Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 04 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
Le Premier Consul partit le 23 juin. Il visita d'abord Compiègne, où l'on construisait sur les bords de l'Oise; Amiens, Abbeville, Saint-Valery, où l'on construisait sur les bords de la Somme. Il fut accueilli avec transport, et reçu avec des honneurs tout à fait royaux. La ville d'Amiens lui offrit, selon un ancien usage, quatre cygnes d'une éclatante blancheur, qui furent envoyés au jardin des Tuileries. Partout sa présence faisait éclater le dévouement pour sa personne, la haine pour les Anglais, le zèle à combattre et à vaincre ces anciens ennemis de la France. Il écoutait les autorités, les habitants, avec une extrême bonté; mais son attention était évidemment tout entière au grand objet qui l'occupait dans le moment. Les chantiers, les magasins, les approvisionnements de toute espèce, attiraient exclusivement son ardente sollicitude. Il visitait les troupes qui commençaient à s'agglomérer vers la Picardie, inspectait leur équipement, caressait les vieux soldats dont le visage lui était connu, et les laissait pleins de confiance dans sa vaste entreprise.
À peine avait-il achevé ces visites, qu'il rentrait, et, quoique accablé de fatigue, dictait une multitude d'ordres, qui existent encore, pour l'éternelle instruction des gouvernements chargés de grands préparatifs. Ici, le trésor avait différé des envois de fonds aux entrepreneurs; là, le ministre de la marine avait négligé de faire arriver des matières navales; ailleurs, la direction des forêts, par diverses formalités, avait retardé les coupes de bois; autre part, enfin, l'artillerie n'avait pas expédié les bouches à feu ou les munitions nécessaires. Le Premier Consul réparait ces négligences, ou levait ces obstacles par la puissance de sa volonté. Il arriva ainsi à Boulogne, centre principal auquel venaient aboutir ses efforts, et point de départ présumé de la grande expédition projetée contre l'Angleterre.
C'est le moment de faire connaître avec détail l'immense armement imaginé pour transporter 150 mille hommes au delà du détroit de Calais, avec le nombre de chevaux, de canons, de munitions, de vivres qu'une telle armée suppose. C'est déjà une vaste et difficile opération que de transporter 20 ou 30 mille hommes au delà des mers. L'expédition d'Égypte, exécutée il y a cinquante ans, l'expédition d'Alger, exécutée de nos jours, en sont la preuve. Que sera-ce, s'il faut embarquer 150 mille soldats, 10 ou 15 mille chevaux, 3 ou 400 bouches à feu attelées? Un vaisseau de ligne peut contenir en moyenne 6 ou 700 hommes, à condition d'une traversée de quelques jours; une grosse frégate en peut contenir la moitié. Il faudrait donc 200 vaisseaux de ligne pour embarquer une telle armée, c'est-à-dire une force navale chimérique, et que l'alliance de la France et de l'Angleterre, pour un même but, peut tout au plus rendre imaginable. C'eût été par conséquent une entreprise impossible, que de vouloir jeter 150 mille hommes en Angleterre, si l'Angleterre eût été à la distance de l'Égypte ou de la Morée. Mais il ne fallait passer que le détroit de Calais, c'est-à-dire parcourir 8 à 10 lieues marines. Pour une telle traversée, il n'était pas besoin d'employer de gros vaisseaux. On n'aurait pas même pu s'en servir, si on les avait possédés, car il n'y a pas d'Ostende au Havre un seul port capable de les recevoir; et il n'y aurait pas eu sur la côte opposée, à moins de se détourner beaucoup, un seul port où ils pussent aborder. L'idée de petits bâtiments, vu le trajet, vu la nature des ports, s'était donc toujours offerte à tous les esprits. D'ailleurs ces petits bâtiments suffisaient pour les circonstances de mer qu'on était exposé à rencontrer. De longues observations, recueillies sur les côtes, avaient conduit à découvrir ces circonstances, et à déterminer les bâtiments qui s'y adaptaient le mieux. En été, par exemple, il y a dans la Manche des calmes presque absolus, et assez longs, pour qu'on puisse compter sur 48 heures du même temps. Il fallait à peu près ce nombre d'heures, non pour passer, mais pour faire sortir des ports l'immense flottille dont il s'agissait. Pendant ce calme, la croisière anglaise étant condamnée à l'immobilité, des bâtiments construits pour marcher à la rame comme à la voile, pouvaient passer impunément, même devant une escadre ennemie. L'hiver avait aussi ses moments favorables. Les fortes brumes de la saison froide, se rencontrant avec des vents ou nuls ou faibles, offraient encore un moyen de faire le trajet en présence d'une force ennemie, ou immobile, ou trompée par le brouillard. Restait enfin une troisième occasion favorable, c'était celle qu'offraient les équinoxes. Il arrive souvent qu'après les ouragans de l'équinoxe, le vent tombe tout à coup, et laisse le temps nécessaire pour franchir le détroit, avant le retour de l'escadre ennemie, obligée par la tempête à prendre le large. C'étaient là les circonstances universellement désignées par les marins vivant sur les bords de la Manche.
Il y avait un cas dans lequel, en toute saison, quel que fût le temps, à moins d'une tempête, on pouvait toujours franchir le détroit; c'était celui où, par d'habiles manœuvres, on aurait amené, pour quelques heures, une grande escadre de ligne dans la Manche. Alors la flottille, protégée par cette escadre, pouvait mettre à la voile, sans s'inquiéter de la croisière ennemie.
Mais le cas d'une grande escadre française amenée entre Calais et Douvres, dépendait de si difficiles combinaisons, qu'on devait y compter le moins possible. Il fallait même construire la flottille de transport, de telle façon qu'elle pût, en apparence au moins, se passer de toute force auxiliaire; car s'il eût été démontré par sa construction, qu'il lui était impossible de tenir la mer sans une escadre de secours, le secret de cette grande opération eût été sur-le-champ livré aux ennemis. Avertis, ils auraient concentré toutes leurs forces navales dans le détroit, et prévenu toute manœuvre des escadres françaises tendant à s'y rendre.
Aux considérations tirées de la nature des vents et de la mer, dans le détroit, se joignaient les considérations tirées de la forme des côtes. Les ports français du détroit étaient tous des ports d'échouage, c'est-à-dire restant à sec à la marée basse, et ne présentant pas un fond de plus de huit ou neuf pieds à marée haute. Il fallait donc des bâtiments qui n'eussent pas besoin, quand ils étaient chargés, de plus de sept à huit pieds d'eau pour flotter, et qui pussent supporter l'échouage sans en souffrir. Quant au rivage d'Angleterre, les ports situés entre la Tamise, Douvres, Folkstone et Brighton, étaient fort petits; mais, quels qu'ils fussent, il fallait, pour opérer un si vaste débarquement, se jeter tout simplement à la côte, et, pour ce motif encore, des bâtiments propres à l'échouage. C'étaient là les diverses raisons qui avaient fait adopter des bateaux plats, pouvant marcher à l'aviron, afin de passer, soit en calme, soit en brume; pouvant porter du gros canon, sans tirer plus de sept ou huit pieds d'eau, afin de se mouvoir librement dans les ports français de la Manche, afin d'échouer, sans se briser, sur les plages d'Angleterre.
Pour satisfaire à ces conditions réunies, on imagina de grosses chaloupes canonnières, à fond plat, solidement construites, et de deux espèces diverses, pour répondre à deux besoins différents. Les chaloupes de la première espèce, qu'on appela proprement chaloupes canonnières, étaient construites de manière à porter quatre pièces de gros calibre, depuis le 24 jusqu'au 36, deux sur l'avant, deux sur l'arrière, et en mesure, par conséquent, de répondre au feu des vaisseaux et des frégates. Cinq cents chaloupes canonnières, armées de 4 pièces, pouvaient ainsi égaler le feu de vingt vaisseaux de cent canons. Elles étaient gréées comme des bricks, c'est-à-dire à deux mâts, manœuvrées par 24 matelots, et capables de contenir une compagnie d'infanterie de 100 hommes, avec son état-major, ses armes et ses munitions.
Les chaloupes de la seconde espèce, qu'on appela, pour les distinguer des autres, bateaux canonniers, étaient moins fortement armées, moins maniables, mais destinées à porter, indépendamment de l'infanterie, l'artillerie de campagne. Ces bateaux dits canonniers étaient pourvus sur l'avant d'une pièce de 24, et sur l'arrière d'une pièce de campagne, laissée sur son affût, avec les apparaux nécessaires pour l'embarquer et la débarquer, en quelques minutes. Ils portaient, de plus, un caisson d'artillerie, rempli de munitions, et disposé sur le pont, de manière à ne pas gêner la manœuvre, et à pouvoir être mis à terre en un clin d'œil. Ils contenaient enfin, au centre même de leur cale, une petite écurie, dans laquelle devaient être logés deux chevaux d'artillerie, avec des vivres pour plusieurs jours. Cette écurie, placée au centre, ouverte par le haut, surmontée d'un couvercle mobile, était combinée avec la mâture, de façon qu'un cheval, saisi à terre par une vergue, enlevé rapidement, était descendu dans sa loge avec la plus grande facilité. Ces bateaux canonniers, inférieurs par leur armement aux chaloupes canonnières, mais pouvant lancer un gros boulet, et jeter de la mitraille au moyen de la pièce de campagne placée sur leur pont, avaient l'avantage de porter, outre une portion de l'infanterie, toute l'artillerie de l'armée, avec deux chevaux, pour la traîner en ligne, dans le premier moment de la descente à terre. Le surplus des attelages devait être placé sur des transports, dont on verra plus bas l'organisation. Moins propres que les chaloupes aux manœuvres et aux combats, ils étaient gréés comme les grosses barques longeant nos côtes, et n'avaient que trois grosses voiles attachées à trois mâts, sans hune ni perroquet. Ils n'étaient montés que par 6 matelots. Ils étaient capables de contenir, comme les chaloupes canonnières, une compagnie d'infanterie avec ses officiers, plus deux charretiers d'artillerie, et quelques artilleurs. Si on suppose trois ou quatre cents de ces bateaux, ils pouvaient porter, indépendamment d'une masse considérable d'infanterie, 3 ou 400 bouches à feu de campagne, avec une voiture de munitions, suffisante pour une bataille. Le reste des munitions, joint au reste des attelages, devait suivre sur les bâtiments de transport.
Tels étaient les bateaux plats de la première et de la seconde espèce. On avait reconnu nécessaire d'en construire d'une troisième sorte, encore plus légers et plus mobiles que les précédents, tirant deux à trois pieds d'eau seulement, et faits pour aborder partout. C'étaient de grands canots, étroits et longs de 60 pieds, ayant un pont mobile qu'on posait ou retirait à volonté, et distingués des autres par le nom de péniches. Ces gros canots étaient pourvus d'une soixantaine d'avirons, portaient au besoin une légère voilure, et marchaient avec une extrême vitesse. Lorsque soixante soldats, dressés à manier la rame aussi bien que des matelots, les mettaient en mouvement, ils glissaient sur la mer comme ces légères embarcations, détachées des flancs de nos grands vaisseaux, et surprenant la vue par la rapidité de leur sillage. Ces péniches pouvaient recevoir 60 à 70 soldats, outre 2 ou 3 marins pour les diriger. Elles avaient à bord un petit obusier, plus une pièce de 4, et ne devaient recevoir d'autre chargement que les armes de leurs passagers, et quelques vivres de campagne, disposés comme lest.
Après de nombreuses expériences, on s'était définitivement attaché à ces trois espèces de bâtiments, qui répondaient à tous les besoins de la traversée, et qui, rangés en bataille, présentaient une redoutable ligne de feux. Les chaloupes canonnières, plus faciles à manœuvrer et plus fortement armées, occupaient la première ligne; les bateaux canonniers, inférieurs sous ces deux rapports, étaient rangés en seconde ligne, faisant face aux intervalles qui séparaient les chaloupes, de manière qu'il n'y eût aucun espace privé de feux. Les péniches, qui ne portaient que de petits obusiers, et qui étaient surtout redoutables par la mousqueterie, disposées, tantôt en avant de la ligne de bataille, tantôt en arrière ou sur les ailes, pouvaient rapidement courir à l'abordage si on avait affaire à une flotte, ou jeter leurs hommes à terre si on voulait opérer un débarquement, ou se dérober s'il fallait supporter un feu de grosse artillerie.
Ces trois espèces de bâtiments devaient être réunis au nombre de 12 ou 1500. Ils devaient porter au moins 3 mille bouches à feu de gros calibre, sans compter un grand nombre de pièces de petite dimension, c'est-à-dire, lancer autant de projectiles que la plus forte escadre. Leur feu était dangereux, parce qu'il était rasant, et dirigé vers la ligne de flottaison. Engagés contre de gros vaisseaux, ils présentaient un but difficile à saisir, et tiraient, au contraire, sur un but facile à atteindre. Ils pouvaient se mouvoir, se diviser, et envelopper l'ennemi. Mais s'ils avaient les avantages de la division, ils en avaient aussi les inconvénients. L'ordre à introduire dans cette masse mouvante et prodigieusement nombreuse, était un problème extrêmement difficile, à la solution duquel s'appliquèrent sans cesse, pendant trois ans, l'amiral Bruix et Napoléon. On verra plus tard à quel degré de précision dans les manœuvres ils surent arriver, et jusqu'à quel point le problème fut par eux résolu.
Quel effet aurait produit une escadre de haut bord, traversant à toutes voiles cette masse de petits bâtiments, foulant, renversant ceux qu'elle rencontrerait devant elle, coulant à fond ceux qu'elle atteindrait de ses boulets, mais, enveloppée à son tour par cette nuée d'ennemis, recevant dans tous les sens un feu d'artillerie dangereux, assaillie par la mousqueterie de cent mille fantassins, et peut-être envahie par d'intrépides soldats, dressés à l'abordage? On ne saurait le dire, car on ne peut se faire une idée d'une scène aussi étrange, sans aucun antécédent connu, qui puisse aider l'esprit à en prévoir les chances diverses. L'amiral Decrès, esprit supérieur, mais dénigrant, admettait qu'en sacrifiant cent bâtiments et dix mille hommes, on pourrait probablement essuyer la rencontre d'une escadre ennemie, et franchir le détroit.—On les perd tous les jours dans une bataille, répondait le Premier Consul; et quelle bataille a jamais promis les résultats que nous fait espérer la descente en Angleterre?—Mais c'était la chance la plus défavorable que celle d'une rencontre avec la croisière anglaise. Restait toujours la chance de passer par un calme qui paralysât l'ennemi, par une brume qui lui dérobât la vue de notre flottille; et enfin la chance plus rassurante encore d'une escadre française, apparaissant tout à coup dans le détroit pour quelques heures.
Quoiqu'il en soit, ces bâtiments avaient assez de force pour se défendre, pour aborder un rivage et le balayer, pour ôter à l'ennemi toute idée d'une escadre de secours, pour donner confiance aux soldats et aux matelots chargés de les monter. Cependant ils présentaient des inconvénients tenant à la forme même de leur construction. Ayant, au lieu d'une quille profondément immergée, un fond plat qui pénétrait peu dans l'eau, portant de plus une assez forte mâture, ils devaient avoir peu de stabilité, s'incliner facilement sous le souffle du vent, et même chavirer, s'ils étaient frappés par une rafale subite. C'est ce qui arriva une fois, dans la rade de Brest, à une chaloupe canonnière mal lestée. L'accident eut lieu sous les yeux de l'amiral Ganteaume, qui, saisi de crainte, en écrivit sur-le-champ au Premier Consul. Mais cet accident ne se reproduisit pas. Avec des précautions dans la manière de distribuer les munitions qui leur servaient de lest, les bâtiments de la flottille acquirent assez de stabilité pour supporter de gros temps; et il ne leur arriva d'autre malheur que celui d'échouer, ce qui était naturel, en naviguant toujours le long des côtes, et, ce qui était en général volontaire de leur part, dans le but d'échapper aux Anglais. Du reste, la marée suivante les remettait à flot, quand ils avaient été obligés de se jeter à la côte.
Ils offraient un inconvénient plus fâcheux, celui de dériver, c'est-à-dire, de céder aux courants. Ils le devaient à leur lourde structure, qui présentait plus de prise à l'eau, que leur mâture n'en présentait au vent. Cet inconvénient s'aggravait, lorsque, privés de vent, ils marchaient à la rame, et n'avaient que la force des rameurs pour combattre la force du courant. Dans ce cas, ils pouvaient être emportés loin du but, ou, ce qui est pire, y arriver séparément; car, étant de formes différentes, ils devaient subir une dérivation inégale. Nelson l'avait éprouvé lui-même, lorsqu'en 1801 il attaqua la flottille de Boulogne. Ses quatre divisions n'ayant pu agir toutes en même temps, ne firent que des efforts décousus. Un semblable défaut, fâcheux dans toute mer, l'était davantage encore dans la Manche, où règnent deux courants très-forts à chaque marée. Lorsque la mer s'élève ou s'abaisse, elle produit alternativement un courant ascendant ou descendant, dont la direction est déterminée par la figure des côtes de France et d'Angleterre. (Voir la carte no 23.) La Manche est très-ouverte à l'ouest, entre la pointe du Finistère et celle de Cornouailles; très-resserrée à l'est, entre Calais et Douvres. La mer, en s'élevant, pénètre plus vivement par l'issue la plus large; ce qui produit à la marée montante un courant ascendant de l'ouest à l'est, de Brest à Calais. Le même effet se produit en sens contraire, quand la mer s'abaisse; elle fuit alors plus vite par l'issue la plus vaste; et il en résulte, à la marée descendante, un courant de l'est à l'ouest, de Calais à Brest. Ce double courant, recevant près des côtes, et de leur forme elle-même, diverses inflexions, devait porter une certaine perturbation dans la marche de ces deux mille navires, perturbation plus ou moins à craindre, suivant la faiblesse du vent et la force du flot. Cela diminuait beaucoup l'avantage de la traversée en calme, l'une des plus souhaitables. Toutefois le canal, entre Boulogne et Douvres, non-seulement fort étroit, mais de plus peu profond, permettait de jeter l'ancre à égale distance des deux côtes. Les amiraux regardaient donc comme possible de s'arrêter, dans le cas d'une dérivation trop grande, et d'attendre à l'ancre le retour du courant contraire, ce qui ne pouvait pas entraîner une perte de temps de plus de trois ou quatre heures. C'était une difficulté, mais point insurmontable[12].
Cet inconvénient avait bientôt fait abandonner une sorte de bâtiments, appelés prames. Ceux-ci, tout à fait plats, sans aucune courbure dans leurs flancs, et même à trois quilles, étaient de vrais pontons flottants, destinés à porter beaucoup de canons et de chevaux. On avait d'abord résolu d'en construire cinquante, ce qui aurait procuré des moyens de transport pour 2,500 chevaux, et une force de 600 bouches à feu. Mais l'infériorité de leurs qualités navigantes les fit bientôt abandonner, et on n'en construisit pas au delà de douze ou quinze. Nous ne parlerons pas de grosses barques, courtes et larges, armées d'une pièce de 24 à l'arrière, qu'on appelait caïques, ni de corvettes d'un faible tirant d'eau, portant une dizaine de gros canons, les unes et les autres construites à titre d'essais, et que l'expérience empêcha de multiplier. La totalité de la flottille se composa presque exclusivement des trois espèces de bâtiments dont on vient de lire la description, c'est-à-dire de chaloupes canonnières, de bateaux canonniers et de péniches.
Chaque chaloupe et chaque bateau canonnier pouvant contenir une compagnie d'infanterie, chaque péniche, les deux tiers d'une compagnie, si on réunissait 500 chaloupes, 400 bateaux, 300 péniches, c'est-à-dire 1,200 bâtiments, on avait le moyen d'embarquer 120 mille hommes. Supposez que l'escadre de Brest en portât 15 ou 18 mille, celle du Texel 20 mille, c'étaient 150 ou 160 mille hommes, qu'on pouvait jeter en Angleterre, 120 mille en une seule masse à bord de la flottille, 30 ou 40 mille en divisions détachées, à bord de deux grosses escadres, partant, l'une de Hollande, l'autre de Bretagne.
C'était assez pour vaincre et réduire cette superbe nation, qui prétendait dominer le monde du fond de son asile inviolable.
Ce n'est pas tout que de porter des hommes; il leur faut du matériel, c'est-à-dire des vivres, des armes, des chevaux. La flottille dite de guerre pouvait embarquer les hommes, les munitions indispensables pour les premiers combats, des vivres pour une vingtaine de jours, l'artillerie de campagne avec un attelage de deux chevaux par pièce. Mais il fallait de plus le reste des attelages, au moins sept à huit mille chevaux de cavalerie, des munitions pour toute une campagne, des vivres pour un ou deux mois, un grand parc de siége, dans le cas où l'on aurait des murailles à renverser. Les chevaux surtout étaient très-difficiles à transporter, et il ne fallait pas moins de 6 à 700 bâtiments, si on voulait en porter seulement 7 à 8 mille.
Pour ce dernier objet on n'avait pas besoin de construire. Le cabotage et la grande pêche devaient fournir un matériel naval tout prêt, et très-considérable. On pouvait acheter sur toutes les côtes depuis Saint-Malo jusqu'au Texel, et dans l'intérieur même de la Hollande, des bâtiments jaugeant de 20 à 60 tonneaux, faisant le cabotage, la pêche de la morue et du hareng, parfaitement solides, excellents à la mer, et très-capables de recevoir tout ce dont on voudrait les charger, moyennant les aménagements convenables. Une commission formée pour cet objet achetait, depuis Brest jusqu'à Amsterdam, des bâtiments qui coûtaient en moyenne de 12 à 15,000 francs chacun. On s'en était déjà procuré plusieurs centaines. Le reste n'était pas difficile à trouver.
En portant la flotte de guerre à 12 ou 1,300 bâtiments, la flottille de transport à 900 ou 1,000, c'était 2,200 ou 2,300 bâtiments à réunir, rassemblement naval prodigieux, sans exemple dans le passé, et probablement aussi dans l'avenir.
On doit comprendre maintenant comment il eût été impossible de construire sur un ou deux points de la côte cette immense quantité de bâtiments. Si petite que fût leur dimension, jamais on n'aurait pu se procurer dans un seul lieu les matières, les ouvriers, les chantiers nécessaires à leur construction. Il avait donc été indispensable de faire concourir au même objet tous les ports, et tous les bassins des rivières. C'était bien assez de réserver aux ports de la Manche, dans lesquels on devait les réunir, le soin d'aménager et d'entretenir ces deux mille bâtiments.
Mais après les avoir construits fort loin les uns des autres, il fallait les rassembler en un seul point, de Boulogne à Dunkerque, à travers les croisières anglaises, résolues à les détruire avant qu'ils fussent réunis. Il fallait ensuite les recevoir dans trois ou quatre ports, placés autant que possible sous le même vent, à une très-petite distance, afin d'appareiller et de partir ensemble. Il fallait enfin les loger sans encombrement, sans confusion, à l'abri du danger du feu, à la portée des troupes, de manière qu'ils pussent sortir et rentrer souvent, apprendre à charger et à décharger rapidement, hommes, canons et chevaux.
Toutes ces difficultés ne pouvaient être résolues que sur les lieux mêmes, par Napoléon, voyant les choses de ses propres yeux, et entouré des officiers les plus habiles et les plus spéciaux. Il avait appelé à Boulogne M. Sganzin, ingénieur de la marine, et l'un des premiers sujets de ce corps distingué; M. Forfait, ministre de la marine pendant quelques mois, médiocre en fait d'administration, mais supérieur dans l'art des constructions navales, plein d'invention, et dévoué à une entreprise dont il avait été, sous le Directoire, l'un des plus ardents promoteurs; enfin le ministre Decrès et l'amiral Bruix, deux hommes dont il a été parlé déjà, et qui méritent qu'on les fasse connaître ici avec plus de détail.
Bruix.
Le Premier Consul aurait voulu posséder un peu moins de bons généraux dans ses armées de terre, et un peu plus dans ses armées de mer. Mais la guerre et la victoire forment seules les bons généraux. La guerre ne nous avait pas manqué sur mer depuis douze ans; malheureusement notre marine, désorganisée par l'émigration, s'étant trouvée tout de suite inférieure à celle des Anglais, avait été presque toujours obligée de se renfermer dans les ports, et nos amiraux avaient perdu, non pas la bravoure, mais la confiance. Les uns étaient très-âgés, les autres manquaient d'expérience. Quatre attiraient dans le moment toute l'attention de Napoléon, Decrès, Latouche-Tréville, Ganteaume et Bruix. L'amiral Decrès était un homme d'un esprit rare, mais frondeur, ne voyant que le mauvais côté des choses, critique excellent des opérations d'autrui, à ce titre bon ministre, mais administrateur peu actif, très-utile toutefois à côté de Napoléon, qui suppléait par son activité à celle de tout le monde, et qui avait besoin de conseillers moins confiants qu'il n'était lui-même. Par ces raisons, l'amiral Decrès était celui des quatre qui valait le mieux à la tête des bureaux de la marine, et qui aurait valu le moins à la tête d'une escadre. Ganteaume, brave officier, intelligent, instruit, pouvait conduire une division navale au feu; mais hors du feu, hésitant, incertain, laissant passer la fortune sans la saisir, il ne devait être employé que dans la moins difficile des entreprises. Latouche-Tréville et Bruix étaient les deux marins les plus distingués du temps, et appelés certainement, s'ils avaient vécu, à disputer à l'Angleterre l'empire des mers. Latouche-Tréville était tout ardeur, tout audace; il joignait l'esprit, l'expérience au courage, inspirait aux marins les sentiments dont il était plein, et, sous ce rapport, était le plus précieux de tous, puisqu'il avait ce que notre marine avait trop peu, la confiance en soi-même. Enfin Bruix, chétif de corps et de santé, épuisé par les plaisirs, doué d'une vaste intelligence, d'un génie d'organisation rare, trouvant ressource à tout, profondément expérimenté, seul homme qui eût dirigé quarante vaisseaux de ligne à la fois, aussi habile à concevoir qu'à exécuter, eût été le véritable ministre de la marine, s'il n'avait été si propre à commander. Ce n'étaient pas là tous les chefs de notre flotte: il restait Villeneuve, si malheureux depuis; Linois, le vainqueur d'Algésiras, actuellement dans l'Inde, et d'autres qu'on verra figurer en leur lieu. Mais les quatre que nous citons étaient alors les principaux.
Le Premier Consul voulut confier à l'amiral Bruix le commandement de la flottille, parce que là tout était à créer; à Ganteaume la flotte de Brest, qui n'avait à exécuter qu'un transport de troupes; enfin à Latouche-Tréville la flotte de Toulon, laquelle était chargée d'une manœuvre difficile, audacieuse, mais décisive, et que nous exposerons plus tard. L'amiral Bruix, ayant à organiser la flottille, était sans cesse en contact avec l'amiral Decrès. L'un et l'autre avaient trop d'esprit pour n'être pas rivaux, dès lors ennemis: de plus, leur nature était incompatible. Déclarer les difficultés invincibles, critiquer les tentatives qu'on faisait pour les vaincre, tel était l'amiral Decrès. Les voir, les étudier, chercher à en triompher, tel était l'amiral Bruix. Il faut ajouter qu'ils se défiaient l'un de l'autre: ils craignaient sans cesse, l'amiral Decrès qu'on ne dénonçât au Premier Consul les inconvénients de son inaction, l'amiral Bruix ceux de sa vie déréglée. Ces deux hommes, sous un maître faible, auraient troublé la flotte par leurs divisions; sous un maître comme le Premier Consul, ils étaient utiles par leur diversité même. Bruix proposait des combinaisons, Decrès les critiquait; le Premier Consul prononçait avec une sûreté de jugement infaillible.
C'est au milieu de ces hommes, et sur les lieux, que Napoléon décida toutes les questions laissées en suspens. Son arrivée à Boulogne était urgente, car, malgré l'énergie et la fréquence de ses ordres, beaucoup de choses restaient en arrière. On ne construisait pas à Boulogne, à Calais, à Dunkerque, mais on réparait l'ancienne flottille, et on se préparait à exécuter les aménagements, jugés nécessaires, sur les deux mille bâtiments construits ou achetés, quand ils seraient réunis. On manquait d'ouvriers, de bois, de fer, de chanvre, d'artillerie à grande portée pour éloigner les Anglais, très-occupés à lancer des projectiles incendiaires.
La présence du Premier Consul, entouré de MM. Sganzin, Forfait, Bruix, Decrès, et d'une quantité d'autres officiers, imprima bientôt à son entreprise une activité nouvelle. Il avait déjà employé à Paris une mesure, qu'il voulut appliquer à Boulogne et partout où il passa. Il fit prendre dans la conscription cinq à six mille hommes, appartenant à toutes les professions consacrées au travail du bois ou du fer, telles que menuisiers, charpentiers, scieurs de long, charrons, serruriers, forgerons. Des maîtres, choisis parmi les ouvriers de la marine, les dirigeaient. Une haute paye était accordée à ceux qui montraient de l'intelligence et de la bonne volonté; et en peu de temps les chantiers furent couverts d'une population d'ouvriers constructeurs, dont il eût été difficile de deviner la profession originelle.
Les forêts abondaient autour de Boulogne. Un ordre avait livré à la marine toutes celles des environs. Les bois, employés le jour même où on les abattait, étaient verts, mais bons à servir de pieux, et il en fallait des milliers dans les ports de la Manche. On pouvait en tirer aussi des bordages et des planches. Quant aux bois, destinés à fournir des courbes, on les faisait venir du Nord. Les matières navales, telles que chanvres, mâtures, cuivres, goudrons, transportées de la Russie et de la Suède en Hollande, pour être amenées, par les eaux intérieures, de la Hollande et de la Flandre à Boulogne, étaient en ce moment arrêtées par divers obstacles, sur les canaux de la Belgique. Des officiers, envoyés immédiatement avec des ordres et des fonds, partirent pour accélérer les arrivages. Enfin les fonderies de Douai, de Liége, de Strasbourg, malgré leur activité se trouvaient en retard. Le savant Monge, qui suivait presque partout le Premier Consul, fut envoyé en mission pour accélérer leurs travaux, et faire couler à Liége de gros mortiers et des pièces de fort calibre. Le général Marmont avait été chargé de l'artillerie. Des aides-de-camp partaient chaque jour en poste pour aller stimuler son zèle, et lui signaler les expéditions de canons ou d'affûts qui étaient retardées. On avait besoin, en effet, indépendamment de l'artillerie des bâtiments, de 5 à 600 bouches à feu en batterie, afin de tenir l'ennemi à distance des chantiers.
Ces premiers ordres donnés, il fallait s'occuper de la grande question des ports de rassemblement, et des moyens de proportionner leur capacité à l'étendue de la flottille. Il fallait agrandir les uns, créer les autres, les défendre tous. Après en avoir conféré avec MM. Sganzin, Forfait, Decrès et Bruix, le Premier Consul arrêta les dispositions suivantes.
Depuis long-temps le port de Boulogne avait été indiqué comme le meilleur point de départ, pour une expédition dirigée contre l'Angleterre. (Voir la carte no 23.) La côte de France, en s'avançant vers celle d'Angleterre, projette un cap qui s'appelle le cap Grisnez. À droite de ce cap, elle court à l'est, vers l'Escaut, ayant en face la vaste étendue de la mer du Nord. À gauche elle rencontre celle d'Angleterre, forme ainsi l'un des deux bords du détroit, puis descend brusquement du nord au sud, vers l'embouchure de la Somme. Les ports à la droite du cap Grisnez, tels que Calais et Dunkerque, placés en dehors du détroit, sont moins bien situés comme point de départ; les ports à gauche, au contraire, tels que Boulogne, Ambleteuse et Étaples, placés dans le détroit même, ont toujours été jugés préférables. En effet, si l'on part de Dunkerque ou de Calais, il faut doubler le cap Grisnez pour entrer dans le détroit, surmonter la bouffée des vents de la Manche qui se fait sentir en doublant le cap, et venir se placer au vent de Boulogne, pour aborder entre Douvres et Folkstone. Au contraire, en allant d'Angleterre en France, on est plus naturellement porté vers Calais que vers Boulogne. Pour se transporter en Angleterre, ce qui était le cas de l'expédition projetée, Boulogne et les ports placés à la gauche du cap Grisnez valaient mieux que Calais et Dunkerque. Seulement, ils avaient l'inconvénient de présenter moins d'étendue et de fond que Calais et Dunkerque, ce qui s'explique par l'accumulation des sables et des galets, toujours plus grande dans un espace resserré comme un détroit.
Néanmoins le port de Boulogne, consistant dans le lit d'une petite rivière marécageuse, la Liane, était susceptible de recevoir un agrandissement considérable. Le bassin de la Liane, formé par deux plateaux qui se séparent aux environs de Boulogne, et laissent entre eux un espace de figure demi-circulaire, pouvait être, avec de grands travaux, converti en un port d'échouage très-vaste. (Voir les cartes nos 24 et 25.) Le lit de la Liane présentait six à sept pieds d'eau, à la marée haute, dans les moyennes marées. Il était possible, en le creusant, de lui en procurer neuf à dix. C'était donc chose praticable que de créer dans ce lit marécageux de la Liane, à peu près à la hauteur de Boulogne, un bassin de figure semblable au terrain, c'est-à-dire demi-circulaire, capable de contenir quelques centaines de bâtiments, plus ou moins, selon le rayon qu'on lui donnerait. Ce bassin, et le lit creusé de la Liane, pouvaient être amenés à contenir 12 à 1,300 bâtiments, par conséquent plus de la moitié de la flottille. Ce n'était pas tout que d'avoir une surface suffisante, il fallait des quais extrêmement étendus, pour que ces nombreux bâtiments pussent, sinon tous à la fois, du moins en assez grand nombre, joindre les bords du bassin, et prendre leur chargement. L'étendue des quais importait donc autant que l'étendue du port lui-même. On n'avait songé à aucune de ces choses sous le Directoire, parce que jamais les projets n'avaient été poussés jusqu'à réunir 150 mille hommes et deux mille bâtiments. Le Premier Consul, malgré la grandeur du travail, n'hésita pas à prescrire sur-le-champ le creusement du bassin de Boulogne et du lit de la Liane. Ces mêmes 150 mille hommes, qui constituaient par leur nombre la difficulté de l'entreprise, allaient être employés à la vaincre, en creusant eux-mêmes le bassin où ils devaient s'embarquer. Il fut décide que les camps, placés dans l'origine à quelque distance des côtes, seraient immédiatement rapprochés de la mer, et que les soldats enlèveraient eux-mêmes la masse énorme de terre dont il fallait se débarrasser.
Une écluse de chasse fut ordonnée pour creuser le chenal, et procurer la profondeur d'eau nécessaire. Les ports qui ne sont pas, comme celui de Brest, formés par les sinuosités d'une côte profonde, et qu'on appelle ports d'échouage, consistent en général dans l'embouchure de petites rivières, qui grossissent à la marée haute, forment alors un bassin où les bâtiments se trouvent à flot, puis diminuent avec la marée basse, jusqu'à ne plus présenter que de gros ruisseaux coulant sur un lit de vase, et laissant pendant quelques heures les bâtiments échoués sur leurs rives. Les sables que ces rivières entraînent, ramassés par la mer et ramenés en face des embouchures, forment des bancs ou barres, qui gênent la navigation. Pour vaincre cet obstacle, on élève alors dans le lit des rivières des écluses, qui s'ouvrent devant la marée montante, recueillent l'abondance des eaux, retiennent cette abondance en se refermant à la marée descendante, et ne la laissent échapper qu'au moment où l'on veut faire la chasse. Ce moment venu, et l'on choisit celui de la basse mer, on ouvre l'écluse: l'eau se précipite dans la rivière, et, chassant les sables par ce débordement artificiel, creuse un chenal ou passage. C'est là ce que les ingénieurs appellent des écluses de chasse, et ce qu'on se hâta de construire dans le bassin supérieur de la Liane.
Vingt mille pieds d'arbres abattus dans la forêt de Boulogne servirent à garnir de pieux les deux bords de la Liane, et le pourtour du bassin demi-circulaire. Une partie de ces pieds d'arbres, sciés en gros madriers, puis étendus en plancher sur ces pieux, servirent à former de larges quais, le long de la Liane et du bassin demi-circulaire. Les nombreux bâtiments de la flottille pouvaient ainsi venir se ranger contre ces quais, pour embarquer ou débarquer les hommes, les chevaux et le matériel.
La ville de Boulogne était placée à la droite de la Liane, le bassin à la gauche, et presque vis-à-vis. La Liane s'étendait longitudinalement entre deux. Des ponts furent construits pour communiquer facilement d'une rive à l'autre, et placés au-dessus du point où commençait le mouillage.
Ces vastes travaux étaient loin de suffire. Un grand établissement maritime suppose des ateliers, des chantiers, des magasins, des casernes, des boulangeries, des hôpitaux, tout ce qu'il faut enfin pour abriter de grands amas de matières, pour recevoir des marins sains ou malades, pour les nourrir, les vêtir, les armer. Qu'on se figure tout ce qu'ont coûté de temps et d'efforts des établissements tels que ceux de Brest et de Toulon! Il s'agissait de créer ici de bien autres établissements, puisqu'il fallait que ces ateliers, ces chantiers, ces magasins, ces hôpitaux, répondissent aux besoins de 2,300 bâtiments, 30 mille matelots, 10 mille ouvriers, 120 mille soldats. Si même ces créations n'avaient pas dû être temporaires, elles eussent été absolument impossibles. Cependant, quoique temporaires, la difficulté de les exécuter, vu la quantité de choses à réunir en un seul endroit, était immense.
On loua dans Boulogne toutes les maisons qui pouvaient être converties en bureaux, en magasins, en hôpitaux. On loua également dans les environs les maisons de campagne et les fermes propres au même usage. On éleva des hangars pour les ouvriers de la marine, et des abris en planches pour les chevaux. Quant aux troupes, elles durent camper en plein champ, dans des baraques construites avec les débris des forêts environnantes. Le Premier Consul choisit, à droite et à gauche de la Liane, sur les deux plateaux dont l'écartement formait le bassin de Boulogne, l'emplacement que devaient occuper les troupes. Trente-six mille hommes furent distribués en deux camps: l'un dit de gauche, l'autre dit de droite. Ce fut le rassemblement de Saint-Omer, placé sous les ordres du général Soult, qui vint occuper ces deux positions. Les autres corps d'armée devaient être successivement rapprochés de la côte, lorsque leur établissement y aurait été préparé. Les troupes allaient se trouver là en bon air, exposées, il est vrai, à des vents violents et froids, mais pourvues d'une grande abondance de bois pour se baraquer et se chauffer.
D'immenses approvisionnements furent ordonnés de toutes parts, et amenés dans ces magasins improvisés. On fit venir, par la navigation intérieure, qui est fort perfectionnée, comme on sait, dans le nord de la France, des farines pour les convertir en biscuit, du riz, des avoines, des viandes salées, des vins, des eaux-de-vie. On tira de la Hollande de grandes quantités de fromages à forme ronde. Ces diverses matières alimentaires devaient servir à la consommation journalière des camps, et au chargement en vivres des deux flottilles de guerre et de transport. On peut se figurer aisément les quantités qu'il fallait réunir, si on imagine qu'il s'agissait de nourrir l'armée, la flotte, la nombreuse population d'ouvriers attirée sur les lieux, d'abord pendant le campement, puis pendant deux mois d'expédition; ce qui supposait des vivres pour près de deux cent mille bouches, et des fourrages pour vingt mille chevaux. Si on ajoute que tout cela fut fait avec une abondance qui ne laissa rien à désirer, on comprendra que jamais création plus extraordinaire ne fut exécutée chez aucun peuple, par aucun chef d'empire.
Mais un seul port ne suffisait pas pour toute l'expédition. Boulogne ne pouvait contenir que 12 ou 1,300 bâtiments, et il en fallait recevoir environ 2,300. Ce port en aurait-il contenu le nombre nécessaire, il eût été trop long de les faire tous sortir par le même chenal. Dans certaines circonstances de mer, c'était un grand inconvénient que de n'avoir qu'un seul lieu de refuge. Si, par exemple, on faisait sortir une grande quantité de bâtiments, et que le mauvais temps ou l'ennemi obligeât à les faire rentrer subitement, ils pouvaient s'encombrer à l'entrée, manquer la marée, et rester en perdition. Il y avait, en descendant à quatre lieues au sud, une petite rivière, la Canche, dont l'embouchure formait une baie tortueuse, très-ensablée, malheureusement ouverte à tous les vents, et présentant un mouillage beaucoup moins sûr que celui de Boulogne. (Voir la carte no 24.) Il s'y était formé un petit port de pêche, port celui d'Étaples. Sur cette même rivière de la Canche, à une lieue dans l'intérieur des terres, se trouvait la place fortifiée de Montreuil. Il était difficile de creuser là un bassin, mais on pouvait y planter une suite de pieux, afin d'y amarrer les bâtiments, et construire sur ces pieux des quais en bois, propres à l'embarquement et au débarquement des troupes. C'était un abri assez sûr pour 3 ou 400 bâtiments. On en pouvait sortir par des vents à peu près pareils à ceux de Boulogne. La distance de Boulogne, qui était de 4 à 5 lieues, présentait bien quelque difficulté pour la simultanéité des opérations; mais c'était une difficulté secondaire, et un asile pour 400 navires était trop important pour le négliger. Le Premier Consul y forma un camp destiné aux troupes réunies entre Compiègne et Amiens, et en réserva le commandement au général Ney, revenu de sa mission en Suisse. Ce camp fut appelé camp de Montreuil. Les troupes eurent ordre de s'y baraquer, comme celles qui étaient campées autour de Boulogne. Des établissements furent préparés pour la manutention des vivres, pour les hôpitaux, pour tous les besoins enfin d'une armée de 24 mille hommes. Le centre de l'armée étant supposé à Boulogne, le camp d'Étaples en était la gauche.
Un peu au nord de Boulogne, avant d'être au cap Grisnez, se trouvaient deux autres baies, formées par deux petites rivières, dont le lit était fort encombré par la vase et le sable, mais dans lesquelles l'eau de la haute mer s'élevait à 6 ou 7 pieds. L'une était à une lieue, l'autre à deux lieues de Boulogne; elles étaient en outre placées sous le même vent. En y creusant le sol, en y pratiquant des chasses, il était possible d'y abriter plusieurs centaines de bâtiments; ce qui aurait complété les moyens de loger la flottille entière. La plus proche de ces deux petites rivières était le Wimereux, débouchant près d'un village appelé Wimereux. L'autre était la Selacque, débouchant près d'un village de pêcheurs appelé Ambleteuse. Sous Louis XVI on avait songé à y creuser des bassins, mais les travaux exécutés à cette époque avaient complétement disparu sous la vase et les sables. Le Premier Consul ordonna aux ingénieurs l'examen des localités; et, dans le cas d'une réponse favorable à ses vues, des troupes y devaient être employées, et campées sous baraques, comme à Étaples et Boulogne. Ces deux ports devaient contenir, l'un 200, l'autre 300 bâtiments: c'étaient donc 500 qui se trouvaient encore abrités. La garde, les grenadiers réunis, les réserves de cavalerie et d'artillerie, et les divers corps qui étaient en formation entre Lille, Douai, Arras, devaient trouver là leurs moyens d'embarquement.
Restait la flottille batave, destinée à porter le corps du général Davout, et qui, d'après le traité conclu avec la Hollande, était indépendante de l'escadre de ligne réunie au Texel. Malheureusement la flottille batave était moins activement armée que la flottille française. C'était une question de savoir si elle partirait de l'Escaut pour la côte d'Angleterre, en la faisant escorter par quelques frégates, ou si on l'amènerait à Dunkerque et Calais, pour la faire partir des ports placés à la droite du cap Grisnez. L'amiral Bruix était chargé de résoudre cette question. Le corps du général Davout, qui formait la droite de l'armée, se serait ainsi trouvé rapproché du centre. On ne désespérait même pas, à force d'élargir les bassins et de serrer le campement, de lui faire doubler le cap Grisnez, et de l'établir à Ambleteuse et Wimereux. Alors les flottilles française et batave, réunies au nombre de 2,300 bâtiments, portant les corps des généraux Davout, Soult, Ney, plus la réserve, c'est-à-dire 120 mille hommes, pouvaient partir simultanément, par le même vent, des quatre ports placés dans l'intérieur du détroit, avec certitude d'agir ensemble. Les deux grandes flottes de guerre appareillant, l'une de Brest, l'autre du Texel, devaient porter les 40 mille hommes restants, dont le concours et l'emploi étaient le secret exclusif du Premier Consul.
Pour compléter toutes les parties de cette vaste organisation, il fallait mettre la côte à l'abri des attaques des Anglais. Outre le zèle qu'ils allaient apporter à empêcher la concentration de la flottille à Boulogne, en gardant le littoral depuis Bordeaux jusqu'à Flessingue, il était présumable qu'à l'imitation de ce qu'ils avaient fait en 1801, ils tâcheraient de la détruire, soit en l'incendiant dans les bassins, soit en l'attaquant au mouillage, lorsqu'elle sortirait pour manœuvrer. Il fallait donc rendre impossible l'approche des Anglais, tant pour garantir les ports eux-mêmes, que pour s'assurer une libre sortie et une libre entrée; car, si la flottille était condamnée à rester immobile, elle devait être incapable de manœuvrer et d'exécuter aucune grande opération.
Cette approche des Anglais n'était pas facile à empêcher, vu la forme de la côte, qui était droite, qui ne présentait ni rentrant, ni saillie, et ne fournissait par conséquent aucun moyen de porter des feux au loin. On y pourvut néanmoins de la manière la plus ingénieuse. (Voir la carte no 25.) En avant du rivage de Boulogne s'avançaient dans la mer deux pointes de rocher, l'une à droite, dite la pointe de la Crèche, l'autre à gauche, dite la pointe de l'Heurt. Entre l'une et l'autre se trouvait un espace de 2,500 toises parfaitement sûr, et très-commode pour mouiller. Deux à trois cents bâtiments pouvaient y tenir à l'aise sur plusieurs lignes. Ces pointes de rocher, couvertes par les eaux à la marée haute, étaient découvertes à la marée basse. Le Premier Consul ordonna d'y élever deux forts en grosse maçonnerie, de forme demi-circulaire, solidement casematés, présentant deux étages de feux, et pouvant couvrir de leurs projectiles le mouillage qui s'étendait de l'un à l'autre. Il fit mettre sur-le-champ la main à l'œuvre. Les ingénieurs de la marine et de l'armée, secondés par les maçons pris dans la conscription, commencèrent immédiatement les travaux. Le Premier Consul avait la prétention de les avoir achevés à l'entrée de l'hiver. Mais il tenait tellement à multiplier les précautions, qu'il voulut garantir encore le milieu de la ligne d'embossage, par un troisième point d'appui. Ce point d'appui, choisi au milieu de cette ligne, se trouvait en face de l'entrée du port; et, comme on était là sur un fond de sable mobile, le Premier Consul imagina de construire ce nouveau fort en grosse charpente. De nombreux ouvriers se mirent aussitôt à enfoncer à la marée basse des centaines de pieux, qui devaient servir de base à une batterie de 18 pièces de 24. Le plus souvent ils les battaient sous le feu même des Anglais.
Indépendamment de ces trois points avancés dans la mer, et placés parallèlement à la côte de Boulogne, le Premier Consul fit hérisser de canons et de mortiers toutes les parties un peu saillantes de la falaise, et ne laissa pas un point capable de porter de l'artillerie, sans l'armer avec des bouches à feu du plus gros calibre. Des précautions moindres, mais suffisantes encore, furent prises pour Étaples, et pour les nouveaux ports qu'on s'occupait à creuser.
Tels furent les vastes projets définitivement arrêtés par le Premier Consul, à la vue des lieux, et avec le concours des ingénieurs et des officiers de la marine. La construction de la flottille avançait rapidement, depuis les côtes de Bretagne jusqu'à celles de Hollande; mais, avant d'en opérer la réunion devant Ambleteuse, Boulogne et Étaples, il fallait avoir achevé le creusement des bassins, l'érection des forts, amené sur la côte le matériel d'artillerie, concentré les troupes vers la mer, et créé les établissements nécessaires à leurs besoins. On comptait sur l'achèvement de tous ces ouvrages pour l'hiver.
Le Premier Consul, après Boulogne, visita Calais, Dunkerque, Ostende et Anvers. Il tenait à voir ce dernier port, et à s'assurer par ses propres yeux de ce qu'il y avait de vrai dans les rapports très-divers qu'on lui avait adressés. Après avoir examiné l'emplacement de cette ville avec cette promptitude et cette sûreté de coup d'œil qui n'appartenaient qu'à lui, il n'eut aucun doute sur la possibilité de faire d'Anvers un grand arsenal maritime. Anvers avait, à ses yeux, des propriétés toutes particulières: il était situé sur l'Escaut, vis-à-vis la Tamise; il était en communication immédiate avec la Hollande, par la plus belle des navigations intérieures, et par conséquent à portée du plus riche dépôt de matières navales. Il pouvait recevoir sans difficulté, par le Rhin et la Meuse, les bois des Alpes, des Vosges, de la Forêt-Noire, de la Wettéravie, des Ardennes. Enfin, les ouvriers des Flandres, naturellement attirés par le voisinage, devaient y offrir des milliers de bras pour la construction des vaisseaux. Le Premier Consul résolut donc de créer à Anvers une flotte dont le pavillon flotterait toujours entre l'Escaut et la Tamise. C'était l'un des plus sensibles déplaisirs qu'il pût causer à ses ennemis, désormais irréconciliables, c'est-à-dire aux Anglais. Il fit occuper sur-le-champ les terrains nécessaires à la construction de vastes bassins, qui existent encore, et qui sont l'orgueil de la ville d'Anvers. Ces bassins, communiquant par une écluse de la plus grande dimension avec l'Escaut, devaient être capables de contenir toute une flotte de guerre, et rester toujours pourvus de 30 pieds d'eau, quelle que fût la hauteur du fleuve. Le Premier Consul voulait faire construire 25 vaisseaux dans ce nouveau port de la République; et, en attendant de nouvelles expériences relativement à la navigabilité de l'Escaut, il ordonna la mise en chantier de plusieurs vaisseaux de soixante-quatorze. Il ne renonçait pas à en construire plus tard d'un échantillon supérieur. Il espérait faire d'Anvers un établissement égal à ceux de Brest et de Toulon, mais infiniment mieux placé pour troubler le sommeil de l'Angleterre.
Il se rendit d'Anvers à Gand, de Gand à Bruxelles. Ces populations belges, mécontentes dans tous les temps du gouvernement qui les a régies, se montraient peu dociles pour l'administration française. La ferveur de leurs sentiments religieux y rendait plus grandes qu'ailleurs les difficultés de l'administration des cultes. Le Premier Consul y rencontra d'abord quelque froideur, ou, pour parler plus exactement, une vivacité moins expansive que dans les anciennes provinces françaises. Mais cette froideur disparut bientôt quand on vit le jeune général, entouré du clergé, assistant avec respect aux cérémonies religieuses, accompagné de son épouse, qui, malgré beaucoup de dissipation, avait dans le cœur la piété d'une femme, et d'une femme de l'ancien régime. M. de Roquelaure était archevêque de Malines: c'était un vieillard plein d'aménité. Le Premier Consul l'accueillit avec des égards infinis, rendit même à sa famille des biens considérables restés sous le séquestre de l'État, se montra souvent au peuple, accompagné de ce métropolitain de la Belgique, et réussit par sa manière d'être à calmer les défiances religieuses du pays. Il était attendu à Bruxelles par le cardinal Caprara. Leur rencontre produisit le meilleur effet. Le séjour de Premier Consul dans cette ville se prolongeant, les ministres et le consul Cambacérès vinrent y tenir conseil. Une partie des membres du corps diplomatique s'y rendirent de leur côté, pour obtenir des audiences du chef de la France. Entouré ainsi de ministres, de généraux, de troupes nombreuses et brillantes, le général Bonaparte tint dans cette capitale des Pays-Bas une cour qui avait toutes les apparences de la souveraineté. On eût dit qu'un empereur d'Allemagne venait visiter le patrimoine de Charles-Quint. Le temps s'était écoulé plus vite que le Premier Consul ne l'avait cru. De nombreuses affaires le rappelaient à Paris: c'étaient les ordres à donner pour l'exécution de ce qu'il avait résolu à Boulogne; c'étaient aussi les négociations avec l'Europe, que cet état de crise rendait plus actives que jamais. Il renonça donc pour le moment à voir les provinces du Rhin, et remit à un second et prochain voyage cette partie de sa tournée. Mais, avant de quitter Bruxelles, il y reçut une visite qui fut fort remarquée, et qui méritait de l'être, à cause du personnage accouru pour le voir.
Ce personnage était M. Lombard, secrétaire intime du roi de Prusse. Le jeune Frédéric-Guillaume, dans sa défiance de lui-même et des autres, avait la coutume de retenir le travail de ses ministres, et de le soumettre à un nouvel examen, qu'il faisait de moitié avec son secrétaire, M. Lombard, homme d'esprit et de savoir. M. Lombard, grâce à cette royale intimité, avait acquis en Prusse une très-grande importance. M. d'Haugwitz, habile à se saisir de toutes les influences, avait eu l'art de s'emparer de M. Lombard, de manière que le roi, passant des mains du ministre dans celles du secrétaire particulier, n'y trouvait que les mêmes inspirations, c'est-à-dire celles de M. d'Haugwitz. M. Lombard, venu à Bruxelles, représentait donc à la fois auprès du Premier Consul le roi et le premier ministre, c'est-à-dire tout le gouvernement prussien, moins la cour, rangée exclusivement autour de la reine, et animée d'un autre esprit que le gouvernement.
La visite de M. Lombard à Bruxelles était la conséquence de l'agitation des cabinets, depuis le renouvellement de la guerre entre la France et l'Angleterre. La cour de Prusse était dans une extrême anxiété, accrue par les communications récentes du cabinet russe. Ce dernier cabinet, comme on a vu, ramené malgré lui de ses affaires intérieures aux affaires européennes, aurait voulu s'en dédommager en jouant un rôle considérable. Il s'était efforcé tout d'abord de faire accepter sa médiation aux deux parties belligérantes, et de recommander ses protégés à la France. Le résultat de ces premières démarches n'était pas de nature à le satisfaire. L'Angleterre avait très-froidement accueilli ses ouvertures, refusé nettement de confier Malte à sa garde, et de suspendre les hostilités pendant que durerait la médiation. Seulement elle avait déclaré ne pas repousser l'entremise du cabinet russe, si la nouvelle négociation embrassait l'ensemble des affaires de l'Europe, et mettait en question, par conséquent, tout ce que les traités de Lunéville et d'Amiens avaient résolu. C'était repousser la médiation, que de l'accepter à des conditions pareilles. Tandis que l'Angleterre répondait de la sorte, la France, de son côté, accueillant avec une entière déférence l'intervention du jeune empereur, avait néanmoins occupé sans hésiter les pays recommandés par la Russie, le Hanovre et Naples. La cour de Saint-Pétersbourg était singulièrement blessée de se voir si peu écoutée, lorsqu'elle pressait l'Angleterre d'accepter sa médiation, et la France de limiter le champ des hostilités. Elle avait donc jeté les yeux sur la Prusse pour l'engager à former un tiers parti, qui ferait la loi aux Anglais et aux Français, et aux Français surtout, bien plus alarmants que les Anglais, quoique plus polis. L'empereur Alexandre, qui avait rencontré le roi de Prusse à Mémel, qui lui avait juré dans cette rencontre une amitié éternelle, qui s'était découvert toute sorte d'analogies avec le jeune monarque, analogies d'âge, d'esprit, de vertus, cherchait à lui persuader, dans une correspondance fréquente, qu'ils étaient faits l'un pour l'autre, qu'ils étaient les seuls honnêtes gens en Europe; qu'à Vienne il n'y avait que fausseté, à Paris qu'ambition, à Londres qu'avarice, et qu'ils devaient s'unir étroitement pour contenir et gouverner l'Europe. Le jeune empereur, montrant une finesse précoce, avait surtout cherché à persuader au roi de Prusse qu'il était dupe des caresses du Premier Consul, et que, pour des intérêts médiocres, il lui faisait des sacrifices de politique dangereux; que, grâce à sa condescendance, le Hanovre se trouvait envahi; que les Français ne borneraient pas là leurs occupations; que la raison qui les portait à fermer aux Anglais le continent, les porterait plus loin que le Hanovre, et les conduirait jusqu'au Danemark, afin de s'emparer du Sund; qu'alors les Anglais bloqueraient la Baltique, comme ils bloquaient l'Elbe et le Weser, et fermeraient la dernière issue restée au commerce du continent. Cette crainte, exprimée par la Russie, ne pouvait être sincère; car le Premier Consul ne songeait pas à pousser ses occupations jusqu'au Danemark, et il n'était pas possible qu'il y songeât. Il avait occupé le Hanovre à titre de propriété anglaise, Tarente en vertu de la domination non contestée de la France sur l'Italie. Mais envahir le Danemark en passant sur le corps de l'Allemagne, était impossible, si on ne commençait par conquérir la Prusse elle-même. Et heureusement alors, la politique de la France n'avait pas acquis une telle extension.
Les suggestions de la Russie étaient donc mensongères, mais elles inquiétaient le roi de Prusse, déjà fort troublé par l'occupation du Hanovre. Cette occupation lui avait valu, outre les plaintes des États allemands, de cruelles souffrances commerciales. L'Elbe et le Weser étant fermés par les Anglais, l'exportation des produits prussiens avait cessé tout à coup. Les toiles de la Silésie, achetées ordinairement par Hambourg et Brême, dont elles alimentaient le vaste commerce, avaient été refusées le jour même où avait commencé le blocus. Les gros négociants de Hambourg surtout avaient mis une sorte de malice à repousser toute espèce de transactions, afin de stimuler davantage la cour de Prusse, afin de lui faire plus vivement sentir l'inconvénient de l'occupation du Hanovre, cause unique de la clôture de l'Elbe et du Weser. Depuis lors, les plus grands seigneurs prussiens essuyaient des pertes immenses. M. d'Haugwitz notamment avait perdu la moitié de ses revenus; ce qui n'avait altéré en rien le calme qui faisait l'un des mérites de son génie politique. Le roi, assiégé des plaintes de la Silésie, avait été obligé de prêter à cette province un million d'écus (4 millions de francs), sacrifice bien grand pour un prince économe, et jaloux de rétablir le trésor du grand Frédéric. On lui demandait, dans le moment, le double de cette somme.
Agité par les suggestions russes, par les plaintes du commerce prussien, le roi Frédéric-Guillaume craignait, en outre, s'il se laissait entraîner par ces suggestions et ces plaintes, d'être engagé dans des liaisons hostiles à la France; ce qui aurait bouleversé toute sa politique, qui depuis quelques années avait reposé sur l'alliance française. C'est pour sortir de ce pénible état d'anxiété que M. Lombard venait d'être envoyé à Bruxelles. Il avait mission de bien observer le jeune général, de chercher à pénétrer ses intentions, de s'assurer s'il voulait, comme on le disait à Pétersbourg, pousser ses occupations jusqu'au Danemark; si enfin, comme on le disait encore à Pétersbourg, il était si dangereux de se fier à cet homme extraordinaire. M. Lombard devait en même temps s'efforcer d'obtenir quelques concessions relativement au Hanovre. Le roi Frédéric-Guillaume aurait voulu qu'on réduisît à quelques mille hommes le corps qui occupait ce royaume; ce qui aurait répondu aux craintes sincères ou affectées dont la présence des Français en Allemagne était la cause. Il aurait voulu de plus l'évacuation d'un petit port placé aux bouches de l'Elbe, celui de Cuxhaven. Ce petit port, situé à l'entrée même de l'Elbe, était la propriété nominale des Hambourgeois, mais en réalité il servait aux Anglais pour y continuer leur commerce. Si on l'avait laissé inoccupé à titre de territoire hambourgeois, le commerce anglais se serait fait comme en pleine paix. Dès lors l'objet que se proposait la France aurait été manqué, et cela était si vrai qu'en 1800, lorsque la Prusse avait pris le Hanovre, elle avait occupé Cuxhaven.
Pour prix de ces deux concessions, le roi de Prusse offrait un système de neutralité du Nord, calqué sur l'ancienne neutralité prussienne, qui comprendrait, outre la Prusse et le nord de l'Allemagne, de nouveaux États allemands, peut-être même la Russie; du moins le roi Frédéric-Guillaume s'en flattait. C'était, suivant ce monarque, garantir à la France l'immobilité du continent, lui laisser ainsi le libre emploi de ses moyens contre l'Angleterre, et, par conséquent, mériter de sa part quelques sacrifices. Tels avaient été les divers objets confiés à la prudence de M. Lombard.
Ce secrétaire du roi partit de Berlin pour Bruxelles, chaudement recommandé par M. d'Haugwitz à M. de Talleyrand. Il sentait vivement l'honneur d'approcher, d'entretenir le Premier Consul. Celui-ci, averti des dispositions dans lesquelles arrivait M. Lombard, l'accueillit de la manière la plus brillante, et prit le meilleur moyen de s'ouvrir accès dans son esprit, c'était de le flatter par une confiance sans bornes, par le développement de toutes ses pensées, même les plus secrètes. Du reste, il pouvait, dans le moment, se montrer tout entier sans y perdre; et il le fit avec une franchise, une abondance de langage entraînantes. Il ne voulait pas, dit-il à M. Lombard, acquérir un seul territoire de plus sur le continent; il ne voulait que ce que les puissances avaient reconnu à la France, par des traités patents ou secrets: le Rhin, les Alpes, le Piémont, Parme, et le maintien des rapports actuels avec la République italienne et l'Étrurie. Il était prêt à reconnaître l'indépendance de la Suisse et de la Hollande. Il était bien résolu à ne plus s'immiscer dans les affaires allemandes, à partir du Recès de 1803. Il ne tendait qu'à une seule chose, c'était à réprimer le despotisme maritime des Anglais, insupportable à d'autres qu'à lui certainement, puisque la Prusse, la Russie, la Suède et le Danemark s'étaient unis deux fois en vingt ans, en 1780 et en 1800, pour le faire cesser. C'était à la Prusse à l'aider dans cette tâche, à la Prusse qui était l'alliée naturelle de la France, qui depuis quelques années en avait reçu une foule de services, et qui en attendait de si grands encore. Si, en effet, il était victorieux, mais grandement victorieux, que ne pouvait-il pas faire pour elle? N'avait-il pas sous la main le Hanovre, ce complément si naturel, si nécessaire du territoire prussien? Et n'était-ce pas là un prix, immense et certain, de l'amitié que le roi Frédéric-Guillaume lui témoignerait en cette circonstance? Mais, pour qu'il fût victorieux et reconnaissant, il fallait qu'on le secondât d'une manière efficace. Une bonne volonté ambiguë, une neutralité plus ou moins étendue, étaient de médiocres secours. Il fallait l'aider à fermer complétement les rivages de l'Allemagne, supporter quelques souffrances momentanées, et se lier à la France par un traité d'union patent et positif. Ce qu'on appelait depuis 1795 la neutralité prussienne, ne suffisait pas pour assurer la paix du continent. Il fallait, pour rendre cette paix certaine, l'alliance formelle, publique, offensive et défensive, de la Prusse et de la France. Alors aucune des puissances continentales n'oserait former un projet. L'Angleterre serait manifestement seule, réduite à une lutte corps à corps avec l'armée de Boulogne; et, si à la perspective de cette lutte se joignait la clôture des marchés de l'Europe, elle serait, ou amenée à composer, ou écrasée par la formidable expédition qui se préparait sur les bords de la Manche. Mais, répétait sans cesse le Premier Consul, pour cela il fallait l'alliance effective de la Prusse, et un concours sérieux et entier de sa part aux projets de la France. Alors il réussirait, alors il pourrait combler de biens son alliée, et lui faire ce présent qu'elle ne demandait pas, mais qu'elle désirait ardemment au fond du cœur, celui du Hanovre.
Le Premier Consul, par la sincérité, la chaleur de ses explications, l'éblouissant éclat de son esprit, avait, non pas dupé, comme le dit bientôt à Berlin une faction ennemie, mais convaincu, entraîné M. Lombard. Il avait fini par lui persuader qu'il ne méditait rien contre l'Allemagne, qu'il voulait uniquement se procurer des moyens d'action contre l'Angleterre, et qu'un magnifique agrandissement serait pour la Prusse le prix d'un concours franc et sincère. Quant aux concessions dont M. Lombard apportait la demande, le Premier Consul lui en avait montré les graves inconvénients; car laisser le commerce britannique s'exercer librement, tandis qu'on ferait une guerre qui, jusqu'au jour si incertain de la descente, serait sans conséquence pour l'Angleterre, c'était abandonner à celle-ci tous les avantages de la lutte. Le Premier Consul alla même jusqu'à déclarer qu'il était prêt à indemniser, aux dépens du trésor français, le commerce souffrant de la Silésie. Toutefois, dans le cas où la Prusse consentirait à stipuler une alliance offensive et défensive, il était disposé, dans un tel intérêt, à faire quelques-unes des concessions que désirait le roi Frédéric-Guillaume.
M. Lombard, convaincu, ébloui, enchanté des familiarités du grand homme, dont les princes mêmes appréciaient avec orgueil les moindres égards, partit pour Berlin, disposé à communiquer à son maître et à M. d'Haugwitz tous les sentiments dont son âme était remplie.
Le Premier Consul, après avoir tenu à Bruxelles une cour brillante, n'ayant plus rien qui le retînt en Flandre, tant que les travaux ordonnés sur les côtes ne seraient pas plus avancés, repartit pour Paris, où il avait tout à faire, sous le double rapport de l'administration et de la diplomatie. Il passa par Liége, Namur, Sedan, fut partout accueilli avec transport, et arriva vers les premiers jours d'août à Saint-Cloud.
Il était pressé, tout en continuant d'ordonner de Paris les préparatifs de sa grande expédition, d'éclaircir, de fixer définitivement ses rapports avec les grandes puissances du continent. Dans les inquiétudes de la Prusse, il avait clairement discerné l'influence russe; il discernait cette influence ailleurs, c'est-à-dire dans la mauvaise volonté qu'on lui montrait à Madrid. Le cabinet espagnol refusait en effet de s'expliquer sur l'exécution du traité de Saint-Ildephonse, et disait que, la médiation russe faisant encore espérer une fin pacifique, il fallait attendre le résultat de cette médiation avant de prendre un parti décisif. D'autres circonstances avaient désagréablement affecté le Premier Consul: c'était la partialité évidente de la Russie dans l'essai de médiation qu'elle venait de tenter. Tandis que le Premier Consul avait accepté cette médiation avec une déférence entière, et que l'Angleterre au contraire y avait opposé des difficultés de toute nature, tantôt refusant de confier Malte aux mains de la puissance médiatrice, tantôt argumentant à l'infini sur l'étendue de la négociation, la diplomatie russe penchait plutôt pour l'Angleterre que pour la France, et semblait ne tenir aucun compte de la déférence de l'une, et de la mauvaise volonté de l'autre. Les propositions récemment arrivées de Saint-Pétersbourg révélaient cette disposition de la manière la plus claire. La Russie déclarait qu'à son avis l'Angleterre devait rendre Malte à l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem; mais qu'en retour il était convenable de lui accorder l'île de Lampedouse; que la France devait en outre fournir une indemnité au roi de Sardaigne, reconnaître et respecter l'indépendance des États placés dans son voisinage, évacuer pour n'y plus rentrer, non-seulement Tarente et le Hanovre, mais le royaume d'Étrurie, la République italienne, la Suisse et la Hollande.
Ces conditions, acceptables sous quelques rapports, étaient complétement inacceptables sous tous les autres. Concéder Lampedouse en compensation de Malte, c'était donner aux Anglais le moyen de faire avec de l'argent, dont ils ne manquaient jamais, un second Gibraltar dans la Méditerranée. Le Premier Consul avait été près d'y consentir pour garder la paix. Lancé maintenant dans la guerre, plein d'espérance de réussir, il ne voulait plus faire un tel sacrifice. Indemniser le roi de Piémont n'était pas pour lui une difficulté; il était disposé à consacrer à cet objet Parme ou un équivalent. Évacuer Tarente et le Hanovre la paix rétablie, était une suite naturelle de la paix même. Mais évacuer la République italienne qui n'avait point d'armée, la Suisse, la Hollande, qui étaient menacées d'une contre-révolution immédiate si les troupes françaises se retiraient, c'était lui demander de livrer aux ennemis de la France les États dont on avait acquis le droit de disposer, par dix ans de guerres et de victoires. Le Premier Consul ne pouvait adhérer à de telles conditions. Ce qui le décidait plus souverainement encore à ne pas laisser continuer cette médiation, c'était la forme sous laquelle on l'offrait. Le Premier Consul avait consenti à un arbitrage suprême, absolu et sans appel, du jeune empereur lui-même, car c'était intéresser l'honneur de ce monarque à être juste, et se donner de plus la certitude d'en finir. Mais s'en remettre à la partialité des agents russes, tous dévoués à l'Angleterre, c'était souscrire à une négociation désavantageuse et sans terme.
Il déclara donc, après avoir discuté les propositions de la Russie, après avoir montré l'injustice et le danger de quelques-unes, qu'il était toujours prêt à accepter l'arbitrage personnel du czar lui-même, mais non une négociation conduite par son cabinet d'une manière peu amicale pour la France, et tellement compliquée, qu'on ne pouvait en espérer la fin; qu'il remerciait le cabinet de Saint-Pétersbourg de ses bons offices, qu'il renonçait toutefois à s'en servir davantage, s'en remettant à la guerre du soin de ramener la paix. La déclaration du Premier Consul se terminait par ces paroles, profondément empreintes de son caractère: «Le Premier Consul a tout fait pour conserver la paix; ses efforts ayant été vains, il a dû voir que la guerre était dans l'ordre du destin. Il fera la guerre, et il ne pliera pas devant une nation orgueilleuse, en possession, depuis vingt ans, de faire plier toutes les puissances.» (29 août 1803.)
M. de Markoff fut sèchement traité, et avait mérité de l'être par son langage et son attitude à Paris. Approbateur constant de l'Angleterre, de ses prétentions, de sa conduite, il était le détracteur avoué de la France et de son gouvernement. Quand on lui disait qu'il ne se conformait pas ainsi aux intentions, du moins apparentes, de son maître, qui professait une rigoureuse impartialité entre la France et l'Angleterre, il répondait que l'empereur avait son opinion, mais que les Russes avaient la leur. Il était à craindre qu'il ne s'attirât bientôt quelque tempête, semblable à celle qu'avait essuyée lord Withworth, et même plus désagréable encore, parce que le Premier Consul n'avait pas pour M. de Markoff la considération qu'il professait pour lord Withworth.
Le fil de cette fausse médiation une fois tranché, sans rompre néanmoins avec la Russie, le Premier Consul voulut forcer l'Espagne à s'expliquer, et à dire comment elle entendait exécuter le traité de Saint-Ildephonse. Il s'agissait de savoir si elle prendrait part à la guerre, ou si elle resterait neutre, en fournissant à la France un subside, au lieu d'un secours en hommes et en vaisseaux. Le Premier Consul ne pouvait se donner tout entier à son expédition, tant que cette question ne serait pas résolue.
L'Espagne éprouvait à se décider une répugnance extrême, et qui l'avait rejetée à l'égard de la France dans les plus fâcheux sentiments. Sans doute il était onéreux de suivre une puissance voisine dans toutes les vicissitudes de sa politique; mais, en s'engageant par le traité de Saint-Ildephonse dans les liens d'une alliance offensive et défensive avec la France, l'Espagne avait contracté une obligation positive, dont il était impossible de contester les conséquences. Indépendamment de cette obligation, il fallait que cette puissance fût indignement dégénérée, pour vouloir se tenir à l'écart, lorsqu'allait s'agiter pour la dernière fois la question de la suprématie maritime. Si l'Angleterre l'emportait, il était évident qu'il n'y avait plus pour l'Espagne ni commerce, ni colonies, ni galions, ni rien enfin de ce qui composait depuis trois siècles sa grandeur et sa richesse. Quand le Premier Consul la pressait d'agir, il la pressait non-seulement de remplir un engagement formel, mais de remplir ses plus sacrés devoirs envers elle-même. Tenant compte de son incapacité présente, il la laissait neutre, et, en lui ménageant ainsi la faculté de recevoir les piastres du Mexique, il lui demandait d'en verser une partie dans la guerre faite au profit commun, de payer, en un mot, la dette d'argent, puisqu'elle ne pouvait payer la dette du sang, à la cause de la liberté des mers.
Nos relations avec l'Espagne, altérées, comme on l'a vu, à l'occasion du Portugal, un peu améliorées depuis, grâce à la vacance du duché de Parme, s'étaient gâtées de nouveau, au point d'être tout à fait hostiles. On se plaignait tous les jours à Madrid d'avoir cédé la Louisiane pour la royauté de l'Étrurie, qu'on appelait nominale, parce que des troupes françaises gardaient l'Étrurie, incapable de se garder elle-même. On se plaignait surtout de la cession de la Louisiane aux États-Unis. On disait que si la France voulait aliéner cette précieuse colonie, c'était au roi d'Espagne qu'elle aurait dû s'adresser, non aux Américains, qui deviendraient pour le Mexique des voisins dangereux; que si la France avait rendu cette colonie à Charles IV, il se serait bien chargé de la sauver des mains des Américains et des Anglais. Il était ridicule, en vérité, à des gens qui allaient perdre le Mexique, le Pérou, et toute l'Amérique du Sud, de prétendre pouvoir garder la Louisiane, laquelle n'était espagnole ni par les mœurs, ni par l'esprit, ni par le langage. On faisait à Madrid de cette aliénation de la Louisiane un grief considérable contre la France, et tellement grave, qu'on se tenait pour délié de toute obligation envers elle. Le vrai motif de cette humeur était dans le refus du Premier Consul d'ajouter le duché de Parme au royaume d'Étrurie; refus forcé dans le moment, car il était obligé de garder quelques territoires pour indemniser le roi de Piémont, depuis qu'on demandait si vivement une indemnité pour ce prince; et d'ailleurs les Florides, après l'abandon de la Louisiane, n'étaient plus un objet d'échange acceptable. Le cabinet de Madrid ne s'en tenait pas envers la France à l'attitude de la mauvaise humeur, il en était venu aux plus mauvais procédés. Notre commerce était indignement traité. Sous prétexte de contrebande, des bâtiments avaient été saisis, et les équipages envoyés aux présides d'Afrique. Toutes les réclamations de nos nationaux étaient écartées; on ne répondait plus à l'ambassadeur sur aucun sujet. Pour mettre le comble aux outrages, on venait de laisser enlever au mouillage d'Algésiras et de Cadix, sous le feu même des canons espagnols, des bâtiments français; ce qui constituait, à part toute alliance, une violation de territoire qu'il était indigne de souffrir. La flotte réfugiée à la Corogne était, sur une fausse allégation de quarantaine, tenue en dehors du mouillage, où elle aurait pu se trouver en sûreté. On forçait les équipages de mourir à bord, faute des ressources les plus indispensables, et faute surtout de l'air bienfaisant de la terre. Cette escadre, bloquée par une flotte anglaise, ne pouvait reprendre la mer, sans un repos, sans un radoub considérable, et sans un renouvellement de vivres et de munitions. On lui refusait tout cela, même à prix d'argent. Enfin, par une bravade qui mettait le comble à de tels procédés, tandis que la marine espagnole était laissée dans un délabrement à faire pitié, on s'occupait avec des soins étranges de l'armée de terre, et on organisait les milices, comme si on avait voulu préparer une guerre nationale contre la France.
Qui pouvait ainsi pousser dans l'abîme l'inepte favori, dont la domination avilissait le noble sang de Louis XIV, et réduisait une brave nation à la plus honteuse impuissance? Le défaut de suite dans les idées, la vanité blessée, la paresse, l'incapacité, tels étaient les misérables mobiles de cet usurpateur de la royauté espagnole. Il avait penché autrefois pour la France, c'en était assez pour que son inconstance penchât aujourd'hui pour l'Angleterre. Le Premier Consul n'avait pu lui dissimuler son mépris, tandis que les agents anglais et russes, au contraire, l'accablaient de flatteries; puis, et surtout, la France lui demandait du courage, de l'activité, une bonne administration des affaires espagnoles: c'était plus qu'il n'en fallait pour l'amener à détester un allié aussi exigeant. Tout cela finira, avait dit le Premier Consul, par un coup de tonnerre. Ainsi s'annonçait, par de sinistres éclairs, la foudre cachée dans cette nue épaisse, qui commençait à s'amonceler sur le vieux trône d'Espagne.
Le sixième des camps formés sur les rives de l'Océan se réunissait à Bayonne. Les apprêts furent accélérés et accrus jusqu'à former une véritable armée. Un autre rassemblement fut préparé du côté des Pyrénées orientales. Augereau reçut le titre de général en chef de ces divers corps de troupes. L'ambassadeur de France eut ordre de demander à la cour d'Espagne le redressement de tous les griefs dont on avait à se plaindre, l'élargissement des Français détenus, avec un dédommagement pour les pertes qu'ils avaient essuyées, la punition des commandants des forts d'Algésiras et de Cadix, qui avaient laissé prendre des bâtiments français à portée de leurs canons, la restitution des bâtiments pris, l'admission dans les bassins du Ferrol de l'escadre réfugiée à la Corogne, son radoub et son ravitaillement immédiats, sauf à compter sur-le-champ avec la France; le licenciement de toutes les milices, et enfin, au choix de l'Espagne, ou la stipulation d'un subside, ou l'armement des 15 vaisseaux et des 24 mille hommes promis par le traité de Saint-Ildephonse. Le général Beurnonville devait déclarer au prince de la Paix ces volontés expresses, lui dire que si la cour de Madrid persistait dans sa folle et coupable conduite, c'était à lui que s'en prendrait la juste indignation du gouvernement français; qu'en franchissant la frontière on dénoncerait au roi et au peuple d'Espagne le joug honteux sous lequel ils étaient courbés, et dont on venait les délivrer. Si cette déclaration faite au prince de la Paix n'avait pas d'effet, le général Beurnonville devait demander une audience au roi et à la reine, leur répéter ce qu'il avait dit au prince, et, s'il n'obtenait pas justice, se retirer de la cour, en attendant de nouvelles dépêches de Paris.
Le général Beurnonville, impatient de mettre un terme à d'intolérables outrages, se hâta de se rendre chez le prince de la Paix, de lui dire les dures vérités qu'il avait mission de faire arriver à ses oreilles, et pour ne lui laisser aucun doute sur le sérieux de ces menaces, plaça sous ses yeux plusieurs passages des dépêches du Premier Consul. Le prince de la Paix pâlit, laissa échapper quelques larmes, fut tour à tour bas ou arrogant, finit par déclarer que M. d'Azara était chargé de s'entendre à Paris avec M. de Talleyrand, qu'au surplus cela ne le regardait pas, lui prince de la Paix; qu'en écoutant l'ambassadeur de France il sortait de son rôle, car il était généralissime des armées espagnoles, et n'avait pas d'autre fonction dans l'État; et que, si on avait quelque déclaration à faire, c'était au ministre des affaires étrangères et non à lui qu'il fallait s'adresser. Il refusa même une note que le général Beurnonville devait lui remettre à la fin de cette conférence. Le général, poussé à bout, lui dit: Monsieur le prince, il y a cinquante personnes dans votre antichambre, je vais les prendre à témoin du refus que vous faites de recevoir une note qui importe au service de votre roi, et constater que, si je n'ai pu m'acquitter de mon devoir, la faute en est à vous seul, et non pas à moi.—Le prince intimidé reçut la note, et le général Beurnonville se retira.
Tenant à remplir ses instructions dans toute leur étendue, le général ambassadeur voulut voir le roi et la reine, les trouva surpris, éperdus, semblant ne rien comprendre à ce qui se passait, et répétant que le chevalier d'Azara venait de recevoir des instructions pour tout arranger avec le Premier Consul. Notre ambassadeur quitta la cour, interrompit même toute communication avec les ministres espagnols, et se hâta de mander à son gouvernement ce qu'il avait fait, et le peu de résultat qu'il avait obtenu.
M. d'Azara, en effet, avait reçu la plus singulière communication, la plus inconvenante, la plus désagréable pour lui. Ce spirituel et sage Espagnol était partisan sincère de l'alliance de l'Espagne avec la France, et ami personnel du Premier Consul depuis les guerres d'Italie, où il avait joué un rôle conciliateur entre l'armée française et le Saint-Père. Malheureusement, il ne cachait pas assez le dégoût, la douleur que lui causait l'état de la cour d'Espagne, et cette cour mécontente s'en prenait de sa déconsidération à l'ambassadeur qui la déplorait. Il était, disait-on dans les dépêches qu'on venait de lui écrire de Madrid, il était l'humble serviteur du Premier Consul; il n'informait sa cour de rien, il ne savait la sauver d'aucune exigence. On allait jusqu'à lui déclarer que, si le Premier Consul n'avait pas autant tenu à le conserver à Paris, on aurait choisi un autre représentant. On provoquait ainsi sa démission, sans oser la lui envoyer. On le chargeait, pour toute conclusion, d'offrir à la France un subside de 2 millions et demi par mois, en déclarant que c'était là tout ce que l'Espagne pouvait faire, qu'au delà il y aurait pour elle impuissance absolue de payer. M. d'Azara transmit ces propositions au Premier Consul, et puis envoya par un courrier sa démission à Madrid.
Le Premier Consul manda auprès de lui M. Hermann, secrétaire d'ambassade, qui avait eu des relations personnelles avec le prince de la Paix, et le chargea de ses ordres pour Madrid. M. Hermann devait signifier au prince qu'il fallait, ou se soumettre, ou se résigner à une chute immédiate, préparée par des moyens que M. Hermann avait en portefeuille. Ces moyens étaient les suivants. Le Premier Consul avait écrit une lettre au roi, dans laquelle il dénonçait à ce monarque infortuné les malheurs et les hontes de sa couronne, de manière, toutefois, à réveiller en lui, sans le blesser, le sentiment de sa dignité; il le plaçait ensuite entre l'éloignement du favori, ou l'entrée immédiate d'une armée française. Si le prince de la Paix, après avoir vu M. Hermann, n'avait pas sur-le-champ, sans faux-fuyant, sans nouveau renvoi à Paris, donné satisfaction complète à la France, le général Beurnonville devait demander une audience solennelle à Charles IV, et lui remettre en mains propres la foudroyante lettre du Premier Consul. Vingt-quatre heures après, si le prince de la Paix n'était pas renvoyé, le général Beurnonville devait quitter Madrid, en expédiant à Augereau l'injonction de passer la frontière.
M. Hermann arriva en toute hâte à Madrid. Il vit le prince de la Paix, lui signifia les volontés du Premier Consul, et cette fois le trouva, non plus arrogant et bas, mais bas seulement. Un ministre espagnol qui aurait eu la conviction de défendre les intérêts de son pays, de représenter dignement son roi, et non de le couvrir d'ignominie, aurait bravé la disgrâce, la mort, tout, plutôt qu'un tel déploiement de l'autorité étrangère. Mais l'indignité de sa position ne laissait au prince de la Paix aucune ressource d'énergie. Il se soumit, et affirma sur sa parole d'honneur que des instructions venaient d'être envoyées à M. d'Azara, avec pouvoir de consentir à tout ce que demandait le Premier Consul. Cette réponse fut rapportée au général Beurnonville. Celui-ci, qui avait ordre d'exiger une solution immédiate, et de ne pas se payer d'un nouveau renvoi à Paris, déclara au prince qu'il avait pour instruction expresse de n'en pas croire sa parole, et d'exiger une signature à Madrid même, ou de remettre au roi la fatale lettre. Le prince de la Paix répéta sa triste version, que tout se terminait à Paris dans le moment, et conformément aux volontés du Premier Consul. Cette misérable cour croyait sauver son honneur, en laissant à M. d'Azara le triste rôle de se soumettre aux volontés de la France, et en renvoyant à quatre cents lieues d'elle le spectacle de son abaissement. Le général Beurnonville se crut alors obligé de porter au roi la lettre du Premier Consul. Les directeurs du roi, c'est-à-dire la reine et le prince, auraient pu refuser l'audience, mais un courrier aurait ordonné à Augereau d'entrer en Espagne. Ils trouvèrent un moyen de tout arranger. Ils conseillèrent à Charles IV de recevoir la lettre, mais en lui persuadant de ne pas l'ouvrir, parce qu'elle contenait des expressions dont il aurait à s'offenser. Ils s'efforcèrent de lui prouver qu'en la recevant il s'épargnerait l'entrée de l'armée française, et qu'en ne l'ouvrant pas il sauverait sa dignité. Les choses furent ainsi disposées. Le général Beurnonville fut admis à l'Escurial, en présence du roi et de la reine, hors de la présence du prince de la Paix, qu'il avait ordre de ne pas souffrir, et remit au monarque espagnol l'accablante dénonciation dont il était porteur.—Charles IV, avec une aisance qui prouvait son ignorance, dit à l'ambassadeur: Je reçois la lettre du Premier Consul, puisqu'il le faut, mais je vous la rendrai bientôt, sans l'avoir ouverte. Vous saurez sous peu de jours que votre démarche était inutile, car M. d'Azara était chargé de tout terminer à Paris. J'estime le Premier Consul; je veux être son fidèle allié, et lui fournir tous les secours dont ma couronne peut disposer.—Après cette réponse officielle, le roi, reprenant le ton d'une familiarité peu digne du trône et de la situation présente, parla en termes d'une vulgarité embarrassante de la vivacité de son ami le général Bonaparte, et de sa résolution de tout lui pardonner pour ne pas rompre l'union des deux cours. L'ambassadeur se retira confondu, souffrant cruellement d'un tel spectacle, et croyant devoir attendre un nouveau courrier de Paris, avant d'envoyer au général Augereau l'avis de marcher.
Cette fois le prince de la Paix disait vrai: M. d'Azara avait reçu les autorisations nécessaires pour signer les conditions imposées par le Premier Consul. Il fut convenu que l'Espagne resterait neutre; que, pour tenir lieu des secours stipulés dans le traité de Saint-Ildephonse, elle payerait à la France un subside de 6 millions par mois, dont un tiers serait retenu pour le règlement des comptes existant entre les deux gouvernements; que l'Espagne acquitterait en un seul payement les quatre mois échus depuis le commencement de la guerre, c'est-à-dire 16 millions. Un agent appelé d'Hervas, qui traitait à Paris les affaires financières de la cour de Madrid, dut se rendre en Hollande pour négocier un emprunt avec la maison Hope, en lui livrant des piastres, à extraire du Mexique. Il fut entendu que, si l'Angleterre déclarait la guerre à l'Espagne, le subside cesserait. Pour prix de ces secours, il fut stipulé que, si les projets du Premier Consul contre la Grande-Bretagne venaient à réussir, la France ferait rendre à son alliée la Trinité d'abord, et ensuite, dans le cas d'un triomphe complet, la célèbre forteresse de Gibraltar.
Cette convention signée, M. d'Azara n'en persista pas moins à donner sa démission, quoiqu'il fût sans fortune, et privé de toute ressource pour soulager une vieillesse précoce. Il mourut à Paris quelques mois plus tard. Le prince de la Paix eut encore assez peu de dignité pour écrire à son agent d'Hervas, et le charger, disait-il, d'arranger ses affaires personnelles avec le Premier Consul. Tout ce qui s'était passé n'était, suivant lui, qu'un malentendu, qu'une de ces brouilles ordinaires entre personnes qui s'aiment, et qui sont après plus amies qu'auparavant. Tel était ce personnage; telles étaient la force et l'élévation de son caractère.
On se trouvait en automne; la mauvaise saison approchait, et l'une des trois occasions réputées les meilleures pour le passage du détroit, allait se présenter avec les brumes et les longues nuits d'hiver. Aussi le Premier Consul s'occupait-il sans relâche de sa grande entreprise. La fin de la querelle avec l'Espagne était venue fort à propos, non-seulement pour lui procurer des ressources pécuniaires, mais pour rendre une partie de ses troupes disponibles. Les rassemblements formés du côté des Pyrénées furent dispersés, et les corps qui les composaient acheminés vers l'Océan. Plusieurs de ces corps furent placés à Saintes, tout à fait à portée de l'escadre de Rochefort. Les autres eurent ordre de se rendre en Bretagne, pour être embarqués sur la grande escadre de Brest. Augereau commandait le camp formé dans cette province. Le projet du Premier Consul se mûrissant peu à peu dans sa tête, il lui semblait que, pour troubler davantage le gouvernement anglais, il fallait l'attaquer sur plusieurs points à la fois, et qu'une partie des 150 mille hommes destinés à l'invasion devait être jetée en Irlande. C'était le but des préparatifs ordonnés à Brest. Le ministre Decrès s'était abouché avec les Irlandais fugitifs, qui avaient déjà cherché à détacher leur patrie de l'Angleterre. Ils promettaient un soulèvement général dans le cas où l'on débarquerait 18 mille hommes, avec un matériel complet, et une grande quantité d'armes. Ils demandaient que, pour prix de leurs efforts, la France ne fît pas la paix, sans exiger l'indépendance de l'Irlande. Le Premier Consul y consentait, à condition qu'un corps de 20 mille Irlandais au moins, aurait joint l'armée française, et combattu avec elle pendant la durée de l'expédition. Les Irlandais étaient confiants et féconds en promesses, comme le sont tous les émigrés; cependant il y en avait parmi eux qui ne donnaient pas de grandes espérances, qui ne promettaient même aucun secours effectif de la part de la population. Toutefois, d'après ces derniers, on devait la trouver au moins bienveillante, et c'était assez pour prêter appui à notre armée, pour causer de graves embarras à l'Angleterre, et pour paralyser peut-être 40 ou 50 mille de ses soldats. L'expédition d'Irlande avait encore l'avantage de tenir l'ennemi incertain sur le vrai point d'attaque. Sans cette expédition, en effet, l'Angleterre n'aurait cru qu'à un seul projet, celui de traverser le détroit pour diriger une armée sur Londres. Au contraire, avec les préparatifs de Brest, beaucoup de gens imaginaient que ce qui se faisait à Boulogne était une feinte, et que le projet véritable consistait en une grande expédition sur l'Irlande. Les doutes inspirés à cet égard étaient un premier résultat fort utile.
La flotte en relâche au Ferrol se trouvait enfin introduite dans les bassins, mise en réparation, et pourvue des rafraîchissements dont les équipages avaient un pressant besoin. Celle de Toulon se préparait. On commençait en Hollande à équiper l'escadre de haut bord, et à réunir la masse de chaloupes nécessaires pour former la flottille batave. Mais c'est à Boulogne principalement que tout marchait avec une ardeur et une rapidité merveilleuses.
Le Premier Consul, plein de cette persuasion qu'il faut tout voir soi-même, que les agents les plus sûrs sont souvent inexacts dans leurs rapports, par défaut d'attention ou d'intelligence, quand ce n'est pas par volonté de mentir, s'était créé à Boulogne un pied-à-terre, où il avait l'intention de séjourner fréquemment. Il avait fait louer un petit château dans un village appelé le Pont-de-Briques, et il avait ordonné les apprêts nécessaires pour y habiter avec sa maison militaire. Il partait le soir de Saint-Cloud, et, franchissant les soixante lieues qui séparent Paris de Boulogne, avec la rapidité que les princes ordinaires mettent à courir à de vulgaires plaisirs, il arrivait le lendemain, au milieu du jour, sur le théâtre de ses immenses travaux, et voulait tout examiner avant de prendre un instant de sommeil. Il avait exigé que l'amiral Bruix, exténué de fatigue, quelquefois agité par ses querelles avec le ministre Decrès, ne se logeât pas à Boulogne, mais sur la falaise même, sur une hauteur d'où l'on apercevait le port, la rade et les camps. On avait construit là une baraque bien calfeutrée, dans laquelle cet homme si regrettable achevait sa vie, en ayant sans cesse devant lui toutes les parties de la vaste création à laquelle il présidait. Il s'était résigné à cette demeure périlleuse pour sa défaillante existence, afin de satisfaire l'inquiète vigilance du chef du gouvernement[13]. Le Premier Consul avait même fait construire pour son usage personnel une semblable baraque, tout près de celle de l'amiral, et il y passait quelquefois les jours et les nuits. Il exigeait que les généraux Davout, Ney, Soult, résidassent sans interruption au milieu des camps, assistassent en personne aux travaux et aux manœuvres, et lui rendissent compte chaque jour des moindres circonstances. Le général Soult, qui se distinguait par une qualité précieuse, celle de la vigilance, lui était là d'une grande et continuelle utilité. Lorsque le Premier Consul avait reçu de ses lieutenants des correspondances quotidiennes, auxquelles il répondait à l'instant, il partait pour aller vérifier lui-même l'exactitude des rapports qu'on lui avait adressés, n'en croyant jamais que ses propres yeux sur toutes choses.
Les Anglais s'étaient appliqués à troubler l'exécution des ouvrages destinés à protéger le mouillage de Boulogne. Leur croisière, composée le plus habituellement d'une vingtaine de bâtiments, dont trois ou quatre vaisseaux de soixante-quatorze, cinq à six frégates, dix ou douze bricks et corvettes, et d'un certain nombre de chaloupes canonnières, faisait sur nos travailleurs un feu continuel. Leurs boulets, dépassant la falaise, venaient tomber dans le port et sur les camps. Quoique leurs projectiles n'eussent causé que bien peu de dommage, ce feu était fort incommode, et pouvait, lorsqu'une grande quantité de bâtiments serait réunie, y causer de funestes ravages, peut-être un incendie. Une nuit même les Anglais, s'avançant avec beaucoup d'audace dans leurs chaloupes, surprirent l'atelier où l'on travaillait à la construction du fort en bois, coupèrent les sonnettes qui servaient à battre les pieux, et bouleversèrent les travaux pour plusieurs jours. Le Premier Consul montra un vif mécontentement de cette tentative, et donna de nouveaux ordres pour en empêcher une pareille à l'avenir. Des chaloupes armées, se succédant comme des factionnaires, durent passer la nuit autour des ouvrages. Les ouvriers encouragés, piqués d'honneur, ainsi que des soldats que l'on conduit à l'ennemi, furent amenés à travailler en présence des vaisseaux anglais, sous le feu de leur artillerie. C'était à la marée basse qu'on pouvait aborder les ouvrages. Quand la tête des pieux était assez découverte par la mer pour qu'on pût les battre, les ouvriers se mettaient à l'œuvre, même avant la retraité des eaux, restaient après qu'elles étaient revenues, et, la moitié du corps dans les flots, travaillaient en chantant, sous les boulets des Anglais. Cependant le Premier Consul, avec son intarissable fécondité, inventa de nouvelles précautions pour éloigner l'ennemi. Il fit faire des expériences sur la côte, et essayer la portée du gros canon, en le tirant sous un angle de 45 degrés, à peu près comme on tire le mortier. L'expérience réussit, et on porta les boulets du calibre de 24, jusqu'à 2,300 toises; ce qui obligea les Anglais à s'éloigner d'autant. Il fit mieux encore; pensant toujours au même objet, il imagina le premier un moyen qui cause aujourd'hui d'effroyables ravages, et qui semble devoir exercer une grande influence sur la guerre maritime, celui des projectiles creux employés contre les vaisseaux. Il ordonna de tirer sur les bâtiments avec de gros obus, qui, éclatant dans le bois ou dans la voilure, devaient produire ou des brèches fatales au corps du navire, ou de grandes déchirures dans le gréement. C'est avec des projectiles qui éclatent, écrivait-il, qu'il faut attaquer le bois. Rien ne se fait facilement, surtout quand il y a d'anciennes habitudes à vaincre, et il eut à réitérer souvent les mêmes instructions. Lorsque les Anglais, au lieu de ces boulets pleins qui traversent comme la foudre tout ce qui est devant eux, mais qui ne font pas un ravage plus étendu que leur diamètre, virent un projectile qui a moins d'impulsion, il est vrai, mais qui éclate comme une mine, ou dans les flancs du navire, ou sur la tête de ses défenseurs, ils furent surpris, et tenus fort à distance. Enfin, pour obtenir encore plus de sécurité, le Premier Consul imagina un moyen non moins ingénieux. Il eut l'idée d'établir des batteries sous-marines, c'est-à-dire qu'il fit placer, à la laisse de basse-mer, des batteries de gros canons et de gros mortiers, que l'eau recouvrait à la marée haute, et découvrait à la marée basse. Il en coûta beaucoup de peine pour assurer les plates-formes sur lesquelles reposaient les pièces, pour prévenir les ensablements et les affouillements. On y réussit néanmoins, et à l'heure de la marée descendante, qui était celle du travail, lorsque les Anglais s'avançaient pour le troubler, ils étaient accueillis par des décharges d'artillerie, partant à l'improviste de la ligne de basse-mer; de façon que les feux s'avançaient, en quelque sorte, ou reculaient avec la mer elle-même. Ces batteries ne furent employées que pendant le temps de la construction des forts; elles devinrent inutiles dès que les forts furent achevés[14].
Le fort en bois fut terminé le premier, grâce à la nature de la construction. On établit de solides plates-formes sur la tête des pieux, et à quelques pieds au-dessus des plus hautes eaux. On arma cet ouvrage de dix pièces de gros calibre, et de plusieurs mortiers à grande portée, et dès qu'il commença de tirer, les Anglais ne reparurent plus à l'entrée du port. Tout le haut des falaises fut armé avec du 24, du 36 et des mortiers. Environ 500 bouches à feu furent mises en batterie, et la côte, devenue inabordable, reçut des Anglais et des Français le nom de Côte de fer. Dans cet intervalle, on achevait les forts en maçonnerie, sans autre obstacle que celui de la mer. À l'entrée de l'hiver surtout, les vagues deviennent quelquefois si furieuses sous l'impulsion des vents de la Manche, qu'elles ébranlent et inondent les ouvrages les plus solides et les plus élevés. Deux fois elles enlevèrent des assises entières, et précipitèrent les plus gros blocs du haut des murailles commencées, dans le fond de la mer. On continua cependant ces deux importantes constructions, indispensables à la sûreté du mouillage.
Pendant ces travaux, les troupes, rapprochées des côtes, avaient construit leurs baraques, et tracé leurs camps à l'image de véritables cités militaires, divisées en quartiers, traversées par de longues rues. Cette besogne terminée, elles s'étaient réparties autour du bassin de Boulogne. On leur avait partagé la tâche, et chaque régiment devait enlever une portion déterminée de cette énorme couche de sable et de limon, qui remplissait le bas-fond de la Liane. Les uns creusaient le lit même de la Liane, ou le bassin demi-circulaire; les autres enfonçaient les pieux destinés à former des quais. Les ports de Wimereux et d'Ambleteuse, dont l'exécution avait été reconnue possible, étaient déjà entrepris. On travaillait à en extraire le sable et la vase; on y construisait des écluses, afin de creuser un chenal d'entrée par des chasses répétées. D'autres détachements étaient occupés à tracer des routes, pour réunir entre eux les ports de Wimereux, d'Ambleteuse, de Boulogne, d'Étaples, et ces ports eux-mêmes avec les forêts voisines.
Les troupes consacrées à ces rudes travaux se relevaient après l'accomplissement de leur tâche, et celles qui avaient cessé de remuer la terre, se livraient à des manœuvres de tout genre, propres à perfectionner leur instruction. Vêtues de gros habits d'ouvriers, garanties par des sabots de l'humidité du sol, bien logées, nourries abondamment, grâce au prix de leur travail ajouté à leur solde, vivant en plein air, elles jouissaient, au milieu du plus rude climat et de la plus mauvaise saison, d'une santé parfaite. Contentes, occupées, pleines de confiance dans l'entreprise qui se préparait, elles acquéraient chaque jour cette double force physique et morale, qui devait leur servir à vaincre le monde.
Le moment était venu de concentrer la flottille. La construction des bateaux de toute espèce était presque partout achevée. On les avait fait descendre aux embouchures des rivières; on les avait gréés et armés dans les ports. Les ouvriers en bois, qui étaient devenus libres dans l'intérieur, avaient été formés en compagnies, et conduits tant à Boulogne que dans les ports environnants. On se proposait de les employer aux aménagements et à l'entretien de la flottille, une fois réunie.
Il fallut donc procéder à ces concentrations, attendues impatiemment par les Anglais, avec la confiance de détruire jusqu'au dernier nos légers bâtiments. C'est ici qu'on peut juger des ressources d'esprit du Premier Consul. Les divisions de la flottille qui avaient à se rendre à Boulogne, allaient partir de tous les points des côtes de l'Océan, depuis Bayonne jusqu'au Texel, pour venir se rallier dans le détroit de Calais. Elles devaient côtoyer le rivage en se tenant toujours à très-petite distance de la terre, et s'échouer quand elles seraient serrées de trop près par les croisières anglaises. Un ou deux accidents arrivés à des bâtiments de la flottille, fournirent au Premier Consul l'idée d'un système de secours aussi sûr qu'ingénieux. Il avait vu quelques chaloupes jetées à la côte pour éviter l'ennemi, secourues heureusement par les habitants des villages voisins. Frappé de cette circonstance, il fit distribuer le long de la mer des corps nombreux de cavalerie, depuis Nantes jusqu'à Brest, depuis Brest jusqu'à Cherbourg, depuis Cherbourg et le Havre jusqu'à Boulogne. Ces corps de cavalerie, divisés par arrondissements, avaient avec eux des batteries d'artillerie attelées, dressées à manœuvrer avec une extrême rapidité, et à courir au galop sur les sables unis que la mer laisse à découvert en se retirant. Ces sables, qu'on appelle l'estran, sont en général solides, au point de porter des chevaux et des voitures. Nos escadrons, traînant l'artillerie à leur suite, devaient parcourir sans cesse la plage, s'avancer ou se retirer avec la mer, et protéger de leurs feux les bateaux en marche. Ordinairement on n'attelle que du petit calibre; le Premier Consul avait poussé l'emploi de tous les moyens, jusqu'à faire atteler du 16, roulant aussi vite que du 4 et du 8. Il avait exigé et obtenu que chaque cavalier, devenu propre à tous les services, se pliât à mettre pied à terre, à tirer les pièces, ou à courir la carabine à la main au secours des matelots échoués sur le rivage. «Il faut faire souvenir les hussards, écrivait-il au ministre de la guerre, qu'un soldat français doit être cavalier, fantassin, canonnier, qu'il doit faire face à tout.» (29 septembre.) Deux généraux, Lemarrois et Sébastiani, étaient chargés du commandement de toute cette cavalerie. Ils avaient ordre d'être sans cesse à cheval, de faire manœuvrer tous les jours les escadrons avec leurs pièces, et de se tenir constamment avertis du mouvement des convois, afin de les escorter dans leur marche[15].
Ce système produisit, comme on le verra, d'excellents résultats. Les bâtiments étaient formés en convois de 30, 50 et jusqu'à 60 voiles. Ils devaient commencer à sortir, vers la fin de septembre, de Saint-Malo, Granville, Cherbourg, de la rivière de Caen, du Havre, de Saint-Valery. Il n'y en avait pas beaucoup au delà de la pointe de Brest; mais, en tout cas, les Anglais gardaient cette partie de nos rivages avec trop de soin, pour hasarder ce trajet, avant d'avoir fait de nombreuses expériences. Ce n'était pas le même commandant qui conduisait les convois du point de départ au point d'arrivée. On avait pensé que tel officier de mer qui connaissait bien les côtes de Bretagne, par exemple, ne connaîtrait pas également bien les côtes de Normandie ou de Picardie. On les avait donc distribués suivant leurs connaissances locales, et, comme des pilotes côtiers, ils ne sortaient pas de l'arrondissement qui leur était fixé. Ils recevaient les convois à la limite de leur arrondissement, les dirigeaient jusqu'à la limite de l'arrondissement voisin, et se les transmettaient ainsi de main en main jusqu'à Boulogne. On avait embarqué des troupes sur les bâtiments, même des chevaux sur ceux qui étaient destinés à en recevoir; on les avait chargés, en un mot, comme ils devaient l'être pendant la traversée de France en Angleterre. Le Premier Consul avait ordonné d'examiner avec le plus grand soin comment ils se comporteraient à la mer sous le fardeau qu'ils devaient transporter.
Vers les derniers jours de septembre (premiers jours de vendémiaire an XII), une première division, composée de chaloupes, bateaux canonniers et péniches, partit de Dunkerque pour doubler le cap Grisnez, et se rendre à Boulogne. Le capitaine de vaisseau Saint-Haouen, excellent officier, qui commandait cette division, quoique très-hardi, marchait avec beaucoup de précaution. Quand il fut à la hauteur de Calais, il se laissa intimider par une circonstance en réalité peu importante: il vit la croisière anglaise disparaître, comme si elle était allée chercher d'autres bâtiments. Il craignit d'être bientôt assailli par une escadre nombreuse, et au lieu de forcer de voiles pour gagner Boulogne, il relâcha dans le port de Calais. L'amiral Bruix, averti de cette faute, courut de sa personne sur les lieux, afin de la réparer s'il était possible. En effet, les Anglais étaient bientôt venus en très grand nombre, et il devenait évident qu'ils allaient s'acharner sur le port de Calais, pour empêcher d'en sortir la division qui s'y trouvait en relâche. L'amiral se rendit à Dunkerque, pour hâter l'organisation d'une seconde division, qui était prête dans ce port, et la faire venir au secours de la première.
Les Anglais étaient devant Calais avec une force considérable, surtout avec plusieurs bombardes. Dans la journée du 27 septembre (4 vendémiaire), ils lancèrent un grand nombre de bombes sur la ville et sur le port. Ils tuèrent un ou deux hommes, et n'atteignirent aucun bâtiment. Les batteries attelées, accourues au galop sur la plage, leur répondirent par un feu bien nourri, et les obligèrent à se retirer. Ils s'en allèrent assez confus d'avoir produit si peu d'effet. Le lendemain, l'amiral Bruix prescrivit à la division Saint-Haouen de mettre en mer pour affronter la croisière ennemie, empêcher un nouveau bombardement, et, suivant les circonstances, doubler le cap Grisnez, afin de se rendre à Boulogne. La seconde division de Dunkerque devait mettre à la voile en même temps, sous le commandement du capitaine Pevrieux, et appuyer la première. Le contre-amiral Magon, qui commandait à Boulogne, avait ordre, de son côté, de sortir de ce port avec tout ce qui était disponible, de se tenir sous voiles pour donner la main aux divisions Saint-Haouen et Pevrieux, si elles parvenaient à doubler le cap Grisnez.
Le 28 septembre au matin (5 vendémiaire an XII) le capitaine Saint-Haouen sortit hardiment de Calais, et s'avança jusqu'à portée de canon. Les Anglais firent un mouvement pour s'élever au vent. Le capitaine Saint-Haouen, profitant habilement de ce mouvement, qui les éloignait de lui, se dirigea à toutes voiles vers le cap Grisnez. Mais il fut rejoint bientôt par les Anglais un peu au delà du cap, et assailli par un feu violent d'artillerie. Il semblait qu'une vingtaine de bâtiments ennemis, quelques-uns de grand échantillon, auraient dû couler nos légers navires; mais il n'en fut rien. Le capitaine Saint-Haouen continua sa marche sous les boulets des Anglais, sans en souffrir beaucoup. Un bataillon de la 46e, et un détachement de la 22e, embarqués à bord des bâtiments, maniaient la rame avec un admirable sang-froid sous un feu très-vif, mais heureusement peu meurtrier. En même temps les batteries attelées sur la plage étaient accourues, et répondaient avec avantage à l'artillerie des vaisseaux anglais. Enfin, dans l'après-midi, le capitaine Saint-Haouen mouilla en rade de Boulogne, joint par un détachement sorti de ce port, sous les ordres du contre-amiral Magon. La seconde division de Dunkerque, qui avait mis à la mer, s'était avancée de son côté jusqu'à la vue du cap Grisnez. Mais, arrêtée par le calme et la marée, elle fut obligée de mouiller en deçà, le long d'une côte découverte. Elle resta dans cette position jusqu'au moment où le courant changé pouvait la porter vers Boulogne. Elle n'avait point de vent, et elle fut obligée de se servir de ses rames. Quinze bâtiments anglais, frégates, corvettes et bricks, l'attendaient au cap Grisnez. À ce point la profondeur d'eau étant plus grande, et la croisière anglaise pouvant s'approcher de terre, sans que nos bâtiments eussent la ressource de s'échouer, on devait concevoir pour eux de très-vives craintes. Mais ils passèrent comme ceux de la veille, nos soldats maniant la rame avec une rare intrépidité, et les Anglais recevant de nos batteries de terre, plus de mal qu'ils n'en pouvaient faire à nos chaloupes canonnières. La flottille de Boulogne et la division Saint-Haouen, entrée la veille, étaient sorties de nouveau, pour venir au-devant de la division Pevrieux. Elles la joignirent à une hauteur dite la Tour de Croy, devant Wimereux. Alors les trois divisions réunies s'arrêtèrent, et, se mettant en ligne, présentant aux Anglais leur proue armée de canons, allèrent droit à eux, et firent un feu des plus vifs. Ce feu dura deux heures. Nos légers bâtiments atteignaient quelquefois les gros bâtiments anglais, et en étaient rarement atteints. À la fin, les Anglais se retirèrent au large, quelques-uns même assez maltraités pour avoir besoin d'aller se réparer aux dunes. L'une de nos chaloupes, la seule du reste à qui arriva cet accident, percée de part en part par un boulet, eut encore le temps de se jeter sur la plage, avant de couler à fond.
Ce combat, qui fut suivi plus tard de beaucoup d'autres plus importants et plus meurtriers, produisit un effet décisif sur l'opinion de la marine et de l'armée. On vit que ces petits bâtiments ne seraient pas si aisément coulés à fond par de gros vaisseaux, et qu'ils atteindraient plus souvent leurs gigantesques adversaires qu'ils n'en seraient atteints; on vit quel secours on pourrait tirer de la coopération des troupes de terre, qui, sans être encore exercées, avaient manié la rame, servi l'artillerie de marine, avec une rare adresse, et surtout montré peu d'effroi de la mer, et beaucoup de zèle à seconder les matelots[16].
À peine cette première expérience avait-elle été faite, qu'on mit la plus grande ardeur à la renouveler. De nombreux convois partirent successivement de tous les ports de la Manche, pour le rendez-vous général de Boulogne. Plusieurs officiers de mer, les capitaines Saint-Haouen et Pevrieux, dont nous venons de citer les noms, les capitaines Hamelin, Daugier, se distinguèrent dans cette espèce de cabotage, par leur courage et par leur habileté. Nos bâtiments, marchant tantôt à la voile, tantôt à la rame, longeaient la côte à très-petite distance des détachements de cavalerie et d'artillerie, prêts à les protéger. Rarement ils furent obligés de se réfugier au rivage, car presque toujours ils naviguèrent à la vue des Anglais, soutenant leur feu, et quelquefois s'arrêtant, quand ils en avaient le temps, pour faire face à l'ennemi, et lui montrer leur avant armé de gros calibre. Souvent ils firent reculer les bricks, les corvettes et même les frégates. S'ils échouèrent dans quelques occasions, ce fut plutôt par l'effet du mauvais temps que par la force de leurs adversaires. Quand cela leur arrivait, les Anglais se jetaient dans des canots pour s'emparer des chaloupes ou des péniches échouées. Mais nos artilleurs, accourus avec leurs pièces sur la plage, ou bien nos cavaliers, changés tout à coup en fantassins, presque en gens de mer, venaient, au milieu des brisants, au secours des marins, éloignaient les canots anglais par le feu de leurs carabines, et les obligeaient à regagner le large, sans amener aucune prise, souvent même après avoir perdu quelques-uns de leurs plus intrépides matelots.
Dans les mois d'octobre, de novembre et de décembre, près de mille bâtiments, chaloupes canonnières, bateaux canonniers, péniches, partis de tous les ports, entrèrent dans Boulogne. Sur ce nombre les Anglais n'en prirent pas plus de trois ou quatre, la mer n'en détruisit pas plus de dix ou douze.
Ces courtes et fréquentes traversées furent l'occasion de beaucoup d'observations utiles. Elles révélèrent la supériorité des chaloupes canonnières sur les bateaux canonniers. Ceux-ci étaient plus difficiles à mouvoir, dérivaient davantage, et surtout manquaient de feux. Les défauts de ces bateaux canonniers tenaient à leur construction, et leur construction à la nécessité d'y placer l'artillerie de campagne. Il fallait bien s'y résigner. Les péniches ne laissaient rien à désirer sous le rapport de la manœuvre et de la vitesse. Du reste tous ensemble avaient une marche passable, même sans le secours de la voile. Il y avait des divisions venues du Havre à Boulogne, presque toujours à la rame, avec une vitesse moyenne de deux lieues à l'heure. Quelques changements à l'arrimage, c'est-à-dire au chargement, devaient améliorer leurs qualités navigantes.
L'expérience de ces traversées conduisit à un changement dans la disposition de l'artillerie, qui fut immédiatement exécuté sur toute la flottille. Les gros canons, placés à l'avant et à l'arrière, étaient engagés dans des coulisses, dans lesquelles ils ne pouvaient qu'avancer ou reculer en ligne droite. Il en résultait que les bâtiments pour tirer étaient obligés de se détourner, et de présenter à l'ennemi, ou l'avant ou l'arrière. Il leur était donc impossible, quand ils étaient en marche, de riposter au feu des Anglais, parce qu'ils ne montraient alors que le travers. En rade, les courants leur faisaient prendre une position parallèle à la côte, c'est-à-dire offrir à l'ennemi leur flanc désarmé. On changea cette disposition quand on eut éprouvé la stabilité de ces bâtiments, et qu'on l'eut assurée par un système d'arrimage mieux calculé. On construisit des affûts assez semblables à l'affût de campagne, qui permettaient de tirer en belle, c'est-à-dire en tout sens. De la sorte, les bâtiments en rade ou en marche pouvaient faire feu, quelle que fût leur position, sans être obligés de se détourner. Les chaloupes avaient ainsi quatre coups à tirer dans toutes les directions. Avec un peu d'habitude, les hommes de terre et de mer devaient arriver à pratiquer ce tir avec justesse et sans danger.
On songea surtout à faire naître une complète intimité entre les marins et les soldats, par l'affectation des mêmes bâtiments aux mêmes troupes. La capacité des chaloupes canonnières et des bateaux canonniers avait été calculée de façon à pouvoir porter une compagnie d'infanterie, outre quelques artilleurs. Ce fut là l'élément dont on se servit pour arrêter l'organisation générale de la flottille. Les bataillons se composaient alors de neuf compagnies; les demi-brigades, de deux bataillons de guerre, le troisième restant au dépôt. On distribua les chaloupes et les bateaux canonniers conformément à cette composition des troupes. Neuf chaloupes ou bateaux formaient une section, et portaient neuf compagnies ou un bataillon. Deux sections formaient une division, et portaient une demi-brigade. Ainsi le bateau ou la chaloupe répondait à la compagnie, la section répondait au bataillon, la division à la demi-brigade. Des officiers de mer d'un grade correspondant commandaient la chaloupe, la section, la division. Pour arriver à une parfaite adhérence des troupes avec la flottille, chaque division fut affectée à une demi-brigade, chaque section à un bataillon, chaque chaloupe ou bateau à une compagnie; et cette affectation une fois faite demeura invariable. Les troupes durent ainsi conserver toujours les mêmes bâtiments, et s'y attacher comme un cavalier s'attache à son cheval. Officiers de terre et de mer, soldats et matelots, devaient par ce moyen arriver à se connaître, prendre confiance les uns dans les autres, et en être plus disposés à s'entr'aider. Chaque compagnie dut fournir au bâtiment qui lui appartenait, une garnison de vingt-cinq hommes, toujours embarqués. Ces vingt-cinq hommes, formant le quart de la compagnie, restaient environ un mois à bord. Pendant ce temps ils logeaient sur le bâtiment avec l'équipage, soit que le bâtiment se trouvât en mer pour manœuvrer, soit qu'il séjournât dans le port. Ils faisaient là tout ce que faisaient les matelots eux-mêmes, concouraient aux basses manœuvres, et s'exerçaient surtout à manier la rame et à tirer le canon. Quand ils avaient été livrés à ce genre de vie pendant un mois, ils étaient remplacés par vingt-cinq autres soldats de la même compagnie, qui venaient pendant le même espace de temps se livrer aux mêmes exercices de mer. Successivement la compagnie tout entière faisait son stage à bord des chaloupes ou bateaux. Chaque homme était donc alternativement soldat de terre, soldat de mer, artilleur, fantassin, matelot, et même ouvrier du génie, par suite des travaux exécutés dans les bassins. Les matelots prenaient part aussi à cet enseignement réciproque. Il y avait à bord des armes d'infanterie, et quand on était dans le port, ils faisaient sur le quai, pendant la journée, l'exercice du fantassin. C'était par conséquent un renfort de quinze mille fantassins, qui, après le débarquement en Angleterre, seraient capables de défendre la flottille le long des côtes où elle serait venue s'échouer. En leur laissant comme renforts une dizaine de mille hommes, ils pouvaient attendre impunément au rivage les victoires de l'armée d'invasion.
Les péniches dans le commencement, restèrent en dehors de cette organisation, parce qu'elles ne pouvaient pas porter toute une compagnie, et qu'elles étaient plutôt capables de jeter rapidement les troupes à terre, que de faire face en mer à l'ennemi. Cependant on les rangea plus tard en division, et on les attribua spécialement à l'avant-garde, composée des grenadiers réunis. En attendant, elles étaient rangées en escouades dans le port, et, tous les jours, les troupes auxquelles des bâtiments n'étaient pas encore affectés, allaient s'exercer tantôt à les mouvoir à la rame, tantôt à tirer le léger obusier dont elles étaient armées.
Cela réglé, on s'occupa d'un autre soin non moins important, celui de l'arrimage des navires. Le Premier Consul, dans l'un de ses voyages, fit charger et décharger plusieurs fois sous ses yeux quelques chaloupes, bateaux et péniches, et arrêta sur place leur arrimage[17]. Comme lest on leur assigna des boulets, des obus, des munitions de guerre, en quantité suffisante pour une longue campagne. On disposa dans leur cale du biscuit, du vin, de l'eau-de-vie, de la viande salée, du fromage de Hollande, pour nourrir pendant vingt jours toute la masse d'hommes composant l'expédition. Ainsi, la flottille de guerre devait porter, outre l'armée et ses 400 bouches à feu attelées de deux chevaux, des munitions pour une campagne, des vivres pour vingt jours. La flottille de transport devait porter, comme nous l'avons dit, le surplus des attelages d'artillerie, les chevaux nécessaires à une moitié de la cavalerie, deux ou trois mois de vivres, enfin tous les bagages. À chaque division de la flottille de guerre, répondait une division de la flottille de transport, l'une devant naviguer à la suite de l'autre. Sur chaque bâtiment un sous-officier d'artillerie veillait aux munitions, un sous-officier d'infanterie aux vivres. Tout devait être constamment embarqué sur les deux flottilles, et il ne restait à mettre à bord, au signal du départ, que les hommes et les chevaux. Les hommes, exercés fréquemment à prendre les armes, et à se rendre par demi-brigades, bataillons et compagnies, à bord de la flottille, n'y mettaient que le temps nécessaire pour aller des camps au port. Quant aux chevaux, on était arrivé à simplifier et accélérer leur embarquement d'une manière surprenante. Quelque grand que fût le développement des quais, il n'était pas possible cependant d'y ranger tous les bâtiments. On était obligé d'en disposer jusqu'à neuf l'un contre l'autre, le premier seul touchant le quai. Un cheval, revêtu d'un harnais qui le saisissait sous le ventre, enlevé de terre au moyen d'une vergue, transmis neuf fois de vergue en vergue, était déposé en deux ou trois minutes dans le neuvième bâtiment. De la sorte, hommes et chevaux pouvaient être placés en deux heures sur la flottille de guerre. Il en fallait trois ou quatre pour embarquer les neuf à dix mille chevaux restants sur la flottille de transport. Ainsi, tout le gros bagage étant constamment à bord, on devait toujours être prêt en quelques heures à lever l'ancre; et, comme il n'était pas possible de faire sortir des ports un aussi grand nombre de bâtiments dans l'espace d'une seule marée, l'embarquement des hommes et des chevaux ne pouvait jamais être la cause d'une perte de temps.
Après des exercices incessamment répétés, on réussit bientôt à exécuter toutes les manœuvres avec autant de promptitude que de précision. Tous les jours, par tous les temps, à moins d'une tempête, on sortait au nombre de 100 à 150 bâtiments, pour manœuvrer ou mouiller en rade, devant l'ennemi. Puis on simulait le long des falaises l'opération d'un débarquement. On s'exerçait d'abord à balayer le rivage par un feu nourri d'artillerie, puis à s'approcher de terre, à y déposer hommes, chevaux, canons. Souvent, quand on ne pouvait pas joindre la terre, on jetait les hommes dans les flots, par cinq ou six pieds de profondeur d'eau. Jamais il n'y en eut de noyés, tant ils déployaient d'adresse et d'ardeur. Quelquefois même on ne débarquait pas autrement les chevaux. On les descendait dans la mer, et des hommes placés dans des canots les dirigeaient avec une longe vers le rivage. De la sorte il n'y avait pas un accident de débarquement sur une côte ennemie, qui ne fût prévu, et bravé plusieurs fois, en y ajoutant toutes les difficultés qu'on pouvait se donner à vaincre, même celles de la nuit[18], excepté cependant la difficulté du feu. Mais celle-là devait être plutôt un excitant qu'un obstacle, pour ces soldats les plus braves de l'univers par nature, et par habitude de la guerre.
Cette variété d'exercices de terre et de mer, ces manœuvres entremêlées de rudes travaux, intéressaient ces soldats aventureux, remplis d'imagination, et ambitieux comme leur illustre chef. Une nourriture considérablement augmentée, grâce au prix de leurs journées ajouté à leur solde, une activité continuelle, l'air le plus vif, le plus sain, tout cela devait leur donner une force physique extraordinaire. L'espoir d'exécuter un prodige y ajoutait une force morale non moins grande. C'est ainsi que se préparait peu à peu cette armée sans pareille, qui devait faire la conquête du continent en deux années.