Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 06 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
The Project Gutenberg eBook of Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 06 / 20)
Title: Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 06 / 20)
Author: Adolphe Thiers
Release date: March 10, 2013 [eBook #42298]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
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HISTOIRE
DU
CONSULAT
ET DE
L'EMPIRE
FAISANT SUITE
À L'HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
PAR M. A. THIERS
TOME SIXIÈME
PARIS
PAULIN, LIBRAIRE-ÉDITEUR
60, RUE RICHELIEU
1847
L'auteur déclare réserver ses droits à l'égard de la traduction en Langues étrangères, notamment pour les Langues Allemande, Anglaise, Espagnole et Italienne.
Ce volume a été déposé au Ministère de l'Intérieur (Direction de la Librairie), le 4 janvier 1847.
PARIS. IMPRIMÉ PAR HENRI PLON, RUE GARANCIÈRE, 8.
HISTOIRE
DU CONSULAT
ET
DE L'EMPIRE.
LIVRE VINGT-DEUXIÈME.
ULM ET TRAFALGAR.
Conséquences de la réunion de Gênes à l'Empire. — Cette réunion, quoiqu'elle soit une faute, a cependant des résultats heureux. — Vaste champ qui s'ouvre aux combinaisons militaires de Napoléon. — Quatre attaques dirigées contre la France. — Napoléon s'occupe sérieusement d'une seule, et, par la manière dont il entend la repousser, se propose de faire tomber les trois autres. — Exposition de son plan. — Mouvement des six corps d'armée des bords de l'Océan aux sources du Danube. — Napoléon garde un profond secret sur ses dispositions, et ne les communique qu'à l'électeur de Bavière, afin de s'attacher ce prince en le rassurant. — Précautions qu'il prend pour la conservation de la flottille. — Son retour à Paris. — Altération de l'opinion publique à son égard. — Reproches qu'on lui adresse. — État des finances. — Commencement d'arriéré. — Situation difficile des principales places commerçantes. — Disette de numéraire. — Efforts du commerce pour se procurer des métaux précieux. — Association de la compagnie des Négociants réunis avec la cour d'Espagne. — Spéculation sur les piastres. — Danger de cette spéculation. — La compagnie des Négociants réunis ayant confondu dans ses mains les affaires de la France et de l'Espagne, rend communs à l'une les embarras de l'autre. — Conséquences de cette situation pour la Banque de France. — Irritation de Napoléon contre les gens d'affaires. — Importantes sommes en argent et en or envoyées à Strasbourg et en Italie. — Levée de la conscription par un décret du Sénat. — Organisation des réserves. — Emploi des gardes nationales. — Séance au Sénat. — Froideur témoignée à Napoléon par le peuple de Paris. — Napoléon en éprouve quelque peine, mais il part pour l'armée, certain de changer bientôt cette froideur en transports d'enthousiasme. — Dispositions des coalisés. — Marche de deux armées russes, l'une en Gallicie pour secourir les Autrichiens, l'autre en Pologne pour menacer la Prusse. — L'empereur Alexandre à Pulawi. — Ses négociations avec la cour de Berlin. — Marche des Autrichiens en Lombardie et en Bavière. — Passage de l'Inn par le général Mack. — L'électeur de Bavière, après de grandes perplexités, se jette dans les bras de la France, et s'enfuit à Würzbourg avec sa cour et son armée. — Le général Mack prend position à Ulm. — Conduite de la cour de Naples. — Commencement des opérations militaires du côté des Français. — Organisation de la grande armée. — Passage du Rhin. — Marche de Napoléon avec six corps, le long des Alpes de Souabe, pour tourner le général Mack. — Le 6 et le 7 octobre, Napoléon atteint le Danube vers Donauwerth, avant que le général Mack ait eu aucun soupçon de la présence des Français. — Passage général du Danube. — Le général Mack est enveloppé. — Combats de Wertingen et de Günzbourg. — Napoléon à Augsbourg fait ses dispositions dans le double but d'investir Ulm, et d'occuper Munich, afin de séparer les Russes des Autrichiens. — Erreur commise par Murat. — Danger de la division Dupont. — Combat de Haslach. — Napoléon accourt sous les murs d'Ulm, et répare les fautes commises. — Combat d'Elchingen livré le 14 octobre. — Investissement d'Ulm. — Désespoir du général Mack, et retraite de l'archiduc Ferdinand. — L'armée autrichienne réduite à capituler. — Triomphe inouï de Napoléon. — Il a détruit en vingt jours une armée de 80 mille hommes, sans livrer bataille. — Suite des opérations navales depuis le retour de l'amiral Villeneuve à Cadix. — Sévérité de Napoléon envers cet amiral. — Envoi de l'amiral Rosily pour le remplacer, et ordre à la flotte de sortir de Cadix afin d'entrer dans la Méditerranée. — Douleur de l'amiral Villeneuve, et sa résolution de livrer une bataille désespérée. — État de la flotte franco-espagnole et de la flotte anglaise. — Instructions de Nelson à ses capitaines. — Sortie précipitée de l'amiral Villeneuve. — Rencontre des deux flottes au cap Trafalgar. — Attaque des Anglais formés en deux colonnes. — Rupture de notre ligne de bataille. — Combats héroïques du Redoutable, du Bucentaure, du Fougueux, de l'Algésiras, du Pluton, de l'Achille, du Prince des Asturies. — Mort de Nelson, captivité de Villeneuve. — Défaite de notre flotte après une lutte mémorable. — Affreuse tempête à la suite de la bataille. — Les naufrages succèdent aux combats. — Conduite du gouvernement impérial à l'égard de la marine française. — Silence ordonné sur les derniers événements. — Ulm fait oublier Trafalgar.
C'était une faute grave que de réunir Gênes à la France, la veille même de l'expédition d'Angleterre, et de fournir ainsi à l'Autriche la dernière raison qui devait la décider à la guerre. C'était provoquer et attirer sur soi une redoutable coalition, dans le moment où l'on aurait eu besoin d'un repos absolu sur le continent, pour avoir toute sa liberté d'action contre l'Angleterre. Napoléon, il est vrai, n'avait pas prévu les conséquences de la réunion de Gênes; son erreur avait consisté à trop mépriser l'Autriche, et à la croire incapable d'agir, quelque liberté qu'il prît avec elle. Cependant, quoique cette réunion, opérée en de telles circonstances, lui ait été justement reprochée, elle fut, en réalité, un événement heureux. Sans doute, si l'amiral Villeneuve eût été capable de faire voile vers la Manche et de paraître devant Boulogne, il faudrait regretter à jamais le trouble apporté à l'exécution du plus vaste projet; mais, cet amiral n'arrivant pas, Napoléon, réduit encore une fois à l'inaction, à moins qu'il n'eût la témérité de franchir le détroit sans la protection d'une flotte, Napoléon se serait trouvé dans un extrême embarras. Cette expédition, si souvent annoncée, manquant trois fois de suite, aurait fini par l'exposer à une sorte de ridicule, et par le constituer, aux yeux de l'Europe, dans un véritable état d'impuissance vis-à-vis de l'Angleterre. La coalition continentale, en lui fournissant un champ de bataille qui lui manquait, répara la faute qu'il avait commise en venant elle-même en commettre une, et le tira fort à propos d'une situation indécise et fâcheuse. La chaîne qui lie entre eux les événements de ce monde est quelquefois bien étrange! Souvent, ce qui est sage combinaison échoue, ce qui est faute réussit. Ce n'est pas un motif toutefois pour déclarer toute prudence vaine, et pour lui préférer les impulsions du caprice dans le gouvernement des empires. Non, il faut toujours préférer le calcul à l'entraînement dans la conduite des affaires; mais on ne peut s'empêcher de reconnaître qu'au-dessus des desseins de l'homme planent les desseins de la Providence, plus sûrs, plus profonds que les siens. C'est une raison de modestie, non d'abdication pour la sagesse humaine.
Il faut avoir vu de près les difficultés du gouvernement, il faut avoir senti combien il est difficile de prendre de grandes déterminations, de les préparer, de les accomplir, de remuer les hommes et les choses, pour apprécier la résolution que Napoléon prit en cette circonstance. La douleur de voir échouer l'expédition de Boulogne une fois passée, il se livra tout entier à son nouveau projet de guerre continentale. Jamais il n'avait disposé de plus grandes ressources; jamais il n'avait vu s'ouvrir devant lui un champ d'opérations plus étendu. Quand il commandait l'armée d'Italie, il rencontrait pour limite à ses mouvements la plaine de la Lombardie et le cercle des Alpes; et s'il songeait à porter ses vues au delà de ce cercle, la prudence alarmée du directeur Carnot venait l'arrêter dans ses combinaisons. Lorsque, Premier Consul, il concevait le projet de la campagne de 1800, il était obligé de ménager des lieutenants qui étaient encore ses égaux; et si, par exemple, il imaginait pour Moreau un plan qui aurait pu avoir les plus heureuses conséquences, il était arrêté par la timidité d'esprit de ce général; il était réduit à le laisser agir à sa manière, manière sûre, mais bornée, et à se renfermer lui-même dans le champ isolé du Piémont. Il est vrai qu'il y signalait sa présence par une opération qui restera comme un prodige de l'art de la guerre, mais toujours son génie, en voulant se déployer, avait trouvé des obstacles. Pour la première fois, il était libre, libre comme l'avaient été César et Alexandre. Ceux de ses compagnons d'armes que leur jalousie ou leur réputation rendaient incommodes, s'étaient exclus eux-mêmes de la lice par une conduite imprudente et coupable. Il ne lui restait que des lieutenants soumis à sa volonté, et réunissant au plus haut degré toutes les qualités nécessaires pour l'exécution de ses desseins. Son armée, fatiguée d'une longue inaction, ne respirant que gloire et combats, formée par dix ans de guerre et trois ans de campement, était préparée aux plus difficiles entreprises, aux marches les plus audacieuses. L'Europe entière était ouverte à ses combinaisons. Il était à l'occident, sur les bords de la mer du Nord et de la Manche, et l'Autriche, aidée des forces russes, suédoises, italiennes et anglaises, était à l'orient, poussant sur la France les masses qu'une sorte de conspiration européenne avait mises à sa disposition. La situation, les moyens, tout était grand. Mais si jamais on ne s'était trouvé plus en mesure de faire face à de subits et graves périls, jamais aussi la difficulté n'avait été égale. Cette armée, tellement préparée qu'on peut dire que dans aucun temps il n'y en eut une pareille, cette armée était au bord de l'Océan, loin du Rhin, du Danube, des Alpes, ce qui explique comment les puissances continentales en avaient souffert la réunion sans réclamer, et il fallait la transporter tout à coup au centre du continent. Là était le problème à résoudre. On va juger comment Napoléon s'y prit pour franchir l'espace qui le séparait de ses ennemis, et se placer au milieu d'eux sur le point le plus propre à dissoudre leur formidable coalition.
Bien qu'il se fût obstiné à croire la guerre moins prochaine qu'elle n'était, il en avait parfaitement discerné les préparatifs et le plan. La Suède faisait des armements à Stralsund, dans la Poméranie suédoise; la Russie à Revel, dans le golfe de Finlande. On annonçait deux grandes armées russes qui se concentraient, l'une en Pologne afin d'entraîner la Prusse, l'autre en Gallicie afin de secourir l'Autriche. On ne se bornait pas à soupçonner, on connaissait avec certitude la formation de deux armées autrichiennes, l'une de 80 mille hommes en Bavière, l'autre de 100 mille hommes en Italie, toutes deux liées par un corps de 25 à 30 mille en Tyrol. Enfin des Russes réunis à Corfou, des Anglais à Malte, des symptômes d'agitation dans la cour de Naples, ne permettaient plus de douter d'une tentative vers le midi de l'Italie.
Quatre attaques se préparaient donc (voir la carte no 27): la première au nord par la Poméranie, sur le Hanovre et la Hollande, devant être exécutée par des Suédois, des Russes, des Anglais; la seconde à l'est par la vallée du Danube, confiée aux Russes et aux Autrichiens combinés; la troisième en Lombardie, réservée aux Autrichiens seuls; la quatrième au midi de l'Italie, devant être entreprise un peu plus tard par une réunion de Russes, d'Anglais, de Napolitains.
Napoléon avait saisi ce plan tout aussi bien que s'il avait assisté aux conférences militaires de M. de Wintzingerode à Vienne, que nous avons rapportées antérieurement. Il n'y avait qu'une circonstance encore inconnue pour lui comme pour ses ennemis: entraînerait-on la Prusse? Napoléon ne le croyait pas. Les puissances coalisées espéraient y parvenir en intimidant le roi Frédéric-Guillaume. Dans ce cas l'attaque du Nord, au lieu d'être une tentative accessoire, fort gênée par la neutralité prussienne, serait devenue une entreprise menaçante contre l'Empire, depuis Cologne jusqu'aux bouches du Rhin. Cependant cela était peu probable, et Napoléon ne considérait comme sérieuses que les deux grandes attaques par la Bavière et la Lombardie, et regardait comme tout au plus dignes de quelques précautions celles qu'on préparait en Poméranie et vers le royaume de Naples.
Il résolut de porter le gros de ses forces dans la vallée du Danube, et de faire tomber toutes les attaques secondaires par la manière dont il repousserait la principale. Sa profonde conception reposait sur un fait fort simple, l'éloignement des Russes, qui les exposait à venir tard au secours des Autrichiens. Il pensait que les Autrichiens, impatients de se porter en Bavière, et d'occuper, suivant leur coutume, la fameuse position d'Ulm, ajouteraient en agissant de la sorte à la distance qui les séparait naturellement des Russes, que ceux-ci dès lors se présenteraient tardivement en ligne, en remontant le Danube avec leur principale armée réunie aux réserves autrichiennes. En frappant les Autrichiens avant l'arrivée des Russes, Napoléon se proposait de courir ensuite sur les Russes privés du secours de la principale armée de l'Autriche, et voulait user du moyen très-facile en théorie, très-difficile dans la pratique, de battre ses ennemis les uns après les autres.
Pour réussir, ce plan exigeait une façon toute particulière de se transporter sur le théâtre des opérations, c'est-à-dire dans la vallée du Danube. (Voir la carte no 28.) Si, à l'exemple de Moreau, Napoléon remontait le Rhin pour le passer de Strasbourg à Schaffhouse, s'il venait ensuite par les défilés de la Forêt-Noire déboucher entre les Alpes de Souabe et le lac de Constance, et attaquait ainsi de front les Autrichiens établis derrière l'Iller, d'Ulm à Memmingen, il ne remplissait pas complétement son but. Même en battant les Autrichiens, comme il en avait plus que jamais la certitude, avec l'armée formée au camp de Boulogne, il les poussait devant lui sur les Russes, et les conduisait, affaiblis seulement, à la jonction avec leurs alliés du Nord. Il fallait, comme à Marengo, et plus qu'à Marengo même, tourner les Autrichiens, et ne pas se borner à les battre, mais les envelopper, de manière à les envoyer tous prisonniers en France. Alors Napoléon pouvait se jeter sur les Russes n'ayant plus pour soutien que les réserves autrichiennes.
Pour cela une marche toute simple s'offrit à son esprit. L'un de ses corps d'armée, celui du maréchal Bernadotte, était en Hanovre, un second, celui du général Marmont, en Hollande, les autres à Boulogne. (Voir la carte no 28.) Il imagina de faire descendre le premier à travers la Hesse en Franconie, sur Würzbourg et le Danube; de faire avancer le second le long du Rhin, en usant des facilités que procurait ce fleuve, et de le réunir par Mayence et Würzbourg au corps venu de Hanovre. Tandis que ces deux grands détachements allaient descendre du nord au midi, Napoléon résolut de porter par un mouvement de l'ouest à l'est, de Boulogne à Strasbourg, les corps campés au bord de la Manche, de feindre avec ces derniers une attaque directe par les défilés de la Forêt-Noire, mais en réalité de laisser cette forêt à droite, de passer à gauche, à travers le Wurtemberg, pour se joindre en Franconie aux corps de Bernadotte et de Marmont, de franchir le Danube au-dessous d'Ulm, aux environs de Donauwerth, de se placer ainsi derrière les Autrichiens, de les cerner, de les prendre, et, après s'être débarrassé d'eux, de marcher sur Vienne à la rencontre des Russes.
La position du maréchal Bernadotte venant du Hanovre, du général Marmont venant de la Hollande, était un avantage, car il ne fallait à l'un que dix-sept jours, à l'autre que quatorze ou quinze, pour se transporter à Würzbourg, sur le flanc de l'armée ennemie campée à Ulm. Le mouvement des troupes partant de Boulogne pour Strasbourg exigeait environ vingt-quatre jours, et celui-là devait fixer l'attention des Autrichiens sur le débouché ordinaire de la Forêt-Noire. Dans l'espace de vingt-quatre jours, c'est-à-dire vers le 25 septembre, Napoléon pouvait donc être rendu sur le point décisif. En prenant son parti sur-le-champ, en cachant ses mouvements le plus longtemps possible par sa présence prolongée à Boulogne, en semant de faux bruits, en dérobant ses intentions avec cet art d'abuser l'ennemi qu'il possédait au plus haut degré, il pouvait avoir passé le Danube sur les derrières des Autrichiens avant qu'ils se fussent doutés de sa présence. S'il réussissait, il était dès le mois d'octobre débarrassé de la première armée ennemie, il employait le mois de novembre à marcher sur Vienne, et se rencontrait dans les environs de cette capitale avec les Russes, qu'il n'avait jamais vus, qu'il savait être des fantassins solides, mais non point invincibles, car Moreau et Masséna les avaient déjà battus, et il se promettait de les battre encore plus rudement. Arrivé à Vienne, il avait dépassé de beaucoup la position de l'armée autrichienne d'Italie, ce qui devenait pour celle-ci un motif pressant de retraite. (Voir les cartes nos 28 et 31.) Manière d'opérer à l'égard de l'Italie. Le projet de Napoléon était de confier à Masséna, le plus vigoureux de ses lieutenants, et celui qui connaissait le mieux l'Italie, le commandement de l'armée française sur l'Adige. Elle ne devait être que de 50 mille hommes, mais des meilleurs, car ils avaient fait toutes les campagnes au delà des Alpes, depuis Montenotte jusqu'à Marengo. Pourvu que Masséna pût arrêter l'archiduc Charles sur l'Adige pendant un mois, ce qui semblait hors de doute avec des soldats habitués à vaincre les Autrichiens, quel que fût leur nombre, et sous un général qui ne reculait jamais, Napoléon, parvenu à Vienne, dégageait la Lombardie, comme il avait dégagé la Bavière. Il attirait l'archiduc Charles sur lui, mais il attirait en même temps Masséna; et, joignant alors aux 150 mille hommes avec lesquels il aurait marché le long du Danube, les 50 mille venus des bords de l'Adige, il devait se trouver à Vienne à la tête de 200 mille Français victorieux. Disposant directement d'une telle masse de forces, ayant déjoué les deux principales attaques, celles de Bavière et de Lombardie, qu'importaient les deux autres, préparées au nord et au midi, vers le Hanovre et vers Naples? L'Europe entière fût-elle en armes, il n'avait rien à craindre de l'universalité de ses forces.
Toutefois il ne négligea pas de prendre certaines précautions à l'égard de la basse Italie. Le général Saint-Cyr occupait la Calabre avec 20 mille hommes. Napoléon lui donna pour instructions de se porter sur Naples, et de s'emparer de cette capitale au premier symptôme d'hostilité. Sans doute il eût été plus conforme à ses principes de ne pas couper en deux l'armée d'Italie, de ne point placer 50 mille hommes sous Masséna, au bord de l'Adige, 20 mille sous le général Saint-Cyr en Calabre, de réunir le tout au contraire en une seule masse de 70 mille hommes, laquelle, certaine de vaincre au nord de l'Italie, aurait eu peu à craindre du midi. Mais il jugeait que Masséna, avec 50 mille hommes et son caractère, suffirait pour arrêter l'archiduc Charles pendant un mois, et il regardait comme dangereux de permettre aux Russes, aux Anglais, de prendre pied à Naples, et de fomenter dans la Calabre une guerre d'insurrection difficile à éteindre. C'est pourquoi il laissa le général Saint-Cyr et 20 mille hommes dans le golfe de Tarente, avec ordre de marcher au premier signal sur Naples, et de jeter les Russes et les Anglais à la mer avant qu'ils eussent le temps de s'établir sur le continent d'Italie. Quant à l'attaque préparée dans le nord de l'Europe, et si distante des frontières de l'Empire, Napoléon se borna, pour y faire face, à continuer la négociation entreprise à Berlin, relativement à l'électorat de Hanovre. Il avait fait offrir cet électorat à la Prusse pour prix de son alliance; mais, n'espérant guère une alliance formelle de la part d'une cour aussi timide, il lui proposa de mettre le Hanovre en dépôt dans ses mains, si elle ne voulait pas le recevoir à titre de don définitif. Dans tous les cas, elle était obligée d'en éloigner les troupes belligérantes, et sa neutralité suffisait dès lors pour couvrir le nord de l'Empire.
Tel fut le plan conçu par Napoléon. Portant ses corps d'armée, par une marche rapide et imprévue, du Hanovre, de la Hollande, de la Flandre, au centre de l'Allemagne, passant le Danube au-dessous d'Ulm, séparant les Autrichiens des Russes, enveloppant les premiers, culbutant les seconds, s'enfonçant ensuite dans la vallée du Danube jusqu'à Vienne, et dégageant par ce mouvement Masséna en Italie, il devait avoir bientôt repoussé les deux principales attaques dirigées contre son empire. Ses armées victorieuses étant ainsi réunies sous les murs de Vienne, il n'avait plus à s'inquiéter d'une tentative au midi de l'Italie, que le général Saint-Cyr d'ailleurs devait rendre vaine, et d'une autre au nord de l'Allemagne, que la neutralité prussienne allait gêner de toutes parts.
Jamais aucun capitaine, dans les temps anciens ou modernes, n'avait conçu, exécuté des plans sur une pareille échelle. C'est que jamais un esprit plus puissant, plus libre de ses volontés, disposant de moyens plus vastes, n'avait eu à opérer sur une telle étendue de pays. Que voit-on en effet la plupart du temps? Des gouvernements irrésolus, qui délibèrent quand ils devraient agir, des gouvernements imprévoyants, qui songent à organiser leurs forces quand déjà elles devraient être sur le champ de bataille, et au-dessous d'eux des généraux subordonnés, qui peuvent à peine se mouvoir sur le théâtre circonscrit assigné à leurs opérations. Ici au contraire, génie, volonté, prévoyance, liberté absolue d'action, tout concourait dans le même homme au même but. Il est rare que de telles circonstances se rencontrent; mais quand elles se trouvent réunies, le monde a un maître.
Dans les derniers jours du mois d'août, les Autrichiens étaient déjà sur les bords de l'Adige et de l'Inn, les Russes à la frontière de Gallicie. Il semblait qu'ils dussent surprendre Napoléon; mais il n'en fut rien. Ordres de marche donnés pour le 27 août. Il donna tous ses ordres à Boulogne dans la journée même du 26 août, avec la recommandation cependant de ne les émettre que le 27, à dix heures du soir. Il voulait ainsi se ménager toute la journée du 27, avant de renoncer définitivement à sa grande expédition maritime. Le courrier, parti le 27, ne devait arriver que le 1er septembre à Hanovre. Marche prescrite au maréchal Bernadotte. Le maréchal Bernadotte, déjà prévenu, devait commencer son mouvement le 2 septembre, avoir assemblé son corps le 6 à Gœttingue, et être rendu à Würzbourg le 20. (Voir la carte no 28.) Il avait ordre de réunir dans la place forte d'Hameln l'artillerie enlevée aux Hanovriens, des munitions de tout genre, les malades, les dépôts de son corps d'armée, et une garnison de 6 mille hommes commandée par un officier énergique, sur lequel on pût compter. Cette garnison devait être approvisionnée pour un an. Si l'on convenait d'un arrangement avec la Prusse pour le Hanovre, les troupes laissées à Hameln rejoindraient immédiatement le corps de Bernadotte; sinon, elles resteraient dans cette place, et la défendraient jusqu'à la mort, dans le cas où les Anglais feraient une expédition par le Weser, ce que la neutralité prussienne ne pouvait pas empêcher.—«Je serai, écrivit Napoléon, aussi prompt que Frédéric, lorsqu'il allait de Prague à Dresde et à Berlin. J'accourrai bientôt au secours des Français défendant mes aigles en Hanovre, et je rejetterai dans le Weser les ennemis qui en seraient venus.»—Bernadotte avait ordre de traverser les deux Hesses, en disant aux gouvernements de ces deux principautés, qu'il rentrait en France par Mayence, de forcer le passage s'il était refusé, de marcher du reste l'argent à la main, de tout payer, d'observer une exacte discipline.
Le même soir du 27 août, un courrier porta au général Marmont l'ordre de se mettre en mouvement avec 20 mille hommes et 40 pièces de canon bien attelées, de suivre les bords du Rhin jusqu'à Mayence, de se rendre par Mayence et Francfort à Würzbourg. L'ordre devait parvenir à Utrecht le 30 août. Le général Marmont ayant déjà reçu un premier avis, devait se mettre en mouvement le 1er septembre, être arrivé à Mayence le 15 ou le 16, et le 18 ou le 19 à Würzbourg. (Voir la carte no 28.) Ainsi, ces deux corps de Hanovre et de Hollande devaient être rendus au milieu des principautés franconiennes de l'électeur de Bavière, du 18 au 20 septembre, et y présenter une force de quarante mille hommes. Comme on avait recommandé à l'électeur de s'enfuir à Würzbourg, si les Autrichiens essayaient de lui faire violence, il était assuré de trouver là un secours tout préparé pour sa personne et pour son armée.
Enfin, le 27 au soir, furent émis les ordres pour les camps d'Ambleteuse, de Boulogne et de Montreuil. Ces ordres devaient commencer à s'exécuter le 29 août au matin. Le premier jour, devaient partir, par trois routes différentes, les premières divisions de chaque corps, le deuxième jour les secondes divisions, le troisième jour les dernières. Elles se suivaient par conséquent à vingt-quatre heures de distance. Les trois routes indiquées étaient, pour le camp d'Ambleteuse: Cassel, Lille, Namur, Luxembourg, Deux-Ponts, Manheim; pour le camp de Boulogne: Saint-Omer, Douai, Cambrai, Mézières, Verdun, Metz, Spire; pour le camp de Montreuil: Arras, la Fère, Reims, Nancy, Saverne, Strasbourg. Comme il fallait vingt-quatre marches, l'armée pouvait être transportée tout entière sur le Rhin, entre Manheim et Strasbourg, du 21 au 24 septembre. Cela suffisait pour qu'elle y fût en temps utile, car les Autrichiens, voulant garder quelque mesure, afin de mieux surprendre les Français, étaient restés au camp de Wels près Lintz, et ne pouvaient dès lors être en ligne avant Napoléon. D'ailleurs, plus ils s'engageraient sur le haut Danube, plus ils s'approcheraient de la frontière de France, entre le lac de Constance et Schaffhouse, plus Napoléon aurait de chance de les envelopper. Des officiers envoyés avec des fonds, sur les routes que les troupes devaient parcourir, étaient chargés de faire préparer des vivres dans chaque lieu d'étape. Des ordres formels, et plusieurs fois réitérés, comme tous ceux que donnait Napoléon, enjoignaient de fournir à chaque soldat une capote et deux paires de souliers.
Napoléon, gardant profondément son secret, qui ne fut confié qu'à Berthier et à M. Daru, dit autour de lui qu'il envoyait 30 mille hommes sur le Rhin. Il l'écrivit ainsi à la plupart de ses ministres. Il ne s'ouvrit pas davantage envers M. de Marbois, et se borna à lui enjoindre de réunir dans les caisses de Strasbourg le plus d'argent possible, ce qui s'expliquait suffisamment par la nouvelle avouée de l'envoi de 30 mille hommes en Alsace. Il prescrivit à M. Daru de partir sur-le-champ pour Paris, de se rendre chez M. Dejean, ministre du matériel de la guerre, d'expédier de sa propre main tous les ordres accessoires qu'exigeait le déplacement de l'armée, et de ne pas mettre un seul commis dans sa confidence. Napoléon voulut rester lui-même six à sept jours de plus à Boulogne, pour mieux tromper le public sur ses projets.
Comme tous ces corps allaient traverser la France, excepté celui du maréchal Bernadotte, qui devait s'annoncer en Allemagne comme un corps destiné à repasser la frontière, il faudrait, qu'ils fussent déjà en pleine marche pour donner des signes de leur présence, que ces signes fussent transmis à Paris, de Paris à l'étranger, et que bien des jours s'écoulassent avant que l'ennemi apprît la levée du camp de Boulogne. D'ailleurs les nouvelles de ces mouvements pouvant s'expliquer par l'envoi, qu'on ne cachait pas, de 30 mille hommes sur le Rhin, laisseraient dans le doute les esprits les plus prévoyants, et il y avait grande chance de se trouver sur le Rhin, le Necker ou le Mein, quand on serait encore supposé sur les bords de la Manche. Napoléon fit en même temps partir Murat, ses aides de camp Savary et Bertrand, pour la Franconie, la Souabe et la Bavière. Ils avaient ordre d'explorer toutes les routes qui du Rhin aboutissaient au Danube, d'observer la nature de chacune de ces routes, les positions militaires qu'on y rencontrait, les moyens de vivre qu'elles présentaient, enfin tous les points convenables pour traverser le Danube. Murat devait voyager sous un nom supposé, et, son exploration terminée, revenir à Strasbourg, afin d'y prendre le commandement des premières colonnes rendues sur le Rhin.
Pour laisser le plus longtemps possible les Autrichiens dans l'ignorance de ses résolutions, Napoléon recommanda en outre à M. de Talleyrand de différer le manifeste destiné au cabinet de Vienne, et ayant pour but de sommer ce cabinet de s'expliquer définitivement. Il n'en attendait que des mensonges en réponse à ses sommations, et quant à le convaincre de duplicité à la face de l'Europe, il lui suffisait de le faire au moment des premières hostilités. Il expédia pour Carlsruhe M. le général Thiard, passé au service de France depuis la rentrée des émigrés, et le chargea de négocier une alliance avec le grand-duché de Baden. Négociations avec Baden, le Wurtemberg, la Bavière. Il adressa des offres de même nature au Wurtemberg, alléguant qu'il prévoyait la guerre, à en juger par les préparatifs de l'Autriche, mais ne disant jamais à quel point il était prêt à la commencer. Enfin il ne livra le secret entier de ses projets qu'à l'électeur de Bavière. Ce malheureux prince, hésitant entre l'Autriche qui était son ennemie, et la France qui était son amie, mais l'une proche, l'autre éloignée, se souvenant aussi que dans les guerres antérieures, constamment foulé par les uns et les autres, il avait toujours été oublié à la paix, ce malheureux prince ne savait à qui s'attacher. Il comprenait bien qu'en se donnant à la France il pourrait espérer des agrandissements de territoire, mais ignorant encore la levée du camp de Boulogne, il la voyait, à l'époque dont il s'agit, tout occupée de sa lutte contre l'Angleterre, importunée de ses alliés d'Allemagne, et n'étant pas en mesure de les secourir. Aussi ne cessait-il de parler d'alliance à notre ministre, M. Otto, sans jamais oser conclure. Cet état de choses changea bientôt par suite des lettres de Napoléon. Celui-ci écrivit directement à l'électeur, et lui annonça (en lui disant que c'était un secret d'État confié à son honneur) qu'il ajournait ses projets contre l'Angleterre, et marchait immédiatement avec 200 mille hommes au centre de l'Allemagne.—Vous serez secouru à temps, lui mandait-il, et la maison d'Autriche vaincue sera forcée de vous composer un État considérable avec les débris de son patrimoine.—Napoléon tenait à gagner cet électeur, qui comptait 25 mille soldats bien organisés, et qui avait en Bavière des magasins très-bien fournis. C'était un avantage important que d'arracher ces 25 mille soldats à la coalition, et de se les donner à soi. Du reste, le secret n'était pas en péril, car ce prince éprouvait une véritable haine pour les Autrichiens, et, une fois rassuré, ne demanderait pas mieux que de se lier à la France.
Napoléon s'occupa ensuite de l'armée d'Italie. Il ordonna de réunir sous les murs de Vérone les troupes dispersées entre Parme, Gênes, le Piémont, la Lombardie. Il retira le commandement de ces troupes au maréchal Jourdan, en observant les plus grands ménagements envers ce personnage, pour lequel il avait de l'estime, mais dont il ne trouvait pas le caractère au niveau des circonstances, et qui en outre n'avait aucune connaissance du pays compris entre le Pô et les Alpes. Il lui promit de l'employer sur le Rhin, où il avait toujours combattu, et enjoignit à Masséna de partir sans délai. La distance à laquelle était l'Italie rendait la divulgation de ces ordres peu dangereuse, car elle ne pouvait être que tardive.
Ces dispositions terminées, il consacra le temps qu'il devait passer encore à Boulogne, à prescrire lui-même les précautions les plus minutieuses afin de mettre la flottille à l'abri de toute attaque de la part des Anglais. Il était naturel de penser que ceux-ci profiteraient du départ de l'armée pour tenter un débarquement, et incendier le matériel accumulé dans les bassins. Napoléon, qui ne renonçait pas à revenir bientôt sur les côtes de l'Océan, après une guerre heureuse, et qui ne voulait pas d'ailleurs se laisser faire un outrage aussi grave que l'incendie de la flottille, ordonna les précautions suivantes aux ministres Decrès et Berthier. Les divisions d'Étaples et de Wimereux durent être réunies à celles de Boulogne, et toutes placées dans le fond du bassin de la Liane, hors de la portée des projectiles de l'ennemi. On ne pouvait en faire autant pour la flottille hollandaise, qui était à Ambleteuse, mais tout fut disposé pour que les troupes stationnées à Boulogne pussent accourir sur cet autre point en deux ou trois heures. Des filets d'une espèce particulière, attachés à de fortes ancres, empêchaient l'introduction des machines incendiaires qui auraient pu être lancées sous la forme de corps flottants.
Trois régiments entiers, y compris leur troisième bataillon, furent laissés à Boulogne. Il y fut ajouté douze troisièmes bataillons des régiments partis pour l'Allemagne. Les matelots appartenant à la flottille furent formés en quinze bataillons de mille hommes chacun. On les arma de fusils, et on leur donna des officiers d'infanterie pour les instruire. Ils devaient alternativement faire le service ou à bord des bâtiments restés à la voile, ou autour de ceux qui étaient échoués dans le port. Cette réunion de troupes de terre et de mer présentait une force de trente-six bataillons, commandés par des généraux et un maréchal, le maréchal Brune, celui qui avait, en 1799, jeté les Russes et les Anglais à la mer. Napoléon ordonna la construction de retranchements en terre, tout autour de Boulogne, pour couvrir la flottille et les immenses magasins qu'il avait formés. Il voulut que des officiers de choix fussent attachés à chaque position retranchée, et conservassent toujours le même poste, afin que, répondant de sa sûreté, ils s'étudiassent sans cesse à en perfectionner la défense.
Il chargea ensuite M. Decrès d'assembler les officiers de mer, le maréchal Berthier d'assembler les officiers de terre, d'expliquer aux uns et aux autres l'importance du poste confié à leur honneur, de les consoler de rester dans l'inaction tandis que leurs camarades allaient combattre, de leur promettre qu'ils seraient employés à leur tour, qu'ils auraient même bientôt la gloire de concourir à l'expédition d'Angleterre, car après avoir puni le continent de son agression, Napoléon reparaîtrait aux bords de la Manche, peut-être au printemps suivant.
Napoléon assista de sa personne au départ de toutes les divisions de l'armée. On se ferait difficilement une idée de leur joie, de leur ardeur, quand elles apprirent qu'elles allaient entreprendre une grande guerre. Il y avait cinq ans qu'elles n'avaient combattu; il y en avait deux et demi qu'elles attendaient vainement l'occasion de passer en Angleterre. Joie des soldats en apprenant qu'ils partent pour une grande guerre. Vieux et jeunes soldats, devenus égaux par une vie commune de plusieurs années, confiants dans leurs officiers, enthousiastes du chef qui devait les conduire à la victoire, espérant les plus hautes récompenses sous un régime qui avait mené au trône un soldat heureux, pleins enfin du sentiment qui à cette époque avait remplacé tous les autres, l'amour de la gloire, tous, vieux et jeunes, appelaient de leurs vœux la guerre, les combats, les périls, les expéditions lointaines. Ils avaient vaincu les Autrichiens, les Prussiens, les Russes; ils méprisaient tous les soldats de l'Europe, et n'imaginaient pas qu'il y eût une armée au monde capable de leur résister. Rompus à la fatigue comme de vraies légions romaines, ils voyaient sans effroi les longues routes qui devaient les mener à la conquête du continent. Ils partaient en chantant, en criant Vive l'Empereur! en demandant la plus prochaine rencontre avec l'ennemi. Sans doute il y avait dans ces cœurs bouillants de courage moins de pur patriotisme que chez les soldats de quatre-vingt-douze; il y avait plus d'ambition, mais une noble ambition, celle de la gloire, des récompenses légitimement acquises, et une confiance, un mépris des périls et des difficultés, qui constituent le soldat destiné aux grandes choses. Les volontaires de quatre-vingt-douze voulaient défendre leur patrie contre une injuste invasion; les soldats aguerris de 1805 voulaient la rendre la première puissance de la terre. N'établissons pas de distinctions entre de tels sentiments: il est beau de courir à la défense de son pays en péril; il est beau également de se dévouer pour qu'il soit grand et glorieux.
Après avoir vu de ses yeux son armée en marche, Napoléon partit de Boulogne le 2 septembre, et arriva le 3 à la Malmaison. Personne n'était informé de ses résolutions; on le croyait toujours occupé de ses projets contre l'Angleterre; on s'inquiétait seulement des intentions de l'Autriche, et on expliquait les déplacements de troupes dont il commençait à être question, par l'envoi déjà publié d'un corps de 30 mille hommes qui devait surveiller les Autrichiens sur le haut Rhin.
Le public, ne connaissant pas exactement les faits, ignorant à quel point une profonde intrigue anglaise avait serré les nœuds de la nouvelle coalition, reprochait à Napoléon d'avoir poussé l'Autriche à bout, en mettant la couronne d'Italie sur sa tête, en réunissant Gênes à l'Empire, en donnant Lucques à la princesse Élisa. On ne cessait pas de l'admirer, on se trouvait toujours fort heureux de vivre sous un gouvernement aussi ferme, aussi juste que le sien; mais on lui reprochait l'amour excessif de ce qu'il faisait si bien, l'amour de la guerre. Personne ne pouvait croire qu'elle fût malheureuse sous un capitaine tel que lui, mais on entendait parler de l'Autriche, de la Russie, d'une partie de l'Allemagne, soldées par l'Angleterre; on ne savait pas si cette nouvelle lutte serait de courte ou de longue durée, et on se rappelait involontairement les angoisses des premières guerres de la Révolution. Toutefois, la confiance l'emportait de beaucoup sur les autres sentiments; mais un léger murmure d'improbation, très-sensible pour les fines oreilles de Napoléon, ne laissait pas de se faire entendre.
Ce qui contribuait surtout à rendre plus pénibles les sensations qu'éprouvait le public, c'était une extrême gêne financière. Des causes diverses l'avaient produite. Napoléon avait persisté dans son projet de ne jamais emprunter. «De mon vivant, écrivait-il à M. de Marbois, je n'émettrai aucun papier.» (Milan, 18 mai 1805.) En effet, le discrédit produit par les assignats, par les mandats, par toutes les émissions de papier, durait encore, et tout puissant, tout redouté qu'était alors l'Empereur des Français, il n'aurait pas fait accepter une rente de 5 francs pour un capital de plus de 50 francs, ce qui aurait constitué un emprunt à 10 pour 100. Cependant il résultait de graves embarras de cette situation, car le pays le plus riche ne saurait suffire aux charges de la guerre sans en rejeter une partie sur l'avenir.
Nous avons déjà fait connaître l'état des budgets. Celui de l'an XII (septembre 1803 à septembre 1804) évalué à 700 millions (sans les frais de perception), s'était élevé à 762. Heureusement les impôts avaient reçu de la prospérité publique, que la guerre n'interrompait pas sous ce gouvernement puissant, un accroissement d'environ 40 millions. Le produit de l'enregistrement figurait pour 18 millions, celui des douanes pour 16, dans cet accroissement du revenu. Il restait à combler un déficit de 20 et quelques millions.
L'exercice de l'an XIII (septembre 1804 à septembre 1805), qui se terminait en ce moment, présentait des insuffisances plus grandes encore. Les constructions navales étant en partie achevées, on avait cru d'abord que la dépense de cet exercice pourrait être fort réduite. Quoique celui de l'an XII se fût élevé à 762 millions, on avait espéré solder celui de l'an XIII avec une somme de 684 millions. Mais les mois écoulés jusqu'ici révélaient une dépense mensuelle de 60 millions environ, ce qui supposait une dépense annuelle de 720. On avait, pour y faire face, les impôts et les ressources extraordinaires. Les impôts, qui produisaient 500 millions en 1801, s'étaient élevés, par le seul effet de l'aisance générale, et sans aucun changement dans les tarifs, à un produit de 560 millions. Les contributions indirectes, récemment établies, avant rapporté près de 25 millions cette année, les dons volontaires des communes et des départements, convertis en centimes additionnels, fournissant encore une vingtaine de millions à peu près, on était arrivé à 600 millions de revenu permanent. Il fallait donc trouver 120 millions pour compléter le budget de l'an XIII. Le subside italien de 22 millions en devait procurer une partie. Mais le subside espagnol de 48 millions avait cessé en décembre 1804, par suite de la brutale déclaration de guerre que l'Angleterre avait faite à l'Espagne. Celle-ci, servant désormais la cause commune par ses flottes, n'avait plus à la servir par ses finances. Le fonds américain, prix de la Louisiane, était dévoré. Pour suppléer à ces ressources, on avait ajouté au subside italien de 22 millions une somme de 36 millions en nouveaux cautionnements, espèce d'emprunt dont nous avons expliqué ailleurs le mécanisme, puis une aliénation de biens nationaux d'une vingtaine de millions, et enfin quelques remboursements dus par le Piémont, et montant à 6 millions. Le tout faisait, avec les impôts ordinaires, 684 millions. Restait donc une insuffisance de 36 à 40 millions pour arriver à 720.
Ainsi on était arriéré de 20 millions pour l'an XII, et de 40 pour l'an XIII. Mais ce n'était pas tout. La comptabilité, encore peu perfectionnée, ne révélant pas comme aujourd'hui tous les faits à l'instant même, on venait de découvrir quelques restes de dépenses non acquittées, et quelques non-valeurs dans les recettes, se rapportant aux exercices antérieurs, ce qui constituait encore une charge d'une vingtaine de millions. Il commence à se former un arriéré d'environ 80 millions. En additionnant ces divers déficits, 20 millions pour l'an XII, 40 pour l'an XIII, 20 de découverte récente, on pouvait évaluer à 80 millions environ l'arriéré qui commençait à se former depuis le renouvellement de la guerre.
Différents moyens avaient été employés pour y pourvoir. D'abord on s'était endetté avec la Caisse d'amortissement. On aurait dû rembourser à cette caisse, à raison de 5 millions par an, les cautionnements dont il avait été fait ressource. On aurait dû lui verser, à raison de 10 millions par an, les 70 millions de la valeur des biens nationaux, que la loi de l'an IX lui avait attribués pour compenser l'augmentation de la dette publique. On ne lui avait remis aucune de ces deux sommes. Il est vrai qu'on l'avait nantie en biens nationaux, et qu'elle n'était pas un créancier bien exigeant. Le Trésor lui devait une trentaine de millions à la fin de l'année XIII (septembre 1805).
On avait trouvé quelques autres ressources dans plusieurs perfectionnements apportés au service du Trésor. Si l'État n'inspirait pas en général une grande confiance sous le rapport financier, certains agents des finances, dans les limites de leur service, en inspiraient beaucoup. Ainsi le caissier central du Trésor, établi à Paris, chargé de tous les mouvements de fonds entre Paris et les provinces, émettait sur lui-même ou sur les comptables ses correspondants, des traites qui étaient toujours acquittées à bureau ouvert, parce que les payements s'exécutaient même au milieu de ces embarras avec une parfaite exactitude. Cette espèce de banque avait pu mettre en circulation jusqu'à 15 millions de traites acceptées comme argent comptant.
Enfin une amélioration véritable dans le service des receveurs généraux avait procuré une ressource à peu près égale. Pour les contributions directes, reposant sur la terre et les propriétés bâties, dont la valeur était connue d'avance, et l'échéance fixe comme une rente, on faisait souscrire à ces comptables des effets payables mois par mois à leur caisse, sous le titre souvent rappelé d'Obligations des receveurs généraux. Mais pour les contributions indirectes, qui s'acquittent irrégulièrement, au fur et à mesure des consommations ou des transactions sur lesquelles elles reposent, on attendait que le produit fût réalisé pour tirer sur les receveurs généraux des effets appelés Bons à vue. Ils jouissaient ainsi de cette partie des fonds de l'État pendant environ cinquante jours. Il fut établi qu'à l'avenir le Trésor tirerait d'avance sur eux, et tous les mois, des mandats pour les deux tiers de la somme connue des contributions indirectes (cette somme était de 190 millions), que le dernier tiers resterait dans leurs mains pour faire face aux variations des rentrées, et n'arriverait au Trésor que par la forme anciennement usitée des bons à vue. Ce versement plus prompt d'une partie des fonds de l'État répondait à un secours d'environ 15 millions.
Ainsi en s'endettant avec la Caisse d'amortissement, en créant les traites du caissier central du Trésor, en accélérant certaines rentrées, on avait trouvé des ressources pour une soixantaine de millions. Si on suppose le déficit de 80 ou 90, il devait manquer encore une trentaine de millions. On y avait suffi, soit en s'arriérant avec les fournisseurs, c'est-à-dire avec la fameuse compagnie des Négociants réunis, dont on ne payait pas les fournitures exactement, soit en escomptant d'avance une somme d'obligations des receveurs généraux plus grande qu'on ne l'aurait dû.
Napoléon, qui ne voulait pas s'engager trop avant dans cette voie de l'arriéré, avait imaginé, pendant qu'il se trouvait en Italie, une opération qui, selon lui, n'avait rien de commun avec une émission de papier. Des 300 ou 400 millions de biens nationaux existant en 1800, il ne restait rien en 1805, non pas qu'on eût dépensé tout entière cette précieuse valeur, mais, au contraire, parce que dans le but de la conserver, on en avait fait la dotation de la Caisse d'amortissement, du Sénat, de la Légion d'honneur, des Invalides, de l'Instruction publique. Les quelques portions qu'on voyait figurer encore dans les budgets composaient un dernier reste qu'on livrait à la Caisse d'amortissement en acquittement de ce qu'on lui devait et de ce qu'on ne lui payait pas. Napoléon eut l'idée de reprendre à la Légion d'honneur et au Sénat les domaines nationaux qu'il leur avait attribués, de leur donner en place des rentes, et de disposer de ces domaines pour une opération avec les fournisseurs. Effectivement, on délivra des rentes au Sénat et à la Légion d'honneur en échange de leurs immeubles. Pour 1,000 francs de revenu en terres, on leur accorda 1,750 francs de revenu en rentes, afin de compenser la différence entre le prix des unes et des autres. Le Sénat et la Légion d'honneur y gagnèrent ainsi une augmentation de dotation annuelle. On reprit ensuite les biens nationaux, et on commença à en livrer aux fournisseurs à un prix convenu. Ceux-ci, obligés d'emprunter à des capitalistes qui leur prêtaient les fonds dont ils avaient besoin, trouvaient dans les immeubles un gage à l'aide duquel ils obtenaient du crédit, et se procuraient le moyen de continuer leur service. Ce fut la Caisse d'amortissement qu'on chargea de toute cette opération, et qui prit sur les rentes rachetées la somme nécessaire pour indemniser le Sénat et la Légion d'honneur. L'État à son tour dut la dédommager en créant à son profit une somme de rentes correspondante à celle dont elle venait de se dépouiller. C'est avec ces divers expédients, les uns légitimes comme les améliorations de service, les autres fâcheux comme les retards de payement aux fournisseurs et la reprise des biens donnés à divers établissements, c'est avec ces expédients, disons-nous, qu'on était parvenu à faire face au déficit qui s'était produit depuis deux années. De notre temps la dette flottante, à laquelle on pourvoit avec les bons royaux, permettrait de supporter une charge quatre ou cinq fois plus considérable.
Tout cela n'eût présenté qu'un médiocre embarras, si la situation du commerce eut été bonne; mais il n'en était pas ainsi. Les négociants français, en 1802, croyant à la durée de la paix maritime, s'étaient engagés dans des opérations considérables, et avaient fait des expéditions pour tous les pays. La conduite violente de l'Angleterre, courant sur notre pavillon avant aucune déclaration de guerre, leur avait causé des pertes immenses. Beaucoup de maisons avaient dissimulé leur détresse, et, en se résignant à de grands sacrifices, en s'aidant les unes les autres de leur crédit, avaient supporté le premier coup. Mais la nouvelle secousse résultant de la guerre continentale devait achever leur ruine. Déjà les banqueroutes commençaient dans les principales places de commerce, et y produisaient un trouble général. Ce n'était pas là l'unique cause de gêne dans les affaires. Disette de numéraire. Depuis la chute des assignats, le numéraire, quoiqu'il eût promptement reparu, était toujours demeuré insuffisant, par une cause facile à comprendre. Le papier-monnaie, tout en étant discrédité dès le premier jour de son émission, avait néanmoins fait l'office de numéraire, pour une partie quelconque des échanges, et avait expulsé de France une partie des espèces métalliques. Causes de cette disette. La prospérité publique, subitement restaurée sous le Consulat, n'avait cependant pas assez duré pour ramener l'or et l'argent sortis du pays. On en manquait dans toutes les transactions. S'en procurer était à cette époque l'un des soucis constants du commerce. La Banque de France, qui avait pris un rapide développement, parce qu'elle fournissait au moyen de ses billets parfaitement accrédités un supplément de numéraire, la Banque de France avait la plus grande peine à maintenir dans ses caisses une réserve métallique proportionnée à l'émission de ses billets. Elle avait fait, sous ce rapport, de louables efforts, et tiré d'Espagne une somme énorme de piastres. Malheureusement une voie d'écoulement ouverte alors au numéraire en laissait échapper autant qu'on pouvait en amener, c'était le payement des denrées coloniales. Autrefois, c'est-à-dire en 1788 et 1789, quand nous possédions Saint-Domingue, la France retirait de ses colonies, en sucre, café et autres produits coloniaux, jusqu'à 220 millions de francs par an, dont elle consommait 70 ou 80, et exportait jusqu'à 150, particulièrement sous forme de sucre raffiné. Si on songe à la différence des valeurs entre ce temps et le nôtre, différence qui est du double au moins, on jugera quelle immense source de prospérité se trouvait tarie. Il fallait aller chercher hors de chez nous et recevoir de nos propres ennemis les denrées coloniales que vingt ans auparavant nous vendions à toute l'Europe. Une portion considérable de notre numéraire était transportée à Hambourg, Amsterdam, Gênes, Livourne, Venise, Trieste, pour payer les sucres et les cafés que les Anglais y faisaient entrer par le commerce libre ou par la contrebande. On envoyait en Italie fort au delà des 22 millions que nous payait cette contrée. Tous les commerçants du temps se plaignaient de cet état de choses, et ce sujet était journellement discuté à la Banque par les négociants les plus éclairés de France.
C'était à l'Espagne que toute l'Europe avait l'habitude de demander des métaux. Cette célèbre nation, à laquelle Colomb avait procuré des siècles d'une riche et fatale oisiveté, en lui ouvrant les mines de l'Amérique, s'était laissé obérer à force d'ignorance et de désordre. Les malheurs de la guerre s'ajoutant à une mauvaise administration, elle était alors la plus gênée des puissances, et donnait le spectacle toujours si triste du riche réduit à la misère. Les galions, arrêtés par la marine anglaise, faisaient faute non-seulement à l'Espagne, mais à toute l'Europe. Bien que la sortie des piastres fût interdite dans la Péninsule, la France les en faisait sortir par la contrebande, grâce à une longue contiguïté de territoire, et les pays voisins les emportaient souvent de France par le même moyen. Ce commerce interlope était aussi établi, aussi étendu qu'un commerce licite. Mais il était à cette époque fort contrarié par l'interruption des arrivages d'Amérique, et, chose singulière, l'Angleterre elle-même en souffrait. La gêne produite par le défaut de numéraire se communique même à l'Angleterre. Habituée à puiser aux sources de la France et de l'Espagne, elle subissait la privation commune dont elle était la cause. L'argent qui s'accumulait dans les caves des gouverneurs espagnols du Mexique et du Pérou ne venait plus ni à Cadix, ni à Bayonne, ni à Paris, ni à Londres. L'Angleterre manquait de métaux pour tous les besoins, mais surtout pour le payement de la coalition européenne, car les denrées coloniales et les marchandises qu'elle fournissait soit à la Russie, soit à l'Autriche, ne suffisaient plus pour acquitter les subsides qu'elle avait pris l'engagement de leur fournir. M. Pitt avait lui-même allégué cette raison pour contester aux puissances coalisées une partie des sommes qu'elles exigeaient. Après avoir donné presque pour rien des masses énormes de sucre et de café aux coalisés, le cabinet britannique leur envoyait, au lieu d'argent, des billets de la banque d'Angleterre. On venait d'en trouver dans les mains des officiers autrichiens.
Telles étaient les causes principales de la détresse commerciale et financière. Si la compagnie des Négociants réunis, qui faisait alors toutes les affaires du Trésor, fourniture des vivres, escompte des obligations, escompte du subside espagnol, s'était bornée au service dont elle était chargée, bien qu'avec peine elle aurait pu en supporter le fardeau. Elle ne trouvait plus à escompter à ½ pour 100 par mois (6 pour 100 par an) les obligations des receveurs généraux; c'est tout au plus si elle trouvait des capitalistes qui les lui escomptassent à elle-même à ¾ pour 100 par mois (9 pour 100 par an), ce qui l'exposait à une perte énorme. Spéculation imaginée par la compagnie des NÉGOCIANTS RÉUNIS. Toutefois le Trésor, en transigeant avec elle et en l'indemnisant de l'usure exercée par les capitalistes, aurait eu le moyen de lui faciliter la continuation de son service. Mais son principal directeur, M. Ouvrard, avait basé sur cette situation un plan immense, fort ingénieux assurément, fort avantageux même, si ce plan avait joint au mérite de l'invention le mérite plus nécessaire encore de la précision du calcul. Ainsi qu'on l'a vu, les trois contractants qui formaient la compagnie des Négociants réunis s'étaient partagé les rôles. M. Desprez, ancien garçon de caisse, enrichi par une rare habileté dans le commerce du papier, était chargé de l'escompte des valeurs du Trésor. M. Vanlerberghe, fort entendu dans le commerce du blé, était chargé de la fourniture des vivres. M. Ouvrard, le plus hardi des trois, le plus fertile en ressources, s'était réservé les grandes spéculations. Ayant accepté de la France les valeurs avec lesquelles l'Espagne payait son subside, et ayant promis de les escompter, ce qui avait séduit M. de Marbois, il avait été amené à l'idée de nouer de grandes relations avec l'Espagne, cette souveraine du Mexique et du Pérou, des mains de laquelle sortaient les métaux, objet de l'ambition universelle. Il s'était rendu à Madrid, où il avait trouvé une cour attristée par la guerre, par la fièvre jaune, par une disette affreuse et par les exigences de Napoléon, dont elle était la débitrice. Rien de tout cela n'avait paru surprendre ou embarrasser M. Ouvrard. Il avait charmé par sa facilité, par son assurance, les vieilles gens qui régnaient à l'Escurial, comme il avait charmé M. de Marbois lui-même, en lui procurant les ressources que celui-ci ne savait pas trouver. Il avait offert d'abord d'acquitter le subside dû à la France pour la fin de 1803, et pour toute l'année 1804, ce qui était un premier soulagement qui venait fort à propos. Puis il avait fourni quelques secours immédiats d'argent, dont la cour éprouvait un pressant besoin. Il s'était chargé en outre de faire arriver des blés dans les ports d'Espagne, et de procurer aux escadres espagnoles les vivres dont elles manquaient. Tous ces services avaient été agréés avec une vive reconnaissance. M. Ouvrard avait écrit sur-le-champ à Paris, et par M. de Marbois, dont il possédait la faveur, il avait obtenu la permission, ordinairement refusée, de laisser sortir de France quelques chargements de blé pour les envoyer en Espagne. Ces arrivages subits avaient mis un terme à l'accaparement des grains dans les ports de la Péninsule, et en faisant cesser la disette, qui consistait plutôt dans une élévation factice des prix que dans le défaut des céréales, M. Ouvrard avait soulagé comme par enchantement les plus poignantes misères du peuple espagnol. Il n'en fallait pas tant pour séduire et entraîner les administrateurs peu clairvoyants de l'Espagne.
On se demande naturellement avec quelles ressources la cour de Madrid pouvait payer M. Ouvrard de tous les services qu'elle en recevait. Le moyen était simple. M. Ouvrard voulait qu'on lui abandonnât l'extraction des piastres du Mexique. Il obtint, en effet, le privilége de les tirer des colonies espagnoles au prix de 3 francs 75 centimes, tandis qu'elles valaient en France, en Hollande, en Espagne, 5 francs au moins. C'était un bénéfice extraordinaire, mais bien mérité assurément, si M. Ouvrard parvenait à tromper les croisières anglaises et à transporter du nouveau monde dans l'ancien ces métaux devenus si précieux. L'Espagne, qui succombait sous la misère, était très-heureuse, avec l'abandon du quart de ses richesses, de réaliser les trois autres quarts. Les fils de famille oisifs et prodigues ne traitent pas toujours aussi avantageusement avec les intendants qui rançonnent leur prodigalité.
Mais comment faire venir ces piastres malgré M. Pitt et les flottes anglaises? M. Ouvrard ne fut pas plus embarrassé de cette difficulté que des autres. Il imagina de se servir de M. Pitt lui-même, au moyen de la plus singulière des combinaisons. Il y avait des maisons hollandaises, celle de M. Hope notamment, qui étaient établies à la fois en Hollande et en Angleterre. Il eut l'idée de leur vendre des piastres espagnoles à un prix qui assurait encore à sa compagnie un bénéfice assez considérable. C'était à ces maisons à obtenir de M. Pitt qu'il les laissât venir du Mexique. Comme M. Pitt en avait besoin pour son propre compte, il était possible que, dans le désir de s'en procurer, il en laissât passer une certaine somme, quoiqu'il sût qu'il devait la partager avec ses ennemis. C'était une espèce de contrat tacite dont les maisons hollandaises associées des maisons anglaises devaient être les intermédiaires. L'expérience prouva plus tard que ce contrat était réalisable pour une partie, sinon pour le tout. M. Ouvrard songea aussi à se servir des maisons américaines, qui, avec sa délégation et grâce au pavillon neutre, pouvaient aller chercher des piastres dans les colonies espagnoles pour les rapporter en Europe. Mais la question était de savoir combien M. Pitt laisserait passer de ces piastres, combien les Américains pourraient en transporter à la faveur de la neutralité. Si on avait eu du temps, une pareille spéculation aurait pu réussir, rendre d'importants services à la France et à l'Espagne, et procurer à la compagnie d'abondants et légitimes profits. Malheureusement les besoins étaient bien urgents. Sur 80 ou 90 millions d'arriéré, auxquels il fallait que le Trésor français fit face avec des expédients, il y avait 30 millions environ qu'il devait à la compagnie des Négociants réunis, et qu'il lui payait avec des immeubles. Elle avait donc à supporter cette première charge. Elle avait à fournir en outre à ce même Trésor français la valeur d'une année au moins du subside espagnol, c'est-à-dire 40 à 50 millions; elle avait à lui escompter les obligations des receveurs généraux; elle avait enfin à payer les blés envoyés dans les ports de la Péninsule, et les vivres procurés aux flottes espagnoles. C'était là une situation qui ne permettait guère d'attendre le succès de spéculations hasardeuses et lointaines. Jusqu'à ce succès la compagnie était réduite à vivre d'expédients. Elle avait engagé à des prêteurs les immeubles reçus en payement. Ayant réussi, grâce à la complaisance de M. de Marbois, à se saisir presque complétement du portefeuille du Trésor, elle y puisait à pleines mains des obligations des receveurs généraux, qu'elle confiait à des capitalistes prêtant leur argent sur gage, à un prix usuraire. Situation difficile de la Banque de France. Elle faisait escompter une partie de ces mêmes obligations par la Banque de France, qui, entraînée par son intimité avec le gouvernement, ne refusait rien de ce qui était réclamé au nom du service public. La compagnie recevait la valeur de ces escomptes en billets de la Banque, et la situation se résolvait dès lors en une émission, chaque jour plus considérable, de ces billets. Mais la réserve métallique n'augmentant pas en proportion de la masse des billets émis, il en résultait un véritable danger; et c'était la Banque en réalité qui allait bientôt supporter le poids des embarras de tout le monde. Aussi des voix, s'étaient-elles élevées dans le sein du conseil de régence, pour demander qu'on mît un terme aux secours accordés à M. Desprez, représentant de la compagnie des Négociants réunis. Mais d'autres voix moins prudentes et plus patriotiques, celle de M. Perregaux surtout, s'étaient prononcées contre une telle proposition, et avaient fait accorder les secours réclamés par M. Desprez.
Le Trésor français, le Trésor espagnol, la compagnie des Négociants réunis qui leur servait de lien, se conduisaient comme ces maisons embarrassées, qui se prêtent leur signature, et s'aident les unes les autres d'un crédit qu'elles n'ont pas. Mais il faut reconnaître que le Trésor français était la moins gênée de ces trois maisons associées, et qu'il était exposé à souffrir beaucoup d'une pareille communauté d'affaires; car, au fond, c'était avec ses seules ressources, c'est-à-dire avec les obligations des receveurs généraux escomptées par la Banque, qu'on faisait face à tous les besoins, et qu'on nourrissait les armées espagnoles aussi bien que les armées françaises. Au surplus le secret de cette situation extraordinaire n'était pas connu. Les associés de M. Ouvrard, dont les engagements avec lui n'ont jamais été bien définis, quoique ces engagements aient été le sujet de longs procès, ne savaient pas eux-mêmes toute l'étendue du fardeau qui allait peser sur eux. Éprouvant déjà beaucoup de gêne, ils appelaient M. Ouvrard à grands cris, et ils lui avaient fait donner par M. de Marbois l'ordre de revenir immédiatement à Paris. M. de Marbois, peu capable de juger par ses yeux de tous les détails d'un vaste maniement de fonds, trompé de plus par un commis infidèle, ne soupçonnait pas à quel point les ressources du Trésor étaient abandonnées à la compagnie. Napoléon lui-même, quoiqu'il étendît sur toutes choses son infatigable vigilance, ne voyant dans les services qu'une insuffisance réelle d'une soixantaine de millions, à laquelle on pouvait suppléer avec des biens nationaux et divers expédients, ignorant la confusion qui s'était établie entre les opérations du Trésor et celles des Négociants réunis, ne saisissait pas la véritable cause des embarras et des inquiétudes qui commençaient à se produire. Il attribuait la gêne dont on souffrait partout aux fausses spéculations du commerce français, à l'usure que les possesseurs de capitaux cherchaient à exercer, et se plaignait des gens d'affaires à peu près comme il se plaignait des idéologues quand il rencontrait des idées qui le contrariaient. Quoi qu'il en soit, il ne voulait pas qu'on tirât de cet état de choses des objections à l'exécution de ses ordres. Il avait demandé 12 millions en espèces à Strasbourg, et les avait demandés si impérieusement qu'on avait eu recours aux moyens les plus extrêmes pour les trouver. Il avait exigé 10 autres millions en Italie, et la compagnie, réduite à les acheter à Hambourg, les faisait passer à Milan soit en argent, soit en or, en traversant le Rhin et les Alpes. Napoléon, d'ailleurs, comptait avoir frappé de tels coups avant quinze ou vingt jours, qu'il aurait mis un terme à tous les embarras.—Avant quinze jours, disait-il, j'aurai battu les Russes, les Autrichiens et les joueurs à la baisse.—
Ces ressources bien ou mal obtenues du Trésor, il s'occupa de la conscription et de l'organisation de sa réserve. Le contingent annuel se divisait alors en deux moitiés de 30 mille hommes chacune, la première appelée à un service actif, la seconde laissée dans le sein de la population, mais pouvant être réunie sous les drapeaux sur un simple appel du gouvernement. Il restait encore une grande partie du contingent des années IX, X, XI, XII et XIII. C'étaient des hommes d'un âge fait, dont le gouvernement pouvait disposer par décret. Napoléon les appela tous; mais il voulut en outre devancer la levée de l'an XIV, comprenant les individus qui devaient atteindre l'âge requis du 23 septembre 1805 au 23 septembre 1806; et comme le calendrier grégorien allait être remis en usage au 1er janvier suivant, il fit ajouter à cette levée les jeunes gens qui auraient atteint l'âge légal du 23 septembre au 31 décembre 1806. Il résolut donc de comprendre en une seule levée de 15 mois tous les conscrits auxquels la loi serait applicable, depuis le mois de septembre 1805 jusqu'au mois de décembre 1806. Cette mesure devait lui fournir 80 mille hommes, dont les derniers ne compteraient pas tout à fait vingt ans révolus. Mais il ne songeait pas à les employer tout de suite à un service de guerre. Il se proposait de les préparer au métier des armes en les plaçant dans les troisièmes bataillons, qui composaient le dépôt de chaque régiment. Ces hommes auraient ainsi un an ou deux, soit pour s'instruire, soit pour se renforcer, et fourniraient dans quinze ou dix-huit mois d'excellents soldats, presque aussi bien formés que ceux du camp de Boulogne. C'était là une combinaison bonne à la fois pour la santé des hommes et pour leur instruction militaire, car le conscrit de 20 ans, s'il entre immédiatement en campagne, va bientôt finir à l'hôpital. Mais cette combinaison n'était possible qu'à un gouvernement qui, ayant une armée tout organisée à présenter à l'ennemi, n'avait besoin du contingent annuel qu'à titre de réserve.
Le Corps législatif n'étant pas assemblé, il fallait perdre du temps pour le convoquer. Napoléon ne consentit point à un tel retard, et imagina de s'adresser au Sénat, en se fondant sur deux motifs: le premier, l'irrégularité d'un contingent qui comprenait plus de douze mois, et quelques conscrits de moins de 20 ans; le second, l'urgence des circonstances. On sortait de la légalité en agissant ainsi, car le Sénat ne pouvait voter ni la contribution en argent, ni la contribution en hommes. Il était chargé de fonctions d'un autre ordre, comme d'empêcher l'adoption des lois inconstitutionnelles, de remplir les lacunes de la Constitution, et de veiller sur les actes du gouvernement entachés d'arbitraire. Au Corps législatif seul appartenait le vote des impôts et des levées d'hommes. C'était une faute que de violer cette Constitution, déjà si flexible, et de la rendre par trop illusoire, en négligeant si facilement d'en observer les formes. C'était une autre faute de ne pas ménager davantage l'emploi du Sénat, dont on avait fait la ressource ordinaire de tous les cas difficiles, et d'indiquer trop clairement que l'on comptait sur sa docilité beaucoup plus que sur celle du Corps législatif. L'archichancelier Cambacérès n'aimant pas les excès de pouvoir qui n'étaient pas indispensables, fit ces remarques, et soutint qu'il faudrait au moins, pour l'observation des formes, attribuer par une mesure organique le vote des contingents au Sénat. Napoléon, qui, sans méconnaître les vues de prudence, les remettait à un autre temps quand il était pressé, ne voulut ni poser de règle générale, ni différer la levée du contingent. En conséquence, il ordonna de préparer pour la levée de la conscription de 1806 un sénatus-consulte fondé sur deux considérations extraordinaires: l'irrégularité du contingent, embrassant plus d'une année entière, et l'urgence des circonstances, qui ne permettait pas d'attendre la réunion du Corps législatif.
Il songea également à recourir aux gardes nationales instituées en vertu des lois de 1790, 1791 et 1795. Cette troisième coalition ayant tous les caractères des deux premières, bien que les temps fussent changés, bien que l'Europe en voulût moins aux principes de la France, et beaucoup plus à sa grandeur, il pensait que la nation devait à son gouvernement un concours aussi énergique, aussi unanime qu'autrefois. Il ne pouvait pas attendre le même élan, car le même enthousiasme révolutionnaire ne subsistait plus; mais il pouvait compter sur une parfaite soumission à la loi de la part des citoyens, et sur un profond sentiment d'honneur chez ceux d'entre eux que la loi appellerait. Il ordonna donc la réorganisation des gardes nationales, mais en s'attachant à les rendre plus obéissantes et plus militaires. Pour cela il fit préparer un sénatus-consulte, qui l'autorisait à régler leur organisation par des décrets impériaux. Il résolut de s'attribuer la nomination des officiers, et de réunir dans les compagnies de chasseurs et de grenadiers la portion la plus jeune et la plus guerrière de la population. Il la destinait à la défense des places fortes et à certaines réunions accidentelles sur les points menacés, tels que Boulogne, Anvers, la Vendée.
Ces divers éléments furent disposés de la manière suivante. Près de 200 mille soldats marchaient en Allemagne; 70 mille défendaient l'Italie; vingt et un bataillons d'infanterie, plus quinze bataillons de marine, gardaient Boulogne. On a déjà vu que les régiments étaient composés de trois bataillons, deux de guerre, un de dépôt, ce dernier chargé de recevoir les soldats malades ou convalescents, d'instruire les conscrits. Déjà un certain nombre de ces troisièmes bataillons avaient été placés à Boulogne. Tous les autres furent établis de Mayence à Strasbourg. On dirigea vers ces trois points les hommes restant à lever sur les années IX, X, XI, XII, XIII, et les 80 mille conscrits de 1806. Ils devaient être versés dans les troisièmes bataillons, pour s'y exercer et y acquérir des forces. Les plus âgés, lorsqu'ils seraient formés, viendraient plus tard, organisés en corps de marche, remplir les vides que la guerre aurait opérés dans les rangs de l'armée. C'était une réserve de 150 mille hommes au moins, gardant la frontière, et assurant le recrutement des corps. Les gardes nationales, appuyant cette réserve, devaient être organisées dans le Nord et l'Ouest pour accourir à la défense des côtes, surtout pour se rendre à Boulogne ou Anvers, si les Anglais essayaient de brûler la flottille, ou de détruire les chantiers élevés sur l'Escaut. Déjà le maréchal Brune avait été chargé de commander à Boulogne. Le maréchal Lefebvre dut commander à Mayence, le maréchal Kellermann à Strasbourg. Ces nominations attestaient le tact parfait de Napoléon. Le maréchal Brune avait une réputation acquise en 1799, pour avoir repoussé une descente des Russes et des Anglais. Les maréchaux Lefebvre et Kellermann, vieux soldats, qui avaient reçu pour prix de leurs services une place au Sénat et le bâton de maréchal honoraire, étaient propres à veiller à l'organisation de la réserve, pendant que leurs compagnons d'armes, plus jeunes, feraient la guerre active. Ils devenaient en même temps l'occasion d'une dérogation à la loi qui interdisait aux sénateurs les fonctions publiques. Cette loi déplaisait fort au Sénat, et on y dérogeait très-adroitement, en appelant quelques-uns de ses membres à former l'arrière-ban de la défense nationale.
Ces dispositions terminées, Napoléon fit porter au Sénat les mesures que nous venons d'énumérer, et les présenta lui-même dans une séance impériale, tenue au Luxembourg le 23 septembre. Il y parla en termes précis et fermes de la guerre continentale qui venait de le surprendre, tandis qu'il était occupé de l'expédition d'Angleterre, des explications demandées à l'Autriche, des réponses ambiguës de cette cour, de ses mensonges aujourd'hui démontrés, puisque ses armées avaient passé l'Inn, le 8 septembre, au moment même où elle protestait le plus fortement de son amour pour la paix. Il fit appel au dévouement de la France, et promit d'avoir anéanti bientôt la nouvelle coalition. Les sénateurs lui donnèrent de grandes marques d'assentiment, bien qu'au fond du cœur ils attribuassent aux réunions d'États opérées en Italie la nouvelle guerre continentale. Froideur du peuple de Paris. Dans les rues que le cortége impérial eut à parcourir, du Luxembourg aux Tuileries, l'enthousiasme populaire, comprimé par la souffrance, fut moins expressif que de coutume. Napoléon s'en aperçut, en fut piqué, et en témoigna quelque humeur à l'archichancelier Cambacérès. Il y voyait une injustice du peuple parisien envers lui; mais il parut en prendre son parti, se promettant d'exciter bientôt des cris d'enthousiasme, plus grands, plus vifs que ceux qui avaient retenti tant de fois à ses oreilles, et il reporta sa pensée, qui n'avait le temps de séjourner sur aucun sujet, vers les événements qui se préparaient aux bords du Danube. Organisation du gouvernement en l'absence de Napoléon. Pressé de partir, il fit un règlement pour l'organisation du gouvernement en son absence. Son frère Joseph eut la mission de présider le Sénat; son frère Louis, en qualité de connétable, dut s'occuper des levées d'hommes et de la formation des gardes nationales. L'archichancelier Cambacérès fut chargé de la présidence du Conseil d'État. Toutes les affaires devaient être traitées dans un Conseil composé des ministres et des grands dignitaires, présidé par le grand électeur Joseph. Il fut établi que par des courriers partant tous les jours on ferait parvenir à Napoléon un rapport sur chaque affaire, avec l'avis personnel de l'archichancelier Cambacérès. Celui-ci, craignant que Joseph Bonaparte, présidant le Conseil du gouvernement, ne fut blessé du rôle de critique suprême attribué à l'un des membres de ce Conseil, en fit l'observation à Napoléon. Mais Napoléon l'interrompit brusquement, en lui disant que, pour ménager les vanités, il ne voulait pas se priver des lumières les plus précieuses pour lui. Il persista. Ses décisions devaient revenir à Paris à la suite du rapport envoyé par l'archichancelier. Il n'y avait que les cas d'urgence dans lesquels le Conseil fut autorisé à devancer la volonté de l'Empereur, et à donner des ordres, que chaque ministre exécutait sous sa responsabilité personnelle. Ainsi Napoléon se réservait la décision de toutes choses, même en son absence, et faisait de l'archichancelier Cambacérès l'œil de son gouvernement pendant qu'il serait loin du centre de l'Empire.
Tout ce qui l'entourait le vit partir avec chagrin. On n'avait pas le secret de son génie, on ne savait pas combien il abrégerait la guerre. On craignait qu'elle ne fût longue, et on était assuré qu'elle serait sanglante. On se demandait quel serait le sort de la France si une pareille tête venait à être frappée par le boulet qui perça la poitrine de Turenne, ou par la balle qui brisa le front de Charles XII. D'ailleurs ceux qui l'approchaient, tout brusque, tout absolu qu'il était, ne pouvaient s'empêcher de le chérir. Ce fut donc avec un vif regret qu'ils le virent s'éloigner. Il consentit à être accompagné jusqu'à Strasbourg par l'Impératrice, qui lui était toujours plus attachée, à mesure qu'elle avait plus de craintes pour la durée de son union avec lui. Il emmenait le maréchal Berthier, laissant à M. de Talleyrand l'ordre de suivre le quartier général à une certaine distance et avec quelques commis. Parti le 24 de Paris, Napoléon était arrivé le 26 à Strasbourg.
Déjà, au grand étonnement de l'Europe, l'armée, qui vingt jours auparavant se trouvait sur les bords de l'Océan, était au centre de l'Allemagne, sur les bords du Mein, du Necker et du Rhin. Jamais marche plus secrète, plus rapide, n'avait eu lieu dans aucun temps. Les têtes de colonne s'apercevaient partout, à Würzbourg, à Mayence, à Strasbourg. La joie des soldats était au comble, et quand ils voyaient Napoléon, ils l'accueillaient par les cris de Vive l'Empereur! mille fois répétés. Cette foule innombrable de troupes d'infanterie, d'artillerie, de cavalerie, subitement réunies; ces convois de vivres, de munitions, formés à la hâte; ces longues files de chevaux, achetés en Suisse et en Souabe; tous ces mouvements enfin d'une armée qu'on n'attendait pas quelques jours auparavant, et qui était subitement apparue, présentaient un spectacle unique, relevé encore par la présence d'une cour militaire à la fois sévère et brillante, et par une immense affluence de curieux accourus pour voir l'Empereur des Français partant pour la guerre.
La coalition s'était hâtée de son côté, mais elle n'était pas si bien préparée que Napoléon, et surtout pas si active, quoique animée des passions les plus ardentes. Il avait été convenu entre les puissances coalisées qu'elles porteraient leurs forces principales vers le Danube avant l'hiver, afin que Napoléon ne pût pas profiter de la difficulté des communications pendant la mauvaise saison, pour écraser l'Autriche isolée de ses alliés. Tous les ordres de mouvement avaient donc été donnés pour la fin d'août et le commencement de septembre. En agissant ainsi, les coalisés croyaient être fort en avance sur Napoléon, et se flattaient de pouvoir commencer les hostilités au moment qu'ils jugeraient le plus opportun. Ils ne s'attendaient pas à trouver les Français rendus sitôt sur le théâtre de la guerre.
Un rassemblement russe se formait à Revel, et s'embarquait dans les premiers jours de septembre pour Stralsund. Il se composait de 16 mille hommes sous le commandement du général Tolstoy. Douze mille Suédois les avaient déjà précédés à Stralsund. Ils devaient tous ensemble se rendre par le Mecklembourg en Hanovre, et s'y joindre à 15 mille Anglais, débarqués par l'Elbe à Cuxhaven. (Voir la carte no 28.) C'était une armée de 43 mille hommes destinée à exécuter l'attaque par le nord. Cette attaque devait être ou principale ou accessoire, suivant que la Prusse s'y joindrait ou ne s'y joindrait pas.
Deux grandes armées russes, de 60 mille hommes chacune, s'avançaient l'une par la Gallicie, sous le général Kutusof, l'autre par la Pologne, sous le général Buxhoewden. La garde russe, sous l'archiduc Constantin, forte de 12 mille hommes d'élite, suivait la seconde. Une armée de réserve sous le général Michelson se formait à Wilna. Le jeune empereur Alexandre, entraîné à la guerre par légèreté, assez clairvoyant pour apercevoir sa faute, mais point assez résolu pour en revenir, ou pour la corriger par l'énergie de l'exécution, l'empereur Alexandre, dominé, sans se l'avouer, par une crainte secrète, ne s'était décidé que fort tard à faire les derniers préparatifs. Le corps de Gallicie, qui, sous le général Kutusof, devait venir au secours des Autrichiens, n'avait atteint la frontière d'Autriche que vers la fin d'août. Il avait à traverser la Gallicie de Brody à Olmütz, la Moravie d'Olmütz à Vienne, l'Autriche et la Bavière de Vienne à Ulm. (Voir la carte no 28.) C'était beaucoup plus de chemin que les Français n'en avaient à parcourir de Boulogne à Ulm, et les Russes ne savaient pas franchir les distances comme les Français. L'Europe, qui a vu marcher nos soldats, sait bien que jamais il n'en exista d'aussi rapides. La prévision de Napoléon s'accomplissait donc, et déjà les Russes étaient en retard.
La seconde armée russe, placée entre Varsovie et Cracovie (voir la carte no 28), aux environs de Pulawi, forte, avec les gardes russes, de 70 mille hommes, attendait l'arrivée de l'empereur Alexandre pour recevoir ses directions à l'égard de la Prusse. Séjour de l'empereur Alexandre à Pulawi. Ce monarque avait voulu voir l'embarquement de ses troupes à Revel, avant de partir pour l'armée de Pologne, et s'était rendu à Pulawi, belle demeure de l'illustre famille des Czartoryski, à quelque distance de Varsovie. Il était là chez son jeune ministre des affaires étrangères, le prince Adam Czartoryski, pour communiquer de plus près avec la cour de Berlin.
À côté d'Alexandre se trouvait le prince Pierre Dolgorouki, officier débutant dans la carrière des armes, plein de présomption et d'ambition, ennemi de la coterie des jeunes gens d'esprit qui gouvernait l'empire, cherchant à persuader à l'empereur que ces jeunes gens étaient des Russes infidèles, qui, dans l'intérêt de la Pologne, trahissaient la Russie. La mobilité d'Alexandre donnait au prince Dolgorouki plus d'une chance de succès. Il était faux que le prince Adam, le plus honnête des hommes, fût capable de trahir Alexandre. Mais il haïssait la cour de Prusse, dont il prenait la faiblesse pour de la duplicité; il souhaitait, par un sentiment tout polonais, que le projet de violenter cette cour si elle n'adhérait pas aux vues de la coalition, s'accomplît à la rigueur, que l'on rompît avec elle, et que, passant sur le corps de ses armées à peine formées, on lui enlevât Varsovie et Posen, pour proclamer Alexandre roi de la Pologne reconstituée. C'était là un vœu tout naturel chez un Polonais, mais peu réfléchi chez un homme d'État russe. Napoléon seul suffisait pour battre la coalition: que serait-ce si on lui donnait l'alliance forcée de la Prusse?
Au surplus, c'était beaucoup trop exiger du caractère irrésolu d'Alexandre. Il avait envoyé son ambassadeur à Berlin, M. d'Alopeus, pour faire appel à l'amitié de Frédéric-Guillaume, pour lui demander d'abord le passage d'une armée russe à travers la Silésie, et pour lui insinuer ensuite qu'on ne doutait pas du concours de la Prusse pour l'œuvre si méritoire de la délivrance européenne. Le négociateur était même autorisé à déclarer au cabinet prussien qu'il n'y avait pas à balancer, que la neutralité était impossible, que si le passage n'était pas accordé de bonne grâce, on le prendrait de force. M. d'Alopeus devait être secondé par le prince Dolgorouki, l'aide de camp d'Alexandre. Celui-ci était chargé de laisser voir clairement à Berlin le parti pris d'entraîner la Prusse par des caresses, ou de la décider par la violence. On avait même poussé les choses à Pulawi, jusqu'à rédiger le manifeste qui précéderait les hostilités.
Tandis que ces vives instances étaient adressées à la Prusse par les agents russes, elle se trouvait en présence des négociateurs français, MM. Duroc et de Laforest, chargés par Napoléon de lui offrir le Hanovre. On doit se souvenir que le grand maréchal du palais Duroc était parti de Boulogne avec mission de porter cette offre à Berlin. La probité du jeune roi n'y avait pas tenu; et les sentiments de M. de Hardenberg, qu'on appelait en Europe le ministre bien pensant, n'y avaient pas tenu davantage. M. de Hardenberg ne voyait dans cette affaire qu'une difficulté, c'était de trouver une forme qui sauvât l'honneur de son maître aux yeux de l'Europe. Le roi et M. de Hardenberg lui-même entraînés par l'offre de Hanovre. Deux mois avaient été employés, juillet et août, à chercher cette forme. On en avait imaginé une qui ne laissait pas d'être assez ingénieuse. C'était la même que la coalition avait imaginée de son côté pour commencer la guerre contre Napoléon, c'est-à-dire une médiation armée. Le roi de Prusse devait, dans l'intérêt de la paix, qui était, disait-on, un besoin de toutes les puissances, déclarer à quelles conditions l'équilibre de l'Europe lui semblerait suffisamment garanti, énoncer ces conditions, et donner ensuite à comprendre qu'il se prononcerait pour ceux qui les admettraient contre ceux qui refuseraient de les admettre, ce qui signifiait qu'il ferait la guerre de moitié avec la France, afin de gagner le Hanovre. Il devait adopter, en effet, dans sa déclaration, la plupart des conditions de Napoléon, telles que la création du royaume d'Italie, avec séparation des deux couronnes à l'époque de la paix générale, la réunion du Piémont et de Gênes à l'Empire, la libre disposition de Parme et de Plaisance laissée à la France, l'indépendance de la Suisse et de la Hollande, enfin l'évacuation de Tarente et du Hanovre à la paix. Il n'y avait de difficulté que sur la manière d'entendre l'indépendance de la Suisse et de la Hollande. Napoléon, qui n'avait alors aucune vue sur ces deux pays, ne voulait cependant pas garantir leur indépendance dans des termes qui permissent aux ennemis de la France d'y opérer une contre-révolution. La crainte d'une guerre prochaine arrête le roi Frédéric-Guillaume prêt à s'allier à la France. Les contestations sur ce sujet s'étaient prolongées jusqu'à la fin du mois de septembre, et le jeune roi de Prusse allait finir par se résigner à la violence qu'on lui voulait faire, quand il reconnut clairement, à la marche des armées russes, autrichiennes et françaises, que la guerre était inévitable et prochaine. Saisi de crainte à cet aspect, il se rejeta en arrière, et ne parla plus ni de médiation armée, ni d'acquisition du Hanovre pour prix de cette médiation. Il rentra dans son système ordinaire de neutralité du nord de l'Allemagne. Alors MM. Duroc et de Laforest, d'après les ordres de Napoléon, lui offrirent ce que le cabinet de Berlin avait tant de fois demandé lui-même, la remise du Hanovre à la Prusse, à titre de dépôt, à condition que celle-ci en assurerait la possession à la France. Mais, quelque plaisir que fissent éprouver au roi Frédéric-Guillaume la retraite des Français, et la remise d'un dépôt si précieux, il vit qu'il faudrait s'opposer à l'expédition du nord, et il refusa encore. Il fit mille protestations d'attachement à Napoléon, à sa dynastie, à son gouvernement, ajoutant que s'il ne cédait pas à ses sympathies, c'est qu'il était sans défense contre la Russie du côté de la Pologne. Le roi de Prusse placé entre les instances des négociateurs russes et français. À cela MM. Duroc et de Laforest répliquèrent par l'offre d'une armée de 80 mille Français prête à se joindre aux Prussiens. Mais c'était encore la guerre, et Frédéric-Guillaume la repoussa sous cette nouvelle forme. C'est dans ce moment que M. d'Alopeus et le prince Dolgorouki arrivèrent à Berlin afin de demander à la Prusse de se prononcer pour la coalition. Le roi ne fut pas moins effrayé des demandes des uns que des propositions des autres. Il répondit par des protestations exactement semblables à celles qu'il adressait aux négociateurs français. Il était, disait-il, plein d'attachement pour le jeune ami dont il avait fait la connaissance à Memel, mais il serait le premier en butte aux coups de Napoléon, et il ne pouvait pas exposer ses sujets à de si grands périls, sans se rendre coupable envers eux. Les envoyés russes insistant, lui dirent que le rassemblement formé entre Varsovie et Cracovie était justement placé là pour le secourir, que c'était une amicale prévoyance de l'empereur Alexandre, que les 70 mille Russes composant ce rassemblement allaient traverser la Silésie et la Saxe, pour se porter sur le Rhin, et recevoir le premier choc des armées françaises. Les négociateurs russes ayant poussé les insinuations jusqu'à la menace, Frédéric-Guillaume irrité décide la mise sur le pied de guerre de l'armée prussienne. Ces raisons n'entraînèrent pas Frédéric-Guillaume. Alors on alla plus loin, et on lui laissa entendre qu'il était trop tard, que, ne doutant pas de son adhésion, on avait déjà ordonné aux troupes russes de franchir le territoire prussien. À cette espèce de violence, Frédéric-Guillaume ne se contint plus. On s'était trompé sur son caractère. Il était irrésolu, ce qui lui donnait souvent l'apparence de la faiblesse et de la duplicité, mais, poussé à bout, il devenait opiniâtre et colère. Il s'emporta, convoqua un conseil auquel furent appelés le vieux duc de Brunswick et le maréchal de Mollendorf, et se décida, malgré sa parcimonie, à mettre l'armée prussienne sur le pied de guerre. Se voyant sur le point d'être violenté par les uns ou par les autres, il résolut de prendre ses précautions, et ordonna la réunion de 80 mille hommes, ce qui devait lui coûter 16 millions d'écus prussiens (64 millions de francs), à prélever, partie sur les revenus de l'État, partie sur le trésor du grand Frédéric, trésor dissipé sous le règne précédent, et refait pendant le règne actuel à force d'économies.
M. d'Alopeus, effrayé de ces dispositions, se hâta d'écrire à Pulawi, pour conseiller à son empereur, avec les plus vives instances, de ménager le roi de Prusse, si on ne voulait avoir toutes les forces de la monarchie prussienne sur les bras.
Quand ces nouvelles arrivèrent à Pulawi, elles ébranlèrent la résolution d'Alexandre. Le prince Adam Czartoryski l'avait vivement pressé de se décider, de ne pas donner à la Prusse le temps de se mettre en garde; et d'enlever le passage au lieu de le solliciter si longuement. Si la Prusse tournait à la guerre, disait le prince Adam, on déclarerait Alexandre roi de Pologne, et on organiserait ce royaume sur les derrières des armées russes. Si au contraire elle se rendait, on aurait réalisé le plan des coalisés, et conquis un allié de plus. Mais Alexandre, éclairé par la correspondance de M. d'Alopeus, résista aux conseils de son jeune ministre, renvoya son aide de camp Dolgorouki à Berlin, pour affirmer à son royal ami qu'il n'avait jamais eu l'intention de contraindre sa volonté, qu'au contraire il venait de donner ordre à l'armée russe de s'arrêter sur la frontière prussienne, qu'il en agissait ainsi par déférence pour lui, mais que de si grandes affaires ne pouvaient pas se traiter par intermédiaires, et qu'il lui demandait une entrevue. Frédéric-Guillaume craignant d'être violenté par les caresses d'Alexandre, autant qu'il aurait pu l'être par ses armées, ne se sentait aucun goût pour une telle entrevue. Entrevue proposée par Alexandre à Frédéric-Guillaume, et acceptée pour les premiers jour d'octobre. Cependant la cour, qui penchait pour la coalition et pour la guerre, la reine, dont les sentiments étaient d'accord avec ceux du jeune empereur, lui persuadèrent qu'il ne pouvait pas refuser. L'entrevue fut accordée pour les premiers jours d'octobre. En attendant, MM. de Laforest et Duroc étaient à Berlin, recevant de leur côté toute sorte d'assurances de neutralité.
Tandis que les Russes employaient ainsi le mois de septembre, l'Autriche faisait un meilleur usage de ce temps précieux. Pendant qu'elle chargeait M. de Cobentzel de répéter sans cesse à Paris que son unique désir était de négocier et d'obtenir des garanties pour l'état futur de l'Italie, elle mettait à profit les subsides anglais avec la plus extrême activité. Elle avait réuni d'abord 100 mille hommes en Italie, sous l'archiduc Charles. C'était là qu'elle plaçait son meilleur général, sa plus forte armée, afin de recouvrer ses provinces les plus regrettées. Distribution des forces de l'Autriche. Vingt-cinq mille hommes, sous l'archiduc Jean, celui qui commandait à Hohenlinden, gardaient le Tyrol; 80 à 90 mille hommes étaient destinés à envahir la Bavière, à se porter en Souabe, et à prendre la fameuse position d'Ulm, où M. de Kray, en 1800, avait retenu si longtemps le général Moreau. Les 50 ou 60 mille Russes du général Kutusof, venant se joindre à l'armée autrichienne, devaient former une masse de 140 mille combattants, avec laquelle on espérait donner assez d'occupation aux Français pour procurer aux autres armées russes le temps d'arriver, à l'archiduc Charles le temps de reconquérir l'Italie, et aux troupes envoyées en Hanovre et à Naples, le temps de produire une diversion utile. Le général Mack chargé de commandement de l'armée de Souabe. C'était le fameux général Mack, celui qui avait été le rédacteur de tous les plans de campagne contre la France, et qui venait, avec beaucoup d'activité et une certaine intelligence des détails militaires, de remettre l'armée autrichienne sur le pied de guerre, c'était ce même général qu'on avait chargé du commandement de l'armée de Souabe, de moitié avec l'archiduc Ferdinand.
On avait profité des villes appartenant à l'Autriche dans cette contrée, pour préparer des magasins entre le lac de Constance et le haut Danube. La ville de Memmingen, placée sur l'Iller, et formant la gauche de la position dont Ulm forme la droite, était une de ces villes. On y avait réuni des approvisionnements immenses, et élevé quelques retranchements, ce qu'il n'était pas possible de faire à Ulm, qui appartenait à la Bavière.
Tout cela s'était exécuté dans les derniers jours d'août. Mais l'Autriche, par une précipitation qui ne lui était pas ordinaire, commit ici une faute grave. On ne pouvait occuper cette position d'Ulm sans franchir la frontière bavaroise. L'Autriche essaie de surprendre la Bavière. De plus, la Bavière possédait une armée de 25 mille hommes, de grands magasins, la ligne de l'Inn, et on avait ainsi toute sorte de raisons pour être les premiers à se saisir d'une si riche proie. On imagina d'agir avec elle comme la Russie avec la Prusse, c'est-à-dire de la surprendre et de l'entraîner. C'était plus facile, il est vrai, mais les conséquences, si on échouait, devaient être fâcheuses.
Le général Mack étant arrivé sur les bords de l'Inn, le prince de Schwarzenberg fut envoyé à Munich, pour faire à l'électeur les instances les plus vives de la part de l'empereur d'Allemagne. Il était chargé de lui demander de se prononcer en faveur de la coalition, de joindre ses troupes à celles de l'Autriche, de consentir à ce qu'elles fussent incorporées, dans l'armée impériale, dispersées régiment par régiment dans les divisions autrichiennes, de livrer son territoire, ses magasins aux coalisés, de se joindre en un mot à cette nouvelle croisade contre l'ennemi commun de l'Allemagne et de l'Europe. Le prince de Schwarzenberg était autorisé, s'il le fallait, à offrir à la Bavière, dans le pays de Salzbourg, dans le Tyrol même, les plus beaux agrandissements, pourvu que l'Italie étant reconquise par les armes communes, on pût reporter dans cette contrée les branches collatérales de la maison impériale, qui en avaient été éloignées.
Tandis que le prince de Schwarzenberg arrivait à Munich, l'électeur se trouvait dans une situation assez semblable à celle de la Prusse elle-même. M. Otto, celui qui, en 1801, avait si habilement négocié la paix de Londres, était notre ministre à Munich. Affectant, au milieu de cette capitale, d'être négligé par la cour, il avait néanmoins de secrètes entrevues avec l'électeur, et s'efforçait de lui démontrer que la Bavière n'existait que par la protection de Napoléon. Il est certain que, dans cette circonstance, comme dans beaucoup d'autres, elle ne pouvait se sauver de la convoitise autrichienne qu'en s'appuyant sur la France. Si, même en 1803, elle avait obtenu une raisonnable part des indemnités germaniques, elle ne le devait qu'à l'intervention française. M. Otto en insistant sur ces considérations avait mis un terme aux hésitations de l'électeur, et l'avait amené à se lier, le 24 août, par un traité d'alliance. Le plus profond secret avait été promis et gardé. Ce fut quelques jours après, le 7 septembre, que parut à Munich le prince de Schwarzenberg. L'électeur, qui était très-faible, avait auprès de lui une nouvelle cause de faiblesse dans l'électrice sa femme, l'une de ces trois belles princesses de Baden qui étaient montées sur les trônes de Russie, de Suède, de Bavière, et qui toutes trois se signalaient par leur passion contre la France. Des trois, l'électrice de Bavière était la plus vive. Elle s'agitait, pleurait, et témoignait le plus grand chagrin de voir son époux enchaîné à Napoléon, et le rendait plus malheureux encore qu'il ne l'eût été naturellement par ses propres agitations. M. de Schwarzenberg, suivi à deux marches par l'armée autrichienne, secondé par les larmes de l'électrice, parvint à ébranler l'électeur, et lui arracha la promesse de se donner à l'Autriche. Ce prince toutefois, effrayé des conséquences de ce brusque changement, craignant le général Mack, qui était près, mais aussi Napoléon, quoiqu'il fût loin, crut devoir prévenir M. Otto, s'excuser de sa conduite en alléguant le malheur de sa position, et solliciter l'indulgence de la France. M. Otto, averti par cet aveu, courut auprès de l'électeur, lui montra le danger d'une telle défection, et la certitude d'avoir bientôt Napoléon victorieux à Munich, faisant la paix par le sacrifice de la Bavière à l'Autriche. Certaines circonstances secondaient les raisonnements de M. Otto. La demande de disloquer l'armée pour la disperser dans les divisions autrichiennes avait indigné les généraux et les officiers bavarois. On apprenait en même temps que les Autrichiens, sans attendre le consentement demandé à Munich, avaient passé l'Inn, et l'opinion publique était révoltée d'une pareille violation du territoire. On disait tout haut que si Napoléon était ambitieux, M. Pitt ne l'était pas moins; que celui-ci avait acheté le cabinet de Vienne, et que, grâce à l'or de l'Angleterre, l'Allemagne allait être de nouveau foulée aux pieds par les soldats de toute l'Europe. Indépendamment de ces circonstances favorables à M. Otto, l'électeur avait un ministre habile, M. de Montgelas, dévoré d'ambition pour son pays, rêvant pour la Bavière, dans le dix-neuvième siècle, les agrandissements que la Prusse avait acquis dans le dix-huitième, cherchant sans cesse si c'était à Vienne ou à Paris qu'il y avait plus de chance de les obtenir, et ayant fini par croire que ce serait avec la puissance la plus novatrice, c'est-à-dire avec la France. Il avait donc opiné pour le traité d'alliance signé avec M. Otto. Touché cependant des offres du prince de Schwarzenberg, il fut ébranlé un instant sous l'influence de l'ambition comme son maître sous celle de la faiblesse. Mais il fut bientôt ramené, et les instances de M. Otto, secondées par l'opinion publique, par l'irritation de l'armée bavaroise, par les conseils de M. de Montgelas, l'emportèrent encore une fois. L'électeur fut rendu à la France. Dans le désordre d'esprit où était ce prince, on lui fit accepter tout ce qu'on voulut. On lui proposa de se réfugier à Würzbourg, évêché sécularisé pour la Bavière en 1803, et de s'y faire suivre par son armée. L'électeur de Bavière finit par se prononcer en faveur de la France, et se rend à Würzbourg avec sa cour et son armée. Il accueillit cette proposition. Afin de gagner du temps, il annonça à M. de Schwarzenberg qu'il envoyait à Vienne un général bavarois, M. de Nogarola, partisan connu de l'Autriche, et chargé de traiter avec elle. Cela fait, l'électeur partit avec toute sa cour dans la nuit du 8 au 9 septembre, se rendit d'abord à Ratisbonne, et de Ratisbonne à Würzbourg, où il arriva le 12 septembre. Les troupes bavaroises, réunies à Amberg et à Ulm, reçurent l'ordre de se concentrer à Würzbourg. L'électeur, en quittant Munich, publia un manifeste pour dénoncer à la Bavière et à l'Allemagne la violence dont il venait d'être la victime.
M. de Schwarzenberg et le général Mack, qui avaient passé l'Inn, virent ainsi l'électeur, sa cour, son armée leur échapper, et le ridicule les atteindre autant que l'indignation. Les Autrichiens s'avancèrent à marches forcées sans pouvoir joindre les Bavarois, et trouvèrent partout l'opinion du pays soulevée contre eux. Une circonstance contribua surtout à irriter le peuple en Bavière. Les Autrichiens avaient les mains pleines d'un papier monnaie qui n'avait cours à Vienne qu'avec une grande perte. Ils obligeaient les habitants à prendre comme argent ce papier discrédité. Un grave dommage pécuniaire se joignait donc à tous les sentiments nationaux froissés pour révolter les Bavarois.
Le général Mack, après cette triste expédition, dont au reste il était moins responsable que le négociateur autrichien, se porta sur le haut Danube, et prit la position qui lui était depuis longtemps assignée, la droite à Ulm, la gauche à Memmingen, le front couvert par l'Iller, qui passe par Memmingen pour se jeter à Ulm dans le Danube. (Voir les cartes nos 28 et 29.) Opinion de l'état-major autrichien sur la position d'Ulm. Les officiers de l'état-major autrichien n'avaient cessé de vanter cette position depuis quelques années, comme la meilleure qu'on pût occuper pour tenir tête aux Français débouchant de la Forêt-Noire. On y avait l'une de ses ailes appuyée au Tyrol, l'autre au Danube. On se croyait donc bien garanti des deux côtés, et quant à ses derrières on n'y songeait point, n'imaginant pas que les Français pussent jamais arriver autrement que par la route ordinaire. Le général Mack avait attiré à lui le général Jellachich, avec la division du Vorarlberg. Il avait 65 mille hommes directement sous sa main, et sur ses derrières, pour se lier avec les Russes, le général Kienmayer à la tête de 20 mille hommes. C'était un total de 85 mille combattants.
Le général Mack était donc où Napoléon l'avait supposé et désiré, c'est-à-dire sur le haut Danube, séparé des Russes par la distance de Vienne à Ulm. L'électeur de Bavière était à Würzbourg, avec sa cour éplorée, avec son armée indignée contre les Autrichiens, et dans l'attente de la prochaine arrivée des Français.
Il ne reste plus, pour avoir une idée complète de la situation de l'Europe pendant cette grande crise, qu'à jeter un instant les yeux sur ce qui se passait dans le midi de l'Italie. Les conseillers suprêmes de la coalition ne voulant pas que la cour de Naples, observée par les vingt mille Français du général Saint-Cyr, se compromît trop tôt, lui avaient suggéré une vraie trahison, qui ne devait guère coûter à une cour aveuglée et démoralisée par la haine. Trahison conseillée à la cour de Naples par les puissances coalisées. On lui avait conseillé de signer avec la France un traité de neutralité, afin d'obtenir la retraite du corps qui était à Tarente. Quand ce corps se serait retiré, la cour de Naples, moins surveillée, aurait, lui disait-on, le temps de se déclarer, et de recevoir les Russes et les Anglais. Le général russe Lascy, homme prudent et avisé, était à Naples, chargé de tout préparer en secret, et d'amener les coalisés quand le moment serait jugé opportun. Il y avait 12 mille Russes à Corfou, outre une réserve à Odessa, et 6 mille Anglais à Malte. On comptait encore sur 36 mille Napolitains, un peu moins mal organisés que de coutume, et sur la levée en masse des brigands de la Calabre.
Ce traité, proposé à Napoléon à la veille de son départ de Paris, lui avait paru acceptable, car il ne croyait pas qu'une cour aussi faible s'exposât avec lui aux conséquences d'une trahison. Il se figurait que le terrible exemple qu'il avait fait de Venise en 1797 avait dû guérir les gouvernements italiens de leur penchant à la fourberie. Il trouvait dans un traité de neutralité qui excluait les Russes et les Anglais du midi de l'Italie, l'avantage de pouvoir donner 20 mille hommes de plus à Masséna, si les 50 mille dont celui-ci disposait n'étaient pas suffisants pour défendre l'Adige.
Il accepta donc cette proposition, et, par traité signé à Paris le 21 septembre, il consentit à retirer ses troupes de Tarente, sur la promesse que lui fit la cour de Naples de ne souffrir aucun débarquement des Russes et des Anglais. À cette condition, le général Saint-Cyr eut ordre de s'acheminer vers la Lombardie, et la reine Caroline, ainsi que son faible époux, purent en liberté préparer une soudaine levée de boucliers sur les derrières des Français.
Telle était, du 20 au 25 septembre, la situation des puissances coalisées. Les Russes et les Suédois, chargés de l'attaque du nord, se réunissaient à Stralsund, pour se combiner avec un débarquement d'Anglais aux bouches de l'Elbe; une armée russe s'organisait à Wilna, sous le général Michelson; l'empereur Alexandre, avec le corps de ses gardes et l'armée de Buxhoewden, était à Pulawi sur la Vistule, sollicitant une entrevue du roi de Prusse; une autre armée russe, sous le général Kutusof, avait pénétré par la Gallicie en Moravie, pour se joindre aux Autrichiens. Celle-ci était à la hauteur de Vienne, et allait remonter le Danube. Le général Mack, plus avancé de cent lieues, avait pris position à Ulm, à la tête de 85 mille hommes, attendant les Français au débouché de la Forêt-Noire. L'archiduc Charles était avec 400 mille hommes sur l'Adige. La cour de Naples méditait une surprise qui devait s'exécuter avec les Russes de Corfou et les Anglais de Malte.
Napoléon, comme on l'a déjà vu, était arrivé à Strasbourg le 26 septembre. Ses colonnes avaient suivi exactement ses ordres, et parcouru les routes qu'il leur avait tracées. (Voir la carte no 28.) Marche du corps du maréchal Bernadotte. Le maréchal Bernadotte, après avoir pourvu la place d'Hameln de munitions, de vivres, et d'une forte garnison, après y avoir déposé les hommes les moins capables de faire campagne, était parti de Gœttingue avec 17 mille soldats, tous propres aux plus dures fatigues. Il avait prévenu l'électeur de Hesse de son passage, en y mettant les formes prescrites par Napoléon. Il avait d'abord rencontré un consentement, puis un refus, dont il n'avait tenu aucun compte, et avait traversé la Hesse sans éprouver de résistance. Des officiers d'administration, précédant le corps d'armée, commandaient des vivres à chaque station, et, payant tout argent comptant, trouvaient des spéculateurs empressés de satisfaire aux besoins de nos troupes. Une armée qui porte avec elle un pécule peut vivre sans magasins, sans perte de temps, sans vexations pour le pays qu'elle traverse, pour peu que ce pays soit abondant en denrées alimentaires. Bernadotte avec ce moyen traversa sans difficulté les deux Hesses, la principauté de Fulde, les États du prince archichancelier, et la Bavière. Il marchait perpendiculairement du nord au midi. Il arriva le 17 septembre près de Cassel, le 20 à Giessen, le 27 à Würzbourg, à la grande joie de l'électeur de Bavière, qui se mourait d'épouvante au milieu des nouvelles contradictoires des Autrichiens et des Français. Un ministre de l'empereur d'Allemagne était accouru auprès de ce prince, pour lui présenter des excuses sur ce qui s'était passé, et pour essayer de le ramener. Le ministre autrichien ne connut la marche du corps de Bernadotte que lorsque la cavalerie française parut sur les hauteurs de Würzbourg. Il partit sur-le-champ, nous laissant l'électeur pour toujours, c'est-à-dire pour toute la durée de notre prospérité.
M. de Montgelas, afin de mieux colorer la conduite de son maître, nous demanda une précaution peu honorable pour la Bavière, c'était d'altérer la date du traité d'alliance conclu avec la France. Ce traité avait été signé en réalité le 24 août, M. de Montgelas exprima le désir de lui attribuer une autre date, celle du 23 septembre. On y consentit, et il put soutenir à ses confédérés de Ratisbonne, qu'il ne s'était donné à la France que le lendemain des violences de l'Autriche.
Le général Marmont remontant le Rhin, et s'en servant pour transporter son matériel, s'était mis en marche par la belle route que Napoléon avait ouverte le long de la rive gauche du fleuve, et qui est l'un des ouvrages mémorables de son règne. Il était le 12 septembre à Nimègue, le 18 à aux environs de Würzbourg. (Voir la carte no 28.) Il amenait un corps de 20 mille hommes, un parc de 40 bouches à feu bien attelées, et des munitions considérables. Dans ces 20 mille hommes se trouvait comprise une division de troupes hollandaises, commandée par le général Dumonceau. Quant aux quinze mille Français qui composaient ce corps, un fait sans exemple dans l'histoire de la guerre donnera une juste idée de leur qualité. Ils venaient de traverser une partie de la France et de l'Allemagne, et de marcher vingt jours de suite sans s'arrêter: il y manquait neuf hommes en tout, en arrivant à Würzbourg. Il n'y a pas de général qui ne se fût regardé comme heureux s'il en avait perdu deux ou trois cents seulement, car c'est à l'entrée en campagne, et par l'effet des premières marches, que les tempéraments faibles se déclarent et restent en arrière.
Vers la fin de septembre, Napoléon avait donc au centre de la Franconie, à six journées du Danube, et menaçant le flanc des Autrichiens, le maréchal Bernadotte avec 17 mille hommes, le général Marmont avec 20. Il faut ajouter à ces forces 25 mille Bavarois, réunis à Würzbourg, et animés d'un véritable enthousiasme pour la cause des Français, devenue la leur dans le moment. Ils battaient des mains en voyant paraître nos régiments.
Le maréchal Davout avec le corps parti d'Ambleteuse, le maréchal Soult avec celui qui était parti de Boulogne, le maréchal Ney avec celui qui était parti de Montreuil, traversant la Flandre, la Picardie, la Champagne et la Lorraine, étaient sur le Rhin du 23 au 24 septembre, précédés par la cavalerie, que Napoléon avait mise en mouvement quatre jours avant l'infanterie. Tous avaient marché avec une ardeur sans pareille. La division Dupont, en traversant le département de l'Aisne, avait laissé en arrière une cinquantaine d'hommes appartenant à ce département. Ils étaient allés visiter leurs familles, et le surlendemain ils avaient tous rejoint. Après avoir fait 150 lieues au milieu de l'automne, sans se reposer un seul jour, cette armée n'avait ni malades, ni traînards; exemple unique, dû à l'esprit des troupes et à un long campement.
Le maréchal Augereau avait formé ses divisions en Bretagne. Partant de Brest, passant par Alençon, Sens, Langres, Béfort, il avait la France à traverser dans sa plus grande étendue, et devait être sur le Rhin une quinzaine de jours après les autres corps. Aussi était-il destiné à servir de réserve.
Jamais étonnement ne fut égal à celui qu'inspira dans toute l'Europe l'arrivée imprévue de cette armée. On la croyait aux bords de l'Océan, et en vingt jours, c'est-à-dire dans le temps à peine nécessaire pour que le bruit de sa marche commençât à se répandre, elle apparaissait sur le Rhin, et inondait l'Allemagne méridionale. C'était l'effet d'une extrême promptitude à se résoudre, et d'un art profond à cacher les déterminations prises.
La nouvelle de l'apparition des Français se répandit à l'instant même, et ne fit naître chez les généraux allemands d'autre idée que celle-ci: c'est que le principal théâtre de la guerre serait en Bavière et non en Italie, puisque Napoléon et l'armée de l'Océan s'y rendaient. Il n'en résulta que la demande d'augmenter les forces autrichiennes en Souabe, et l'ordre, qui déplut fort à l'archiduc Charles, d'envoyer un détachement de l'Italie dans le Tyrol, afin de venir par le Vorarlberg au secours du général Mack. Mais le véritable dessein de Napoléon resta profondément caché. Les troupes réunies à Würzbourg parurent avoir pour mission unique de recueillir les Bavarois et de protéger l'électeur. Le rassemblement principal placé sur le haut Rhin, à l'entrée des défilés de la Forêt-Noire, sembla destiné à s'y engager. Le général Mack se confirma donc chaque jour dans son idée de garder la position d'Ulm, qui lui avait été assignée.
Napoléon, ayant réuni toute son armée, lui donna une organisation qu'elle a toujours conservée depuis, et un nom qu'elle gardera perpétuellement dans l'histoire, celui de la GRANDE ARMÉE.
Il la distribua en sept corps. Le maréchal Bernadotte, avec les troupes amenées du Hanovre, formait le premier corps, fort de 17 mille hommes. Le général Marmont, avec les troupes venues de Hollande, formait le second, qui comptait 20 mille soldats présents au drapeau. Les troupes du maréchal Davout, campées à Ambleteuse, et occupant la troisième place le long des côtes de l'Océan, avaient reçu le titre de troisième corps, et s'élevaient à un effectif de 26 mille combattants. Le maréchal Soult, avec le centre de la grande armée de l'Océan, campé à Boulogne, et composé de 40 mille fantassins et artilleurs, formait le quatrième corps. La division Suchet devait bientôt en être détachée pour faire partie du cinquième corps, avec la division Gazan et les grenadiers d'Arras, connus dorénavant sous le titre de grenadiers Oudinot, du nom de leur brave chef. Indépendamment de la division Suchet, ce cinquième corps devait s'élever à 18 mille hommes. Il était destiné au fidèle et héroïque ami de Napoléon, au maréchal Lannes, qui avait été rappelé du Portugal pour prendre part à la périlleuse expédition de Boulogne, et qui maintenant allait suivre l'Empereur jusqu'aux bords de la Morawa, de la Vistule et du Niémen. Sous l'intrépide Ney, le camp de Montreuil composait le sixième corps, et s'élevait à 24 mille soldats. Augereau, avec deux divisions fortes tout au plus de 14 mille hommes, placé le dernier sur la ligne des côtes (il était à Brest), composa le septième corps. Le titre de huitième corps fut donné plus tard aux troupes d'Italie lorsqu'elles vinrent agir en Allemagne. Cette organisation était celle de l'armée du Rhin, mais avec d'importantes modifications, adaptées au génie de Napoléon et nécessaires à l'exécution des grandes choses qu'il méditait.
Dans l'armée du Rhin chaque corps, complet en toutes armes, présentait à lui seul une petite armée, se suffisant à elle-même, et capable de livrer bataille. Aussi ces corps tendaient-ils à s'isoler, surtout sous un général comme Moreau, qui ne commandait qu'en proportion de son esprit et de son caractère. Napoléon avait organisé son armée de manière qu'elle fût tout entière dans sa main. Chaque corps était complet seulement en infanterie; il avait en artillerie le nécessaire, et en cavalerie tout juste ce qu'il fallait pour se bien garder, c'est-à-dire quelques escadrons de hussards ou de chasseurs. Napoléon se réservait ensuite de les compléter en artillerie et en cavalerie, à l'aide d'une réserve de ces deux armes, dont il disposait seul. Suivant le terrain et les occurrences, il retirait à l'un pour le donner à l'autre, ou un renfort de bouches à feu, ou une masse de cuirassiers.
Il avait tenu surtout à réunir sous un même chef, et dans une dépendance immédiate de sa volonté, la masse principale de sa cavalerie. Comme c'est avec elle qu'on observe l'ennemi en courant sans cesse autour de lui, qu'on achève sa défaite quand il est ébranlé, qu'on le poursuit et l'enveloppe quand il est en fuite, Napoléon avait voulu se réserver exclusivement ce moyen de préparer la victoire, de la décider et d'en recueillir les fruits. Il avait donc réuni en un seul corps la grosse cavalerie, composée des cuirassiers et des carabiniers, commandés par les généraux Nansouty et d'Hautpoul; il y avait ajouté les dragons tant à pied qu'à cheval, sous les généraux Klein, Walther, Beaumont, Bourcier et Baraguey-d'Hilliers, et avait confié le tout à son beau-frère Murat, qui était l'officier de cavalerie le plus entraînant de cette époque, et qui sous ses ordres représentait le magister equitum des armées romaines. Des batteries d'artillerie volante suivaient cette cavalerie, et lui procuraient, outre la puissance des sabres, celle des feux. On la verra bientôt se répandre dans la vallée du Danube, culbuter les Autrichiens et les Russes, entrer pêle-mêle avec eux dans Vienne étonnée, puis, se reportant dans les plaines de la Saxe et de la Prusse, poursuivre jusqu'aux bords de la Baltique, enlever tout entière l'armée prussienne, ou, se précipitant à Eylau sur l'infanterie russe, sauver la fortune de Napoléon par l'un des chocs les plus impétueux que jamais les masses armées aient donnés ou reçus. Cette réserve comptait 22 mille cavaliers, dont 6 mille cuirassiers, 9 à 10 mille dragons à cheval, 6 mille dragons à pied, un millier d'artilleurs à cheval.
Enfin la réserve générale de la grande armée était la garde impériale, corps d'élite le plus beau de l'univers, servant tout à la fois de moyen d'émulation et de moyen de récompense pour les soldats qui se distinguaient, car on ne les introduisait dans les rangs de cette garde que lorsqu'ils avaient fait leurs preuves. La garde impériale se composait, ainsi que la garde consulaire, de grenadiers et de chasseurs à pied, de grenadiers et de chasseurs à cheval, à peu près comme un régiment dont on n'aurait conservé que les compagnies d'élite. Elle comprenait en outre un beau bataillon italien, représentant la garde royale du roi d'Italie, un superbe escadron de mameluks, dernier souvenir de l'Égypte, et deux escadrons de gendarmerie d'élite pour faire la police du quartier général, en tout 7 mille hommes. Napoléon y avait ajouté en grande proportion l'arme qu'il aimait, parce que dans certaines occasions elle suppléait à toutes les autres, l'artillerie; il avait formé un parc de 24 pièces de canon, armé et attelé avec un soin particulier, ce qui faisait à peu près quatre pièces par mille hommes.
La garde ne quittait guère le quartier général; elle marchait presque toujours à côté de l'Empereur, avec Lannes et les grenadiers d'Oudinot.
Telle était la grande armée. Elle présentait une masse de 186 mille combattants réellement présents sous les drapeaux. On y comptait 38 mille cavaliers et 340 bouches à feu. Si on y ajoute les 50 mille hommes de Masséna, les 20 mille du général Saint-Cyr, on aura un total de 256 mille Français, répandus depuis le golfe de Tarente jusqu'aux bouches de l'Elbe, avec une réserve d'environ 150 mille jeunes soldats dans l'intérieur. Si on y ajoute encore 25 mille Bavarois, 7 à 8 mille sujets des souverains de Bade et de Wurtemberg, prêts à entrer en ligne, on peut dire que Napoléon allait, avec 250 mille Français, 30 et quelques mille Allemands, combattre environ 500 mille coalisés, dont 250 mille Autrichiens, 200 mille Russes, 50 mille Anglais, Suédois, Napolitains, ayant aussi leur réserve dans l'intérieur de l'Autriche, de la Russie et sur les flottes anglaises. La coalition espérait y joindre 200 mille Prussiens. Ce n'était pas impossible, si Napoléon ne se hâtait de vaincre.
Il était pressé, en effet, d'entrer en action, et il ordonna le passage du Rhin pour le 25 et le 26 septembre, après avoir sacrifié deux ou trois jours à faire reposer les hommes, à réparer quelques dommages dans le harnachement de la cavalerie et de l'artillerie, à échanger quelques chevaux blessés ou fatigués contre des chevaux frais, dont on avait réuni un grand nombre en Alsace, à préparer enfin le grand parc et des quantités considérables de biscuit. Voici quelles furent ses dispositions pour tourner la Forêt-Noire, derrière laquelle le général Mack, campé à Ulm, attendait les Français.
En fixant les yeux sur cette contrée si souvent parcourue par nos armées, et par ce motif si souvent décrite dans cette histoire (voir les cartes nos 28 et 29), on voit le Rhin sortir du lac de Constance, couler à l'ouest jusqu'à Bâle, puis se redresser tout à coup pour couler presque directement au nord. On voit le Danube, au contraire, issu de quelques faibles sources, assez près du point où le Rhin sort du lac de Constance, se jeter à l'est, et suivre cette direction, avec très-peu de déviations, jusqu'à la mer Noire. Description des Alpes de Souabe et de la Forêt-Noire. C'est une chaîne de montagnes fort médiocres, très-improprement appelées Alpes de Souabe, qui sépare ainsi les deux fleuves, et verse le Rhin dans les mers du Nord, et le Danube dans les mers de l'Orient. Ces montagnes montrent à la France leurs sommets les plus escarpés, et vont, en s'abaissant insensiblement, finir dans les plaines de la Franconie, entre Nordlingen et Donauwerth. De leur flanc entr'ouvert et revêtu de forêts qu'on appelle du nom général de Forêt-Noire, coulent à gauche, c'est-à-dire vers le Rhin, le Necker et le Mein, à droite le Danube, qui longe leur revers presque dépouillé de bois et dessiné en terrasses. Elles sont percées de défilés étroits qu'il faut nécessairement traverser pour aller du Rhin au Danube, à moins qu'on n'évite ces montagnes, soit en remontant le Rhin jusqu'au-dessus de Schaffhouse, soit en parcourant leur pied de Strasbourg à Nordlingen, jusqu'aux plaines de la Franconie, où elles disparaissent. Dans les guerres antérieures, les Français avaient alternativement suivi deux routes. Tantôt débouchant du Rhin entre Strasbourg et Huningue, ils avaient traversé les défilés de la Forêt-Noire; tantôt remontant le Rhin jusqu'à Schaffhouse, ils avaient franchi ce fleuve près du lac de Constance, et s'étaient ainsi trouvés aux sources du Danube, en évitant le passage des défilés.
Napoléon, voulant se placer entre les Autrichiens qui étaient postés à Ulm, et les Russes qui arrivaient à leur secours, dut suivre une tout autre route. S'étudiant d'abord à fixer l'attention des Autrichiens vers les défilés de la Forêt-Noire, par le spectacle de ses colonnes prêtes à s'y engager, il dut ensuite côtoyer les Alpes de Souabe sans les franchir, les côtoyer jusqu'à Nordlingen, tourner, avec tous ses corps réunis, leur extrémité abaissée, et passer le Danube à Donauwerth. Par ce mouvement, il ralliait, chemin faisant, les corps de Bernadotte et de Marmont déjà rendus à Würzbourg, il débordait la position d'Ulm, débouchait sur les derrières du général Mack, et réalisait le plan arrêté depuis longtemps dans son esprit, et duquel il attendait les plus vastes résultats.
Le 25 septembre, il enjoignit à Murat et à Lannes de passer le Rhin à Strasbourg, avec la réserve de cavalerie, les grenadiers Oudinot et la division Gazan. (Voir la carte no 29.) Murat devait porter ses dragons d'Oberkirch à Freudenstadt, d'Offenbourg à Rothweil, de Fribourg à Neustadt, et les présenter ainsi à la tête des principaux défilés, de manière à faire supposer que l'armée elle-même allait les traverser. Des vivres étaient commandés sur cette direction pour compléter l'illusion de l'ennemi. Lannes devait appuyer ces reconnaissances par quelques bataillons de grenadiers; mais en réalité, placé avec le gros de son corps, en avant de Strasbourg, sur la route de Stuttgard, il avait ordre de couvrir le mouvement des maréchaux Ney, Soult et Davout, chargés de franchir le Rhin au-dessous. Le général Songis, qui commandait l'artillerie, avait jeté deux ponts de bateaux, le premier entre Lauterbourg et Carlsruhe pour le corps du maréchal Ney, le second aux environs de Spire pour le corps du maréchal Soult. Le maréchal Davout avait à sa disposition le pont de Manheim. Ces maréchaux, devaient parcourir transversalement les vallées qui descendent de la chaîne des Alpes de Souabe, et côtoyer cette chaîne, en s'appuyant les uns aux autres, de façon à pouvoir se secourir en cas d'apparition subite de l'ennemi. Ordre leur était donné à tous d'avoir quatre jours de pain dans le sac des soldats, et quatre jours de biscuit dans des fourgons, pour le cas ou il faudrait exécuter des marches forcées. Napoléon ne quitta Strasbourg que lorsqu'il vit en mouvement ses parcs et ses réserves sous l'escorte d'une division d'infanterie. Il passa le Rhin le 1er octobre, accompagné de sa garde, après avoir fait ses adieux à l'Impératrice, qui continua de séjourner à Strasbourg, avec la cour impériale et la chancellerie de M. de Talleyrand.
Arrivé sur le territoire du grand-duché de Baden, Napoléon y trouva la famille régnante, accourue pour lui rendre hommage. Le vieil électeur s'y présenta entouré de trois générations de princes. Il avait voulu, comme tous les souverains d'Allemagne de second et troisième ordre, obtenir le bienfait de la neutralité, véritable chimère en de telles circonstances, car, lorsque les petites puissances allemandes n'ont pas su empêcher la guerre en résistant aux grandes puissances qui la désirent, elles ne doivent pas se flatter d'en écarter les malheurs par une neutralité qui est impossible, puisqu'elles sont presque toutes sur la route obligée des armées belligérantes. Napoléon négocie en passant des traités d'alliance avec les maisons de Baden et de Wurtemberg. Napoléon, au lieu de la neutralité, leur avait offert son alliance, promettant de terminer à leur profit les questions de territoire ou de souveraineté qui les séparaient de l'Autriche, depuis les arrangements inachevés de 1803. Le grand-duc de Baden finit par accepter cette alliance, et promit de fournir 3 mille hommes, plus des vivres et des moyens de transport, qu'on devait solder sur le pays même. Napoléon, après avoir couché à Ettlingen, se mit en route le 2 octobre pour Stuttgard. Avant son arrivée, une collision avait failli éclater entre l'électeur de Wurtemberg et le maréchal Ney. Cet électeur, connu en Europe par l'extrême vivacité de son esprit et de son caractère, discutait en ce moment avec le ministre de France les conditions d'une alliance qui ne lui plaisait guère. Mais il ne voulait pas qu'en attendant une conclusion on fît entrer des troupes, soit à Louisbourg qui était sa maison de plaisance, soit à Stuttgard qui était sa capitale. Le maréchal Ney consentit bien à ne pas entrer à Louisbourg, mais il fit braquer son artillerie sur les portes de Stuttgard, et obtint par ce moyen qu'elles lui fussent ouvertes. Napoléon arriva fort à propos pour calmer la colère de l'électeur. Il en fut reçu avec beaucoup de magnificence, et stipula avec lui une alliance, qui a fait la grandeur de cette maison, comme elle a fait celle de tous les princes du midi de l'Allemagne. Le traité fut signé le 5 octobre, et contint l'engagement, du côté de la France, d'agrandir la maison de Wurtemberg, et, du côté de cette maison, de fournir 10 mille hommes, plus des vivres, des chevaux, des charrois, qu'on devait payer en les prenant.
Napoléon demeura trois ou quatre jours à Louisbourg, pour ménager à ses corps de gauche le temps d'arriver en ligne. C'était une position des plus délicates que celle de côtoyer, pendant une quarantaine de lieues, un ennemi fort de 80 à 90 mille hommes, sans lui donner trop d'éveil, et sans s'exposer à le voir déboucher à l'improviste sur l'une de ses ailes. Napoléon y pourvut avec un art et une prévoyance admirables. Trois routes traversaient le Wurtemberg, et aboutissaient à ces extrémités abaissées des Alpes de Souabe qu'il s'agissait d'atteindre, pour arriver au Danube, entre Donauwerth et Ingolstadt. (Voir la carte no 29.) La principale était celle de Pforzheim, Stuttgard et Heidenheim, qui longeait le flanc même des montagnes, et qui était par une foule de défilés en communication avec la position des Autrichiens à Ulm. C'était celle qu'il fallait parcourir avec le plus de précautions, à cause du voisinage de l'ennemi. Napoléon l'occupait avec la cavalerie de Murat, le corps du maréchal Lannes, celui du maréchal Ney, et la garde. Marche de l'armée pour se rendre à travers le Wurtemberg dans la plaine de Nordlingen. La seconde, celle qui, partant de Spire, passait par Heilbronn, Hall, Ellwangen, pour aboutir dans la plaine de Nordlingen, était occupée par le corps du maréchal Soult. La troisième, partant de Manheim, passant par Heidelberg, Neckar-Elz, Ingelfingen, aboutissait à Œttingen. C'est celle que parcourait le maréchal Davout. Elle se rapprochait de la direction que les corps de Bernadotte et Marmont devaient suivre, pour se rendre de Würzbourg sur le Danube. Napoléon disposa la marche de ces diverses colonnes de manière qu'elles arrivassent toutes du 6 au 7 octobre dans la plaine qui s'étend au bord du Danube, entre Nordlingen, Donauwerth et Ingolstadt. Mais dans ce mouvement de conversion, sa gauche pivotant sur sa droite, celle-ci avait à décrire un cercle moins étendu que celle-là. Il fit donc ralentir le pas à sa droite, pour donner aux corps de Marmont et de Bernadotte, qui formaient l'extrême gauche, au maréchal Davout, qui venait après eux, enfin au maréchal Soult, qui venait après le maréchal Davout, et les liait tous au quartier général, le temps d'achever leur mouvement de conversion.
Après avoir suffisamment attendu, Napoléon se mit en marche, le 4 octobre, avec toute la droite. Murat galopant sans cesse à la tête de sa cavalerie, paraissait tour à tour à l'entrée de chacun des défilés qui traversent les montagnes, ne faisait que s'y montrer, et puis en retirait ses escadrons, dès que les parcs et les bagages étaient assez avancés pour n'avoir plus rien à craindre. Napoléon, avec les corps de Lannes, de Ney et la garde, suivait la route de Stuttgard, prêt à se porter avec cinquante mille hommes au secours de Murat, si l'ennemi paraissait en force dans l'un des défilés. Quant aux corps de Soult, Davout, Marmont et Bernadotte, formant le centre et la gauche de l'armée, le danger ne commençait pour eux que lorsque le mouvement qu'on exécutait en parcourant le pied des Alpes de Souabe serait achevé, et qu'on déboucherait dans la plaine de Nordlingen. Il se pouvait, en effet, que le général Mack, averti assez tôt, se repliât d'Ulm sur Donauwerth, passât le Danube, et vînt combattre dans cette plaine de Nordlingen, pour y arrêter les Français. Napoléon avait tout disposé pour que Murat, Ney, Lannes, et avec eux les corps des maréchaux Soult et Davout au moins, convergeassent ensemble le 6 octobre, entre Heidenheim, Œttingen et Nordlingen, de manière à pouvoir présenter une masse imposante à l'ennemi. Mais jusque-là ses soins tendaient toujours à tromper le général Mack assez longtemps pour qu'il ne songeât point à décamper, et qu'on pût atteindre le Danube à Donauwerth avant qu'il eût quitté sa position d'Ulm. Le 4 et le 6 octobre, tout continuait à présenter le meilleur aspect. Le temps était superbe; les soldats, bien pourvus de souliers et de capotes, marchaient gaiement. Cent quatre-vingt mille Français s'avançaient ainsi sur une ligne de bataille de 26 lieues, la droite touchant aux montagnes, la gauche convergeant vers les plaines du haut Palatinat, pouvant en quelques heures se trouver réunis au nombre de 90 ou 100 mille hommes sur l'une ou l'autre de leurs ailes, et, ce qui est plus extraordinaire, sans que les Autrichiens eussent la moindre idée de cette vaste opération.
«Les Autrichiens, écrivait Napoléon à M. de Talleyrand et au maréchal Augereau, sont sur les débouchés de la Forêt-Noire. Dieu veuille qu'ils y restent! Ma seule crainte est que nous ne leur fassions trop de peur... S'ils me laissent gagner quelques marches, j'espère les avoir tournés, et me trouver avec toute mon armée entre le Lech et l'Isar.»—Il écrivait au ministre de la police: «Faites défense aux gazettes du Rhin de parler de l'armée, pas plus que si elle n'existait pas.»