Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 04 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
Ces démarches du cabinet britannique, quelque peu convenables qu'elles fussent en pleine paix, ne pouvaient avoir grande conséquence, car ce cabinet allait trouver les cours du continent, toutes plus ou moins liées à la politique du Premier Consul, les unes, comme la Russie, parce qu'elles étaient présentement associées à ses œuvres, les autres, comme la Prusse et l'Autriche, parce qu'elles étaient en instance pour obtenir de lui des avantages tout personnels. C'était le moment, en effet, où l'Autriche sollicitait et finissait par obtenir une extension d'indemnités, en faveur de l'archiduc de Toscane. Mais le cabinet anglais commit un acte beaucoup plus grave, et qui eut plus tard d'immenses conséquences. L'ordre d'évacuer l'Égypte était expédié; celui d'évacuer Malte ne l'était pas encore. Ce retard jusqu'ici tenait à des motifs excusables, et plutôt imputables à la chancellerie française qu'à la chancellerie anglaise. M. de Talleyrand, comme on peut s'en souvenir, avait négligé de donner suite à l'une des stipulations du traité d'Amiens. Cette stipulation portait qu'on demanderait à la Prusse, à la Russie, à l'Autriche et à l'Espagne, de vouloir bien garantir le nouvel ordre de choses établi à Malte. Dès les premiers jours de la signature du traité, les ministres anglais, pressés d'obtenir cette garantie avant d'évacuer Malte, avaient mis le plus grand zèle à la réclamer de toutes les cours. Mais les agents français n'avaient pas reçu d'instructions de leur ministre. M. de Champagny eut la prudence d'agir à Vienne comme s'il en avait reçu, et la garantie de l'Autriche fut accordée. Le jeune empereur de Russie, au contraire, partageant fort peu la passion de son père pour tout ce qui concernait l'ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem, trouvant onéreuse la garantie qu'on lui demandait, car elle pouvait entraîner tôt ou tard l'obligation de prendre parti entre la France et l'Angleterre, n'était pas disposé à la donner. L'ambassadeur de France n'ayant pas d'instructions pour seconder le ministère anglais dans ses démarches, n'osant pas y suppléer, le cabinet russe ne fut point pressé de s'expliquer, et en profita pour ne pas répondre. Même chose, et par les mêmes motifs, eut lieu à Berlin. Grâce à cette négligence prolongée plusieurs mois, la question de la garantie était demeurée en suspens, et les ministres anglais, sans mauvaise intention, avaient été autorisés à différer l'évacuation. La garnison napolitaine qui, d'après le traité, devait être envoyée à Malte en attendant la reconstitution de l'ordre, avait été reçue dans l'île, et seulement en dehors des fortifications. La chancellerie française s'était enfin mise en mouvement, mais trop tard. Cette fois l'empereur de Russie, pressé de s'expliquer, avait refusé sa garantie. Un autre embarras était survenu. Le grand-maître nommé par le Pape, le bailli Ruspoli, effrayé du sort de son prédécesseur, M. de Hompesch, voyant que la charge de l'ordre de Malte ne consistait plus à combattre les infidèles, mais à se tenir en équilibre entre deux grandes nations maritimes, avec certitude de devenir la proie de l'une ou de l'autre, ne voulait pas accepter la dignité onéreuse et vaine qui lui était offerte, et résistait aux instances de la cour romaine, ainsi qu'aux pressantes invitations du Premier Consul.
Telles étaient les circonstances qui avaient fait différer l'évacuation de Malte jusqu'en novembre 1802. Il en résulta pour le cabinet anglais la dangereuse tentation de la différer encore. Effectivement, le jour même où l'agent Moore partait pour la Suisse, une frégate faisait voile vers la Méditerranée, pour porter à la garnison de Malte l'ordre d'y rester. C'était une grave faute de la part d'un ministère qui tenait à conserver la paix, car il allait exciter en Angleterre une convoitise nationale, à laquelle personne ne pourrait plus résister après l'avoir excitée. De plus il manquait formellement au traité d'Amiens, en présence d'un adversaire qui avait mis de l'orgueil à l'exécuter ponctuellement, et qui en mettrait bien plus encore à le faire exécuter par tous les signataires. C'était une conduite à la fois imprudente et peu régulière.
Les réclamations du cabinet britannique en faveur de l'indépendance suisse furent fort mal accueillies du cabinet français, et bien qu'on pût entrevoir les conséquences de ce mauvais accueil, le Premier Consul ne se laissa aucunement ébranler. Il persista plus que jamais dans ses résolutions. Il réitéra ses ordres au général Ney, et lui en prescrivit l'exécution la plus prompte et la plus décisive. Il voulait prouver que ce prétendu soulèvement national de la Suisse n'était qu'une tentative ridicule, provoquée par l'intérêt de quelques familles, et aussitôt réprimée qu'essayée.
Il était convaincu d'obéir, en cette circonstance, à un grand intérêt national; mais il était excité encore par l'espèce de défi qu'on lui jetait à la face de l'Europe, car les insurgés disaient tout haut, et leurs agents répétaient en tous lieux, que le Premier Consul avait les mains liées, et qu'il n'oserait pas agir. La réponse adressée par ses ordres à lord Hawkesbury avait quelque chose de vraiment extraordinaire. Nous en donnons la substance, sans conseiller à qui que ce soit de l'imiter jamais.—Vous êtes chargé de déclarer, écrivait M. de Talleyrand à M. Otto, que si le ministère britannique, dans l'intérêt de sa situation parlementaire, a recours à quelque notification ou à quelque publication, de laquelle il puisse résulter que le Premier Consul n'a pas fait telle ou telle chose, parce qu'on l'en a empêché, à l'instant même il la fera. Du reste, quant à la Suisse, quoi qu'on dise ou qu'on ne dise pas, sa résolution est irrévocable. Il ne livrera pas les Alpes à quinze cents mercenaires soldés par l'Angleterre. Il ne veut pas que la Suisse soit convertie en un nouveau Jersey. Le premier Consul ne désire pas la guerre, parce qu'il croit que le peuple français peut trouver dans l'extension de son commerce, autant d'avantages que dans l'extension de son territoire. Mais aucune considération ne l'arrêterait, si l'honneur ou l'intérêt de la République lui commandaient de reprendre les armes. Vous ne parlerez jamais de guerre, disait encore M. de Talleyrand à M. Otto, mais vous ne souffrirez jamais qu'on vous en parle. La moindre menace, quelque indirecte qu'elle fût, devrait être relevée avec la plus grande hauteur. De quelle guerre nous menacerait-on, d'ailleurs? De la guerre maritime? Mais notre commerce vient à peine de renaître, et la proie que nous livrerions aux Anglais serait de bien peu de valeur. Nos Antilles sont pourvues de soldats acclimatés; Saint-Domingue seul en contient vingt-cinq mille. On bloquerait nos ports, il est vrai; mais à l'instant même de la déclaration de guerre, l'Angleterre se trouverait bloquée à son tour. Les côtes du Hanovre, de la Hollande, du Portugal, de l'Italie, jusqu'à Tarente, seraient occupées par nos troupes. Ces contrées que l'on nous accuse de dominer trop ouvertement, la Ligurie, la Lombardie, la Suisse, la Hollande, au lieu d'être laissées dans cette situation incertaine, où elles nous suscitent mille embarras, seraient converties en provinces françaises, dont nous tirerions d'immenses ressources; et on nous forcerait ainsi à réaliser cet empire des Gaules, dont on veut sans cesse effrayer l'Europe. Et qu'arriverait-il, si le Premier Consul, quittant Paris, pour aller s'établir à Lille ou à Saint-Omer, réunissant tous les bateaux plats des Flandres et de la Hollande, préparant des moyens de transport pour cent mille hommes, faisait vivre l'Angleterre dans les angoisses d'une invasion toujours possible, presque certaine? L'Angleterre susciterait-elle une guerre continentale? Mais où trouverait-elle des alliés? Ce n'est pas auprès de la Prusse et de la Bavière, qui doivent à la France la justice qu'elles ont obtenue dans les arrangements territoriaux de l'Allemagne? Ce n'est pas auprès de l'Autriche, épuisée pour avoir voulu servir la politique britannique. En tout cas, si on renouvelait la guerre du continent, ce serait l'Angleterre qui nous aurait obligés de conquérir l'Europe. Le Premier Consul n'a que trente-trois ans, il n'a encore détruit que des États de second ordre! Qui sait ce qu'il lui faudrait de temps, s'il y était forcé, pour changer de nouveau la face de l'Europe, et ressusciter l'empire d'Occident?—
Tous les malheurs de l'Europe, tous ceux aussi de la France étaient contenus dans ces formidables paroles, que l'on croirait écrites après coup, tant elles sont prophétiques[5]. Ainsi le lion devenu adulte commençait à sentir sa force, et était prêt à en user. Couverte par la barrière de l'Océan, l'Angleterre se plaisait à l'exciter. Mais cette barrière n'était pas impossible à franchir; il s'en est même fallu de bien peu qu'elle ne fût franchie; et si elle l'avait été, l'Angleterre eût pleuré amèrement les excitations auxquelles la portait une incurable jalousie. C'était d'ailleurs une politique cruelle à l'égard du continent, car il allait essuyer toutes les conséquences d'une guerre provoquée, sans raison comme sans justice.
M. Otto avait ordre de ne parler ni de Malte ni de l'Égypte, car on ne voulait pas même supposer que l'Angleterre pût violer un traité solennel, signé à la face du monde. On se bornait à lui prescrire de résumer toute la politique de la France dans ces mots: Tout le traité d'Amiens, rien que le traité d'Amiens.
M. Otto, qui était un esprit sage, fort soumis au Premier Consul, mais capable, dans un but utile, de mettre un peu du sien dans l'exécution des ordres qu'il recevait, adoucit beaucoup les paroles hautaines de son gouvernement. Néanmoins, avec cette réponse même adoucie, il embarrassa lord Hawkesbury, qui, effrayé de la prochaine réunion du Parlement, aurait voulu avoir quelque chose de satisfaisant à dire. Il insista pour avoir une note. M. Otto avait ordre de la lui refuser, et la lui refusa, en déclarant toutefois que la réunion à Paris des principaux citoyens de la Suisse n'avait pas pour but d'imiter ce qui s'était fait à Lyon, lors de la Consulte italienne, mais uniquement de donner à la Suisse une constitution sage, basée sur la justice et sur la nature du pays, sans triomphe d'un parti sur un autre. Lord Hawkesbury, qui, pendant cette conférence avec M. Otto, était attendu par le cabinet anglais, assemblé en ce moment pour recueillir la réponse de la France, parut troublé et mécontent. À cette déclaration, Tout le traité d'Amiens, rien que le traité d'Amiens, dont il comprenait la portée, car elle faisait allusion à Malte, il répliqua par cette maxime: L'état du continent à l'époque du traité d'Amiens, rien que cet état.—
Cette manière de poser la question provoqua, de la part du Premier Consul, une réponse immédiate et catégorique. La France, dit M. de Talleyrand par ses ordres, la France accepte la condition posée par lord Hawkesbury. À l'époque de la signature du traité d'Amiens, la France avait dix mille hommes en Suisse, trente mille en Piémont, quarante mille en Italie, douze mille en Hollande. Veut-on que les choses soient remises sur ce pied? À cette époque on a offert à l'Angleterre de s'entendre sur les affaires du continent, mais à condition qu'elle reconnaîtrait et garantirait les États nouvellement constitués. Elle l'a refusé, elle a voulu rester étrangère au royaume d'Étrurie, à la République italienne, à la République ligurienne. Elle avait ainsi l'avantage de ne pas donner sa garantie à ces nouveaux États, mais elle perdait aussi le moyen de se mêler plus tard de ce qui les concernait. Du reste, elle savait tout ce qui était déjà fait, tout ce qui devait l'être. Elle connaissait la présidence déférée par la République italienne au Premier Consul; elle connaissait le projet de réunir le Piémont à la France, puisqu'on lui avait refusé l'indemnité demandée pour le roi de Sardaigne; et néanmoins elle a signé le traité d'Amiens! De quoi se plaint-elle donc? Elle a stipulé une seule chose, l'évacuation de Tarente en trois mois, et Tarente a été évacué en deux. Quant à la Suisse, il était connu qu'on travaillait à la constituer, et il ne pouvait être imaginé par personne, que la France y laisserait opérer une contre-révolution. Mais en tout cas, même sous le rapport du droit strict, qu'a-t-on encore à objecter? Le gouvernement helvétique a réclamé la médiation de la France. Les petits cantons l'ont réclamée aussi, en demandant à établir, sous les auspices du Premier Consul, leurs relations avec l'autorité centrale. Les citoyens de tous les partis, même ceux du parti oligarchique, MM. de Mulinen, d'Affry, sont à Paris, conférant avec le Premier Consul. Les affaires d'Allemagne, qu'ont-elles de nouveau pour l'Angleterre? que sont-elles, sinon la littérale exécution du traité de Lunéville, connu, publié bien avant le traité d'Amiens? Pourquoi l'Angleterre a-t-elle signé les arrangements adoptés pour l'Allemagne, s'il lui semblait mauvais de la séculariser? Pourquoi le roi de Hanovre, qui est roi aussi de la Grande-Bretagne, a-t-il approuvé la négociation germanique, en acceptant l'évêché d'Osnabruck? Pourquoi d'ailleurs a-t-on si bien, si largement traité la maison de Hanovre, si ce n'est en considération de l'Angleterre? Le cabinet britannique ne voulait plus se mêler, il y a six mois, des affaires du continent; il le veut aujourd'hui; qu'il fasse comme il lui plaira. Mais a-t-il plus d'intérêt à ces affaires que la Prusse, que la Russie, que l'Autriche? Eh bien, ces trois puissances adhèrent en cet instant à ce qui vient de se passer en Allemagne. Comment l'Angleterre pourrait-elle se dire plus fondée à juger des intérêts du continent? Il est vrai que, dans la grande négociation germanique, le nom du roi d'Angleterre n'a pas figuré. Il n'en a pas été question, et cela peut blesser son peuple, qui tient à garder, et qui a droit de garder une grande place en Europe. Mais à qui la faute, sinon à l'Angleterre elle même? Le Premier Consul n'aurait pas demandé mieux que de lui montrer amitié et confiance, que de résoudre en commun avec elle les grandes questions qu'il vient de résoudre en commun avec la Russie; mais pour l'amitié et la confiance il faut un retour. Or, il ne s'élève en Angleterre que des cris de haine contre la France. On dit que la Constitution anglaise le veut ainsi. Soit; mais elle ne commande pas de souffrir à Londres les pamphlétaires français, les auteurs de la machine infernale, de recevoir, de traiter en princes, avec tous les honneurs dus à la souveraineté, les membres de la maison de Bourbon. Quand on montrera au Premier Consul d'autres sentiments, on l'amènera à en éprouver d'autres aussi, et à partager avec l'Angleterre l'influence européenne qu'il a voulu partager cette fois avec la Russie.—
Certes, nous ne savons si nos sentiments patriotiques nous aveuglent, mais nous cherchons la vérité, sans considération de nation, et il nous semble qu'il n'y avait rien à répondre à la vigoureuse argumentation du Premier Consul. L'Angleterre, en signant le traité d'Amiens, n'ignorait pas que la France dominait les États voisins, occupait par ses troupes l'Italie, la Suisse, la Hollande, et allait procéder au partage des indemnités germaniques: elle ne l'ignorait pas, et pressée d'avoir la paix, elle avait signé le traité d'Amiens, sans s'embarrasser des intérêts du continent. Et maintenant que la paix avait à ses yeux moins de charme que dans les premiers jours; maintenant que son commerce n'y trouvait pas autant d'avantage qu'elle l'avait espéré d'abord; maintenant que le parti de M. Pitt levait la tête; maintenant enfin que le calme, succédant aux agitations de la guerre, permettait d'apercevoir plus distinctement la puissance, la gloire de la France, l'Angleterre était saisie de jalousie! et, sans pouvoir invoquer aucune violation du traité d'Amiens, elle nourrissait la pensée de le violer elle-même, de la manière la plus audacieuse et la plus inouïe!
Il nous semble que M. d'Haugwitz, dans sa rare justesse d'esprit, appréciait bien le cabinet britannique, lorsqu'à cette occasion il dit à notre ambassadeur: Ce faible ministère Addington était si pressé de signer la paix, qu'il a passé par-dessus tout sans élever aucune objection; il s'aperçoit aujourd'hui que la France est grande, qu'elle tire les conséquences de sa grandeur, et il veut déchirer le traité qu'il a signé!—
Pendant cet échange de communications si vives entre la France et l'Angleterre, la Russie, qui avait reçu les réclamations des insurgés suisses et les plaintes des Anglais, la Russie avait écrit à Paris une dépêche fort mesurée, dans laquelle ne reproduisant aucune des récriminations de la Grande-Bretagne, elle insinuait cependant au Premier Consul qu'il était nécessaire, pour conserver la paix, de calmer certains ombrages excités en Europe par la puissance de la République française, et que c'était à lui qu'il appartenait, par sa modération, par le respect de l'indépendance des États voisins, de détruire ces ombrages. C'était un conseil fort sage, qui avait trait à la Suisse qui n'avait rien de blessant pour le Premier Consul, et qui allait bien à ce rôle de modérateur impartial, dont le jeune empereur semblait alors vouloir faire la gloire de son règne. Quant à la Prusse, elle avait déclaré qu'elle approuvait fort le Premier Consul de ne pas souffrir en Suisse un foyer d'intrigues anglaises et autrichiennes; qu'il avait raison de se hâter, et de ne pas donner le temps à ses ennemis de profiter de pareils embarras; qu'il aurait bien plus raison encore, s'il leur ôtait tout prétexte de se plaindre, en se gardant de renouveler à Paris la Consulte de Lyon. Quant à l'Autriche enfin, elle affectait de ne pas s'en mêler, et elle ne l'osait guère, ayant encore besoin de la France pour la suite des affaires allemandes.
Le Premier Consul était de l'avis de ses amis: il voulait agir vite, et ne pas imiter à Paris la Consulte de Lyon, c'est-à-dire ne pas se faire le président de la République helvétique. Au surplus, cette résistance désespérée, que le patriotisme des Suisses devait lui opposer, disait-on, n'avait été que ce qu'elle devait être, une extravagance d'émigrés. Dès que le colonel Rapp, arrivé à Lausanne, se présenta aux avant-postes des insurgés, sans être suivi d'un soldat, et portant seulement la proclamation du Premier Consul, il trouva des gens tout à fait disposés à se soumettre. Le général Bachmann, exprimant le regret de n'avoir pas vingt-quatre heures de plus, pour jeter le gouvernement helvétique dans le lac de Genève, se retira néanmoins sur Berne. Là on trouva quelques dispositions à la résistance chez le parti des oligarques. Ceux-ci voulaient absolument obliger la France à employer la force, croyant la compromettre ainsi avec les puissances européennes. Leurs désirs allaient être satisfaits, car cette force arrivait en toute hâte. En effet, les troupes françaises placées à la frontière, sous les ordres du général Ney, entrèrent, et dès lors le gouvernement insurrectionnel n'hésita plus à se dissoudre. Les membres dont il était composé se retirèrent, en déclarant qu'ils cédaient à la violence. Partout on se soumit avec facilité, excepté dans les petits cantons, où l'agitation était plus grande, et où l'insurrection avait pris naissance. Cependant, là comme ailleurs, l'opinion des gens raisonnables finit par prévaloir à l'approche de nos troupes, et toute résistance sérieuse cessa en leur présence. Le général français Serras, à la tête de quelques bataillons, s'empara de Lucerne, de Stanz, de Schwitz, d'Altorf. M. Reding fut arrêté avec quelques agitateurs; les insurgés se laissèrent successivement désarmer. Le gouvernement helvétique, réfugié à Lausanne, se rendit à Berne sous l'escorte du général Ney, qui s'y transporta de sa personne, suivi d'une seule demi-brigade. En peu de jours la ville de Constance, où s'était établi l'agent anglais Moore, fut remplie d'émigrés du parti oligarchique, revenant après avoir dépensé inutilement l'argent de l'Angleterre, et avouant tout haut le ridicule de cette échauffourée. M. Moore revint à Londres, pour rendre compte du mauvais succès de cette Vendée helvétique, qu'on avait cherché à susciter dans les Alpes.
Cette promptitude de soumission avait un grand avantage, car elle prouvait que les Suisses, dont le courage, même contre une force supérieure, ne pouvait être mis en doute, ne se tenaient pas pour obligés, par honneur et par intérêt, à résister à l'intervention de la France. Elle faisait tomber ainsi tout sujet fondé de réclamation de la part de l'Angleterre.
Il fallait achever cette œuvre de pacification en donnant une constitution à la Suisse, et en fondant cette constitution sur la raison et sur la nature du pays. Le Premier Consul, pour ôter à la mission du général Ney le caractère trop militaire qu'elle paraissait avoir, lui conféra, au lieu du titre de général en chef, celui de ministre de France, avec les instructions les plus précises de se conduire doucement et modérément envers tous les partis. Il n'y avait d'ailleurs que six mille Français en Suisse. Le surplus était demeuré à la frontière.
On avait appelé à Paris des hommes appartenant à toutes les opinions, des révolutionnaires ardents aussi bien que des oligarques prononcés, pourvu que ce fussent des personnages influents dans le pays, et entourés de quelque considération. Les révolutionnaires de toute nuance désignés par les cantons vinrent sans hésiter. Les oligarques refusèrent de nommer des représentants. Ils voulaient rester étrangers à ce qui allait se faire à Paris, et conserver ainsi le droit de protester. Il fallut que le Premier Consul désignât lui-même les hommes qui les représenteraient. Il en choisit plusieurs, trois notamment des plus connus, MM. de Mulinen, d'Affry, de Watteville, tous distingués, par leurs familles, par leurs talents, par leur caractère. Ces messieurs persistaient à ne pas venir. M. de Talleyrand leur fit comprendre que c'était de leur part un dépit mal entendu, qu'on ne les appelait pas pour les faire assister au sacrifice des opinions qui leur étaient chères; qu'au contraire, on tiendrait la balance égale entre eux et leurs adversaires, qu'ils étaient bons citoyens, gens éclairés, et qu'ils ne devaient pas refuser de contribuer à une constitution, dans laquelle on chercherait de bonne foi à concilier tous les intérêts légitimes, et par laquelle d'ailleurs le sort de leur patrie se trouverait fixé pour long-temps. Touchés de cette invitation, ils eurent le bon esprit de se soustraire aux influences de faction, et répondirent à l'appel honorable qui leur était adressé en se rendant immédiatement à Paris. Le Premier Consul les accueillit avec distinction, leur dit que ce qu'il souhaitait, tous les hommes modérés devaient le souhaiter avec lui, car il voulait la constitution que la nature avait elle-même donnée à la Suisse, c'est-à-dire l'ancienne, moins les inégalités de citoyen à citoyen, de canton à canton. Après avoir cherché à rassurer particulièrement les oligarques, parce que c'était contre eux qu'il venait d'employer la force, il désigna quatre membres du Sénat, MM. Barthélemy, Rœderer, Fouché, Demeunier, les chargea de réunir les députés suisses, de conférer avec eux, ensemble ou séparément, de les amener autant que possible à des vues raisonnables, se réservant toujours, bien entendu, de décider lui-même les questions sur lesquelles on ne pourrait pas arriver à se mettre d'accord. Avant que ce travail fût commencé, il reçut en audience les principaux d'entre eux, qui avaient été choisis par leurs collègues pour lui être présentés. Il leur adressa un discours improvisé qui était plein de sens, de profondeur, d'originalité de langage, et qui fut recueilli à l'instant[6] pour être transmis à la députation tout entière.
—Il faut, leur dit-il en substance, rester ce que la nature vous a faits, c'est-à-dire une réunion de petits États confédérés, divers par le régime comme ils le sont par le sol, attachés les uns aux autres par un simple lien fédéral, lien qui ne soit ni gênant ni coûteux. Il faut aussi faire cesser les dominations injustes de canton à canton, qui rendent un territoire sujet d'un autre; il faut faire cesser le gouvernement des bourgeoisies aristocratiques, qui, dans les grandes villes, constituent une classe sujette d'une autre classe. Ce sont là les barbaries du moyen âge, que la France, appelée à vous constituer, ne peut tolérer dans vos lois. Il importe que l'égalité véritable, celle qui fait la gloire de la Révolution française, triomphe chez vous comme chez nous; que tout territoire, que tout citoyen, soit l'égal des autres, en droits et en devoirs. Ces choses accordées, vous devez admettre non pas les inégalités, mais les différences que la nature a établies elle-même entre vous. Je ne vous comprends pas sous un gouvernement uniforme et central comme celui de la France. On ne me persuadera pas que les montagnards, descendants de Guillaume Tell, puissent être gouvernés comme les riches habitants de Berne ou de Zurich. Il faut, aux premiers, la démocratie absolue et un gouvernement sans impôts. La démocratie pure, au contraire, serait pour les seconds un contre-sens. D'ailleurs, à quoi bon un gouvernement central? Pour avoir de la grandeur? Elle ne vous va pas, du moins telle que la rêve l'ambition de vos unitaires. Pour avoir une grandeur à la façon de celle de la France? Il faut un gouvernement central, richement doté, une armée permanente. Voudriez-vous payer tout cela, le pourriez-vous? Et puis, à côté de la France qui compte cinq cent mille hommes, à côté de l'Autriche qui en compte trois cent, de la Prusse qui en compte deux cent, que feriez-vous avec quinze ou vingt mille hommes de troupes permanentes? Vous figuriez avec éclat au quatorzième siècle, contre les ducs de Bourgogne, parce qu'alors tous les États étaient morcelés, leurs forces disséminées. Aujourd'hui la Bourgogne est un point de la France. Il faudrait vous mesurer avec la France ou avec l'Autriche tout entières. Si vous vouliez de cette espèce de grandeur, savez-vous ce qu'il faudrait faire? Il faudrait devenir Français, vous confondre avec le grand peuple, participer à ses charges pour participer à ses avantages, et alors vous seriez associés à toutes les chances de sa haute fortune. Mais vous ne le voudriez pas; je ne le veux pas non plus. L'intérêt de l'Europe commande des résolutions différentes. Vous avez votre grandeur à vous, et qui en vaut bien une autre. Vous devez être un peuple neutre, dont tout le monde respecte la neutralité, parce qu'il oblige tout le monde à la respecter. Être chez soi, libres, invincibles, respectés, c'est une assez noble manière d'être. Pour celle-là, le régime fédératif vaut mieux. Il a moins de cette unité qui ose, mais il a plus de cette inertie qui résiste. Il n'est pas vaincu en un jour comme un gouvernement central; car il réside partout, dans chaque partie de la confédération. De même les milices valent mieux pour vous qu'une armée permanente. Vous devez être tous soldats le jour où les Alpes sont menacées. Alors, l'armée permanente, c'est le peuple entier, et, dans vos montagnes, vos chasseurs intrépides sont une force respectable par les sentiments et par le nombre. Vous ne devez avoir de soldats payés et permanents que ceux qui vont chez vos voisins, pour y apprendre l'art militaire, et en rapporter les traditions chez vous. Une confédération qui laisse à chacun son indépendance native, la diversité de ses mœurs et de son sol, qui soit invincible dans ses montagnes, voilà votre véritable grandeur morale. Si je n'étais pas pour la Suisse un ami sincère, si je songeais à la tenir dans ma dépendance, je voudrais un gouvernement central qui fût réuni tout entier quelque part. À celui-là je dirais: Faites ceci, faites cela, ou bien je passe la frontière dans vingt-quatre heures. Un gouvernement fédératif, au contraire, se sauve par l'impossibilité même de répondre promptement; il se sauve par sa lenteur. En gagnant deux mois de temps, il échappe à toute exigence extérieure. Mais, en voulant rester indépendants, n'oubliez pas qu'il faut que vous soyez amis de la France. Son amitié vous est nécessaire. Vous l'avez obtenue depuis des siècles, et vous lui êtes redevables de votre indépendance. Il ne faut à aucun prix que la Suisse devienne un foyer d'intrigues et d'hostilités sourdes; qu'elle soit à la Franche-Comté et à l'Alsace ce que les îles de Jersey et Guernesey sont à la Bretagne et à la Vendée. Elle ne le doit ni pour elle, ni pour la France. Je ne le souffrirai pas d'ailleurs. Je ne parle ici que de votre constitution générale: là s'arrête mon savoir. Quant à vos constitutions cantonales, c'est à vous à m'éclairer, et à me faire connaître vos besoins. Je vous écouterai, et je chercherai à vous satisfaire, en retranchant toutefois de vos lois les injustices barbares des temps passés. En tout, n'oubliez pas qu'il vous faut un gouvernement juste, digne d'un siècle éclairé, conforme à la nature de votre pays, simple, et surtout économique. À ces conditions, il durera, et je veux qu'il dure; car, si le gouvernement que nous allons constituer ensemble, venait à tomber, l'Europe dirait, ou que je l'ai voulu ainsi pour m'emparer de la Suisse, ou que je n'ai pas su faire mieux: or, je ne veux pas plus lui laisser le droit de douter de ma bonne foi que de mon savoir.—
Tel fut le sens exact des paroles du Premier Consul. Nous ne les avons changées que pour les abréger. Il était impossible de penser avec plus de force, de justesse, de hauteur. On mit sur-le-champ la main à l'œuvre. La constitution fédérale fut discutée dans la réunion de tous les députés suisses. Les constitutions cantonales furent préparées avec les députés de chaque canton, et revisées en assemblée générale. Lorsque les passions sont apaisées, et que le bon sens prévaut, la constitution d'un peuple est facile à faire, car il s'agit d'écrire quelques idées justes, qui se trouvent dans l'esprit de tout le monde. Les passions des Suisses étaient loin d'être entièrement apaisées; mais leurs députés réunis à Paris étaient déjà plus calmes. Le déplacement, la présence d'une autorité supérieure, bienveillante, éclairée, les avaient sensiblement modifiés. Et, de plus, cette autorité était là pour leur imposer ces idées justes, peu nombreuses, qui doivent subsister seules, après que les orages des passions sont dissipés.
On s'arrêta aux dispositions qui suivent.
La chimère des unitaires fut écartée; il fut convenu que chaque canton aurait sa constitution propre, sa législation civile, ses formes judiciaires, son système d'impôts. Les cantons étaient confédérés uniquement pour les intérêts communs à toute la confédération, et surtout pour les relations avec les autres États. Cette confédération devait avoir pour représentant une Diète, composée d'un envoyé par chaque canton; et cet envoyé devait jouir d'une ou deux voix dans les délibérations, suivant l'étendue de la population qu'il représentait. Les représentants de Berne, Zurich, Vaud, Saint-Gall, Argovie et Grisons, dont la population était de plus de cent mille âmes, devaient posséder deux voix. Les autres n'en devaient posséder qu'une. La Diète en comptait ainsi vingt-cinq. Elle était appelée à siéger tous les ans pendant un mois, en changeant chaque année de résidence, pour se transporter alternativement dans les cantons suivants: Fribourg, Berne, Soleure, Bâle, Zurich, Lucerne. Le canton chez lequel la Diète siégeait, était pour cette année canton directeur. Le chef de ce canton, avoyer ou bourgmestre, était pour cette même année landamman de la Suisse entière. Il recevait les ministres étrangers, accréditait les ministres suisses, convoquait la milice, exerçait, en un mot, les fonctions de pouvoir exécutif de la confédération.
La Suisse devait avoir au service de la confédération une force permanente de quinze mille hommes, comportant une dépense de 490,500 livres. La répartition de ce contingent, en hommes et en argent, était faite par la constitution même, entre tous les cantons, proportionnellement à leur population et à leur richesse. Mais tout Suisse âgé de seize ans était soldat, membre de la milice, et pouvait être au besoin appelé à défendre l'indépendance de l'Helvétie.
La confédération n'avait qu'une monnaie commune à toute la Suisse.
Elle n'avait plus de tarifs de douane qu'à sa frontière générale, et ces tarifs devaient être approuvés par la Diète. Chaque canton encaissait à son profit ce qui se percevait à sa frontière.
Les péages de nature féodale étaient supprimés. Il ne restait que ceux qui étaient nécessaires à l'entretien des routes ou de la navigation. Un canton qui violait un décret de la Diète, pouvait être traduit devant un tribunal, composé des présidents des tribunaux criminels des autres cantons.
C'étaient là les attributions fort restreintes du gouvernement central. Les autres attributions de la souveraineté, non énoncées en l'acte fédéral, étaient laissées à la souveraineté des cantons. Il était formé dix-neuf cantons, et toutes les questions territoriales, tant débattues entre les anciens États souverains et les États sujets, se trouvaient résolues au profit de ces derniers. Vaud et Argovie, autrefois sujets de Berne; Thurgovie, autrefois sujet de Schaffhouse; le Tessin, autrefois sujet d'Uri et d'Unterwalden, étaient constitués en cantons indépendants. Les petits cantons, tels que Glaris, Appenzell, qu'on avait agrandis, afin de les dénaturer, étaient débarrassés de l'incommode grandeur dont on avait voulu les charger. Le canton de Saint-Gall était composé de tout ce dont on débarrassait Appenzell, Glaris et Schwitz. Schwitz seul conservait quelques accroissements. Si aux dix-neuf cantons qui suivent, Appenzell, Argovie, Bâle, Berne, Fribourg, Glaris, Grisons, Lucerne, Saint-Gall, Schaffhouse, Schwitz, Soleure, Tessin, Thurgovie, Unterwalden, Uri, Vaud, Zug et Zurich, on ajoute Genève, alors département français, le Valais, constitué à part, Neufchâtel, principauté appartenant à la Prusse, on a les vingt-deux cantons existant aujourd'hui.
Quant au régime particulier imposé à chacun d'eux, on s'était conformé à leur ancienne constitution locale, en la purgeant de ce qu'elle avait de féodal ou d'aristocratique. Les landsgemeinde, ou assemblées des citoyens âgés de vingt ans, se réunissant une fois par an, pour statuer sur toutes les affaires, et nommer le landamman, étaient rétablies dans les petits cantons démocratiques d'Appenzell, Glaris, Schwitz, Uri, Unterwalden. On ne pouvait faire autrement sans les rejeter dans la révolte. Le gouvernement de la bourgeoisie était rétabli à Berne, Zurich, Bâle, et cantons semblables, mais à la condition que les rangs en resteraient toujours ouverts. Moyennant qu'on possédât une propriété de mille livres de revenu à Berne, de cinq cents à Zurich, on devenait membre de la bourgeoisie gouvernante, et apte à toutes les fonctions publiques. Il y avait, comme autrefois, un grand conseil chargé de faire les lois, un petit conseil chargé de veiller à leur exécution, un avoyer ou bourgmestre chargé des fonctions exécutives, sous la surveillance du petit conseil. Dans les cantons chez lesquels la nature avait fait naître des divisions administratives particulières, comme les Rhodes intérieurs et extérieurs dans l'Appenzell, les Ligues dans les Grisons, ces divisions étaient respectées et maintenues. C'était, en un mot, l'ancienne constitution helvétique, corrigée d'après les principes de la justice et les lumières du temps; c'était la vieille Suisse, restée fédérative, mais accrue des pays sujets qu'on élevait à la qualité de cantons, maintenue à l'état de démocratie pure, là où la nature le voulait ainsi, à l'état de bourgeoisie gouvernante, mais point exclusive, là où la nature commandait cette forme. Dans cette œuvre si juste; si sage, chaque parti gagnait et perdait quelque chose, gagnait ce qu'il voulait de juste, perdait ce qu'il voulait d'injuste et de tyrannique. Les unitaires voyaient disparaître leur chimère d'unité et de démocratie absolues, mais ils gagnaient l'affranchissement des pays sujets, et l'ouverture des rangs de la bourgeoisie dans les cantons oligarchiques. Les oligarques voyaient disparaître les pays sujets (Berne notamment perdait Argovie et Vaud), ils voyaient disparaître le patriciat; mais ils obtenaient la suppression du gouvernement central, et la consécration des droits de la propriété dans les villes riches, telles que Zurich, Bâle et Berne.
Cependant l'œuvre restait incomplète si, en arrêtant la forme des institutions, on n'arrêtait pas en même temps le choix des personnes appelées à la mettre en vigueur. En présentant la Constitution française en l'an VIII, la Constitution italienne en l'an X, le Premier Consul avait désigné, dans la Constitution même, les hommes chargés des grandes fonctions constitutionnelles. C'était fort sage, car, lorsqu'il s'agit de pacifier un pays long-temps agité, les hommes n'importent pas moins que les choses.
La tendance ordinaire du Premier Consul était de tout remettre sur-le-champ à sa place. Rappeler les hautes classes de la société au pouvoir, sans en faire descendre les hommes qui par leur mérite s'y étaient élevés, et en assurant à tous ceux qui en seraient dignes plus tard le moyen de s'y élever à leur tour, voilà ce qu'il aurait fait tout de suite en France, s'il l'avait pu. Mais il ne l'avait pas même essayé, parce que l'ancienne aristocratie française était émigrée, ou à peine revenue de l'émigration, et devenue, en émigrant, étrangère au pays et aux affaires. De plus, il était obligé de prendre son point d'appui en France même, dans l'un des partis qui la divisaient; et naturellement il avait choisi ce point d'appui dans le parti révolutionnaire, qui était le sien. En France donc, il s'était exclusivement entouré, du moins alors, d'hommes appartenant à la révolution. Mais en Suisse il était plus libre; il n'avait pas à s'appuyer sur un parti, car il agissait du dehors, du faîte de la puissance française; il n'avait pas affaire, non plus, à une aristocratie émigrée. Il n'hésita donc pas, et cédant aux penchants naturels de son esprit, il appela par égale portion au pouvoir les partisans de l'ancien régime et du nouveau. Des commissions, nommées à Paris, devaient aller dans chaque canton, y porter la constitution cantonale, et y choisir les individus appelés à faire partie des nouvelles autorités. Il eut soin de placer dans chacune, et de manière à s'y balancer à force égale, les révolutionnaires et les oligarques. Ayant enfin à choisir le landamman de toute la confédération helvétique, celui qui devait être le premier à exercer cette charge, il choisit hardiment le personnage le plus distingué, mais le plus modéré du parti oligarchique, M. d'Affry.
M. d'Affry était un homme sage et ferme, voué à la profession des armes, attaché jadis au service de France, et citoyen du canton de Fribourg, alors le moins agité des cantons de la confédération. En devenant landamman, M. d'Affry élevait son canton à la qualité de canton directeur. Un homme d'autrefois, raisonnable, militaire, attaché d'habitude à la France, membre d'un canton tranquille, c'étaient là aux yeux du Premier Consul des raisons décisives, et il nomma M. d'Affry. D'ailleurs, après avoir bravé l'Europe en intervenant, il fallait ne pas multiplier pour elle les impressions pénibles, en installant en Suisse la démagogie et ses chefs turbulents. Il ne fallait ni faire cela, ni s'attribuer la présidence de la République helvétique, comme on s'était attribué celle de la République italienne. Rasseoir la Suisse en la réformant sagement; l'arracher aux ennemis de la France en la laissant indépendante et neutre, tel était le problème à résoudre. Il fut résolu courageusement, prudemment, en quelques jours.
Quand ce bel ouvrage, qui, sous le titre d'Acte de médiation, a procuré à la Suisse la plus longue période de repos et de bon gouvernement dont elle ait joui depuis cinquante ans, quand ce bel ouvrage fut achevé, le Premier Consul appela les députés réunis à Paris, le leur remit en présence des quatre sénateurs qui avaient présidé à tout le travail, leur fit une courte et forte allocution, leur recommanda l'union, la modération, l'impartialité, la conduite en un mot qu'il tenait lui-même en France, et les renvoya dans leur pairie, remplacer le gouvernement provisoire et impuissant du landamman Dolder.
Il y eut en Suisse de l'étonnement, des passions déçues et mécontentes, mais dans les masses, uniquement sensibles au bien véritable, de la soumission et de la reconnaissance. Ce sentiment se fit remarquer surtout dans les petits cantons, qui, bien que vaincus, n'étaient pas traités comme tels. En effet, M. Reding et les siens venaient d'être immédiatement élargis. En Europe, il y eut autant de surprise que d'admiration pour la promptitude de cette médiation, et sa parfaite équité. C'était un nouvel acte de puissance morale, semblable à ceux que le Premier Consul avait accomplis en Allemagne et en Italie, mais plus habile, plus méritoire encore, s'il est possible, car l'Europe y était à la fois bravée et respectée: bravée jusqu'où le voulait l'intérêt de la France, respectée dans ses intérêts légitimes, qui étaient l'indépendance et la neutralité du peuple suisse.
La Russie félicita vivement le Premier Consul d'avoir mené à si prompte et si bonne fin une affaire aussi difficile. Le cabinet prussien, par la bouche de M. d'Haugwitz, lui exprima son opinion dans les termes de la plus chaleureuse approbation. L'Angleterre était stupéfaite, embarrassée, comme privée d'un grief dont elle avait fait grand bruit.
Le Parlement, si redouté par MM. Addington et Hawkesbury, venait de dépenser en vives discussions le temps que le Premier Consul avait employé à constituer la Suisse. Ces discussions avaient été orageuses, brillantes, dignes surtout d'admiration, quand M. Fox avait fait entendre la voix de la justice et de l'humanité contre l'ardente jalousie de ses compatriotes. Elles avaient révélé sans doute l'insuffisance du cabinet Addington, mais aussi tellement fait ressortir la violence du parti de la guerre, que ce parti était momentanément affaibli dans le Parlement, et M. Addington un peu renforcé. Avec ce ministre la paix recouvrait quelques-unes de ses chances perdues.
C'était le discours de la couronne, prononcé le 23 novembre, qui était devenu le thème de ces discussions.—«Dans mes relations avec les puissances étrangères, avait dit Sa Majesté Britannique, j'ai été jusqu'à présent animé du désir sincère de consolider la paix. Il m'est néanmoins impossible de perdre de vue, un seul instant, le sage et antique système de politique qui lie intimement nos propres intérêts aux intérêts des autres nations. Je ne puis donc être indifférent à tout changement qui s'opère dans leur force, et dans leur position respective. Ma conduite sera invariablement réglée par une juste appréciation de la situation actuelle de l'Europe, et par une sollicitude vigilante pour le bien permanent de mon peuple. Vous penserez sans doute comme moi, qu'il est de notre devoir d'adopter les mesures de sûreté les plus propres à offrir à mes sujets l'espoir de conserver les avantages de la paix.»
À ce discours, qui marquait la nouvelle position prise par le cabinet britannique à l'égard de la France, se trouvait jointe une demande de subsides, pour porter à cinquante mille matelots l'armement de paix, armement qui, selon les premières prévisions de M. Addington, devait être de trente mille seulement. Les ministres ajoutaient qu'au premier besoin cinquante vaisseaux de ligne pourraient, en moins d'un mois, sortir des ports d'Angleterre.
Le débat fut long et orageux, et le ministère put voir qu'il avait peu gagné à faire des concessions au parti Grenville et Windham. M. Pitt affecta d'être absent. Ses amis se chargèrent pour lui du rôle violent qu'il dédaignait.—Comment! s'écrièrent MM. Grenville et Canning, comment le ministère s'est-il enfin aperçu que nous avions des intérêts sur le continent, que le soin de ces intérêts était une partie importante de la politique anglaise, et qu'ils n'avaient cessé d'être sacrifiés depuis la fausse paix signée avec la France? Quoi! c'est l'invasion de la Suisse qui a conduit le ministère à s'en apercevoir! c'est alors seulement qu'il a commencé à découvrir que nous étions exclus du continent, que nos alliés y étaient immolés à l'ambition insatiable de cette prétendue République française, qui n'a cessé de menacer la société européenne d'un bouleversement démagogique, que pour la menacer d'une affreuse tyrannie militaire! Vos yeux, disaient-ils à MM. Addington et Hawkesbury, vos yeux étaient-ils donc fermés à la lumière, pendant que se négociaient les préliminaires de la paix, pendant que se négociait le traité définitif, pendant que ce traité commençait à s'exécuter? Vous aviez à peine signé les préliminaires de Londres, que notre éternel ennemi s'emparait ouvertement de la République italienne, sous prétexte de s'en faire décerner la présidence, s'adjugeait la Toscane, sous prétexte de la concéder à un infant d'Espagne, et pour prix de cette fausse concession s'emparait de la plus belle partie du continent américain, la Louisiane! Voilà ce qu'il faisait ouvertement, le lendemain des préliminaires, pendant que vous étiez occupés à négocier dans la ville d'Amiens; et cela ne frappait pas vos yeux! Vous aviez à peine signé le traité définitif, la cire avec laquelle vous aviez imprimé sur ce traité les armes d'Angleterre était à peine refroidie, que déjà notre infatigable ennemi, mettant à découvert les intentions qu'il vous avait adroitement cachées, réunissait le Piémont à la France, et détrônait le digne roi de Sardaigne, ce constant allié de l'Angleterre, qui lui est resté invariablement fidèle pendant une lutte de dix années; qui, renfermé dans sa capitale par les troupes du général Bonaparte, ne pouvant se sauver que par une capitulation, ne voulait pas la signer parce qu'elle contenait l'obligation de déclarer la guerre à la Grande-Bretagne! Quand le Portugal, quand Naples même nous fermaient leurs ports, le roi de Sardaigne nous ouvrait les siens, et il a succombé pour avoir voulu nous les laisser toujours ouverts! Mais ce n'est pas tout: le traité définitif était conclu en mars; en juin le Piémont était réuni à la France, et en août le gouvernement consulaire signifiait purement et simplement à l'Europe que la Constitution germanique avait cessé d'exister. Tous les États allemands étaient confondus, partagés comme des lots que la France distribuait à qui lui plaisait; et la seule puissance sur la force et la constance de laquelle nous ayons raison de compter pour contenir l'ambition de notre ennemi, l'Autriche, a été tellement affaiblie, abaissée, humiliée, que nous ne savons si elle pourra se relever jamais! Et ce stathouder, que vous aviez promis de faire indemniser dans une proportion égale à ses pertes, ce stathouder a été traité d'une manière dérisoire pour lui, dérisoire pour vous, qui vous étiez constitués les protecteurs de la maison d'Orange. Cette maison reçoit pour le stathoudérat un misérable évêché, à peu près comme la maison de Hanovre, qui s'est vue indignement dépouillée de ses propriétés personnelles. On a dit souvent, s'écriait lord Grenville, que l'Angleterre avait souffert à l'occasion du Hanovre; on ne le dira plus cette fois, car c'est à cause de l'Angleterre que le Hanovre a souffert. C'est parce qu'il était roi d'Angleterre, que le roi de Hanovre a été ainsi dépouillé de son antique patrimoine. On n'a pas même observé les formes de civilité qui sont d'usage entre puissances du même ordre: on n'a pas fait part à votre roi que l'Allemagne, son ancienne patrie, aujourd'hui encore son associée dans la Confédération, que l'Allemagne, la plus vaste contrée du continent, allait être bouleversée de fond en comble. Votre roi n'en a rien su, rien que ce qu'il a pu en apprendre par un message du ministre Talleyrand au Sénat conservateur! L'Allemagne n'est donc pas l'un de ces pays dont la situation importe à l'Angleterre! Sans quoi, les ministres qui nous disent, par la bouche de Sa Majesté, qu'ils ne resteraient pas insensibles à tout changement considérable en Europe, seraient sortis en cette occasion de leur stupeur et de leur engourdissement. Enfin, ces jours derniers, Parme a encore disparu de la liste des États indépendants. Parme est devenu un territoire dont le Premier Consul de la République française est libre de disposer à son gré. Tout cela s'est accompli sous vos yeux et presque sans interruption. Pas un mois, depuis les quatorze mois de cette paix funeste, pas un mois ne s'est écoulé, sans être marqué par la chute d'un État allié, ou ami de l'Angleterre. Vous n'avez rien vu, rien aperçu! et tout à coup vous vous réveillez, pourquoi? en faveur de qui? en faveur des braves Suisses, très-intéressants assurément, très-dignes de toute la sympathie de l'Angleterre, mais pas plus intéressants pour elle que le Piémont, que la Lombardie, que l'Allemagne. Et qu'avez-vous découvert là de plus extraordinaire, de plus dommageable, que tout ce qui s'est passé depuis quatorze mois? Quoi! rien n'attirait votre attention sur le continent, ni le Piémont, ni la Lombardie, ni l'Allemagne? et ce sont les Suisses seuls qui vous amènent à penser que l'Angleterre ne doit pas rester insensible à l'équilibre des puissances européennes! Vous avez été, disait M. Canning, les plus incapables des hommes; car, en réclamant pour la Suisse, vous avez rendu l'Angleterre ridicule, vous l'avez exposée au mépris de notre ennemi. À Constance se trouvait un agent anglais connu de tout le monde; pourriez-vous nous dire ce qu'il y a fait, le rôle qu'il y a joué? Il est de notoriété publique que vous avez adressé des réclamations au Premier Consul de la République française, en faveur de la Suisse; pourriez-vous nous dire ce qu'il vous a répondu? Ce que nous savons, c'est que, depuis vos réclamations, les Suisses ont déposé les armes devant les troupes françaises, et que les députés de tous les cantons, réunis à Paris, reçoivent les lois du Premier Consul. Vous réclamez donc au nom de la Grande-Bretagne sans exiger qu'on vous écoute! Mieux valait vous taire, comme vous avez fait quand le Piémont a disparu, quand l'Allemagne a été bouleversée, que de réclamer sans être écoutés! Et il devait en être ainsi au surplus, quand on parlait aussi inconsidérément qu'on s'était tu; quand on parlait sans avoir préparé ses moyens, sans avoir ni une flotte, ni une armée, ni un allié. Il faut ou se taire, ou élever la voix avec certitude d'être entendu. On ne livre pas de la sorte la dignité d'une grande nation au hasard. Vous nous demandez des subsides, qu'en voulez-vous faire? Si c'est pour la paix, c'est trop; si c'est pour la guerre, ce n'est pas assez. Nous vous les donnerons cependant, mais à condition que vous laisserez le soin de les employer à l'homme que vous avez remplacé, et qui seul peut sauver l'Angleterre de la crise dans laquelle vous l'avez imprudemment précipitée.—
Les ministres anglais n'obtenaient donc pas même le prix de leurs concessions au parti ennemi de la paix, car on leur reprochait jusqu'à leurs réclamations en faveur de la Suisse; et, il faut le reconnaître, il n'y avait que cela, mais il y avait cela de fondé, dans les reproches de leurs adversaires. Leur conduite sous ce rapport avait été puérile.
Cependant, au milieu de ces déclamations, lord Grenville avait avancé quelque chose de grave, et surtout de bien étrange pour un ancien ministre des affaires étrangères. En reprochant à MM. Addington et Hawkesbury d'avoir désarmé la flotte, licencié l'armée, évacué l'Égypte, évacué le Cap, il les louait en un point, c'était de n'avoir pas encore retiré les troupes anglaises de Malte. C'est par négligence, par légèreté, que vous avez agi de la sorte, s'écriait-il; heureuse légèreté, seule chose que nous puissions approuver en vous! Mais nous espérons que vous ne laisserez pas échapper ce dernier gage, resté par hasard en nos mains, et que vous le retiendrez, pour nous dédommager de toutes les infractions aux traités, commises par notre insatiable ennemi.—
On ne pouvait proclamer plus hardiment la violation des traités.
Au milieu de ce déchaînement, l'éloquent et généreux Fox fit entendre des paroles de bon sens, de modération et d'honneur national, dans la vraie acception de ce dernier mot.—J'ai peu de relations avec les membres du cabinet, dit-il, en s'adressant à l'opposition Grenville et Canning, et je suis d'ailleurs peu habitué à défendre les ministres de Sa Majesté; mais je suis étonné de tout ce que j'entends, étonné surtout en songeant à ceux qui le disent. Certainement je suis affligé, plus qu'aucun des honorables collègues et amis de M. Pitt, de la grandeur croissante de la France, qui chaque jour s'étend en Europe et en Amérique. Je m'en afflige, bien que je ne partage point les préventions des honorables membres contre la République française. Mais enfin cet accroissement extraordinaire, qui vous surprend, qui vous effraie, quand s'est-il produit? Est-ce sous le ministère de MM. Addington et Hawkesbury, ou bien sous le ministère de MM. Pitt et Grenville? Sous le ministère de MM. Pitt et Grenville, la France n'avait-elle pas acquis la ligne du Rhin, envahi la Hollande, la Suisse, l'Italie jusqu'à Naples? Était-ce parce qu'on ne lui avait pas résisté, parce qu'on avait souffert lâchement ses envahissements, qu'elle avait ainsi étendu ses vastes bras? Il me semble que non, car MM. Pitt et Grenville avaient noué la plus formidable des coalitions pour étouffer cette France ambitieuse! Ils assiégeaient Valenciennes et Dunkerque, et destinaient déjà la première de ces places à l'Autriche, la seconde à la Grande-Bretagne. Cette France, à qui on reproche de s'ingérer par la force dans les affaires d'autrui, on cherchait alors à l'envahir, pour lui imposer un régime qu'elle ne voulait plus subir, pour lui faire accepter la famille des Bourbons, dont elle repoussait le joug; et, par un de ces mouvements sublimes, dont l'histoire doit conserver un éternel souvenir, et conseiller l'imitation, la France a repoussé ses envahisseurs. On ne lui a pas arraché Valenciennes et Dunkerque, on ne lui a pas dicté des lois; elle en a, au contraire, dicté aux autres! Eh bien, nous, quoique très-attachés à la cause de la Grande-Bretagne, nous avons éprouvé un involontaire mouvement de sympathie pour ce généreux élan de liberté et de patriotisme, et nous sommes loin de nous en cacher. Nos pères n'applaudissaient-ils pas à la résistance que la Hollande opposait à la tyrannie des Espagnols? la vieille Angleterre n'a-t-elle pas applaudi à toute noble inspiration chez tous les peuples? Et vous, qui déplorez aujourd'hui la grandeur de la France, n'est-ce pas vous qui avez provoqué son essor victorieux? N'est-ce pas vous qui, en voulant prendre Valenciennes et Dunkerque, l'avez amenée à prendre la Belgique; qui, en voulant lui imposer des lois, l'avez poussée à en donner à la moitié du continent? Vous parlez de l'Italie; mais n'était-elle pas au pouvoir des Français quand vous avez traité? Ne le saviez-vous pas? N'était-ce pas une de vos doléances? Cette circonstance a-t-elle empêché qu'on signât la paix? Et vous, collègues de M. Pitt, qui sentiez alors combien cette paix était rendue nécessaire par les souffrances d'une guerre de dix ans, combien elle était indispensable pour soulager des maux qui étaient votre ouvrage, vous consentiez à ce que les ministres actuels la signassent pour vous! Pourquoi ne pas vous y opposer alors? Et si vous ne vous y êtes pas opposés, pourquoi ne pas souffrir aujourd'hui qu'ils en exécutent les conditions? Le roi de Piémont vous intéresse fort, soit; mais l'Autriche, dont il était bien plus l'allié que le vôtre, l'Autriche l'avait abandonné. Elle n'avait pas même voulu le mentionner dans les négociations, de peur que l'indemnité qui serait donnée à ce prince ne diminuât la part des États vénitiens qu'elle convoitait pour elle-même. L'Angleterre aurait donc la prétention de maintenir l'indépendance de l'Italie mieux que l'Autriche! Vous parlez de l'Allemagne bouleversée; mais qu'a-t-on fait en Allemagne? On a sécularisé les États ecclésiastiques, pour indemniser les princes héréditaires, en vertu d'un article formel du traité de Lunéville, traité signé neuf mois avant les préliminaires de Londres, plus de douze mois avant le traité d'Amiens; et signé à quelle époque? pendant que MM. Pitt et Grenville étaient ministres en Angleterre. Quand MM. Addington et Hawkesbury sont arrivés au pouvoir, le prétendu partage de l'Allemagne était convenu, promis, arrêté, au vu et au su de toute l'Europe. C'est, à vous entendre, un bouleversement de l'Allemagne: plaignez-vous donc aussi de la Russie, qui l'a consommé de moitié avec la France. L'électeur de Hanovre, dites-vous, parce qu'il était, malheureusement pour lui, roi d'Angleterre, a été fort maltraité. Je n'avais pas ouï dire qu'il fût très-mécontent de son lot; car, sans rien perdre, il a obtenu un riche évêché. Au surplus, je soupçonne fort ceux qui s'intéressent si vivement à l'électeur de Hanovre, qui montrent tant de sollicitude pour lui, de chercher à gagner par cet intermédiaire la confiance du roi d'Angleterre, et de travailler ainsi à se pousser dans ses conseils. Sans doute la France est grande, plus grande que ne doit le souhaiter un bon Anglais; mais sa grandeur, dont les derniers ministres britanniques sont les auteurs, nous la connaissions avant les préliminaires de Londres, avant les négociations d'Amiens; et ce ne saurait être là un motif de violer des traités solennels. Veillez sur l'exécution de ces traités; s'ils sont violés, réclamez la foi jurée: c'est votre droit et votre devoir. Mais parce que la France nous paraîtrait trop grande aujourd'hui, plus grande que nous ne l'avions jugé d'abord, rompre un engagement solennel, retenir Malte, par exemple, ce serait un indigne manque de foi, qui compromettrait l'honneur britannique! Si véritablement les conditions du traité d'Amiens n'ont pas été remplies, et jusqu'à ce qu'elles le soient, nous pouvons garder Malte; mais pas un instant de plus. J'espère que nos ministres ne feront pas dire d'eux ce qu'on disait des ministres français après les traités d'Aix-la-Chapelle, de Paris et de Versailles, qu'ils les avaient signés avec la secrète pensée de les violer à la première occasion. J'en crois MM. Addington et Hawkesbury incapables; ce serait une tache à l'honneur de la Grande-Bretagne. Après tout, ces continuelles invectives contre la grandeur de la France, ces terreurs qu'on cherche à exciter, ne servent qu'à entretenir le trouble et la haine entre deux grands peuples. Je suis certain que, s'il y avait à Paris une assemblée semblable à celle qui discute ici, on parlerait de la marine anglaise, de sa domination sur les mers, comme nous parlons dans cette enceinte des armées françaises, de leur domination sur le continent. Je comprends entre deux puissantes nations une noble rivalité; mais songer à la guerre, la proposer parce qu'une nation grandit, parce qu'elle prospère, serait insensé et inhumain. Si on vous annonçait que le Premier Consul fait un canal pour amener la mer de Dieppe à Paris, il y a des gens qui le croiraient, et qui vous proposeraient la guerre. On parle des manufactures françaises, de leurs progrès: j'ai vu ces manufactures, je les ai admirées; mais, s'il faut en dire mon sentiment, je ne les crains pas plus que je ne crains la marine de la France. Je suis certain que les manufactures anglaises l'emporteront quand la lutte s'établira entre elles et les manufactures françaises. Qu'on les laisse donc essayer leurs forces; mais qu'elles les essaient à Manchester, à Saint-Quentin. C'est là que la lice est ouverte; c'est là le champ-clos dans lequel doivent se rencontrer les deux nations. Faire la guerre pour assurer le succès des unes sur les autres, serait barbare. On reproche aux Français d'interdire l'arrivée de nos produits dans leurs ports; mais est-ce là un droit dont vous puissiez empêcher l'exercice? Et vous qui vous plaignez, y a-t-il une nation qui emploie les prohibitions plus activement que vous ne le faites? Une partie de notre commerce souffre, cela est possible; mais cela s'est vu à toutes les époques, après la paix de 1763, après la paix de 1782. Il y avait alors des industries développées par la guerre au delà de leurs proportions ordinaires, qui devaient rentrer à la paix dans des limites plus étroites, et d'autres en retour qui devaient prendre un plus grand développement. Que faire à tout cela? Devons-nous donc, pour l'ambition de nos marchands, verser à torrents le sang de la nation anglaise? Quant à moi, mon choix est fait. S'il faut, pour des passions insensées, immoler des milliers d'hommes, je reviens aux folies de l'antiquité: j'aime mieux que le sang coule pour les expéditions romanesques d'un Alexandre, que pour la cupidité grossière de quelques marchands affamés d'or.—
Ces nobles paroles, dans lesquelles le patriotisme le plus sincère ne nuisait point à l'humanité, car on peut concilier ces deux sentiments dans un cœur généreux, produisirent un grand effet sur le Parlement d'Angleterre. On avait singulièrement exagéré les progrès de notre industrie et de notre marine. L'une et l'autre, sans doute, commençaient à renaître; mais on disait fait et accompli, ce qui était à peine commencé; et ces exagérations, rapportées par le haut commerce, s'étaient répandues d'une manière funeste dans toutes les classes de la nation britannique. Les paroles éloquentes et sensées de M. Fox vinrent atténuer à propos ces exagérations, et furent écoutées avec fruit, quoiqu'il blessât les sympathies nationales. D'ailleurs, bien qu'on fût mécontent, alarmé de notre grandeur, on ne voulait pas encore la guerre. Le parti Grenville et Windham s'était compromis par sa violence. M. Fox s'était honoré en prêtant appui au cabinet. On le croyait rapproché du pouvoir par cette conduite toute nouvelle. On prétendait qu'il devait renforcer bientôt ce faible ministère, qui avait joué dans les débats un rôle médiocre et incertain, approuvant ce qui se disait pour la paix, sans oser le dire lui-même. Du reste, l'adresse proposée en réponse au discours de la couronne fut votée sans amendements; les subsides furent votés de même. Pour un certain temps, les ministres parurent sauvés, ce qui plaisait à M. Addington, quoiqu'il fût peu ambitieux, et ce qui plaisait bien davantage à lord Hawkesbury, qui tenait beaucoup plus que M. Addington à rester ministre. Cette espèce de succès disposait ces deux hommes d'État à de meilleures relations avec la France, car ils voulaient la paix, sachant bien qu'ils n'étaient venus qu'avec la paix, et qu'ils s'en iraient avec elle. Effectivement, au premier coup de canon, M. Pitt ne pouvait manquer d'être appelé par toutes les classes de la nation à prendre les rênes du gouvernement.
L'affaire suisse finie avec sagesse, avec promptitude, avait fait disparaître le grief principal, et lord Hawkesbury avait demandé que l'on fît partir pour Londres l'ambassadeur de France, le général Andréossy, offrant de faire partir pour Paris lord Withworth, ambassadeur d'Angleterre. Le Premier Consul s'y prêta volontiers, car, malgré quelques mouvements de colère excités dans son âme par la malveillance britannique, malgré les images d'une grandeur inouïe qu'il entrevoyait quelquefois comme suite de la guerre, il était encore tourné tout entier à la paix. En le provoquant, en l'irritant, on le portait sans doute à se dire qu'après tout la guerre était sa vocation naturelle, son origine, sa destinée peut-être; qu'il savait gouverner d'une manière supérieure, mais qu'avant de gouverner il avait su combattre; que c'était là sa profession, son art par excellence; et que si Moreau avec les armées françaises était arrivé jusqu'aux portes de Vienne, il irait bien au delà. Il se répétait trop souvent ces choses, et, dans ce moment, en effet, de singulières visions s'offraient quelquefois à son esprit. Il voyait des empires détruits, l'Europe refaite, et son pouvoir consulaire changé en une couronne, qui ne serait pas moins que la couronne de Charlemagne. Quiconque le menaçait, ou l'irritait, faisait surgir l'une après l'autre dans sa vaste intelligence ces images fatales et séduisantes. Il était facile de s'en apercevoir à l'étrange grandeur de son langage journalier, aux dépêches qu'il dictait à son ministre des affaires étrangères, aux mille lettres enfin qu'il adressait aux agents de l'administration. Toutefois il se disait aussi que toute cette grandeur ne pouvait lui manquer tôt ou tard, et il trouvait que la paix avait trop peu duré, que Saint-Domingue n'était pas définitivement reconquis, que la Louisiane n'était pas occupée, que la marine française n'était pas rétablie. À son avis, il lui fallait, avant de recommencer la guerre, quatre ou cinq ans encore d'efforts continuels, au sein d'une paix profonde. Le Premier Consul partageait cette passion des grandes constructions, qui est naturelle aux fondateurs d'empires; il prenait goût à ces places fortes qu'il élevait en Italie, à ces vastes routes qu'il perçait dans les Alpes, à ces plans de villes nouvelles qu'il projetait en Bretagne, à ces canaux qui allaient unir les bassins de la Seine et de l'Escaut. Il jouissait d'un pouvoir absolu, d'une admiration universelle, et tout cela dans un profond repos, qui devait lui être doux après avoir livré tant de batailles, traversé tant de contrées, commis à tant de hasards sa fortune et sa vie.
Le Premier Consul désirait donc sincèrement la continuation de la paix, et il consentit à tout ce qui pouvait en assurer la durée. En conséquence, il fit partir le général Andréossy pour Londres, et reçut avec une grande distinction lord Withworth à Paris. Ce personnage, destiné à représenter Georges III en France, était un vrai gentilhomme anglais, simple, quoique magnifique dans sa représentation, sensé, droit, mais roide et orgueilleux comme les hommes de sa nation, et tout à fait incapable de ces ménagements habiles et délicats, qui étaient nécessaires avec un caractère tour à tour emporté ou aimable, comme l'était celui du Premier Consul. Il aurait fallu un homme d'esprit plutôt qu'un grand seigneur, et l'un et l'autre si on avait pu, auprès d'un gouvernement nouveau, qui avait besoin d'être flatté et ménagé. Cependant ce n'est pas dans le premier instant que les défauts de caractère se font sentir dans les relations. Au début tout se passe bien. Lord Withworth fut accueilli à merveille; son épouse, la duchesse de Dorset, très-grande dame d'Angleterre, fut l'objet des attentions les plus délicates. Le Premier Consul donna pour l'ambassadeur et pour l'ambassadrice de belles fêtes, tant à Saint-Cloud qu'aux Tuileries. M. de Talleyrand déploya pour les bien recevoir tout le savoir-faire, toute l'élégance de mœurs, qui le distinguaient. Les deux consuls Cambacérès et Lebrun eurent ordre de s'y employer eux-mêmes, et ils s'y prirent de leur mieux. À tous ces soins on joignit le soin plus flatteur encore de les publier.
Il entrait dans le sentiment de l'Angleterre à l'égard de la France, beaucoup d'orgueil blessé, bien que l'intérêt y eût sa grande part. Ces égards, prodigués par le Premier Consul à l'ambassadeur britannique, produisirent l'effet le plus sensible sur l'opinion publique à Londres, et ramenèrent un instant les cœurs à des sentiments meilleurs. Le général Andréossy s'en ressentit lui-même, et reçut un accueil flatteur, tout à fait semblable à celui que recevait lord Withworth à Paris. Les mois de décembre et de janvier firent naître une espèce de calme. Les fonds, qui avaient baissé dans les deux pays, se relevèrent sensiblement, et reprirent le taux auquel ils étaient parvenus dans le moment de la plus grande confiance. Le cinq pour cent était à 57 ou 58 francs en France.
L'hiver de 1803 fut presque aussi brillant que celui de 1802. Il parut même plus calme, car au dedans la situation était parfaitement assise, tandis que l'année précédente l'opposition du Tribunat, sans donner de l'effroi, causait un certain malaise. Tous les hauts fonctionnaires, consuls, ministres, avaient ordre d'ouvrir leurs maisons, tant à leurs subordonnés qu'à la société parisienne et étrangère. Les classes commerçantes étaient satisfaites du mouvement général des affaires. Un sentiment de bien-être se répandait partout, et finissait même par gagner les cercles de l'émigration rentrée. Chaque jour on voyait un personnage, porteur d'un grand nom, se détacher du groupe oisif, agité, médisant, de l'ancienne noblesse française, pour venir solliciter des places de magistrature ou de finance, dans les salons graves et monotones des consuls Cambacérès et Lebrun. D'autres allaient jusque chez madame Bonaparte demander des places dans la nouvelle cour. On parlait mal de ceux qui avaient obtenu, mais on les enviait au fond, et on n'était pas loin de les imiter.
Cet état de choses avait duré une partie de l'hiver, et aurait pu durer long-temps encore, sans une circonstance dont on commençait à sentir l'embarras dans le cabinet britannique; c'était le délai apporté à l'évacuation de Malte. En commettant la faute grave de contremander cette évacuation, on avait fait naître chez le peuple anglais une tentation bien dangereuse, celle de garder une position qui dominait la Méditerranée. Il aurait fallu, ou un ministère puissant en Angleterre, ou une concession quelconque de la part de la France, pour rendre possible l'abandon d'un gage aussi précieux. Or le ministère puissant en Angleterre n'existait pas, et le Premier Consul n'était pas assez accommodant pour créer à celui qui existait, des facilités par des sacrifices. Tout ce qu'on pouvait attendre de lui, c'est qu'il ne mît pas une trop grande précipitation à exiger l'exécution des traités.
Une circonstance nouvelle rendait pressant encore le danger de cette situation. On avait eu jusqu'ici un prétexte pour différer l'exécution du traité d'Amiens à l'égard de Malte; c'était le refus de la Russie d'accepter la garantie du nouvel ordre de choses établi, dans cette île. Mais le cabinet russe, appréciant le danger de ce refus, et voulant sincèrement concourir au maintien de la paix, s'était hâté de revenir sur sa première détermination, par un mouvement d'honnêteté qui honorait le jeune Alexandre. Seulement, pour donner un motif à ce changement, il avait mis quelques conditions insignifiantes à sa garantie, telles que la reconnaissance par toutes les puissances de la souveraineté de l'ordre sur l'île de Malte, l'introduction des natifs dans le gouvernement, et la suppression de la langue maltaise. Ces conditions ne changeaient rien au traité, car elles s'y trouvaient à peu près contenues. La Prusse, tout aussi pressée d'assurer la paix, était également revenue sur sa première détermination, et avait accordé sa garantie dans les mêmes termes que la Russie. Le Premier Consul s'était empressé d'adhérer aux conditions nouvelles, ajoutées à l'article X du traité d'Amiens, et les avait formellement acceptées.
Le cabinet anglais ne pouvait plus reculer. Il fallait qu'il acceptât la garantie, telle qu'elle était donnée, ou qu'il se constituât en état de mauvaise foi évidente, car les nouvelles clauses imaginées par la Russie étaient tellement insignifiantes qu'on ne pouvait pas raisonnablement les refuser. Quoique embarrassé dans les difficultés qu'il avait créées lui-même, il était disposé cependant à saisir le dernier acte du gouvernement russe, comme une occasion naturelle d'évacuer Malte, sauf à exiger quelques précautions apparentes à l'égard de l'Égypte et de l'Orient, lorsque survint tout à coup un incident malheureux, qui servit de prétexte à sa mauvaise foi, s'il était de mauvaise foi, ou d'épouvantail à sa faiblesse, s'il n'était que faible.
On a déjà vu que le colonel Sébastiani avait été envoyé à Tunis, et de Tunis en Égypte, pour s'assurer si les Anglais étaient prêts ou non à quitter Alexandrie, pour observer ce qui se passait entre les Mamelucks et les Turcs, pour rétablir la protection française sur les chrétiens, et porter au général Brune, notre ambassadeur à Constantinople, une nouvelle confirmation de ses premières instructions. Le colonel avait parfaitement rempli sa mission; il avait trouvé les Anglais établis dans Alexandrie, et ne paraissant pas disposés à en sortir, les Turcs en guerre acharnée avec les Mamelucks, les Français vivement regrettés depuis qu'on avait pu comparer leur gouvernement avec celui des Turcs, et l'Orient retentissant encore du nom du général Bonaparte. Il avait mentionné tout cela; il avait même ajouté que dans la situation de l'Égypte, placée entre les Turcs et les Mamelucks, il suffirait d'un corps de six mille Français pour la reconquérir. Ce rapport, quoique mesuré, ne pouvait être publié sans inconvénient, parce qu'il avait été écrit pour le gouvernement seul, et qu'on y disait beaucoup de choses, qui n'étaient bonnes à dire qu'à lui. Par exemple, le colonel Sébastiani s'y plaignait amèrement du général anglais Stuart, qui occupait Alexandrie, et qui, par ses propos, avait failli le faire assassiner au Kaire. Dans son ensemble, le rapport prouvait que les Anglais ne songeaient pas encore à évacuer l'Égypte. C'est ce qui décida le Premier Consul à le faire insérer au Moniteur. Il trouvait qu'on prenait de grandes libertés, relativement à l'exécution du traité d'Amiens; et, quoiqu'il n'eût pas encore voulu se montrer pressant au sujet de Malte et d'Alexandrie, cependant il n'était pas fâché de mettre les Anglais publiquement en demeure, en faisant connaître un document qui prouvait leur lenteur à remplir leurs engagements, et le mauvais vouloir de leurs officiers envers les nôtres. Ce rapport fut inséré dans le Moniteur du 30 janvier. Peu remarqué en France, il produisit en Angleterre une sensation aussi vive qu'imprévue. L'expédition d'Égypte avait laissé chez les Anglais une extrême susceptibilité pour tout ce qui touchait à cette contrée; et ils croyaient toujours voir une armée française prête à s'embarquer à Toulon pour Alexandrie. Le récit d'un officier, exposant l'état misérable des Turcs en Égypte, la facilité de les en chasser, la vivacité des souvenirs laissés par les Français, et se plaignant surtout des mauvais procédés d'un officier britannique, les alarma, les blessa, les fit sortir du calme dans lequel ils commençaient à rentrer. Cependant, cet effet n'eût été que passager, si les partis ne se fussent attachés à l'aggraver. MM. Windham, Dundas, Grenville se mirent à crier plus fort que jamais, et couvrirent la voix des hommes généreux, tels que M. Fox et ses amis. Ceux-ci s'épuisaient vainement à dire qu'il n'y avait dans ce rapport rien de bien extraordinaire, et que si le Premier Consul avait eu des projets sur l'Égypte, il ne les aurait pas publiés. On ne voulait point les écouter, on déclamait avec violence; on disait que l'armée anglaise était insultée, et qu'il fallait une éclatante réparation pour venger son honneur outragé. L'impression produite à Londres revint à Paris comme un son réfléchi par de nombreux échos. Le Premier Consul, blessé de voir ses intentions toujours dénaturées, finit par perdre patience. Il trouva singulier que des gens qui étaient ses redevables, car ils étaient en retard sur deux points essentiels, l'évacuation d'Alexandrie et de Malte, fussent si prompts à se plaindre, quand on aurait eu au contraire des plaintes à leur adresser. Il chargea donc M. de Talleyrand à Paris, le général Andréossy à Londres, d'en finir, et d'avoir une explication catégorique sur l'exécution des traités si long-temps différée.
L'explication venait mal à propos dans le moment. Les ministres anglais, osant à peine évacuer Malte avant la publication du rapport du colonel Sébastiani, en étaient moins capables encore depuis l'effet de ce rapport. Ils refusèrent de s'expliquer, en appuyant leur refus sur des motifs qui, pour la première fois, laissaient apercevoir des intentions suspectes. Lord Withworth fut chargé de soutenir qu'il était dû à l'Angleterre une compensation pour tout avantage obtenu par la France; que le traité d'Amiens avait été fondé sur ce principe, car c'était en considération des conquêtes faites par l'une des deux puissances en Europe, qu'on avait accordé à l'autre de nombreuses possessions en Amérique et dans l'Inde; que la France s'étant, depuis la paix, adjugé de nouveaux territoires, et une nouvelle extension d'influence, il serait dû à l'Angleterre des équivalents; que, par ce motif, on aurait pu refuser de rendre Malte; mais que, par désir de conserver la paix, on était prêt à évacuer cette île, sans avoir la pensée de demander aucune compensation, lorsqu'était survenu le rapport du colonel Sébastiani, et que, depuis la publication de ce rapport, le cabinet britannique avait pris le parti de ne rien accorder relativement à Malte, qu'à la condition d'une double satisfaction, premièrement sur l'outrage fait à l'armée anglaise, secondement sur les vues du Premier Consul à l'égard de l'Égypte, vues qui étaient exprimées dans le rapport en question, de manière à blesser et à inquiéter sa majesté britannique.
Quand cette déclaration fut adressée à M. de Talleyrand, il en ressentit la plus vive surprise. Quoiqu'il comprît les ombrages que devait causer en Angleterre tout ce qui touchait à l'Égypte, il ne pouvait pas se figurer que la disposition à rendre Malte étant vraie, cette disposition put être changée pour un motif aussi insignifiant que le rapport du colonel Sébastiani. Il en fit part au Premier Consul, qui en fut surpris à son tour, mais, suivant son caractère, plus irrité que surpris. Toutefois il jugea, et M. de Talleyrand avec lui, qu'il fallait sortir d'une situation pénible, intolérable, et pire que la guerre. Le Premier Consul se dit que, si les Anglais désiraient garder Malte, et que si toutes leurs récriminations n'étaient que de purs prétextes, destinés à cacher ce désir, il fallait s'en expliquer nettement avec eux, et leur faire comprendre que, sur ce sujet, le tromper, le fatiguer ou l'ébranler était impossible; que si, au contraire, les inquiétudes qu'ils affichaient étaient sincères, il fallait les rassurer, en leur faisant connaître ses intentions avec une vérité de langage qui ne leur laissât aucun doute. Il résolut donc de voir lui-même lord Withworth, de parler à cet ambassadeur avec une franchise sans bornes, afin de lui bien persuader que son parti était pris sur deux points, l'évacuation de Malte, qu'il voulait exiger impérieusement, et la paix, dont il désirait le maintien de très-bonne foi, quand il aurait obtenu l'exécution des traités. C'était un essai nouveau qu'il allait faire; celui de tout dire, tout absolument, même ce qu'on ne dit jamais à ses ennemis, afin de calmer leur défiance, s'ils n'étaient que défiants, ou de les convaincre de fausseté, s'ils étaient de mauvaise foi. Il en devait résulter, comme on va le voir, une scène étrange.
Le 18 février au soir, il invita lord Withworth à se rendre aux Tuileries, et le reçut avec une grâce parfaite. Une grande table à travail occupait le milieu de son cabinet; il fit asseoir l'ambassadeur à une extrémité de cette table, et s'assit à l'autre.[7] Il lui dit qu'il avait voulu le voir, l'entretenir directement, afin de le convaincre de ses véritables intentions, ce qu'aucun de ses ministres ne pouvait faire aussi bien que lui-même. Ensuite il récapitula ses rapports avec l'Angleterre dès leur origine, le soin qu'il avait mis à offrir la paix le jour même de son avénement au Consulat, les refus qu'il avait essuyés, l'empressement avec lequel il avait renoué les négociations dès qu'il l'avait pu honorablement, et enfin les concessions qu'il avait faites pour arriver à la conclusion de la paix d'Amiens. Puis il exprima le chagrin qu'il ressentait de voir ses efforts, pour bien vivre avec la Grande-Bretagne, payés de si peu de retour. Il rappela les mauvais procédés qui avaient immédiatement suivi la cessation des hostilités, le déchaînement des gazettes anglaises, la licence permise aux gazettes des émigrés, licence injustifiable par les principes de la constitution britannique; les pensions accordées à Georges et à ses complices, les continuelles descentes de chouans aux îles de Jersey et Guernesey, l'accueil fait aux princes français, reçus avec les insignes de l'ancienne royauté; l'envoi d'agents en Suisse, en Italie, pour susciter partout des difficultés à la France.—Chaque vent, s'écria le Premier Consul, chaque vent qui se lève d'Angleterre, ne m'apporte que haine et outrage. Maintenant, ajouta-t-il, nous voilà parvenus à une situation dont il faut absolument sortir. Voulez-vous, ne voulez-vous pas exécuter le traité d'Amiens?... Je l'ai, quant à moi, exécuté avec une scrupuleuse fidélité. Ce traité m'obligeait à évacuer Naples, Tarente et les États Romains en trois mois; et en moins de deux mois les troupes françaises étaient sorties de tous ces pays. Il y a dix mois écoulés depuis l'échange des ratifications, et les troupes anglaises sont encore à Malte et à Alexandrie. Il est inutile de chercher à nous tromper à cet égard: voulez-vous la paix, voulez-vous la guerre? Si vous voulez la guerre, il n'y a qu'à le dire; nous la ferons, avec acharnement, et jusqu'à la ruine de l'une des deux nations. Voulez-vous la paix, il faut évacuer Alexandrie et Malte. Car, ajouta le Premier Consul avec l'accent d'une résolution inébranlable, ce rocher de Malte, sur lequel on a élevé tant de fortifications, a sans doute une grande importance sous le rapport maritime, mais il en a une bien plus grande à mes yeux, c'est d'intéresser au plus haut point l'honneur de la France. Que dirait le monde, si nous laissions violer un traité solennel signé avec nous? Il douterait de notre énergie. Pour moi, mon parti est pris: j'aime mieux vous voir en possession des hauteurs de Montmartre que de Malte!—
Effroyable parole, qui s'est trop réalisée pour le malheur de notre patrie!
Lord Withworth, silencieux, immobile, ne comprenant pas assez la scène à laquelle il assistait, répondit brièvement aux déclarations du Premier Consul. Il allégua l'impossibilité de calmer en quelques mois les haines qu'une longue guerre avait suscitées entre les deux nations; il fit valoir les empêchements des lois anglaises, qui ne donnaient pas le moyen de réprimer la licence des écrivains; il expliqua enfin les pensions accordées aux chouans comme la rémunération de services passés, mais non comme le payement de services futurs (singulier aveu dans la bouche d'un ambassadeur), et l'accueil fait aux princes émigrés, comme un acte d'hospitalité envers le malheur, hospitalité noblement en usage chez la nation britannique. Tout cela ne pouvait justifier ni la tolérance accordée aux pamphlétaires français, ni les pensions allouées à des assassins, ni les insignes de l'ancienne royauté permis aux princes de Bourbon. Le Premier Consul fit remarquer à l'ambassadeur combien sa réponse était faible sur tous ces points, et revint à l'objet important, l'évacuation différée de l'Égypte et de Malte. Quant à l'évacuation d'Alexandrie, lord Withworth affirma qu'elle était accomplie au moment où il parlait. Quant à celle de Malte, il expliqua le retard qu'on y avait apporté par la difficulté d'obtenir la garantie des grandes cours, et par les refus obstinés du grand-maître Ruspoli. Mais il ajouta qu'on allait enfin évacuer l'île, lorsque les changements survenus en Europe, et surtout le rapport du colonel Sébastiani, avaient suscité de nouvelles difficultés. Ici le Premier Consul interrompit l'ambassadeur anglais.—De quels changements voulez-vous parler, lui dit-il. Ce n'est pas de la présidence de la République italienne, qui m'a été déférée avant la signature du traité d'Amiens. Ce n'est pas de l'érection du royaume d'Étrurie, qui vous était connue avant ce même traité, car on vous a demandé, et vous avez fait espérer la reconnaissance prochaine de ce royaume. Ce n'est donc pas de cela que vous voulez parler. Serait-ce du Piémont? Serait-ce de la Suisse? En vérité, ce n'est pas la peine, tant ces deux faits ont peu ajouté à la réalité des choses. Mais, quoi qu'il en soit, vous n'avez pas aujourd'hui le droit de vous plaindre, car, pour le Piémont, même avant le traité d'Amiens, j'ai dit à tout le monde ce que je voulais en faire; je l'ai dit à l'Autriche, à la Russie, à vous. Je n'ai jamais consenti, quand on me l'a demandé, à promettre le rétablissement de la maison de Sardaigne dans ses États; je n'ai même jamais voulu stipuler pour elle une indemnité déterminée. Vous saviez donc que j'avais le projet de réunir le Piémont à la France; et, d'ailleurs, cette adjonction ne change en rien mon pouvoir sur l'Italie, qui est absolu, que je veux tel, et qui restera tel. Quant à la Suisse, vous étiez bien convaincus que je n'y souffrirais pas une contre-révolution. Mais toutes ces allégations ne peuvent être prises au sérieux. Mon pouvoir sur l'Europe, depuis le traité d'Amiens, n'est ni moindre ni plus grand qu'il n'était. Je vous aurais appelés à le partager dans les affaires d'Allemagne, si vous m'aviez montré d'autres sentiments. Vous savez très-bien que dans tout ce que j'ai fait, j'ai voulu compléter l'exécution des traités, et assurer la paix générale. Maintenant, regardez, cherchez: y a-t-il quelque part un État que je menace, ou que je veuille envahir? Aucun, vous le savez; du moins tant que la paix sera maintenue. Ce que vous dites du rapport du colonel Sébastiani, n'est pas digne des relations de deux grandes nations. Si vous avez des ombrages au sujet de mes vues sur l'Égypte, mylord, je vais essayer de vous rassurer. Oui, j'ai beaucoup pensé à l'Égypte, et j'y penserai encore, si vous m'obligez à recommencer la guerre. Mais je ne compromettrai pas la paix dont nous jouissons depuis si peu de temps, pour reconquérir cette contrée. L'empire turc menace ruine. Pour moi, je contribuerai à le faire durer autant qu'il sera possible; mais s'il s'écroule, je veux que la France en ait sa part. Néanmoins, soyez-en sûr, je ne précipiterai pas les événements. Si je l'avais voulu, avec les nombreux armements que j'expédiais à Saint-Domingue, je pouvais en diriger un sur Alexandrie. Les quatre mille hommes que vous avez là n'étaient pas pour moi un obstacle. Ils auraient été, au contraire, mon excuse. J'aurais envahi l'Égypte à l'improviste, et, cette fois, vous ne me l'auriez plus arrachée. Mais je ne pense à rien de pareil. Croyez-vous, ajouta le Premier Consul, que je m'abuse à l'égard du pouvoir que j'exerce aujourd'hui sur l'opinion de la France et de l'Europe? Non, ce pouvoir n'est pas assez grand pour me permettre impunément une agression non motivée. L'opinion de l'Europe se tournerait à l'instant contre moi; mon ascendant politique serait perdu; et quant à la France, j'ai besoin de lui prouver qu'on m'a fait la guerre, que je ne l'ai point provoquée, pour obtenir d'elle l'élan, l'enthousiasme, que je veux exciter contre vous, si vous m'amenez à combattre. Il faut que vous ayez tous les torts, et que je n'en aie pas un seul. Je ne médite donc aucune agression. Tout ce que j'avais à faire en Allemagne et en Italie, est fait; et je n'ai rien fait que je n'eusse annoncé, avoué ou consigné d'avance dans un traité. Maintenant, si vous doutez de mon désir de conserver la paix, écoutez, et jugez à quel point je suis sincère. Bien jeune encore, je suis arrivé à une puissance, à une renommée, auxquelles il serait difficile d'ajouter. Ce pouvoir, cette renommée, croyez-vous que je veuille les risquer dans une lutte désespérée? Si j'ai une guerre avec l'Autriche, je saurai bien trouver le chemin de Vienne. Si j'ai la guerre avec vous, je vous ôterai tout allié sur le continent, je vous en interdirai l'accès depuis la Baltique jusqu'au golfe de Tarente. Vous nous bloquerez, mais je vous bloquerai à mon tour; vous ferez du continent une prison pour nous, mais j'en ferai une pour vous de l'étendue des mers. Cependant, pour en finir, il faudra des moyens plus directs; il faudra réunir cent cinquante mille hommes, une immense flottille, essayer de franchir le détroit, et peut-être ensevelir au fond des mers ma fortune, ma gloire et ma vie. C'est une étrange témérité, milord, qu'une descente en Angleterre!—Et en disant ces mots, le Premier Consul, au grand étonnement de son interlocuteur, se mit à énumérer lui-même les difficultés, les dangers d'une telle entreprise; la quantité de matières, d'hommes, de bâtiments qu'il faudrait jeter dans le détroit, qu'il ne manquerait pas d'y jeter, pour essayer de détruire l'Angleterre; et toujours insistant davantage, toujours montrant la chance de périr supérieure à la chance de réussir, il ajouta, avec un accent d'une énergie extraordinaire: cette témérité, milord, cette témérité si grande, si vous m'y obligez, je suis résolu à la tenter. J'y exposerai mon armée, et ma personne. Avec moi, cette grande entreprise acquerra des chances qu'elle ne peut avoir avec aucun autre. J'ai passé les Alpes en hiver; je sais comment on rend possible, ce qui paraît impossible au commun des hommes; et, si je réussis, vos derniers neveux pleureront en larmes de sang la résolution que vous m'aurez forcé de prendre. Voyez, reprit le Premier Consul, si je dois, puissant, heureux, paisible, comme je suis aujourd'hui, si je dois risquer puissance, bonheur, repos, dans une telle entreprise, et si, quand je dis que je veux la paix, je ne suis pas sincère. Puis, se calmant, le Premier Consul ajouta: Il vaut mieux pour vous, pour moi, me satisfaire dans la limite des traités. Il faut évacuer Malte, ne pas souffrir mes assassins en Angleterre, me laisser injurier, si vous voulez, par les journaux anglais, mais non par ces misérables émigrés, qui déshonorent la protection que vous leur accordez, et que la loi de l'Alien-bill vous permet d'expulser d'Angleterre. Agissez cordialement avec moi, et je vous promets, de mon côté, une cordialité entière; je vous promets de continuels efforts pour concilier nos intérêts dans ce qu'ils ont de conciliable. Voyez quelle puissance nous exercerions sur le monde, si nous parvenions à rapprocher nos deux nations! Vous avez une marine qu'en dix ans d'efforts consécutifs, en y employant toutes mes ressources, je ne pourrai pas égaler; mais j'ai cinq cent mille hommes prêts à marcher, sous mes ordres, partout où je voudrai les conduire. Si vous êtes maîtres des mers, je suis maître de la terre. Songeons donc à nous unir plutôt qu'à nous combattre, et nous réglerons à volonté les destinées du monde. Tout est possible, dans l'intérêt de l'humanité et de notre double puissance, à la France et à l'Angleterre réunies.—
Ce langage, si extraordinaire par sa franchise, avait surpris, troublé l'ambassadeur d'Angleterre, qui, malheureusement, quoiqu'il fût un fort honnête homme, n'était pas capable d'apprécier la grandeur et la sincérité des paroles du Premier Consul. Il aurait fallu les deux nations assemblées pour entendre un pareil entretien, et pour y répondre.
Le Premier Consul n'avait pas manqué d'avertir lord Withworth qu'il allait, sous deux jours, ouvrir la session du Corps Législatif, conformément aux prescriptions de la Constitution consulaire, qui fixait cette ouverture au 1er ventôse (20 février); que, suivant l'usage, il présenterait l'exposé annuel de la situation de la République, et qu'il ne fallait pas qu'on fût surpris en Angleterre d'y trouver les intentions du gouvernement français, aussi nettement exprimées qu'elles l'avaient été à l'ambassadeur lui-même. Lord Withworth se retira pour rendre compte à son cabinet de ce qu'il venait de voir et d'entendre.
En effet, le Premier Consul avait rédigé lui-même ce compte-rendu de la situation de la République, et, il faut le reconnaître, jamais gouvernement n'eut à exposer une situation aussi belle, et ne le fit dans un plus noble langage. Le calme rentrant de toute part dans les esprits, le rétablissement du culte opéré avec une étonnante promptitude et sans trouble, les traces des discordes civiles partout effacées, le commerce reprenant son activité, l'agriculture en progrès, les revenus de l'État croissant à vue d'œil, les travaux publics se développant avec une célérité prodigieuse, les ouvrages défensifs sur les Alpes, sur le Rhin, sur les côtes, marchant avec une égale rapidité, l'Europe dirigée tout entière par l'influence de la France, et sans qu'elle en fût blessée, sauf l'Angleterre, tel est le tableau que le Premier Consul avait à présenter, et qu'il avait tracé de main de maître. Le lendemain de l'ouverture, 21 février (2 ventôse), trois orateurs du gouvernement portèrent cet exposé au Corps Législatif, suivant l'usage introduit sous le Consulat, et cette lecture y produisit l'effet saisissant qu'elle devait produire partout. Mais le passage relatif à l'Angleterre, objet d'une curiosité générale, était d'une fierté peu adoucie, et surtout d'une précision si catégorique, qu'il devait amener une solution prochaine. Après avoir retracé l'heureuse conclusion des affaires germaniques, la pacification de la Suisse, la politique conservatrice de la France à l'égard de l'empire turc, le document ajoutait que les troupes britanniques occupaient encore Alexandrie et Malte, que le gouvernement français avait le droit de s'en plaindre, que cependant il venait d'apprendre que les vaisseaux chargés de transporter en Europe la garnison d'Alexandrie étaient entrés dans la Méditerranée. Quant à l'évacuation de Malte, il ne disait pas si elle devait être prochaine ou non, mais il ajoutait ces paroles significatives:
«Le gouvernement garantit à la nation la paix du continent, et il lui est permis d'espérer la continuation de la paix maritime. Cette paix est le besoin et la volonté de tous les peuples. Pour la conserver le gouvernement fera tout ce qui est compatible avec l'honneur national, essentiellement lié à la stricte exécution des traités.
«Mais en Angleterre deux partis se disputent le pouvoir. L'un a conclu la paix et paraît décidé à la maintenir; l'autre a juré à la France une haine implacable. De là cette fluctuation dans les opinions et dans les conseils, et cette attitude à la fois pacifique et menaçante.
«Tant que durera cette lutte des partis, il est des mesures que la prudence commande au gouvernement de la République. Cinq cent mille hommes doivent être, et seront prêts à la défendre et à la venger. Étrange nécessité que de misérables passions imposent à deux nations, qu'un même intérêt et une égale volonté attachent à la paix!
«Quel que soit à Londres le succès de l'intrigue, elle n'entraînera point d'autres peuples dans des ligues nouvelles; et le gouvernement le dit avec un juste orgueil, seule, l'Angleterre ne saurait aujourd'hui lutter contre la France.
«Mais ayons de meilleures espérances, et croyons plutôt qu'on n'écoutera dans le cabinet britannique que les conseils de la sagesse et la voix de l'humanité.
«Oui, sans doute, la paix se consolidera tous les jours davantage; les relations des deux gouvernements prendront ce caractère de bienveillance qui convient à leurs intérêts mutuels; un heureux repos fera oublier les longues calamités d'une guerre désastreuse; et la France et l'Angleterre, en faisant leur bonheur réciproque, mériteront la reconnaissance du monde entier.»
Pour bien juger cet exposé, il ne faudrait pas vouloir le comparer à ce qu'on appelle aujourd'hui en France et en Angleterre le Discours de la Couronne, mais au message du président des États-Unis. C'est là ce qui peut expliquer et justifier les détails dans lesquels entrait le Premier Consul. Il avait voulu absolument parler des partis qui divisaient l'Angleterre, afin d'avoir le moyen de s'exprimer librement sur ses ennemis, sans que ses paroles pussent s'appliquer au gouvernement anglais lui-même. C'était une manière bien hardie et bien dangereuse de s'immiscer dans les affaires d'un pays voisin: c'était surtout faire à l'orgueil britannique une blessure cruelle et inutile que de prétendre, en termes si hautains, que l'Angleterre, réduite à ses seules forces, ne pouvait lutter contre la France. Le Premier Consul se donnait ainsi un tort dans la forme, quand il n'en avait aucun dans le fond.
Lorsque cet exposé de la situation de la République, très-beau, mais trop fier, parvint à Londres, il produisit bien plus d'effet que le rapport du colonel Sébastiani, bien plus même que les actes reprochés au Premier Consul, en Italie, en Suisse, en Allemagne[8]. Ces mots intempestifs, sur l'impuissance où était l'Angleterre de lutter seule contre la France, soulevèrent tous les cœurs anglais. Joignez à cela que le Premier Consul avait accompagné ce dernier document d'une note qui demandait au gouvernement britannique de s'expliquer définitivement sur l'évacuation de Malte.
Le cabinet anglais était forcé enfin de prendre une résolution, et de déclarer au Premier Consul ses intentions à l'égard de cette île si disputée, et cause de si grands événements. Son embarras était grand, car il ne voulait ni avouer l'intention de violer un traité solennel, ni promettre l'évacuation de Malte, devenue impossible à sa faiblesse. Pressé par l'opinion publique de faire quelque chose, et ne sachant quoi faire, il prit le parti d'adresser un message au Parlement, ce qui est quelquefois, dans les gouvernements représentatifs, une manière d'occuper les esprits, de tromper leur impatience, mais ce qui peut devenir très-dangereux, lorsqu'on ne sait pas clairement où l'on veut les conduire, et qu'on ne cherche qu'à leur procurer une satisfaction momentanée.
Dans la séance du 8 mars, le message suivant fut adressé au Parlement:
«Georges, roi......
«Sa Majesté croit nécessaire d'informer la Chambre des Communes que, des préparatifs militaires considérables se faisant dans les ports de France et de Hollande, elle a jugé convenable d'adopter de nouvelles mesures de précaution pour la sûreté de ses États. Quoique les préparatifs dont il s'agit aient pour but apparent des expéditions coloniales, comme il existe actuellement entre Sa Majesté et le gouvernement français des discussions d'une grande importance, dont le résultat est incertain, Sa Majesté s'est déterminée à faire cette communication à ses fidèles communes, bien persuadée que, quoiqu'elles partagent sa pressante et infatigable sollicitude pour la continuation de la paix, elle peut néanmoins se reposer avec une parfaite confiance sur leur esprit public et sur leur libéralité, et compter qu'elles la mettront en état d'employer toutes les mesures que les circonstances paraîtront exiger pour l'honneur de sa couronne et les intérêts essentiels de son peuple.»
On ne pouvait pas imaginer un message plus maladroitement conçu. Il reposait sur des erreurs de fait, et avait en outre quelque chose d'offensant pour la bonne foi du gouvernement français. D'abord il n'y avait pas un vaisseau disponible dans nos ports; tous nos bâtiments en état de tenir la mer étaient à Saint-Domingue, armés pour la plupart en flûte, et employés à porter des troupes. On construisait beaucoup dans nos chantiers, et ce n'était pas un mystère; mais on ne songeait pas à équiper un seul vaisseau. Il y avait seulement, dans le port hollandais d'Helvœtsluis, une faible expédition de deux vaisseaux et deux frégates, portant trois mille hommes, et notoirement destinés à la Louisiane. Ils étaient retenus par la crainte des glaces depuis quelques mois, et l'objet de leur mission était annoncé à toute l'Europe. Dire que ces armements, destinés en apparence aux colonies, pourraient avoir en réalité un autre but, était une insinuation des plus offensantes. Prétendre enfin qu'il existait des discussions de grande importance entre les deux gouvernements, était bien imprudent, car, jusque-là, tout s'était borné à quelques mots relatifs à Malte, proférés par la France, et restés sans réponse de la part de l'Angleterre. Faire de cela une contestation, c'était déclarer sur-le-champ qu'on entendait se refuser à l'exécution des traités, à moins qu'on ne prétendît que quelques expressions recueillies dans le rapport du colonel Sébastiani, ou dans l'exposé de l'état de la République, constituaient un grief suffisant pour mettre sur pied toutes les forces de l'Angleterre. Ce message ne pouvait donc soutenir d'examen; il était à la fois inexact et blessant.
Lord Withworth, qui commençait à connaître un peu mieux le gouvernement auprès duquel il était accrédité, devina sur-le-champ l'impression que le message au Parlement produirait sur le général Bonaparte. Aussi n'en donna-t-il copie à M. de Talleyrand qu'avec beaucoup de regret, et en pressant ce ministre de courir chez le général, pour le calmer, pour lui persuader que ce n'était pas là une déclaration de guerre, mais une simple mesure de précaution. M. de Talleyrand se transporta sur-le-champ aux Tuileries, et ne réussit guère auprès du maître fougueux qui les occupait. Il le trouva profondément irrité de l'initiative si brusque prise par le cabinet britannique, car ce message étrange, que rien ne motivait, semblait être une provocation faite à la face du monde. Il se sentait bravé publiquement, se croyait outragé, et demandait où le cabinet britannique avait pu recueillir tous les mensonges contenus dans son message; car il n'existait pas, disait-il, un seul armement dans les ports de France, et il n'y avait pas même encore un différend déclaré entre les deux cabinets.
M. de Talleyrand obtint du Premier Consul qu'il mettrait un frein à son ressentiment, et que, s'il fallait se résoudre à la guerre, il laisserait aux Anglais le tort de la provocation. C'était bien l'intention du Premier Consul, mais il lui était difficile de se contenir, tant il se sentait blessé. Le message avait été communiqué le 8 mars au Parlement d'Angleterre, et connu le 11 à Paris. Malheureusement, le surlendemain était un dimanche, jour où l'on recevait le corps diplomatique aux Tuileries. Une curiosité bien naturelle y avait attiré tous les ministres étrangers, qui désiraient voir l'attitude du Premier Consul en cette circonstance, et surtout celle de l'ambassadeur d'Angleterre. En attendant le moment de l'audience, le Premier Consul était auprès de madame Bonaparte, dans son appartement, jouant avec l'enfant qui devait alors être son héritier, et qui était le nouveau-né de Louis Bonaparte et d'Hortense de Beauharnais. M. de Rémusat, préfet du palais, annonça que le cercle était formé, et entre autres noms prononça celui de lord Withworth. Ce nom produisit sur le Premier Consul une impression visible; il laissa l'enfant dont il s'occupait, prit brusquement la main de madame Bonaparte, franchit la porte qui s'ouvrait sur le salon de réception, passa devant les ministres étrangers qui se pressaient sur ses pas, et alla droit au représentant de la Grande-Bretagne.—Milord, lui dit-il avec une agitation extrême, avez-vous des nouvelles d'Angleterre? Et, presque sans attendre sa réponse, il ajouta: Vous voulez donc la guerre?—Non, général, répondit avec beaucoup de mesure l'ambassadeur, nous sentons trop les avantages de la paix.—Vous voulez donc la guerre, continua le Premier Consul d'une voix très-haute, et de manière à être entendu de tous les assistants. Nous nous sommes battus dix ans, vous voulez donc que nous nous battions dix ans encore? Comment a-t-on osé dire que la France armait? On en a imposé au monde. Il n'y a pas un vaisseau dans nos ports; tous les vaisseaux capables de servir ont été expédiés à Saint-Domingue. Le seul armement existant se trouve dans les eaux de la Hollande, et personne n'ignore depuis quatre mois qu'il est destiné pour la Louisiane. On a dit qu'il y avait un différend entre la France et l'Angleterre; je n'en connais aucun. Je sais seulement que l'île de Malte n'a pas été évacuée dans le délai prescrit; mais je n'imagine pas que vos ministres veuillent manquer à la loyauté anglaise, en refusant d'exécuter un traité solennel. Du moins ils ne nous l'ont pas dit encore. Je ne suppose pas non plus que, par vos armements, vous ayez voulu intimider le peuple français: on peut le tuer, milord; l'intimider, jamais!—L'ambassadeur, surpris, et un peu troublé, malgré son sang-froid, répondit qu'on ne voulait ni l'un ni l'autre; qu'on cherchait, au contraire, à vivre en bonne intelligence avec la France.—Alors, repartit le Premier Consul, il faut respecter les traités! Malheur à qui ne respecte pas les traités!—Il passa ensuite devant MM. d'Azara et de Markoff, et leur dit assez haut que les Anglais ne voulaient pas évacuer Malte, qu'ils refusaient de tenir leurs engagements, et que désormais il faudrait couvrir les traités d'un crêpe noir. Il continua sa marche, aperçut le ministre de Suède, dont la présence lui rappela les dépêches ridicules adressées à la Diète germanique, et rendues publiques dans le moment même.—Votre roi, lui dit-il, oublie donc que la Suède n'est plus au temps de Gustave-Adolphe; qu'elle est descendue au troisième rang des puissances?—Il acheva de parcourir le cercle, toujours agité, le regard étincelant, effrayant comme la puissance en courroux, mais dépourvu de la dignité calme qui lui sied si bien.
Sentant cependant qu'il était sorti de la mesure convenable, le Premier Consul, en achevant sa tournée, revint à l'ambassadeur d'Angleterre, et, lui demandant avec une voix adoucie des nouvelles de l'ambassadrice, madame la duchesse de Dorset, il lui exprima le désir qu'après avoir passé la mauvaise saison en France, elle pût y passer la bonne; il ajouta que cela ne dépendrait pas de lui, mais de l'Angleterre; et que, si on était obligé de reprendre les armes, la responsabilité en serait tout entière, aux yeux de Dieu et des hommes, à ceux qui refusaient de tenir leurs engagements. Cette scène devait irriter profondément l'amour-propre du peuple anglais, et amener une fâcheuse réciprocité de mauvais traitements. Les Anglais avaient tort au fond, car leur ambition si peu dissimulée à l'égard de Malte était un vrai scandale. Il fallait leur laisser le tort du fond, sans se donner, à soi, celui de la forme. Mais le Premier Consul, blessé, éprouvait une sorte de plaisir à faire retentir d'un bout du monde à l'autre les éclats de sa colère.
La scène faite à lord Withworth devint aussitôt publique; car elle avait eu deux cents personnes pour témoins. Chacun la rendit à sa manière, et l'exagéra de son mieux. Elle causa un sentiment douloureux en Europe, et ajouta beaucoup aux embarras du cabinet britannique. Lord Withworth, blessé, se plaignit à M. de Talleyrand, et déclara qu'il ne se présenterait plus aux Tuileries, s'il ne recevait l'assurance formelle de n'y plus essuyer de tels traitements. M. de Talleyrand répondit verbalement à ces justes plaintes, et c'est là que son calme, son aplomb, son adresse, furent d'un grand secours pour la politique du cabinet, compromise par la véhémence naturelle du Premier Consul.
Une révolution subite s'était faite dans l'âme mobile et passionnée de Napoléon. De ces perspectives d'une paix laborieuse et féconde, dont récemment encore il aimait à repaître son active imagination, il passa tout de suite à ces perspectives de guerre, de grandeur prodigieuse par la victoire, de renouvellement de la face de l'Europe, de rétablissement de l'empire d'Occident, qui se présentaient trop souvent à son esprit. Il se jeta brusquement de l'une de ces routes vers l'autre. De bienfaiteur de la France et du monde, qu'il se flattait d'être, il voulut en devenir l'étonnement. Une colère, tout à la fois personnelle et patriotique, s'empara de lui; et vaincre l'Angleterre, l'humilier, l'abaisser, la détruire, devint, à partir de ce jour, la passion de sa vie. Persuadé que tout est possible à l'homme, à condition de beaucoup d'intelligence, de suite et de volonté, il s'attacha tout à coup à l'idée de franchir le détroit de Calais, et de porter en Angleterre l'une de ces armées qui avaient vaincu l'Europe. Il s'était dit, trois ans auparavant, que le Saint-Bernard et les glaces de l'hiver, réputés des obstacles invincibles pour le commun des hommes, ne l'étaient pas pour lui; il se dit la même chose pour le bras de mer qui est entre Douvres et Calais, et il s'appliqua depuis à le traverser, avec une profonde conviction d'y réussir. C'est de ce moment, c'est-à-dire du jour où fut connu le message du roi d'Angleterre, que datent ses premiers ordres; et c'est alors que cet esprit, que le sentiment de sa puissance égarait en politique, redevenait le prodige de la nature humaine, quand il s'agissait de prévoir et de surmonter toutes les difficultés d'une vaste entreprise.
Sur-le-champ il envoya le colonel Lacuée en Flandre et en Hollande, pour visiter les ports de ces contrées, pour en examiner la forme, l'étendue, la population, le matériel naval. Il lui enjoignit de se procurer un état approximatif de tous les bâtiments destinés au cabotage et à la pêche, depuis le Havre jusqu'au Texel, et capables de suivre à la voile une escadre de guerre. Il envoya d'autres officiers à Cherbourg, Saint-Malo, Granville, Brest, avec ordre de faire la revue de tous les bateaux servant à la grande pêche, afin d'en connaître le nombre, la valeur, le tonnage total. Il fit commencer la réparation des chaloupes canonnières qui avaient composé l'ancienne flottille de Boulogne en 1801. Il ordonna aux ingénieurs de la marine de lui présenter des modèles de bateaux plats, capables de porter du gros canon; il leur demanda le plan d'un vaste canal entre Boulogne et Dunkerque, afin de mettre ces deux ports en communication. Il fit procéder à l'armement des côtes et des îles depuis Bordeaux jusqu'à Anvers. Il prescrivit une inspection immédiate de toutes les forêts qui bordaient les côtes de la Manche, dans le but de rechercher la nature et la quantité des bois qu'elles contenaient, et d'examiner quel parti on pourrait en tirer pour la construction d'une immense flottille de guerre. Averti par ses rapports que des émissaires du gouvernement anglais marchandaient les bois de l'État Romain, il dépêcha des agents avec les fonds nécessaires pour acheter ces bois, et des recommandations qui ne laissaient guère au pape le choix des acheteurs.
Trois actes devaient, suivant lui, signaler le début des hostilités: l'occupation du Hanovre, du Portugal, du golfe de Tarente, afin d'opérer immédiatement la clôture absolue des côtes du continent, depuis le Danemark jusqu'à l'Adriatique. Dans ce but, il commença par composer à Bayonne l'artillerie d'un corps d'armée; il réunit à Faenza une division de dix mille hommes et vingt-quatre bouches à feu, destinée à passer dans le royaume de Naples; il fit descendre à terre les troupes qui étaient embarquées à Helvœtsluis, pour se rendre à la Louisiane. Pensant qu'il était trop dangereux de les mettre en mer à la veille d'une déclaration de guerre, il en dirigea une partie sur Flessingue, port appartenant à la Hollande, mais placé sous la puissance de la France pendant que nous occupions le pays. Il y envoya un officier avec mission de s'emparer de tous les pouvoirs qui appartiennent à un commandant militaire en temps de guerre, et ordre d'armer la place sans délai. Le reste de ces troupes fut dirigé sur Breda et Nimègue, deux points de rassemblement désignés pour la formation d'un corps de vingt-quatre mille hommes. Ce corps, placé sous les ordres d'un général sage et ferme, le général Mortier, devait envahir le Hanovre au premier acte d'hostilité commis par l'Angleterre.
Cependant ce n'était pas une chose politiquement très-facile que cette invasion. Le roi d'Angleterre, pour le Hanovre, était membre de la Confédération germanique, et avait droit, dans certains cas, à la protection des États confédérés. Le roi de Prusse, directeur du cercle de Basse-Saxe, dans lequel était compris le Hanovre, était le protecteur naturel de cet État. Il fallait donc avoir recours à lui, et obtenir son adhésion, ce qui ne pouvait manquer de lui coûter beaucoup, car c'était compromettre l'Allemagne du nord dans la formidable querelle qui allait s'engager, et l'exposer peut-être au blocus du Weser, de l'Elbe, de l'Oder, par les Anglais. Le cabinet de Postdam affectait, il est vrai, beaucoup d'attachement pour la France, qui lui procurait de larges indemnités; cet attachement pouvait aller jusqu'à se refuser à tous les projets de coalition, jusqu'à faire ses efforts pour les prévenir, et même jusqu'à en avertir le Premier Consul; mais, dans l'état des choses, l'intimité n'était pas tellement convertie en alliance positive, que, si on avait besoin de quelque grand acte de dévouement, on pût sérieusement y compter. Le Premier Consul fit partir à l'instant même son aide-de-camp Duroc, qui connaissait parfaitement la cour de Prusse, avec mission d'informer cette cour du danger d'une rupture prochaine entre la France et l'Angleterre, de l'intention où était le gouvernement français de pousser la guerre à outrance, et de s'emparer du Hanovre. Le général Duroc était chargé d'ajouter que le Premier Consul ne voulait pas la guerre pour la guerre, et que, si les monarques étrangers à la querelle, comme le roi de Prusse et l'empereur de Russie, trouvaient le moyen d'arranger le différend, en amenant l'Angleterre à respecter les traités, il s'arrêterait tout de suite dans cette voie d'hostilités acharnées, dans laquelle il était prêt à se précipiter.
Le Premier Consul crut aussi devoir faire une démarche de convenance envers l'empereur de Russie. Il avait traité jusqu'ici, avec ce souverain, quelques-unes des grandes affaires de l'Europe, et il voulait l'intéresser à sa cause, en le constituant juge de ce qui se passait entre la France et l'Angleterre. Il lui écrivit une lettre dont le colonel Colbert devait être porteur, et dans laquelle, rappelant tous les événements passés depuis la paix d'Amiens, il se montrait disposé, sans la demander toutefois, à se soumettre à sa médiation, dans le cas où la Grande-Bretagne s'y soumettrait de son côté, tant il comptait, disait-il, sur la bonté de sa cause et la justice de l'empereur Alexandre.
À toutes ces déterminations prises si promptement, devait s'en ajouter une dernière, relativement à la Louisiane. Les quatre mille hommes destinés à l'occuper venaient d'être débarqués. Mais que faire? quel parti prendre à l'égard de cette riche possession? Il n'y avait pas à s'inquiéter pour nos autres colonies. Saint-Domingue était rempli de troupes, et on embarquait en hâte sur tous les bâtiments de commerce, prêts à mettre à la voile, les soldats disponibles dans les dépôts coloniaux. La Guadeloupe, la Martinique, l'île de France, étaient pourvues aussi de fortes garnisons, et il aurait fallu d'immenses expéditions pour les disputer aux Français. Mais la Louisiane ne contenait pas un soldat. C'était une vaste province que quatre mille hommes ne suffisaient pas pour occuper en temps de guerre. Les habitants, quoique d'origine française, avaient tant changé de maîtres depuis un siècle, qu'ils ne tenaient plus à rien qu'à leur indépendance. Les Américains du Nord étaient peu satisfaits de nous voir en possession des bouches du Mississipi, et de leur principal débouché dans le golfe du Mexique. Ils étaient même en instance auprès de la France, afin de ménager à leur commerce et à leur navigation des conditions avantageuses de transit, dans le port de la Nouvelle-Orléans. Il fallait donc compter si nous voulions garder la Louisiane, sur de grands efforts contre nous de la part des Anglais, sur une parfaite indifférence de la part des habitants, et sur une véritable malveillance de la part des Américains. Ces derniers, effectivement, ne souhaitaient que les Espagnols pour voisins. Tous les rêves coloniaux du Premier Consul s'étaient évanouis à la fois à l'apparition du message du roi Georges III, et sa résolution avait été formée à l'instant même.—Je ne garderai pas, dit-il à l'un de ses ministres, une possession qui ne serait pas en sûreté dans nos mains, qui me brouillerait peut-être avec les Américains, ou me placerait en état de froideur avec eux. Je m'en servirai, au contraire, pour me les attacher, pour les brouiller avec les Anglais, et je créerai à ceux-ci des ennemis qui nous vengeront un jour, si nous ne réussissons pas à nous venger nous-mêmes. Mon parti est pris, je donnerai la Louisiane aux États-Unis. Mais comme ils n'ont aucun territoire à nous céder en échange, je leur demanderai une somme d'argent pour payer les frais de l'armement extraordinaire que je projette contre la Grande-Bretagne.—Le Premier Consul ne voulait pas contracter d'emprunt; il espérait, avec une forte somme qu'il se procurerait extraordinairement, avec une augmentation modérée dans les impôts, et quelques ventes de biens nationaux lentement opérées, suffire aux dépenses de la guerre. Il convoqua M. de Marbois, ministre du trésor, employé autrefois en Amérique, M. Decrès, ministre de la marine, et voulut, quoique décidé, entendre leurs raisons. M. de Marbois parla pour l'aliénation de cette colonie, M. Decrès contre. Le Premier Consul les écouta fort attentivement, sans paraître le moins du monde touché des raisons de l'un ou de l'autre; il les écouta, comme il faisait souvent, même quand son parti était pris, pour s'assurer qu'il n'aurait pas méconnu quelque grand côté de la question soumise à son jugement. Confirmé plutôt qu'ébranlé dans sa résolution par ce qu'il avait entendu, il prescrivit à M. de Marbois d'appeler, sans perdre un instant, M. de Livingston, ministre d'Amérique, et d'entrer en négociation avec lui au sujet de la Louisiane. M. de Monroë venait justement d'arriver en Europe, pour régler avec les Anglais la question du droit maritime, et avec les Français la question du transit sur le Mississipi. À son arrivée à Paris, il fut accueilli par la proposition inattendue du cabinet français. On lui offrait non pas quelques facilités de transit à travers la Louisiane, mais l'adjonction même de cette contrée aux États-Unis. Il ne fut pas embarrassé un instant par le défaut de pouvoirs, et traita sur-le-champ, sauf la ratification de son gouvernement. M. de Marbois lui demanda quatre-vingts millions, dont vingt pour indemniser le commerce américain des captures illégalement faites pendant la dernière guerre, et soixante pour le trésor de France. Les vingt millions consacrés à ce premier objet devaient nous assurer toute la bienveillance des négociants des États-Unis. Quant aux soixante millions destinés à la France, il était convenu que le cabinet de Washington créerait des annuités, et qu'on les négocierait à des maisons hollandaises, à un taux avantageux, et peu éloigné du pair. Le traité fut donc conclu sur ces bases, et envoyé à Washington pour y être ratifié. C'est ainsi que les Américains ont acquis de la France cette vaste contrée, qui a complété leur domination sur l'Amérique du Nord, et les a rendus les dominateurs du golfe du Mexique pour le présent et l'avenir! Ils sont par conséquent redevables de leur naissance et de leur grandeur à la longue lutte de la France contre l'Angleterre. Au premier acte de cette lutte, ils ont dû leur indépendance: au second, le complément de leur territoire. On verra bientôt à quel usage furent employés ces soixante millions, et quel résultat ils faillirent amener.
Ces précautions une fois prises, le Premier Consul suivit avec plus de patience le dénoûment de la négociation. L'involontaire emportement dont il n'avait pu se défendre, en recevant le message du roi d'Angleterre, étant passé, il se promit, et tint parole, d'être d'une modération inaltérable, de se laisser même pousser à bout si visiblement, que la France et l'Europe ne pussent se tromper sur les véritables auteurs de la guerre.
M. de Talleyrand, qui, dans ces circonstances, se conduisit avec une rare sagesse, avait contribué plus que personne à inspirer ces nouvelles dispositions au Premier Consul. Ce ministre comprenait très-bien qu'une guerre avec l'Angleterre, vu la difficulté de la rendre décisive, vu l'influence des subsides britanniques qui la rendraient bientôt continentale, était tout simplement le renouvellement de la lutte de la Révolution avec l'Europe, et pour prévenir le malheur d'une conflagration universelle, il était décidé à user de cette inertie dont il se servait quelquefois avec le Premier Consul, comme d'une eau qu'on jette sur un feu ardent, pour en modérer la violence. Si, en quelques occasions, son inertie avait eu des inconvénients, elle fut cette fois d'un grand secours; et, avec un autre cabinet que celui qui régissait si faiblement l'Angleterre alors, il aurait peut-être réussi à prévenir une rupture, ou du moins à la retarder long-temps encore. En conséquence, après s'être concerté avec le Premier Consul, il fit au cabinet britannique une communication calme et franche, ayant pour but d'avertir ce cabinet que des précautions militaires commençaient du côté de la France, mais commençaient à partir de ce jour seulement, c'est-à-dire à partir du message du roi Georges III au Parlement. Puisqu'on arme en Angleterre, disait M. de Talleyrand, le cabinet britannique ne sera pas étonné si la Suisse, qui allait être évacuée, ne l'est pas; si un corps de troupes est acheminé vers le midi de l'Italie, dans le but de réoccuper Tarente; si un corps de vingt mille hommes entre en Hollande, et prend la position la plus voisine du Hanovre; si le matériel d'une division est réuni à Bayonne, pour agir en cas de besoin contre le Portugal; si enfin, des travaux de pure construction dans nos ports, on passe à des travaux d'armement. Sans doute, il en résultera un redoublement d'émotion en Angleterre; les excitateurs ordinaires de l'opinion publique en concluront encore que la France médite de nouvelles agressions; mais que faire? il faut bien s'y résigner, puisqu'enfin le cabinet britannique a pris l'initiative de ces mesures de précaution, qui finissent par être en réalité des mesures de provocation.—En effet, on armait activement en Angleterre, on exerçait la presse sur les quais de la Tamise, au milieu de la ville de Londres. On se préparait ainsi à mettre en mer les cinquante vaisseaux de ligne, qui, suivant l'annonce faite au Parlement, devaient, en cas de rupture, être prêts à faire voile le jour même de la déclaration de guerre.
Le ministère de M. Addington, sentant qu'il était insuffisant pour ces circonstances, avait fait quelques ouvertures à M. Pitt, afin de l'engager à entrer dans le cabinet. M. Pitt avait repoussé ces ouvertures avec hauteur, et il continuait à vivre presque toujours loin de Londres, et des agitations des partis. Sentant sa force, prévoyant les événements qui allaient le rendre nécessaire, il aimait beaucoup mieux tenir le pouvoir de ces événements, que des faibles ministres qui en étaient les détenteurs éphémères. Il refusa donc leurs offres, les laissant par ce refus dans un cruel embarras. On avait fait les démarches que nous rapportons, sans l'aveu du roi Georges III, qui aurait voulu garder son cabinet, car il avait pour M. Pitt un éloignement presque invincible. Il trouvait dans M. Pitt, avec des opinions qui étaient les siennes, un ministre qui était presque un maître. Il trouvait dans M. Fox, avec un caractère noble et attachant, des opinions qui lui étaient odieuses. Il ne voulait donc ni de l'un ni de l'autre. Il tenait à garder M. Addington, fils d'un médecin, qui lui était cher; lord Hawkesbury, fils de lord Liverpool, son confident intime; il tenait aussi à conserver la paix si c'était chose possible, et s'il ne le pouvait pas, se résignait à faire la guerre, qui était devenue pour lui une sorte d'habitude, mais en la faisant avec ses ministres actuels. MM. Addington et Hawkesbury étaient fort de cet avis; cependant ils auraient voulu se renforcer, et, après avoir été un ministère de paix, se constituer en ministère de guerre. À défaut de M. Pitt, qui les avait refusés, il n'était pas possible de s'adjoindre MM. Windham et Grenville, car la violence de ceux-ci dépassait de beaucoup l'opinion de l'Angleterre. MM. Addington et Hawkesbury se seraient volontiers adressés à M. Fox, dont les idées pacifiques leur convenaient tout à fait; mais ici la volonté du roi était un obstacle insurmontable, et ils furent réduits à rester seuls, faibles, isolés dans le Parlement, et dès lors menés par les partis. Or, le parti qui avait le plus de force dans le moment, parce qu'il exploitait les passions nationales, était le parti Grenville, que l'on commençait, à cause de sa violence, à distinguer du parti Pitt, et qui se vengeait de ne pouvoir arriver au ministère, en obligeant le pouvoir à y faire ce qu'il y aurait fait lui-même. La faiblesse du cabinet le menait donc à la guerre, presque aussi certainement que s'il avait contenu dans son sein MM. Windham, Grenville et Dundas.
MM. Addington et Hawkesbury étaient maintenant fort embarrassés de tout l'éclat qu'ils avaient fait lors des événements de la Suisse, soit en retenant Malte, soit en répondant à une phrase altière du Premier Consul par un message au Parlement. Ils auraient bien voulu trouver un expédient pour se tirer d'embarras; mais malheureusement ils s'étaient mis dans une situation où tout ce qui ne serait pas la conquête définitive de Malte, devait paraître insuffisant en Angleterre, et provoquer un déchaînement sous lequel ils succomberaient. Quant à Malte, il n'y avait aucune espérance de l'obtenir du Premier Consul.
M. de Talleyrand, pour venir à leur secours, leur insinua qu'une convention dans laquelle on accorderait, par exemple, l'évacuation de la Suisse et de la Hollande, pour prix de l'évacuation de Malte, dans laquelle on s'engagerait à respecter l'intégrité de l'empire turc, serait peut-être un moyen de calmer l'opinion publique en Angleterre, et de dissiper ses ombrages.
Cette proposition ne répondait pas aux désirs des ministres anglais, car Malte était la condition absolue que leur avaient imposée les dominateurs de leur faiblesse. Il fallait, ou satisfaire la convoitise éveillée par leur faute, ou succomber en plein Parlement. Cependant ils sentaient bien qu'ils finiraient par se couvrir de ridicule aux yeux de l'Angleterre, de la France et de l'Europe, s'ils continuaient à rester dans une position équivoque, n'osant pas dire ce qu'ils voulaient. Ils produisirent enfin leurs prétentions le 13 avril (1803). Le Premier Consul leur donnant des inquiétudes sur l'Égypte, il leur fallait, disaient-ils, la possession de Malte, comme moyen de surveillance capable de les rassurer. Ils offraient deux hypothèses: ou la possession par l'Angleterre des forts de l'île à perpétuité, en laissant le gouvernement civil à l'ordre; ou bien, cette possession pour dix ans, à la condition, au bout des dix ans, de rendre les forts non à l'ordre, mais aux Maltais eux-mêmes. Dans les deux cas, la France s'obligerait à seconder une négociation avec le roi de Naples, pour obtenir de ce prince qu'il cédât à l'Angleterre l'île de Lampedouse, peu éloignée de celle de Malte, dans le but avoué d'y créer un établissement maritime.
Lord Withworth essaya de faire agréer ces demandes à M. de Talleyrand, et s'adressa même au frère du Premier Consul, Joseph, qui ne redoutait pas moins que M. de Talleyrand les chances d'une lutte désespérée, dans laquelle il faudrait risquer peut-être toute la grandeur des Bonaparte. Joseph promit de s'employer auprès de son frère, mais sans grande espérance de réussir. La seule proposition qui lui parut avoir chance de succès auprès du Premier Consul, c'était de laisser quelque temps, mais peu de temps, la possession des forteresses de Malte aux Anglais, en maintenant l'existence de l'ordre avec grand soin, pour qu'on pût lui rendre bientôt ces forteresses, et d'accorder à la France en compensation la reconnaissance immédiate des nouveaux États d'Italie. En conséquence, Joseph et M. de Talleyrand tentèrent les plus grands efforts pour décider le Premier Consul. Ils faisaient valoir auprès de lui le maintien de l'ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem, comme témoignage certain aux yeux du public, que l'occupation des forts serait temporaire, et comme sauvant par ce moyen la dignité du gouvernement français. Le Premier Consul montra une opiniâtreté invincible. Tous ces tempéraments lui parurent au-dessous de son caractère. Il dit que mieux vaudrait abandonner purement et simplement l'île de Malte aux Anglais; que ce serait une sorte de dédommagement, accordé volontairement à l'Angleterre, pour les prétendus empiétements de la France depuis la paix d'Amiens; que la concession, ainsi expliquée, aurait quelque chose de franc, de net, et offrirait plutôt l'apparence d'une justice volontairement accordée, que l'apparence d'une faiblesse; qu'au contraire, la possession de Malte accordée en réalité (car les forts étaient toute l'île, et quelques années étaient la perpétuité), accordée en réalité, mais dissimulée, serait indigne de lui; que personne ne s'y tromperait, et que, dans les efforts même qu'il ferait pour dissimuler cette concession, on reconnaîtrait le sentiment de sa propre faiblesse.—Non, dit-il, ou Malte ou rien! Mais Malte, c'est la domination de la Méditerranée. Or personne ne croira que je consente à donner la domination de la Méditerranée aux Anglais, sans avoir peur de me mesurer avec eux. Je perds donc à la fois la plus importante mer du monde, et l'opinion de l'Europe, qui croit à mon énergie, qui la croit supérieure à tous les dangers.—Mais, répondait M. de Talleyrand, après tout, les Anglais tiennent Malte, et en rompant vous ne la leur arrachez pas.—Oui, répliquait le Premier Consul, mais je ne céderai pas sans combat un immense avantage; je le disputerai les armes à la main, et j'espère amener les Anglais à un tel état, qu'ils seront forcés de rendre Malte, et mieux encore; sans compter que, si j'arrive à Douvres, c'en est fini de ces tyrans des mers. D'ailleurs, puisqu'il faut combattre tôt ou tard, avec un peuple auquel la grandeur de la France est insupportable, eh bien! mieux vaut aujourd'hui que plus tard. L'énergie nationale n'est pas émoussée par une longue paix; je suis jeune, les Anglais ont tort, plus tort qu'ils n'auront jamais; j'aime mieux en finir. Malte ou rien, répétait-il sans cesse; mais je suis résolu, ils n'auront pas Malte.—
Cependant le Premier Consul consentit à ce que l'on négociât la cession aux Anglais de Lampedouse, ou de toute autre petite île dans le nord de l'Afrique, à condition toutefois qu'ils évacueraient Malte immédiatement.—Qu'ils se donnent, disait-il, une relâche dans la Méditerranée, à la bonne heure. Mais je ne veux pas qu'ils aient deux Gibraltar dans cette mer, un à l'entrée, un au milieu.—