il entretenait un conspirateur; mais il n'osait pas, à la face du parti Windham, Dundas et Grenville, renvoyer, et peut-être aliéner ces vieux instruments de la politique anglaise.
Le Premier Consul était profondément blessé de cette conduite. Aux demandes réitérées d'un traité de commerce, il répondait en réclamant la répression de certains journaux, l'expulsion de Georges et de Peltier, l'éloignement des princes français. Accordez-moi, disait-il, les satisfactions qui me sont dues, qu'on ne peut me refuser sans se déclarer complice de mes ennemis, et je rechercherai ensuite les moyens d'accorder satisfaction à vos intérêts froissés.—Mais dans les demandes du Premier Consul, le ministère anglais n'en trouvait aucune à laquelle il pût faire droit. Quant à la répression de certains journaux, MM. Addington et Hawkesbury répondaient avec raison: La presse est libre en Angleterre; imitez-nous, méprisez ses licences. Si vous voulez, on intentera des procès, mais à vos risques et périls, c'est-à-dire en courant la chance de procurer un triomphe à vos ennemis.—Quant à Georges, à Peltier et aux princes émigrés, M. Addington n'avait aucune excuse légale à faire valoir, car l'Alien-bill lui attribuait le droit de les éloigner. Il se repliait sur la nécessité de ménager l'opinion publique en Angleterre; bien triste argument, il faut en convenir, à l'égard de quelques-uns des hommes dont on réclamait l'expulsion.
Le Premier Consul ne se tenait pas pour battu.—D'abord, disait-il, le conseil que vous me donnez de mépriser la licence de la presse, serait bon, s'il s'agissait pour moi de mépriser la licence de la presse française en France. On comprend que, dans son propre pays, on se décide à supporter les inconvénients de la liberté d'écrire, en considération des avantages qu'elle procure. C'est là une question tout intérieure, dans laquelle chaque nation est juge de ce qu'il lui convient de faire. Mais, on ne doit jamais souffrir que la presse quotidienne injurie les gouvernements étrangers, et altère ainsi les relations d'État à État. Ce serait un abus grave, un danger sans compensation. Et la preuve de ce danger est dans les relations actuelles de la France avec l'Angleterre. Nous serions en paix sans les journaux, et nous voilà presque en guerre. Votre législation est donc mauvaise relativement à la presse. Vous devriez tout permettre contre votre gouvernement, rien contre les gouvernements étrangers. Néanmoins je laisse de côté les injures des gazettes anglaises. Je respecte vos lois, même dans ce qu'elles ont de fâcheux pour les autres nations. C'est un désagrément de voisinage auquel je me résigne. Mais les Français qui font à Londres un si odieux usage de vos institutions, qui écrivent de si grandes indignités, pourquoi les souffrez-vous en Angleterre? Vous possédez l'Alien-bill, qui a justement pour but d'empêcher les étrangers de nuire; pourquoi ne l'appliquez-vous pas? Et Georges, et ses sicaires, tous complices démontrés de la machine infernale, et les évêques d'Arras, de Saint-Pol-de-Léon, excitant publiquement à la révolte les populations de la Bretagne, pourquoi refusez-vous de les expulser? Que devient, dans vos mains, le traité d'Amiens, qui stipule expressément qu'on ne souffrira aucune menée dans l'un des deux États contre l'autre? Vous donnez asile aux princes émigrés, cela est respectable sans doute. Mais le chef de leur famille est à Varsovie, pourquoi ne les pas renvoyer tous auprès de lui? Pourquoi surtout leur permettre de porter des décorations que les lois françaises ne reconnaissent plus, et qui sont l'occasion de hautes inconvenances quand ces décorations sont portées à côté de l'ambassadeur de France, en sa présence, souvent à la même table? Vous me demandez, ajoutait-il, un traité de commerce et de meilleures relations entre les deux pays: commencez donc par vous montrer moins malveillants envers la France, et alors je pourrai chercher s'il existe des moyens de concilier nos intérêts rivaux.—Il n'y avait certes, rien à reprendre dans de tels raisonnements, rien que la faiblesse du grand homme qui, dominant l'Europe, se donnait la peine de les faire. Qu'importaient en effet au tout-puissant vainqueur de Marengo, et Georges, et Peltier, et le comte d'Artois avec ses royales décorations? Contre les poignards des assassins, il avait sa fortune; contre les outrages des pamphlétaires, il avait sa gloire; contre la légitimité des Bourbons, il avait l'amour de la France! Mais, ô faiblesse des grands cœurs! cet homme, placé si haut, se tourmentait de ce qui était si bas! Nous avons déjà déploré cette erreur de sa part, et nous ne pouvons nous empêcher de la déplorer encore, en approchant du moment où elle produisit de si funestes conséquences.
Le Premier Consul, ne se possédant plus, se vengeait par des réponses insérées au Moniteur, souvent écrites par lui-même, et dont on pouvait reconnaître l'origine à une incomparable vigueur de style. Il s'y plaignait de la complaisance du ministère britannique pour le conspirateur Georges, pour le diffamateur Peltier. Il demandait pourquoi on souffrait de tels hôtes, pourquoi on leur permettait de tels actes, envers un gouvernement ami, quand on avait le devoir par des traités, le moyen par une loi existante, de les réprimer. Le Premier Consul allait plus loin, et, s'adressant au gouvernement anglais lui-même, il demandait, dans les articles insérés au Moniteur, si ce gouvernement approuvait, s'il voulait ces odieuses menées, ces infâmes diatribes, puisqu'il les tolérait; ou bien, si, ne les voulant pas, il était trop faible pour les empêcher. Et il en concluait qu'il n'existait pas de gouvernement, là où l'on ne pouvait réprimer la calomnie, prévenir l'assassinat, protéger enfin l'ordre social européen.
Alors le ministère anglais se plaignait à son tour.—Ces journaux dont le langage vous offense, disait-il, ne sont pas officiels; nous n'en pouvons pas répondre; mais le Moniteur est l'organe avoué du gouvernement français; il est d'ailleurs facile de découvrir à son langage même la source de ses inspirations. Il nous injurie tous les jours; nous aussi, et avec plus de fondement, nous demandons satisfaction.—
Ce sont là les tristes récriminations, dont, pendant plusieurs mois, furent remplies les dépêches des deux gouvernements. Mais tout à coup survinrent des événements plus graves, qui fournirent à leurs dispositions irascibles un objet plus dangereux, il est vrai, mais au moins plus digne.
La Suisse, arrachée aux mains de l'oligarque Reding, était tombée dans celles du landamman Dolder, le chef du parti des révolutionnaires modérés. La retraite des troupes françaises était une concession faite à ce parti, afin de le rendre populaire, et une preuve de l'impatience qu'éprouvait le Premier Consul de se débarrasser des affaires suisses. Cependant, il ne recueillit pas le fruit de ses excellentes intentions. Presque tous les cantons avaient adopté la Constitution nouvelle, et accueilli les hommes chargés de la mettre en vigueur; mais, dans les petits cantons de Schwitz, d'Uri, d'Unterwalden, d'Appenzell, de Glaris, des Grisons, l'esprit de révolte, soufflé par M. Reding et ses amis, avait bientôt soulevé le peuple des montagnes. Les oligarques se flattant de l'emporter par la force, depuis la sortie des troupes françaises, avaient réuni ce peuple dans les églises, et lui avaient fait rejeter la Constitution proposée. Ils lui avaient persuadé que Milan était assiégé par une armée austro-russe, et que la République française était aussi près de sa chute qu'en 1799. La Constitution rejetée, ils n'avaient pas pu cependant les pousser jusqu'à la guerre civile. Les petits cantons s'étaient bornés à envoyer des députés à Berne pour déclarer au ministre de France, Verninac, qu'ils n'entendaient pas renverser le nouveau gouvernement, mais qu'ils voulaient se séparer de la confédération helvétique, se constituer à part dans leurs montagnes, et revenir à leur régime propre, qui était la démocratie pure. Ils demandaient même à régler leurs nouvelles relations avec le gouvernement central établi à Berne, sous les auspices de la France. Naturellement le ministre Verninac avait dû se refuser à de telles communications, et déclarer qu'il ne connaissait d'autre gouvernement helvétique que celui qui siégeait à Berne.
Dans les Grisons, il se passait des scènes tumultueuses, qui révélaient mieux que tout le reste les influences par lesquelles la Suisse était alors agitée. Au milieu de la vallée du Rhin supérieur, que cultivent les montagnards grisons, se trouvait la seigneurie de Bazuns, appartenant à l'empereur d'Autriche. Cette seigneurie valait à l'empereur la qualité de membre des ligues grises, et une action directe sur la composition de leur gouvernement. Il choisissait l'amman du pays entre trois candidats qu'on lui présentait. Depuis que les Grisons avaient été réunis par la France à la confédération helvétique, l'empereur, resté propriétaire de Bazuns, faisait gérer son domaine par un intendant. Cet intendant s'était mis à la tête des Grisons insurgés, et avait pris part à toutes les réunions dans lesquelles ils avaient déclaré se séparer de la confédération helvétique pour revenir à l'ancien ordre de choses. Il avait reçu et accepté la mission de porter leurs vœux aux pieds de l'empereur, et avec leurs vœux la prière instante de les prendre sous sa protection.
Assurément on ne pouvait pas montrer plus clairement sur quel parti on cherchait à s'appuyer en Europe. À toute cette agitation d'esprit se joignait quelque chose de plus grave encore: on prenait les armes, on réparait les fusils laissés par les Autrichiens et les Russes dans la dernière guerre, on offrait et on donnait dix-huit sous par jour aux anciens soldats des régiments suisses, expulsés de France, on leur rendait les mêmes officiers. Les pauvres habitants des montagnes, croyant naïvement que leur religion, leur indépendance, étaient menacées, venaient en tumulte remplir les rangs de cette troupe insurgée. L'argent répandu avec abondance était avancé par les riches oligarques suisses sur les millions déposés à Londres, et prochainement réalisables si on venait à triompher. Le landamman Reding avait été déclaré chef de la ligue. Morat, Sempach étaient les souvenirs invoqués par ces nouveaux martyrs de l'indépendance helvétique.
On a peine à comprendre une telle imprudence de leur part, l'armée française bordant de tout côté les frontières suisses. Mais on leur avait persuadé que le Premier Consul avait les mains liées, que les puissances étaient intervenues, et qu'il ne pourrait faire rentrer un régiment en Suisse, sans s'exposer à une guerre générale, menace qu'il ne braverait certainement pas pour soutenir le landamman Dolder et ses collègues.
Toutefois, malgré cette agitation, les pauvres montagnards d'Uri, de Schwitz, d'Unterwalden, les plus engagés dans cette triste aventure, n'allaient pas aussi vite que l'auraient désiré leurs chefs, et ils avaient déclaré ne pas vouloir sortir de leurs cantons. Le gouvernement helvétique avait à peu près quatre à cinq mille hommes à sa disposition, dont mille ou douze cents employés à garder Berne, quelques centaines répandus dans diverses garnisons, et trois mille dans le canton de Lucerne, sur la limite d'Unterwalden, ces derniers destinés à observer l'insurrection. Une troupe d'insurgés était postée au village d'Hergyswil. Bientôt on en vint aux coups de fusil, et il y eut quelques hommes tués et blessés de part et d'autre. Tandis que cette collision avait lieu à la frontière d'Unterwalden, le général Andermatt, commandant les troupes du gouvernement, avait voulu placer quelques compagnies d'infanterie dans la ville de Zurich, pour y garder l'arsenal, et le sauver des mains des oligarques. La bourgeoisie aristocrate de Zurich résista, et ferma ses portes aux soldats du général Andermatt. Celui-ci envoya vainement quelques obus sur la ville; on lui répondit qu'on se ferait brûler plutôt que de se rendre, et de livrer Zurich aux oppresseurs de l'indépendance de l'Helvétie. Au même instant les partisans de l'ancienne aristocratie de Berne, dans le pays d'Argovie et dans l'Oberland, s'agitaient au point de faire craindre un soulèvement. Dans le canton de Vaud, on poussait le cri ordinaire de réunion à la France. Le gouvernement suisse ne savait comment se tirer de cette situation périlleuse. Combattu à force ouverte par les oligarques, il n'avait pour lui ni les patriotes ardents, qui voulaient l'unité absolue, ni les masses paisibles, qui étaient assez portées pour la révolution, mais ne connaissaient de cette révolution que les horreurs de la guerre, et la présence des troupes étrangères. Il pouvait juger maintenant ce que valait la popularité acquise au prix de la retraite des troupes françaises.
Dans son embarras, il convint d'un armistice avec les insurgés, puis s'adressa au Premier Consul, et sollicita vivement l'intervention de la France, que les insurgés demandaient aussi de leur côté, puisqu'ils voulaient que leurs relations avec le gouvernement central fussent réglées sous les auspices du ministre Verninac.
Quand cette demande d'intervention fut connue à Paris, le Premier Consul se repentit d'avoir trop facilement cédé aux idées du parti Dolder, ainsi qu'à son propre désir de sortir des affaires suisses, ce qui l'avait porté à retirer prématurément les troupes françaises. Les faire rentrer maintenant, en présence de l'Angleterre malveillante, se plaignant de notre action trop manifeste sur les États du continent, était un acte extrêmement grave. Du reste, il ne savait pas encore tout ce qui se passait en Suisse; il ne savait pas à quel point les provocateurs du mouvement des petits cantons avaient révélé leurs véritables desseins, pour se montrer ce qu'ils étaient, c'est-à-dire les agents de la contre-révolution européenne, et les alliés de l'Autriche et de l'Angleterre. Il refusa donc l'intervention, universellement demandée, dont la conséquence inévitable aurait été le retour des troupes françaises en Suisse, et l'occupation militaire d'un État indépendant garanti par l'Europe.
Cette réponse jeta le gouvernement helvétique dans la consternation. On ne savait que faire à Berne, menacé qu'on était d'une rupture prochaine de l'armistice, et d'un soulèvement des paysans de l'Oberland. Certains membres du gouvernement imaginèrent de sacrifier le landamman Dolder, chef des modérés, qui à ce titre était détesté également par les patriotes unitaires et par les oligarques. Les uns et les autres promettaient de se calmer à cette condition. On se rendit chez le citoyen Dolder, on lui fit une sorte de violence, et on lui arracha sa démission, qu'il eut la faiblesse de donner. Le sénat, plus ferme, refusa d'accepter cette démission, mais le citoyen Dolder y persista. Alors on eut recours au moyen ordinaire des assemblées, qui ne savent plus à quelle résolution s'arrêter, on nomma une commission extraordinaire, chargée de trouver des moyens de salut. Mais dans ce moment l'armistice était rompu, les insurgés s'avançaient sur Berne, obligeant le général Andermatt à se replier devant eux. Ces insurgés se composaient de paysans, au nombre de quinze cents ou deux mille, portant des crucifix et des carabines, et précédés par les soldats des régiments suisses, anciennement au service de la France, vieux débris du dix août. Ils parurent bientôt aux portes de Berne, et tirèrent quelques coups de canon avec de mauvaises pièces qu'ils traînaient à leur suite. La municipalité de Berne, sous prétexte de sauver la ville, intervint, et négocia une capitulation. Il fut convenu que le gouvernement, pour ne pas exposer Berne aux horreurs d'une attaque de vive force, se retirerait avec les troupes du général Andermatt dans le pays de Vaud. Cette capitulation fut immédiatement exécutée; le gouvernement se rendit à Lausanne, où il fut suivi par le ministre de France. Ses troupes, concentrées depuis qu'il avait cédé le pays aux insurgés, étaient à Payern, au nombre de quatre mille hommes, assez bien disposés, encouragés d'ailleurs par les dispositions qui éclataient dans le pays de Vaud, mais incapables de reconquérir Berne.
Le parti oligarchique s'établit aussitôt à Berne, et, pour faire les choses complétement, réinstalla l'avoyer qui était en charge en 1798, à l'époque même où la première révolution s'était faite. Cet avoyer était M. de Mulinen. Il ne manquait donc rien à cette contre-révolution, ni le fond, ni la forme; et, sans les folles illusions des partis, sans les bruits ridicules, répandus en Suisse, sur la prétendue impuissance du gouvernement français, on ne comprendrait pas une tentative aussi extravagante.
Cependant, les choses amenées à ce point, il ne fallait guère compter sur la patience du Premier Consul. Les deux gouvernements, siégeant à Lausanne et à Berne, venaient de dépêcher des envoyés auprès de lui, l'un pour le supplier d'intervenir, l'autre pour le conjurer de n'en rien faire. L'envoyé du gouvernement oligarchique était un membre même de la famille de Mulinen. Il avait mission de renouveler les promesses de bonne conduite dont M. Reding avait été si prodigue, et qu'il avait si mal tenues, de s'aboucher, en même temps, avec les ambassadeurs de toutes les puissances à Paris, et de mettre la Suisse sous leur protection spéciale.
Supplications de faire ou de ne pas faire étaient désormais inutiles, auprès du Premier Consul. En présence d'une contre-révolution flagrante, qui avait pour but de livrer les Alpes aux ennemis de la France, il n'était pas homme à hésiter. Il ne voulut point recevoir l'agent du gouvernement oligarchique, mais il répondit aux intermédiaires qui s'étaient chargés de porter la parole pour cet agent, que sa résolution était prise.—Je cesse, leur dit-il, d'être neutre et inactif. J'ai voulu respecter l'indépendance de la Suisse, et ménager les susceptibilités de l'Europe; j'ai poussé le scrupule jusqu'à une véritable faute, la retraite des troupes françaises. Mais c'est assez de condescendance pour des intérêts ennemis de la France. Tant que je n'ai vu en Suisse que des conflits qui pouvaient aboutir à rendre tel parti un peu plus fort que tel autre, j'ai dû la livrer à elle-même; mais aujourd'hui qu'il s'agit d'une contre-révolution patente, accomplie par des soldats autrefois au service des Bourbons, passés depuis à la solde de l'Angleterre, je ne peux m'y tromper. Si ces insurgés voulaient me laisser quelque illusion, ils devaient mettre plus de dissimulation dans leur conduite, et ne pas placer en tête de leurs colonnes les soldats du régiment de Bachmann. Je ne souffrirai la contre-révolution nulle part, pas plus en Suisse, en Italie, en Hollande, qu'en France même. Je ne livrerai pas à quinze cents mercenaires, gagés par l'Angleterre, CES FORMIDABLES BASTIONS DES ALPES, que la coalition européenne n'a pu, en deux campagnes, arracher à nos soldats épuisés. On me parle de la volonté du peuple suisse; je ne saurais la voir dans la volonté de deux cents familles aristocratiques. J'estime trop ce brave peuple pour croire qu'il veuille d'un tel joug. Mais, en tout cas, il y a quelque chose dont je tiens plus de compte que de la volonté du peuple suisse, c'est de la sûreté de quarante millions d'hommes, auxquels je commande. Je vais me déclarer médiateur de la confédération helvétique, lui donner une constitution fondée sur l'égalité des droits, et la nature du sol. Trente mille hommes seront à la frontière pour assurer l'exécution de mes intentions bienfaisantes. Mais si, contre mon attente, je ne pouvais assurer le repos d'un peuple intéressant, auquel je veux faire tout le bien qu'il mérite, mon parti est pris. Je réunis à la France tout ce qui, par le sol et les mœurs, ressemble à la Franche-Comté; je réunis le reste aux montagnards des petits cantons, je leur rends le régime qu'ils avaient au quatorzième siècle, et je les livre à eux-mêmes. Mon principe est désormais arrêté: ou une Suisse amie de la France, ou point de Suisse du tout.—
Le Premier Consul enjoignit à M. de Talleyrand de faire partir de Paris, sous douze heures, l'envoyé de Berne, et de lui dire qu'il ne pouvait plus servir ses commettants qu'à Berne même, en leur conseillant de se séparer à l'instant, s'ils ne voulaient attirer en Suisse une armée française. Il rédigea de sa propre main une proclamation au peuple helvétique, courte, énergique, conçue dans les termes suivants:
«Habitants de l'Helvétie, vous offrez depuis deux ans un spectacle affligeant. Des factions opposées se sont successivement emparées du pouvoir; elles ont signalé leur empire passager par un système de partialité, qui accusait leur faiblesse et leur inhabileté.
«Dans le courant de l'an X, votre gouvernement a désiré que l'on retirât le petit nombre de troupes françaises qui étaient en Helvétie. Le gouvernement français a saisi volontiers cette occasion d'honorer votre indépendance; mais bientôt après vos différents partis se sont agités avec une nouvelle fureur: le sang des Suisses a coulé par les mains des Suisses.
«Vous vous êtes disputés trois ans sans vous entendre. Si l'on vous abandonne plus long-temps à vous-mêmes, vous vous tuerez trois ans sans vous entendre davantage. Votre histoire prouve d'ailleurs que vos guerres intestines n'ont jamais pu se terminer que par l'intervention amicale de la France.
«Il est vrai que j'avais pris le parti de ne me mêler en rien de vos affaires; j'avais vu constamment vos différents gouvernements me demander des conseils et ne pas les suivre, et quelquefois abuser de mon nom selon leurs intérêts et leurs passions. Mais je ne puis ni ne dois rester insensible aux malheurs auxquels vous êtes en proie: je reviens sur ma résolution. Je serai le médiateur de vos différends; mais ma médiation sera efficace, telle qu'il convient au grand peuple au nom duquel je parle.»
À ce noble préambule étaient jointes des dispositions impératives. Cinq jours après la notification de cette proclamation, le gouvernement réfugié à Lausanne devait se transporter à Berne, le gouvernement insurrectionnel devait se dissoudre, tous les rassemblements armés, autres que l'armée du général Andermatt, devaient se disperser, et les soldats des anciens régiments suisses déposer leurs armes dans les communes dont ils faisaient partie. Enfin tous hommes qui avaient exercé des fonctions publiques depuis trois ans, à quelque parti qu'ils appartinssent, étaient invités à se rendre à Paris, afin d'y conférer avec le Premier Consul sur les moyens de terminer les troubles de leur patrie.
Le Premier Consul chargea son aide-de-camp, le colonel Rapp, de se transporter immédiatement en Suisse, pour remettre sa proclamation à toutes les autorités légales ou insurrectionnelles, de se rendre d'abord à Lausanne, puis à Berne, Zurich, Lucerne, partout enfin ou il y aurait une résistance à vaincre. Le colonel Rapp devait en outre se concerter pour les mouvements de troupes avec le général Ney, chargé de les commander. Des ordres étaient déjà partis pour mettre ces troupes en marche. Un premier rassemblement de sept à huit mille hommes, tirés du Valais, de la Savoie et des départements du Rhône, se formait à Genève. Six mille hommes se réunissaient à Pontarlier, six mille à Huningue et Bâle. Une division de pareille force se concentrait dans la République italienne, pour s'introduire en Suisse par les bailliages italiens. Le général Ney devait attendre à Genève les avis qu'il recevrait du colonel Rapp, et au premier signal de celui-ci, entrer dans le pays de Vaud, avec la colonne formée à Genève, recueillir en marche celle qui aurait pénétré par Pontarlier, et se porter sur Berne avec douze ou quinze mille hommes. Les troupes venues par Bâle avaient ordre de se joindre, dans les petits cantons, au détachement arrivé par les bailliages italiens.
Toutes ces dispositions arrêtées avec une promptitude extraordinaire, car en quarante-huit heures la résolution était prise, la proclamation rédigée, l'ordre de marcher expédié à tous les corps, et le colonel Rapp parti pour la Suisse, le Premier Consul attendit avec une tranquille audace l'effet que produirait en Europe une résolution aussi hardie, et qui, ajoutée à tout ce qu'il avait fait en Italie et en Allemagne, allait rendre encore plus apparente une puissance qui offusquait déjà tous les yeux. Mais, quoi qu'il en pût résulter, même la guerre, sa résolution était un acte de sagesse, car il s'agissait de soustraire les Alpes à la coalition européenne. L'énergie, mise au service de la prudence, est le plus beau des spectacles que puisse présenter la politique.
L'agent de l'oligarchie bernoise envoyé à Paris n'avait pas manqué, en se voyant si rudement accueilli, de s'adresser aux ambassadeurs des cours d'Autriche, de Russie, de Prusse et d'Angleterre. M. de Markoff, quoiqu'il déclamât tous les jours contre la conduite de la France en Europe, M. de Markoff lui-même n'osa pas répondre. Tous les autres représentants des puissances se turent, excepté le ministre d'Angleterre, M. Merry. Ce dernier, après s'être mis en rapport avec l'envoyé de Berne, dépêcha immédiatement un courrier, pour faire part à sa cour de ce qui se passait en Suisse, et lui annoncer que le gouvernement bernois invoquait formellement la protection de l'Angleterre.
Le courrier de M. Merry arrivait à lord Hawkesbury, en même temps que les journaux de France à Londres. Sur-le-champ il n'y eut en Angleterre qu'un cri en faveur de ce brave peuple de l'Helvétie, qui défendait, disait-on, sa religion, sa liberté, contre un barbare oppresseur. Cette émotion, que nous avons vue de nos jours se communiquer à toute l'Europe, en faveur des Grecs massacrés par les Turcs, on feignit de l'éprouver en Angleterre pour les oligarques bernois, excitant de malheureux paysans à s'armer pour la cause de leurs priviléges. On affecta un grand zèle, on ouvrit des souscriptions. Cependant l'émotion était trop factice pour être générale; elle ne descendit pas au-dessous de ces classes élevées, qui ordinairement s'agitent seules pour les affaires journalières de la politique. MM. Grenville, Windham et Dundas firent des tournées pour échauffer les esprits, et accusèrent avec une nouvelle véhémence ce qu'ils appelaient la faiblesse de M. Addington. Le Parlement venait d'être renouvelé, et allait se réunir à la suite d'une élection générale. Le cabinet anglais, entre le parti Pitt qui se détachait visiblement de lui, et le parti Fox qui, bien qu'adouci depuis la paix, n'avait pas cessé d'être opposant, ne savait trop sur qui s'appuyer. Il craignait fort les premières séances du nouveau Parlement, et il crut devoir faire quelques démarches diplomatiques qui lui servissent d'arguments contre ses adversaires.
La première démarche imaginée fut de transmettre une note à Paris, pour réclamer en faveur de l'indépendance de la Suisse, et protester contre toute intervention matérielle de la part de la France. Ce n'était pas une manière d'arrêter le Premier Consul, et c'était tout simplement s'exposer à un échange de communications désagréables. Mais le cabinet Addington ne s'en tint pas là. Il envoya sur les lieux un agent, M. Moore, avec mission de voir et d'entendre les chefs des insurgés, de juger s'ils étaient bien résolus à se défendre, et de leur offrir, dans ce cas, les secours pécuniaires de l'Angleterre. Il avait ordre d'acheter des armes en Allemagne pour les leur faire parvenir. Cette démarche, il faut le reconnaître, n'était ni loyale ni facile à justifier. Des communications plus sérieuses encore furent adressées à la cour d'Autriche, pour ranimer sa vieille aversion contre la France, irriter chez elle le ressentiment récent des affaires germaniques, et l'alarmer surtout pour la frontière des Alpes. On alla jusqu'à lui offrir un subside de cent millions de florins (225 millions de francs), si elle voulait prendre fait et cause pour la Suisse. C'est, du moins, l'avis que fit parvenir à Paris M. d'Haugwitz lui-même, qui mettait un grand soin à se tenir au courant de tout ce qui pouvait intéresser le maintien de la paix. On fit une tentative moins ouverte auprès de l'empereur Alexandre, qu'on savait assez fortement engagé dans la politique de la France, par suite de la médiation exercée à Ratisbonne. On n'en fit aucune auprès du cabinet prussien, qui était notoirement attaché au Premier Consul, et que, par ce motif, on traitait avec réserve et froideur.