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Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 04 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

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Conduite inconvenante de lord Withworth, et patience de M. de Talleyrand.

Cette réponse causa le plus grand désappointement à lord Withworth, et d'accommodant qu'il s'était montré d'abord, quand il avait l'espérance de réussir, il devint roide, hautain, et presque inconvenant. Mais M. de Talleyrand s'était promis de tout supporter, pour prévenir ou retarder au moins la rupture. Lord Withworth dit à M. de Talleyrand que, si le Premier Consul mettait son honneur où il ne devait pas le mettre, peu importait à l'Angleterre; qu'elle n'était pas l'un de ces petits États auxquels il pouvait dicter ses volontés, et faire subir toutes ses manières d'entendre l'honneur et la politique. M. de Talleyrand répondit avec calme et dignité, que l'Angleterre, de son côté, n'avait pas le droit, sous prétexte de défiance, d'exiger l'abandon de l'un des points les plus importants du globe; qu'il n' y avait pas de puissance au monde qui pût imposer aux autres les conséquences de ses soupçons, fondés ou non; que ce serait là une manière fort commode de faire des conquêtes, et qu'il n'y aurait dès lors qu'à dire qu'on avait des inquiétudes, pour être autorisé à mettre la main sur une partie de la terre.

Mai 1803.
Le cabinet britannique se résout à la guerre.

Lord Withworth communiqua cette réponse au cabinet anglais, qui, se voyant placé entre l'évacuation de Malte, ce qu'il regardait comme sa chute, ou la guerre, prit la coupable résolution de préférer la guerre, la guerre contre le seul homme qui pût faire courir à l'Angleterre de graves périls. Une fois cette résolution prise, le cabinet pensa qu'il fallait, pour plaire davantage au parti sous la domination duquel il était placé, être brusque, arrogant, prompt à rompre. On enjoignit à lord Withworth d'exiger l'occupation de Malte au moins pour dix ans, la cession de l'île de Lampedouse, l'évacuation immédiate de la Suisse et de la Hollande, une indemnité précise et déterminée en faveur du roi de Piémont, et d'offrir, à titre de compensation, la reconnaissance des États italiens. À ces ordres envoyés à l'ambassadeur, on ajouta l'injonction de prendre immédiatement ses passe-ports, si les conditions de l'Angleterre n'étaient pas acceptées.

La dépêche était du 23 avril, elle arriva le 25 à Paris. Le 2 mai était le terme fatal. Lord Withworth essaya quelques tentatives d'accommodement auprès de M. de Talleyrand, car lui-même était effrayé de cette rupture. M. de Talleyrand, de son côté, s'attachait à lui faire entendre qu'il n'y avait aucun espoir d'obtenir Malte, ni pour dix ans, ni pour moins, et qu'il fallait songer à un autre arrangement. Mais il s'appliquait en même temps, par la tournure de ses réponses, à éviter une conclusion immédiate. Lord Withworth, entrant tout à fait dans ses intentions, était résolu à ne pas devancer le terme du 2 mai. Il n'y avait pas un homme en effet, quelque hardi qu'il fût, qui n'entrevît avec effroi les conséquences d'une telle guerre. Il n'y avait d'inébranlables dans ce conflit, que les ministres anglais voulant sauver à tout prix leur triste existence, et le Premier Consul, bravant toutes les chances d'une lutte épouvantable, afin de soutenir l'honneur de son gouvernement, et la prépondérance de la France dans la Méditerranée. Lord Withworth et M. de Talleyrand atteignirent donc le septième jour sans rompre.

Lord Withworth demande ses passe-ports.
Nouvelle proposition consistant à mettre Malte en dépôt dans les mains de la Russie.

Enfin le 2 mai lord Withworth, n'osant pas manquer aux ordres de sa cour, demanda ses passe-ports. M. de Talleyrand, pour gagner encore un peu de temps, lui répondit qu'il allait soumettre au Premier Consul cette demande de passe-ports, le pria de nouveau de ne rien brusquer, lui affirmant que peut-être, à force de chercher, on trouverait un mode imprévu d'arrangement. M. de Talleyrand vit le Premier Consul, conféra long-temps avec lui, et de cette conférence sortit une proposition nouvelle, et assez ingénieuse. Elle consistait à remettre l'île de Malte dans les mains de l'empereur de Russie, et de l'y laisser en dépôt, en attendant la conclusion des différends survenus entre la France et l'Angleterre. Une telle combinaison devait ôter aux Anglais tout prétexte de défiance, car la loyauté du jeune empereur ne pouvait être contestée, et cela le constituait juge du différend. Par une sorte d'à propos, ce prince venait d'écrire, en réponse aux communications du Premier Consul, qu'il était tout prêt à offrir sa médiation, si c'était un moyen de prévenir la guerre; et le roi de Prusse, partageant son désir, s'était joint à lui pour faire la même offre. On était donc bien sûr de trouver ces deux monarques disposés à se charger du fardeau d'une médiation. S'y refuser, c'était prouver qu'on n'avait de craintes ni sur Malte, ni sur l'Égypte, puisqu'un dépositaire impartial ne rassurait pas, mais qu'on voulait une conquête pour la nation, et un argument pour le Parlement.

M. de Talleyrand, heureux d'avoir trouvé un tel expédient, se rendit auprès de lord Withworth, pour l'engager à différer son départ, et l'inviter à transmettre la nouvelle proposition à son cabinet. Les ordres que cet ambassadeur avait reçus étaient si positifs, qu'il n'osait y manquer. Cependant il se laissa ébranler par la crainte de faire une démarche peut-être irréparable, en prenant immédiatement ses passe-ports. Il envoya donc un courrier à Londres pour transmettre les dernières offres du cabinet français, et s'excuser du délai qu'il s'était permis d'apporter à l'exécution des ordres de sa cour.

L'Angleterre refuse le dépôt proposé, et demande à garder Malte au moyen d'un article secret.

M. de Talleyrand envoya également un courrier extraordinaire au général Andréossy, qui ne voyait plus les ministres anglais depuis leurs dernières communications, et lui ordonna d'essayer auprès d'eux une démarche décisive. Le général Andréossy n'y manqua pas, et leur fit entendre la voix d'un honnête homme. Si ce n'était pas Malte qu'on voulait acquérir, au mépris des traités, on ne pouvait avoir aucun motif de refuser le dépôt de ce gage précieux, dans des mains puissantes, désintéressées et parfaitement sûres. M. Addington parut ébranlé; car, au fond, il souhaitait une solution pacifique. Ce chef de cabinet disait assez naïvement qu'il désirait être éclairé, exprimait le regret de ne pas l'être assez pour une conjoncture aussi grave, et restait suspendu entre la double crainte de commettre une faiblesse, ou de provoquer une guerre funeste. Lord Hawkesbury, plus ambitieux, plus ferme, se montra inébranlable. Le cabinet, après en avoir délibéré, refusa la proposition. On voulait satisfaire l'ambition nationale, et rendre Malte même à un tiers désintéressé, c'était manquer le but. D'ailleurs, la rendre à ce tiers désintéressé, c'était probablement la perdre pour jamais; car on savait bien qu'il n'y avait pas d'arbitre au monde qui pût donner gain de cause à l'Angleterre dans une pareille question. On employa, pour colorer le refus de cette dernière proposition, un argument tout à fait mensonger. On avait, disait-on, la certitude que la Russie n'accepterait pas la mission, dont on voulait la charger. Or le contraire était certain, car la Russie venait d'offrir sa médiation; et un peu plus tard, en apprenant la dernière proposition du gouvernement français, elle se hâta de déclarer qu'elle y consentait, malgré les dangers attachés au dépôt qu'il s'agissait de remettre en ses mains. Cependant les ministres anglais voulurent se réserver une dernière chance d'obtenir Malte, et imaginèrent un expédient qui n'était pas acceptable. Jugeant le Premier Consul d'après eux-mêmes, ils crurent qu'il ne refusait Malte que par crainte de l'opinion publique. Ils proposèrent donc, en ajoutant quelques articles patents au traité d'Amiens, de rejeter dans un article secret l'obligation de laisser les troupes anglaises à Malte. Les articles patents devaient dire que la Suisse et la Hollande seraient immédiatement évacuées, que le roi de Sardaigne recevrait une indemnité territoriale, que les Anglais obtiendraient l'île de Lampedouse, et, en attendant, resteraient à Malte. L'article secret devait dire que leur séjour à Malte durerait dix ans.

Le Premier Consul rejette l'idée d'un article secret.

Cette réponse, délibérée le 7 mai, expédiée le même jour, arriva le 9 à Paris. Le 10, lord Withworth la communiqua par écrit à M. de Talleyrand, qu'il ne put voir, parce que ce ministre était retenu auprès du Premier Consul, malade par suite d'une chute de voiture. Quand on fit à celui-ci la proposition d'un article secret, il la repoussa fièrement, et n'en voulut entendre parler à aucun prix. À son tour il imagina un dernier expédient, et qui était une manière adroite de maintenir les deux ambitions nationales en équilibre, tant sous le rapport des avantages réels, que sous le rapport des avantages apparents. Cet expédient consistait à laisser les Anglais à Malte, un espace de temps indéterminé, mais à condition que les Français, pendant le même espace de temps, occuperaient le golfe de Tarente. Il y avait à cela d'assez grands avantages de circonstance. Les ministres anglais gagnaient cette espèce de gageure qu'ils avaient faite, d'obtenir Malte; les Français occupaient une position égale sur la Méditerranée; bientôt toutes les puissances devaient être tentées d'intervenir, et s'efforcer de faire sortir les Anglais de Malte pour que les Français sortissent du royaume de Naples. Cependant le Premier Consul ne voulait proposer ce nouvel arrangement que s'il avait l'espoir de le faire accepter. M. de Talleyrand eut donc pour instruction d'apporter dans cette dernière démarche une extrême mesure.

Le lendemain, 11 mai, M. de Talleyrand vit lord Withworth à midi, lui dit qu'un article secret était inacceptable, car le Premier Consul ne voulait pas tromper la France sur l'étendue des concessions accordées à l'Angleterre; que cependant on avait encore une proposition à présenter, dont le résultat serait de céder Malte, mais à condition d'un équivalent pour la France. Lord Withworth déclara qu'il ne pouvait admettre que la proposition envoyée par son cabinet, et qu'après avoir pris sur lui de différer une première fois son départ, il ne pouvait le retarder une seconde fois sans une adhésion formelle à ce que demandait son gouvernement. M. de Talleyrand ne répliqua rien à cette déclaration, et les deux ministres se quittèrent, fort attristés l'un et l'autre de n'avoir pu amener un accommodement. Lord Withworth demanda ses passe-ports pour le lendemain, mais en disant qu'il voyagerait lentement, et qu'on aurait encore le temps d'écrire à Londres, et de recevoir une réponse avant qu'il pût s'embarquer à Calais. Il fut convenu que les ambassadeurs seraient échangés à la frontière, et que lord Withworth attendrait à Calais que le général Andréossy fût rendu à Douvres.

Départ de lord Withworth.

La curiosité était grande dans Paris. Une foule empressée assiégeait la porte de l'hôtel de l'ambassadeur d'Angleterre, pour voir s'il faisait ses préparatifs de voyage. Le lendemain 12, après avoir attendu encore toute la journée, et laissé au cabinet français tout le temps possible pour réfléchir, lord Withworth s'achemina vers Calais, à petites journées. Le bruit de son départ produisit une vive sensation dans Paris, et tout le monde entrevit que d'immenses événements allaient signaler cette nouvelle période de guerre.

Départ du général Andréossy.

M. de Talleyrand avait envoyé un courrier au général Andréossy, pour lui remettre la nouvelle proposition de laisser occuper Tarente par les Français, en compensation de l'occupation de Malte par les Anglais. C'était par M. de Schimmelpennink, ministre de Hollande, que la proposition devait être faite, non pas au nom de la France, mais comme une idée personnelle à M. de Schimmelpennink, et du succès de laquelle il était assuré. L'idée, soumise au cabinet britannique, ne fut point accueillie, et le général Andréossy dut quitter l'Angleterre. L'anxiété qui s'était manifestée à Paris, était tout aussi grande à Londres. La salle du Parlement était sans cesse remplie depuis quelques jours, et chacun demandait aux ministres des nouvelles de la négociation. Au moment d'une aussi grande détermination, la fougue belliqueuse était tombée, et on se surprenait à craindre les conséquences d'une lutte désespérée. Le peuple de Londres ne souhaitait guère le renouvellement de la guerre. Le parti Grenville et le haut commerce étaient seuls satisfaits.

Les deux ambassadeurs se séparent à Douvres.

Le général Andréossy fut accompagné à son départ avec de grands égards et de visibles regrets. Il parvint à Douvres en même temps que lord Withworth à Calais, c'est-à-dire le 17 mai. Lord Withworth fut à l'instant même transporté de l'autre côté du détroit. Il s'empressa de visiter l'ambassadeur français, le combla de témoignages d'estime, et le conduisit lui-même à bord du bâtiment qui devait le ramener en France. Les deux ambassadeurs se séparèrent en présence de la foule émue, inquiète et attristée. Dans ce moment solennel, les deux nations semblaient se dire adieu, pour ne plus se revoir qu'après une effroyable guerre, et le bouleversement du monde. Combien les destinées eussent été différentes, si, comme l'avait dit le Premier Consul, ces deux puissances, l'une maritime, l'autre continentale, s'étaient unies et complétées, pour régler paisiblement les intérêts de l'univers! La civilisation générale aurait fait des pas plus rapides; l'indépendance future de l'Europe eut été à jamais assurée; les deux nations n'auraient pas préparé la domination du Nord sur l'Occident divisé!

Telle fut la triste fin de cette courte paix d'Amiens.

Jugement sur les causes de cette rupture.

Nous ne dissimulons pas la vivacité de nos sentiments nationaux: donner des torts à la France nous coûterait; mais nous le ferions sans hésiter, si elle nous semblait en avoir; et nous saurons le faire, quand malheureusement elle en aura, parce que la vérité est le premier devoir de l'historien. Cependant, après de longues réflexions sur ce grave sujet, nous ne pouvons condamner la France, dans ce renouvellement de la lutte des deux nations. Le Premier Consul, dans cette circonstance, se conduisit avec une parfaite bonne foi. Il eut, nous l'avouons, des torts de forme, mais ces torts même il ne les eut pas tous. Il n'en eut pas un seul quant au fond des choses. Les plaintes de l'Angleterre, portant sur le changement opéré dans la situation relative des deux États depuis la paix, étaient sans fondement. En Italie, la République italienne avait choisi le Premier Consul pour président; mais en réalité cela ne changeait rien à la dépendance de cette République, qui n'existait, et ne pouvait exister que par la France. D'ailleurs, cet événement datait de février, et le traité d'Amiens du mois de mars 1802. La constitution du royaume d'Étrurie, la cession de la Louisiane et du duché de Parme à la France, étaient des faits publics avant cette même époque de mars 1802. Il faut ajouter que l'Angleterre au congrès d'Amiens avait presque promis la reconnaissance des nouveaux États d'Italie. La réunion du Piémont était également prévue et avouée, dans les négociations d'Amiens, puisque le négociateur anglais avait essayé quelques efforts, pour obtenir une indemnité en faveur du roi de Piémont. La Suisse, la Hollande n'avaient pas cessé d'être occupées par nos troupes, soit pendant la guerre, soit pendant la paix, et dans plus d'un entretien, lord Hawkesbury avait reconnu que notre influence sur ces États était une conséquence de la guerre; que, pourvu que leur indépendance fût définitivement reconnue, on n'élèverait aucune plainte. L'Angleterre ne pouvait donc pas supposer que la France laisserait accomplir en Suisse ou en Hollande, c'est-à-dire à ses portes, une contre-révolution sans s'en mêler. Quant aux sécularisations, c'était un acte obligé par les traités, acte plein de justice, de modération, exécuté de moitié avec la Russie, consenti par tous les États d'Allemagne, y compris l'Autriche, renforcé enfin de l'adhésion du roi d'Angleterre lui-même, qui avait, en qualité de roi de Hanovre, adhéré à la répartition des indemnités, extrêmement avantageuse pour lui. Qu'y avait-il donc sur le continent à reprocher à la France? Sa grandeur seule, grandeur consacrée par les traités, admise par l'Angleterre au congrès d'Amiens, devenue, il est vrai, plus sensible dans le calme de la paix, et au milieu de négociations, que son influence et son habileté décidaient d'une manière irrésistible.

Le reproche de prétendus projets sur l'Égypte était un faux prétexte, car le Premier Consul n'en avait aucun à cette époque, et le colonel Sébastiani avait été envoyé seulement comme observateur, dans le but unique de s'assurer si les Anglais étaient prêts à évacuer Alexandrie. L'examen des plus secrets documents ne laisse pas le moindre doute à cet égard.

Sur quoi donc pouvait se fonder l'étrange violation du traité d'Amiens, relativement à Malte? Il ne faut, pour se l'expliquer, que se remettre en mémoire les événements écoulés depuis quinze mois.

Les Anglais, passionnés comme tous les grands peuples, souhaitaient en 1801, après dix ans de lutte, un instant de répit, et le souhaitaient avec ardeur, ainsi qu'on souhaite tout changement. Ce sentiment, rendu plus vif par la misère des classes ouvrières en 1801, devint l'une de ces impulsions qui, dans les gouvernements libres, renversent ou élèvent les ministères. M. Pitt se retira; le faible ministère Addington lui succéda, et fit la paix à des conditions claires, parfaitement connues de sa nation et du monde. Il concéda les avantages acquis par la France depuis dix ans, car la paix était impossible à d'autres conditions. Après quelques mois, cette paix ne parut pas donner tout ce qu'on en attendait: est-il jamais arrivé que la réalité ait égalé l'espérance? Les Anglais virent la France, grande par la guerre, devenir grande par les négociations, grande par les travaux de l'industrie et du commerce. La jalousie s'enflamma de nouveau dans leur cœur. Ils demandèrent un traité de commerce, que le Premier Consul refusa, convaincu que les manufactures françaises, récemment créées, ne pouvaient vivre sans une forte protection. Néanmoins, les manufacturiers anglais étaient satisfaits, parce que la contrebande leur ouvrait encore d'assez grands débouchés. Mais le haut commerce de Londres, effrayé de la concurrence dont le menaçaient les pavillons français, espagnol, hollandais, génois, reparus sur les mers, privé des bénéfices des emprunts, lié avec MM. Pitt, Windham, Grenville, le haut commerce de Londres devint hostile, plus hostile que l'aristocratie anglaise elle-même. Il avait d'intimes relations avec la Hollande, et se plaignit vivement de l'empire que la France exerçait sur cette contrée. Une contre-révolution s'étant faite en Suisse, par la bonne foi même du Premier Consul, trop pressé d'évacuer cette contrée, il fallut y rentrer. Ce fut un nouveau prétexte. Bientôt le déchaînement fut au comble; et le parti de la guerre, composé du haut commerce, ayant à sa tête M. Pitt, absent du Parlement, et les Grenville, présents à toutes les discussions, poussa visiblement à une rupture. La presse britannique se livra au plus affreux déchaînement. La presse des émigrés français en profita pour dépasser de beaucoup toutes les violences des feuilles anglaises.

Malheureusement un ministère faible, voulant la paix, mais craignant le parti de la guerre, effrayé du bruit qui s'élevait à l'occasion de la Suisse, commit la faute de contremander l'évacuation de Malte. Dès cet instant, la paix fut irrévocablement sacrifiée; car cette riche proie de Malte une fois indiquée à l'ambition anglaise, il n'était plus possible de la lui refuser. La promptitude et la modération de l'intervention française en Suisse, ayant fait évanouir le grief qu'on en tirait, le cabinet britannique aurait bien voulu évacuer Malte; mais il ne l'osait plus. Le Premier Consul le somma, dans le langage de la justice et de l'orgueil blessé, d'exécuter le traité d'Amiens; et, de sommations en sommations, on fut conduit à la déplorable rupture que nous venons de raconter.

Ainsi l'aristocratie commerciale anglaise, bien plus active en cette circonstance que la vieille aristocratie nobiliaire, liguée avec les ambitieux du parti tory, aidée des émigrés français, mal contenue par un ministère débile, cette aristocratie commerciale et ses associés, excitant, provoquant un caractère impétueux, plein du double sentiment de sa force et de la justice de sa cause, tels sont les véritables auteurs de la guerre. Nous croyons être véridiques et justes en les signalant sous ces traits à la postérité, qui, du reste, pèsera nos torts à tous, dans des balances plus sûres que les nôtres, plus sûres, nous en convenons, parce qu'elle les tiendra d'une main froide et insensible.[Retour à la Table des Matières]

FIN DU LIVRE SEIZIÈME.

LIVRE DIX-SEPTIÈME.

CAMP DE BOULOGNE.

Message du Premier Consul aux grands corps de l'État, et réponse à ce message. — Paroles de M. de Fontanes. — Violences de la marine anglaise à l'égard du commerce français. — Représailles. — Les communes et les départements, par un mouvement spontané, offrent au gouvernement des bateaux plats, des frégates, des vaisseaux de ligne. — Enthousiasme général. — Ralliement de la marine française dans les mers d'Europe. — État dans lequel la guerre place les colonies. — Suite de l'expédition de Saint-Domingue. — Invasion de la fièvre jaune. — Destruction de l'armée française. — Mort du capitaine général Leclerc. — Insurrection des noirs. — Ruine définitive de la colonie de Saint-Domingue. — Retour des escadres. — Caractère de la guerre entre la France et l'Angleterre. — Forces comparées des deux pays. — Le Premier Consul se résout hardiment à tenter une descente. — Il la prépare avec une activité extraordinaire. — Constructions dans les ports, et dans le bassin intérieur des rivières. — Formation de six camps de troupes, depuis le Texel jusqu'à Bayonne. — Moyens financiers. — Le Premier Consul ne veut pas recourir à l'emprunt. — Vente de la Louisiane. — Subsides des alliés. — Concours de la Hollande, de l'Italie et de l'Espagne. — Incapacité de l'Espagne. — Le Premier Consul la dispense de l'exécution du traité de Saint-Ildephonse, à condition d'un subside. — Occupation d'Otrante et du Hanovre. — Manière de penser de toutes les puissances, au sujet de la nouvelle guerre. — L'Autriche, la Prusse, la Russie. — Leurs anxiétés et leurs vues. — La Russie prétend limiter les moyens des puissances belligérantes. — Elle offre sa médiation, que le Premier Consul accepte avec un empressement calculé. — L'Angleterre répond froidement aux offres de la Russie. — Pendant ces pourparlers, le Premier Consul part pour un voyage sur les côtes de France, afin de presser les préparatifs de sa grande expédition. — Madame Bonaparte l'accompagne. — Le travail le plus actif mêlé à des pompes royales. — Amiens, Abbeville, Boulogne. — Moyens imaginés par le Premier Consul, pour transporter une armée de Calais à Douvres. — Trois espèces de bâtiments. — Leurs qualités et leurs défauts. — Flottille de guerre et flottille de transport. — Immense établissement maritime élevé à Boulogne par enchantement. — Projet de concentrer deux mille bâtiments à Boulogne, quand les constructions auront été achevées dans les ports et les rivières. — Préférence donnée à Boulogne sur Dunkerque et Calais. — Le détroit, ses vents et ses courants. — Creusement des ports de Boulogne, Étaples, Wimereux et Ambleteuse. — Ouvrages destinés à protéger le mouillage. — Distribution des troupes le long de la mer. — Leurs travaux et leurs exercices militaires. — Le Premier Consul, après avoir tout vu et tout réglé, quitte Boulogne, pour visiter Calais, Dunkerque, Ostende, Anvers. — Projets sur Anvers. — Séjour à Bruxelles. — Concours dans cette ville des ministres, des ambassadeurs, des évêques. — Le cardinal Caprara en Belgique. — Voyage à Bruxelles de M. Lombard, secrétaire du roi de Prusse. — Le Premier Consul cherche à rassurer le roi Frédéric-Guillaume par de franches communications. — Retour à Paris. — Le Premier Consul veut en finir de la médiation de la Russie, et annonce une guerre à outrance contre l'Angleterre. — Il veut enfin obliger l'Espagne à s'expliquer, et à exécuter le traité de Saint-Ildephonse, en lui laissant le choix des moyens. — Conduite étrange du prince de la Paix. — Le Premier Consul fait une démarche auprès du roi d'Espagne, pour lui dénoncer ce favori et ses turpitudes. — Triste abaissement de la cour d'Espagne. — Elle se soumet, et promet un subside. — Continuation des préparatifs de Boulogne. — Le Premier Consul se dispose à exécuter son entreprise dans l'hiver de 1803. — Il se crée un pied-à-terre près de Boulogne, au Pont-de-Briques, et y fait des apparitions fréquentes. — Réunion dans la Manche de toutes les divisions de la flottille. — Brillants combats des chaloupes canonnières contre des bricks et des frégates. — Confiance acquise dans l'expédition. — Intime union des matelots et des soldats. — Espérance d'une exécution prochaine. — Événements imprévus qui rappellent un moment l'attention du Premier Consul sur les affaires intérieures.

Juin 1803.
Le renouvellement de la guerre imputé en France à l'Angleterre seule.

Le goût de la guerre qu'on devait naturellement supposer au Premier Consul, l'aurait rendu suspect à l'opinion publique en France, et fait accuser peut-être de trop de précipitation à rompre, si l'Angleterre, par la violation manifeste du traité d'Amiens, ne s'était chargée de le justifier complétement. Mais il était évident, pour tous les esprits, qu'elle n'avait pas résisté à la tentation de s'approprier Malte, et de se procurer ainsi une compensation peu légitime de notre grandeur. On acceptait donc la rupture comme une nécessité d'honneur et d'intérêt, bien qu'on ne se fît aucune illusion sur ses conséquences. On savait que la guerre avec l'Angleterre pouvait toujours devenir la guerre avec l'Europe; que sa durée était aussi incalculable que son étendue, car il n'était pas facile d'aller la terminer à Londres, comme on allait terminer aux portes de Vienne une querelle avec l'Autriche. Elle devait porter de plus un dommage mortel au commerce, car les mers ne pouvaient manquer d'être bientôt fermées. Cependant deux considérations en diminuaient beaucoup le chagrin pour la France. Sous un chef tel que Napoléon, la guerre n'était plus le signal de nouveaux désordres intérieurs, et on se flattait, en outre, d'assister peut-être à quelque merveille de son génie, qui terminerait d'un seul coup la longue rivalité des deux nations.

Franches communications diplomatiques faites aux grands corps de l'État.
Réponse des corps de l'État.

Le Premier Consul, qui en cette occasion voulut garder de grands ménagements pour l'opinion publique, se conduisit comme on aurait pu le faire dans le gouvernement représentatif le plus anciennement établi. Il convoqua le Sénat, le Corps Législatif, le Tribunat, et leur communiqua les pièces de la négociation qui méritaient d'être connues. Il pouvait, en effet, se dispenser de toute dissimulation, car, sauf quelques mouvements de vivacité, il n'avait au fond rien à se reprocher. Ces trois corps de l'État répondirent à la démarche du Premier Consul, par l'envoi de députations, chargées d'apporter au gouvernement l'approbation la plus complète. Un homme qui excellait dans cette éloquence étudiée et solennelle, qui sied bien à la tête des grandes assemblées, M. de Fontanes, récemment introduit dans le Corps Législatif par l'influence de la famille Bonaparte, vint exprimer au Premier Consul les sentiments de ce corps, et le fit en termes dignes d'être recueillis par l'histoire.

Belles paroles de M. de Fontanes.

«La France, dit-il, est prête encore à se couvrir de ces armes qui ont vaincu l'Europe... Malheur au gouvernement ambitieux qui voudrait nous rappeler sur le champ de bataille, et qui, enviant à l'humanité un si court intervalle de repos, la replongerait dans les calamités dont elle est à peine sortie!.... L'Angleterre ne pourrait plus dire qu'elle défend les principes conservateurs de la société menacée dans ses fondements; c'est nous qui pourrons tenir ce langage, si la guerre se rallume; c'est nous qui vengerons alors les droits des peuples et la cause de l'humanité, en repoussant l'injuste attaque d'une nation qui négocie pour tromper, qui demande la paix pour recommencer la guerre, et ne signe de traités que pour les rompre.... N'en doutons pas, si le signal est une fois donné, la France se ralliera par un mouvement unanime autour du héros qu'elle admire. Tous les partis qu'il tient en silence autour de lui, ne disputeront plus que de zèle et de courage. Tous sentent qu'ils ont besoin de son génie, et reconnaissent que seul il peut porter le poids et la grandeur de nos nouvelles destinées....

«Citoyen Premier Consul, le peuple français ne peut avoir que de grandes pensées et des sentiments héroïques comme les vôtres. Il a vaincu pour avoir la paix; il la désire comme vous, mais comme vous il ne craindra jamais la guerre. L'Angleterre, qui se croit si bien protégée par l'Océan, ne sait-elle pas que le monde voit quelquefois paraître des hommes rares, dont le génie exécute ce qui, avant eux, paraissait impossible? Et si l'un de ces hommes avait paru, devrait-elle le provoquer imprudemment, et le forcer à obtenir de sa fortune tout ce qu'il a droit d'en attendre? Un grand peuple est capable de tout avec un grand homme, dont il ne peut jamais séparer sa gloire, ses intérêts et son bonheur.»

Les Anglais courent sur le commerce français avant aucune déclaration régulière de guerre.
Le Premier Consul fait arrêter tous les Anglais voyageant en France.

À ce langage brillant et apprêté, on ne pouvait plus sans doute reconnaître l'enthousiasme de quatre-vingt-neuf, mais on y sentait la confiance immense que tout le monde éprouvait pour le héros qui avait en main les destinées de la France, et duquel on attendait l'humiliation ardemment désirée de l'Angleterre. Une circonstance, d'ailleurs facile à prévoir, accrut singulièrement l'indignation publique. Presque au moment du départ des deux ambassadeurs, et avant toute manifestation régulière, on apprit que les vaisseaux de la marine royale anglaise couraient sur le commerce français. Deux frégates avaient enlevé, dans la baie d'Audierne, des vaisseaux marchands qui cherchaient un refuge à Brest. Bientôt à ces premiers actes vinrent s'en ajouter beaucoup d'autres, dont la nouvelle arriva de tous les ports. C'était une violence peu conforme au droit des gens. Il y avait une stipulation formelle à ce sujet dans le dernier traité signé entre l'Amérique et la France (30 septembre 1800,—art. 8); il n'y avait rien de pareil, il est vrai, dans le traité d'Amiens. Ce traité ne stipulait, en cas de rupture, aucun délai pour commencer les hostilités contre le commerce. Mais ce délai résultait des principes moraux du droit des gens, placés bien au-dessus de toutes les stipulations écrites des nations. Le Premier Consul, que cette situation nouvelle ramenait à toute l'ardeur de son caractère, voulut user de représailles à l'instant même, et rédigea un arrêté par lequel il déclarait prisonniers de guerre, tous les Anglais voyageant en France, au moment de la rupture. Puisqu'on voulait, disait-il, faire retomber sur de simples marchands, innocents de la politique de leur gouvernement, les conséquences de cette politique, il était autorisé à rendre la pareille, et à s'assurer des moyens d'échange, en constituant prisonniers les sujets britanniques, actuellement arrêtés sur le sol français. Cette mesure, quoique motivée par la conduite de la Grande-Bretagne, présentait cependant un caractère de rigueur qui pouvait inquiéter l'opinion publique, et faire craindre le retour des violences de la dernière guerre. M. Cambacérès insista fortement auprès du Premier Consul, et obtint la modification des dispositions projetées. Grâce à ses efforts ces dispositions ne s'appliquèrent qu'aux sujets britanniques qui servaient dans les milices, ou qui avaient une commission quelconque de leur gouvernement. Du reste, ils ne furent pas enfermés, mais simplement prisonniers sur parole, dans diverses places de guerre.

Élan général en France, et empressement à faire des dons volontaires pour la construction des bateaux plats.

Une vive commotion fut bientôt imprimée à toute la France. Depuis le dernier siècle, c'est-à-dire depuis que la marine anglaise avait paru prendre l'avantage sur la nôtre, l'idée de terminer par une invasion la rivalité maritime des deux peuples, était entrée dans tous les esprits. Louis XVI et le Directoire avaient fait des préparatifs de descente. Le Directoire notamment avait entretenu, pendant plusieurs années, un certain nombre de bateaux plats sur les côtes de la Manche, et on doit se souvenir qu'en 1801, un peu avant la signature des préliminaires de paix, l'amiral Latouche-Tréville avait repoussé les efforts réitérés de Nelson, pour enlever à l'abordage la flottille de Boulogne. C'était une sorte de tradition devenue populaire, qu'avec des bateaux plats on pouvait transporter une armée de Calais à Douvres. Par un mouvement tout à fait électrique, les départements et les grandes villes, chacun suivant ses moyens, offrirent au gouvernement des bateaux plats, des corvettes, des frégates, même des vaisseaux de ligne. Le département du Loiret fut saisi le premier de cette patriotique pensée. Il s'imposa une somme de 300 mille francs pour construire et armer une frégate de 30 canons. À ce signal, les communes, les départements, et même les corporations répondirent par un élan universel. Les maires de Paris ouvrirent des souscriptions, couvertes bientôt d'une multitude de signatures. Parmi les modèles de bateaux proposés par la marine, il y en avait de dimensions différentes, coûtant depuis 8 mille jusqu'à 30 mille francs. Chaque localité pouvait, par conséquent, proportionner son zèle à ses moyens. De petites villes, telles que Coutances, Bernay, Louviers, Valogne, Foix, Verdun, Moissac, donnaient de simples bateaux plats, de la première ou de la seconde dimension. Les villes plus considérables votaient des frégates, et même des vaisseaux de haut bord. Paris vota un vaisseau de cent vingt canons, Lyon un vaisseau de cent, Bordeaux de quatre-vingts, Marseille de soixante-quatorze. Ces dons des grandes villes étaient indépendants de ceux que faisaient les départements; ainsi quoique Bordeaux eût offert un vaisseau de quatre-vingts, le département de la Gironde souscrivait pour 1,600 mille francs employables en constructions navales. Quoique Lyon eût donné un vaisseau de cent canons, le département du Rhône y ajoutait un don patriotique montant au huitième de ses contributions. Le département du Nord joignait un million au fonds voté par la ville de Lille. Les départements s'imposaient, en général, depuis 2 à 300 mille francs, jusqu'à 900 mille francs et un million. Quelques-uns apportaient leur concours en marchandises du pays propres à la marine. Le département de la Côte d'Or faisait hommage à l'État de 100 pièces de canon de gros calibre, qui devaient être fondues au Creuzot. Le département de Lot-et-Garonne délibérait une addition de 5 centimes à ses contributions directes, pendant les exercices de l'an XI et de l'an XII, pour être employés en toiles à voile achetées dans le pays. La République italienne, imitant cet élan, offrait au Premier Consul quatre millions de livres milanaises, pour construire deux frégates, appelées l'une le Président, l'autre la République italienne, plus douze chaloupes canonnières, portant le nom des douze départements italiens. Les grands corps de l'État ne voulurent pas rester en arrière, et le Sénat donna sur sa dotation un vaisseau de cent vingt canons. De simples maisons de commerce, comme la maison Barillon, des employés des finances, tels que les receveurs-généraux, par exemple, offrirent des bateaux plats. Une semblable ressource n'était pas à dédaigner, car on ne pouvait guère l'évaluer à moins de 40 millions. Comparée à un budget de 500 millions, elle avait une véritable importance. Jointe au prix de la Louisiane, qui était de 60 millions, à divers subsides obtenus des alliés, à l'augmentation naturelle du produit des impôts, elle allait dispenser le gouvernement de s'adresser à la ressource coûteuse, et presque impossible à cette époque, de l'emprunt en rentes.

On construit sur les bords de toutes les rivières.

Nous ferons bientôt connaître avec détail la création de cette flottille, capable de porter 150 mille hommes, 400 bouches à feu, 10 mille chevaux, et qui faillit un instant opérer la conquête de l'Angleterre. Pour le présent, il suffira de dire que la condition imposée par la marine à ces bateaux plats de toute dimension, était de ne pas tirer plus de 6 à 7 pieds d'eau. Désarmés, ils n'en tiraient pas plus de 3 ou 4. Ils pouvaient donc flotter sur toutes nos rivières, et les descendre jusqu'à leur embouchure, pour être ensuite réunis dans les ports de la Manche, en longeant les côtes. C'était un grand avantage, car nos ports n'auraient pu suffire, faute de chantiers, de bois, et d'ouvriers, à la construction de 1,500 ou 2 mille bâtiments, qu'il fallait achever en quelques mois. En construisant dans l'intérieur, la difficulté était levée. Les bords de la Gironde, de la Loire, de la Seine, de la Somme, de l'Oise, de l'Escaut, de la Meuse, du Rhin, se couvrirent de chantiers improvisés. Les ouvriers du pays, dirigés par des contre-maîtres de la marine, suffirent parfaitement à ces singulières créations, qui d'abord étonnèrent la population, quelquefois lui fournirent des sujets de raillerie, mais qui bientôt néanmoins devinrent pour l'Angleterre une cause d'alarmes sérieuses. À Paris, depuis la Râpée jusqu'aux Invalides, il y avait quatre-vingt-dix chaloupes canonnières sur chantier, à la construction desquelles étaient employés plus de mille travailleurs.

Dispersion des flottes françaises aux Antilles.

Le premier soin à prendre à l'occasion de la nouvelle guerre avec l'Angleterre, c'était de rallier notre marine, répandue dans les Antilles, et occupée à faire rentrer nos colonies sous l'autorité de la métropole. C'est à quoi le Premier Consul avait pensé tout d'abord. Il s'était pressé de rappeler nos escadres, en leur ordonnant de laisser à la Martinique, à la Guadeloupe, à Saint-Domingue, tout ce qu'elles pourraient en hommes, munitions et matériel. Les frégates et les bâtiments légers devaient rester seuls en Amérique. Mais il ne fallait pas s'abuser. La guerre avec l'Angleterre, si elle ne pouvait pas nous enlever les petites Antilles, telles que la Guadeloupe et la Martinique, devait nous faire perdre la plus précieuse de toutes, celle à la conservation de laquelle on avait sacrifié une armée, nous voulons parler de Saint-Domingue.

Suite de l'expédition de Saint-Domingue.

On a vu le capitaine général Leclerc, après des opérations bien conduites et une assez grande perte d'hommes, devenu maître de la colonie, pouvant même se flatter de l'avoir rendue à la France, et Toussaint retiré dans son habitation d'Ennery, regardant le mois d'août comme le terme du règne des Européens sur la terre d'Haïti. Ce terrible noir prédisait juste, en prévoyant le triomphe du climat d'Amérique sur les soldats de l'Europe. Mais il ne devait pas jouir de ce triomphe, car il était destiné à succomber lui-même sous la rigueur de notre ciel. Tristes représailles de la guerre des races, acharnées à se disputer les régions de l'équateur!

Subite invasion de la fièvre jaune.

À peine l'armée commençait-elle à s'établir qu'un fléau fréquent dans ces régions, mais plus meurtrier cette fois que jamais, vint frapper les nobles soldats de l'armée du Rhin et de l'Égypte, transportés aux Antilles. Soit que le climat, par un arrêt inconnu de la Providence, fût cette année plus destructeur que de coutume, soit que son action fût plus grande sur des soldats fatigués, accumulés en nombre considérable, formant un foyer d'infection plus puissant, la mort sévit avec une rapidité et une violence effrayantes. Vingt généraux furent enlevés presque en même temps; les officiers et les soldats succombèrent par milliers. Aux vingt-deux mille hommes arrivés en plusieurs expéditions, dont cinq mille avaient été mis hors de combat, cinq mille atteints de diverses maladies, le Premier Consul avait ajouté, vers la fin de 1802, une dizaine de mille hommes encore. Les nouveaux arrivés surtout furent frappés au moment même du débarquement. Quinze mille hommes au moins périrent en deux mois. L'armée resta réduite à neuf ou dix mille soldats, acclimatés, il est vrai, mais la plupart convalescents, et peu propres à reprendre immédiatement les armes.

Joie et menées de Toussaint Louverture à l'apparition du fléau.
Arrestation de Toussaint Louverture ordonnée par le général Leclerc.

Dès les premiers ravages de la fièvre jaune, Toussaint Louverture, enchanté de voir ses sinistres prédictions se réaliser, sentit renaître toutes ses espérances. Du fond de sa retraite d'Ennery, il se mit secrètement en correspondance avec ses affidés, leur ordonna de se tenir prêts, leur recommanda de l'informer exactement des progrès de la maladie, et particulièrement de l'état de santé du capitaine général, sur la tête duquel sa cruelle impatience appelait les coups du fléau. Ses menées n'étaient pas tellement cachées qu'il n'en parvînt quelques avis au capitaine général, et notamment aux généraux noirs. Ceux-ci se hâtèrent d'en avertir l'autorité française. Ils jalousaient Toussaint, tout en lui obéissant, et ce sentiment n'avait pas peu contribué à leur prompte soumission. Ces noirs dorés, comme les appelait le Premier Consul, étaient contents du repos, de l'opulence dont ils jouissaient. Ils n'avaient pas envie de recommencer la guerre, et ils craignaient de voir Toussaint, redevenu tout-puissant, leur faire expier leur désertion. Ils firent donc une démarche auprès du général Leclerc, pour l'engager à se saisir de l'ancien dictateur. L'action sourde exercée par celui-ci, se révélait par un symptôme alarmant. Les nègres composant autrefois sa garde, et répandus dans les troupes coloniales passées au service de la métropole, quittaient les rangs pour retourner, disaient-ils, à la culture, et en réalité pour se jeter dans les mornes, autour d'Ennery. Le capitaine général, pressé entre un double danger, d'un côté la fièvre jaune qui détruisait son armée, de l'autre la révolte qui s'annonçait de toute part, ayant de plus les instructions du Premier Consul, qui lui enjoignaient, au premier signe de désobéissance, de se débarrasser des chefs noirs, résolut de faire arrêter Toussaint. D'ailleurs les lettres interceptées de celui-ci l'y autorisaient suffisamment. Mais il fallait recourir à la dissimulation pour saisir ce chef puissant, entouré déjà d'une armée d'insurgés. On lui demanda conseil sur les moyens de faire rentrer les nègres échappés des cultures, et sur le choix des stations les plus propres à rétablir la santé de l'armée. C'était le vrai moyen d'attirer Toussaint à une entrevue, que d'exciter ainsi sa vanité.—Vous le voyez bien, s'écria-t-il, ces blancs ne peuvent se passer du vieux Toussaint.—Il se transporta, en effet, au lieu du rendez-vous, entouré d'une troupe de noirs. À peine arrivé, il fut assailli, désarmé, et conduit prisonnier à bord d'un vaisseau. Surpris, honteux, et cependant résigné, il ne proféra que cette grande parole: En me renversant on n'a renversé que le tronc de l'arbre de la liberté des noirs; mais les racines restent; elles repousseront, parce qu'elles sont profondes et nombreuses.—On l'envoya en Europe, où il fut gardé dans le fort de Joux.

L'esprit de révolte devenu général chez les nègres, en apprenant le rétablissement de l'esclavage à la Guadeloupe.
Dispositions des généraux noirs.

Malheureusement l'esprit d'insurrection s'était propagé chez les noirs; il était rentré dans leurs cœurs avec la défiance des projets des blancs, et avec l'espérance de les vaincre. La nouvelle de ce qu'on avait fait à la Guadeloupe, où l'esclavage venait d'être rétabli, s'était répandue à Saint-Domingue, et y avait produit une impression extraordinaire. Quelques paroles, prononcées à la tribune du Corps Législatif en France, sur le rétablissement de l'esclavage aux Antilles, paroles qui n'étaient applicables qu'à la Martinique et à la Guadeloupe, mais qu'on pouvait, avec un peu de défiance, étendre à Saint-Domingue, avaient contribué à inspirer aux noirs la conviction qu'on songeait à les remettre en servitude. Depuis les simples cultivateurs, jusqu'aux généraux, l'idée de retomber sous l'esclavage les faisait frémir d'indignation. Quelques officiers noirs, plus humains, plus dignes de leur nouvelle fortune, tels que Laplume, Clervaux, Christophe même, qui, n'aspirant pas comme Toussaint à être dictateurs de l'île, s'accommodaient parfaitement de la domination de la métropole, pourvu qu'elle respectât la liberté de leur race, s'exprimèrent avec une chaleur qui ne permettait aucun doute sur leurs sentiments.—Nous voulons, disaient-ils, rester Français et soumis, servir la mère-patrie fidèlement, car nous ne désirons pas recommencer une vie de brigandage; mais si la métropole veut refaire des esclaves de nos frères ou de nos enfants, il faut qu'elle se décide à nous égorger jusqu'au dernier.—Le général Leclerc, dont la loyauté les touchait, les rassurait bien pour quelques jours, quand il répondait sur l'honneur que les intentions prêtées aux blancs étaient une imposture; mais au fond la défiance était incurable. Quoi que fît le général en chef, il lui était impossible de la calmer. Si Laplume et Clervaux, rattachés de bonne foi à la métropole, raisonnaient comme nous venons de le dire, Dessalines, véritable monstre, tel qu'en peuvent former l'esclavage et la révolte, ne songeait qu'à pousser, avec une profonde perfidie, les noirs sur les blancs, les blancs sur les noirs, à irriter les uns par les autres, à triompher au milieu du massacre général, et à remplacer Toussaint Louverture, dont il avait le premier demandé l'arrestation.

Désarmement des noirs.
Exécution de Charles Belair.

Dans cette affreuse perplexité, le capitaine général n'ayant plus qu'une faible partie de son armée, dont chaque jour il voyait périr les restes, menacé en même temps par une insurrection prochaine, crut devoir ordonner le désarmement des nègres. La mesure paraissait raisonnable et nécessaire. Les chefs noirs de bonne foi, comme Laplume et Clervaux, l'approuvaient; les chefs noirs animés d'intentions perfides, comme Dessalines, la provoquaient avec ardeur. On y procéda sur-le-champ, et il fallut une véritable violence pour y réussir. Beaucoup de nègres s'enfuirent dans les mornes, d'autres se laissèrent torturer, plutôt que de rendre ce qu'ils regardaient comme leur liberté même, c'est-à-dire leur fusil. Les officiers noirs, en particulier, se montraient impitoyables dans ce genre de recherches. Ils faisaient fusiller les hommes de leur couleur, et agissaient ainsi, les uns pour prévenir la guerre, les autres au contraire pour l'exciter. On retira néanmoins par ces moyens environ trente mille fusils, la plupart de fabrique anglaise, et achetés par la prévoyance de Toussaint. Ces rigueurs excitèrent des insurrections dans le nord, dans l'ouest, aux environs du Port-au-Prince. Le neveu de Toussaint, Charles Belair, noir qui avait une certaine supériorité sur ses pareils, par ses mœurs, son esprit, ses lumières, et que par ces motifs son oncle voulait faire son successeur, Charles Belair, irrité de quelques exécutions commises dans le département de l'ouest, se jeta dans les mornes, en levant le drapeau de la révolte. Dessalines, résidant à Saint-Marc, demanda très-vivement à être chargé de le poursuivre; et trouvant ici la double occasion de montrer ce zèle trompeur qu'il affectait, et de se venger d'un rival qui lui avait causé de grands ombrages, il dirigea contre Charles Belair une guerre acharnée. Il parvint à le prendre avec sa femme, et les envoya l'un et l'autre devant une commission militaire, qui fit fusiller ces deux infortunés. Dessalines s'excusait d'une telle conduite auprès des noirs, en alléguant l'impitoyable volonté des blancs, et n'en profitait pas moins de l'occasion pour détruire un rival abhorré. Tristes atrocités qui prouvent que les passions du cœur humain sont partout les mêmes, et que le climat, le temps, les traits du visage ne font pas l'homme sensiblement différent! Tout conduisait donc à la révolte des noirs, et la sombre défiance qui s'était emparée d'eux, et les rigoureuses précautions qu'il fallait prendre à leur égard, et les féroces passions qui les divisaient, passions qu'on était obligé de souffrir, et souvent même d'employer.

Le général Rochambeau; ses imprudences à l'égard des mulâtres.

À ces malheurs de situation se joignirent des fautes, dues à la confusion, que la maladie, le danger surgissant partout à la fois, la difficulté de communiquer d'une partie de l'île à l'autre, commençaient à introduire dans la colonie. Le général Boudet avait été tiré du Port-au-Prince, pour être envoyé aux îles du Vent, afin d'y remplacer Richepanse, mort de la fièvre jaune. On lui substitua le général Rochambeau, brave militaire, aussi intelligent qu'intrépide, mais avant contracté dans les colonies, ou il avait servi, tous les préjugés des créoles qui les habitaient. Il haïssait les mulâtres, comme faisaient les anciens colons eux-mêmes. Il les trouvait dissolus, violents, cruels, et disait qu'il aimait mieux les noirs parce que ceux-ci étaient, selon lui, plus simples, plus sobres, plus durs à la guerre. Le général Rochambeau, commandant au Port-au-Prince et dans le sud, où abondaient les mulâtres, leur témoigna, aux approches de l'insurrection, autant de défiance qu'aux noirs, et en incarcéra un grand nombre. Ce qu'il fit de plus irritant pour eux, ce fut de renvoyer le général Rigaud, ancien chef des mulâtres, long-temps le rival et l'ennemi de Toussaint, vaincu et expulsé par lui, profitant naturellement de la victoire des blancs, pour revenir à Saint-Domingue, et devant y espérer un bon accueil. Mais la faute que les blancs avaient commise au commencement de la révolution de Saint-Domingue, en ne s'alliant point avec les gens de couleur, ils la commirent encore à la fin. Le général Rochambeau repoussa Rigaud, et lui ordonna de se rembarquer pour les États-Unis. Les mulâtres, offensés, désolés, tendirent dès lors à s'unir aux noirs; ce qui était très-fâcheux, surtout dans le sud, où ils dominaient.

Insurrection générale des noirs.
Désertion de Clervaux, Christophe et Dessalines.

Ces causes réunies rendirent générale l'insurrection, qui n'était d'abord que partielle. Dans le nord, Clervaux, Maurepas, Christophe, s'enfuirent dans les mornes, non sans exprimer des regrets, mais entraînés par un sentiment plus fort qu'eux, l'amour de leur liberté menacée. Dans l'ouest, le barbare Dessalines, jetant enfin le masque, se joignit aux révoltés. Dans le sud, les mulâtres, unis aux noirs, se mirent à ravager cette belle province, jusque-là demeurée intacte et florissante comme dans les plus beaux temps. Il ne restait de fidèle que le noir Laplume, définitivement rattaché à la métropole, et la préférant au barbare gouvernement des hommes de sa couleur.

Chagrins de Leclerc, et sa mort.

L'armée française, réduite à huit ou dix mille hommes, à peine en état de servir, ne possédait plus dans le nord que le Cap et quelques positions environnantes, dans l'ouest, le Port-au-Prince et Saint-Marc, dans le sud, Les Cayes, Jérémie, Tiburon. Les angoisses du malheureux Leclerc étaient extrêmes. Il avait avec lui sa femme, qu'il venait d'envoyer dans l'île de la Tortue, pour la sauver de la peste. Il avait vu mourir le sage et habile M. Benezech, quelques-uns des généraux les plus distingués des armées du Rhin et d'Italie; il venait d'apprendre la mort de Richepanse; il assistait chaque jour à la fin de ses plus vaillants soldats, sans pouvoir les secourir, et sentait approcher l'instant où il ne pourrait plus défendre contre les noirs la petite partie du littoral qui lui restait encore. Tourmenté par ces désolantes réflexions, il était plus exposé qu'un autre aux atteintes du mal qui détruisait l'armée. En effet, il fut saisi à son tour, et après une courte maladie, qui, prenant le caractère d'une fièvre continue, finit par lui enlever toutes ses forces, il expira, ne cessant de tenir un noble langage, et ne paraissant occupé que de sa femme et de ses compagnons d'armes, qu'il laissait dans une affreuse situation. Il mourut en novembre 1802.

Le général Rochambeau remplace dans le commandement le général Leclerc.
Le général Rochambeau revient au Cap.
Attaque et défense du Cap.

Le général Rochambeau prit le commandement, comme le plus ancien. Ce n'étaient ni la bravoure, ni les talents militaires, qui manquaient à ce nouveau gouverneur de la colonie, mais la prudence, le sang-froid d'un chef étranger aux passions des tropiques. Le général Rochambeau prétendit réprimer partout l'insurrection, mais il n'était plus temps. C'est tout au plus si en concentrant ses forces au Cap, et abandonnant l'ouest et le sud, il aurait pu se soutenir. Voulant faire face sur tous les points à la fois, il ne put faire sur tous que des efforts énergiques et impuissants. Il était revenu au Cap pour se saisir de l'autorité. Il y arriva dans le moment où Christophe, Clervaux, et les chefs noirs du nord, essayaient d'attaquer et d'enlever cette capitale de l'île. Le général Rochambeau avait pour la défendre quelques centaines de soldats, et la garde nationale du Cap, composée de propriétaires, braves comme tous les hommes de ces contrées. Déjà Christophe et Clervaux avaient enlevé l'un des forts; le général Rochambeau le reprit, avec un rare courage, secondé par l'énergie de la garde nationale, et se comporta si bien que les noirs, croyant qu'une armée de renfort était arrivée dans l'île, battirent en retraite. Mais, pendant cette héroïque défense, il se passait une scène affreuse dans la rade. On avait envoyé à bord des vaisseaux douze cents noirs environ, ne sachant comment les garder à terre, et ne voulant pas donner ce renfort à l'ennemi. Les équipages, décimés par la maladie, étaient plus faibles que leurs prisonniers. Au bruit de l'attaque du Cap, craignant d'être égorgés par eux, ils en jetèrent, nous avons horreur de le dire, ils en jetèrent une partie dans les flots. Au même instant, dans le sud de l'île, on faisait subir un traitement pareil à un mulâtre, nommé Bardet, et on le noyait par une injuste et atroce défiance. Dès ce jour les mulâtres, encore incertains, se joignirent aux nègres, égorgèrent les blancs, et achevèrent de ravager la belle province du sud.

État désespéré de la colonie, au moment du renouvellement de la guerre entre la France et la Grande-Bretagne.

Terminons ces lugubres récits dans lesquels l'histoire n'a plus rien d'utile à recueillir. À l'époque du renouvellement de la guerre entre la France et la Grande-Bretagne, les Français enfermés au Cap, au Port-au-Prince, aux Cayes, se défendaient à peine contre les noirs et les mulâtres coalisés. La nouvelle de la guerre européenne vint ajouter à leur désespoir. Ils n'avaient qu'à choisir entre les noirs devenus plus féroces que jamais, et les Anglais attendant qu'ils fussent obligés de se rendre à eux, pour les envoyer prisonniers en Angleterre, après les avoir dépouillés des débris de leur fortune.

Pertes causées à la France par l'expédition de Saint-Domingue.

De trente à trente-deux mille hommes envoyés par la métropole, il en restait à la fin sept à huit. Plus de vingt généraux avaient péri, parmi lesquels Richepanse, le plus regrettable de tous. Dans le moment, Toussaint Louverture, sinistre prophète, qui avait prédit et souhaité tous ces maux, mourait de froid en France, prisonnier au fort de Joux, tandis que nos soldats succombaient sous les traits d'un soleil dévorant. Déplorable compensation que la mort d'un noir de génie, pour la perte de tant de blancs héroïques!

Tel fut le sacrifice fait par le Premier Consul à l'ancien système commercial de la France, sacrifice qui lui a été amèrement reproché. Cependant pour juger sainement les actes des chefs de gouvernement, il faut toujours tenir compte des circonstances sous l'empire desquelles ils ont agi. Quand la paix était faite avec le monde entier, quand les idées du vieux commerce revenaient comme un torrent, quand à Paris, et dans tous les ports, des négociants, des colons ruinés, invoquaient à grands cris le rétablissement de notre prospérité commerciale, quand ils demandaient qu'on nous rendît une possession qui faisait autrefois la richesse et l'orgueil de l'ancienne monarchie, quand des milliers d'officiers, voyant avec chagrin leur carrière interrompue par la paix, offraient de servir partout où l'on aurait besoin de leurs bras, était-il possible de refuser aux regrets des uns, à l'activité des autres, l'occasion de restaurer le commerce de la France? Que n'a pas fait l'Angleterre pour conserver le nord de l'Amérique? l'Espagne, pour en conserver le sud? Que ne ferait pas la Hollande pour conserver Java? Les peuples ne laissent jamais échapper aucune grande possession, sans essayer de la retenir, n'eussent-ils aucune chance de succès. Nous verrons si la guerre d'Amérique aura servi de leçon aux Anglais, et s'ils n'essaieront pas de défendre le Canada, le jour où cette colonie du nord cédera au penchant bien naturel qui l'attire vers les États-Unis.

Le Premier Consul avait rappelé en Europe toutes nos flottes, sauf les frégates et les bâtiments légers. Elles étaient toutes rentrées dans nos ports, une seule exceptée, forte de cinq vaisseaux, obligée de relâcher à la Corogne. Un sixième vaisseau s'était réfugié à Cadix. Il fallait réunir ces éléments épars, pour entreprendre une lutte corps à corps avec la Grande-Bretagne.

Difficultés inhérentes à toute guerre contre l'Angleterre.
La lutte entre les deux nations devait aboutir ou à une descente ou au blocus continental.

C'était une tâche difficile, même pour le gouvernement le plus habile et le plus solidement établi, que de lutter contre l'Angleterre. Assurément, il était aisé au Premier Consul de se mettre à l'abri de ses coups; mais il était tout aussi aisé à l'Angleterre de se mettre à l'abri des siens. L'Angleterre et la France avaient conquis un empire presque égal, la première sur mer, la seconde sur terre. Les hostilités commencées, l'Angleterre allait déployer son pavillon dans les deux hémisphères, prendre quelques colonies hollandaises ou espagnoles, peut-être, mais plus difficilement, quelques colonies françaises. Elle allait interdire la navigation à tous les peuples, et se l'arroger exclusivement; mais par elle-même, elle ne pouvait rien de plus. Une apparition de troupes anglaises sur le continent ne lui aurait procuré qu'un désastre semblable à celui du Helder en 1799. La France, de son côté, pouvait, ou par force ou par influence, interdire à l'Angleterre les abords du littoral européen, depuis Copenhague jusqu'à Venise; la réduire à ne toucher qu'aux rivages de la Baltique, pour faire descendre, des hauteurs du Pôle, les denrées coloniales dont elle devenait pendant la guerre l'unique dépositaire. Mais dans cette lutte de deux grandes puissances, qui dominaient chacune sur l'un des deux éléments, sans avoir le moyen d'en sortir pour se joindre, il était à craindre qu'elles ne fussent réduites à se menacer sans se frapper, et que le monde, foulé par elles, ne finît par se révolter contre l'une ou contre l'autre, afin de se soustraire aux suites de cette affreuse querelle. Dans une pareille situation, le succès devait appartenir à celle qui saurait sortir de l'élément où elle régnait, pour atteindre sa rivale, et si cet effort devenait impossible, à celle qui saurait rendre sa cause assez populaire dans l'univers, pour le mettre de son parti. S'attacher les nations était difficile à toutes deux; car l'Angleterre, pour s'arroger le monopole du commerce, était réduite à tourmenter les neutres, et la France, pour fermer le continent au commerce de l'Angleterre, était réduite à violenter toutes les puissances de l'Europe. Il fallait donc, si on voulait vaincre l'Angleterre, résoudre l'un de ces problèmes: ou franchir l'Océan et marcher sur Londres, ou dominer le continent, et l'obliger, soit par la force, soit par la politique, à refuser tous les produits britanniques; réaliser, en un mot, la descente, ou le blocus continental. On verra dans le cours de cette histoire, par quelle suite d'événements Napoléon fut successivement amené de la première de ces entreprises à la seconde; par quel enchaînement de prodiges il approcha d'abord du but, presque jusqu'à l'atteindre; par quelle combinaison de fautes et de malheurs il s'en éloigna ensuite, et finit par succomber. Heureusement, avant d'en arriver à ce terme déplorable, la France a fait de telles choses, qu'une nation à qui la Providence a permis de les accomplir, reste éternellement glorieuse, et peut-être la plus grande des nations.

Ce sont là les proportions que devait prendre inévitablement cette guerre entre la France et la Grande-Bretagne. Elle avait été, de 1792 à 1801, la lutte du principe démocratique contre le principe aristocratique; sans cesser d'avoir ce caractère, elle allait devenir, sous Napoléon, la lutte d'un élément contre un autre élément, avec bien plus de difficulté pour nous que pour les Anglais; car le continent entier, par haine de la révolution française, par jalousie de notre puissance, devait haïr la France beaucoup plus que les neutres ne détestaient l'Angleterre.

Napoléon forme le projet de tenter une descente en Angleterre.

Avec son regard perçant, le Premier Consul aperçut bientôt la portée de cette guerre, et il prit sa résolution sans hésiter. Il forma le projet de franchir le détroit de Calais avec une armée, et de terminer dans Londres même la rivalité des deux nations. On va le voir pendant trois années consécutives, appliquant toutes ses facultés à cette prodigieuse entreprise, et demeurant calme, confiant, heureux même, tant il était plein d'espérance, en présence d'une tentative qui devait le conduire, ou à être le maître absolu du monde, ou à s'engloutir, lui, son armée, sa gloire, au fond de l'Océan.

Quelles étaient les forces navales de la France et de l'Angleterre en 1803.
La France et la Hollande ne pouvaient pas armer plus de 50 vaisseaux de ligne.
L'Angleterre peut réunir tout de suite 75 vaisseaux de ligne, et porter ses armements à 120.

On dira peut-être que Louis XIV et Louis XVI n'avaient pas été réduits à de telles extrémités pour combattre l'Angleterre, et que de nombreuses flottes se disputant les plaines de l'Océan, y avaient suffi. Mais nous répondrons qu'aux dix-septième et dix-huitième siècles, l'Angleterre n'avait pas encore, en s'emparant du commerce universel, acquis la plus grande population maritime du globe, et que les moyens des deux marines étaient beaucoup moins inégaux. Le Premier Consul était décidé à faire d'immenses efforts pour relever la marine française; mais il doutait beaucoup du succès, bien qu'il possédât une vaste étendue de rivages, bien qu'il eût à sa disposition les ports et les chantiers de la Hollande, de la Belgique, de l'ancienne France et de l'Italie. Nous ne citons pas ceux de l'Espagne, alors trop indignement gouvernée pour être une alliée utile. Il n'avait guère, en comptant toutes ses forces navales actuellement réunies en Europe, plus de 50 vaisseaux de ligne à mettre en mer dans le courant de l'année. Il pouvait s'en procurer 4 ou 5 en Hollande, 20 ou 22 à Brest, 2 à Lorient, 6 à La Rochelle, 5 en relâche à la Corogne, un à Cadix, 10 ou 12 à Toulon, total 50 environ. Avec les bois dont son vaste empire était couvert, et qui arrivaient, en descendant les fleuves, aux chantiers de la Hollande, des Pays-Bas et de l'Italie, il pouvait construire 50 autres vaisseaux de ligne, et faire porter par cent vaisseaux son glorieux pavillon tricolore. Mais il fallait plus de 100 mille matelots pour les armer, et il en possédait à peine 60 mille. L'Angleterre allait avoir 75 vaisseaux de ligne tout prêts à prendre la mer; il lui était facile de porter son armement total à 120, avec le nombre de frégates et de petits bâtiments qu'un tel armement suppose. Elle y pouvait embarquer 120 mille matelots, et davantage encore, si, renonçant à ménager les neutres, elle exerçait la presse sur leurs bâtiments de commerce. Elle possédait, en outre, des amiraux expérimentés, confiants, parce qu'ils avaient vaincu, se comportant sur mer comme les généraux Lannes, Ney, Masséna se comportaient sur terre.

Le Premier Consul ne renonce pas à réorganiser la marine française, mais il se décide à la descente comme au moyen le plus prompt.

La disproportion des deux flottes, résultant du temps et des circonstances, était donc fort grande; néanmoins elle ne désespérait pas le Premier Consul. Il voulait construire partout, au Texel, dans l'Escaut, au Havre, à Cherbourg, à Brest, à Toulon, à Gênes. Il songeait à comprendre un certain nombre de soldats de terre dans la composition de ses équipages, et à racheter par ce moyen l'infériorité de notre population maritime. Il avait été le premier à s'apercevoir qu'un vaisseau, monté par 600 bons matelots et 2 ou 300 hommes de terre bien choisis, tenu sous voile pendant deux ou trois années, exercé aux manœuvres et au tir, était capable de se mesurer avec tout vaisseau quelconque. Mais, en employant ces moyens et d'autres encore, il lui aurait fallu dix années, disait-il, pour créer une marine. Or, il ne pouvait pas attendre dix ans, les bras croisés, que sa marine, courant les mers par petits détachements, se fût rendue digne d'entrer en lutte avec la marine anglaise. Employer dix ans à former une flotte, sans rien exécuter de considérable dans l'intervalle, eût été un long aveu d'impuissance, désolant pour tout gouvernement, plus désolant pour lui, qui avait fait sa fortune, et qui devait la continuer, en éblouissant le monde. Il devait donc, tout en s'appliquant à réorganiser notre armée navale, tenter audacieusement le passage du détroit, et se servir en même temps de la crainte qu'inspirait son épée, pour obliger l'Europe à fermer à l'Angleterre les accès du continent. Si, à son génie d'exécution pour les grandes entreprises, il joignait une politique habile, il pouvait, par ces moyens réunis, ou détruire d'un seul coup, à Londres même, la puissance britannique, ou la ruiner à la longue en ruinant son commerce.

Beaucoup d'amiraux ne partagent pas l'avis du Premier Consul sur la possibilité de franchir le détroit.
Ordres pour réarmer sur-le-champ les 50 vaisseaux dont la France peut disposer.
Emploi des 50 vaisseaux de la marine française, dans les plans du Premier Consul.

Beaucoup de ses amiraux, notamment le ministre Decrès, lui conseillaient une lente recomposition de notre marine, consistant à former de petites divisions navales, et à les faire courir sur les mers, jusqu'à ce qu'elles fussent assez habiles pour manœuvrer en grandes escadres; et, en attendant, ils l'exhortaient à s'en tenir là, regardant comme douteux tous les plans imaginés pour franchir la Manche. Le Premier Consul ne voulut point s'enchaîner à de telles vues; il se proposa bien de restaurer la marine française, mais en essayant néanmoins une tentative plus directe pour frapper l'Angleterre. En conséquence il ordonna de nombreuses constructions à Flessingue, dont il disposait par suite de son pouvoir sur la Hollande; à Anvers, qui était devenu port français; à Cherbourg, à Brest, à Lorient, à Toulon, enfin à Gênes, que la France occupait au même titre que la Hollande. Il fit réparer et armer 22 vaisseaux à Brest; il en fit achever 2 à Lorient; réparer, mettre à flot et armer 5 à La Rochelle. Il réclama de l'Espagne les moyens de radouber et de ravitailler l'escadre en relâche à la Corogne, et envoya de Bayonne tout ce qu'il était possible de lui faire parvenir par la voie de terre, en hommes, en matériel et en argent. Il prit les mêmes précautions pour le vaisseau en relâche à Cadix. Il ordonna l'armement de la flotte de Toulon, qu'il voulait composer de 12 vaisseaux. Ces divers armements, joints à 3 ou 4 vaisseaux hollandais, devaient, comme nous l'avons dit, porter à 50 environ les forces de la France, sans compter ce qu'on pouvait obtenir plus tard des marines hollandaise et espagnole, sans compter ce qu'on pouvait construire dans les ports de France, et armer avec un mélange de matelots et de soldats de terre. Cependant le Premier Consul ne se flattait pas, avec de telles forces, de reconquérir en bataille rangée la supériorité ou même l'égalité maritime à l'égard de l'Angleterre; il voulait s'en servir pour tenir la mer, pour aller aux colonies et en revenir, pour s'ouvrir pendant quelques instants le détroit de Calais, par des mouvements d'escadres dont on jugera bientôt la profonde combinaison.

Formation de six camps sur les côtes de l'Océan.

C'est vers ce détroit que se concentrèrent tous les efforts de son génie. Quels que fussent les moyens de transports imaginés, il fallait d'abord une armée, et il forma le projet d'en composer une, qui ne laissât rien à désirer sous le rapport du nombre et de l'organisation; de la distribuer en plusieurs camps, depuis le Texel jusqu'aux Pyrénées, et de la disposer de telle manière qu'elle pût se concentrer avec rapidité, sur quelques points du littoral habilement choisis. Indépendamment d'un corps de 25 mille hommes, réunis entre Breda et Nimègue, pour marcher sur le Hanovre, il ordonna la formation de six camps, un premier aux environs d'Utrecht, un second à Gand, un troisième à Saint-Omer, un quatrième à Compiègne, un cinquième à Brest, un sixième à Bayonne, ce dernier destiné à imposer à l'Espagne, pour des motifs que nous ferons connaître plus tard. Il commença d'abord par former des parcs d'artillerie sur ces six points de rassemblement, précaution qu'il prenait ordinairement avant toute autre, disant que c'était toujours ce qu'il y avait de plus difficile à organiser. Il dirigea ensuite sur chacun de ces camps un nombre suffisant de demi-brigades d'infanterie, pour les porter à 25 mille hommes au moins. La cavalerie fut acheminée plus lentement, et en proportion moindre que de coutume, parce que, dans l'hypothèse d'un embarquement, on ne pouvait transporter que très-peu de chevaux. Il fallait que la qualité et la quantité de l'infanterie, l'excellence de l'artillerie, et le nombre des bouches à feu, pussent compenser, dans une telle armée, l'infériorité numérique de la cavalerie. Sous ce double rapport, l'infanterie et l'artillerie françaises réunissaient toutes les conditions désirables. Le Premier Consul eut soin de rassembler sur les côtes, et de former en quatre grandes divisions, toute l'arme des dragons. Les soldats de cette arme, sachant servir à cheval et à pied, devaient être embarqués seulement avec leurs selles, et être utiles comme fantassins, en attendant qu'ils pussent le devenir comme cavaliers, lorsqu'on les aurait montés avec les chevaux enlevés à l'ennemi.

Réunion de 400 bouches à feu à la suite de l'armée d'expédition.

Toutes les dispositions furent ordonnées pour armer et atteler 400 bouches à feu de campagne, indépendamment d'un vaste parc de siége. Les demi-brigades, qui étaient alors à trois bataillons, durent fournir deux bataillons de guerre, chacun de 800 hommes, en prenant dans le troisième bataillon de quoi compléter les deux premiers. Le troisième bataillon fut laissé au dépôt, pour recevoir les conscrits, les instruire et les discipliner. Néanmoins, une certaine quantité de ces conscrits fut envoyée immédiatement aux bataillons de guerre, pour qu'aux vieux soldats de la République fussent mêlés, dans une proportion suffisante, de jeunes soldats, bien choisis, ayant la vivacité, l'ardeur et la docilité de la jeunesse.

Loi de recrutement et moyens employés pour porter l'armée à 480 mille hommes.
Distribution de l'armée en Italie, en Hollande, en Hanovre, sur les côtes de l'Océan, dans l'intérieur de la France, et aux colonies.

La conscription avait été définitivement introduite dans notre législation militaire, et régularisée sous le Directoire, sur la proposition du général Jourdan. Cependant la loi qui l'établissait présentait encore quelques lacunes, qui avaient été remplies par une nouvelle loi du 26 avril 1803. Le contingent avait été fixé à 60 mille hommes par an, levés à l'âge de 20 ans. Ce contingent était divisé en deux parts, de 30 mille hommes chacune. La première devait toujours être levée en temps de paix: la seconde formait la réserve, et pouvait être appelée, en cas de guerre, à compléter les bataillons. On était à la moitié de l'an XI (juin 1803); on demanda le droit de lever le contingent des années XI et XII, sans toucher à la réserve de ces deux années. C'étaient 60 mille conscrits à prendre tout de suite. En les appelant ainsi à l'avance, on se donnait le temps de les instruire et de les accoutumer au service militaire, dans les camps formés sur les côtes. On pouvait enfin recourir, s'il devenait nécessaire, à la réserve de ces deux années, ce qui présentait encore 60 mille hommes disponibles, mais dont on comptait ne se servir qu'en cas de guerre continentale. Trente mille hommes seulement demandés à chaque classe, étaient un faible sacrifice, qui ne pouvait guère fatiguer une population composée de cent neuf départements. De plus, il restait à prendre une partie des contingents des années VIII, IX et X, qui n'avait point été appelée, grâce à la paix dont on avait joui sous le Consulat. Un arriéré en hommes est aussi difficile à recouvrer qu'un arriéré en impôts. Le Premier Consul fit, à ce sujet, une sorte de liquidation. Il demanda, sur ces contingents arriérés, une certaine quantité d'hommes, choisis parmi les plus robustes, et les plus disponibles; il en exempta un nombre plus grand sur le littoral que dans l'intérieur, en imposant à ceux qui n'étaient pas appelés un service de gardes-côtes. De la sorte, il pourvut encore l'armée d'une cinquantaine de mille hommes, plus âgés, plus forts que les conscrits des années XI et XII. L'année fut ainsi portée à 480 mille hommes, répandus dans les colonies, le Hanovre, la Hollande, la Suisse, l'Italie et la France. Sur cet effectif, 100 mille environ, employés à garder l'Italie, la Hollande, le Hanovre et les colonies, n'étaient pas à la charge du trésor français. Des subsides en argent ou des vivres fournis sur les lieux couvraient la dépense de leur entretien. Trois cent quatre-vingt mille étaient entièrement payés par la France, et tout à fait à sa disposition. En défalquant de ces 380 mille hommes, 40 mille pour les non-valeurs ordinaires, c'est-à-dire, pour les soldats malades, momentanément absents, en route, etc., 40 mille pour gendarmes, vétérans, invalides, disciplinaires, on pouvait compter sur 300 mille hommes disponibles, aguerris, et capables d'entrer immédiatement en campagne. Si on en destinait 150 mille à combattre l'Angleterre, il en restait 150 mille, dont 70 mille, formant les dépôts, suffisaient à la garde de l'intérieur, et 80 mille pouvaient accourir sur le Rhin, en cas d'inquiétudes du côté du continent. Ce n'est pas sur le nombre qu'il faudrait juger une telle armée. Ces 300 mille hommes, presque tous éprouvés, rompus aux fatigues et à la guerre, conduits par des officiers accomplis, en valaient six ou sept cent mille, un million peut-être, de ceux qu'on possède ordinairement à la suite d'une longue paix; car entre un soldat fait et celui qui ne l'est pas, la différence est infinie. Sous ce rapport, le Premier Consul n'avait rien à désirer. Il commandait la plus belle armée de l'univers.

Le Premier Consul veut se transporter sur les côtes de l'Océan, pour arrêter le plan de la descente, mais il attend que les constructions navales soient plus avancées.

Le grand problème à résoudre, c'était la réunion des moyens de transport, pour faire passer cette armée de Calais à Douvres. Le Premier Consul n'avait pas encore définitivement arrêté ses idées à cet égard. Une seule chose était fixée définitivement, d'après une longue suite d'observations, c'était la forme des constructions navales. Des bâtiments à fond plat, pouvant s'échouer, aller à la voile et à la rame, avaient paru à tous les ingénieurs de la marine le moyen le plus adapté au trajet, outre l'avantage de pouvoir être construits partout, même dans le bassin supérieur de nos rivières. Mais il restait à les réunir, à les abriter dans des ports convenablement placés, à les armer, à les équiper, à trouver enfin le meilleur système de manœuvres, pour les mouvoir avec ordre devant l'ennemi. Il fallait pour cela se livrer à une suite d'expériences longues et difficiles. Le Premier Consul avait le projet de s'établir de sa personne à Boulogne, sur les bords de la Manche, d'y vivre assez souvent, assez longuement, pour étudier les lieux, les circonstances de la mer et du temps, et organiser lui-même, dans toutes ses parties, la vaste entreprise qu'il méditait.

En attendant il s'occupe d'assurer ses moyens de finances et ses relations avec les États du continent.

En attendant que les constructions ordonnées dans toute la France, fussent assez avancées pour que sa présence sur les côtes pût être utile, il s'occupait à Paris de deux soins essentiels, les finances et les relations avec les puissances du continent; car il fallait, d'une part, suffire aux dépenses de l'entreprise, et, de l'autre, avoir la certitude de n'être pas troublé pendant l'exécution, par les alliés continentaux de l'Angleterre.

Moyens financiers imaginés pour faire face à la nouvelle guerre.
Valeurs restant en biens nationaux.

La difficulté financière n'était pas la moindre des difficultés que présentait le renouvellement de la guerre. La Révolution française avait dévoré, sous la forme d'assignats, une masse immense de biens nationaux, et abouti à la banqueroute. Les biens nationaux étaient presque épuisés, et le crédit était ruiné pour long-temps. Pour sauver de l'aliénation les 400 millions de biens nationaux restant en 1800, on les avait répartis entre divers services publics, tels que l'Instruction publique, les Invalides, la Légion d'Honneur, le Sénat, la Caisse d'amortissement. Changés ainsi en dotations, ils soulageaient le budget de l'État, et présentaient une immense valeur d'avenir, grâce à l'augmentation de la propriété foncière, augmentation constante en tout temps, mais toujours plus grande le lendemain d'une révolution. Ils devaient toutefois être diminués de quelques portions à restituer aux émigrés, portions peu considérables, parce que les biens non aliénés étaient en presque totalité des domaines de l'Église. Il faut ajouter à ce qui restait, les biens situés dans le Piémont et dans les nouveaux départements du Rhin, pour une valeur de 50 à 60 millions. Telles étaient les ressources disponibles en domaines nationaux. Quant au crédit, le Premier Consul était résolu à ne pas y recourir. On se souvient que lorsqu'il acheva, en l'an IX, la liquidation du passé, il profita de l'élévation des fonds publics, pour acquitter en rentes une partie de l'arriéré des années V, VI, VII et VIII; mais ce fut la seule opération de ce genre qu'il voulut se permettre, et il solda intégralement en numéraire les exercices des années IX et X. En l'an X, dernier budget voté, il avait fait poser en principe, que la dette publique ne dépasserait jamais 50 millions de rentes, et que, si une telle chose arrivait, on créerait immédiatement une ressource pour amortir l'excédant en quinze ans. Cette précaution avait été nécessaire pour soutenir la confiance, car, malgré un bien-être général, le crédit était tellement détruit, que les rentes 5 pour cent ne s'élevaient guère au delà de 56, et n'avaient pas dépassé 60, dans le moment où l'on croyait le plus à la paix.

Le Premier Consul repousse l'idée de recourir au crédit.

Depuis long-temps en Angleterre, et depuis peu de temps en France, les fonds publics sont devenus l'objet d'un commerce régulier, auquel participent les plus grandes maisons, toujours disposées à traiter avec les gouvernements, pour leur fournir les sommes dont ils ont besoin. Il n'en était pas ainsi à cette époque. Aucune maison en France n'aurait voulu souscrire un emprunt. Elle aurait perdu tout crédit, en avouant qu'elle était liée d'affaires avec l'État; et si des spéculateurs téméraires avaient consenti à faire un prêt, ils auraient tout au plus donné 50 francs d'une rente 5 pour cent, ce qui aurait exposé le trésor à supporter l'énorme intérêt de 10 pour cent. Le Premier Consul ne voulait donc pas d'une ressource aussi coûteuse. Il y avait une autre manière alors d'emprunter; c'était de s'endetter avec les grosses compagnies de fournisseurs, chargées de l'approvisionnement des armées, en s'acquittant inexactement de ce qu'on leur devait. Elles s'en dédommageaient en faisant payer les services deux ou trois fois ce qu'ils valaient. Aussi les spéculateurs hardis, qui aiment les grandes affaires, au lieu de s'attacher aux emprunts, se jetaient-ils avec avidité sur les fournitures. On aurait eu le moyen, par conséquent, en s'adressant à eux, de suppléer au crédit; mais ce moyen était encore beaucoup plus cher que les emprunts même. Le Premier Consul entendait payer les fournisseurs régulièrement, pour les obliger à exécuter régulièrement leurs services, et à les exécuter à des prix raisonnables. Il ne voulait donc ni de la ressource des aliénations de biens nationaux, qui ne pouvaient pas encore se vendre avec avantage, ni de la ressource des emprunts, alors trop difficiles et trop chers, ni enfin de la ressource des grandes fournitures, entraînant des abus difficiles à calculer. Il se flattait, avec beaucoup d'ordre et d'économie, avec l'accroissement naturel du produit des impôts, et quelques recettes accessoires que nous allons faire connaître, d'échapper aux dures nécessités que les spéculateurs font subir aux gouvernements, qui sont privés à la fois de revenus et de crédit.

Augmentation du produit des impôts en l'an X.

Le dernier budget, celui de l'an X (septembre 1801 à septembre 1802) avait été fixé à 500 millions (620 avec les frais de perception et les centimes additionnels). Ce chiffre n'avait pas été dépassé, ce qui était dû à la paix. Les impôts seuls avaient excédé par leurs produits les prévisions du gouvernement. On avait supposé un revenu de 470 millions, et voté une faible aliénation de biens nationaux, pour égaler les recettes aux dépenses. Mais les impôts avaient dépassé de 33 millions la somme prévue, et dès lors l'aliénation votée était devenue inutile. Cette augmentation inattendue de ressources provenait de l'enregistrement, qui, grâce au nombre croissant des transactions privées, avait produit 172 millions au lieu de 150; des douanes, qui, grâce au commerce renaissant, avaient produit 31 millions au lieu de 22; enfin des postes, et de quelques autres branches de revenu moins importantes.

La même augmentation se fait espérer en l'an XI malgré la guerre.
Fixation du budget de l'an XI à 589 millions sans les frais de perception.
Nécessité de trouver une ressource annuelle de cent millions pour ajouter au budget.

Malgré le renouvellement de la guerre, on espérait, et l'événement prouva qu'on ne se trompait pas, on espérait la même augmentation dans le produit des impôts. Sous le gouvernement vigoureux du Premier Consul, on ne craignait plus ni désordres, ni revers. La confiance se maintenant, les transactions privées, le commerce intérieur, les échanges tous les jours plus considérables avec le continent, devaient suivre une progression croissante. Le commerce maritime était seul exposé à souffrir, et le revenu des douanes, figurant alors pour 30 millions au budget des recettes, exprimait assez qu'il ne pouvait pas résulter de cette souffrance une grande perte pour le trésor. On comptait donc avec raison sur plus de 500 millions de recettes. Le budget de l'an XI (septembre 1802 à septembre 1803) venait d'être voté en mars, avec la crainte, mais non pas avec la certitude de la guerre. On l'avait fixé à 589 millions, sans les frais de perception, mais en y comprenant une partie des centimes additionnels. C'était par conséquent une augmentation de 89 millions. La marine, portée de 105 millions à 126, la guerre de 210 à 243, avaient obtenu une partie de cette augmentation. Les travaux publics, les cultes, la nouvelle liste civile des Consuls, et les dépenses fixes des départements, inscrites cette fois au budget général, s'étaient partagé le reste. On avait fait face à cette augmentation de dépenses avec l'accroissement supposé du produit des impôts, avec les centimes additionnels consacrés auparavant aux dépenses fixes des départements, et avec plusieurs recettes étrangères provenant des pays alliés. Le budget courant devait donc être considéré comme en équilibre, sauf un excédant indispensable pour les frais de la guerre. Et il n'était pas supposable en effet qu'une vingtaine de millions ajoutés à l'entretien de la marine, une trentaine ajoutés à l'entretien de l'armée, pussent suffire aux besoins de la nouvelle situation. La guerre avec le continent coûtait ordinairement assez peu, car nos troupes victorieuses, passant le Rhin et l'Adige, dès le début des opérations, allaient se nourrir aux dépens de l'ennemi; mais ici ce n'était pas le cas. Les six camps, établis sur le littoral de la Hollande aux Pyrénées, devaient vivre sur le sol français, jusqu'au jour où ils franchiraient le détroit. Il fallait pourvoir en outre aux dépenses des nouvelles constructions navales, et placer sur nos côtes une masse énorme d'artillerie. Cent millions de plus par an étaient à peine suffisants, pour faire face aux besoins de la guerre avec la Grande-Bretagne[9]. Voici les ressources dont le Premier Consul entendait se servir.

Recettes d'Italie.

Nous venons de mentionner quelques recettes étrangères, déjà portées au budget de l'an XI, afin de couvrir en partie la somme de 89 millions, dont ce budget dépassait le budget de l'an X. Ces recettes étaient celles d'Italie. La République italienne n'ayant pas encore d'armée, et ne pouvant se passer de la nôtre, payait 1,600 mille francs par mois (19,200,000 francs par an) pour l'entretien des troupes françaises. La Ligurie, placée dans le même cas, fournissait 1,200 mille francs par an; Parme, 2 millions. C'était une ressource annuelle de 22 millions et demi, déjà portée, comme nous venons de le dire, au budget de l'an XI. Restait donc à trouver tout entière la somme de 100 millions, qu'il fallait probablement ajouter aux 589 millions du budget de l'an XI.

Somme des dons volontaires.
Prix de la Louisiane, évalué à 54 millions net.
Secours à tirer de la Hollande et de l'Espagne.
Motifs du Premier Consul pour faire concourir toutes les nations maritimes à la guerre contre l'Angleterre.

Les dons volontaires, le prix de la Louisiane, les subsides des autres États alliés, tels étaient les moyens sur lesquels comptait le Premier Consul. Les dons volontaires des villes et des départements montaient à 40 millions environ, dont 15 payables en l'an XI, 15 en l'an XII, le reste dans les années suivantes. Le prix de la Louisiane, aliénée pour 80 millions, dont 60 à verser en Hollande au profit du trésor français, et 54 à toucher intégralement, les frais de négociation déduits, présentait une seconde ressource. Les Américains n'avaient pas encore accepté légalement le contrat, mais la maison Hope offrait déjà de verser par anticipation une partie de cette somme. En distribuant entre deux années cette ressource de 54 millions, c'étaient 27 millions ajoutés aux 15 provenant des dons volontaires, ce qui portait à 42 environ le supplément annuel, pour les exercices XI et XII (septembre 1802 à septembre 1804). Enfin la Hollande et l'Espagne devaient fournir le surplus. La Hollande, délivrée du stathoudérat par nos armes, défendue contre l'Angleterre par notre diplomatie, qui lui avait fait restituer la plus grande partie de ses colonies, aurait bien voulu maintenant être affranchie d'une alliance, qui l'entraînait de nouveau dans la guerre. Elle aurait désiré rester neutre entre la France et la Grande-Bretagne, et faire les profits d'une neutralité, fort heureusement située entre les deux pays. Mais le Premier Consul avait pris une résolution dont on ne saurait nier la justice: c'était de faire concourir toutes les nations maritimes à notre lutte contre la Grande-Bretagne.—La Hollande et l'Espagne, disait-il sans cesse, sont perdues si nous sommes vaincus. Toutes leurs colonies de l'Inde, de l'Amérique, seront ou prises, ou détruites, ou poussées à la révolte par l'Angleterre. Sans doute ces deux puissances trouveraient commode de ne point prendre parti, d'assister à nos défaites si nous sommes vaincus, de profiter de nos victoires si nous sommes victorieux, car si l'ennemi est battu, il le sera autant à leur profit qu'au nôtre. Mais il n'en saurait être ainsi: elles combattront avec nous, comme nous, à effort égal. La justice le veut, leur intérêt aussi, car leurs ressources nous sont indispensables pour réussir. C'est tout au plus si, en unissant nos moyens à tous, nous pourrons vaincre les dominateurs des mers. Isolés, réduits chacun à nos seules forces, nous serons insuffisants et battus.—Le Premier Consul en avait donc conclu que la Hollande et l'Espagne devaient l'aider; et on peut dire en toute vérité, qu'en les forçant à concourir à ses desseins, il les obligeait seulement à être prévoyantes dans leur propre intérêt. Quoi qu'il en soit, pour faire entendre ce langage de la raison, il avait à l'égard de la Hollande la force, puisque nos troupes occupaient Flessingue et Utrecht, et, à l'égard de l'Espagne, le traité d'alliance de Saint-Ildephonse.

Convention réglant le concours de la Hollande.

Du reste, à Amsterdam, tous les esprits éclairés et vraiment patriotes, M. de Schimmelpenninck en tête, pensaient comme le Premier Consul. On n'eut donc pas de peine à se mettre d'accord, et il fut convenu que la Hollande nous aiderait de la manière suivante. Elle s'engageait à nourrir et à solder un corps de 18 mille Français, et de 16 mille Hollandais, en tout 34 mille hommes. À cette force de terre elle promettait de joindre une force navale, composée d'une escadre de ligne et d'une flottille de bateaux plats. L'escadre de ligne devait consister en 5 vaisseaux de haut bord, 5 frégates, et les bâtiments nécessaires pour transporter 25 mille hommes et 2,500 chevaux, du Texel aux côtes d'Angleterre. La flottille devait être composée de 350 bateaux plats de toute dimension, et être propre à transporter 37 mille hommes et 1,500 chevaux, des bouches de l'Escaut à celles de la Tamise. En retour, la France garantissait à la Hollande son indépendance, l'intégrité de son territoire européen et colonial, et, en cas de succès contre l'Angleterre, la restitution des colonies perdues dans les dernières guerres. Le secours obtenu au moyen de cet arrangement était considérable, sous le rapport des hommes et de l'argent, car 18 mille Français cessaient de peser dès cet instant sur le trésor de France, 16 mille Hollandais allaient grossir notre armée, et enfin des moyens de transport pour 62 mille hommes et 4 mille chevaux devaient être ajoutés à nos ressources navales. Il serait difficile de dire toutefois pour quelle somme un tel secours pouvait figurer dans le budget extraordinaire du Premier Consul.

Concours de l'Espagne.
Le Premier Consul veut convertir en un subside les secours stipulés par le traité de Saint-Ildephonse.

Restait à obtenir le concours de l'Espagne. Cette puissance était encore moins disposée à se dévouer a la cause commune, que la Hollande elle-même. On l'a déjà vue, sous l'influence capricieuse du prince de la Paix, flotter misérablement entre les directions les plus contraires, tantôt pencher vers la France afin d'en obtenir un établissement en Italie, tantôt vers l'Angleterre pour s'affranchir des efforts que lui imposait un courageux et infatigable allié, et perdre, dans ces fluctuations, l'île précieuse de la Trinité. Amie ou ennemie également impuissante, on ne savait que faire d'elle, ni dans la paix, ni dans la guerre; non que cette noble nation, pleine de patriotisme, non que le magnifique sol de la péninsule, contenant les ports du Ferrol, de Cadix, de Carthagène, fussent à dédaigner, il s'en fallait de beaucoup. Mais un indigne gouvernement trahissait, par une incapacité profonde, la cause de l'Espagne et celle de toutes les nations maritimes. Aussi, après y avoir bien réfléchi, le Premier Consul ne songea-t-il à tirer du traité d'alliance de Saint-Ildephonse, d'autre parti que celui d'obtenir des subsides. Ce traité, souscrit en 1796, sous la première administration du prince de la Paix, obligeait l'Espagne à fournir à la France 24 mille hommes, 15 vaisseaux de ligne, 6 frégates, 4 corvettes. Le Premier Consul prit la résolution de ne point réclamer ce secours. Il se dit avec raison qu'entraîner l'Espagne dans la guerre ne serait rendre un service ni à la France ni à elle, qu'elle n'y figurerait pas d'une manière brillante, qu'elle se trouverait sur-le-champ privée de sa seule ressource, les piastres du Mexique, dont l'arrivée serait interceptée; qu'elle ne pourrait équiper ni une armée, ni une flotte; qu'elle ne serait par conséquent d'aucune utilité, et fournirait à l'Angleterre le prétexte depuis long-temps cherché de faire insurger toute l'Amérique du Sud; que, si, à la vérité, la participation de l'Espagne aux hostilités changeait en côtes ennemies pour les vaisseaux anglais, toutes les côtes de la péninsule, aucun de ses ports ne pouvait avoir une influence utile, comme ceux de la Hollande, sur l'opération de la descente; que dès lors l'intérêt de les avoir à sa disposition n'était pas grand; que, sous le rapport commercial, le pavillon britannique était déjà exclu de l'Espagne par les tarifs, et que les produits français continueraient d'y trouver, en paix comme en guerre, une préférence assurée. Par ces considérations réunies, il fit dire secrètement à M. d'Azara, ambassadeur de Charles IV à Paris, que, si sa cour répugnait à la guerre, il consentait à la laisser neutre, à la condition d'un subside de 6 millions par mois (72 millions par an), et d'un traité de commerce, qui ouvrirait aux manufactures françaises un débouché plus large que celui dont elles jouissaient actuellement.

Cette offre fort modérée ne rencontra point à Madrid l'accueil qu'elle méritait. Le prince de la Paix était en relations intimes avec les Anglais, et trahissait ouvertement l'alliance. C'est pour ce motif que le Premier Consul, se doutant de cette trahison, avait placé à Bayonne même l'un des six camps destinés à opérer contre l'Angleterre. Il était résolu à déclarer la guerre à l'Espagne, plutôt que de souffrir qu'elle abandonnât la cause commune. Il ordonna donc au général Beurnonville, son ambassadeur, de s'expliquer à cet égard d'une manière péremptoire. Les Anglais, en usurpant une autorité absolue sur les mers, l'obligeaient à exercer une autorité semblable sur le continent, pour la défense des intérêts généraux du monde.

Charges imposées au Hanovre et au royaume de Naples.

Aux secours des États alliés il faut joindre ceux qu'on allait tirer des États ennemis, ou malveillants au moins, qu'on était prêt à occuper. Le Hanovre devait suffire à l'entretien de trente mille hommes. La division formée à Faenza, et en route vers le golfe de Tarente, devait vivre aux dépens de la cour de Naples. Instruit par son ambassadeur, le Premier Consul savait très-exactement que la reine Caroline, gouvernée par le ministre Acton, était tout à fait d'accord avec l'Angleterre, et qu'il ne se passerait pas long-temps sans qu'il fût obligé d'expulser les Bourbons du continent de l'Italie. Aussi ne manqua-t-il pas de s'expliquer franchement avec la reine de Naples.—Je ne souffrirai pas plus, lui dit-il, les Anglais en Italie qu'en Espagne et en Portugal. Au premier acte de complicité avec l'Angleterre, la guerre me fera justice de votre inimitié. Je puis vous faire ou beaucoup de bien, ou beaucoup de mal. C'est à vous de choisir. Je ne veux pas prendre vos États; il me suffit qu'ils servent à mes desseins contre l'Angleterre; mais je les prendrai certainement s'ils sont employés à lui être utiles.—Le Premier Consul parlait sincèrement, car il ne s'était pas encore fait chef de dynastie, et ne songeait pas à conquérir des royaumes pour ses frères. En conséquence il exigea que la division de quinze mille hommes, établie à Tarente, fût nourrie par le trésor de Naples, sauf à compter plus tard. Il considérait cette charge, comme une contribution imposée à des ennemis, tout autant que celle qui allait peser sur le royaume de Hanovre.

Total des ressources créées par le Premier Consul.

En récapitulant ce qui précède, on trouve que les ressources du Premier Consul étaient les suivantes. Naples, la Hollande, le Hanovre, devaient entretenir environ 60 mille hommes. La République italienne, Parme, la Ligurie, l'Espagne, étaient chargées de lui payer un subside régulier. L'Amérique se préparait à lui solder le prix de la Louisiane. Le patriotisme des départements et des grandes villes lui fournissait des suppléments d'impôts tout à fait volontaires. Enfin le revenu public promettait une augmentation croissante de produits, même pendant la guerre, grâce à la confiance qu'inspirait un gouvernement vigoureux et réputé invincible. C'est avec tous ces moyens que le Premier Consul se flattait d'ajouter aux 589 millions du budget de l'an XI, la ressource extraordinaire de cent millions par an, pendant deux, trois ou quatre années. Il avait pour l'avenir les impôts indirects. Il était ainsi assuré de pouvoir entretenir une armée de 150 mille hommes sur les côtes, une autre armée de 80 mille sur le Rhin, les troupes nécessaires à l'occupation de l'Italie, de la Hollande et du Hanovre, 50 vaisseaux de ligne, une flottille de transport d'une étendue inconnue, sans exemple jusqu'ici, puisqu'il s'agissait d'embarquer 150 mille soldats, 10 mille chevaux, 400 bouches à feu.

Dispositions des puissances du continent, à l'égard de la France et de l'Angleterre.

Le monde était agité, effrayé, on peut le dire, des apprêts de cette lutte gigantesque, entre les deux empires les plus puissants du globe. Il était difficile qu'il n'en ressentît pas les conséquences, la guerre se renfermât-elle entre la France et l'Angleterre; car les neutres allaient essuyer les vexations de la marine britannique, et le continent allait être obligé de se prêter aux desseins du Premier Consul, soit en fermant ses ports, soit en souffrant des occupations incommodes et dispendieuses. Au fond, toutes les puissances donnaient le tort de cette rupture à l'Angleterre. La prétention de garder Malte avait paru à toutes, même aux moins bienveillantes envers nous, une violation manifeste des traités, que rien ne justifiait dans ce qui s'était passé en Europe, depuis la paix d'Amiens. La Prusse et l'Autriche avaient sanctionné par des conventions formelles ce qui s'était fait en Italie et en Allemagne, et approuvé par des notes ce qui s'était fait en Suisse. La Russie avait moins expressément adhéré à la conduite de la France; mais, sauf quelques réclamations, en forme de rappel, pour l'indemnité trop différée du roi de Sardaigne, elle avait à peu près approuvé tous nos actes. Elle avait loué notamment notre intervention en Suisse, comme habilement conduite, et équitablement terminée. Aucune des trois puissances du continent ne pouvait donc trouver, dans les événements des deux dernières années, une justification de l'usurpation de Malte, et elles s'en expliquaient avec franchise. Cependant, malgré cette manière de voir, elles penchaient plutôt pour l'Angleterre que pour la France.

Leur blâme est pour l'Angleterre; leur mauvais vouloir pour la France.

Bien que le Premier Consul eût mis tous ses soins à comprimer l'anarchie, elles ne pouvaient s'empêcher de reconnaître en lui la Révolution française victorieuse, et beaucoup plus glorieuse qu'il ne leur convenait. Deux d'entre elles, comme la Prusse et l'Autriche, étaient trop peu maritimes pour être fortement touchées du grand intérêt de la liberté des mers; la troisième, c'est-à-dire la Russie, avait à cette liberté un intérêt encore trop éloigné pour s'en préoccuper vivement. Toutes trois étaient bien autrement affectées de la prépondérance de la France sur le continent, que de la prépondérance de l'Angleterre sur l'océan. Le droit maritime, que l'Angleterre voulait faire prévaloir, leur semblait une atteinte à la justice et à l'intérêt du commerce général; mais la domination que la France exerçait déjà, et allait être amenée à exercer davantage en Europe, était un danger immédiat et pressant qui les troublait profondément. Aussi en voulaient-elles beaucoup à l'Angleterre d'avoir provoqué cette nouvelle guerre, et elles le disaient tout haut; mais elles étaient revenues à cette mauvaise disposition pour la France, que la sagesse et la gloire du Premier Consul avaient comme suspendue un instant, par une sorte de surprise faite à la haine par le génie.

Paroles significatives de M. de Cobentzel et de l'empereur François II.

Quelques paroles échappées aux plus grands personnages du temps prouvent mieux que tout ce que nous pourrions dire, les sentiments des puissances à notre égard. M. Philippe de Cobentzel, ambassadeur à Paris, et cousin de M. Louis de Cobentzel, ministre des affaires étrangères à Vienne, s'entretenant à table avec l'amiral Decrès, qui, par la vivacité de son esprit, provoquait la vivacité de l'esprit des autres, M. de Cobentzel ne put se défendre de dire: Oui, l'Angleterre a tous les torts; elle a des prétentions insoutenables; cela est vrai. Mais, franchement, vous faites trop de peur à tout le monde, pour qu'on songe maintenant à craindre l'Angleterre[10].—L'empereur d'Allemagne, François II, qui a terminé de nos jours sa longue et sage vie, et qui cachait sous une simplicité apparente une grande pénétration, l'empereur d'Allemagne, parlant à notre ambassadeur, M. de Champagny, de la nouvelle guerre, et en exprimant son chagrin avec une évidente bonne foi, affirmait qu'il était, quant à lui, résolu à rester en paix, mais qu'il était saisi d'inquiétudes involontaires, dont il osait à peine dire le motif. M. de Champagny l'encourageant à la confiance, il avait, avec mille excuses, avec mille protestations d'estime pour le Premier Consul, il avait dit: Si le général Bonaparte, qui a tant accompli de miracles, n'accomplit pas celui qu'il prépare actuellement, s'il ne passe pas le détroit, c'est nous qui en serons les victimes; car il se rejettera sur nous, et battra l'Angleterre en Allemagne.—L'empereur François, qui était timide, eut regret de s'être autant avancé, et voulut revenir sur ses paroles; mais il n'était plus temps. M. de Champagny les manda tout de suite à Paris par le premier courrier[11]. C'était de la part de ce prince la preuve d'une rare prévoyance, mais qui lui servit bien peu; car c'est lui-même qui vint plus tard offrir à Napoléon l'occasion de battre, comme il disait, l'Angleterre en Allemagne.

Dispositions particulières et calculs de l'Autriche.

Au surplus, de toutes les puissances, l'Autriche était celle qui avait le moins à redouter les conséquences de la présente guerre, si elle savait résister aux suggestions de la cour de Londres. Elle n'avait en effet aucun intérêt maritime à défendre, puisqu'elle ne possédait ni commerce, ni ports, ni colonies. Le port ensablé de la vieille Venise, qu'on venait de lui donner, n'avait pu lui créer des intérêts de ce genre. Elle n'était pas, comme la Prusse, l'Espagne ou Naples, souveraine de vastes rivages, que la France fût tentée d'occuper. Il lui était donc facile de rester en dehors de la querelle. Elle y gagnait, au contraire, une pleine liberté d'action dans les affaires germaniques. La France, obligée de faire face à l'Angleterre, ne pouvait plus peser de tout son poids sur l'Allemagne, et l'Autriche, au contraire, pouvait se donner carrière à l'égard des questions restées sans solution. Elle voulait, comme on l'a vu, changer le nombre des voix dans le Collége des princes, s'approprier frauduleusement toutes les valeurs mobiliaires des États sécularisés, empêcher l'incorporation de la noblesse immédiate, arracher l'Inn à la Bavière, et par tous ces moyens réunis reprendre sa supériorité en empire. L'avantage de résoudre toutes ces questions comme elle l'entendrait, la consolait fort du renouvellement de la guerre, et, sans son extrême prudence, lui aurait presque inspiré de la joie.

Profond chagrin de la Prusse à l'occasion de la nouvelle guerre.
Ses efforts pour prévenir l'occupation du Hanovre en s'en chargeant elle-même.

Les deux puissances du continent les plus chagrines en ce moment, étaient la Prusse et la Russie, par des motifs, il est vrai, fort différents, et point au même degré. La plus affectée était la Prusse. On comprend facilement avec le caractère de son roi, lequel haïssait la guerre et la dépense, combien la perspective d'une nouvelle conflagration européenne devait lui être pénible. L'occupation du Hanovre avait en outre, pour son royaume, les plus graves inconvénients. Pour prévenir cette occupation, il avait essayé d'un arrangement qui pût convenir en même temps à la France et à l'Angleterre. Il avait offert à l'Angleterre d'occuper cet électorat avec les troupes prussiennes, lui promettant de n'en être que le dépositaire amical, à condition qu'elle laisserait libre la navigation de l'Elbe et du Weser. D'autre part, il avait offert au Premier Consul de garder le Hanovre pour le compte de la France, en versant dans le trésor français les revenus du pays. Ce double zèle, témoigné aux deux puissances, avait pour but, premièrement de sauver la navigation de l'Elbe et du Weser des rigueurs de l'Angleterre, secondement d'épargner au nord de l'Allemagne la présence des Français. Ces deux intérêts étaient pour la Prusse des intérêts majeurs. C'était par l'Elbe et Hambourg, par le Weser et Brême, que s'exportaient tous les produits de son territoire. Les toiles de Silésie, qui composaient sa plus grande richesse d'exportation, étaient achetées par Hambourg et Brême, échangées en France contre des vins, et en Amérique contre des denrées coloniales. Si les Anglais bloquaient l'Elbe et le Weser, tout ce commerce était perdu. L'intérêt de n'avoir pas les Français dans le nord de l'Allemagne, n'était pas moindre. D'abord leur présence inquiétait la Prusse. Ensuite elle lui valait d'amers reproches de la part des princes allemands, formant sa clientèle en empire. Ils lui disaient que, liée à la France par des raisons d'ambition, elle abandonnait la défense du sol germanique, et contribuait même, par sa lâche complaisance, à y attirer l'invasion étrangère. Ils allaient jusqu'à soutenir qu'elle était, par le droit germanique, obligée d'intervenir pour empêcher les Français d'occuper le Hanovre. Ces princes avaient tort assurément, d'après les principes rigoureux du droit des gens, car les États allemands, quoique attachés les uns aux autres par un lien fédératif, avaient le droit individuel de paix et de guerre, et pouvaient être, chacun pour leur compte, en paix ou en guerre avec une puissance, sans que la confédération se trouvât avec cette puissance dans les mêmes rapports. Il eût été étrange, en effet, que le roi Georges III pût se dire en guerre pour l'Angleterre, qui est inaccessible, et se dire en paix pour le Hanovre, qui ne l'est pas. Cette manière d'entendre le droit public eût été trop commode, et le Premier Consul, lorsqu'on voulut s'en prévaloir, y répondit par un apologue aussi vrai qu'ingénieux.—Il y avait, disait-il, chez les anciens, droit d'asile dans certains temples. Un esclave cherchant à se réfugier dans l'un de ces temples, en avait presque franchi le seuil, quand il fut saisi au pied. On ne méconnut pas le droit anciennement établi, on n'arracha pas cet esclave de son asile, mais on lui coupa le pied resté en dehors du temple.—La Prusse négociait donc avant de se prononcer définitivement sur l'occupation du Hanovre, annoncée du reste par le Premier Consul comme certaine et prochaine.

Efforts de la Russie pour faire accepter sa médiation à la France et à l'Angleterre.

La rupture récemment survenue entre la France et l'Angleterre surprenait désagréablement la cour de Russie, à cause des soins dont cette cour était alors occupée. Le jeune empereur avait fait un nouveau pas dans l'exécution de ses projets, et livré un peu plus à ses jeunes amis les affaires de l'empire. Il avait remercié de ses services le prince de Kourakin, et appelé à la tête de ses conseils un personnage considérable, M. de Woronzoff, frère de celui qui était ambassadeur de Russie à Londres. Il avait donné à M. de Woronzoff le titre de chancelier, ministre des affaires étrangères, et partagé l'administration de l'État en huit départements ministériels. Il s'était appliqué à mettre à la tête de ces divers départements des hommes d'un mérite connu, mais en ayant soin de placer auprès d'eux, comme adjoints, ses amis, MM. de Czartoryski, de Strogonoff, et de Nowosiltzoff. Ainsi, le prince Adam Czartoryski était attaché à M. de Woronzoff, comme adjoint au département des affaires étrangères. M. de Woronzoff, à cause de sa santé, se trouvant souvent en congé dans ses terres, le prince Adam devait être chargé, presque seul, des relations extérieures de l'empire. M. de Strogonoff était adjoint au département de la justice; M. de Nowosiltzoff, à celui de l'intérieur. Le prince de Kotschoubey, le plus âgé des amis personnels de l'empereur, avait été fait ministre en titre, et chargé du département de l'intérieur. Ces huit ministres devaient délibérer en commun sur toutes les affaires de l'État, et rendre au Sénat des comptes annuels. C'était un premier changement considérable que de faire délibérer les ministres, plus grand encore de leur faire rendre des comptes au Sénat. L'empereur Alexandre considérait ces changements comme un acheminement vers les institutions des pays libres et civilisés. Tout occupé de ces réformes intérieures, il fut péniblement affecté de se voir rappelé dans le champ immense et périlleux de la politique européenne, et en montra un sensible déplaisir aux représentants des deux puissances belligérantes. Il était mécontent de l'Angleterre, dont les prétentions outrées, dont la mauvaise foi évidente dans l'affaire de Malte, troublaient de nouveau l'Europe; il était mécontent aussi de la France, mais par d'autres motifs. La France n'avait pas tenu grand compte de la demande si souvent réitérée d'une indemnité pour le roi de Piémont; de plus, en accordant une influence apparente à la Russie dans les affaires germaniques, elle s'était trop clairement arrogé l'influence réelle. Le jeune empereur s'en était aperçu. Fort jaloux, tout jeune qu'il était, de faire parler de lui, il commençait à voir avec une sorte de déplaisir la gloire du grand homme qui dominait l'occident. La disposition de la cour de Russie était donc un mécontentement général contre tout le monde. L'empereur, délibérant avec ses ministres et ses amis, décida qu'on offrirait la médiation de la Russie, invoquée assez ouvertement par la France; qu'on essayerait par là de prévenir un embrasement universel; qu'en même temps on dirait la vérité à tous; qu'on ne dissimulerait pas à l'Angleterre combien ses prétentions sur Malte étaient peu légitimes, et qu'on ferait sentir au Premier Consul la nécessité de s'acquitter enfin envers le roi de Piémont, et de ménager pendant cette nouvelle guerre les petites puissances, qui composaient la clientèle de la cour de Russie.

Communications de la Russie à la France et à l'Angleterre.

En conséquence, par l'organe de M. de Woronzoff parlant au général Hédouville, par l'organe de M. de Markoff parlant à M. de Talleyrand, le cabinet russe exprima son vif déplaisir du nouveau trouble apporté à la paix générale par les ambitions rivales de la France et de l'Angleterre. Il reconnut que les prétentions de l'Angleterre sur Malte étaient mal fondées, mais il fit entendre que les entreprises continuelles de la France avaient pu faire naître ces prétentions, sans les justifier; et il ajouta que la France ferait bien de modérer son action en Europe, si elle ne voulait pas rendre la paix impossible à toutes les puissances. Il offrit la médiation de la Russie, quelque pénible qu'il fût pour elle de se mêler à des différends qui, lui étant étrangers jusqu'ici, finiraient peut-être, si elle s'en mêlait, par lui devenir personnels. Il conclut, en disant que, si, malgré sa bonne volonté, ses efforts pour rétablir la paix demeuraient sans succès, l'empereur espérait que la France ménagerait les amis de la Russie, spécialement le royaume de Naples, devenu son allié en 1798, et le royaume de Hanovre, garanti par elle à titre d'État allemand. Tel fut le sens des communications du cabinet russe.

Accueil fait par le Premier Consul aux communications de la Russie.
Le Premier Consul offre de rendre le czar arbitre absolu de la querelle de la France avec l'Angleterre.

La jeunesse élevée dans la dissipation est ordinairement légère dans son langage; la jeunesse élevée d'une manière sérieuse est volontiers dogmatique; car ce qu'il y a de plus difficile à la jeunesse, c'est la mesure. C'est là ce qui explique comment les jeunes gouvernants de la Russie donnaient des leçons aux deux plus puissants gouvernements du globe, l'un mené par un grand homme, l'autre par de grandes institutions. Le Premier Consul en sourit, car depuis long-temps il avait deviné tout ce qu'il y avait d'inexpérience et de prétention dans le cabinet russe. Mais, sachant se dominer dans l'intérêt de ses vastes desseins, il ne voulut pas compliquer les affaires du continent, et faire naître sur le Rhin une guerre qui l'eût détourné de celle qu'il préparait sur les bords de la Manche. Recevant, sans paraître s'en apercevoir, les leçons qui lui venaient de Saint-Pétersbourg, il résolut de couper court à tous les reproches du jeune czar, en le constituant arbitre absolu de la grande querelle qui occupait le monde. Il fit donc offrir par M. de Talleyrand et par le général Hédouville au cabinet russe, de déposer un compromis, en vertu duquel il s'engageait à subir, quelle qu'elle fût, la décision de l'empereur Alexandre, se confiant entièrement en sa justice. Cette proposition était aussi sage qu'habile. Si l'Angleterre la refusait, elle avouait qu'elle se défiait ou de sa cause, ou de l'empereur Alexandre; elle se mettait dans son tort, elle autorisait le Premier Consul à lui faire une guerre à outrance. La clôture de tous les ports placés sous l'influence de la France, l'occupation de tous les pays appartenant à l'Angleterre, devenaient une conséquence légitime de cette guerre. Cependant, pour ce qui regardait les royaumes de Naples et de Hanovre, le Premier Consul, prenant le ton décidé qui convenait à ses plans, déclara qu'il ferait tout ce qu'exigerait la guerre qu'on lui avait suscitée, et qu'il n'avait pas commencée.

Occupation du golfe de Tarente.

Après avoir adopté l'attitude qui lui semblait dans le moment la meilleure, à l'égard des puissances du continent, le Premier Consul procéda sur-le-champ aux occupations déjà préparées et annoncées. Le général Saint-Cyr était à Faenza, dans la Romagne, avec une division de 15 mille hommes, et un matériel d'artillerie considérable, tel qu'il le fallait pour armer la rade de Tarente. Il reçut l'ordre, qu'il exécuta immédiatement, de traverser l'État romain pour se rendre aux extrémités de l'Italie, en payant tout sur la route, afin de ne pas indisposer le Saint-Père. D'après la convention conclue avec la cour de Naples, les troupes françaises devaient être nourries par l'administration napolitaine. Le général Saint-Cyr, jugé comme il méritait de l'être par le Premier Consul, c'est-à-dire comme l'un des premiers généraux du temps, principalement lorsqu'il opérait seul, avait une position embarrassante, au milieu d'un royaume ennemi; mais il était capable de faire face à toutes les difficultés. Ses instructions lui laissaient d'ailleurs une immense latitude. Il lui était prescrit, au premier signe d'une insurrection dans les Calabres, de les quitter pour se jeter sur la capitale du royaume. Ayant déjà conquis Naples une première fois, il savait mieux que personne comment il fallait s'y prendre.

Occupation d'Ancône.

Le Premier Consul fit en outre occuper Ancône, après avoir donné au Pape toutes les satisfactions qui pouvaient adoucir ce désagrément. La garnison française devait payer exactement ce qu'elle consommerait, ne troubler en rien le gouvernement civil du Saint-Siége, même l'aider au besoin contre les perturbateurs, s'il y en avait.

Occupation du Hanovre.

Les ordres avaient été envoyés en même temps pour l'invasion du Hanovre. Les négociations de la Prusse étaient demeurées sans succès. L'Angleterre avait déclaré qu'elle bloquerait l'Elbe et le Weser, si on touchait aux États de la maison de Hanovre, qu'on y employât des Prussiens ou des Français. C'était, certainement, la plus injuste des prétentions. Qu'elle empêchât le pavillon français de circuler sur l'Elbe et le Weser, rien n'était plus légitime; mais qu'elle arrêtât le négoce de Brême et de Hambourg, parce que les Français avaient envahi le territoire au milieu duquel ces villes se trouvaient enclavées, qu'elle exigeât que l'Allemagne entière bravât la guerre avec la France pour les intérêts de la maison de Hanovre, et qu'elle la punît d'une inaction forcée, en détruisant son commerce, c'était la conduite la plus inique. La Prusse fut réduite à se plaindre amèrement de l'injustice d'un tel procédé, et, en définitive, à souffrir le pavillon britannique aux bouches des deux fleuves allemands, comme la présence des Français au sein du Hanovre. Elle n'avait plus le même intérêt à se charger de l'occupation, depuis que son commerce devait être dans tous les cas frappé d'interdit. Le Premier Consul lui fit exprimer ses regrets, lui promit de ne pas franchir la limite du Hanovre, mais s'excusa de cette invasion sur les nécessités de la guerre, et sur l'immense avantage qu'il y avait pour lui à fermer aux Anglais les deux plus grandes voies commerciales du continent.

Marche du général Mortier avec 25 mille hommes, par la Hollande, les évêchés de Munster et d'Osnabruck.
Convention de Suhlingen avec l'armée hanovrienne.

Le général Mortier eut ordre de marcher en avant. Il s'était transporté avec 25 mille hommes, à l'extrémité nord de la Hollande, sur la frontière du bas-évêché de Munster, appartenant, depuis les sécularisations, à la maison d'Aremberg. On était assuré du consentement de cette maison. On passait de chez elle sur le territoire de l'évêché d'Osnabruck, récemment adjoint au Hanovre, et du territoire d'Osnabruck en Hanovre même. On pouvait ainsi se dispenser d'emprunter le territoire prussien, ce qui était un ménagement indispensable envers la cour de Prusse. Le Premier Consul avait recommandé au général Mortier de bien traiter les pays qu'on traverserait, et surtout de se montrer plein d'égards pour les autorités prussiennes, qu'on allait rencontrer sur toute la frontière du Hanovre. Ce général, sage et probe autant que brave, était parfaitement choisi pour cette mission difficile. Il se mit en marche à travers les sables arides et les bruyères marécageuses de la Frise et de la Basse-Westphalie, pénétra par Meppen en Hanovre, et arriva en juin sur les bords de la Hunte. L'armée hanovrienne occupait Diepholz. Après quelques rencontres de cavalerie, elle se replia derrière le Weser. Quoique composée d'excellents soldats, elle savait que toute résistance était impossible, et qu'elle ne ferait qu'attirer des malheurs sur le pays, en s'obstinant à combattre. Elle offrit donc de capituler honorablement, à quoi le général Mortier consentit volontiers. Il fut convenu à Suhlingen que l'armée hanovrienne se retirerait avec armes et bagages derrière l'Elbe; qu'elle s'engagerait sous parole d'honneur à ne pas servir dans la présente guerre, à moins d'échange contre un égal nombre de prisonniers français; que l'administration du pays et la perception de ses revenus appartiendraient à la France, sauf le respect dû aux individus, aux propriétés privées, et aux divers cultes.

Le roi Georges III refuse de ratifier la convention de Suhlingen.

Cette convention, dite de Suhlingen, fut envoyée au Premier Consul et au roi d'Angleterre, pour recevoir leur double ratification. Le Premier Consul se hâta de donner la sienne, ne voulant pas réduire l'armée hanovrienne au désespoir, en lui imposant des conditions plus dures. Lorsqu'on présenta cette même convention au vieux Georges III, il fut saisi d'un violent mouvement de colère, et alla, dit-on, jusqu'à la jeter au visage du ministre qui la lui présentait. Ce vieux roi, dans ses sombres rêveries, avait toujours considéré le Hanovre comme devant être le dernier asile de sa famille, dont il était le berceau. L'invasion de ses États patrimoniaux le mit au désespoir; il refusa de signer la convention de Suhlingen, exposant ainsi ses soldats hanovriens à la cruelle alternative, ou de mettre bas les armes, ou de se faire égorger jusqu'au dernier. Son cabinet allégua pour excuse d'une aussi singulière détermination, que le roi voulait rester étranger à tout ce qu'on entreprenait contre ses États; que ratifier cette convention, c'était adhérer à l'occupation du Hanovre; que cette occupation était une violation du sol germanique, et qu'il en appelait à la Diète de la violence faite à ses sujets. C'était la plus étrange façon d'argumenter, la moins soutenable sous tous les rapports.

Capitulation de l'armée hanovrienne.
Acquisition au profit de l'armée française des chevaux de Hanovre.

Quand cette nouvelle arriva en Hanovre, la brave armée que commandait le maréchal de Walmoden fut consternée. Elle était rangée derrière l'Elbe, au milieu du pays de Lunebourg, établie dans une forte position, et résolue à défendre son honneur. De son côté, l'armée française, qui depuis trois ans n'avait pas tiré un coup de fusil, ne demandait pas mieux que de livrer un combat brillant. Cependant l'avis le plus sage prévalut. Le général Mortier, qui joignait l'humanité à la vaillance, fit ce qu'il put pour adoucir le sort des Hanovriens. Il n'exigea pas qu'ils se rendissent prisonniers de guerre: il se contenta de leur licenciement, et convint avec eux qu'ils laisseraient leurs armes au camp, et se retireraient dans leurs foyers, en promettant de n'être jamais ni armés, ni réunis. Le matériel de guerre, contenu dans le royaume, matériel très-considérable, fut livré aux Français. Les revenus du pays durent leur appartenir, ainsi que les propriétés personnelles de l'électeur de Hanovre. Au nombre de ces propriétés se trouvaient les beaux étalons de la race hanovrienne, qui furent envoyés en France. La cavalerie mit pied à terre, et livra 3,500 chevaux superbes, qui furent employés à remonter la cavalerie française.

Le général Mortier ne s'empara que d'une manière très-indirecte de l'administration du pays, et en laissa la plus grande partie dans les mains des autorités locales. Le Hanovre, si on ne voulait pas le pressurer, pouvait parfaitement nourrir 30 mille hommes. Ce fut la force qu'on projeta d'y faire vivre, et qu'on promit au roi de Prusse de ne pas excéder. Il fut demandé à ce monarque, pour éviter les longs détours de la Hollande et de la Basse-Westphalie, de consentir à l'établissement d'une route d'étapes, à travers le territoire prussien, en payant exactement à des fournisseurs désignés d'avance, l'entretien des troupes qui se rendraient en Hanovre, ou qui en reviendraient. Le roi de Prusse s'y prêta pour complaire au Premier Consul. Dès lors les communications directes furent établies, et on s'en servit pour envoyer un grand nombre de cavaliers, qui allaient à pied, et revenaient avec trois chevaux, un qu'ils montaient, deux qu'ils tenaient en main. La possession de cette partie de l'Allemagne devint fort utile à notre cavalerie, et servit bientôt à la rendre excellente sous le rapport des chevaux, comme elle l'était déjà sous le rapport des hommes.

Le Premier Consul, après avoir réglé ses rapports avec les puissances du continent, se livre tout entier à ses préparatifs de descente.

Pendant que s'exécutaient ces diverses occupations, le Premier Consul poursuivait ses préparatifs sur les bords de la Manche. Il faisait acheter des matières navales, en Hollande, surtout en Russie, afin d'être pourvu avant que les dispositions, peu rassurantes de cette dernière puissance, ne la portassent à refuser des approvisionnements. Sur les bassins de la Gironde, de la Loire, de la Seine, de la Somme, de l'Escaut, on construisait des bateaux plats de toute dimension. Des milliers d'ouvriers abattaient les forêts du littoral. Toutes les fonderies de la République étaient en activité pour fabriquer des mortiers, des obusiers, de l'artillerie du plus gros calibre. Les Parisiens voyaient sur les quais de Bercy, des Invalides, de l'École-Militaire, une centaine de chaloupes en construction. On commençait à comprendre qu'une si prodigieuse activité ne pouvait être une simple démonstration, destinée seulement à inquiéter l'Angleterre.

Le Premier Consul s'était promis de partir pour les côtes de la Manche, dès que les constructions navales, partout entreprises, seraient un peu plus avancées, et qu'il aurait mis ordre aux affaires les plus urgentes. La session du Corps Législatif avait été paisiblement consacrée à donner au gouvernement une entière approbation pour sa conduite diplomatique envers l'Angleterre, à lui prêter l'appui moral le plus complet, à lui voter le budget dont on a vu plus haut les principales dispositions, et enfin à discuter sans éclat, mais avec profondeur, les premiers titres du Code civil. Le Corps Législatif n'était plus, dès cette époque, qu'un grand conseil, étranger à la politique, et uniquement consacré aux affaires.

Voyage de Premier Consul sur les côtes de la Manche.

Le Premier Consul se trouva libre dès la fin de juin. Il se proposait de parcourir toutes les côtes jusqu'à Flessingue et Anvers, de visiter la Belgique qu'il n'avait pas encore vue, les départements du Rhin qu'il ne connaissait point, de faire, en un mot, un voyage militaire et politique. Madame Bonaparte devait l'accompagner, et partager les honneurs qui l'attendaient. Pour la première fois, il avait demandé au ministre du trésor public, qui les avait sous sa garde, les diamants de la couronne, pour en composer des parures à sa femme. Il voulait se montrer aux nouveaux départements et sur les bords même du Rhin, presque en souverain; car on le regardait comme tel, depuis qu'il était consul à vie, chargé de se choisir un successeur. Ses ministres avaient rendez-vous, les uns à Dunkerque, les autres à Lille, à Gand, à Anvers, à Bruxelles. Les ambassadeurs étrangers étaient invités à le visiter dans les mêmes villes. Allant se montrer à des peuples d'un catholicisme fervent, il avait jugé convenable de paraître au milieu d'eux, accompagné du légat du Pape. Sur la simple expression de ce désir, le cardinal Caprara, malgré son grand âge et ses infirmités, s'était décidé, après en avoir obtenu la permission du Pape, à grossir le cortége consulaire, dans les Pays-Bas. Des ordres avaient été aussitôt donnés pour faire à ce prince de l'Église un accueil magnifique.

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