Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 04 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
Le Premier Consul passait une grande partie de son temps au milieu d'eux. Il se remplissait de confiance en les voyant si dispos, si alertes, si animés de sa propre pensée. À leur tour ils recevaient de sa présence une excitation continuelle. Ils le voyaient à cheval, tantôt sur le sommet des falaises, tantôt à leur pied, galopant sur les sables unis que la mer délaisse, se rendant ainsi par l'estran d'un port à l'autre[19], quelquefois embarqué sur de légères péniches, allant assister à de petits combats entre nos chaloupes canonnières et la croisière anglaise, les poussant sur l'ennemi jusqu'à ce qu'il eût fait reculer les corvettes et les frégates, par le feu de nos frêles bâtiments. Souvent il s'obstinait à braver la mer, et une fois, ayant voulu visiter la ligne d'embossage malgré le plus gros temps, il échoua non loin du rivage, en rentrant dans son canot. Heureusement les hommes avaient pied. Les matelots se jetèrent à la mer, et, formant un groupe serré pour résister aux vagues, le portèrent sur leurs épaules, au milieu des flots brisant sur leurs têtes.
Un jour que, parcourant ainsi la plage, il s'était animé à la vue des côtes d'Angleterre, il écrivit les lignes suivantes au consul Cambacérès: «J'ai passé ces trois jours au milieu du camp et du port. J'ai vu des hauteurs d'Ambleteuse les côtes d'Angleterre, comme on voit des Tuileries le Calvaire. On distinguait les maisons et le mouvement. C'est un fossé qui sera franchi, lorsqu'on aura l'audace de le tenter.» (16 novembre 1803. Dépôt de la Secrétairerie d'État.)
Son impatience d'exécuter cette grande entreprise était extrême[20]. Il y avait songé d'abord pour la fin de l'automne; maintenant il y songeait pour le commencement de l'hiver, ou au plus tard pour le milieu. Mais les travaux s'étendaient à vue d'œil, et chaque jour un perfectionnement nouveau se présentant ou à lui, ou à l'amiral Bruix, il sacrifiait du temps à l'introduire. L'instruction des soldats et des matelots gagnait à ces délais inévitables, qui portaient ainsi avec eux leur propre dédommagement. À la rigueur, on aurait pu tenter, même après ces huit mois d'apprentissage, l'expédition projetée. Cependant il fallait six mois encore, si l'on voulait que tout fût prêt, que l'équipement et l'armement fussent achevés, que l'éducation chez les hommes de terre et de mer ne laissât plus rien à désirer.
Mais des considérations décisives commandaient un nouveau délai, c'étaient les retards de la flottille batave, qui devait porter l'aile droite, commandée par le général Davout. Sur le vœu exprimé par le Premier Consul qu'on lui dépêchât un officier distingué de la marine hollandaise, on lui avait envoyé le contre-amiral Verhuel. Frappé de l'intelligence et du sang-froid de cet homme de mer, il avait demandé qu'on le chargeât de tout ce qui concernait l'organisation de la flottille hollandaise, ce qui fut fait selon sa volonté, et ce qui imprima bientôt à cette organisation la rapidité désirée. Cette flottille, préparée dans l'Escaut, devait être conduite à Ostende, car on avait reconnu le danger de partir de points aussi éloignés que l'Escaut et Boulogne. Enfin d'Ostende, on avait l'espoir de la faire venir à Ambleteuse et à Wimereux, quand ces deux ports seraient achevés. On devait se procurer ainsi l'avantage immense d'appareiller tous ensemble, c'est-à-dire de faire partir 120 mille hommes, 15 mille matelots et 10 mille chevaux, de quatre ports, placés sous le même vent, contigus les uns aux autres. Mais, pour cela, il fallait plusieurs mois encore, soit pour l'équipement de la flottille batave, soit pour l'achèvement des ports de Wimereux et d'Ambleteuse.
Deux autres portions de l'armée d'invasion n'étaient pas prêtes: l'escadre de Brest, destinée à jeter le corps d'Augereau en Irlande, et l'escadre hollandaise du Texel, destinée à embarquer le corps de 20 mille hommes, campé entre Utrecht et Amsterdam. C'étaient ces deux corps qui, joints aux 120 mille hommes du camp de Boulogne, portaient à 160 mille, sans les matelots, le total de l'armée d'invasion. Il fallait encore quelques mois pour que la flotte du Texel et celle de Brest fussent complétement armées.
Restait enfin une dernière condition de succès à se procurer, et cette condition, le Premier Consul la regardait, pour son entreprise, comme la certitude même de la réussite. Ces bâtiments, maintenant éprouvés, pouvaient parfaitement franchir les dix lieues du détroit, puisque la plupart d'entre eux avaient fait cent et deux cents lieues, pour se rendre à Boulogne, et souvent, par leur feu divisé et rasant, avaient répondu avec avantage au feu dominant et concentré des vaisseaux. Ils avaient la chance de passer sans être atteints ou vus, soit dans les calmes d'été, soit dans les brumes d'hiver; et, dans la supposition la plus défavorable, s'ils étaient exposés à rencontrer les vingt-cinq ou trente corvettes, bricks et frégates de la croisière anglaise, ils devaient passer, fallût-il sacrifier cent chaloupes ou bateaux sur les 2,300 dont se composait la flottille[21]. Mais il y avait un cas où toute mauvaise chance disparaissait, c'était celui où une grande escadre française, transportée à l'improviste dans le détroit, en chasserait la croisière anglaise, dominerait la Manche pendant deux à trois jours, et couvrirait le passage de notre flottille. Pour ce cas, il n'y avait plus de doute; toutes les objections élevées contre l'entreprise tombaient à la fois, à moins d'une tempête imprévue, chance improbable, si on choisissait bien la saison, et d'ailleurs toujours hors de tous les calculs. Mais il fallait que la troisième des escadres de haut bord, celle de Toulon, fût entièrement équipée, et elle ne l'était pas. Le Premier Consul la destinait à exécuter une grande combinaison, dont personne n'avait le secret, pas même son ministre de la marine. Il mûrissait peu à peu cette combinaison dans sa tête, n'en disant mot à personne, et laissant les Anglais persuadés que la flottille devait se suffire à elle-même, puisqu'on l'armait si complétement, puisqu'on la présentait tous les jours à des frégates et à des vaisseaux.
Cet homme, si audacieux dans ses conceptions, était, dans l'exécution, le plus prudent des capitaines. Quoiqu'il eût 120 mille soldats réunis sous la main, il ne voulait pas partir sans le concours de la flotte du Texel, portant 20 mille hommes, sans la flotte de Brest, en portant 18 mille, sans les flottes de La Rochelle, du Ferrol et de Toulon, chargées de dégager le détroit par une profonde manœuvre. Il s'efforçait d'avoir tous ces moyens prêts pour février 1804, et s'en flattait, lorsque des événements graves, survenus dans l'intérieur de la République, s'emparèrent tout à coup de son attention, et l'arrachèrent, pour un moment, à la grande entreprise sur laquelle le monde entier avait les yeux fixés.[Retour à la Table des Matières]
FIN DU LIVRE DIX-SEPTIÈME.
LIVRE DIX-HUITIÈME.
CONSPIRATION DE GEORGES.
Craintes de l'Angleterre à la vue des préparatifs qui se font à Boulogne. — Ce que la guerre est ordinairement pour elle. — Opinion qu'on se fait d'abord à Londres des projets du Premier Consul; terreur qu'on finit par en concevoir. — Moyens imaginés pour résister aux Français. — Discussion de ces moyens au Parlement. — Rentrée de M. Pitt à la Chambre des Communes. — Son attitude, et celle de ses amis. — Force militaire des Anglais. — M. Windham demande l'établissement d'une armée régulière, à l'imitation de l'armée française. — On se borne à la création d'une armée de réserve, et à une levée de volontaires. — Précautions prises pour la garde du littoral. — Le cabinet britannique revient aux moyens anciennement pratiqués par M. Pitt, et seconde les complots des émigrés. — Intrigues des agents diplomatiques anglais, MM. Drake, Smith et Taylor. — Les princes réfugiés à Londres se réunissent à Georges et à Pichegru, et entrent dans un complot dont le but est d'assaillir le Premier Consul, avec une troupe de chouans, sur la route de la Malmaison. — Afin de s'assurer l'adhésion de l'armée, dans la supposition du succès, on s'adresse au général Moreau, chef des mécontents. — Intrigues du nommé Lajolais. — Folles espérances conçues sur quelques propos du général Moreau. — Premier départ d'une troupe de chouans conduits par Georges. — Leur débarquement à la falaise de Biville; leur route à travers la Normandie. — Georges, caché dans Paris, prépare des moyens d'exécution. — Second débarquement, composé de Pichegru et de plusieurs émigrés de haut rang. — Pichegru s'abouche avec Moreau. — Il le trouve irrité contre le Premier Consul, souhaitant sa chute et sa mort, mais nullement disposé à seconder le retour des Bourbons. — Désappointement des conjurés. — Leur découragement, et la perte de temps que ce découragement entraîne. — Le Premier Consul, que la police servait mal depuis la retraite de M. Fouché, découvre le danger dont il est menacé. — Il fait livrer à une commission militaire quelques chouans récemment arrêtés, pour les contraindre à dire ce qu'ils savent. — Il se procure ainsi un révélateur. — Le complot dénoncé tout entier. — Surprise en apprenant que Georges et Pichegru sont dans Paris, que Moreau est leur complice. — Conseil extraordinaire, et résolution d'arrêter Moreau. — Dispositions du Premier Consul. — Il est plein d'indulgence pour les républicains, et de colère contre les royalistes. — Sa résolution de frapper ceux-ci d'une manière impitoyable. — Il charge le grand-juge de lui amener Moreau, pour tout terminer dans une explication personnelle et amicale. — L'attitude de Moreau devant le grand-juge fait avorter cette bonne résolution. — Les conjurés arrêtés déclarent tous qu'un prince français devait être à leur tête, et qu'il avait le projet d'entrer en France par la falaise de Biville. — Résolution du Premier Consul de s'en saisir, et de le livrer à une commission militaire. — Le colonel Savary envoyé à la falaise de Biville, pour attendre le prince, et l'arrêter. — Loi terrible, qui punit de mort quiconque donnera asile aux conjurés. — Paris fermé pendant plusieurs jours. — Arrestation successive de Pichegru, de MM. de Polignac, de M. de Rivière, et de Georges lui-même. — Déclaration de Georges. — Il est venu pour attaquer le Premier Consul de vive force. — Nouvelle affirmation qu'un prince devait être à la tête des conjurés. — Irritation croissante du Premier Consul. — Inutile attente du colonel Savary à la falaise de Biville. — On est conduit à rechercher où se trouvent les princes de la maison de Bourbon. — On songe au duc d'Enghien, qui était à Ettenheim, sur les bords du Rhin. — Un sous-officier de gendarmerie est envoyé pour prendre des renseignements. — Rapport erroné de ce sous-officier, et fatale coïncidence de son rapport avec une nouvelle déposition d'un domestique de Georges. — Erreur, et aveugle colère du Premier Consul. — Conseil extraordinaire, à la suite duquel l'enlèvement du prince est résolu. — Son enlèvement et sa translation à Paris. — Une partie de l'erreur est découverte, mais trop tard. — Le prince, envoyé devant une commission militaire, est fusillé dans un fossé du château de Vincennes. — Caractère de ce funeste événement.
L'Angleterre commençait à s'émouvoir à l'aspect des préparatifs qui se faisaient en face de ses rivages. Elle y avait d'abord attaché peu d'importance.
La guerre, en général, pour un pays insulaire, qui ne prend part aux grandes luttes des nations qu'avec des vaisseaux ordinairement victorieux, et tout au plus avec des armées jouant le rôle d'auxiliaires, la guerre est un état peu inquiétant, qui n'altère pas le repos public, qui ne nuit pas même au mouvement journalier des affaires. La stabilité du crédit, à Londres, au milieu des plus grandes effusions de sang humain, en est la preuve frappante. Si on ajoute à ces considérations que l'armée se recrute de mercenaires, que la flotte se compose de gens de mer, auxquels il importe assez peu de vivre à bord des vaisseaux de l'État ou à bord des vaisseaux du commerce, pour lesquels au contraire les prises ont un attrait infini, on concevra mieux encore que, pour un tel pays, la guerre est une charge qui se résout simplement en impôts, une sorte de spéculation, dans laquelle des millions sont engagés afin d'obtenir des débouchés commerciaux plus étendus. Pour les classes aristocratiques seules, qui commandent ces flottes et ces armées, qui versent leur sang en les commandant, qui aspirent enfin à étendre la gloire de leur pays autant qu'à conquérir de nouveaux débouchés, la guerre reprend sa gravité, ses périls, jamais toutefois ses plus grandes anxiétés, car le danger de l'invasion ne paraît pas exister.
C'était la guerre ainsi faite que MM. Windham et Grenville, et le faible ministère qu'ils traînaient à leur suite, croyaient avoir attirée sur leur patrie. Ils avaient entendu parler, sous le Directoire, de bateaux plats, mais si souvent et avec si peu d'effet, qu'ils finissaient par n'y plus croire. Sir Sidney Smith, plus expérimenté sous ce rapport que ses compatriotes, car il avait vu, tour à tour, les Français, les Turcs, les Anglais débarquer en Égypte, tantôt malgré de redoutables croisières, tantôt malgré de vigoureux soldats postés sur le rivage, sir Sidney Smith avait dit à la tribune du Parlement, qu'on pourrait à la rigueur réunir soixante ou quatre-vingts chaloupes canonnières dans la Manche, cent si l'on voulait tout exagérer, mais qu'on n'en réunirait jamais davantage, et que vingt-cinq ou trente mille hommes étaient la limite extrême des forces qu'il était possible de transporter en Angleterre. Suivant cet officier, le plus grave danger qu'on pût prévoir après celui-là, c'était la descente d'une armée française en Irlande, double ou triple de celle qui avait été jetée autrefois dans cette île, armée qui, après avoir plus ou moins agité et ravagé le pays, finirait, comme la précédente, par succomber et par mettre bas les armes. Il restait d'ailleurs les inimitiés toujours sourdement existantes en Europe contre la France, inimitiés qui, bientôt réveillées, rappelleraient vers le continent les forces du Premier Consul. On avait donc tout au plus à craindre la guerre des premiers temps de la Révolution, signalée de nouveau par quelques victoires du général Bonaparte sur l'Autriche, mais avec toutes les chances ordinaires de bouleversement dans un pays mobile comme la France, qui depuis quinze années n'avait pas supporté trois ans de suite le même gouvernement, et avec l'avantage permanent pour l'Angleterre de nouvelles conquêtes maritimes. Ces prévisions se sont réalisées, grâce à beaucoup de malheurs et de fautes; mais on va voir que, pendant plusieurs années, des dangers infiniment graves menacèrent l'existence même de la Grande-Bretagne.
La confiance des Anglais s'évanouit bientôt à l'aspect des préparatifs qui se faisaient sur la côte de Boulogne. On entendit parler de mille à douze cents bateaux plats (on ignorait qu'ils passeraient deux mille); on fut surpris; néanmoins on se rassura, en doutant de leur réunion, en doutant surtout de la possibilité de les abriter dans les ports de la Manche. Mais la concentration de ces bateaux plats dans le détroit de Calais, opérée malgré les nombreuses croisières anglaises, leur bonne tenue à la mer et au feu, la construction de vastes bassins pour les recevoir, l'établissement de batteries formidables pour les protéger au mouillage, la réunion de cent cinquante mille hommes prêts à s'y embarquer, faisaient tomber, une à une, les illusions d'une sécurité présomptueuse. On voyait bien que de tels préparatifs ne pouvaient être une feinte, et qu'on avait provoqué trop légèrement le plus audacieux, le plus habile des hommes. Il y avait, il est vrai, de vieux Anglais, confiants dans l'inviolabilité de leur île, qui ne croyaient point au péril dont on les menaçait; mais le gouvernement et les chefs de parti ne pensaient pas que, dans le doute, on pût livrer au hasard la sûreté du sol britannique. Vingt, trente mille Français, quelque braves, quelque bien commandés qu'ils fussent, ne les auraient pas effrayés: mais cent cinquante mille hommes, ayant à leur tête le général Bonaparte, causaient un frisson de terreur dans toutes les classes de la nation. Et ce n'était pas là une preuve de manque de courage, car le plus brave peuple du monde aurait bien pu être inquiet en présence d'une armée qui avait accompli de si grandes choses, et qui allait en accomplir de si grandes encore.
Une circonstance ajoutait à la gravité de cette situation, c'était l'immobilité des puissances continentales. L'Autriche ne voulait pas, pour cent ou deux cents millions, attirer sur elle les coups destinés à l'Angleterre. La Prusse était en communauté, non pas de sympathies, mais d'intérêts, avec la France. La Russie blâmait les deux parties belligérantes, s'érigeait en juge de leur conduite, mais ne se prononçait formellement pour aucune. Si les Français n'allaient pas au nord au delà du Hanovre, il n'y avait pas chance, du moins dans le moment, d'entraîner l'empire russe à la guerre; et il était évident qu'ils ne songeaient pas à lui donner ce motif de prendre les armes.
Les préparatifs durent donc être proportionnés à l'étendue du danger. On avait peu à faire sous le rapport de la marine, pour conserver la supériorité sur la France. On avait d'abord armé 60 vaisseaux de ligne, et levé 80 mille matelots, la veille de la rupture. On porta le nombre des vaisseaux à 75, celui des matelots à 100 mille, dès que la guerre fut déclarée. Cent frégates et une quantité infinie de bricks et de corvettes complétaient cet armement. Nelson, à la tête d'une flotte d'élite, dut occuper la Méditerranée, bloquer Toulon, et empêcher une nouvelle tentative sur l'Égypte. Lord Cornwallis, à la tête d'une seconde flotte, fut chargé de bloquer Brest par lui-même, Rochefort et le Ferrol par ses lieutenants. Enfin, lord Keith, commandant toutes les forces navales de la Manche et de la mer du Nord, avait la mission de garder les côtes d'Angleterre, et de surveiller les côtes de France. Il avait pour lieutenant sir Sidney Smith; il croisait avec des vaisseaux de soixante-quatorze, des frégates, des bricks, des corvettes, et un certain nombre de chaloupes canonnières, depuis l'embouchure de la Tamise jusqu'à Portsmouth, depuis l'Escaut jusqu'à la Somme, couvrant d'une part le rivage de l'Angleterre, bloquant de l'autre les ports de France. Une chaîne de bâtiments légers, correspondant par des signaux dans toute cette étendue de mer, devait donner l'alarme au moindre mouvement aperçu dans nos ports.
Par ces mesures les Anglais croyaient avoir condamné à l'immobilité nos escadres de Brest, de Rochefort, du Ferrol, de Toulon, et constitué dans le détroit une surveillance suffisamment rassurante.
Mais il fallait faire davantage en présence d'un péril d'une espèce toute nouvelle, celui d'une invasion du sol britannique. Les marins consultés avaient presque tous déclaré, surtout à la vue des préparatifs du Premier Consul, qu'il était impossible d'assurer qu'à la faveur d'une brume, d'un calme, d'une longue nuit, les Français ne débarqueraient pas sur la côte d'Angleterre. Sans doute le nouveau Pharaon pouvait être précipité dans les flots avant de toucher au rivage; cependant, une fois débarqué, non pas avec 150 mille hommes, mais seulement avec 100, et même avec 80, qui lui résisterait? Cette nation orgueilleuse, qui s'était si peu souciée des malheurs du continent, qui n'avait pas craint de renouveler une guerre qu'elle était habituée à faire avec le sang d'autrui, et un or dont elle est prodigue, était maintenant réduite à ses propres forces, obligée de s'armer, et de ne plus confier à des mercenaires, d'ailleurs trop peu nombreux, la défense de son propre sol. Elle, si fière de sa marine, regrettait alors de n'avoir pas des troupes de terre, pour les opposer aux redoutables soldats du général Bonaparte!
La composition d'une armée était donc, en ce moment, le sujet de toutes les discussions de la Chambre des Communes. Et comme c'est au milieu des plus grands périls que l'esprit de parti se montre toujours le plus ardent, c'était au sujet de cette question de la guerre, et de la manière de la soutenir, que se rencontraient, et se combattaient les principaux personnages du Parlement.
Le faible ministère Addington avait survécu à ses fautes; il dirigeait encore, mais pour peu de temps, la guerre qu'il avait si légèrement, si criminellement laissée renaître. La majorité du Parlement le savait inférieur à la tâche qu'il avait assumée; mais, ne voulant pas provoquer un renversement de cabinet, elle le maintenait contre ses adversaires, même contre M. Pitt, qu'elle désirait cependant revoir à la tête des affaires. Ce puissant chef de parti était revenu au Parlement, où l'appelaient sa secrète impatience, la grandeur des dangers publics, et sa haine contre la France. Toujours plus modéré néanmoins que ses auxiliaires Windham, Grenville et Dundas, il avait été averti, par un vote récent, de l'être davantage encore. En effet, on avait voulu infliger un blâme au ministère, et cinquante-trois voix seulement s'étaient prononcées pour l'affirmative. La majorité, par une disposition assez ordinaire aux assemblées politiques, aurait voulu, sans passer par un bouleversement ministériel, amener au timon de l'État les hommes les plus renommés et les plus capables. Dans l'attente de sa prochaine rentrée aux affaires, M. Pitt prenait part à toutes les discussions, presque comme s'il eût été ministre, mais plutôt pour appuyer et compléter les mesures du gouvernement que pour les contredire.
La principale de ces mesures était l'organisation d'une armée. L'Angleterre en avait une, dispersée dans l'Inde, dans l'Amérique, dans tous les postes de la Méditerranée, composée d'Irlandais, d'Écossais, de Hanovriens, de Hessois, de Suisses, de Maltais même, et formée par l'art des recruteurs, si répandu en Europe avant l'institution de la conscription. Elle s'était fort bien conduite en Égypte, comme on l'a vu précédemment. Elle s'élevait à 130 mille hommes environ. Or, on sait que, sur 130 mille hommes, il faut une bien bonne administration, pour en avoir 80 mille capables de servir activement. À cette force, dont le tiers au moins était absorbé par la garde de l'Irlande, se joignaient 50 mille hommes de milice, récemment portés à 70 mille, troupe nationale qu'on ne pouvait pas faire sortir de sa province, et qui n'avait jamais vu le feu. Elle était conduite par des officiers en retraite, par des seigneurs anglais, pleins de patriotisme sans doute, mais peu au fait de la guerre, et bien novices pour être opposés aux vieilles bandes qui avaient vaincu la coalition européenne.
Comment pourvoir à une telle insuffisance? Le ministère, entouré des militaires les plus instruits, imagina la création d'une armée dite de réserve, forte de 50 mille hommes, formée d'Anglais, par tirage au sort, et ne pouvant être employée que dans l'étendue du Royaume-Uni. On suppléait ainsi à l'armée de ligne, et on lui ménageait un renfort de 50 mille hommes. Le remplacement était permis, mais il devait, vu les circonstances, se faire à un prix très-élevé. C'était peu de chose, et pourtant c'était tout ce qu'on pouvait entreprendre dans le moment. M. Windham, se plaçant au point de vue du parti de la guerre, attaqua la proposition comme insuffisante. Il demanda la création d'une grande armée de ligne, qui, composée d'après les mêmes principes que l'armée française, c'est-à-dire par la conscription, serait aux ordres absolus du gouvernement, et pourrait être portée en tout lieu. Il dit que ce qu'avait imaginé le ministère n'était qu'une extension des milices, ne vaudrait pas mieux, surtout en face des bandes éprouvées qu'on avait à combattre, nuirait au recrutement de l'armée par la faculté de remplacement introduite dans la nouvelle loi, car les individus disposés à servir trouveraient plus d'avantage à se faire remplaçants dans l'armée de réserve, qu'à s'enrôler dans l'armée de ligne; qu'une armée régulière formée de la population nationale, transportable partout où l'on ferait la guerre, ayant par conséquent le moyen de s'aguerrir, était la seule institution à opposer aux troupes du général Bonaparte.—Il faut, dit M. Windham, le diamant pour couper le diamant.—
L'Angleterre, qui avait déjà une marine, voulait avoir aussi une armée de terre, ambition bien naturelle, car il est rare qu'une nation qui a l'une des deux grandeurs ne veuille aussi avoir l'autre. Mais M. Pitt fit à ces propositions la réponse d'un esprit froid et positif. Toutes les idées de M. Windham, selon lui, étaient fort bonnes; mais comment créer une armée en quelques jours? comment l'aguerrir? comment lui composer des cadres, lui trouver des officiers? Une telle institution ne saurait être l'œuvre d'un moment. Ce qu'on venait d'imaginer était la seule chose actuellement praticable. Il serait déjà bien assez difficile d'organiser les 50 mille hommes demandés, de les instruire, de les pourvoir d'officiers de tout grade. M. Pitt conjura donc son ami M. Windham de renoncer à ses idées, pour le présent du moins, et d'adhérer avec lui au plan du gouvernement.
M. Windham ne tint guère compte des avis de M. Pitt, et persista dans son système, en l'appuyant de nouvelles et plus fortes considérations. Il demanda même une levée en masse, comme celle de la France en 1792, et reprocha au faible ministère Addington de n'avoir pas songé à cette grande ressource des peuples menacés dans leur indépendance. Cet ennemi de la France et de Napoléon, par un effet de la haine assez fréquent, trouva des éloges pour ce qu'il détestait le plus, exagéra presque notre grandeur, notre puissance, le danger dont le Premier Consul menaçait l'Angleterre, pour reprocher au ministère anglais de ne pas prendre assez de précautions.
L'armée de réserve fut votée, nonobstant les mépris du parti Windham, qui l'appelait une augmentation de milices. On comptait sur cette combinaison pour l'extension de l'armée de ligne. On espérait que les hommes désignés par le sort, et condamnés à servir, aimeraient mieux s'enrôler dans cette armée que dans toute autre. C'étaient peut-être vingt ou trente mille recrues de plus qu'on allait jeter dans ses cadres.
Cependant le danger croissant d'heure en heure, et surtout la coopération du continent étant chaque jour moins probable, on eut recours à la proposition du parti le plus ardent, et on aboutit à l'idée d'une levée en masse. Le ministère demanda et obtint la faculté d'appeler aux armes tous les Anglais depuis 17 jusqu'à 55 ans. On devait prendre les volontaires, et, à défaut, les hommes désignés par la loi, les former en bataillons, les instruire, pendant un certain nombre d'heures par semaine. Il devait leur être alloué une paye, pour les dédommager de la perte de leur temps; mais cette disposition ne concernait que les volontaires qui appartenaient aux classes ouvrières.
M. Windham, obligé cette fois de reconnaître qu'on prenait ses idées, se plaignit qu'on les prenait trop tard et mal, et critiqua plusieurs détails de la mesure. Mais elle fut votée, et, en peu de temps, on vit dans les villes et les comtés d'Angleterre la population, appelée aux armes, s'exercer tous les matins en uniforme de volontaires. Cet uniforme fut porté par toutes les classes. Le respectable M. Addington se rendit au Parlement dans ce costume, qui allait si peu à ses mœurs, et encourut même quelque ridicule, par une manifestation de ce genre. Le vieux roi, son fils, le prince de Galles, passèrent à Londres des revues, auxquelles les princes français exilés eurent l'impardonnable tort d'assister. On vit jusqu'à vingt mille de ces volontaires à Londres, ce qui n'était pas fort considérable, il est vrai, pour une si vaste population. Du reste, le nombre en était assez grand dans l'étendue de l'Angleterre, pour fournir une force imposante, si elle avait été organisée. Mais on n'improvise pas des soldats, et moins encore des officiers. Si en France on avait douté de la valeur des bateaux plats, en Angleterre on doutait bien davantage de la valeur de ces volontaires, et, sinon de leur courage, au moins de leur habitude de la guerre. À ces mesures on ajouta le projet de fortifications de campagne autour de Londres, sur les routes qui aboutissent à cette capitale, et sur les points les plus menacés des côtes. Une partie des forces actives fut disposée depuis l'île de Wight jusqu'à l'embouchure de la Tamise. Un système de signaux fut établi pour donner l'alarme, au moyen de feux allumés le long des côtes, à la première apparition des Français. Des chariots d'une forme particulière furent construits, afin de porter les troupes en poste sur les points menacés. En un mot, de ce côté du détroit comme de l'autre, on fit des efforts d'invention extraordinaires, pour imaginer des moyens nouveaux de défense et d'attaque, pour vaincre les éléments et les associer à sa cause. Les deux nations, comme attirées sur ce double rivage, y donnaient en ce moment un bien grand spectacle au monde: l'une, troublée quand elle songeait à son inexpérience des armes, était rassurée quand elle considérait cet Océan qui lui servait de ceinture; l'autre, pleine de confiance dans sa bravoure, dans son habitude de la guerre, dans le génie de son chef, mesurait des yeux le bras de mer qui arrêtait son ardeur, s'accoutumait tous les jours à le mépriser, et se regardait comme certaine de le franchir bientôt, à la suite du vainqueur de Marengo et des Pyramides.
Aucune des deux ne supposait d'autres moyens que ceux qui étaient préparés sous ses yeux. Les Anglais, croyant Brest et Toulon exactement bloqués, n'imaginaient pas qu'une escadre pût paraître dans la Manche. Les Français, s'exerçant tous les jours à naviguer sur leurs chaloupes canonnières, n'imaginaient pas qu'il existât une autre manière de franchir le détroit. Personne ne soupçonnait la principale combinaison du Premier Consul. Cependant les uns craignaient, les autres espéraient quelque subite invention de son génie: c'était la cause du trouble qui régnait d'un côté de la Manche, et de la confiance qui régnait de l'autre.
Il faut le dire, les moyens préparés pour nous résister étaient peu de chose, si le détroit était franchi. En admettant qu'on parvînt à réunir, entre Londres et la Manche, 50 mille hommes de l'armée de ligne, et 30 ou 40 mille de l'armée de réserve, et qu'on joignît à ces troupes régulières la plus grande masse possible de volontaires, on n'aurait pas même atteint la force numérique de l'armée française destinée à passer le détroit. Et qu'auraient-ils pu tous ensemble, même en nombre deux ou trois fois supérieur, contre les cent cinquante mille hommes, qui, en dix-huit mois, sous la conduite de Napoléon, battirent, à Austerlitz, à Iéna, à Friedland, toutes les armées européennes, apparemment aussi braves, certainement plus aguerries, et quatre ou cinq fois plus considérables que les forces britanniques? Les préparatifs des Anglais étaient donc en réalité d'une faible valeur, et l'Océan était toujours leur défense la plus sûre. En tout cas, quel que fût le résultat définitif, c'était déjà une cruelle punition de la conduite du gouvernement britannique, que cette agitation générale de toutes les classes, que ce déplacement des ouvriers arrachés à leurs ateliers, des négociants à leurs affaires, des seigneurs anglais à leur opulence: une telle agitation prolongée quelque temps serait devenue un immense malheur, peut-être un grave danger pour l'ordre public.
Le gouvernement britannique, dans son anxiété, eut recours à tous les moyens, même à ceux que la morale avouait le moins, pour conjurer le coup dont il était menacé. Pendant la première guerre, il avait fomenté des insurrections contre les pouvoirs de toutes formes qui s'étaient succédé en France. Depuis, quoique ces insurrections fussent peu présumables sous la forte administration du Premier Consul, il avait gardé à Londres, et soldé même pendant la paix, tous les états-majors de la Vendée et de l'émigration. Cette persistance à conserver sous sa main les coupables instruments d'une guerre peu généreuse, avait beaucoup contribué, comme on l'a vu, à brouiller de nouveau les deux pays. Les diversions sont, sans doute, l'une des ressources ordinaires de la guerre, et l'insurrection d'une province est l'une des diversions qu'on regarde comme les plus utiles, et qu'on se fait le moins de scrupule d'employer. Que les Anglais eussent essayé de soulever la Vendée, le Premier Consul le leur rendait en essayant d'insurger l'Irlande. Le moyen était réciproque et fort usité. Mais dans le moment une insurrection dans la Vendée était hors de toute probabilité. L'emploi des chouans et de leur chef, Georges Cadoudal, ne pouvait avoir qu'un effet, celui de tenter quelque coup abominable, comme la machine infernale, ou tel autre pareil. Pousser le moyen de l'insurrection jusqu'au renversement d'un gouvernement, c'est recourir à des pratiques d'une légitimité fort contestable; mais poursuivre ce renversement par l'attaque aux personnes qui gouvernent, c'est dépasser toutes les limites du droit des gens admis entre les nations. On jugera, du reste, par les faits eux-mêmes, du degré de complicité des ministres britanniques dans les projets criminels, médités de nouveau par l'émigration française, réfugiée à Londres. On se souvient de ce redoutable chef des chouans du Morbihan, Georges Cadoudal, qui seul entre les Vendéens présentés au Premier Consul, avait résisté à son ascendant, s'était retiré d'abord en Bretagne, et puis en Angleterre. Il vivait à Londres, au sein d'une véritable opulence, distribuant aux réfugiés français les sommes que leur accordait le gouvernement britannique, et passant son temps dans la société des princes émigrés, particulièrement des deux plus actifs, le comte d'Artois et le duc de Berry. Que ces princes voulussent rentrer en France, rien n'était plus naturel; qu'ils le voulussent par la guerre civile, rien n'était plus ordinaire, sinon légitime: mais, malheureusement pour leur honneur, ils ne pouvaient plus compter sur une guerre civile; ils ne pouvaient compter que sur des complots.
La paix avait désespéré tous les exilés, princes et autres; la guerre leur rendait leurs espérances, non-seulement parce qu'elle leur assurait le concours d'une partie de l'Europe, mais parce qu'elle devait, suivant eux, ruiner la popularité du Premier Consul. Ils correspondaient avec la Vendée par Georges, avec Paris par les émigrés rentrés. Ce qu'ils rêvaient en Angleterre, leurs partisans le rêvaient en France, et les moindres circonstances qui venaient concorder avec leurs illusions, changeaient tout de suite à leurs yeux ces illusions en réalité. Ils se disaient donc les uns aux autres dans ces déplorables correspondances, que la guerre allait porter un coup funeste au Premier Consul; que son pouvoir, illégitime pour les Français restés fidèles au sang des Bourbons, tyrannique pour les Français restés fidèles à la Révolution, n'avait pour se faire supporter que deux titres, le rétablissement de la paix, et le rétablissement de l'ordre; que l'un de ces titres disparaissait complétement depuis la rupture avec l'Angleterre, que l'autre était fort compromis, car il était douteux que l'ordre pût se maintenir au milieu des anxiétés de la guerre. Le gouvernement du Premier Consul allait donc être dépopularisé, comme tous les gouvernements qui l'avaient précédé. La masse tranquille devait lui en vouloir de cette reprise d'hostilités avec l'Europe; elle devait moins croire à son étoile, depuis que les difficultés ne semblaient plus s'aplanir sous ses pas. Il avait, en outre, des ennemis de différentes espèces, dont on pouvait se servir très-utilement: les révolutionnaires d'abord, et puis les hommes jaloux de sa gloire, qui fourmillaient dans l'armée. On disait les jacobins exaspérés; on disait les généraux fort peu satisfaits d'avoir contribué à faire d'un égal un maître. Il fallait de ces mécontents si divers créer un seul parti, pour renverser le Premier Consul. Tout ce qu'on mandait de France et tout ce qu'on répondait de Londres aboutissait toujours à ce plan: réunir les royalistes, les jacobins, les mécontents de l'armée en un parti unique, pour accabler l'usurpateur Bonaparte.
Telles étaient les idées dont se nourrissaient à Londres les princes français, et dont ceux-ci entretenaient le cabinet britannique, en lui demandant des fonds, qu'il prodiguait, sachant, d'une manière au moins générale, ce qu'on en voulait faire.
Une vaste conspiration fut donc ourdie sur ce plan, et conduite avec l'impatience ordinaire à des émigrés. Il en fut référé à Louis XVIII, alors retiré à Varsovie. Ce prince, toujours fort peu d'accord avec son frère, le comte d'Artois, dont il désapprouvait la stérile et imprudente activité, repoussa cette proposition. Singulier contraste entre ces deux princes! Le comte d'Artois avait de la bonté sans sagesse; Louis XVIII, de la sagesse sans bonté. Le comte d'Artois entrait dans des projets indignes de son cœur, que Louis XVIII repoussait parce qu'ils étaient indignes de son esprit. Louis XVIII résolut dès lors de rester étranger à toutes les menées nouvelles, dont la guerre allait redevenir la funeste occasion. Le comte d'Artois, placé à une grande distance de son frère aîné, excité par son ardeur naturelle, par celle des émigrés, et, ce qui est plus fâcheux, par celle des Anglais eux-mêmes, prit part à tous les projets que la circonstance fit naître, dans ces cerveaux troublés par une continuelle exaltation. Les communications des émigrés français avec le cabinet anglais, avaient lieu par le sous-secrétaire d'État, M. Hammon, qu'on a vu figurer dans plusieurs négociations. C'est à lui qu'ils s'adressaient pour toutes choses en Angleterre. Au dehors, ils s'adressaient à trois agents de la diplomatie britannique: M. Taylor, ministre en Hesse; M. Spencer Smith, ministre à Stuttgard; M. Drake, ministre en Bavière. Ces trois agents, placés près de nos frontières, cherchaient à nouer toute espèce d'intrigues en France, et à seconder de leur côté celles qu'on tramerait de Londres. Ils correspondaient avec M. Hammon, et avaient à leur disposition des sommes d'argent considérables. Il est difficile de croire que ce fussent là de ces obscures menées de police, que les gouvernements se permettent quelquefois comme simples moyens d'informations, et auxquelles ils consacrent de menus fonds. C'étaient de vrais projets politiques, passant par les agents les plus élevés, aboutissant au ministère le plus important, celui des affaires extérieures, et coûtant jusqu'à des millions.
Les princes français les plus mêlés à ces projets étaient le comte d'Artois, et son second fils, le duc de Berry. Le duc d'Angoulême résidait alors à Varsovie, auprès de Louis XVIII. Les princes de Condé vivaient à Londres, mais sans intimité avec les princes de la branche aînée, et toujours à part de leurs projets. On les traitait comme des soldats, constamment disposés à prendre les armes, et uniquement propres à ce rôle. Tandis que le grand-père et le père des Condés étaient à Londres, le petit-fils, le duc d'Enghien, était dans le pays de Baden, livré au plaisir de la chasse, et à la vive affection qu'il éprouvait pour une princesse de Rohan. Tous trois au service de la Grande-Bretagne, ils avaient reçu ordre de se tenir prêts à recommencer la guerre, et ils avaient obéi comme des soldats obéissent au gouvernement qui les paye: triste rôle sans doute pour des Condés, moins triste cependant que celui de tramer des complots!
Voici quel fut le plan de la nouvelle conjuration. Insurger la Vendée ne présentait plus guère de chance: au contraire, attaquer directement, au milieu de Paris, le gouvernement du Premier Consul, paraissait un moyen prompt et sûr d'arriver au but. Le gouvernement consulaire renversé, il n'y avait plus rien de possible, suivant les auteurs du projet, plus rien que les Bourbons. Or, comme le gouvernement consulaire consistait tout entier dans la personne du général Bonaparte, il fallait détruire celui-ci. La conclusion était forcée. Mais il fallait le détruire d'une manière certaine. Un coup de poignard, une machine infernale, tout cela était d'un succès douteux; car tout cela dépendait de la sûreté de main d'un assassin, ou des hasards d'une explosion. Il restait un moyen jusqu'ici non essayé, à ce titre non discrédité encore: c'était de réunir une centaine d'hommes déterminés, l'intrépide Georges en tête; d'assaillir sur la route de Saint-Cloud ou de la Malmaison, la voiture du Premier Consul; d'attaquer sa garde, forte tout au plus de dix à douze cavaliers, de la disperser, et de le tuer ainsi dans une espèce de combat. De cette manière, on était certain de ne pas le manquer. Georges, qui était brave, qui avait des prétentions militaires, et ne voulait pas passer pour un assassin, exigeait qu'il y eût deux princes, un au moins, placés à ses côtés, et regagnant ainsi l'épée à la main la couronne de leurs ancêtres. Le croirait-on? Ces esprits, pervertis par l'émigration, s'imaginaient qu'en attaquant ainsi le Premier Consul entouré de ses gardes, ils livraient une sorte de bataille, et qu'ils n'étaient pas des assassins! Apparemment qu'ils étaient les égaux du noble archiduc Charles, combattant le général Bonaparte au Tagliamento ou à Wagram, et ne lui étaient inférieurs que par le nombre des soldats! Déplorables sophismes, auxquels ne pouvaient croire qu'à moitié ceux qui les faisaient, et qui prouvent chez ces malheureux princes de Bourbon, non pas une perversité naturelle, mais une perversité acquise dans la guerre civile et dans l'exil! Un seul entre tous ces hommes était bien dans son rôle: c'était Georges. Il était maître dans cet art des surprises; il s'y était formé au milieu des forêts de la Bretagne; et cette fois, en exerçant son art aux portes de Paris, il ne craignait pas d'être relégué au rang de ces instruments, dont on se sert pour les répudier ensuite; car il espérait avoir des princes pour complices. Il s'assurait ainsi toute la dignité compatible avec le rôle qu'il allait jouer, et par son attitude audacieuse devant la justice, il prouva bientôt que ce n'était pas lui qui s'était abaissé en cette funeste conjoncture.
Ce n'est pas tout, il fallait après le combat recueillir le fruit de la victoire. Il fallait tout préparer pour que la France se jetât dans les bras des Bourbons. Les partis s'étaient entre-détruits les uns les autres, et il n'en restait aucun de véritablement puissant. Les révolutionnaires violents étaient odieux. Les révolutionnaires modérés, réfugiés auprès du général Bonaparte, étaient sans force. Il ne restait debout que l'armée. C'est elle qu'il importait de conquérir. Mais elle était dévouée à la Révolution, pour laquelle elle avait versé son sang, et elle éprouvait une sorte d'horreur pour ces émigrés, qu'elle avait vus tant de fois sous des uniformes anglais ou autrichiens. C'est ici que la jalousie, éternelle et perverse passion du cœur humain, offrait aux conspirateurs royalistes d'utiles et précieux secours.
Il n'était bruit que de la brouille du général Moreau avec le général Bonaparte. Nous avons déjà dit ailleurs que le général de l'armée du Rhin, sage, réfléchi, ferme à la guerre, était, dans la vie privée, nonchalant et faible, gouverné par ses entours; que, sous cette funeste influence, il n'avait pas échappé au vice du second rang, qui est l'envie; que, comblé des égards du Premier Consul, il s'était laissé aller à lui en vouloir, sans autre raison, sinon que lui général Moreau était le second dans l'État, et que le général Bonaparte était le premier; qu'ainsi disposé, Moreau avait manqué de convenance en refusant de suivre le Premier Consul à une revue, et que celui-ci, toujours prompt à rendre une offense, s'était abstenu d'inviter Moreau au festin qu'on donnait annuellement pour la fondation de la République; que Moreau avait commis la faute d'aller, ce même jour, dîner, en costume de ville, avec des officiers mécontents, dans un de ces lieux publics, où l'on est vu de tout le monde, au grand déplaisir des gens sages, à la grande joie des ennemis de la chose publique. Nous avons raconté ces misères de la vanité, qui commencent entre les femmes par de vulgaires démêlés, et vont finir entre les hommes par des scènes tragiques. Si une brouille entre personnages élevés est difficile à prévenir, elle est plus difficile encore à arrêter, lorsqu'elle est déclarée. Depuis ce jour Moreau n'avait cessé de se montrer de plus en plus hostile au gouvernement consulaire. Quand on avait conclu le Concordat, il avait crié à la domination des prêtres; quand on avait institué la Légion-d'Honneur, il avait crié au rétablissement de l'aristocratie, et enfin il avait crié au rétablissement de la royauté quand on avait constitué le Consulat à vie. Il avait fini par ne plus se montrer chez le chef du gouvernement, et même chez aucun des Consuls. Le renouvellement de la guerre eût été pour lui une occasion honorable de reparaître aux Tuileries, pour offrir ses services, non pas au général Bonaparte, mais à la France. Moreau, peu à peu entraîné dans ces voies du mal, où les pas sont si rapides, avait considéré, dans cette rupture de la paix, beaucoup moins le malheur du pays, qu'un échec pour un rival détesté, et s'était mis à part, pour voir comment sortirait d'embarras cet ennemi qu'il s'était fait lui-même. Il vivait donc à Grosbois, au milieu d'une aisance, juste prix de ses services, comme aurait pu faire un grand citoyen, victime de l'ingratitude du prince.
Le Premier Consul s'attirait des jaloux par sa gloire; il s'en attirait aussi par sa famille. Murat, qu'il avait refusé long-temps d'élever au rang de son beau-frère, qui avec un excellent cœur, de l'esprit naturel, une bravoure chevaleresque, se servait quelquefois très-mal de toutes ces qualités, Murat, par une vanité qu'il dissimulait devant le Premier Consul, mais qu'il montrait librement dès qu'il n'était plus sous les yeux de ce maître sévère, Murat offusquait ceux qui, étant trop petits pour envier le général Bonaparte, enviaient au moins son beau-frère. Il y avait donc les grands jaloux, et les petits. Les uns et les autres se groupaient autour de Moreau. À Paris, pendant l'hiver, à Grosbois, pendant l'été, on tenait une cour de mécontents, où l'on parlait avec une indiscrétion sans bornes. Le Premier Consul le savait, et s'en vengeait, non pas seulement par le progrès constant de sa puissance, mais aussi par des dédains affichés. Après s'être imposé long-temps une extrême réserve, il avait fini par ne plus se contenir, et il rendait à la médiocrité ses sarcasmes, mais les siens étaient ceux du génie. On les répétait, au moins autant que ceux qui échappaient à la société de Moreau.
Les partis inventent les brouilles qui n'existent pas, afin de s'en servir; à plus forte raison se servent-ils, vite et perfidement, de celles qui existent. Sur-le-champ on avait entouré Moreau. À entendre les mécontents de tous les partis, il était le général accompli, le citoyen modeste et vertueux. Le général Bonaparte était le capitaine imprudent et heureux, l'usurpateur sans génie, le Corse insolent, qui osait renverser la République, et monter les marches du trône déjà relevé. Il fallait, disait-on, le laisser se perdre dans une entreprise folle et ridicule contre l'Angleterre, et se garder de lui offrir son épée. Ainsi, après avoir traité le vainqueur de l'Égypte et de l'Italie comme un aventurier, on traitait l'expédition patriotique qui lui tenait tant à cœur, comme la plus extravagante des échauffourées.
Les conspirateurs de Londres avaient, dans ces malheureuses divisions, des facilités pour ourdir la seconde moitié de leur projet. C'était Moreau qu'il fallait gagner, par Moreau, l'armée; et alors, le Premier Consul tué sur la route de la Malmaison, Moreau gagné viendrait, à la tête de l'armée, réconcilier cette redoutable partie de la nation avec les Bourbons, qui auraient eu le courage de reconquérir leur trône l'épée à la main. Mais comment aborder Moreau, qui était à Paris entouré d'une société toute républicaine, tandis qu'on était à Londres au milieu de l'élite des chouans? Il fallait un intermédiaire. Du fond des déserts de l'Amérique, il en était arrivé un, bien illustre, bien déchu par sa faute de sa première illustration, mais doué de grandes qualités, et tenant à la fois aux royalistes et aux républicains: c'était Pichegru, le vainqueur de la Hollande, déporté par le Directoire à Sinnamari. Il s'était échappé du lieu de sa déportation, et il était venu à Londres, où il vivait avec le secret désir de ne pas s'arrêter là, et de rentrer en France, en profitant de la politique qui rappelait sans distinction les coupables ou les victimes de tous les partis. Mais la guerre, suspendue un instant, avait recommencé bientôt, et avec elle les illusions et les folies des émigrés, auxquels Pichegru avait aliéné sa liberté, en leur aliénant son honneur. On l'avait compris, presque malgré lui, dans la conspiration; on l'avait chargé d'être auprès de Moreau l'intermédiaire dont on avait besoin pour amener ce dernier à la cause des Bourbons, et pour fondre ensemble, dans un seul parti, les républicains et les royalistes de toute nuance.
Le plan qu'on avait adopté concordait assez avec certaines apparences du moment pour être spécieux, point assez avec la réalité pour réussir, mais il avait encore plus de vraisemblance qu'il n'en fallait à des impatients, à qui tout était bon, pourvu qu'ils s'agitassent, et remplissent par ces agitations la pesante oisiveté de l'exil. Le plan arrêté, on s'occupa de l'exécution.
Débarquement de Georges à la falaise de Biville.
Il fallait se rendre en France. Si Georges voulait y être suivi d'un ou de deux princes, il ne tenait pas cependant à les avoir immédiatement avec lui. Il admettait qu'il fallait tout préparer avant de les faire venir, afin de ne pas les exposer inutilement à un séjour prolongé dans Paris, sous les yeux d'une police vigilante. Il se décida donc à partir le premier, et à se rendre à Paris, pour y composer la bande de chouans avec lesquels il devait attaquer la garde du Premier Consul. Pendant ce temps, Pichegru était chargé de s'aboucher avec Moreau, d'abord par intermédiaire, puis directement, en se transportant lui-même à Paris. Enfin, quand on aurait tout préparé des deux côtés, quand on aurait à la fois les chouans pour livrer combat, et Moreau pour entraîner l'adhésion de l'armée, les princes viendraient les derniers, la veille, ou le jour de l'exécution.
Tout cela étant arrêté, Georges, avec une troupe de chouans, sur la résolution et la fidélité desquels il pouvait compter, quitta Londres pour se rendre en France. Ils étaient tous pourvus d'armes comme des malfaiteurs qui allaient courir les bois. Georges portait dans une ceinture un million en lettres de change. Ce n'était pas, bien entendu, les princes français, réduits aux derniers expédients pour vivre, qui avaient pu fournir les sommes qui circulaient entre ces entrepreneurs de complots. Elles venaient de la source commune, c'est-à-dire du trésor britannique.
Un officier de la marine royale anglaise, le capitaine Wright, marin intrépide, montant un léger navire, recevait à Deal ou Hastings les émigrés voyageurs, et venait les jeter, à leur choix, sur le point de la côte où ils voulaient aborder. Depuis que le Premier Consul, bien averti des fréquentes descentes des chouans, avait fait garder avec plus de soin que jamais les côtes de Bretagne, ils avaient changé de direction, et ils passaient par la Normandie. Entre Dieppe et le Tréport, le long d'une falaise escarpée, dite de Biville, se trouvait une issue mystérieuse, pratiquée dans une fente de rocher, et fréquentée par les contrebandiers seuls. Un câble, fortement attaché au sommet de la falaise, descendait dans cette fente de rocher, et venait toucher à la mer. À un cri qui servait de signal, les secrets gardiens du passage jetaient le câble, que le contrebandier saisissait, et à l'aide duquel il gravissait le précipice, haut de deux ou trois cents pieds, en portant un lourd fardeau sur les épaules. Les affidés de Georges avaient découvert cette voie, et avaient songé à s'en approprier l'usage, ce qui était facile avec l'argent dont ils disposaient. Pour compléter la communication avec Paris, ils avaient établi une suite de gîtes, soit dans des fermes isolées, soit dans des châteaux habités par des nobles normands, royalistes fidèles et discrets, sortant peu de leur retraite. On pouvait arriver ainsi du rivage de la Manche à Paris, sans passer par une grande route, sans toucher à une auberge. Enfin, pour ne pas compromettre cette voie en la fréquentant trop souvent, on la réservait aux personnages les plus importants du parti. L'argent abondamment répandu chez quelques-uns de ces royalistes, dont on empruntait la demeure, la fidélité chez les autres, mais surtout l'éloignement des lieux fréquentés, rendaient les indiscrétions difficiles, et le secret certain, au moins pour quelque temps.
C'est par là que Georges pénétra en France. Embarqué sur le navire du capitaine Wright, il descendit au pied de la falaise de Biville, le 21 août (1803), au moment même où le Premier Consul faisait l'inspection des côtes. Il franchit le pas des contrebandiers, et, de gîte en gîte, parvint, avec quelques-uns de ses plus fidèles lieutenants, jusqu'à Chaillot, dans l'un des faubourgs de Paris. On lui avait préparé dans ce faubourg un petit logement, d'où il pouvait venir la nuit à Paris, y voir ses associés, et préparer le coup de main pour lequel il s'était rendu en France.
Courageux et sensé, Georges avait les passions sans les illusions de son parti, et jugeait mieux que les autres ce qui était praticable. Il tentait par courage ce que les émigrés, ses complices, tentaient par aveuglement. Arrivé à Paris, il vit bientôt que le Premier Consul n'était pas dépopularisé, ainsi qu'on l'avait écrit à Londres; que les royalistes et les républicains n'étaient pas si disposés à se jeter dans les aventures, qu'on l'avait annoncé, et qu'ici, comme toujours, la réalité était fort loin des promesses. Mais il n'était pas homme à se décourager, ni surtout à décourager ses associés, en leur faisant part de ses observations. En conséquence, il se mit à l'œuvre. Après tout, pour un coup de main, il n'avait pas besoin du secours de l'opinion publique; et, le Premier Consul mort, on forcerait bien la France, faute de mieux, à revenir aux Bourbons. Du fond de son impénétrable obscurité, il envoya des émissaires en Vendée, pour voir si, à l'occasion de la conscription, elle ne voudrait pas se soulever de nouveau, et si les conscrits de ce pays ne diraient pas, comme autrefois, que, servir pour servir, il valait mieux porter les armes contre le gouvernement révolutionnaire, que pour lui. Mais il trouva la plus grande inertie en Vendée. Son nom seul, entre tous les noms vendéens, avait conservé de la puissance, parce qu'on le regardait comme un royaliste incorruptible, qui avait mieux aimé l'exil que les faveurs du Premier Consul. On avait de la sympathie pour le représentant d'une cause qui répondait aux plus secrètes affections de la population; mais courir encore les bruyères et les grandes routes, n'était du goût de personne. Les prêtres d'ailleurs, vrais inspirateurs du peuple vendéen, étaient attirés vers le Premier Consul. Quelques rassemblements insignifiants étaient tout ce qu'on pouvait espérer; et, chose désolante pour les conspirateurs, on trouvait déjà moins qu'autrefois de ces chouans déterminés, qui étaient prêts à tout, plutôt qu'à retourner à des occupations laborieuses et paisibles. Il fallait en trouver cependant, et qui fussent à la fois braves et discrets. Georges était depuis deux mois à Paris, qu'il en avait à peine réuni une trentaine. On ne leur disait pas le but de leur réunion, on ne les faisait pas connaître les uns aux autres. Ils savaient seulement qu'on les destinait à une entreprise prochaine pour les Bourbons, ce qui leur convenait; et, en attendant, on les payait bien, ce qui ne leur convenait pas moins. Georges en secret leur préparait des uniformes et des armes pour le jour du combat.
Du sein du mystère où il vivait, et avec beaucoup de précautions, bien que la partie du projet qui regardait les républicains ne fût pas de son ressort, il avait voulu savoir si les affaires marchaient mieux de ce côté que du côté des royalistes. Il fit sonder par un Breton fidèle le secrétaire de Moreau, appelé Fresnières, lequel était Breton aussi, et lié avec tous les partis, même avec M. Fouché. C'était passer bien près du péril, car M. Fouché, en ce moment, regardait de tous ses yeux, pour avoir l'occasion de rendre service au Premier Consul. Fresnières ne dit rien de bien encourageant relativement à Moreau. Ses réponses furent au moins insignifiantes. Georges n'en tint compte, et, résolu à tout tenter, pressa ses mandataires de Londres d'agir; car, compromis au milieu de Paris depuis plusieurs mois, il y courait inutilement les plus grands dangers.
Pendant que Georges était ainsi occupé, les agents de Pichegru avaient agi de leur côté, et avaient abordé Moreau. D'anciens commis aux vivres, espèces d'hommes qui deviennent parfois les familiers des généraux, furent employés à porter quelques paroles à Moreau, de la part de Pichegru. On lui demanda s'il se souvenait de cet ancien compagnon d'armes, et s'il gardait encore quelque ressentiment contre lui. Ce n'était pas Moreau qui devait en vouloir à Pichegru, qu'il avait dénoncé au Directoire, en livrant les papiers du fourgon de Klinglin. Tout entier d'ailleurs à la haine présente, il n'était guère capable de songer à des haines passées. Aussi n'exprima-t-il que de la bienveillance, de la sympathie même pour les malheurs de ce vieil ami. Alors on lui demanda s'il ne voudrait pas s'intéresser à Pichegru, et user de son influence pour obtenir sa rentrée en France. Pourquoi en effet l'amnistie accordée à tous les Vendéens, à tous les soldats de Condé, ne serait-elle pas faite aussi pour le vainqueur de la Hollande?... Moreau répondit qu'il désirait ardemment le retour de cet ancien compagnon d'armes; qu'il regardait ce retour comme une justice due à ses services; qu'il y contribuerait bien volontiers, si ses relations actuelles avec le gouvernement étaient de nature à le lui permettre; mais que, brouillé avec les hommes qui gouvernaient, il ne remettrait jamais les pieds aux Tuileries. Puis vinrent naturellement les confidences sur ses griefs, sur son aversion pour le Premier Consul, sur son désir d'en voir la France bientôt délivrée.
Les dispositions de Moreau pressenties, on employa auprès de lui un de ses anciens officiers, le générai Lajolais, l'un des familiers les plus dangereux qui pussent être admis dans l'intimité d'un homme faible, qui ne savait pas se gouverner. Ce général Lajolais était petit et boiteux, remarquablement doué de l'esprit d'intrigue, dévoré de besoins, presque réduit à l'indigence. On envoya pour se l'attacher un déserteur des armées républicaines, déguisé en marchand de dentelles, avec des lettres de Pichegru et une forte somme d'argent. Celui-ci n'eut pas de peine à conquérir la bonne volonté de Lajolais. Lajolais, gagné à la conspiration, s'attacha aux pas de Moreau, lui arracha la confidence de sa haine, de ses vœux, qui ne tendaient à rien moins qu'à la destruction du gouvernement consulaire par tous les moyens possibles. Lajolais n'alla point jusqu'à des propositions ouvertes; mais, crédule comme sont tous les entremetteurs, il imagina qu'il ne restait qu'un dernier mot à dire pour décider Moreau à prendre une part active dans la conspiration; et, s'il crut au delà de ce qui était, il dit à ses mandataires au delà de ce qu'il croyait. C'est ainsi que s'ourdissent les trames de cette espèce, par des agents qui se trompent eux-mêmes pour une moitié, et trompent pour l'autre moitié ceux qui les emploient. Lajolais donna donc les plus grandes espérances aux envoyés de Pichegru, et, pressé par eux, consentit à partir pour Londres, afin d'aller lui-même faire son rapport verbal aux grands personnages, dont il était devenu l'instrument.
Lajolais et son conducteur furent obligés de passer par Hambourg, afin d'arriver à Londres plus sûrement. Ils perdirent ainsi beaucoup de temps. Débarqués en Angleterre, ils y trouvèrent des ordres donnés par les autorités britanniques, pour qu'on les reçût immédiatement. Ils parvinrent sur-le-champ à Londres, et furent introduits auprès de Pichegru et des meneurs de l'intrigue. L'arrivée de Lajolais remplit d'une joie folle toutes ces âmes impatientes. Le comte d'Artois avait l'imprudence d'assister à ces conciliabules, d'y compromettre son rang, sa dignité, sa famille. Il n'était connu que des principaux, il est vrai; mais la vivacité de ses sentiments et de son langage excitant l'attention, il y fut bientôt connu de tous. En entendant Lajolais raconter avec une exagération ridicule tout ce qu'il avait recueilli de la bouche de Moreau, et affirmer que Pichegru n'avait qu'à paraître pour entraîner l'adhésion de ce général républicain, le comte d'Artois, ne contenant plus sa joie, s'écria: Si nos deux généraux sont d'accord, je serai bientôt de retour en France.—Ce mot attirant sur le prince les regards des conjurés, ceux-ci demandèrent, et surent quel était le personnage qui s'exprimait ainsi. Ils apprirent que c'était le premier prince du sang, le fils des rois, appelé à être roi lui-même, que l'influence corruptrice de l'exil conduisait à des actes si peu dignes de son rang et de son cœur. La satisfaction était si grande, dit l'un des agents, qui révéla plus tard ces détails, que le roi d'Angleterre, s'il avait été présent, aurait voulu être du voyage[22].
Il fut convenu que, sans plus tarder, on se rendrait en France, pour mettre la dernière main à l'exécution de l'entreprise. Il était temps de se hâter, car l'infortuné Georges, laissé seul en avant-garde, au milieu des agents de la police consulaire, courait les plus sérieux dangers. On lui avait, à la fin de décembre, envoyé un second détachement d'émigrés, pour qu'il ne se crût point abandonné. Il avait été décidé que cette fois Pichegru lui-même, accompagné des plus grands personnages, tels que M. de Rivière, l'un des messieurs de Polignac, s'embarquerait pour la France, et s'en irait rejoindre Georges par la voie déjà frayée. Dès que ces nouveaux envoyés auraient tout préparé, quand M. de Rivière, qui avait plus de sang-froid, affirmerait que le moment était venu, et qu'il y avait assez de maturité[23] dans l'entreprise projetée pour risquer les princes eux-mêmes, le comte d'Artois ou le duc de Berry, ou tous les deux, devaient venir en France, pour prendre part à ce prétendu combat contre la personne du Premier Consul.
Pichegru partit donc avec les principaux émigrés français pour cette expédition, où il allait ensevelir à jamais sa gloire, déjà flétrie, et sa vie, qui aurait mérité d'être employée autrement. Il partit dans les premiers jours de l'année 1804, s'embarqua sur le bâtiment du capitaine Wright, et mit pied à terre à cette même falaise de Biville, le 16 janvier. Le vainqueur de la Hollande, accompagné des plus illustres membres de la noblesse française, prit la route des contrebandiers, trouva Georges, qui était venu à sa rencontre jusque près de la mer, et de gîte en gîte, à travers les forêts de la Normandie, il parvint à Chaillot, le 20 janvier.
Georges n'avait pas tout son monde; mais, audacieux comme il l'était, et avec la troupe qu'il avait réunie, il était prêt à se jeter sur la voiture du Premier Consul, et à le frapper infailliblement. Cependant il fallait s'entendre d'une manière définitive avec Moreau, pour être assuré d'un lendemain. Les intermédiaires l'allèrent voir de nouveau, lui dirent que Pichegru était arrivé secrètement, et demandait à l'entretenir. Moreau y consentit, et, ne voulant pas recevoir Pichegru dans son hôtel, il donna un rendez-vous de nuit, au boulevard de la Madeleine. Pichegru s'y rendit. Il aurait voulu y être seul; car il était froid, prudent, et n'aimait point cette société de gens vulgaires et agités, qui l'obsédaient de leur impatience, et dont la compagnie était la première punition de sa conduite. Il vint avec un trop grand nombre de personnes au rendez-vous, il y vint surtout avec Georges, qui voulait tout examiner de ses yeux, apparemment pour savoir sur quels fondements il allait risquer sa vie, dans une tentative désespérée.
Par une nuit obscure et froide du mois de janvier, à un signal donné, Moreau et Pichegru s'abordèrent. C'était la première fois qu'ils se revoyaient depuis le temps où ils combattaient ensemble sur le Rhin, où leur vie était sans reproche, et leur gloire sans tache. Ils étaient à peine remis de l'émotion que devaient produire tant de souvenirs, que Georges survint, et se fit connaître. Moreau fut saisi, se montra tout à coup froid, visiblement mécontent, et parut en vouloir beaucoup à Pichegru d'une telle rencontre. Il fallut se séparer sans avoir rien dit de significatif, ni d'utile. On dut se revoir autrement, et ailleurs.
Cette première rencontre produisit sur Georges la plus fâcheuse impression. Cela va mal, furent ses premières paroles. Pichegru craignait lui-même de s'être un peu aventuré. Cependant les intrigants qui servaient d'entremetteurs virent Moreau, et, ne lui dissimulant plus rien, lui dirent qu'il s'agissait de conspirer pour renverser le gouvernement du Premier Consul. Moreau n'eut pas d'objection contre le renversement de ce gouvernement, par des moyens qui sans être énoncés pouvaient toutefois se deviner; seulement il montra une répugnance invincible à travailler pour les Bourbons, et surtout à se mêler de sa personne dans une telle entreprise. Profiter pour la République et pour lui de la chute du Premier Consul, était son évidente ambition; mais ce n'était qu'entre Pichegru et lui que pouvait se traiter une semblable affaire. Cette fois il le reçut dans sa propre demeure, et, après plusieurs accidents qui faillirent tout découvrir, il eut enfin avec cet ancien compagnon d'armes une longue et sérieuse entrevue. Là tout fut dit. Moreau ne voulut jamais sortir d'un certain cercle d'idées. Il avait, prétendait-il, un parti considérable dans le Sénat et dans l'armée. Si on venait à bout de délivrer la France des trois Consuls, le pouvoir serait certainement remis dans ses mains. Il en userait pour sauver la vie à ceux qui auraient débarrassé la République de son oppresseur; mais on ne livrerait pas aux Bourbons la République affranchie. Quant à Pichegru, l'ancien conquérant de la Hollande, l'un des généraux les plus illustres de la France, on ferait mieux que de lui sauver la vie, on le réintégrerait dans ses honneurs, dans ses grades; on l'élèverait aux premières positions de l'État. Moreau, entêté dans ces idées, exprima son étonnement à Pichegru de le voir mêlé avec de telles gens. Pichegru n'avait pas besoin des avis de Moreau pour trouver insupportable la société des chouans dans laquelle il vivait; mais Moreau était lui-même la preuve que, lorsqu'on se mettait à comploter, il était difficile de n'être pas bientôt la proie du plus triste entourage. Pichegru était trop sensé, trop intelligent pour partager les illusions de Moreau, et il tenta de lui persuader qu'après la mort du Premier Consul, il n'y avait de possible que les Bourbons. Tout cela était au-dessus de l'intelligence de Moreau, intelligence médiocre hors du champ de bataille. Il s'obstinait à croire que, le général Bonaparte ayant cessé de vivre, lui, général Moreau, deviendrait le premier consul de la République. Quoiqu'on ne parlât jamais de la mort du Premier Consul, cette mort était toujours sous-entendue, comme le moyen de débarrasser la scène du personnage qui l'occupait. Du reste, sans chercher des excuses à ces fatales négociations, il faut dire, pour les apprécier exactement, que les personnages de cette époque avaient tant vu mourir sur l'échafaud et sur les champs de bataille, avaient tant donné ou subi d'ordres terribles, que la mort d'un homme n'avait pas pour eux la signification et l'horreur que la fin des guerres civiles, et les adoucissements de la paix, lui ont heureusement rendue parmi nous.
Pichegru sortit désespéré cette fois, et dit au confident qui l'avait conduit chez Moreau, et qui le reconduisait dans une obscure retraite: Celui-là aussi a de l'ambition; il veut gouverner la France à son tour. Pauvre homme! il ne saurait pas la gouverner vingt-quatre heures.—Georges, instruit de tout ce qui se passait, s'écria avec l'ordinaire énergie de son langage: Usurpateur pour usurpateur, j'aime mieux celui qui gouverne que ce Moreau, qui n'a ni cœur ni tête!—C'est ainsi qu'en le voyant de près, ils traitaient l'homme que leurs écrivains et leurs discoureurs présentaient comme le modèle des vertus publiques et guerrières.
Cette connaissance bientôt acquise des dispositions de Moreau, jeta dans le désespoir ces malheureux et coupables émigrés. On eut encore une entrevue avec lui, à Chaillot même, chez Georges, probablement sans qu'il sût chez quel personnage il se trouvait. Georges, assistant au commencement de la conversation, se retira en disant brusquement à Pichegru et à Moreau: Je me retire; peut-être qu'en restant seuls vous finirez par vous entendre.—
Les deux généraux républicains ne s'entendirent pas davantage, et il fut évident pour tous les conjurés qu'ils s'étaient follement engagés dans un projet qui ne pouvait aboutir qu'à une catastrophe. M. de Rivière était désolé. Lui et ses amis disaient ce qu'on dit toujours, lorsqu'on ne trouve pas ses passions partagées: La France est apathique, elle ne veut que le repos, elle est infidèle à ses anciens sentiments.—La France, en effet, n'était pas, comme on le leur avait assuré, indignée contre le gouvernement consulaire; tous les partis n'étaient pas prêts à s'entendre pour le renverser. Il n'y avait que des jaloux sans génie qui songeassent à le détruire; encore ne voulaient-ils pas se compromettre dans un complot bien caractérisé. Et quant à la France, regrettant sans doute la paix si promptement rompue, se défiant peut-être aussi du goût pour le pouvoir et la guerre, qui éclatait chez le général Bonaparte, elle ne cessait pas de le regarder comme son sauveur. Elle était éprise de son génie, et elle ne voulait à aucun prix se voir rejetée dans les hasards d'une nouvelle révolution.
Déjà ces malheureux étaient tentés de se retirer, les uns en Bretagne, les autres en Angleterre. Désabusés par la connaissance des faits, les plus élevés d'entre eux éprouvaient en outre un profond dégoût pour la compagnie au milieu de laquelle ils étaient réduits à vivre. M. de Rivière et Pichegru, de tous les plus sages, se confiaient leurs répugnances et leurs chagrins. Un jour même, Pichegru, voulant remettre à leur place ces chouans trop importuns, répondit avec amertume et mépris, à l'un d'eux qui lui disait: Mais, général, vous êtes avec nous!—Non, je suis chez vous. Ce qui signifiait que sa vie était entre leurs mains, mais que sa volonté et sa raison n'y étaient plus.
Tous ensemble se trouvaient plongés dans une cruelle incertitude: Georges cependant était toujours prêt à assaillir le Premier Consul, sauf à voir ensuite ce qu'on ferait le lendemain; les autres se demandaient à quoi bon un attentat inutile. Ils en étaient là, lorsque ces menées, conduites sans interruption depuis six mois, finirent par donner à la police un éveil, trop tardif pour l'honneur de sa vigilance. La sagacité du Premier Consul le sauva, et perdit les imprudents ennemis qui conspiraient sa perte. C'est l'ordinaire punition de ceux qui s'engagent dans de telles entreprises, de s'arrêter trop tard: souvent ils sont découverts, saisis, punis, quand déjà la conscience, la raison, la crainte commençant à leur ouvrir les yeux, ils allaient rétrograder dans la voie du mal.
Ces allées et venues, continuées depuis août jusqu'en janvier, passant surtout si près d'un homme tel que l'ancien ministre Fouché, qui avait grande envie de faire des découvertes, ne pouvaient pas ne pas être un jour aperçues. Nous avons rapporté ailleurs que M. Fouché avait été privé du portefeuille de la police, à l'époque où le Premier Consul avait voulu inaugurer le Consulat à vie par la suppression d'un ministère de rigueur. La police avait été comme cachée alors dans le ministère de la justice. Le grand-juge Régnier, tout à fait étranger à une administration de cette nature, l'avait abandonnée au conseiller d'État Réal, homme d'esprit, mais vif, crédule, et n'ayant pas à beaucoup près la sagacité sûre et pénétrante de M. Fouché. Aussi la police était-elle médiocrement dirigée, et on affirmait au Premier Consul que jamais on n'avait moins conspiré. Le Premier Consul était loin de partager cette sécurité. D'ailleurs M. Fouché ne la lui laissait pas. Celui-ci, devenu sénateur, s'ennuyant de son oisiveté, ayant conservé ses relations avec ses anciens agents, était parfaitement informé, et venait entretenir le Premier Consul de ses observations. Le Premier Consul, écoutant tout ce que lui disaient MM. Fouché et Réal, lisant avec assiduité les rapports de la gendarmerie, toujours les plus utiles, parce qu'ils sont les plus exacts et les plus honnêtes, avait la conviction qu'il se tramait des complots contre sa personne. D'abord, une induction générale, tirée des circonstances, le portait à penser que le renouvellement de la guerre devait être une occasion pour les émigrés et les républicains d'essayer quelque tentative. Divers indices, tels que des chouans arrêtés dans tous les sens, des avis venus des chefs vendéens attachés à sa personne, lui prouvaient que l'induction était juste. Sur un renseignement partant de la Vendée même, et qui lui annonçait que l'on voyait des conscrits réfractaires se former en bandes, il envoya dans les départements de l'Ouest le colonel Savary, dont le dévouement était sans bornes, dont l'intelligence et le courage étaient également éprouvés. Il le dépêcha avec quelques hommes de la gendarmerie d'élite, pour suivre le mouvement, et diriger plusieurs colonnes mobiles lancées sur la Vendée. Le colonel Savary partit, observa tout de ses yeux, et aperçut clairement les signes d'une action sourde. Cette action était celle de Georges, qui, de Paris, s'efforçait de préparer une insurrection en Vendée. Cependant on ne découvrit rien de relatif au terrible secret, que Georges avait gardé pour lui et ses principaux associés. Les bandes dispersées, le colonel Savary revint à Paris sans avoir rien appris de bien important.
Une autre intrigue, dont le fil était tombé dans les mains du Premier Consul, et qu'il mettait une sorte de plaisir à suivre lui-même, promettait quelques lumières, sans toutefois les donner encore. Les trois ministres anglais en Hesse, en Wurtemberg, en Bavière, qui étaient chargés de nouer aussi des trames en France, s'y appliquaient avec un zèle assidu, mais maladroit. Des étrangers sont peu habiles à conduire de pareilles trames. Celui qui résidait en Bavière, M. Drake, était le plus actif. Il s'était même logé hors de Munich, pour recevoir plus facilement les agents qui lui viendraient de France; et, pour mieux assurer sa correspondance, il avait séduit un directeur de poste bavarois. Un Français très-intrigant, autrefois républicain, avec lequel M. Drake avait entrepris ces menées, et auquel il avouait couramment le but des intrigues britanniques, avait tout livré à la police. M. Drake voulait d'abord se procurer les secrets du Premier Consul relativement à la descente, puis gagner quelque général important, s'emparer, s'il était possible, d'une place comme Strasbourg ou Besançon, et y commencer une insurrection. Se débarrasser du général Bonaparte était toujours, avec des termes plus ou moins explicites, la partie essentielle du projet. Le Premier Consul, charmé de saisir un diplomate anglais en flagrant délit, fit donner beaucoup d'argent à l'intermédiaire qui trompait M. Drake, à condition qu'il continuerait cette intrigue. Il fournit lui-même le modèle des lettres qu'on devait écrire à M. Drake. Il donnait dans ces lettres des détails nombreux et vrais sur ses habitudes personnelles, sur sa manière de rédiger ses plans, de dicter ses ordres, et ajoutait que tout le secret de ses opérations se trouvait contenu dans un grand portefeuille noir, toujours confié à M. de Meneval, ou à un huissier de confiance. M. de Meneval était incorruptible, mais l'huissier ne l'était pas, et demandait un million pour livrer le portefeuille. Puis, le Premier Consul insinuait que certainement il y avait en France d'autres menées que celle que dirigeait M. Drake, qu'il importait de les bien connaître, pour ne pas se nuire réciproquement, et au contraire pour se servir. Enfin il ajoutait, comme une révélation très-importante, que le véritable projet de descente avait l'Irlande pour but; que ce qui se passait à Boulogne était une pure feinte, qu'on cherchait à rendre vraisemblable par l'étendue des préparatifs, mais qu'il n'y avait de sérieux que les deux expéditions ordonnées à Brest et au Texel[24].
Ce maladroit et coupable diplomate, qui avait le double tort de compromettre les fonctions les plus sacrées, et de faire si gauchement la police, recevait tous ces détails avec une avidité extrême, en demandait de nouveaux, surtout relativement à l'expédition qui se préparait à Boulogne, annonçait qu'il allait en référer à son gouvernement pour ce qui regardait le portefeuille noir, dont on exigeait un prix si élevé; et quant aux autres menées dont on désirait être informé pour ne pas se croiser les uns les autres, il disait qu'il n'en était pas instruit (ce qui était vrai); mais qu'il fallait, si on se rencontrait, se serrer, tendre tous ensemble au même but; car, ajoutait M. Drake, il importe fort peu par qui l'animal soit terrassé, il suffit que vous soyez tous prêts à joindre la chasse[25].
C'est à cet indigne rôle qu'un agent revêtu d'un caractère officiel, osait descendre; c'est ce langage odieux qu'il osait tenir.
Mais tout ceci ne donnait pas les lumières qu'on cherchait. M. Drake ignorait la grande conspiration de Georges, dont le secret n'avait pas été dispersé; et il n'avait pu, dans sa ridicule confiance, faire aucune révélation utile. Le Premier Consul était toujours persuadé que les hommes qui avaient conçu le projet de la machine infernale, devaient à plus forte raison préparer quelque chose dans les circonstances présentes; et, frappé de diverses arrestations exécutées à Paris, en Vendée, en Normandie, il dit à Murat, qui était alors gouverneur de Paris, et à M. Réal, qui dirigeait la police: Les émigrés sont certainement en travail. On a opéré plusieurs arrestations; il faut choisir quelques-uns des individus arrêtés, les envoyer à une commission militaire, qui les condamnera, et ils parleront avant de se laisser fusiller.—Ce que nous rapportons ici se passait du 25 au 30 janvier, pendant les entrevues de Pichegru avec Moreau, et alors que les conjurés commençaient à se livrer au découragement. Le Premier Consul se fit apporter la liste des individus arrêtés. Parmi eux se trouvaient quelques-uns des agents de Georges, venus avant ou après lui, et dans ce nombre un ancien médecin des armées vendéennes, débarqué en août avec Georges lui-même. Après examen des circonstances particulières à chacun d'eux, le Premier Consul en désigna cinq en disant: Ou je me trompe fort, ou il y a là quelques hommes informés, qui ne manqueront pas de faire des révélations.—Depuis long-temps on n'avait pas appliqué les lois rendues antérieurement, et qui permettaient l'institution des tribunaux militaires. Le Premier Consul, durant la paix, avait voulu les laisser tomber en désuétude; mais, à la reprise de la guerre, il crut devoir en user, surtout pour les espions qui venaient observer ses préparatifs contre l'Angleterre. Il en avait fait arrêter, juger et fusiller quelques-uns. Les cinq individus par lui désignés furent mis en jugement. Deux obtinrent leur acquittement; deux autres, convaincus par l'instruction, de crimes que la loi punissait de mort, furent condamnés, et se laissèrent fusiller sans rien avouer, mais en déclarant qu'ils étaient venus pour servir la cause du roi légitime, laquelle serait bientôt triomphante sur les ruines de la République. Ils proférèrent en outre d'affreuses menaces contre la personne du chef du gouvernement. Le cinquième, que le Premier Consul avait particulièrement désigné comme celui qui devait tout dire, déclara, au moment de se rendre au supplice, qu'il avait de grands secrets à découvrir. On lui envoya sur-le-champ l'un des employés les plus habiles de la police. Il avoua tout, déclara qu'il avait débarqué dans le mois d'août à la côte de Biville avec Georges lui-même, qu'ils étaient venus à travers les bois, de gîte en gîte, jusqu'à Paris, dans le but de tuer le Premier Consul, en essayant une attaque de vive force sur son escorte. Il indiqua quelques-uns des lieux où logeaient les chouans aux ordres de Georges, et particulièrement plusieurs marchands de vins.
Cette déclaration fut un trait de lumière. La présence de Georges à Paris était significative au plus haut point. Ce n'était pas pour une tentative sans importance qu'un tel personnage avait pu séjourner six mois dans la capitale même, avec une bande de sicaires. On connaissait le point du débarquement à la falaise de Biville, l'existence d'une route d'étapes à travers les bois, et quelques-uns des logements obscurs où se cachaient les conjurés. Un hasard des plus singuliers avait révélé un nom, qui mit sur la trace des circonstances les plus graves. À une époque antérieure, des chouans, débarquant à la même falaise de Biville, avaient échangé des coups de fusil avec les gendarmes, et le nom de Troche s'était trouvé sur un fragment de papier, qui avait servi de bourre. Ce Troche était horloger à Eu. Il avait un fils fort jeune, et employé justement à la correspondance. On le fit secrètement arrêter, et conduire à Paris. On l'interrogea; il avoua tout ce qu'il savait. Il déclara que c'était lui qui allait recevoir les conjurés à la falaise de Biville, et qui les conduisait aux premières stations. Il raconta les trois débarquements dont on a vu l'histoire, celui de Georges en août, ceux de décembre et de janvier, où se trouvaient Pichegru, MM. de Rivière et de Polignac. Mais il ne connaissait pas le nom et la qualité des personnages auxquels il avait servi de guide. Seulement il savait que, dans les premiers jours de février, un quatrième débarquement devait avoir lieu à la falaise. Il était même chargé de recevoir les nouveaux débarqués.
Sur-le-champ, dans ces premiers jours de février, on se mit en recherche, et on fouilla, depuis Paris jusqu'à la côte, les lieux indiqués, afin de découvrir les gîtes qui servaient aux émigrés voyageurs. On fit bonne garde chez les marchands de vins dénoncés par l'agent de Georges, et, en peu de jours, on opéra diverses arrestations importantes, deux surtout qui jetèrent un grand jour sur toute l'affaire. On saisit d'abord un jeune homme, nommé Picot, domestique de Georges, chouan intrépide, qui, étant armé de pistolets et de poignards, fit feu sur les agents de la police, et ne se rendit qu'à la dernière extrémité, en déclarant qu'il voulait mourir pour le service de son roi. On saisit avec celui-là un nommé Bouvet de Lozier, principal officier de Georges, qui se laissa prendre sans provoquer le même tumulte, et en montrant plus de calme.
Ces hommes étaient armés comme des malfaiteurs prêts à commettre les plus grands crimes, et, outre les armes qu'ils portaient sur eux, ils avaient des sommes considérables en or et en argent. Au premier instant, ils paraissaient fort exaltés; puis ils se calmaient, et finissaient par faire des aveux. C'est ce qui arriva pour le nommé Picot. Arrêté le 8 février (18 pluviôse), il ne voulut rien dire d'abord, et ensuite peu à peu il fut induit à parler. Il avoua qu'il était venu d'Angleterre avec Georges, qu'il se trouvait avec lui depuis six mois à Paris, et ne déguisa guère le motif de leur voyage en France. Ainsi, la présence de Georges à Paris pour un grand but, ne pouvait plus être mise en doute. Mais on n'en savait pas davantage. Bouvet de Lozier ne disait rien. C'était un personnage fort au-dessus de Picot, par l'éducation et par les manières. Dans la nuit du 13 au 14 février, ce Bouvet de Lozier appela tout à coup son geôlier. Il avait essayé de se pendre, et, n'y ayant pas réussi, livré à une sorte de délire, il demanda qu'on reçût les déclarations qu'il avait à faire. Alors ce malheureux raconta qu'avant de mourir pour la cause du roi légitime, il voulait démasquer le personnage perfide qui avait entraîné de braves gens dans un abîme, en les compromettant inutilement. Il fit ensuite à M. Réal, surpris et confondu, le plus étrange récit. Ils étaient, disait-il, à Londres autour des princes, quand Moreau avait envoyé à Pichegru un de ses officiers, pour offrir de se mettre à la tête d'un mouvement en faveur des Bourbons, promettant d'entraîner l'armée par son exemple. À cette nouvelle, ils étaient tous partis, avec Georges et Pichegru lui-même, pour coopérer à cette révolution. Arrivés à Paris, Georges et Pichegru étaient accourus chez Moreau, pour s'entendre, et celui-ci avait alors changé de langage, et avait demandé qu'on renversât le Premier Consul à son profit, afin de se faire dictateur lui-même. Georges, Pichegru et leurs amis avaient refusé une telle proposition, et c'est dans les funestes lenteurs amenées par les prétentions de Moreau, qu'ils avaient été livrés aux recherches de la police. Ce tragique déposant ajoutait, qu'il échappait aux ombres de la mort, pour venir venger lui et ses amis de l'homme qui les avait perdus tous[26].
Ainsi, du milieu d'un suicide interrompu, sortait contre Moreau une dénonciation terrible; dénonciation fort exagérée par le désespoir, mais présentant cependant l'ensemble du complot. M. Réal, stupéfait, courut aux Tuileries. Il trouva, comme d'usage, le Premier Consul s'arrachant de bonne heure au sommeil, pour se livrer au travail. Le Premier Consul était encore dans les mains de son valet de chambre Constant, lorsqu'aux premiers mots de M. Réal, il lui mit la main sur la bouche, le fit taire, et s'enferma seul avec lui pour entendre son récit. Il ne parut point étonné. Cependant il refusa de croire entièrement à la déclaration qui concernait Moreau. Il comprenait très-bien ce projet de réunir tous les partis contre lui, d'employer Pichegru comme intermédiaire entre les royalistes et les républicains; mais, pour croire à la culpabilité de Moreau, il voulait que la présence de Pichegru à Paris fût bien constatée. Si de nouvelles révélations levaient tous les doutes à cet égard, le lien entre les royalistes et Moreau se trouvait établi, et on pouvait aller droit à celui-ci. Du reste, il ne lui échappait aucun accent de colère ou de vengeance; il paraissait plus curieux, plus méditatif qu'irrité.
On songea de nouveau à interroger Picot, le domestique de Georges, pour savoir s'il avait connaissance de la présence de Pichegru à Paris. On le questionna le même jour, et, en y mettant beaucoup de douceur, on finit par l'amener à s'ouvrir entièrement. Il déclara lui-même tout ce qui était relatif à Pichegru et à Moreau. Il en savait moins que Bouvet de Lozier; mais ce qu'il savait était plus significatif peut-être, car il en résultait que le désespoir produit par la conduite de Moreau était descendu jusque dans les derniers rangs des conjurés. Quant à Pichegru il déclara l'avoir vu très-positivement à Paris, et peu de jours auparavant; il affirma même qu'il y était encore. Quant à Moreau, il raconta qu'il avait entendu les officiers de Georges exprimer le plus vif regret de s'être adressé à ce général, qui était prêt à tout faire manquer par ses prétentions ambitieuses[27].
Ces faits ayant été connus dans le courant de la journée du 14, le Premier Consul convoqua sur-le-champ un conseil secret aux Tuileries, composé des deux consuls Cambacérès et Lebrun, des principaux ministres, et de M. Fouché, qui, bien que n'étant plus ministre, avait la plus grande part à cette information. Le conseil se tint dans la nuit du 14 au 15. La question méritait un sérieux examen. La conspiration était d'une évidence incontestable. Le projet d'assaillir le Premier Consul avec une troupe de chouans. Georges en tête, ne faisait pas de doute. Le concours de tous les partis, républicains ou royalistes, devenait certain aussi, par la présence de Pichegru, qui avait dû servir d'intermédiaire entre les uns et les autres. Quant à la culpabilité de Moreau, il était difficile d'en préciser l'étendue; mais ni Bouvet de Lozier dans son désespoir, ni Picot dans sa naïveté de subalterne, ne pouvaient avoir inventé cette singulière circonstance, du tort fait au parti royaliste par les vues personnelles de Moreau. Il était clair que, si l'on n'arrêtait pas ce général, l'instruction se poursuivant, on le trouverait dénoncé à chaque instant; que ces dénonciations s'ébruiteraient, et qu'alors on aurait tout à fait l'apparence ou de le calomnier perfidement, ou d'avoir peur de lui, et de ne pas oser poursuivre un criminel, parce que sous ce criminel se trouvait le second personnage de la République.
C'était là pour le Premier Consul la considération décisive. Laisser mettre en question la fermeté de son gouvernement, était ce qui coûtait le plus à son orgueil et à sa politique.—On dirait, s'écria-t-il, que j'ai peur de Moreau. Il n'en sera point ainsi. J'ai été le plus clément des hommes, mais je serai le plus terrible, quand il faudra l'être; et je frapperai Moreau comme un autre, puisqu'il entre dans des complots, odieux par leur but, honteux par les rapprochements qu'ils supposent.—Il n'hésita donc pas un instant à décider l'arrestation de Moreau. Il y avait d'ailleurs une autre raison, et celle-là était pressante. Georges, Pichegru n'étaient pas arrêtés. On avait pris trois ou quatre de leurs complices; mais la bande des exécuteurs se trouvait tout entière hors des mains de la police, et il était possible que la crainte d'être découverts les portât à brusquer la tentative pour laquelle ils étaient venus en France. Il fallait pour ce motif précipiter l'instruction, et s'emparer de tous les chefs qu'on avait le moyen de saisir. On serait ainsi conduit inévitablement à d'autres découvertes. L'arrestation de Moreau fut donc immédiatement résolue, et avec la sienne celle de Lajolais et autres entremetteurs, dont le nom avait été révélé.
Le Premier Consul était irrité, mais non pas contre Moreau précisément. Il avait plutôt l'apparence d'un homme qui cherchait à se prémunir, que d'un homme qui cherchait à se venger. Il voulait avoir Moreau en son pouvoir, le convaincre, en obtenir les lumières dont il avait besoin, et ensuite lui faire grâce. Il estimait que ce serait le comble de l'habileté et du bonheur, que d'en sortir de cette manière.
Il fallait choisir la juridiction. Le consul Cambacérès, qui avait une grande connaissance des lois, montra le danger de la juridiction ordinaire dans une affaire de cette nature, et proposa, puisque Moreau était militaire, de l'envoyer devant un conseil de guerre, composé de ce qu'il y aurait de plus élevé dans l'armée. Les lois existantes en fournissaient le moyen. Le Premier Consul s'y opposa[28].—On dirait, ajouta-t-il, que j'ai voulu me débarrasser de Moreau, et le faire assassiner juridiquement par mes propres créatures.—Il chercha donc un moyen terme. En conséquence on imagina d'envoyer Moreau devant le tribunal criminel de la Seine; mais la constitution permettant de suspendre le jury dans certains cas, et dans l'étendue de certains départements, on décida que cette suspension serait prononcée immédiatement pour le département de la Seine. C'était une faute, dont le principe était honorable. Le public envisagea la suspension du jury comme un acte aussi rigoureux qu'aurait pu l'être l'envoi devant une commission militaire; et, sans se donner le mérite d'avoir respecté les formes de la justice, on s'en donna tous les inconvénients, comme on le verra bientôt. Il fut résolu, en outre, que le grand-juge Régnier rédigerait un rapport sur le complot qu'on venait de découvrir, sur les motifs de l'arrestation de Moreau, et que ce rapport serait communiqué au Sénat, au Corps Législatif, au Tribunat.
Ce conseil avait duré toute la nuit. Dès le matin (15 février), on envoya un détachement de gendarmes d'élite, avec des officiers de justice, à la demeure qu'habitait Moreau. On ne l'y trouva pas, et on partit pour Grosbois. On le rencontra au pont de Charenton, revenant à Paris. Il fut arrêté sans éclat, avec beaucoup d'égards, et conduit au Temple. En même temps que lui furent arrêtés Lajolais, et les employés des vivres, qui avaient servi d'intermédiaires.
Le message contenant le rapport de Régnier fut porté dans la même journée au Sénat, au Corps Législatif et au Tribunat. Il y produisit un étonnement douloureux chez les amis du gouvernement, et une sorte de joie malicieuse chez ses ennemis, ennemis plus ou moins ouverts, dont un certain nombre restait encore dans les grands corps de l'État. C'était, suivant ceux-ci, une invention de la police, une machination du Premier Consul, qui voulait se débarrasser d'un rival dont il était jaloux, et refaire sa popularité compromise en inspirant de l'inquiétude pour ses jours. Les langues se déchaînèrent, comme il arrive toujours en pareille circonstance, et au lieu de dire: la conspiration de Moreau, les beaux-esprits dirent: la conspiration contre Moreau. Le frère du général, qui était membre du Tribunat, s'élança vivement à la tribune de cette assemblée, déclara que son frère avait été calomnié, et qu'il ne demandait qu'une chose, pour démontrer son innocence, c'est qu'il fût renvoyé à la justice ordinaire, et non devant une justice spéciale. Il ne réclamait pour son frère que les moyens de faire éclater la vérité.—On écouta ces paroles froidement, mais avec chagrin. La majorité des trois corps était à la fois dévouée et affligée. Il semblait que, depuis la rupture de la paix, la fortune du Premier Consul, jusque-là aussi heureux qu'il était grand, se fût un peu démentie. On ne croyait pas qu'il eût inventé cette conspiration; mais on était désolé de voir que sa vie fût encore en péril, et qu'il fallût la défendre en frappant les plus hautes têtes de la République. On répondit donc au message du gouvernement par un message qui contenait l'expression, ordinaire en ces circonstances, de l'intérêt, de l'attachement qu'on portait au chef de l'État, et des vœux ardents qu'on formait pour que justice fût promptement et loyalement rendue.
Le bruit causé par ces arrestations fut très-grand, et devait l'être. Le gros du public était fort disposé à s'indigner contre toute tentative, qui mettrait en péril les jours précieux du Premier Consul; cependant on révoquait en doute la réalité du complot. Certes l'abominable machine infernale avait rendu tout croyable; mais le crime avait alors précédé l'instruction, et s'était produit d'ailleurs sous la forme du plus atroce attentat. Cette fois, au contraire, on annonçait un projet d'assassinat, et, sur la simple annonce d'un projet, on commençait par arrêter l'un des hommes les plus illustres de la République, qui passait pour être l'objet de toute la jalousie du Premier Consul. Les esprits méchants demandaient où était donc Georges, où était donc Pichegru? Ces deux personnages, à les entendre, n'étaient certainement pas à Paris; on ne les y trouverait pas, car tout cela n'était que fable maladroite et invention odieuse.
Si le Premier Consul avait été d'abord assez calme à l'aspect du nouveau danger dont sa personne était menacée, il s'irrita profondément, en voyant de quelles noires calomnies ce danger était l'occasion. Il se demandait si ce n'était pas assez d'être en butte aux complots les plus affreux, s'il fallait encore passer soi-même pour machinateur de complots, pour envieux, quand on était poursuivi par la plus basse envie, pour auteur de projets perfides contre la vie d'autrui, quand sa propre vie courait les plus grands périls. Il fut saisi d'une colère que chaque progrès de l'instruction ne cessa d'augmenter. Il mit à découvrir les auteurs de la conspiration une sorte d'acharnement: non pas qu'il tînt à garantir sa vie; il n'y pensait guère, tant il était confiant dans sa fortune; mais il tenait à confondre l'infamie de ses détracteurs, qui le présentaient comme l'inventeur des trames dont il avait failli, et dont il pouvait encore devenir la victime.
Ce n'était pas contre les républicains qu'il était le plus irrité cette fois, mais contre les royalistes. Lors de la machine infernale, bien que les royalistes en fussent les auteurs, il s'en prenait obstinément aux républicains, parce qu'il voyait dans ceux-ci l'obstacle à tout le bien qu'il projetait. Mais dans le moment, son indignation avait un autre objet. Depuis son avénement au pouvoir, il avait tout fait pour les royalistes: il les avait tirés de l'oppression et de l'exil; il leur avait rendu la qualité de Français et de citoyens; il leur avait restitué leurs biens autant qu'il l'avait pu; et cela malgré l'avis et contre le gré de ses plus fidèles partisans. Pour rappeler les prêtres, il avait bravé les préjugés les plus enracinés du pays et du siècle; pour rappeler les émigrés, il avait bravé les alarmes de la classe la plus ombrageuse, celle des acquéreurs de biens nationaux. Enfin il avait investi quelques-uns de ces royalistes des fonctions les plus importantes; il commençait même à les placer auprès de sa personne. Quand on compare, en effet, l'état dans lequel il les avait trouvés au sortir du régime de la Convention et du Directoire, et celui où il les avait mis, on ne peut s'empêcher de reconnaître que jamais on ne fit plus pour un parti, que jamais on ne fut protecteur plus généreux, dans des vues de justice plus élevées, et que jamais une aussi noire ingratitude ne paya une aussi noble conduite. Le Premier Consul était allé pour les royalistes jusqu'à risquer sa popularité, et, ce qui est pis, la confiance de tous les hommes sincèrement et honnêtement attachés à la Révolution; car il avait laissé dire et croire qu'il songeait à rétablir les Bourbons. Pour prix de ces efforts et de ces bienfaits, les royalistes avaient voulu le faire sauter au moyen d'un baril de poudre en 1800; et ils voulaient aujourd'hui l'égorger sur une grande route; et c'étaient eux qui l'accusaient, dans leurs salons, d'inventer les complots, qu'ils avaient ourdis eux-mêmes.
C'est là le sentiment qui remplit promptement son âme ardente, et qui produisit chez lui une réaction soudaine contre le parti coupable de telles ingratitudes. Aussi sa vengeance ne cherchait-elle plus les républicains dans cette occasion: sans doute il n'était pas fâché de voir Moreau réduit à recevoir l'accablant bienfait de sa clémence; mais il voulait faire tomber sur les royalistes tout le poids de sa colère, et il était résolu, comme il le disait, à ne leur accorder aucun quartier. Les révélations qui suivirent ajoutèrent encore à ce sentiment, et le convertirent en une sorte de passion.
Tandis qu'on cherchait Georges et Pichegru avec le plus grand soin, on opéra de nouvelles arrestations, et on obtint de Picot et de Bouvet de Lozier des détails plus complets, et plus graves que tous ceux qu'on leur avait arrachés jusqu'ici. Ces hommes, ne voulant pas se donner pour des assassins, se hâtèrent de raconter qu'ils étaient venus à Paris dans la plus haute compagnie, qu'ils avaient avec eux les plus grands seigneurs de la cour des Bourbons, notamment MM. de Polignac et de Rivière; et enfin ils déclarèrent positivement qu'ils devaient avoir un prince à leur tête. Ils l'attendaient, disaient-ils, à chaque instant; ils croyaient même que ce prince, tant attendu, devait faire partie du dernier débarquement, de celui qui était annoncé pour février. On répandait parmi eux que c'était le duc de Berry[29].
Les dépositions devinrent sur ce point on ne peut pas plus précises, plus concordantes, plus complètes. Le complot acquit aux yeux du Premier Consul une funeste clarté. Il vit le comte d'Artois, le duc de Berry, entourés d'émigrés, affiliés par Pichegru aux républicains, ayant à leur service une troupe de sicaires, promettant même de se mettre à leur tête pour l'égorger dans un guet-apens, qu'ils appelaient un combat loyal, à armes égales. En proie à une sorte de fureur, il n'eut plus qu'un désir, ce fut de s'emparer de ce prince qu'on devait envoyer à Paris par la falaise de Biville. Cette vivacité de langage à laquelle il se livrait, lors de la machine infernale, contre les jacobins, était maintenant tournée tout entière contre les princes et les grands seigneurs qui descendaient à un tel rôle.—Les Bourbons croient, disait-il, qu'on peut verser mon sang, comme celui des plus vils animaux. Mon sang cependant vaut bien le leur. Je vais leur rendre la terreur qu'ils veulent m'inspirer. Je pardonne à Moreau sa faiblesse, et l'entraînement d'une sotte jalousie; mais je ferai impitoyablement fusiller le premier de ces princes qui tombera sous ma main. Je leur apprendrai à quel homme ils ont affaire.—Tel était le langage qu'il ne cessait de tenir pendant cette terrible procédure. Il était sombre, agité, menaçant, et, signe singulier chez lui, il travaillait beaucoup moins. Il semblait pour un moment avoir oublié Boulogne, Brest et le Texel.
Sans perdre un instant, il manda auprès de lui le colonel Savary, sur le dévouement duquel il se reposait entièrement. Le colonel Savary n'était pas un méchant homme, quoi qu'en aient dit les détracteurs ordinaires de tout régime déchu. Il possédait un esprit remarquable; mais il avait vécu dans les armées, ne s'était fait de principes arrêtés sur rien, et ne connaissait d'autre morale que la fidélité à un maître dont il avait reçu les plus grands bienfaits. Il venait de passer quelques semaines dans le Bocage, déguisé, et exposé aux plus grands périls. Le Premier Consul lui ordonna de se déguiser de nouveau, et d'aller avec un détachement de la gendarmerie d'élite, se poster à la falaise de Biville. Ces gendarmes d'élite étaient à la gendarmerie ce que la garde consulaire était au reste de l'armée, c'est-à-dire la réunion des soldats les plus braves, les plus réguliers de leur arme. On pouvait les charger des commissions les plus difficiles, sans craindre la moindre infidélité. Quelquefois, pour un besoin imprévu du service, deux d'entre eux partaient dans une voiture de poste, et allaient porter plusieurs millions en or, au fond des Calabres ou de la Bretagne, sans que jamais ils songeassent à trahir leur devoir. Ce n'étaient donc pas des sicaires, comme on l'a prétendu, mais des soldats qui obéissaient à leurs chefs avec une exactitude rigoureuse, exactitude redoutable, il est vrai, sous un régime arbitraire, et avec les lois du temps. Le colonel Savary dut prendre avec lui une cinquantaine de ces hommes, les revêtir d'un déguisement, les bien armer, et les conduire à la falaise de Biville. Aucun des déposants ne doutait de la présence d'un prince dans la troupe qui allait débarquer prochainement. On ne variait que sur un point; on ne savait si ce serait le duc de Berry ou le comte d'Artois. Le colonel Savary eut ordre de passer jour et nuit au sommet de la falaise, d'attendre le débarquement, de s'emparer de tous ceux qui en feraient partie, et de les transporter à Paris. La résolution du Premier Consul était arrêtée; il était décidé à traduire devant une commission militaire, et à faire fusiller sur-le-champ, le prince qui tomberait dans ses mains. Déplorable et terrible résolution, dont on verra bientôt les suites affreuses.—
Tandis qu'il donnait ces ordres, le Premier Consul montra de tout autres sentiments à l'égard de Moreau. Il le tenait à ses pieds, compromis, déconsidéré; il voulait le traiter avec une générosité sans bornes. Il dit au grand-juge, le jour même de l'arrestation: Il faut que tout ce qui regarde les républicains finisse entre Moreau et moi. Allez l'interroger dans sa prison; amenez-le dans votre voiture aux Tuileries; qu'il convienne de tout avec moi, et j'oublierai les égarements produits par une jalousie, qui était plutôt celle de son entourage que la sienne même.—Malheureusement, il était plus facile au Premier Consul de pardonner, qu'à Moreau d'accepter son pardon. Tout avouer, c'est-à-dire se jeter aux genoux du Premier Consul, était un acte d'abattement qu'on ne pouvait guère attendre d'un homme, dont l'âme tranquille s'élevait peu, mais s'abaissait peu aussi. C'est M. Fouché, s'il eût été encore ministre de la police, qu'il aurait fallu charger du soin de voir Moreau. Il était l'homme le plus capable, par son esprit familier et insinuant, de s'introduire dans une âme fermée par l'orgueil et le malheur, de mettre cet orgueil à l'aise, en lui disant avec une sorte d'indulgence, dont seul il savait trouver le langage: Vous avez voulu renverser le Premier Consul, mais vous avez succombé. Vous êtes son prisonnier. Il sait tout; il vous pardonne, et veut vous rendre votre situation. Acceptez sa bonne volonté, ne soyez pas dupe d'une fausse dignité, au point de refuser une grâce inespérée, qui vous replacera où vous seriez, si vous n'aviez pas joué votre existence en conspirant.—Au lieu de cet entremetteur peu scrupuleux, mais habile, on envoya auprès de Moreau un honnête homme, qui, abordant l'illustre accusé avec tout l'appareil de son ministère, fit échouer les bonnes intentions du Premier Consul. Le grand-juge Régnier vint dans la prison, en simarre, accompagné du secrétaire du conseil d'État, Locré. Il fit comparaître Moreau, et l'interrogea longuement, avec de froids égards. Dans la journée, Lajolais, arrêté, avait à peu près tout dit, quant à ce qui concernait les relations de Moreau avec Pichegru. Il avouait avoir servi d'intermédiaire pour rapprocher Pichegru de Moreau, être allé à Londres, avoir ramené Pichegru, l'avoir mis dans les bras de Moreau, tout cela dans l'intention, disait-il, d'obtenir le rappel de l'un par les sollicitations de l'autre. Lajolais n'avait tu que les relations avec Georges, qui, une fois avouées, auraient rendu sa version inadmissible. Mais ce malheureux ignorait que les relations de Pichegru avec Georges, et avec les princes émigrés, étant constatées d'une manière certaine par d'autres dépositions, livrer seulement le secret des entrevues de Moreau avec Pichegru, c'était établir un lien fatal entre Moreau, Georges et les princes émigrés. Les dépositions de Lajolais suffisaient donc pour mettre en évidence les torts de Moreau. La première chose à faire était d'éclairer amicalement ce dernier sur la marche de l'instruction, pour ne pas l'exposer à mentir inutilement. Il fallait, en lui prouvant qu'on savait tout, l'amener à tout dire. Si l'on y eût ajouté le ton, le langage qui pouvaient l'inviter à la confiance, peut-être on aurait provoqué un moment d'abandon qui aurait sauvé cet infortuné. Au lieu d'agir ainsi, le grand-juge interrogea Moreau sur ses rapports avec Lajolais, Pichegru, Georges, et sur chacun de ces points lui laissa toujours dire qu'il ne savait rien, qu'il n'avait vu personne, qu'il ignorait pourquoi on lui adressait toutes ces questions, et ne l'avertit point qu'il s'engageait dans un dédale de dénégations inutiles et compromettantes. Cette entrevue avec le grand-juge n'eut donc point le résultat qu'en attendait le Premier Consul, et qui eût rendu possible un acte de clémence aussi noble qu'utile.
M. Régnier revint aux Tuileries pour rapporter le résultat de l'interrogatoire de Moreau.—Hé bien, reprit le Premier Consul, puisqu'il ne veut pas s'ouvrir à moi, il faudra bien qu'il s'ouvre à la justice.—Le Premier Consul fit donc suivre l'affaire avec la dernière rigueur, et déploya la plus extrême activité pour saisir les coupables. Il songeait surtout à sauver l'honneur de son gouvernement, très-gravement compromis, si on ne fournissait la preuve de la réalité du complot, par la double arrestation de Georges et de Pichegru. Sans cette arrestation, il passait pour un bas envieux, qui avait voulu compromettre et perdre le second général de la République. On prenait tous les jours de nouveaux complices de la conjuration qui ne laissaient aucun doute sur l'ensemble et les détails du plan, particulièrement sur la résolution d'assaillir la voiture du Premier Consul entre Saint-Cloud et Paris, sur la présence d'un jeune prince à la tête des conjurés, sur l'arrivée de Pichegru pour se concerter avec Moreau, sur leurs divergences de vues, sur les retards qui s'en étaient suivis, et qui avaient amené leur perte à tous. On connaissait donc tous les faits, mais on ne prenait encore aucun des chefs, dont la présence aurait convaincu les esprits les plus incrédules; on ne prenait pas le prince tant attendu, dont le Premier Consul, dans sa colère, voulait faire un sanglant sacrifice. Le colonel Savary, placé à la falaise de Biville, écrivait qu'il avait tout vu, tout vérifié sur les lieux mêmes, et qu'il avait constaté la parfaite exactitude des révélations obtenues quant au mode des débarquements, quant à la route mystérieuse frayée entre Biville et Paris, quant à l'existence du petit bâtiment qui chaque soir courait des bordées le long de la côte, et semblait toujours vouloir s'approcher, sans s'approcher jamais. On avait lieu de croire que les signaux convenus entre les conjurés, n'étant pas faits sur le sommet de la falaise (parce qu'on ne les connaissait pas), ou bien des avertissements ayant été envoyés de Paris à Londres, le nouveau débarquement était contremandé ou au moins suspendu. Le colonel Savary avait ordre d'attendre avec une imperturbable patience.
Dans Paris, on saisissait chaque jour la trace de Pichegru ou de Georges. On avait failli les arrêter, mais chaque fois on les avait manqués d'un instant. Le Premier Consul, qui ne ménageait pas les moyens, résolut de présenter une loi, dont le caractère prouvera quelle idée on se faisait, au sortir de la Révolution, des garanties des citoyens, aujourd'hui si respectées. On proposa donc au Corps Législatif une loi par laquelle tout individu qui recèlerait Georges, Pichegru et soixante de leurs complices, dont on donnait le signalement, serait puni, non pas de la prison ou des fers, mais de la mort. Quiconque, les ayant vus, ou ayant connu leur retraite, ne les dénoncerait pas, serait puni de six ans de fers. Cette loi formidable, qui ordonnait, sous peine de mort, un acte barbare, fut adoptée, le jour même où elle avait été présentée, sans aucune réclamation.
À peine était-elle rendue, qu'elle fut suivie de précautions non moins rigoureuses. On pouvait craindre que les conjurés, pourchassés de la sorte, ne songeassent à prendre la fuite. Paris fut donc fermé. Tout le monde put y entrer; personne n'eut la permission d'en sortir, pendant un certain nombre de jours. Pour assurer l'exécution de cette mesure, la garde à pied fut placée par détachements à toutes les portes de la capitale; la garde à cheval fit des patrouilles continuelles le long du mur d'octroi, avec ordre d'arrêter quiconque passerait par-dessus le mur, ou de faire feu sur quiconque voudrait s'enfuir. Enfin les matelots de la garde, distribués dans des canots, stationnèrent sur la Seine, pendant le jour et la nuit. Les courriers du gouvernement avaient seuls la faculté de sortir, après avoir été fouillés, et reconnus de manière qu'on ne pût s'y tromper.
Un moment on sembla revenu aux plus mauvais temps de la Révolution. Une sorte de terreur s'était répandue dans Paris. Les ennemis du Premier Consul en abusaient cruellement, et disaient de lui tout ce qu'on avait dit autrefois de l'ancien comité de salut public. Dirigeant la police lui-même, il était instruit de tous ces propos, et son exaspération sans cesse accrue le rendait capable des actes les plus violents. Il était sombre, dur, et ne ménageait personne. Depuis les derniers événements il ne dissimulait plus son humeur contre M. de Markoff; et la circonstance présente fit éclater cette humeur d'une manière extrêmement fâcheuse. Parmi les gens arrêtés se trouvait un Suisse, attaché, on ne sait à quel titre, à l'ambassade de Russie, véritable intrigant, qu'il était peu convenable à une légation étrangère de prendre à son service. À cette inconvenance M. de Markoff avait ajouté l'inconvenance plus grande encore de le réclamer. Le Premier Consul donna l'ordre de ne pas le rendre, de le tenir plus à l'étroit qu'auparavant, et de faire sentir à M. de Markoff toute l'indécence de sa conduite. À cette occasion il fut frappé de deux circonstances, auxquelles jusque-là il n'avait pas pris garde, c'est que M. d'Entraigues, l'ancien agent des princes émigrés, était à Dresde, avec une commission diplomatique de l'empereur de Russie; qu'un nommé Vernègues, autre émigré attaché aux Bourbons, envoyé par eux à la cour de Naples, se trouvait à Rome, et prenait la qualité de sujet russe. Le Premier Consul fit demander à la cour de Saxe le renvoi de M. d'Entraigues, à la cour de Rome l'arrestation immédiate et l'extradition de l'émigré Vernègues, et réclama ces actes rigoureux d'une manière péremptoire, qui ne laissait guère la faculté de répondre par un refus. À la première réception diplomatique, il mit à une rude épreuve la morgue de M. de Markoff, comme il y avait mis naguère la roideur de lord Withworth. Il lui dit qu'il trouvait fort étrange que des ambassadeurs eussent à leur service des hommes qui conspiraient contre le gouvernement, et osassent encore les réclamer.—Est-ce que la Russie, ajouta-t-il, croit avoir sur nous une supériorité, qui lui permette de tels procédés? Est-ce qu'elle nous croit tombés en quenouille, jusqu'au point de supporter de telles choses? Elle se trompe; je ne souffrirai rien d'inconvenant, d'aucun prince sur la terre.—
Dix ans auparavant, la bienveillante Révolution de quatre-vingt-neuf était devenue la sanglante Révolution de quatre-vingt-treize, par les provocations continuelles d'ennemis insensés. Un effet du même genre se produisait en ce moment dans l'âme bouillante de Napoléon. Ces mêmes ennemis se comportant avec Napoléon, comme ils s'étaient comportés avec la Révolution, faisaient tourner du bien au mal, de la modération à la violence, celui qui, jusqu'à ce jour, n'avait été qu'un sage à la tête de l'État. Les royalistes, qu'il avait tirés de l'oppression, l'Europe, qu'il avait essayé de vaincre par sa modération, après l'avoir vaincue par son épée, tout ce qu'il avait, en un mot, le plus ménagé, il était disposé à le maltraiter maintenant, en actes et en paroles. C'était une tempête excitée dans une grande âme par l'ingratitude des partis, et l'imprudente malveillance de l'Europe.
Une profonde anxiété régnait dans Paris. La terrible loi portée contre ceux qui recèleraient Georges, Pichegru et ses complices, n'avait fait naître chez personne la basse résolution de les livrer; mais personne aussi ne voulait leur donner asile. Ces malheureux, que nous avons laissés désunis, déconcertés par leurs divergences, erraient la nuit, de maisons en maisons, payant quelquefois six à huit mille francs la retraite qu'on leur accordait seulement pour quelques heures. Pichegru, M. de Rivière, Georges, vivaient dans d'affreuses perplexités. Ce dernier supportait courageusement sa situation, habitué qu'il était aux aventures de la guerre civile. D'ailleurs il ne se sentait pas abaissé; il avait compromis autour de lui tout ce qu'il y avait de plus auguste, et il songeait seulement à se tirer de ce mauvais pas, comme de tant d'autres dont il était sorti heureusement, par son intelligence et son courage. Mais ces membres de la noblesse française, qui avaient cru que la France, ou tout au moins leur parti, allait leur ouvrir les bras, et qui ne trouvaient que froideur, embarras ou blâme, étaient désolés de leur entreprise. Ils sentaient mieux maintenant l'odieux d'un projet, qui ne s'offrait plus sous les couleurs décevantes, que l'espérance du succès prête à toutes choses. Ils sentaient l'indignité des relations auxquelles ils s'étaient condamnés, en s'introduisant en France avec une troupe de chouans. Pichegru, qui à des vices déplorables joignait certaines qualités, le sang-froid, la prudence, une haute pénétration, Pichegru voyait bien qu'au lieu de se relever de sa première chute, il était tombé dans le fond d'un abîme. Une première faute commise quelques années auparavant, celle d'accepter de coupables relations avec les Condés, l'avait conduit à devenir un traître, puis un proscrit. Maintenant il allait être trouvé parmi les complices d'un guet-apens. Cette fois il ne resterait plus rien de la gloire du vainqueur de la Hollande! En apprenant l'arrestation de Moreau, il devina le sort qui l'attendait, et s'écria qu'il était perdu. La familiarité de ces chouans lui était odieuse. Il se consolait dans la société de M. de Rivière, qu'il trouvait plus sage, plus sensé que les autres amis du comte d'Artois, envoyés à Paris. Un soir, réduit au désespoir, il saisit un pistolet, et allait se brûler la cervelle, lorsqu'il en fut empêché par M. de Rivière lui-même. Une autre fois, privé de gîte, il eut une inspiration qui l'honore, et qui honore surtout l'homme auquel il eut recours dans le moment. Parmi les ministres du Premier Consul, se trouvait un des proscrits du 18 fructidor: c'était M. de Marbois. Pichegru n'hésita pas à venir, pour une nuit, frapper à sa porte, et lui montrer de nouveau le proscrit de Sinnamari, demandant à un autre proscrit de Sinnamari, devenu ministre du Premier Consul, de violer la loi de son maître. M. de Marbois le reçut avec douleur, mais sans inquiétude pour lui-même. L'honneur qu'on lui faisait en comptant sur sa générosité, il le faisait à son tour au Premier Consul, en ne doutant pas de son approbation. C'est un spectacle qui console de ces tristes scènes, de voir ces trois hommes, si divers, compter les uns sur les autres: Pichegru sur M. de Marbois, M. de Marbois sur le Premier Consul. Plus tard, en effet, M. de Marbois avoua ce qu'il avait fait, et le Premier Consul lui répondit par une lettre qui était une noble approbation de sa généreuse conduite.
Mais une telle situation devait avoir un terme prochain. Un officier qui avait été attaché à Pichegru trahit son secret, et le livra à la police. La nuit, pendant que le général dormait, entouré des armes dont il ne se séparait jamais, et des livres dont il faisait sa lecture accoutumée, la lampe étant éteinte, un détachement de la gendarmerie d'élite pénétra dans sa retraite, pour le saisir. Éveillé par le bruit, il voulut se jeter sur ses armes, n'en eut pas le temps, et se défendit quelques minutes avec une grande vigueur. Bientôt vaincu, il se rendit, et fut transporté au Temple, où devait finir de la manière la plus malheureuse une vie jadis si brillante.
À peine était-il arrêté que M. Armand de Polignac, après lui M. Jules de Polignac, et enfin M. de Rivière, poursuivis sans relâche, non pas dénoncés, mais bientôt aperçus en changeant d'asile, furent saisis à leur tour. Ces arrestations produisirent sur l'opinion un effet profond et général. La masse des gens honnêtes, dénuée d'esprit de parti, fut édifiée sur la réalité du complot. La présence de Pichegru, des amis personnels de M. le comte d'Artois, ne laissait plus de doute. Apparemment ils n'avaient pas été amenés en France par la police, cherchant à échafauder un complot. La gravité des dangers qu'avait courus et que courait encore le Premier Consul, se révéla tout entière, et on éprouva plus vivement que jamais l'intérêt que devait inspirer une vie si précieuse. Ce n'était plus l'envieux rival de Moreau qui avait voulu perdre ce général, c'était le sauveur de la France exposé aux machinations incessantes des partis. Toutefois les malveillants, quoique un peu déconcertés, ne se taisaient pas. À les entendre, MM. de Polignac, de Rivière, étaient des imprudents, incapables de se tenir en repos, s'agitant sans cesse avec M. le comte d'Artois, et venus uniquement pour voir si les circonstances étaient favorables à leur parti. Mais il n'y avait là ni complot sérieux, ni péril menaçant, de nature à justifier l'intérêt qu'on cherchait à inspirer pour la personne du Premier Consul.
Il fallait, pour fermer la bouche à ces discoureurs, pour les confondre, une arrestation de plus, celle de Georges. Alors il ne serait guère possible de dire, en trouvant ensemble MM. de Polignac, de Rivière, Pichegru et Georges, qu'ils étaient à Paris en simples observateurs. Cette dernière preuve devait être bientôt obtenue, grâce aux moyens terribles employés par le gouvernement.