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Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 04 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

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Arrestation de Georges, effectuée le 9 mars.

Georges, traqué par une multitude d'agents, obligé de changer de gîte tous les jours, ne pouvant sortir de Paris, qui était gardé par terre et par eau, Georges devait finir par succomber. On était sur ses traces; mais il est juste de reconnaître, à l'honneur du temps, que personne n'avait consenti à le livrer, bien que le vœu de son arrestation fût général. Ceux qui se hasardaient à le recevoir ne voulaient le cacher que pour un jour. Il fallait que tous les soirs il changeât de retraite. Le 9 mars, vers l'entrée de la nuit, plusieurs officiers de paix entourèrent une maison, devenue suspecte par les allées et venues de gens de mauvaise apparence. Georges, qui l'avait occupée, essaya d'en sortir pour se procurer un asile ailleurs. Il partit vers sept heures du soir, et monta, près du Panthéon, dans un cabriolet conduit par un serviteur de confiance, jeune chouan déterminé. Les officiers de paix suivirent ce cabriolet en courant à perte d'haleine, jusqu'au carrefour de Bussy. Georges pressait son compagnon de hâter le pas, lorsque l'un des agents de la police, arrivé le premier, se jeta sur la bride du cheval. Georges d'un coup de pistolet l'étendit roide mort à ses pieds. Il s'élança ensuite du cabriolet pour s'enfuir, et tira un second coup sur un autre agent, qu'il blessa grièvement. Mais, enveloppé par le peuple, arrêté malgré ses efforts, il fut livré à la force publique, accourue en toute hâte. On le reconnut sur-le-champ pour ce terrible Georges qu'on cherchait depuis si long-temps, et qu'on tenait enfin, ce qui produisit dans Paris une joie générale. On vivait, en effet, dans une sorte d'oppression dont on était maintenant soulagé. Avec Georges venait d'être arrêté le serviteur qui l'accompagnait, et qui avait eu à peine le temps de faire quelques pas.

Réponse audacieuse de Georges au moment de son arrestation.

Georges fut conduit à la préfecture de police. La première émotion passée, ce chef des conjurés était redevenu parfaitement calme. Il était jeune et vigoureux; il avait les épaules larges, le visage plein, plutôt ouvert et serein que sombre et méchant, comme son rôle aurait pu le faire croire. Il portait sur lui des pistolets, un poignard, et une soixantaine de mille francs, tant en or qu'en billets de banque. Interrogé immédiatement, il avoua, sans hésiter, son nom, et le motif de sa présence à Paris. Il était venu, disait-il, pour attaquer le Premier Consul, non pas en s'introduisant avec quatre assassins dans son palais, mais en l'abordant ouvertement, en rase campagne, au milieu de sa garde consulaire. Il devait agir en compagnie d'un prince français, qui se proposait de venir en France, mais qui n'y était pas encore arrivé. Georges était presque fier de la nature toute nouvelle de ce complot, qu'il mettait beaucoup de soin à distinguer d'un assassinat. Cependant, lui disait-on, vous avez envoyé Saint-Réjant à Paris, pour y préparer la machine infernale.—Je l'ai envoyé, répondait Georges, mais je ne lui avais pas prescrit les moyens dont il devait se servir.—Mauvaise justification, qui prouvait bien que Georges n'était pas étranger à cet horrible attentat! Du reste, sur tout ce qui concernait d'autres que lui, ce hardi conjuré s'obstinait à se taire, répétant qu'il y avait assez de victimes, et qu'il n'en voulait pas augmenter le nombre[30].

Réponses de MM. de Rivière et de Polignac.
Certitude acquise qu'un prince devait venir à Paris.

Après l'arrestation de Georges et ses déclarations, le complot était avéré, le Premier Consul justifié; on ne pouvait plus répéter, comme on le faisait depuis un mois, que la police inventait les conspirations qu'elle prétendait découvrir; on n'avait plus qu'à baisser les yeux, si on était du parti royaliste, en voyant un prince français promettre de se rendre en France avec une bande de chouans, pour livrer une soi-disant bataille sur une grande route. Il restait, à la vérité, l'excuse de dire qu'il n'y serait pas venu. C'est possible, même probable; mais mieux aurait valu tenir parole, que de promettre en vain aux malheureux qui risquaient leur tête sur de telles assurances. Au surplus, ce n'était pas seulement Georges qui annonçait un prince; les amis de M. le comte d'Artois, MM. de Rivière et de Polignac tenaient le même langage. Ils confessaient la partie la plus importante du projet. Ils repoussaient loin d'eux l'idée d'avoir participé à un projet d'assassinat; mais ils avouaient être venus en France pour quelque chose qu'ils ne définissaient pas, pour une espèce de mouvement, à la tête duquel devait figurer un prince français. Ils n'avaient fait que le devancer, pour s'assurer de leurs propres yeux, s'il était utile et convenable qu'il arrivât[31]. Comme Georges, ces messieurs cherchaient à s'excuser d'être trouvés en si mauvaise compagnie, en répétant qu'un prince français devait être avec eux. Ce prince n'étant pas venu, ne se proposant plus de venir, ils étaient assurés de ne pas le mettre en péril, car il était couvert par toute la largeur de la Manche. Les imprudents ne se doutaient pas qu'il y en avait d'autres moins bien abrités, et qui payeraient peut-être de leur sang les projets conçus et préparés à Londres.

Résolution persistante du Premier Consul de frapper un prince de Bourbon.

Plût au ciel que le Premier Consul se fût contenté de ce qu'il avait sous la main pour confondre ses ennemis! Il avait le moyen de les faire trembler, en leur infligeant légalement les peines contenues dans nos codes; il pouvait de plus les couvrir de confusion, car les preuves obtenues étaient accablantes. C'était plus qu'il n'en fallait à sa sûreté et à son honneur. Mais, comme nous l'avons déjà dit, indulgent alors pour les révolutionnaires, il était indigné contre les royalistes, révolté de leur ingratitude, et résolu à leur faire sentir le poids de sa puissance. Il y avait dans son cœur, outre la vengeance, un autre sentiment: c'était une sorte d'orgueil. Il disait tout haut, à tout venant, qu'un Bourbon pour lui n'était pas plus que Moreau ou Pichegru, et même moins; que ces princes, se croyant inviolables, compromettaient à leur gré une foule de malheureux de tout rang, et puis se mettaient à l'abri derrière la mer; qu'ils avaient tort de tant compter sur cet asile; qu'il finirait bien par en prendre un, et que celui-là il le ferait fusiller comme un coupable ordinaire; qu'il fallait qu'on sût enfin à qui on avait affaire, en s'attaquant à lui; qu'il n'avait pas plus peur de verser le sang d'un Bourbon que le sang du dernier des chouans; qu'il apprendrait bientôt au monde que les partis étaient tous égaux à ses yeux; que ceux qui attireraient sur leur tête sa main redoutable, en sentiraient le poids, quels qu'ils fussent, et qu'après avoir été le plus clément des hommes, on verrait qu'il pouvait devenir le plus terrible.

Les dispositions du Premier Consul peu combattues.

Personne n'osait le contredire: le consul Lebrun se taisait; le consul Cambacérès se taisait aussi, en laissant voir pourtant cette désapprobation silencieuse, qui était sa résistance à certains actes du Premier Consul. M. Fouché, qui voulait se remettre en faveur, et qui, porté en général à l'indulgence, désirait néanmoins brouiller le gouvernement avec les royalistes, approuvait fort la nécessité d'un exemple. M. de Talleyrand, qui certes n'était pas cruel, mais qui ne savait jamais contredire le pouvoir, à moins qu'il n'en fût devenu l'ennemi, et qui avait à un degré funeste le goût de lui plaire quand il l'aimait, M. de Talleyrand disait aussi avec M. Fouché, qu'on avait trop fait pour les royalistes, qu'à force de les bien traiter, on était allé jusqu'à donner aux hommes de la Révolution des doutes fâcheux, et qu'il fallait punir enfin, punir sévèrement et sans exception. Sauf le consul Cambacérès, tout le monde flattait cette colère, qui, dans le moment, n'avait pas besoin d'être flattée pour devenir redoutable, peut-être cruelle.

Grâce offerte et promise à Pichegru.

Cette idée de porter tout le châtiment sur les royalistes seuls, pour ne montrer que clémence aux révolutionnaires, était si enracinée alors dans l'esprit du Premier Consul, qu'il essaya pour Pichegru ce qu'il avait voulu faire pour Moreau. Une pitié profonde l'avait saisi en pensant à la situation affreuse de ce général illustre, associé à des chouans, exposé à perdre devant un tribunal non-seulement la vie, mais les derniers restes de son honneur.—Belle fin, dit-il à M. Réal, belle fin pour le vainqueur de la Hollande! Mais il ne faut pas que les hommes de la Révolution se dévorent entre eux. Il y a long-temps que je songe à Cayenne; c'est le plus beau pays de la terre pour y fonder une colonie. Pichegru y a été proscrit, il le connaît; il est de tous nos généraux le plus capable d'y créer un grand établissement. Allez le trouver dans sa prison, dites-lui que je lui pardonne, que ce n'est ni à lui, ni à Moreau, ni à ses pareils, que je veux faire sentir les rigueurs de la justice. Demandez-lui combien il faut d'hommes et de millions pour fonder une colonie à Cayenne; je les lui donnerai, et il ira refaire sa gloire, en rendant des services à la France.—

M. Réal porta dans la prison de Pichegru ces nobles paroles. Quand celui-ci les entendit, il refusa d'abord d'y croire; il imagina qu'on voulait le séduire pour l'engager à trahir ses compagnons d'infortune. Bientôt, convaincu par l'insistance de M. Réal, qui ne lui demandait aucune révélation, puisqu'on savait tout, il s'émut: son âme fermée s'ouvrit, il versa des larmes, et parla longuement de Cayenne. Il avoua que, par une singulière prévision, il avait souvent, dans son exil, songé à ce qu'on pourrait y faire, et préparé même des projets. On verra bientôt par quelle fatale rencontre les généreuses intentions du Premier Consul n'eurent pour effet qu'une déplorable catastrophe.

Il attendait toujours avec la plus vive impatience des nouvelles du colonel Savary, placé en sentinelle avec cinquante hommes à la falaise de Biville. Le colonel était en observation depuis vingt et quelques jours, et aucun débarquement n'avait lieu. Le brick du capitaine Wright paraissait chaque soir, courait des bordées, mais ne touchait jamais au rivage, soit, comme nous l'avons dit, que les passagers que portait le capitaine Wright attendissent un signal qu'on ne leur faisait pas, soit que les nouvelles de Paris les engageassent à ne pas débarquer. Le colonel Savary dut enfin déclarer que sa mission se prolongeait inutilement et sans but.

Recherche sur la situation présente des princes de Bourbon.
Sous-officier envoyé à Ettenheim pour observer le duc d'Enghien.

Le Premier Consul, dépité de ne pas saisir l'un de ces princes qui en voulaient à sa vie, promenait ses regards sur tous les lieux où ils résidaient. Un matin, dans son cabinet, entouré de MM. de Talleyrand et Fouché, il se faisait énumérer les membres de cette famille infortunée, autant à plaindre pour ses fautes que pour ses malheurs. On lui disait que Louis XVIII, avec le duc d'Angoulême, habitait Varsovie; que M. le comte d'Artois et le duc de Berry se trouvaient à Londres; que les princes de Condé se trouvaient aussi à Londres, hors un seul, le troisième, le plus jeune, le plus entreprenant, le duc d'Enghien, qui vivait à Ettenheim, fort près de Strasbourg. C'était de ce côté aussi que MM. Taylor, Smith et Drake, agents anglais, cherchaient à fomenter des intrigues. L'idée que ce jeune prince pouvait se servir du pont de Strasbourg, comme le comte d'Artois avait voulu se servir de la falaise de Biville, vint tout à coup à l'esprit du Premier Consul, et il résolut d'envoyer sur les lieux un sous-officier de gendarmerie intelligent, pour prendre des informations. On en avait un qui avait servi autrefois, lorsqu'il était jeune, auprès des princes de Condé. On lui ordonna de se déguiser, de se rendre à Ettenheim, et de se procurer des renseignements sur le prince, sur son genre de vie, sur ses relations.

Le sous-officier partit avec cette commission, et se rendit à Ettenheim. Le prince y vivait depuis quelque temps auprès d'une princesse de Rohan, à laquelle il était fort attaché, partageant son temps entre cette affection et le goût de la chasse, qu'il satisfaisait dans la Forêt-Noire. Il avait reçu ordre du cabinet britannique de se rendre aux bords du Rhin, sans doute dans la prévision du mouvement dont MM. Drake, Smith et Taylor donnaient la fausse espérance à leur gouvernement. Ce prince croyait avoir à faire prochainement la guerre contre son pays, déplorable rôle qui avait déjà été le sien pendant plusieurs années. Mais rien ne prouve qu'il connût le complot de Georges. Tout porte à croire, au contraire, qu'il l'ignorait. Il s'absentait souvent pour aller à la chasse, et même, disaient quelques personnes, pour assister au spectacle à Strasbourg. Il est certain que ce bruit avait reçu assez de consistance, pour que son père lui écrivît de Londres, et lui donnât l'avis d'être plus prudent, en termes assez sévères[32]. Ce prince avait auprès de lui quelques émigrés attachés à sa personne, notamment un certain marquis de Thumery.

Rapport du sous-officier envoyé à Ettenheim.

Le sous-officier envoyé pour prendre des renseignements arriva déguisé, et se fit donner, dans la maison même du prince, une foule de détails dont il était facile à des esprits prévenus de tirer de funestes inductions. On disait que le jeune duc s'absentait souvent; qu'il s'absentait même pour plusieurs jours, quelquefois, ajoutait-on, pour aller à Strasbourg. Il avait avec lui un personnage qu'on présentait comme beaucoup plus important qu'il n'était, et qui s'appelait d'un nom que les Allemands, auteurs de ces rapports, prononçaient mal, et de manière à faire croire que c'était le général Dumouriez. Ce personnage était le marquis de Thumery, dont nous venons de citer le nom, et que le sous-officier, trompé par la prononciation allemande, prit de bonne foi pour le célèbre général Dumouriez. Il consigna ces détails dans son rapport, écrit, comme on le voit, sous l'influence des illusions les plus malheureuses, et envoyé sur-le-champ à Paris.

Fatal concours du rapport fait sur le duc d'Enghien, avec la déposition d'un domestique de Georges.

Ce rapport fatal arriva le 10 mars au matin. La veille au soir, dans la nuit, et le matin encore du même jour, une déposition non moins fatale avait été plusieurs fois renouvelée. On avait obtenu cette déposition du nommé Léridant, qui était le serviteur de Georges, arrêté avec lui. Il avait résisté d'abord aux interrogations pressantes de la justice; puis il avait fini par parler avec une sincérité qui semblait complète; et il venait enfin de déclarer qu'en effet il y avait un complot, qu'un prince était à la tête de ce complot, que ce prince allait arriver, ou était même arrivé; que quant à lui, il avait lieu de le croire, car il avait vu venir quelquefois chez Georges un homme jeune, bien élevé, bien vêtu, objet du respect général. Cette déposition, souvent répétée, et chaque fois avec de nouveaux détails, avait été portée au Premier Consul. Le rapport du sous-officier de gendarmerie lui ayant été remis au même instant, il se produisit dans sa tête le plus funeste concours d'idées. Les absences du duc d'Enghien se lièrent avec la prétendue présence d'un prince à Paris. Ce jeune homme pour lequel les conjurés montraient tant de respect, ne pouvait être un prince venu de Londres, car la falaise de Biville était soigneusement gardée. Ce ne pouvait être que le duc d'Enghien, venant en quarante-huit heures d'Ettenheim à Paris, et retournant de Paris à Ettenheim dans le même espace de temps, après quelques moments passés au milieu de ses complices. Mais, ce qui achevait aux yeux du Premier Consul cette malheureuse démonstration, c'était la présence supposée de Dumouriez. Le plan se complétait ainsi d'une manière frappante. Le comte d'Artois devait arriver par la Normandie avec Pichegru, le duc d'Enghien par l'Alsace avec Dumouriez. Les Bourbons pour rentrer en France se faisaient accompagner par deux célèbres généraux de la République. La tête, ordinairement si saine, si forte du Premier Consul, ne tint pas à tant d'apparences trompeuses. Il fut convaincu. Il faut avoir vu des esprits tendus par une recherche de ce genre, surtout si une passion quelconque les dispose à croire ce qu'ils soupçonnent, pour comprendre à quel point les inductions sont promptes, et pour bénir cent fois les lenteurs de la justice, qui sauvent les hommes de ces fatales conclusions, tirées si vite de quelques coïncidences fortuites.

Le Premier Consul, en lisant le rapport du sous-officier envoyé à Ettenheim, que venait de lui remettre le général Moncey, commandant de la gendarmerie, fut saisi d'une extrême agitation. Il reçut fort mal M. Réal qui survint dans le moment, lui reprocha de lui avoir laissé ignorer si long-temps des détails d'une telle importance, et il crut de très-bonne foi tenir la seconde et la plus redoutable partie du complot. Cette fois la mer ne l'arrêtait plus; le Rhin, le duc de Baden, le corps germanique n'étaient pas des obstacles pour lui. Il convoqua sur-le-champ un conseil extraordinaire, composé des trois Consuls, des ministres, et de M. Fouché, redevenu ministre de fait, quoiqu'il n'en eût plus le titre. Il appela en même temps aux Tuileries les généraux Ordener et Caulaincourt. Mais, en attendant ces messieurs, il avait pris des cartes du Rhin, pour ordonner un plan d'enlèvement, et, ne trouvant pas celles qu'il cherchait, il renversait confusément à terre toutes les cartes de sa bibliothèque. M. de Meneval, homme doux, sage, incorruptible, dont il ne pouvait jamais se passer, parce qu'il lui dictait ses lettres les plus secrètes, M. de Meneval s'était absenté ce jour-là pour quelques instants. Il le fit appeler aux Tuileries avec des reproches très-peu mérités sur son absence, et continua son travail sur la carte du Rhin dans un état d'émotion extraordinaire.

Le conseil eut lieu. Un témoin oculaire en a consigné le récit dans ses mémoires.

Conseil extraordinaire dans lequel est résolu l'enlèvement du duc d'Enghien.
Opinion du consul Cambacérès.

L'idée d'enlever le prince et le général Dumouriez, sans s'inquiéter de la violation du sol germanique, en adressant toutefois une excuse pour la forme au grand-duc de Baden, fut sur-le-champ proposée. Le Premier Consul demanda les avis, mais avec toutes les apparences d'une résolution prise. Cependant il écouta les objections avec patience. Son collègue Lebrun parut effrayé de l'effet qu'un tel événement produirait en Europe. Le consul Cambacérès eut le courage de résister ouvertement à l'avis qu'on venait de proposer. Il s'efforça de montrer tout ce qu'avait de dangereux une résolution de cette nature, soit pour le dedans, soit pour le dehors, et le caractère de violence qu'elle ne pouvait manquer d'imprimer au gouvernement du Premier Consul. Il fit valoir surtout cette considération, qu'il serait déjà bien grave d'arrêter, de juger, de fusiller un prince du sang royal, même surpris en flagrant délit sur le sol français, mais que l'aller chercher sur le sol étranger, c'était, indépendamment d'une violation de territoire, le saisir quand il avait pour lui toutes les apparences de l'innocence, et se donner à soi toutes les apparences d'un abus odieux de la force; il conjura le Premier Consul, pour sa gloire personnelle, pour l'honneur de sa politique, de ne pas se permettre un acte qui replacerait son gouvernement au rang de ces gouvernements révolutionnaires, dont il avait mis tant de soin à se distinguer. Il insista enfin plusieurs fois avec une chaleur qui ne lui était pas ordinaire, et proposa, comme terme moyen, d'attendre que ce prince, ou tout autre, fût saisi sur le territoire français, pour lui appliquer alors les lois du temps, dans toute leur rigueur. Cette proposition ne fut point admise. On répondit qu'il ne fallait plus espérer que le prince destiné à s'introduire par la Normandie ou par le Rhin, vînt s'exposer à des dangers certains, inévitables, quand déjà Georges et tous les agents de la conspiration étaient arrêtés; que d'ailleurs, en allant prendre celui qui se trouvait à Ettenheim, on prendrait avec lui ses papiers et ses complices, qu'on acquerrait ainsi des preuves qui attesteraient sa criminalité, et que dès lors on pourrait sévir en s'appuyant sur l'évidence acquise; que souffrir patiemment qu'à la faveur d'un territoire étranger les émigrés conspirassent aux portes de France, c'était accorder la plus dangereuse des impunités; que les Bourbons et leurs partisans recommenceraient tous les jours; qu'il faudrait punir dix fois pour une, tandis qu'en frappant un grand coup, on rentrerait ensuite dans le système de clémence naturel au Premier Consul; que les royalistes avaient besoin d'un avertissement; que, relativement à la question de territoire, il fallait donner à ces petits princes allemands une leçon comme à tout le monde; que, du reste, c'était rendre un service au grand-duc de Baden, que de prendre le prince sans le lui demander, car il lui serait impossible de refuser l'extradition à une puissance comme la France, et il serait mis au ban de l'Europe pour l'avoir accordée. On ajouta enfin qu'il ne s'agissait, après tout, que de s'assurer de la personne du prince, de ses complices, de ses papiers; qu'on verrait après ce qu'il faudrait faire quand on le tiendrait, et quand on aurait examiné les preuves et le degré de sa culpabilité.

Le Premier Consul entendit à peine ce qui fut dit pour et contre; il écouta comme un homme résolu. Personne ne put se vanter d'avoir influé sur sa détermination. Cependant il ne parut pas savoir mauvais gré à M. Cambacérès de sa résistance.—Je sais, dit-il, le motif qui vous fait parler; c'est votre dévouement pour moi. Je vous en remercie; mais je ne me laisserai pas tuer sans me défendre. Je vais faire trembler ces gens-là, et leur enseigner à se tenir tranquilles.—

Ordres donnés pour l'enlèvement.

L'idée de terrifier les royalistes, de leur apprendre qu'on ne s'attaquait pas impunément à un homme comme lui, de leur faire connaître que le sang sacré des Bourbons n'avait pas à ses yeux plus de valeur que celui de tout autre personnage illustre de la République, cette idée et d'autres dans lesquelles le calcul, la vengeance, l'orgueil de sa puissance, avaient une part égale, le dominaient violemment. Il donna les ordres immédiatement. En présence du général Berthier, il prescrivit aux colonels Ordener et Caulaincourt la conduite qu'ils avaient à tenir. Le colonel Ordener devait se rendre sur les bords du Rhin, prendre avec lui 300 dragons, quelques pontonniers et plusieurs brigades de gendarmerie, pourvoir ces troupes de vivres pour quatre jours, emporter une somme d'argent, afin de n'être point à charge aux habitants, passer le fleuve à Rheinau, courir sur Ettenheim, envelopper la ville, enlever le prince et tous les émigrés qui l'entouraient. Pendant ce temps, un autre détachement, appuyé de quelques pièces d'artillerie, devait se porter par Kehl à Offenbourg, et rester là en observation, jusqu'à ce que l'opération fût achevée. Tout de suite après, le colonel Caulaincourt devait se rendre auprès du grand-duc de Baden, pour lui présenter une note contenant des explications sur l'acte qu'on venait de commettre. L'explication consistait à dire qu'en souffrant ces rassemblements d'émigrés, on avait obligé le gouvernement français à les dissiper lui-même; que d'ailleurs la nécessité d'agir promptement et secrètement n'avait pas permis une entente préalable avec le gouvernement badois.

Il est inutile d'ajouter qu'en donnant ces ordres aux officiers chargés de les exécuter, le Premier Consul ne prenait pas la peine d'expliquer quelles étaient ses intentions en enlevant le prince, ni ce qu'il voulait faire de lui. Il commandait en général à des hommes qui obéissaient en soldats. Cependant le colonel Caulaincourt, que des relations de naissance attachaient à l'ancienne famille royale, et particulièrement aux Condés, était profondément triste, bien qu'il n'eût pour sa part qu'une lettre à porter, et qu'il fût bien loin de prévoir l'horrible catastrophe qui se préparait. Le Premier Consul ne parut pas y prendre garde, et leur enjoignit à tous de se mettre en route au sortir des Tuileries.

Arrestation du duc d'Enghien, le 15 mars.

Les ordres qu'il venait de donner furent ponctuellement exécutés. Cinq jours après, c'est-à-dire le 15 mars, le détachement de dragons, avec toutes les précautions ordonnées, partit de Schelestadt, passa le Rhin, surprit et enveloppa la petite ville d'Ettenheim, avant qu'aucune nouvelle de ce mouvement pût y parvenir. Le prince, qui avait reçu antérieurement des conseils de prudence, mais qui au moment même n'eut point d'avis positif de l'expédition dirigée contre sa personne, se trouvait alors dans la demeure qu'il avait coutume d'habiter à Ettenheim. En se voyant assailli par une troupe armée, il voulut d'abord se défendre, mais il en comprit bientôt l'impossibilité. Il se rendit, déclara lui-même son nom à ceux qui le cherchaient sans le connaître, et, avec un vif chagrin de perdre sa liberté, car l'étendue du péril lui était encore inconnue, il se laissa conduire à Strasbourg, et enfermer dans la citadelle.

On ne trouve à Ettenheim ni les papiers qu'on cherchait, ni le général Dumouriez.

On n'avait découvert ni les papiers importants qu'on avait espéré se procurer, ni le général Dumouriez qu'on supposait auprès du prince, ni aucune de ces preuves du complot tant alléguées pour motiver l'expédition. Au lieu du général Dumouriez, on avait trouvé le marquis de Thumery et quelques autres émigrés de peu d'importance. Le rapport contenant les stériles détails de l'arrestation fut envoyé immédiatement à Paris.

Opinion qu'on se fait sur le rôle du prince dans la conspiration.

Le résultat de l'expédition aurait dû éclairer le Premier Consul, et ses conseillers, sur la témérité des conjectures qu'on avait formées. L'erreur surtout commise au sujet du général Dumouriez était fort significative. Voici les idées qui s'emparèrent malheureusement du Premier Consul, et de ceux qui pensèrent comme lui en cette circonstance. On tenait l'un de ces princes de Bourbon, auxquels il en coûtait si peu d'ordonner des complots, et qui rencontraient des imprudents et des fous toujours prompts à se compromettre à leur suite. Il en fallait faire un exemple terrible, ou s'exposer à provoquer un rire de mépris de la part des royalistes, en relâchant le prince après l'avoir enlevé. Ils ne manqueraient pas de dire qu'après s'être rendu coupable d'une étourderie en l'envoyant prendre à Ettenheim, on avait eu peur de l'opinion publique, peur de l'Europe; qu'en un mot, on avait eu la volonté du crime, mais qu'on n'en avait pas eu le courage. Au lieu de les faire rire, il valait mieux les faire trembler. Ce prince, après tout, était à Ettenheim, si près de la frontière, dans des circonstances pareilles, pour quelque motif apparemment. Était-il possible qu'averti comme il l'avait été (et des lettres trouvées chez lui le prouvaient), était-il possible qu'il restât si près du danger, sans aucun but? qu'il ne fût pas complice à quelque degré, du projet d'assassinat? Dans tous les cas, il était certainement à Ettenheim, pour seconder un mouvement d'émigrés dans l'intérieur, pour exciter à la guerre civile, pour porter encore une fois les armes contre la France. Ces actes, les uns ou les autres, étaient punis de peines sévères par les lois de tous les temps: il fallait les lui appliquer.

Le prince envoyé à Paris, et livré à une commission militaire.

Tels furent les raisonnements que le Premier Consul se fit à lui-même, et qu'on lui répéta plus d'une fois. Il n'y eut plus de conseil comme celui que nous avons rapporté; il y eut des entretiens fréquents, entre le Premier Consul, et ceux qui flattaient sa passion. Il ne sortait pas de cette funeste idée: les royalistes sont incorrigibles; il faut les terrifier. On ordonna donc la translation du prince à Paris, et sa comparution devant une commission militaire, pour avoir cherché à exciter la guerre civile, et porté les armes contre la France. La question ainsi posée était résolue d'avance, d'une manière sanglante. Le 18 mars le prince fut extrait de la citadelle de Strasbourg, et conduit sous escorte à Paris.

Au moment où ce terrible sacrifice approchait, le Premier Consul voulut être seul.

Il partit le 18 mars, dimanche des Rameaux, pour la Malmaison, retraite où il était plus assuré de trouver l'isolement et le repos. Excepté les Consuls, les ministres et ses frères, il n'y reçut personne. Il s'y promenait seul des heures entières, affectant sur son visage un calme qui n'était pas dans son cœur. La preuve de ses agitations est dans son oisiveté même, car il ne dicta presque pas une lettre, pendant les huit jours de son séjour à la Malmaison, exemple d'oisiveté unique dans sa vie: et cependant Brest, Boulogne, le Texel, occupaient, quelques jours avant, toute l'activité de sa pensée! Sa femme, qui était instruite, comme toute sa famille, de l'arrestation du prince, sa femme, qui, avec cette sympathie dont elle ne pouvait se défendre pour les Bourbons, avait horreur de l'effusion du sang royal, qui, avec cette prévoyance du cœur propre aux femmes, apercevait peut-être dans un acte cruel des retours de vengeance possibles contre son époux, contre ses enfants, contre elle-même, sa femme fondant en larmes lui parla plusieurs fois du prince, ne croyant pas encore, mais craignant que sa perte ne fût résolue. Le Premier Consul, qui mettait une sorte d'orgueil à comprimer les mouvements de son cœur, généreux et bon, quoi qu'en aient dit ceux qui ne l'ont pas connu, le Premier Consul repoussait ces larmes, dont il craignait l'effet sur lui-même. Il répondait à madame Bonaparte, avec une familiarité qu'il cherchait à rendre dure: Tu es une femme, tu n'entends rien à ma politique; ton rôle est de te taire.—

Le malheureux prince partit le 18 mars de Strasbourg, arriva le 20 à Paris, vers midi. Il fut retenu jusqu'à cinq heures à la barrière de Charenton, gardé dans sa voiture par l'escorte qui l'accompagnait[33]. Il y avait en cette fatale occurrence quelque confusion dans les ordres, parce qu'il y avait quelque agitation dans ceux qui les donnaient.

Douleur et résistance de Murat.

D'après les lois militaires, le commandant de la division devait former la commission, la réunir, et ordonner l'exécution de la sentence. Murat était commandant de Paris et de la division. Quand l'arrêté des Consuls lui parvint, il fut saisi de douleur. Murat, comme nous l'avons dit, était brave, quelquefois irréfléchi, mais parfaitement bon. Il avait applaudi, quelques jours auparavant, à la vigueur du gouvernement, quand on avait ordonné l'expédition d'Ettenheim; mais, chargé maintenant d'en poursuivre les cruelles conséquences, son excellent cœur faillit. Il dit avec désespoir à un de ses amis, en montrant les basques de son uniforme, que le Premier Consul y voulait imprimer une tache de sang. Il courut à Saint-Cloud, exprimer à son redoutable beau-frère les sentiments dont il était pénétré. Le Premier Consul, qui lui-même était plus enclin à les partager qu'il n'aurait voulu, cacha sous un visage de fer l'agitation dont il était secrètement atteint. Il craignait que son gouvernement ne parût faiblir devant le rejeton d'une race ennemie. Il adressa de dures paroles à Murat, lui reprocha sa faiblesse, qu'il qualifia en termes méprisants, et finit par lui dire, avec hauteur, qu'il couvrirait ce qu'il appelait sa lâcheté, en signant lui-même de sa main consulaire les ordres à donner dans la journée.

Ordres donnés par le Premier Consul.

Le Premier Consul avait rappelé le colonel Savary de cette falaise de Biville, où l'on avait vainement attendu les princes mêlés au complot, et il lui confia le soin de veiller au sacrifice du prince qui n'y avait aucune part. Le colonel Savary était prêt à donner au Premier Consul sa vie, son honneur. Il ne conseillait rien, il exécutait en soldat ce que lui commandait un maître, auquel il portait un attachement sans bornes. Le Premier Consul fit rédiger tous les ordres, les signa lui-même, puis enjoignit à Savary de les porter à Murat, et d'aller à Vincennes pour présider à leur exécution. Ces ordres étaient complets et positifs. Ils contenaient la composition de la Commission, la désignation des colonels de la garnison qui devaient en être membres, l'indication du général Hullin comme président, l'injonction de se réunir immédiatement, pour tout finir dans la nuit; et si, comme on ne pouvait en douter, la condamnation était une condamnation à mort, de faire exécuter le prisonnier sur-le-champ. Un détachement de la gendarmerie d'élite et de la garnison devait se rendre à Vincennes, pour garder le tribunal, et procéder à l'exécution de la sentence. Tels étaient ces ordres funestes, signés de la propre main du Premier Consul. Légalement, ils devaient être exécutés au nom de Murat; en réalité il n'y prit presque aucune part. Le colonel Savary, comme il en avait reçu la mission, se rendit à Vincennes, pour veiller à leur accomplissement.

Cependant tout n'était pas irrévocable dans ces ordres; il restait un moyen encore de sauver le prince infortuné. M. Réal devait se transporter à Vincennes, pour l'interroger longuement, et lui arracher ce qu'il savait sur le complot, dont toujours on le croyait complice, sans pouvoir en alléguer la preuve. M. Maret avait lui-même, dans la soirée, déposé chez le conseiller d'État Réal l'injonction écrite de se rendre à Vincennes pour faire cet interrogatoire. Si M. Réal voyait le prisonnier, entendait de sa bouche la véridique explication des faits, se sentait touché par sa franchise, par ses demandes instantes d'être conduit devant le Premier Consul, M. Réal pouvait communiquer ses impressions à celui qui tenait la vie du prince en ses puissantes mains. Il y avait donc encore, même après la condamnation, un moyen de sortir de l'affreuse voie dans laquelle on s'était engagé, en faisant au duc d'Enghien une grâce noblement demandée, et noblement accordée!

C'était la dernière chance qui restât pour sauver la vie du jeune prince et pour épargner une grande faute au Premier Consul. Ce dernier y pensait dans ce moment, même après les ordres qu'il venait de donner. En effet, pendant cette triste soirée du 20 mars, il était enfermé à la Malmaison avec sa femme, son secrétaire, quelques dames et quelques officiers. Seul, distrait, affectant le calme, il avait fini par s'asseoir devant une table, et il jouait aux échecs avec l'une des dames les plus distinguées de la cour consulaire[34], laquelle, sachant que le prince était arrivé, tremblait d'épouvante en pensant aux conséquences possibles de cette fatale journée. Elle n'osait lever les yeux sur le Premier Consul, qui, dans sa distraction, murmura plusieurs fois les vers les plus connus de nos poètes sur la clémence, d'abord ceux que Corneille a mis dans la bouche d'Auguste, et puis ceux que Voltaire a mis dans la bouche d'Alzire.

Ce ne pouvait être là une sanglante ironie; elle eût été trop basse et trop inutile. Mais cet homme si ferme était agité, et il revenait parfois à considérer en lui-même la grandeur, la noblesse du pardon accordé à un ennemi vaincu et désarmé. Cette dame crut le prince sauvé; elle en fut remplie de joie. Malheureusement il n'en était rien.

Arrêt de la commission militaire, et son exécution.

La commission s'était réunie à la hâte, ses membres ignorant pour la plupart de quel accusé il s'agissait. On leur dit que c'était un émigré poursuivi pour avoir attenté aux lois de la République. On leur apprit son nom. Quelques-uns de ces soldats de la République, enfants quand la monarchie avait croulé, savaient à peine que le nom d'Enghien était porté par l'héritier présomptif des Condés. Leur cœur cependant souffrait d'une telle mission, car depuis plusieurs années on ne condamnait plus d'émigrés. Le prince fut amené devant eux. Il était calme, même fier, et doutait encore du sort qui l'attendait. Interrogé sur son nom, sur ses actes, il répondit avec fermeté, repoussa toute participation au complot actuellement poursuivi par la justice, mais avoua peut-être avec trop d'ostentation, qu'il avait servi contre la France, et qu'il était sur les bords du Rhin pour servir de nouveau, et de la même manière. Le président insistant sur ce point avec l'intention de lui révéler le danger d'une telle déclaration, faite en de tels termes, il répéta ce qu'il avait dit, avec une assurance que le danger ennoblissait, mais qui blessa ces vieux soldats, habitués à verser leur sang pour défendre le sol de leur patrie. Cette impression fut fâcheuse. Le prince demanda plusieurs fois, et avec force, à voir le Premier Consul. On le ramena dans le donjon, et on entra en délibération. Bien que ses déclarations répétées eussent révélé en lui un implacable ennemi de la Révolution, ces cœurs de soldats étaient touchés par la jeunesse, par le courage du prince. La question posée comme elle l'était, ne pouvait amener qu'une solution funeste. Les lois de la République et de tous les temps punissaient de peines capitales le fait de servir contre la France. Cependant il y avait bien des lois violées contre le prince, comme de l'avoir enlevé sur le sol étranger, comme de le priver d'un défenseur, et c'étaient des considérations qui auraient dû agir sur la détermination des juges. Dans la confusion où ils étaient plongés, ces malheureux juges, affligés de leur rôle plus qu'on ne peut dire, prononcèrent la mort. Cependant la plupart d'entre eux exprimèrent le désir de renvoyer la sentence à la clémence du Premier Consul, et surtout de lui présenter le prince, qui demandait à le voir. Mais les ordres du matin, qui portaient de tout finir dans la nuit, étaient précis. M. Réal seul pouvait, en arrivant, en interrogeant le prince, obtenir un sursis. M. Réal ne parut point. La nuit s'était écoulée, le jour approchait. On conduisit le prince dans un fossé du château, et là il reçut, avec une fermeté digne de sa naissance, le feu des soldats de la République, qu'il avait combattus tant de fois du milieu des rangs autrichiens. Tristes représailles de la guerre civile! Il fut enseveli sur la place même où il était tombé.

Le colonel Savary partit immédiatement, pour rendre compte au Premier Consul de l'exécution de ses ordres.

En route, il rencontra M. Réal, qui venait interroger le prisonnier. Ce conseiller d'État, exténué de fatigue par un travail de plusieurs jours et de plusieurs nuits, avait défendu à ses domestiques de l'éveiller. L'ordre du Premier Consul ne lui avait été remis qu'à cinq heures du matin. Il arrivait, mais trop tard. Ce n'était pas une machination ourdie, comme on l'a dit, pour surprendre un crime au Premier Consul; point du tout. C'était un accident, un pur accident, qui avait ôté au prince infortuné la seule chance de sauver sa vie, et au Premier Consul une heureuse occasion de sauver une tache à sa gloire. Déplorable conséquence de la violation des formes ordinaires de la justice! Quand on viole ces formes sacrées, inventées par l'expérience des siècles, pour garder la vie des hommes de l'erreur des juges, on est à la merci d'un hasard, d'une légèreté! La vie des accusés, l'honneur des gouvernements, dépendent quelquefois de la rencontre la plus fortuite! Sans doute la résolution du Premier Consul était prise, mais il était agité; et si le cri du malheureux Condé demandant la vie, fût arrivé jusqu'à lui, ce cri ne l'aurait pas trouvé insensible; il eût cédé à son cœur, il aurait été glorieux d'y céder.

Le colonel Savary arriva fort ému à la Malmaison. Sa présence provoqua une scène de douleur. Madame Bonaparte, en le voyant, devina que tout était fini, et se mit à verser des larmes. M. de Caulaincourt poussait des cris de désespoir, en disant qu'on avait voulu le déshonorer. Le colonel Savary pénétra dans le cabinet du Premier Consul, qui était seul avec M. de Meneval. Il lui rendit compte de ce qui avait été fait à Vincennes. Le Premier Consul lui dit tout de suite: Réal a-t-il vu le prisonnier?—Le colonel avait à peine achevé sa réponse négative, que M. Réal parut, et s'excusa en tremblant de l'inexécution des ordres qu'il avait reçus. Sans exprimer ni approbation ni blâme, le Premier Consul congédia ces instruments de ses volontés, s'enferma dans une pièce de sa bibliothèque, et y demeura seul pendant plusieurs heures.

Paroles du Premier Consul sur la mort du duc d'Enghien.

Le soir, quelques personnes de sa famille dînaient à la Malmaison. Les visages étaient graves et tristes. On n'osait point parler, on ne parla point. Le Premier Consul était silencieux comme tout le monde. Ce silence finit par être embarrassant. En sortant de table, il le rompit lui-même. M. de Fontanes étant arrivé dans le moment, devint le seul interlocuteur du Premier Consul. Il était épouvanté de l'acte dont le bruit remplissait Paris, mais il ne se serait pas permis d'en dire son sentiment, dans le lieu où il se trouvait. Il écouta beaucoup, et répondit rarement. Le Premier Consul parlant presque toujours, et cherchant à remplir le vide laissé par le silence des assistants, discourut sur les princes de tous les temps, sur les empereurs romains, sur les rois de France, sur Tacite, sur les jugements de cet historien, sur les cruautés qu'on prête souvent aux chefs d'empire quand ils n'ont cédé qu'à des nécessités inévitables; enfin, arrivant par de longs détours au tragique sujet de la journée, il prononça ces paroles: On veut détruire la Révolution en s'attaquant à ma personne: je la défendrai, car je suis la Révolution, moi, moi... On y regardera à partir d'aujourd'hui, car on saura de quoi nous sommes capables.—

Il est affligeant pour l'honneur de l'humanité d'être obligé de dire, que la terreur inspirée par le Premier Consul agit efficacement sur les princes de Bourbon et sur les émigrés. Ils ne se crurent plus en sûreté, en voyant que le sol germanique n'avait pas même couvert le malheureux duc d'Enghien; et, à partir de ce jour, les complots de ce genre cessèrent. Mais cette triste utilité ne saurait justifier de tels actes! Mieux valait un danger de plus pour la personne du Premier Consul, si souvent exposée sur les champs de bataille, que la sécurité acquise à un tel prix.

Le bruit se répandit bientôt dans Paris qu'un prince avait été saisi, transféré à Vincennes, et fusillé. L'effet fut grand et déplorable. Depuis l'arrestation de Pichegru et de Georges, le Premier Consul était devenu l'objet de toutes les sollicitudes. On était indigné contre tous ceux qui s'étaient associés à des chouans pour menacer sa vie; on était fort sévère pour Moreau, dont la culpabilité moins démontrée commençait cependant à devenir vraisemblable; on faisait des vœux ardents pour l'homme qui ne cessait pas d'être, aux yeux de tous, le génie tutélaire de la France. La sanglante exécution de Vincennes opéra une réaction subite. Les royalistes furent prodigieusement irrités et plus effrayés encore; mais les gens honnêtes furent désolés de voir un gouvernement admirable jusque-là, tremper les mains dans le sang, et en un jour se mettre au niveau de ceux qui avaient fait mourir Louis XVI, et, il faut le reconnaître, sans l'excuse des passions révolutionnaires, qui en 1793 avaient troublé les têtes les plus fermes et les cœurs les meilleurs.

Il n'y avait de satisfaits que les révolutionnaires ardents, ceux dont le Premier Consul était venu terminer le règne insensé. Ils le trouvaient en un jour devenu presque leur égal. Aucun d'eux ne craignait plus que le général Bonaparte travaillât désormais pour les Bourbons.

Singulière misère de l'esprit humain! Cet homme extraordinaire, d'un esprit si grand, si juste, d'un cœur si généreux, était naguère encore plein de sévérité pour les révolutionnaires, et pour leurs excès! Il jugeait leurs égarements sans aucune indulgence, quelquefois même sans aucune justice. Il leur reprochait amèrement d'avoir versé le sang de Louis XVI, déshonoré la Révolution, rendu la France inconciliable avec l'Europe! Il jugeait ainsi dans le calme de sa raison: et tout à coup, quand ses passions avaient été excitées, il avait égalé, en un instant, l'acte commis sur la personne de Louis XVI, qu'il reprochait si amèrement à ses devanciers, et s'était placé à l'égard de l'Europe dans un état d'opposition morale, qui rendit bientôt la guerre générale inévitable, et l'obligea d'aller chercher la paix, paix magnifique il est vrai, aux extrémités de l'Europe, à Tilsitt!

Combien de tels spectacles sont propres à confondre l'orgueil de la raison humaine, et à enseigner que le plus transcendant génie ne sauve pas des fautes les plus vulgaires, quand on abandonne aux passions, même pour un seul instant, le gouvernement de soi-même!

Mais, pour être tout à fait justes, après avoir déploré ce funeste égarement des passions, remontons à ceux qui le provoquèrent. Quels furent-ils? Toujours ces mêmes émigrés, qui, après avoir irrité la Révolution innocente encore, quittèrent leur patrie, pour chercher en tous lieux des ennemis à la France. Cette Révolution, revenue de ses égarements, et conduite par un grand homme, se montrait maintenant sage, humaine et pacifique. Ces émigrés, elle les avait rappelés, réintégrés dans leur patrie, dans leurs biens, et se préparait à leur rendre tout l'éclat de leur ancienne situation. Comment répondaient-ils à tant de clémence? Étaient-ils reconnaissants, paisibles au moins? Non. Ils étaient allés chez une nation voisine, jalouse de notre grandeur, et ils s'étaient servis des libertés de cette nation pour les tourner contre la France. À force d'indignes pamphlets, ils avaient irrité l'orgueil de deux peuples trop faciles à exciter; et, après avoir contribué à leur remettre les armes à la main, ils ne s'étaient pas bornés à être les soldats du gouvernement britannique, ils lui avaient prêté le secours des complots. On avait tramé une indigne conspiration; on avait coloré de sophismes misérables un projet d'assassinat; on avait envoyé en France Georges et Pichegru. S'il y avait un cœur que la gloire du Premier Consul eût blessé, c'est à lui qu'on avait eu recours. On avait égaré, perverti le faible Moreau; on l'avait trompé, on s'était fait tromper par lui; et puis, quand, à force d'imprudences, on avait été découvert par l'œil vigilant de l'homme qu'on voulait détruire, on s'était dénoncé les uns les autres; et l'on avait cru se justifier, se relever en disant bien haut qu'un prince français devait être à la tête de ces horribles exploits! Le grand homme contre lequel étaient dirigés de si odieux complots, révolté d'être en butte aux meurtrières attaques de ceux qu'il avait arrachés à la persécution, avait cédé à une colère funeste. Il avait attendu au pied d'un rocher ce prince dont on lui annonçait l'arrivée; il l'avait attendu vainement, et, la tête troublée par les déclarations des conjurés eux-mêmes, il avait aperçu, en effet, un prince sur les bords du Rhin, qui attendait là le renouvellement de la guerre civile. À cette vue, sa raison s'était égarée; il avait pris ce prince pour le chef des conspirateurs qui menaçaient sa vie; il avait mis une sorte d'orgueil à le saisir sur le sol germanique, à frapper un Bourbon comme un individu vulgaire, et il l'avait frappé pour apprendre aux émigrés et à l'Europe combien il était dangereux et insensé de s'attaquer à sa personne.

Douloureux spectacle, où tout le monde était en faute, même les victimes; où l'on voyait des Français se faire les instruments de la grandeur britannique contre la grandeur française; des Bourbons, fils, frères de rois, destinés à être rois à leur tour, se mêler à des coureurs de grandes routes; le dernier des Condés payer de son sang des complots dont il n'était pas l'auteur, et ce Condé, qu'on voudrait trouver irréprochable parce qu'il fut victime, se rendre coupable aussi, en se plaçant encore cette fois sous le drapeau britannique contre le drapeau français; enfin un grand homme égaré par la colère, par l'instinct de la conservation, par l'orgueil, perdre en un instant cette sagesse que l'univers admirait, et descendre au rôle de ces révolutionnaires sanglants, qu'il était venu comprimer de ses mains triomphantes, et qu'il se faisait gloire de ne pas imiter! Fatal enchaînement des passions humaines! Celui qui est frappé veut frapper à son tour; chaque coup reçu est rendu à l'instant; le sang appelle le sang, et les révolutions deviennent ainsi une suite de sanglantes représailles, qui seraient éternelles, s'il n'arrivait enfin un jour, un jour où l'on s'arrête, où l'on renonce à rendre coup pour coup, où l'on substitue à cette chaîne de vengeances une justice calme, impartiale et humaine, où l'on place au-dessus même de cette justice, s'il peut y avoir quelque chose de supérieur à elle, une politique élevée et clairvoyante, qui, entre les arrêts des tribunaux, ne laisse exécuter que les plus nécessaires, faisant grâce des autres aux cœurs égarés, susceptibles de retour et de raison. Défendre l'ordre social, en se conformant aux règles strictes de la justice, et sans rien donner à la vengeance, telle est la leçon qu'il faut tirer de ces tragiques événements. Il en faut tirer encore une autre, c'est de juger avec indulgence les hommes de tous les partis, qui, placés avant nous dans la carrière des révolutions, nourris au milieu des troubles corrupteurs des guerres civiles, sans cesse excités par la vue du sang, n'avaient pas pour la vie les uns des autres le respect que nous ont heureusement inspiré le temps, la réflexion et une longue paix.[Retour à la Table des Matières]

FIN DU LIVRE DIX-HUITIÈME ET DU TOME QUATRIÈME.

TABLE DES MATIÈRES
CONTENUES
DANS LE TOME QUATRIÈME.

LIVRE QUINZIÈME.

LES SÉCULARISATIONS.

Félicitations adressées au Premier Consul par tous les cabinets, à l'occasion du Consulat à vie. — Premiers effets de la paix en Angleterre. — L'industrie britannique demande un traité de commerce avec la France. — Difficulté de mettre d'accord les intérêts mercantiles des deux pays. — Pamphlets écrits à Londres par les émigrés contre le Premier Consul. — Rétablissement des bons rapports avec l'Espagne. — Vacance du duché de Parme, et désir de la cour de Madrid d'ajouter ce duché au royaume d'Étrurie. — Nécessité d'ajourner toute résolution à ce sujet. — Réunion définitive du Piémont à la France. — Politique actuelle du Premier Consul à l'égard de l'Italie. — Excellents rapports avec le Saint-Siége. — Contestation momentanée à l'occasion d'une promotion de cardinaux français. — Le Premier Consul en obtient cinq à la fois. — Il fait don au Pape de deux bricks de guerre, appelés le Saint-Pierre et le Saint-Paul. — Querelle promptement terminée avec le dey d'Alger. — Troubles en Suisse. — Description de ce pays et de sa Constitution. — Le parti unitaire et le parti oligarchique. — Voyage à Paris du landamman Reding. — Ses promesses au Premier Consul, bientôt démenties par l'événement. — Expulsion du landamman Reding, et retour au pouvoir du parti modéré. — Établissement de la Constitution du 29 mai, et danger de nouveaux troubles par suite de la faiblesse du gouvernement helvétique. — Efforts du parti oligarchique pour appeler sur la Suisse l'attention des puissances. — Cette attention exclusivement attirée par les affaires germaniques. — État de l'Allemagne à la suite du traité de Lunéville. — Principe des sécularisations posé par ce traité. — La suppression des États ecclésiastiques entraîne de grands changements dans la Constitution germanique. — Description de cette Constitution. — Le parti protestant et le parti catholique; la Prusse et l'Autriche; leurs prétentions diverses. — Étendue et valeur des territoires à distribuer. — L'Autriche s'efforce de faire indemniser les archiducs dépouillés de leurs États d'Italie, et se sert de ce motif pour s'emparer de la Bavière jusqu'à l'Inn et jusqu'à l'Isar. — La Prusse, sous prétexte de se dédommager de ce qu'elle a perdu sur le Rhin, et de faire indemniser la maison d'Orange, aspire à se créer un établissement considérable en Franconie. — Désespoir des petites cours, menacées par l'ambition des grandes. — Tout le monde en Allemagne tourne ses regards vers le Premier Consul. — Il se décide à intervenir, pour faire exécuter le traité de Lunéville, et pour terminer une affaire qui peut à chaque instant embraser l'Europe. — Il opte pour l'alliance de la Prusse, et appuie les prétentions de cette puissance dans une certaine mesure. — Projet d'indemnité arrêté de concert avec la Prusse et les petits princes d'Allemagne. — Ce projet communiqué à la Russie. — Offre à cette cour de concourir avec la France à une grande médiation. — L'empereur Alexandre accepte cette offre. — La France et la Russie présentent à la diète de Ratisbonne, en qualité de puissances médiatrices, le projet d'indemnité arrêté à Paris. — Désespoir de l'Autriche abandonnée de tous les cabinets, et sa résolution d'opposer au projet du Premier Consul les lenteurs de la Constitution germanique. — Le Premier Consul déjoue ce calcul, et fait adopter par la députation extraordinaire le plan proposé, moyennant quelques modifications. — L'Autriche, pour intimider le parti prussien, que la France appuie, fait occuper Passau. — Prompte résolution du Premier Consul, et sa menace de recourir aux armes. — Intimidation générale. — Continuation de la négociation. — Débats à la diète. — Le projet entravé un moment par l'avidité de la Prusse. — Le Premier Consul, pour en finir, fait une concession à la maison d'Autriche, et lui accorde l'évêché d'Aichstedt. — La cour de Vienne se rend, et adopte le conclusum de la diète. — Recès de février 1803, et règlement définitif des affaires germaniques. — Caractère de cette belle et difficile négociation. 1 à 161

LIVRE SEIZIÈME.

RUPTURE DE LA PAIX D'AMIENS.

Efforts du Premier Consul pour rétablir la grandeur coloniale de la France. — Esprit de l'ancien commerce. — Ambition de toutes les puissances de posséder des colonies. — L'Amérique, les Antilles et les Indes orientales. — Mission du général Decaen dans l'Inde. — Efforts pour recouvrer Saint-Domingue. — Description de cette île. — Révolution des noirs. — Caractère, puissance, politique de Toussaint Louverture. — Il aspire à se rendre indépendant. — Le Premier Consul fait partir une expédition pour assurer l'autorité de la métropole. — Débarquement des troupes françaises à Santo-Domingo, au Cap et au Port-au-Prince. — Incendie du Cap. — Soumission des noirs. — Prospérité momentanée de la colonie. — Application du Premier Consul à restaurer la marine. — Mission du colonel Sébastiani en Orient. — Soins donnés à la prospérité intérieure. — Le Simplon, le mont Genèvre, la place d'Alexandrie. — Camp de vétérans dans les provinces conquises. — Villes nouvelles fondées en Vendée. — La Rochelle et Cherbourg. — Le Code civil, l'Institut, l'administration du clergé. — Voyage en Normandie. — La jalousie de l'Angleterre excitée par la grandeur de la France. — Le haut commerce anglais plus hostile à la France que l'aristocratie anglaise. — Déchaînement des gazettes écrites par les émigrés. — Pensions accordées à Georges et aux chouans. — Réclamations du Premier Consul. — Faux-fuyants du cabinet britannique. — Articles de représailles insérés au Moniteur. — Continuation de l'affaire suisse. — Les petits cantons s'insurgent sous la conduite du landamman Reding, et marchent sur Berne. — Le gouvernement des modérés obligé de fuir à Lausanne. — Demande d'intervention refusée d'abord, puis accordée par le Premier Consul. — Il fait marcher le général Ney avec trente mille hommes, et appelle à Paris des députés choisis dans tous les partis, pour donner une constitution à la Suisse. — Agitation en Angleterre; cris du parti de la guerre contre l'intervention française. — Le cabinet anglais, effrayé par ces cris, commet la faute de contremander l'évacuation de Malte, et d'envoyer un agent en Suisse pour soudoyer l'insurrection. — Promptitude de l'intervention française. — Le général Ney soumet l'Helvétie en quelques jours. — Les députés suisses réunis à Paris sont présentés au Premier Consul. — Discours qu'il leur adresse. — Acte de médiation. — Admiration de l'Europe pour la sagesse de cet acte. — Le cabinet anglais est embarrassé de la promptitude et de l'excellence du résultat. — Vive discussion dans le Parlement britannique. — Violences du parti Grenville, Windham, etc. — Nobles paroles de M. Fox en faveur de la paix. — L'opinion publique un moment calmée. — Arrivée de lord Withworth à Paris, du général Andréossy à Londres. — Bon accueil fait de part et d'autre aux deux ambassadeurs. — Le cabinet britannique, regrettant d'avoir retenu Malte, voudrait l'évacuer, mais ne l'ose pas. — Publication intempestive du rapport du colonel Sébastiani sur l'état de l'Orient. — Fâcheux effet de ce rapport en Angleterre. — Le Premier Consul veut avoir une explication personnelle avec lord Withworth. — Long et mémorable entretien. — La franchise du Premier Consul mal comprise et mal interprétée. — Exposé de l'état de la République, contenant une phrase blessante pour l'orgueil britannique. — Message royal en réponse. — Les deux nations s'adressent une sorte de défi. — Irritation du Premier Consul, et scène publique faite à lord Withworth, en présence du corps diplomatique. — Le Premier Consul passe subitement des idées de paix aux idées de guerre. — Ses premiers préparatifs. — Cession de la Louisiane aux États-Unis, moyennant quatre-vingts millions. — M. de Talleyrand s'efforce de calmer le Premier Consul, et oppose une inertie calculée à l'irritation croissante des deux gouvernements. — Lord Withworth le seconde. — Prolongation de cette situation. — Nécessité d'en sortir. — Le cabinet britannique finit par avouer qu'il veut garder Malte. — Le Premier Consul répond par la sommation d'exécuter les traités. — Le ministère Addington, de peur de succomber dans le Parlement, persiste à demander Malte. — On imagine plusieurs termes moyens qui n'ont aucun succès. — Offre de la France de mettre Malte en dépôt dans les mains de l'empereur Alexandre. — Refus de cette offre. — Départ des deux ambassadeurs. — Rupture de la paix d'Amiens. — Anxiété publique tant à Londres qu'à Paris. — Causes de la brièveté de cette paix. — À qui appartiennent les torts de la rupture? 162 à 343

LIVRE DIX-SEPTIÈME.

CAMP DE BOULOGNE.

Message du Premier Consul aux grands corps de l'État, et réponse à ce message. — Paroles de M. de Fontanes. — Violences de la marine anglaise à l'égard du commerce français. — Représailles. — Les communes et les départements, par un mouvement spontané, offrent au gouvernement des bateaux plats, des frégates, des vaisseaux de ligne. — Enthousiasme général. — Ralliement de la marine française dans les mers d'Europe. — État dans lequel la guerre place les colonies. — Suite de l'expédition de Saint-Domingue. — Invasion de la fièvre jaune. — Destruction de l'armée française. — Mort du capitaine général Leclerc. — Insurrection des noirs. — Ruine définitive de la colonie de Saint-Domingue. — Retour des escadres. — Caractère de la guerre entre la France et l'Angleterre. — Forces comparées des deux pays. — Le Premier Consul se résout hardiment à tenter une descente. — Il la prépare avec une activité extraordinaire. — Constructions dans les ports et dans le bassin intérieur des rivières. — Formation de six corps de troupes, depuis le Texel jusqu'à Bayonne. — Moyens financiers. — Le Premier Consul ne veut pas recourir à l'emprunt. — Vente de la Louisiane. — Subsides des alliés. — Concours de la Hollande, de l'Italie et de l'Espagne. — Incapacité de l'Espagne. — Le Premier Consul la dispense de l'exécution du traité de Saint-Ildephonse, à condition d'un subside. — Occupation d'Otrante et du Hanovre. — Manière de penser de toutes les puissances, au sujet de la nouvelle guerre. — L'Autriche, la Prusse, la Russie. — Leurs anxiétés et leurs vues. — La Russie prétend limiter les moyens des puissances belligérantes. — Elle offre sa médiation, que le Premier Consul accepte avec un empressement calculé. — L'Angleterre répond froidement aux offres de la Russie. — Pendant ces pourparlers, le Premier Consul part pour un voyage sur les côtes de France, afin de presser les préparatifs de sa grande expédition. — Madame Bonaparte l'accompagne. — Le travail le plus actif mêlé à des pompes royales. — Amiens, Abbeville, Boulogne. — Moyens imaginés par le Premier Consul, pour transporter une armée de Calais à Douvres. — Trois espèces de bâtiments. — Leurs qualités et leurs défauts. — Flottille de guerre et flottille de transport. — Immense établissement maritime élevé à Boulogne par enchantement. — Projet de concentrer deux mille bâtiments à Boulogne, quand les constructions auront été achevées dans les ports et les rivières. — Préférence donnée à Boulogne sur Dunkerque et Calais. — Le détroit, ses vents et ses courants. — Creusement des ports de Boulogne, Étaples, Wimereux et Ambleteuse. — Ouvrages destinés à protéger le mouillage. — Distribution des troupes le long de la mer. — Leurs travaux et leurs exercices militaires. — Le Premier Consul, après avoir tout vu et tout réglé, quitte Boulogne, pour visiter Calais, Dunkerque, Ostende, Anvers. — Projets sur Anvers. — Séjour à Bruxelles. — Concours dans cette ville des ministres, des ambassadeurs, des évêques. — Le cardinal Caprara en Belgique. — Voyage à Bruxelles de M. Lombard, secrétaire du roi de Prusse. — Le Premier Consul cherche à rassurer le roi Frédéric-Guillaume par de franches communications. — Retour à Paris. — Le Premier Consul veut en finir de la médiation de la Russie, et annonce une guerre à outrance contre l'Angleterre. — Il veut enfin obliger l'Espagne à s'expliquer, et à exécuter le traité de Saint-Ildephonse, en lui laissant le choix des moyens. — Conduite étrange du prince de la Paix. — Le Premier Consul fait une démarche auprès du roi d'Espagne, pour lui dénoncer ce favori et ses turpitudes. — Triste abaissement de la cour d'Espagne. — Elle se soumet, et promet un subside. — Continuation des préparatifs de Boulogne. — Le Premier Consul se dispose à exécuter son entreprise dans l'hiver du 1803. — Il se crée un pied-à-terre près de Boulogne, au Pont-de-Briques, et y fait des apparitions fréquentes. — Réunion dans la Manche de toutes les divisions de la flottille. — Brillants combats des chaloupes canonnières contre des bricks et des frégates. — Confiance acquise dans l'expédition. — Intime union des matelots et des soldats. — Espérance d'une exécution prochaine. — Événements imprévus qui rappellent un moment l'attention du Premier Consul sur les affaires intérieures. 344 à 499

LIVRE DIX-HUITIÈME.

CONSPIRATION DE GEORGES.

Craintes de l'Angleterre à la vue des préparatifs qui se font à Boulogne. — Ce que la guerre est ordinairement pour elle. — Opinion qu'on se fait d'abord à Londres des projets du Premier Consul; terreur qu'on finit par en concevoir. — Moyens imaginés pour résister aux Français. — Discussion de ces moyens au Parlement. — Rentrée de M. Pitt à la Chambre des Communes. — Son attitude, et celle de ses amis. — Force militaire des Anglais. — M. Windham demande l'établissement d'une armée régulière, à l'imitation de l'armée française. — On se borne à la création d'une armée de réserve, et à une levée de volontaires. — Précautions prises pour la garde du littoral. — Le cabinet britannique revient aux moyens anciennement pratiqués par M. Pitt, et seconde les complots des émigrés. — Intrigues des agents diplomatiques anglais, MM. Drake, Smith et Taylor. — Les princes réfugiés à Londres se réunissent à Georges et à Pichegru, et entrent dans un complot dont le but est d'assaillir le Premier Consul, avec une troupe de chouans, sur la route de la Malmaison. — Afin de s'assurer l'adhésion de l'armée, dans la supposition du succès, on s'adresse au général Moreau, chef des mécontents. — Intrigues du nommé Lajolais. — Folles espérances conçues sur quelques propos du général Moreau. — Premier départ d'une troupe de chouans conduits par Georges. — Leur débarquement à la falaise de Biville; leur route à travers la Normandie. — Georges, caché dans Paris, prépare des moyens d'exécution. — Second débarquement, composé de Pichegru et de plusieurs émigrés de haut rang. — Pichegru s'abouche avec Moreau. — Il le trouve irrité contre le Premier Consul, souhaitant sa chute et sa mort, mais nullement disposé à seconder le retour des Bourbons. — Désappointement des conjurés. — Leur découragement, et la perte de temps que ce découragement entraîne. — Le Premier Consul, que la police servait mal depuis la retraite de M. Fouché, découvre le danger dont il est menacé. — Il fait livrer à une commission militaire quelques chouans récemment arrêtés, pour les contraindre à dire ce qu'ils savent. — Il se procure ainsi un révélateur. — Le complot dénoncé tout entier. — Surprise en apprenant que Georges et Pichegru sont dans Paris, que Moreau est leur complice. — Conseil extraordinaire, et résolution d'arrêter Moreau. — Dispositions du Premier Consul. — Il est plein d'indulgence pour les républicains, et de colère contre les royalistes. — Sa résolution de frapper ceux-ci d'une manière impitoyable. — Il charge le grand-juge de lui amener Moreau, pour tout terminer dans une explication personnelle et amicale. — L'attitude de Moreau devant le grand-juge fait avorter cette bonne résolution. — Les conjurés arrêtés déclarent tous qu'un prince français devait être à leur tête, et qu'il avait le projet d'entrer en France par la falaise de Biville. — Résolution du Premier Consul de s'en saisir, et de le livrer à une commission militaire. — Le colonel Savary envoyé à la falaise de Biville, pour attendre le prince, et l'arrêter. — Loi terrible, qui punit de mort quiconque donnera asile aux conjurés. — Paris fermé pendant plusieurs jours. — Arrestation successive de Pichegru, de MM. de Polignac, de M. de Rivière, et de Georges lui-même. — Déclaration de Georges. — Il est venu pour attaquer le Premier Consul de vive force. — Nouvelle affirmation qu'un prince devait être à la tête des conjurés. — Irritation croissante du Premier Consul. — Inutile attente du colonel Savary à la falaise de Biville. — On est conduit à rechercher où se trouvent les princes de la maison de Bourbon. — On songe au duc d'Enghien, qui était à Ettenheim, sur les bords du Rhin. — Un sous-officier de gendarmerie est envoyé pour prendre des renseignements. — Rapport erroné de ce sous-officier, et fatale coïncidence de son rapport avec une nouvelle déposition d'un domestique de Georges. — Erreur, et aveugle colère du Premier Consul. — Conseil extraordinaire, à la suite duquel l'enlèvement du prince est résolu. — Son enlèvement et sa translation à Paris. — Une partie de l'erreur est découverte, mais trop tard. — Le prince, envoyé devant une commission militaire, est fusillé dans un fossé du château de Vincennes. — Caractère de ce funeste événement. 500 à 613

Note 1: Ces paroles sont le résumé exact de plusieurs entretiens, rapportés dans les dépêches de M. Otto.[Retour au texte principal]

Note 2: Il faut toutefois remarquer qu'à cette époque l'électeur de Saxe était catholique, tandis que son pays était protestant, et comptait pour tel.[Retour au texte principal]

Note 3: Ce comté dépendait de l'évêché de Freisingen.[Retour au texte principal]

Note 4: On appelait mois romains les dépenses communes réparties sur toute la confédération, d'après des proportions anciennement établies.[Retour au texte principal]

Note 5: La dépêche dont nous venons de donner la substance est du 1er brumaire an XI; elle est écrite par M. de Talleyrand à M. Otto, sous la dictée du Premier Consul.[Retour au texte principal]

Note 6: Ce discours fut recueilli par plusieurs personnes; il en existe différentes versions, dont deux se trouvent aux archives des affaires étrangères. J'ai réuni ce qui était commun à toutes, et ce qui concordait avec les lettres écrites sur ce sujet par le Premier Consul.[Retour au texte principal]

Note 7: Le Premier Consul raconta le jour même cette conversation au ministre des relations extérieures, pour qu'on en fît part à nos ministres près les cours étrangères. Il en parla à ses collègues, et à plusieurs personnes, qui en consignèrent le souvenir. Enfin lord Withworth la transmit intégralement à son cabinet. Elle circula dans toute l'Europe, et fut rapportée de beaucoup de façons différentes. C'est d'après ces versions, et en prenant ce qui m'a paru incontestable dans toutes, que je la reproduis ici. Je donne non pas les termes, mais le fond des choses, et j'en garantis la vérité.[Retour au texte principal]

Note 8: J'ai entendu moi-même un grand personnage, et l'un des plus respectables membres de la diplomatie anglaise, me dire après quarante ans, quand le temps avait effacé en lui toutes les passions de cette époque, que ces mots où il était dit que l'Angleterre, seule, ne pouvait pas lutter contre la France, avaient soulevé tous les cœurs anglais, et qu'à partir de ce jour la déclaration de guerre avait pu être considérée comme inévitable.[Retour au texte principal]

Note 9: Cette somme paraîtra bien peu de chose en jugeant d'après le chiffre actuel de nos budgets; mais il faut toujours se reporter aux valeurs du temps, et se dire que 100 millions alors répondaient à 200 ou 250 d'aujourd'hui, peut-être davantage, quand il s'agit de dépenses militaires.[Retour au texte principal]

Note 10: J'ai lu ce récit dans une note écrite de la main même de M. Decrès, et adressée sur-le-champ à Napoléon.[Retour au texte principal]

Note 11: Je n'ai pas besoin de dire que ce récit est encore extrait d'une dépêche authentique de l'ambassadeur de France.[Retour au texte principal]

Note 12: Tout ce que je rapporte ici est extrait de la volumineuse correspondance des amiraux, notamment de celle de l'amiral Bruix, avec le ministre de la marine et avec Napoléon. Il est bien entendu que je ne suppose rien, que je résume autant que je puis, avec la précision historique, tout ce qu'il y a d'essentiel dans cette correspondance, que je crois qualifier très-justement en l'appelant admirable.[Retour au texte principal]

Note 13: Voici un extrait de la correspondance du ministre Decrès, qui prouve le dévouement de l'amiral Bruix à l'entreprise, et peint bien la nature de son caractère. Seulement ses souffrances étaient moins imaginaires que ne le dit le ministre Decrès, car il mourut l'année suivante.

Boulogne, 7 janvier 1804.

Le ministre de la marine et des colonies au Premier Consul.

Citoyen Consul.

L'amiral Bruix ne s'était point dissimulé votre mécontentement, et il m'a paru très-soulagé de me trouver la disposition d'en parler de confiance avec lui. Il voit toujours le général Latouche aux portes de Boulogne, et cette idée ne lui est rien moins qu'agréable.

Cette affaire-ci est si grande et si importante, m'a-t-il dit fort noblement, qu'elle ne peut être confiée qu'à l'homme que le Premier Consul en croira le plus digne. Je conçois que nulle considération particulière ne peut être admise, et si le Premier Consul croit Latouche plus capable, il le nommera, et il fera bien. Pour moi, au point où en sont les choses, je ne puis quitter la partie, et je servirai sous les ordres de Latouche.—Mais ta santé te le permet-elle?—Oui, il faut bien qu'elle le permette, et je suis presque sûr de le pouvoir.—Le Premier Consul demande tant d'activité, il en donne un exemple si extraordinaire!—Eh bien! cet exemple, j'ai bien vu que c'était une leçon qu'il me donnait, et cette leçon ne sera pas perdue.—Quoi! tu entreras dans tous les détails, tu inspecteras chaque bâtiment?—Oui, je le ferai puisqu'il le veut, quoiqu'il soit dans mon principe que cette méthode ne vaut pas la mienne, qui est de faire faire, et de se montrer rarement.—Mais le Premier Consul?—Oh! lui peut toujours se faire voir, parce que toujours il subjugue; mais nous qui ne sommes pas lui, pas même l'Éphestion de ton Alexandre, je crois qu'il nous faut une plus grande réserve. Mais il le veut, il l'entend comme cela, et je veux lui faire voir que je sais faire tout ce qu'il désire.—

Voilà, citoyen Consul, le sommaire d'une partie de mon dialogue avec lui. Il se portait à merveille, et quelques généraux étant entrés à la fin de notre conférence, et lui ayant demandé des nouvelles de sa santé, il a passé subitement à son air moribond, et s'en est plaint d'une voix lamentable! Sacrifice involontaire à sa vieille habitude!

De tout ce qu'il m'a dit, il résulte qu'il tremble que vous ne lui ôtiez le commandement, qu'il ne m'a point caché qu'il avait cette crainte, et qu'il m'a promis de faire dans le plus grand détail tout ce dont vous lui avez donné l'exemple, et cela à commencer d'aujourd'hui.

Decrès.[Retour au texte principal]

Note 14: Tous les détails que nous donnons ici sont extraits des correspondances originales de l'amiral Bruix et de Napoléon, que nous avons déjà citées.[Retour au texte principal]

Note 15: La lettre suivante, écrite à propos d'une négligence commise, prouve dans quel état il avait mis la côte.

30 octobre 1803.

Note 16: On trouve ces sentiments exprimés dans toutes les correspondances écrites de Boulogne le lendemain de ces deux combats.[Retour au texte principal]

Note 17:

Note 18:

Note 19: Il écrivait d'Étaples au consul Cambacérès, le 1er janvier 1804:

«Je suis arrivé hier matin à Étaples, d'où je vous écris dans ma baraque. Il fait un vent de sud-ouest affreux. Ce pays ressemble assez au pays d'Éole... Je monte à l'instant à cheval pour me rendre à Boulogne par l'estran.»

Il écrivait antérieurement, le 12 novembre:

«Je reçois, citoyen Consul, votre lettre du 18 (brumaire). La mer continue ici à être mauvaise, et la pluie continue à tomber par torrents. J'ai été hier à cheval et en bateau toute la journée. C'est vous dire que j'ai été constamment mouillé. Dans la saison actuelle, on ne ferait rien si on n'affrontait pas l'eau. Heureusement que pour mon compte cela me réussit parfaitement, et que je ne me suis jamais si bien porté.

«Boulogne, 12 novembre.»

Le 1er janvier 1804 il écrivait encore au ministre de la marine:

Note 20: Les lettres suivantes prouvent bien cette impatience, et le désir d'exécuter l'expédition en nivôse ou pluviôse, c'est-à-dire en janvier ou février. L'une d'elles est adressée à l'amiral Ganteaume, qui dut un moment commander la flotte de Toulon, avant de commander celle de Brest. Les chiffres contenus dans ces lettres ne sont pas exactement ceux que nous donnons dans notre récit, parce que le Premier Consul ne se fixa qu'un peu plus tard sur le nombre définitif des hommes et des bâtiments. Nous avons adopté les chiffres qui furent définitivement arrêtés.

Paris, 23 novembre 1803.

Au citoyen Rapp.

Vous voudrez bien vous rendre à Toulon. Vous remettrez la lettre ci-jointe au général Ganteaume; vous y prendrez connaissance de la situation de la marine, de l'organisation des équipages et du nombre des vaisseaux en rade ou qui seraient prêts à s'y rendre. Vous resterez jusqu'à nouvel ordre à Toulon. Quarante-huit heures après votre arrivée, vous m'enverrez un courrier extraordinaire avec la réponse du général Ganteaume à ma lettre. Ce courrier extraordinaire parti, vous m'écrirez chaque jour ce que vous aurez fait, et vous entrerez dans le plus grand détail sur toutes les parties de l'administration. Vous irez tous les jours une ou deux heures à l'arsenal. Vous vous informerez du jour où passera le 3e bataillon de la 8e légère, qui part d'Antibes, et qui a ordre de se rendre à Saint-Omer pour l'expédition; vous vous rendrez au lieu le plus près de Toulon où il passera pour l'inspecter, et vous me ferez connaître sa situation.

Vous irez visiter les îles d'Hières pour voir de quelle manière elles sont gardées et armées. Vous me ferez un rapport détaillé sur tous les objets que vous verrez.

Paris, 23 novembre 1803.

Au général Ganteaume, conseiller d'État et préfet maritime, à Toulon.

Citoyen général, j'expédie auprès de vous le général Rapp, un de mes aides-de-camp; il séjournera quelques jours dans votre port, et s'instruira en détail de tout ce qui concerne votre département.

Je vous ai mandé, il y a deux mois, que, dans le courant de frimaire, je comptais avoir 10 vaisseaux, 4 frégates, 4 corvettes, prêts à mettre à la voile de Toulon, et que je désirais que cette escadre fût approvisionnée pour quatre mois de vivres pour 25,000 hommes de bonnes troupes d'infanterie qui s'embarqueraient à son bord. Je désire que quarante-huit heures après la réception de cette lettre, par le courrier extraordinaire du général Rapp, vous me fassiez connaître le jour précis où une escadre pareille pourra mettre à la voile de Toulon, ce que vous aurez en rade et prêt à partir au moment de la réception de ma lettre, ce que vous aurez au 15 frimaire et au 1er nivôse. Mon vœu serait que votre expédition pût mettre à la voile au plus tard dans les premiers jours de nivôse.

Je viens de Boulogne, où il règne aujourd'hui une grande activité, et où j'espère avoir, vers le milieu de nivôse, 300 chaloupes, 500 bateaux, 500 péniches réunis, chaque péniche portant un obusier de 36, chaque chaloupe 3 canons de 24, et chaque bateau un canon de 24. Faites-moi connaître vos idées sur cette flottille. Croyez-vous qu'elle nous mènera sur les bords d'Albion? Elle peut nous porter 100,000 hommes. Huit heures de nuit qui nous seraient favorables décideraient du sort de l'univers.

Le ministre de la marine a continué sa tournée vers Flessingue, visiter la flottille batave, composée de 100 chaloupes, 300 bateaux canonniers, capables de porter 30,000 hommes, et la flotte du Texel, capable de porter 30,000 hommes.

Je n'ai pas besoin d'activer votre zèle; je sais que vous ferez tout ce qui sera possible. Comptez sur mon estime.

Paris, 12 janvier 1804.

Au citoyen Daugier, capitaine de vaisseau, commandant le bataillon des matelots de la garde.

Citoyen Daugier, je désire que vous partiez dans la journée de Paris pour vous rendre en droite ligne à Cherbourg. Vous y donnerez des ordres pour le départ des bâtiments de la flottille qui se trouvent dans ce port, et vous y resterez le temps nécessaire pour lever tous les obstacles et accélérer les expéditions.

Vous vous rendrez dans tous les ports de la déroute où vous saurez qu'il y a des bâtiments de la flottille; vous en presserez le départ, et vous donnerez des instructions, pour que des bâtiments ne restent pas des mois entiers dans ces ports, notamment à Dielette.

Vous remplirez la même mission qu'à Cherbourg, à Granville et à Saint-Malo. Vous m'écrirez de ces deux ports.

Vous remplirez la même mission à Lorient, Nantes, Rochefort, Bordeaux et Bayonne.

La saison s'avance; tout ce qui ne serait pas rendu à Boulogne dans le courant de pluviôse ne pourrait plus nous servir. Il faut donc que vous activiez et disposiez les travaux en conséquence.

Vous vous assurerez que les dispositions qui ont été faites pour fournir des garnisons sont suffisantes dans chaque port.[Retour au texte principal]

Note 21: Voici l'extrait d'une lettre du ministre Decrès, qui était, de tous les hommes employés auprès de Napoléon, celui qui avait le moins d'illusions, et qui prouve qu'avec le sacrifice d'une centaine de bâtiments on croyait pouvoir passer.

Note 22: Ces paroles, ainsi que tout le récit de cette déplorable affaire, sont extraits avec une scrupuleuse fidélité de la volumineuse instruction qui suivit, et dont partie a été publiée, partie est demeurée dans les archives du gouvernement. Nous n'avons admis, comme dignes de foi, que les détails qui ont été mis hors de doute par le concours de toutes les révélations, et qui portent le caractère évident de la vérité.[Retour au texte principal]

Note 23: Voir plus bas la déposition de M. de Rivière.[Retour au texte principal]

Note 24: Voici les extraits curieux de ces lettres, dictées par le Premier Consul lui-même.

Au grand juge.

9 brumaire an XII (1er novembre 1803).

Il serait important d'avoir auprès de Drake, à Munich, un agent secret, qui tiendrait note de tous les Français qui se rendraient dans cette ville.

J'ai lu tous les rapports que vous m'avez envoyés, ils m'ont paru assez intéressants. Il ne faut pas se presser pour les arrestations. Lorsque l'auteur aura donné tous les renseignements, on arrêtera un plan avec lui, et on verra ce qu'il y a à faire.

Je désire qu'il écrive à Drake, et que, pour lui donner confiance, il lui fasse connaître qu'en attendant que le grand coup puisse être porté, il croit pouvoir promettre de faire prendre sur la table même du Premier Consul, dans son cabinet secret, et écrites de sa propre main, des notes relatives à sa grande expédition et tout autre papier important; que cet espoir est fondé sur un huissier du cabinet, qui, ayant été membre de la société des jacobins, ayant aujourd'hui la garde du cabinet du Premier Consul, et honoré de sa confiance, se trouve cependant dans le comité secret; mais que l'on a besoin de deux choses: la première, qu'on promettra cent mille livres sterling, si véritablement on remet ces pièces de si grande importance écrites de la main même du Premier Consul; la seconde, qu'on enverra un agent français du parti royaliste pour fournir des moyens de se cacher audit huissier, qui nécessairement serait arrêté si jamais des pièces de cette importance disparaissaient.

...................................

Bonaparte n'écrit presque jamais. Il dicte tout en se promenant dans son cabinet à un jeune homme de vingt ans, appelé Meneval, qui est le seul individu non-seulement qui entre dans son cabinet, mais encore qui approche des trois pièces qui suivent le cabinet. Ce jeune homme a succédé à Bourrienne, que le Premier Consul connaissait depuis son enfance, mais qu'il a renvoyé.............. Meneval n'est point de nature à ce qu'on puisse rien espérer de lui.

..... Mais les notes qui tiennent aux plus grands calculs, le Premier Consul ne les dicte pas, il les écrit lui-même. Il a sur sa table un grand portefeuille divisé en autant de compartiments que de ministères. Ce portefeuille, fait avec soin, est fermé par le Premier Consul, et toutes les fois que le Consul sort de son cabinet, Meneval est chargé de placer ce portefeuille dans une armoire à coulisse sous son bureau, et vissée au plancher.

Ce portefeuille peut être enlevé; Meneval ou l'huissier de cabinet qui seul allume le feu et approprie l'appartement peuvent être seuls soupçonnés. Il faudrait donc que l'huissier disparût. Dans ce portefeuille doit être tout ce que le Premier Consul a écrit depuis plusieurs années, car ce portefeuille est le seul qui voyage constamment avec lui, et qui va sans cesse de Paris à Malmaison et à Saint-Cloud. Toutes les notes secrètes des opérations militaires doivent s'y trouver, et, puisque l'on ne peut arriver à détruire son autorité qu'en confondant ses projets, on ne doute pas que la soustraction de ce portefeuille ne les confondît tous.

Au grand juge.

Paris, 3 pluviôse an XII (21 janvier 1804).

Les lettres de Drake paraissent fort importantes. Je désirerais que Méhée, dans son prochain bulletin, dit que le comité avait été dans la plus grande joie de la pensée que Bonaparte voulait s'embarquer à Boulogne, mais qu'on a aujourd'hui la certitude que les démonstrations de Boulogne sont de fausses démonstrations, qui, quoique coûteuses, le sont beaucoup moins qu'elles ne le paraissent au premier coup d'œil.... que tous les bâtiments de la flottille pourront être utilisés pour des usages ordinaires; que ce soin fait voir que ces préparatifs ne sont que des menaces, et que ce n'est pas un établissement fixe qu'on voudrait conserver.

Qu'il ne fallait point se le dissimuler, que le Premier Consul était trop rusé et se croyait trop bien établi aujourd'hui pour tenter une opération douteuse où une masse de force serait compromise. Son véritable projet, autant qu'on en peut juger par ses relations extérieures, est l'expédition de l'Irlande, qui se ferait à la fois par l'escadre de Brest et l'escadre du Texel....

L'on ne dit rien sur l'expédition du Texel, quoiqu'on sache qu'elle est prête, et on fait beaucoup de bruit des camps de Saint-Omer, d'Ostende, de Flessingue. La grande quantité de troupes réunies en forme de camps a un but politique. Bonaparte est bien aise de les avoir sous la main, et de les tenir armées en guerre, et de faire un quart de conversion pour retomber sur l'Allemagne s'il croit nécessaire à ses projets de faire la guerre continentale.

Une autre expédition est celle de la Morée, qui est décidément arrêtée. Bonaparte a 40 mille hommes à Tarente. L'escadre de Toulon va s'y rendre. Il espère trouver une armée auxiliaire de Grecs très-considérable.

Il faut toujours continuer l'affaire du portefeuille, dire que (pour s'accréditer) l'huissier vient de présenter plusieurs morceaux de lettres écrites de la main même de Bonaparte; que l'on peut donc tirer le plus grand parti de cet homme, mais qu'il veut beaucoup d'argent. Le projet est effectivement de livrer ce portefeuille, dans lequel le Premier Consul mettra tous les renseignements qu'on désire qu'ils croient, mais, pour qu'ils attachent une grande importance à ce portefeuille, il faut qu'ils avancent de l'argent, au moins 50 mille livres sterling.

Au citoyen Réal.

Malmaison, 28 ventôse an XII (19 mars 1804).

Je vous prie d'envoyer au citoyen Maret la dernière lettre écrite par Drake pour qu'il la fasse imprimer à la suite du recueil de pièces relatives à cette affaire.

Je vous prie aussi de mettre deux notes, l'une pour faire connaître que l'aide-de-camp du général supposé n'est autre chose qu'un officier envoyé par le préfet de Strasbourg; et l'autre qui fasse connaître que l'huissier était une pure invention de l'agent, qu'il n'y a pas un huissier ni employé près le gouvernement qui ne soit au-dessus de l'or corrupteur de l'Angleterre.[Retour au texte principal]

Note 25: Ce sont les propres expressions employées par M. Drake. Les lettres écrites de sa main furent déposées au Sénat, et montrées à tous les agents du corps diplomatique qui voulurent les voir.[Retour au texte principal]

Note 26: Je cite la propre déclaration de Bouvet de Lozier. Cette pièce, comme toutes celles qui sont relatives à la conspiration de Georges et qui seront citées ci-après, est tirée d'un Recueil en huit volumes in-8o, ayant pour titre:

PROCÈS INSTRUIT PAR LA COUR DE JUSTICE CRIMINELLE ET SPÉCIALE DU DÉPARTEMENT DE LA SEINE, SÉANTE À PARIS, CONTRE GEORGES, PICHEGRU ET AUTRES, PRÉVENUS DE CONSPIRATION CONTRE LA PERSONNE DU PREMIER CONSUL. PARIS, C.-F. PATRAS, IMPRIMEUR DE LA COUR DE JUSTICE CRIMINELLE. 1804. (EXEMPLAIRE DE LA BIBLIOTHÈQUE ROYALE.)

Déclaration de Athanase-Hyacinthe Bouvet de Lozier, faite en présence du grand juge, ministre de la justice.

Tome II, page 168.

C'est un homme qui sort des portes du tombeau, encore couvert des ombres de la mort, qui demande vengeance de ceux qui, par leur perfidie, l'ont jeté, lui et son parti, dans l'abîme où il se trouve.

Envoyé pour soutenir la cause des Bourbons, il se trouve obligé ou de combattre pour Moreau, ou de renoncer à une entreprise qui était l'unique objet de sa mission.

Monsieur devait passer en France pour se mettre à la tête d'un parti royaliste; Moreau promettait de se réunir à la cause des Bourbons. Les royalistes rendus en France, Moreau se rétracte.

Il leur propose de travailler pour lui et de le faire nommer dictateur.

L'accusation que je porte contre lui n'est appuyée peut-être que de demi-preuves.

Voici les faits; c'est à vous de les apprécier.

Un général qui a servi sous les ordres de Moreau, Lajolais, est envoyé par lui auprès du prince à Londres; Pichegru était l'intermédiaire: Lajolais adhère, au nom et de la part de Moreau, aux points principaux du plan proposé.

Le prince prépare son départ; le nombre des royalistes en France est augmenté, et dans les conférences qui ont lieu à Paris entre Moreau, Pichegru et Georges, le premier manifeste ses intentions, et déclare ne pouvoir agir que pour un dictateur et non pour un roi.

De là, l'hésitation, la dissension et la perte presque totale du parti royaliste.

Lajolais était auprès du prince au commencement de janvier de cette année, comme je l'ai appris par Georges.

Mais ce que j'ai vu, c'est, le dix-sept janvier, son arrivée à la Poterie, le lendemain de son débarquement avec Pichegru, par la voie de notre correspondance, que vous ne connaissez que trop.

J'ai vu encore le même Lajolais, le vingt-cinq ou le vingt-six de janvier, lorsqu'il vint prendre Georges et Pichegru à la voiture où j'étais avec eux, boulevard de la Madeleine, pour les conduire à Moreau, qui les attendait à quelques pas de là. Il y eut entre eux, aux Champs-Élysées, une conférence qui déjà nous fit présager ce que proposa Moreau ouvertement dans la suivante qu'il eut avec Pichegru seul; savoir: qu'il n'était pas possible de rétablir le roi; et il proposa d'être mis à la tête du gouvernement sous le titre de dictateur, ne laissant aux royalistes que la chance d'être ses collaborateurs et ses soldats.

Je ne sais quel poids aura près de vous l'assertion d'un homme arraché depuis une heure à la mort qu'il s'était donnée lui-même, et qui voit devant lui celle qu'un gouvernement offensé lui réserve.

Mais je ne puis retenir le cri du désespoir et ne pas attaquer un homme qui m'y réduit.

Au surplus, vous pourrez trouver des faits conformes à ce que j'avance dans la suite de ce grand procès où je suis impliqué.

Signé Bouvet,
adjudant-général de l'armée royale.
[Retour au texte principal]

Note 27:

Note 28: Je répète ici le témoignage de M. Cambacérès lui-même.[Retour au texte principal]

Note 29:

Note 30: Extrait du premier interrogatoire de Georges par le préfet de police, 18 ventôse (9 mars).

Tome II, page 79.

Nous, conseiller d'État, préfet de police, avons fait comparaître par-devant nous Georges Cadoudal, et l'avons interrogé ainsi qu'il suit:

Demande. Que veniez-vous faire à Paris?

Réponse. Je venais pour attaquer le Premier Consul.

D. Quels étaient vos moyens pour attaquer le Premier Consul?

R. J'en avais encore bien peu; je comptais en réunir.....

D. De quelle nature étaient vos moyens d'attaque contre le Premier Consul?

R. Des moyens de vive force.

D. Aviez-vous beaucoup de monde avec vous?

R. Non, parce que je ne devais attaquer le Premier Consul que lorsqu'il y aurait un prince français à Paris, et il n'y est point encore.

D. Vous avez, à l'époque du 3 nivôse, écrit à Saint-Réjant, et vous lui avez fait des reproches de la lenteur qu'il mettait à exécuter vos ordres contre le Premier Consul?

R. J'avais dit à Saint-Réjant de réunir des moyens à Paris, mais je ne lui avais pas dit de faire l'affaire du 3 nivôse.....

Extrait du deuxième interrogatoire de Georges Cadoudal, 18 ventôse (9 mars).

Tome II, page 83.

Demande. Depuis quel temps êtes-vous à Paris?

Réponse. Depuis environ cinq mois; je n'y suis point resté quinze jours en totalité.

D. Où avez-vous logé?

R. Je ne veux pas le dire.....

D. Quel est le motif qui vous a amené à Paris?

R. J'y suis venu dans l'intention d'attaquer le Premier Consul.

D. Quels étaient vos moyens d'attaque?

R. L'attaque devait être de vive force.

D. Où comptiez-vous trouver cette force-là?

R. Dans toute la France.

D. Il y a donc dans toute la France une force organisée à votre disposition et à celle de vos complices?

R. Ce n'est pas ce qu'on doit entendre par la force dont j'ai parlé ci-dessus.

D. Que faut-il donc entendre par la force dont vous parlez?

R. Une réunion de force à Paris. Cette réunion n'est pas encore organisée; elle l'eût été aussitôt que l'attaque aurait été définitivement résolue.

D. Quel était donc votre projet et celui des conjurés?

R. De mettre un Bourbon à la place du Premier Consul.

D. Quel était le Bourbon désigné?

R. Charles-Xavier-Stanislas, ci-devant Monsieur, reconnu par nous pour Louis XVIII.

D. Quel rôle deviez-vous jouer lors de l'attaque?

R. Celui qu'un des ci-devant princes français, qui devait se trouver à Paris, m'aurait assigné.

D. Le plan a donc été conçu et devait donc être exécuté d'accord avec les ci-devant princes français?

R. Oui, citoyen juge.

D. Vous avez donc conféré avec ces ci-devant princes en Angleterre?

R. Oui, citoyen.

D. Qui devait fournir les fonds et les armes?

R. J'avais depuis long-temps les fonds à ma disposition: je n'avais pas encore les armes.....[Retour au texte principal]

Note 31: Extrait du premier interrogatoire de M. de Rivière par le conseiller d'État Réal, le 16 ventôse (7 mars).

Tome II, page 259.

Demande. Depuis quel temps êtes-vous à Paris?

Réponse. Il y a environ un mois.

D. Par quelle voie êtes-vous venu de Londres en France?

R. Par la côte de Normandie, sur un bâtiment anglais, capitaine Wright, à ce que je crois.

D. Combien y avait-il de passagers, et quels étaient les passagers?

R. Je ne sais pas.

D. Vous savez que l'ex-général Pichegru et Lajolais faisaient partie de ces passagers, ainsi que monsieur Jules de Polignac?

R. Cela ne me regardant pas, je l'ignore.

.................

D. Arrivé sur la côte où vous êtes débarqué, par quelle voie vous êtes-vous rendu à Paris?

R. Tantôt à pied, et tantôt à cheval, par la route de Rouen, que j'ai été gagner................

D. Quels sont les motifs de votre voyage et de votre séjour en cette ville?

R. De m'assurer de l'état des choses, et de la situation politique et intérieure, afin d'en faire part aux princes, qui auraient jugé, d'après mes observations, s'il était de leur intérêt de venir en France, ou de rester en Angleterre. Je dois dire cependant que je n'avais point de mission particulière d'eux dans le moment; mais les ayant souvent servis avec zèle.................

D. Quel a été le résultat des observations que vous avez faites sur la situation politique, sur le gouvernement, et sur l'opinion? Qu'auriez-vous marqué aux princes à ce sujet, si vous aviez pu leur écrire et vous rendre auprès d'eux?

R. En générai, j'ai cru voir en France beaucoup d'égoïsme, d'apathie, et un grand désir de conserver la tranquillité.

Extrait du deuxième interrogatoire de M. Armand de Polignac, 22 ventôse (13 mars).

Tome II, page 239.

Je suis débarqué sur les côtes de Normandie; après plusieurs séjours, j'ai logé près l'Isle-Adam, dans un endroit où se trouvait Georges, aussi connu sous le nom de Lorière.

Nous sommes venus à Paris ensemble, et avec quelques officiers à sa disposition.

Lorsque je suis parti cette dernière fois de Londres, je savais quels étaient les projets du comte d'Artois; je lui étais trop attaché pour ne pas l'accompagner.

Son plan était d'arriver en France, de faire proposer au Premier Consul d'abandonner les rênes du gouvernement, afin qu'il pût en saisir son frère.

Si le Premier Consul eût rejeté cette proposition, le comte était décidé à engager une attaque de vive force, pour tâcher de reconquérir les droits qu'il regardait comme appartenant à sa famille.

Je n'ignorais pas qu'il n'était pas encore prêt à tenter la descente lorsque je suis parti; si je l'ai devancé, c'est par désir de voir, comme je l'ai dit, mes parents, ma femme et mes amis.

Lorsqu'il fut question d'un second débarquement, le comte d'Artois me fit entendre qu'en raison de la confiance qu'il avait en moi et du zèle que j'avais toujours témoigné, il désirait que j'en fisse partie; c'est ce qui me détermina à passer sur le premier bâtiment.

Je dois vous observer qu'au moment de mon départ, j'ai hautement déclaré que, si tous ces moyens n'avaient pas le cachet de la loyauté, je me retirerais et repasserais en Russie...............

Demande. Est-il à votre connaissance que le général Moreau voyait Pichegru et Georges Cadoudal?

Réponse. J'ai su qu'il y avait eu une conférence très-sérieuse à Chaillot maison numéro six, où logeait Georges Cadoudal, entre ledit Cadoudal, le général Moreau, et Pichegru, ex-général.

On m'a assuré que Georges Cadoudal, après différentes ouvertures et explications, avait dit au général Moreau: Si vous voulez, je vous laisserai avec Pichegru, et alors vous finirez peut-être par vous entendre;

Qu'enfin le résultat n'avait laissé que des incertitudes désagréables, attendu que Georges Cadoudal et Pichegru paraissaient bien fidèles à la cause du prince; mais que Moreau restait indécis, et faisait soupçonner des idées d'intérêts particuliers. J'ai su, depuis, qu'il y avait eu d'autres conférences entre le général Moreau et l'ex-général Pichegru.

Extrait de l'interrogatoire subi par M. Jules de Polignac devant le conseiller d'État Réal, le 16 ventôse (7 mars), et cité dans l'acte d'accusation.

Tome I, page 61.

Interpellé.........

A répondu: Que lui paraissant, ainsi qu'à son frère, que ce qu'on voulait faire n'était pas aussi noble qu'ils devaient naturellement l'espérer, ils avaient parlé de se retirer en Hollande.

Invité à expliquer le motif de ses craintes;

Il a répondu, qu'il soupçonnait qu'au lieu de remplir une mission quelconque relative à un changement de gouvernement, il était question d'agir contre un seul individu, et que c'était le Premier Consul que le parti de Georges se proposait d'attaquer.[Retour au texte principal]

Note 32: Le prince de Condé au duc d'Enghien.

Wanstead, le 16 juin 1803.

Note 33: Il vient de paraître un écrit excellent, sur la catastrophe du duc d'Enghien, par M. Nougarède de Fayet. Les recherches consciencieuses et pleines de sagacité qui distinguent ce morceau d'histoire spéciale, doivent lui mériter la plus grande confiance. M. Nougarède de Fayet dit que le prince fut conduit à la porte du ministère des affaires étrangères. Il est possible que ce fait soit exact, mais n'ayant pu le constater d'une manière certaine, j'ai admis la tradition la plus générale.[Retour au texte principal]

Note 34: Cette dame est madame de Rémusat, et elle a consigné ce récit dans ses Mémoires, restés manuscrits jusqu'à ce jour, et aussi intéressants que spirituellement écrits.[Retour au texte principal]

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