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Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 06 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

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Adjonction des États vénitiens au royaume d'Italie.

Les provinces vénitiennes, que Napoléon n'avait pas réunies immédiatement au royaume d'Italie, pour être plus libre d'en étudier les ressources, et de les employer suivant ses desseins, les provinces vénitiennes, la Dalmatie comprise, furent adjointes au royaume d'Italie, sous la condition de céder le pays de Massa à la princesse Élisa, pour en accroître le duché de Lucques, et le duché de Guastalla à la princesse Pauline Borghèse, qui n'avait encore rien reçu de la munificence de son frère. Celle-ci ne voulut pas garder son duché, et le revendit au royaume d'Italie pour quelques millions.

Occasion manquée de ramener le Pape par une meilleure distribution des nouveaux États d'Italie.

C'était le cas, peut-être, de songer au Pape et à la cause réelle de ses mécontentements. Dans un moment où l'Italie était le gâteau des rois partagé avec le tranchant du sabre, c'était chose aisée que de réserver la part de Saint-Pierre, et d'essayer de ramener par quelques avantages temporels cette puissance spirituelle, avec qui les démêlés sont fâcheux, même dans nos temps de foi douteuse, et qu'il faut bien plus redouter quand elle est opprimée que lorsqu'elle opprime. Ces nouveaux monarques auraient dû être encore fort heureux de recevoir leurs États même avec une province de moins, et Pie VII, dédommagé, aurait été porté à souffrir avec plus de patience que la puissance française l'investît complétement, comme elle le faisait depuis l'établissement de Joseph à Naples. Dans tous les cas, Napoléon avait encore Parme et Plaisance à donner, et il n'en pouvait pas faire un meilleur usage que de les employer à consoler la cour de Rome. Mais Napoléon commençait à s'inquiéter beaucoup moins des résistances physiques ou morales, depuis Austerlitz. Il était extrêmement mécontent du Pape, de ses menées hostiles contre le nouveau roi de Naples, et il se sentait plus disposé à réduire qu'à augmenter le patrimoine de Saint-Pierre. D'ailleurs il réservait Parme et Plaisance pour un emploi qui avait aussi son mérite; il songeait à en faire l'indemnité de quelques-uns des princes protégés de la Russie ou de l'Angleterre, tels que les souverains de Naples et de Piémont, vieux rois détrônés, auxquels il voulait jeter quelques miettes du riche festin autour duquel étaient assis les nouveaux rois. Cette pensée était bonne assurément, mais restait la faute de laisser le Pape mécontent, prêt à en venir à des éclats, et qu'il eût été facile de satisfaire sans un grand dommage pour les royaumes récemment institués.

Murat créé grand-duc de Berg.

Il fallait pourvoir Murat, époux de Caroline Bonaparte, et ayant du moins mérité à la guerre ce qu'on allait faire pour lui à raison de la parenté. Mais lui aussi avait ses exigences, qui étaient plutôt celles de sa femme que les siennes. Napoléon avait songé à leur donner la principauté de Neufchâtel, que ni le mari ni la femme n'avaient voulue. L'archichancelier Cambacérès, qui s'interposait ordinairement entre Napoléon et sa famille, avec cette patience conciliante qui apaise les irritations réciproques, qui écoute tout, et ne répète que ce qui est bon à redire, l'archichancelier Cambacérès eut la confidence de leur vif déplaisir. Ils se trouvaient traités avec une inégalité blessante. Napoléon alors songea pour eux au duché de Berg, cédé à la France par la Bavière en échange d'Anspach, accru encore des restes du duché de Clèves, beau pays, heureusement situé à la droite du Rhin, contenant 320 mille habitants, produisant, tous frais d'administration payés, 400 mille florins de revenu, permettant d'entretenir deux régiments, et pouvant procurer à son possesseur une certaine importance dans la nouvelle confédération germanique. La fertile imagination de Murat et de sa femme ne manqua pas effectivement de rêver un rôle fort considérable, décoré extérieurement de quelque grand titre renouvelé du Saint-Empire.

La famille régnante était pourvue. Mais les frères et les sœurs de Napoléon n'étaient pas tout ce qu'il aimait. Restaient ses compagnons d'armes et les collaborateurs de ses travaux civils. Sa bienveillance naturelle, d'accord ici avec sa politique, se plaisait à payer le sang des uns, les veilles des autres. Il voulait qu'ils fussent braves, laborieux et probes, et, pour cela, il pensait qu'il fallait les bien récompenser. Voir le sourire sur le visage de ses serviteurs, le sourire non de la reconnaissance, sur laquelle il comptait peu en général, mais du contentement, était l'une des plus vives jouissances de son noble cœur.

Il consulta l'archichancelier Cambacérès sur la distribution des nouvelles faveurs, et celui-ci, voyant que, quelque grand que fût le butin à partager, l'étendue des services et des ambitions était plus grande encore, devina l'embarras de Napoléon, et commença par faire cesser cet embarras pour ce qui le concernait. Il pria Napoléon de ne pas songer à lui pour les nouveaux duchés. Nul homme ne savait aussi bien que, lorsqu'on est arrivé à un certain degré de fortune, conserver vaut mieux qu'acquérir, et un empire dont il aurait dirigé la politique, dont Napoléon aurait dirigé l'administration et les armées, serait resté le plus grand de tous, après l'être devenu. L'archichancelier ne voulait qu'une chose, c'était garder sa grandeur actuelle, et la certitude de la garder lui paraissait préférable aux plus beaux duchés. Il s'était procuré cette certitude dans l'occasion que voici. Un moment, il avait craint, en voyant Napoléon exiger que les nouveaux rois conservassent leurs dignités françaises, que son intention ne fût d'avoir exclusivement des rois pour dignitaires de l'Empire, et que les titres d'archichancelier dont il était pourvu, d'architrésorier dont jouissait le prince Lebrun, ne passassent bientôt à l'un des monarques nouvellement créés ou à créer. Voulant connaître, à ce sujet, la pensée de Napoléon, il lui dit: Quand vous aurez un roi tout prêt pour recevoir le titre d'archichancelier, vous me préviendrez, et je donnerai ma démission.—Soyez tranquille, lui répondit Napoléon, il me faut un homme de loi pour cette charge, et vous la garderez.—En effet, au milieu des têtes couronnées qui composaient autrefois l'empire germanique, il y avait eu trois places pour de simples prélats, les électeurs de Mayence, de Trêves et de Cologne. De même, au milieu de ces rois, dignitaires de son empire, il plaisait à Napoléon de réserver une place pour le premier, le plus grave magistrat de son temps, appelé à faire entrer dans ses conseils la sagesse qui pouvait n'y pas toujours entrer avec des rois.

Il n'en fallait pas davantage pour contenter pleinement le prudent archichancelier. Dès lors ne désirant, ne demandant rien pour lui, il aida très-utilement Napoléon dans la difficile répartition qu'il avait à faire. Berthier créé prince de Neufchâtel. Ils furent tous deux d'accord sur le premier personnage à récompenser grandement, c'était Berthier, le plus appliqué, le plus exact, le plus éclairé peut-être des lieutenants de Napoléon, celui qui était toujours auprès de lui sous les boulets, et qui supportait sans aucune apparence de déplaisir une vie dont les périls n'étaient pas au-dessus de son grand courage, mais dont les fatigues commençaient à n'être plus dans ses goûts. Napoléon éprouva une véritable satisfaction à pouvoir le payer de ses services. Il lui accorda la principauté de Neufchâtel, qui le constituait prince souverain.

M. de Talleyrand créé prince de Bénévent.

Il y avait un de ses serviteurs qui occupait en Europe un rang plus élevé qu'aucun autre, M. de Talleyrand, qui le servait beaucoup plus encore par son art de traiter avec les ministres étrangers et l'élégance de ses mœurs que par ses lumières dans le conseil, où il avait cependant le mérite d'opiner toujours pour la politique modérée. Napoléon ne l'aimait pas et s'en défiait; mais il lui était pénible de le voir mécontent, et M. de Talleyrand l'était depuis qu'on ne l'avait pas compris au nombre des grands dignitaires. Napoléon, pour le dédommager, lui conféra la belle principauté de Bénévent, l'une des deux qui venaient d'être enlevées au Pape, comme enclaves du royaume de Naples.

Bernadotte créé prince de Ponte-Corvo.

Napoléon avait encore celle de Ponte-Corvo, enclavée aussi dans le royaume de Naples, et comme la précédente enlevée au Pape. Il voulut la donner à un personnage qui n'avait rendu aucun service considérable, qui avait la trahison dans le cœur, mais qui était beau-frère de Joseph, c'était le maréchal Bernadotte. Napoléon eut besoin de se faire violence pour accorder cette dignité. Il s'y décida par convenance, par esprit de famille, par oubli des injures.

C'eût été bien peu que de récompenser ces trois ou quatre serviteurs, si Napoléon n'avait pas songé aux autres, plus nombreux et bien plus méritants, Berthier excepté, qu'il avait autour de lui, et qui attendaient leur part des fruits de la victoire. Il pourvut à ce qui les concernait au moyen d'une institution fort adroitement conçue. En donnant des royaumes, il les concéda aux nouveaux rois à une condition, c'était d'y instituer des duchés, richement rétribués, et de lui livrer une certaine part des domaines nationaux. Création des duchés de Dalmatie, d'Istrie, de Frioul, de Cadore, de Bellune, de Conégliano, de Trévise, de Feltre, de Bassano, de Vicence, de Padoue, de Rovigo, de Gaëte, d'Otrante, de Tarente, de Reggio, de Massa, de Plaisance, etc. Ainsi en ajoutant les États vénitiens au royaume d'Italie, il réserva la création de douze duchés sous les titres suivants: duchés de Dalmatie, d'Istrie, de Frioul, de Cadore, de Bellune, de Conégliano, de Trévise, de Feltre, de Bassano, de Vicence, de Padoue, de Rovigo. Ces duchés ne conféraient aucun pouvoir, mais ils assuraient une dotation annuelle, qui devait être prise sur le quinzième réservé des revenus du pays. Il donna le royaume de Naples à Joseph, à condition d'y réserver six fiefs, dont faisaient partie les deux principautés déjà citées de Bénévent et de Ponte-Corvo, et que complétaient les quatre duchés de Gaëte, d'Otrante, de Tarente, de Reggio. En ajoutant à la principauté de Lucques celle de Massa, Napoléon stipula la création du duché de Massa. Il en institua trois autres dans les pays de Parme et de Plaisance. L'un des trois fut accordé à l'architrésorier Lebrun. Parmi tous ces titres que nous venons de citer, on voit figurer ceux qui furent portés bientôt par les plus illustres serviteurs de l'Empire, et qui le sont aujourd'hui par leurs enfants, dernier et vivant témoignage de nos grandeurs passées. Tous ces duchés étaient institués aux mêmes conditions que les douze qui avaient été créés dans l'État vénitien, sans aucun pouvoir, mais avec une part dans le quinzième des revenus. Napoléon voulut qu'il y eût des récompenses pour chaque grade, et il se fit attribuer, dans chacun de ces pays, des biens nationaux et des rentes, afin de créer des dotations. Grandes ressources réservées pour procurer des dotations à tous les grades, et à tous les services, tant civils que militaires. Ainsi il s'assura 30 millions de biens nationaux dans l'État de Venise, et une inscription de rente de douze cent mille francs sur le grand livre du royaume d'Italie. Il se réserva, dans le même but, les biens nationaux de Parme et de Plaisance, une rente d'un million sur le royaume de Naples, quatre millions de biens nationaux dans la principauté de Lucques et de Massa. Le tout formait 22 duchés, 34 millions de biens nationaux, 2,400,000 francs de rentes, et joint au trésor de l'armée qu'une première contribution de guerre avait déjà élevé à 70 millions, et que de nouvelles victoires allaient grossir indéfiniment, devait servir à distribuer des dotations à tous les grades, depuis le soldat jusqu'au maréchal. Les fonctionnaires civils devaient avoir leur part de ces dotations. Napoléon avait déjà discuté avec M. de Talleyrand un projet de reconstitution de la noblesse, car il trouvait que ce n'était pas assez que la Légion d'honneur et les duchés. Il se proposait de créer des comtes, des barons, croyant à la nécessité de ces distinctions sociales, et voulant que chacun grandît avec lui, en proportion de ses mérites. Mais il entendait corriger la profonde vanité de ces titres de deux manières, en les faisant acheter par de grands services, et en les dotant de revenus qui assuraient l'avenir des familles.

Juin 1806.
Les nouvelles créations envoyées au Sénat pour y recevoir un caractère légal.

Ces diverses résolutions furent successivement présentées au Sénat, pour être converties en articles des constitutions de l'Empire, dans les mois de mars, d'avril et de juin.

Le 15 mars de cette année 1806, Murat fut proclamé grand-duc de Clèves et de Berg. Le 30 mars Joseph fut proclamé roi de Naples et de Sicile, Pauline Borghèse duchesse de Guastalla, Berthier prince de Neufchâtel. Le 5 juin seulement (les négociations avec la Hollande ayant entraîné quelque retard), Louis fut proclamé roi de Hollande, M. de Talleyrand prince de Bénévent, Bernadotte prince de Ponte-Corvo. On pouvait se croire revenu à ces temps de l'empire romain où un simple décret du sénat enlevait ou conférait les couronnes.

Institution définitive de la nouvelle Confédération du Rhin.

Cette série d'actes extraordinaires fut terminée par la création définitive de la nouvelle Confédération du Rhin. La négociation s'était secrètement passée entre M. de Talleyrand et les ministres de Bavière, de Baden et de Wurtemberg. À l'agitation visible des princes allemands, tout le monde se doutait qu'il s'agissait encore une fois de constituer l'Allemagne. Ceux qui, par la situation géographique de leurs États, pouvaient être inclus dans la nouvelle confédération, suppliaient que l'on voulût bien les y admettre, afin de conserver leur existence. Ceux qui devaient être limitrophes avec elle, cherchaient à pénétrer le secret de sa constitution, afin de savoir quels seraient leurs rapports avec cette nouvelle puissance, et ne demandaient pas mieux que d'y entrer moyennant certains avantages. Inaction de l'Autriche en cette circonstance. L'Autriche, regardant depuis quelque temps l'empire comme dissous, et désormais sans utilité pour elle, assistait à ce spectacle avec une apparente indifférence. Efforts de la Prusse pour avoir quelque part à la formation d'une nouvelle Allemagne. La Prusse, au contraire, qui voyait dans la chute de la vieille Confédération germanique une immense révolution, qui aurait voulu partager au moins avec la France le pouvoir impérial enlevé à la maison d'Autriche, et avoir la clientèle du nord de l'Allemagne, tandis que la France s'arrogeait celle du midi, la Prusse était aux écoutes pour savoir ce qui se préparait. Le mécontentement qu'elle a donné à Napoléon la fait exclure de toutes les négociations dont l'Allemagne est le sujet. La manière dont elle venait de prendre possession du Hanovre, les dépêches publiées à Londres, avaient tellement refroidi Napoléon à son égard, qu'il ne se donnait pas même la peine de l'avertir de choses qui n'auraient dû être faites que de concert avec elle. Indépendamment de ce qu'elle était éconduite des affaires de l'Allemagne, qui étaient les siennes, on répandait mille bruits de remaniements de territoire, remaniements d'après lesquels on lui enlevait des provinces, pour lui en attribuer d'autres, toujours moindres que celles qu'on lui prenait.

Imprudence du grand-duc de Berg et perfidie de l'électeur de Hesse-Cassel dans l'affaire de la nouvelle confédération germanique.

Deux princes germaniques, l'un aussi ancien que l'autre était nouveau, faisaient naître tous ces bruits par leur impatiente ambition. Le premier était l'électeur de Hesse-Cassel, prince astucieux, avare, riche du produit de ses mines et du sang de ses sujets vendu à l'étranger, cherchant à ménager l'Angleterre, chez laquelle il avait beaucoup de capitaux placés, la Prusse dont il était le voisin et l'un des généraux, la France enfin, qui édifiait ou renversait en ce moment la fortune de toutes les maisons souveraines. Il n'était pas de ruse dont il ne fit usage auprès de M. de Talleyrand pour être compris et avantagé dans les arrangements nouveaux. Ainsi il offrait de se joindre à la confédération projetée, et de mettre par conséquent sous notre influence l'une des portions les plus importantes de l'Allemagne, c'est-à-dire la Hesse, mais à une condition, celle de lui livrer une grande partie du territoire de la maison de Hesse-Darmstadt, qu'il détestait de cette haine de branche directe à branche collatérale, si fréquente chez les familles allemandes. Il insistait fort à ce sujet, et il avait proposé un plan très-étendu et très-détaillé. En même temps il écrivait au roi de Prusse pour lui dénoncer ce qui se tramait à Paris, pour lui dire qu'on préparait une confédération qui ruinerait autant l'influence de la Prusse que celle de l'Autriche, et qu'on employait auprès de lui toute sorte de moyens pour l'y faire entrer.

Le nouveau prince allemand, Murat, s'y prenait autrement. Non content du beau duché de Berg, qui renfermait, comme nous l'avons dit, 320 mille habitants de population, et produisait 400 mille florins de revenu, qui lui fournissait le moyen d entretenir deux régiments, et mettait en ses mains l'importante place de Wesel, il voulait devenir l'égal au moins des souverains de Wurtemberg ou de Baden, et il désirait pour y parvenir qu'on lui créât en Westphalie un État d'un million d'habitants. Dans ce but, il obsédait M. de Talleyrand, qui, toujours fort pressé de complaire aux membres de la famille impériale, imaginait projets sur projets pour lui composer un territoire. Naturellement la Prusse en fournissait les matériaux avec Munster, Osnabruck et l'Ost-Frise. Il s'agissait, il est vrai, de donner à cette puissance les villes anséatiques en échange, lesquelles présentaient un beau dédommagement, sinon en territoire, du moins en richesse et en importance.

Tous ces plans, préparés sans que Napoléon en fût informé, ne reçurent point son agrément dès qu'il en eut connaissance. Il n'avait pas tellement à cœur de satisfaire l'ambition de Murat, qu'il voulût opérer de nouveaux démembrements en Allemagne; il était décidé surtout à n'incorporer les villes anséatiques dans aucun grand État européen. Ses dernières combinaisons avaient déjà fait disparaître Augsbourg, et allaient faire disparaître Nuremberg, villes par lesquelles passait le commerce de la France avec le centre et le midi de l'Allemagne. Notre commerce avec le Nord passait par Hambourg, Brême, Lubeck. Napoléon se serait bien gardé de sacrifier des villes dont l'indépendance intéressait la France et l'Europe. Les vins, les tissus français pénétraient en Allemagne et en Russie sous le pavillon neutre des villes anséatiques, et sous le même pavillon revenaient les matières navales, quelquefois les céréales, quand l'état des récoltes en France l'exigeait. Enfermer ces villes dans les douanes d'un grand État, c'eût été enchaîner leur commerce et le nôtre. C'était bien assez de se priver de Nuremberg, d'Augsbourg, qui envoyaient en France leurs merceries et leurs quincailleries, pour en tirer nos vins, nos étoffes, nos denrées coloniales, qu'elles répandaient ensuite dans tout le midi de l'Allemagne.

Juillet 1806.

Napoléon, bien décidé à ne pas sacrifier les villes anséatiques, repoussait toute combinaison qui aurait tendu à les donner à un État quelconque, grand ou petit. Il ne favorisait donc aucun des projets de Murat. Quant à l'électeur de Hesse, il détestait ce prince faux, avide, cachant sous le dehors d'une sorte d'indifférence un ennemi acharné, et se proposait à la première occasion de le payer des sentiments qu'il avait pour la France. Napoléon ne voulait donc pas se lier à son égard, en l'introduisant dans la confédération qui s'organisait, car c'eût été rendre impossible un projet éventuel, qui devait entraîner la ruine assez prochaine et assez méritée de ce prince. Si on était amené à restituer le Hanovre à l'Angleterre, il fallait trouver un dédommagement pour la Prusse, et Napoléon était déterminé à lui offrir la Hesse, qu'elle eût certainement acceptée, comme elle avait accepté les principautés ecclésiastiques et le Hanovre, comme elle aurait accepté les villes anséatiques, qu'elle demandait tous les jours. Ce projet, qui resta un secret pour la diplomatie européenne, et qui était le prix des trames continuelles de la maison de Hesse-Cassel avec les ennemis de la France, fut la cause, alors inexpliquée, des refus opposés aux instances que faisait l'électeur pour être admis dans la nouvelle confédération, et de la fausse fidélité dont il se vanta bientôt à l'égard de la Prusse.

Conclusion du traité constituant la Confédération du Rhin.

Tout étant convenu avec les princes de Baden, de Wurtemberg et de Bavière, les seuls qui fussent consultés, on donna le traité à signer aux autres princes, qui furent compris, à leur prière, dans la nouvelle confédération, mais sans prendre leur avis sur la nature de l'acte qui la constituait. Ce traité reçut la date du 12 juillet; il renfermait les dispositions qui suivent.

Titre de la Confédération.

La nouvelle confédération devait porter un titre restreint et bien choisi, celui de Confédération du Rhin, titre qui excluait la prétention d'englober l'Allemagne tout entière, et qui s'appliquait exclusivement aux États voisins de la France, et ayant avec elle des relations d'intérêt incontestables. Le titre corrigeait donc un peu la faute de l'institution. Les princes signataires formaient une confédération, sous la présidence du prince archichancelier, et sous le protectorat de l'empereur des Français. Engagements des princes confédérés. Toute contestation entre eux devait être résolue dans une diète siégeant à Francfort, et composée de deux colléges seulement, l'un appelé collége des rois, l'autre collége des princes. Le premier répondait à l'ancien collége des électeurs, qui n'aurait eu aucun sens maintenant, puisqu'il n'y avait plus d'empereur à élire; le second, par le titre et la chose, était l'ancien collége des princes. Il n'y avait plus de collége répondant à l'ancien collége des villes.

Les princes confédérés étaient en état perpétuel d'alliance offensive et défensive avec la France. Toute guerre, dans laquelle la Confédération ou la France serait engagée, devenait commune, à toutes deux. La France devait fournir 200 mille hommes, et la Confédération 63 mille, ainsi répartis: la Bavière 30 mille, le Wurtemberg 12, le grand-duché de Baden 8, le grand-duché de Berg 5, celui de Hesse-Darmstadt 4, enfin les petits États 4 mille à eux tous. À la mort du prince archichancelier, l'empereur des Français avait le droit de nommer le successeur.

Les confédérés se déclaraient séparés à jamais de l'empire germanique, et devaient en faire la déclaration immédiate et solennelle à la Diète de Ratisbonne. Ils devaient se régir, dans leurs rapports entre eux, et relativement à leurs affaires allemandes, par des lois que la Diète de Francfort était appelée à délibérer prochainement.

Par un article spécial, toutes les maisons allemandes avaient la faculté d'adhérer plus tard à ce traité, à la condition d'une adhésion pure et simple.

Princes composant la Confédération du Rhin.

Pour le présent, la Confédération du Rhin comprenait les rois de Bavière et de Wurtemberg, le prince archichancelier, archevêque de Ratisbonne, les grands-ducs de Baden, de Berg, de Hesse-Darmstadt, les ducs de Nassau-Usingen et de Nassau-Weilbourg, les princes de Hohenzollern-Hechingen, et Hohenzollern-Sigmaringen, de Salm-Salm, et Salm-Kirbourg, d'Isembourg, d'Aremberg, de Lichtenstein, de la Leyen.

Les Hohenzollern et les Salm étaient admis dans la nouvelle confédération, à cause de la longue résidence que plusieurs membres de ces familles avaient faite en France, et de l'attachement qu'elles avaient voué à nos intérêts. Le prince de Lichtenstein obtenait son admission, et conservait ainsi sa qualité de prince régnant, quoique prince autrichien, à cause du traité de Presbourg qu'il avait signé. Il y avait eu à l'égard de sa principauté, et de plusieurs de celles qui étaient maintenues, d'ardentes convoitises repoussées par la France.

La circonscription géographique de la Confédération du Rhin embrassait les territoires situés entre la Sieg, la Lahn, le Mein, le Necker, le haut Danube, l'Isar, l'Inn, c'est-à-dire les pays de Nassau et de Baden, la Franconie, la Souabe, le haut Palatinat, la Bavière. Tout prince renfermé dans cette circonscription, s'il n'était pas nommé dans l'acte constitutif, perdait la qualité de prince régnant. Sort des princes médiatisés. Il était médiatisé, expression empruntée à l'ancien droit germanique, laquelle voulait dire qu'un prince cessait de dépendre immédiatement du chef suprême de l'Empire, pour n'en dépendre que médiatement, qu'il tombait par conséquent sous l'autorité du souverain territorial dans les États duquel il était enclavé, et voyait ainsi disparaître sa souveraineté.

Les princes et comtes médiatisés conservaient certains droits princiers, et ne perdaient que les droits souverains, lesquels étaient transportés au prince duquel ils devenaient les sujets. Les droits souverains transportés étaient ceux de législation, de juridiction suprême, de haute police, d'impôt, de recrutement. La basse et moyenne justice, la police forestière, les droits de pêche, de chasse, de pâturage, d'exploitation de mines, et toutes les redevances de nature féodale, sans compter les propriétés personnelles, composaient les prérogatives laissées aux médiatisés.

Ils conservaient la faculté d'être jugés par leurs pairs, qualifiés d'austrègues dans l'ancienne constitution allemande.

Suppression définitive de la noblesse immédiate.

La noblesse immédiate était définitivement incorporée.

Les médiatisés, réduits de l'état de princes régnants à celui de sujets privilégiés, étaient assez nombreux, et l'auraient été davantage sans l'intervention de la France. On comptait dans le nombre les princes de Fustemberg, dévoués à l'Autriche, de Hohenlohe à la Prusse, le prince de la Tour et Taxis qui était dépouillé du monopole des postes allemandes, les princes de Loevenstein-Wertheim, de Linange, de Loos, de Schwarzemberg, de Solms, de Wittgenstein-Berlebourg, et quelques autres. La maison de Nassau-Fulde, celle de l'ancien stathouder, perdait quelques portions de ses domaines, par suite de sa contiguïté de territoire avec la nouvelle confédération. La cour de Berlin, indépendamment des graves inquiétudes que devait lui inspirer une pareille confédération, y trouvait deux causes de chagrin personnel, dans les pertes qu'essuyaient les maisons de Nassau-Fulde et de la Tour et Taxis, dont nous avons déjà fait connaître la proche parenté avec la famille royale de Prusse.

À ces dispositions fondamentales le traité ajoutait les règlements de territoire qui étaient nécessaires pour mettre d'accord les souverains de Wurtemberg, de Baden et de Bavière, copartageants inconciliables de la Souabe autrichienne, des domaines de la noblesse immédiate, des États appartenant aux princes médiatisés.

La ville libre de Nuremberg, dont on ne savait plus comment régler le sort, entre une bourgeoisie inquiète qui l'agitait, et une noblesse patricienne qui la ruinait par la plus dispendieuse administration, fut donnée à la Bavière, ainsi que la ville de Ratisbonne, pour prix de quelques cessions faites dans le Tyrol, au royaume d'Italie. Le titre de l'archichancelier transporté de la ville de Ratisbonne sur celle de Francfort. Le prince archichancelier trouva dans la ville et le territoire de Francfort un riche dédommagement. C'est à Francfort que devait se tenir la nouvelle Diète.

Caractère social de la nouvelle confédération.

Ce célèbre traité de la Confédération du Rhin mit fin à l'ancien empire germanique, après mille six ans d'existence, depuis Charlemagne couronné en 800, jusqu'à François II dépossédé en 1806. Il fournissait le nouveau modèle sur lequel devait être constituée l'Allemagne moderne; il en était à ce titre la réforme sociale, et pour le présent il plaçait sous l'influence temporaire de la France les États du midi de l'Allemagne, laissant errer ceux du nord entre les protecteurs qu'il leur plairait de choisir.

Ce traité publié le 12 juillet, avec un grand éclat, ne causa aucune surprise, mais compléta pour tous les yeux le système européen de Napoléon. Tenant tout le midi de l'Europe sous sa suzeraineté impériale par des royautés de famille, ayant les princes du Rhin sous son protectorat, il ne lui manquait de l'empire d'Occident que le titre.

Manière d'annoncer à l'Autriche, à la Prusse et à tous les intéressés, la création de la nouvelle Confédération du Rhin.

Il fallait annoncer ce résultat aux intéressés, c'est-à-dire à la Diète de Ratisbonne, à l'empereur d'Autriche, à la Prusse. La déclaration à la Diète était simple, on lui notifia qu'on ne la reconnaîtrait plus. À l'empereur d'Autriche, on adressa une note, dans laquelle, sans lui dicter la conduite qu'il avait à tenir et qu'on prévoyait bien, on lui parlait de l'empire germanique comme d'une institution aussi usée que la république de Venise, tombant en ruine de toutes parts, ne donnant plus de protection aux États faibles, d'influence aux États forts, ne répondant ni aux besoins du temps, ni à la proportion relative des États allemands entre eux, ne procurant plus enfin à la maison d'Autriche elle-même qu'un vain titre, celui d'empereur d'Allemagne, titre dont le chef actuel de cette maison avait prévu la caducité en se proclamant empereur d'Autriche, ce qui avait affranchi la cour de Vienne de toute dépendance à l'égard des maisons électorales. On semblait donc espérer, sans le demander, que l'empereur François abdiquerait un titre qui allait cesser de fait dans une grande partie de l'Allemagne, dans toute celle qu'embrassait la Confédération du Rhin, et qui devait n'être plus reconnu par la France.

Pour dédommager la Prusse de la création d'une confédération du Rhin, on l'invite à former en Allemagne une confédération du Nord.

Quant à la Prusse, on la félicitait d'être dégagée des liens de cet empire germanique, ordinairement asservi à l'Autriche, et, pour la dédommager de ce qu'on prenait sous sa dépendance le midi de l'Allemagne, on l'invitait à placer le nord sous une dépendance pareille. «L'empereur Napoléon, écrivait le cabinet français, verra sans peine, et même avec plaisir, que la Prusse range sous son influence, au moyen d'une confédération semblable à celle du Rhin, tous les États du nord de l'Allemagne.» On ne désignait pas ces princes, on n'en excluait par conséquent aucun; mais le nombre n'en pouvait être grand, et l'importance pas davantage. C'étaient Hesse-Cassel, la Saxe avec ses diverses branches, les deux maisons de Mecklembourg, enfin les petits princes du nord, inutiles à énumérer. On promettait de n'apporter aucun obstacle à une confédération de ce genre.

Précautions prises par Napoléon pour que la pensée ne vienne à personne de résister à ses grands projets.

Toutefois Napoléon n'avait pas osé de telles choses sans prendre d'énergiques et ostensibles précautions. Surveillant avec son activité ordinaire ce qui se passait à Naples, à Venise, en Dalmatie, sans se relâcher des soins donnés à l'administration intérieure de l'Empire, il s'était appliqué à mettre la grande armée sur un pied formidable. Celle-ci, répandue, comme on l'a vu, en Bavière, en Franconie, en Souabe, vivant dans de bons cantonnements, était reposée, prête à marcher de nouveau, soit qu'il fallût refluer par la Bavière vers l'Autriche, soit qu'il fallût se jeter, par la Franconie et la Saxe, sur la Prusse. Aspect formidable de la grande armée. Napoléon avait versé dans ses rangs les deux réserves formées à Strasbourg et Mayence, sous les maréchaux-sénateurs Kellermann et Lefebvre. C'était un accroissement d'une quarantaine de mille hommes, levés depuis un an, parfaitement disciplinés, instruits, préparés à la fatigue. Quelques-uns même, qui appartenaient aux réserves des années antérieures, avaient acquis l'âge de la véritable force, c'est-à-dire vingt-quatre ou vingt-cinq ans. L'armée affaiblie, par suite de la dernière campagne, d'une vingtaine de mille nommes, dont un quart était rentré dans les rangs, se trouvait donc, grâce à ce renfort, augmentée et rajeunie. Effectif total des troupes françaises à l'intérieur et à l'extérieur. Napoléon, profitant de ce qu'une partie de ses soldats était nourrie à l'étranger, avait porté à 450,000 hommes la force totale de la France, dont 152 mille à l'intérieur (les gendarmes, vétérans, invalides, et dépôts, étant compris dans ce nombre), 40 mille à Naples, 50 mille dans la Lombardie, 20 mille en Dalmatie, 6 mille en Hollande, 12 mille au camp de Boulogne, et 170 mille à la grande armée. Ces derniers réunis en une seule masse, sur le pied complet de guerre, comptant 30 mille cavaliers, 10 mille artilleurs, 130 mille fantassins, étaient parvenus au plus haut degré de perfection qu'il soit possible d'atteindre par la discipline et la guerre, et sous la conduite du plus grand des capitaines. Il faut remarquer que de cette armée avaient été détachés le général Marmont en Dalmatie, les Hollandais en Hollande, et qu'elle ne renfermait plus les Bavarois dans ses rangs, ce qui explique pourquoi elle n'était pas plus nombreuse après l'adjonction des réserves.

Napoléon attend dans une attitude imposante l'effet produit à Berlin et à Vienne par l'ensemble de ses projets.

Dans cette situation imposante, Napoléon pouvait attendre les effets produits à Berlin et à Vienne par l'ensemble de ses projets, et la suite des négociations ouvertes à Paris avec l'Angleterre et la Russie.

Fête magnifique que Paris doit donner à la grande armée.

Du reste, il n'avait aucun penchant à prolonger la guerre, si on ne l'y obligeait pas pour l'exécution de ses desseins. Il était impatient, au contraire, de réunir ses soldats autour de lui, dans la fête magnifique que la ville de Paris devait donner à la grande armée. C'était une heureuse et belle idée que de faire fêter cette armée héroïque par cette noble capitale, qui ressent si fortement toutes les émotions de la France, et qui, si elle ne les éprouve pas d'une manière plus vive, les rend au moins plus vite et plus énergiquement, grâce à la puissance du nombre, à l'habitude de prendre l'initiative en toutes choses, et de parler pour le pays en toute occasion.

Porté à la grandeur par sa nature, et aussi par le succès qui exaltait son imagination, Napoléon, au milieu de ces négociations si vastes et si variées, de ces soins militaires étendus de Naples à l'Illyrie, de l'Illyrie à l'Allemagne, de l'Allemagne à la Hollande, s'adonnait avec un goût ardent à d'immortelles créations d'art et d'utilité publique. Travaux d'art et d'utilité publique. Ayant visité, pendant les courts loisirs que lui laissait la guerre, presque tous les lieux de la capitale, il n'en avait pas aperçu un seul, sans être saisi à l'instant même de quelque pensée grande, morale ou utile, dont nous voyons aujourd'hui la réalisation sur le sol de Paris. Il s'était rendu à Saint-Denis, et trouvant cette vieille église dans un affligeant état de délabrement, surtout depuis la violation des tombes royales, il ordonna, par un décret, la réparation de ce monument vénérable. Restauration de Saint-Denis. Il décida que quatre chapelles sépulcrales y seraient élevées, trois pour les rois des premières races, et une pour les princes de sa propre dynastie. Des marbres, portant les noms des rois ensevelis, et dont les tombes avaient été profanées, devaient remplacer leurs restes dispersés. Il institua un chapitre de dix vieux évêques, pour prier perpétuellement dans cet asile funèbre de nos races royales.

Après avoir visité Sainte-Geneviève, il ordonna que ce beau temple fût achevé et rendu au culte, mais en conservant la destination que l'Assemblée constituante lui avait assignée, celle de recevoir les hommes illustres de la France. C'était le chapitre de la métropole, agrandi, qui devait chaque jour y chanter l'office.

Érection de la colonne de la place Vendôme, imitée de la colonne Trajane.

Un monument triomphal avait été ordonné par le Sénat, sur la proposition du Tribunat. Après bien des plans rejetés, Napoléon s'arrêta à l'idée d'élever, sur la plus belle place de Paris, une colonne de bronze, semblable par la forme et par les dimensions à la colonne Trajane, consacrée à la grande armée, et retraçant sur un long bas-relief, enroulé autour de son fût magnifique, les exploits de la campagne de 1805. Il fut décidé que les canons pris sur l'ennemi en fourniraient la matière. La statue de Napoléon, en costume impérial, dut en surmonter le chapiteau. C'est cette même colonne de la place Vendôme, au pied de laquelle passent et passeront les générations présentes et futures, sujet d'une généreuse émulation pour elles tant qu'elles conserveront l'amour de la gloire nationale, sujet de reproche éternel si elles étaient jamais capables de perdre ce noble sentiment!

Arc triomphal de la place du Carrousel.

Napoléon arrêta ensuite le projet d'un arc triomphal sur la place du Carrousel, le même qui existe aujourd'hui. Cet arc entrait dans le plan d'achèvement du Louvre et des Tuileries. Achèvement projeté du Louvre et des Tuileries. Il se proposait de réunir ces deux palais, et de n'en former qu'un seul qui serait le plus grand qu'on eût jamais vu dans aucun pays. Se plaçant un jour sous le portail du Louvre, et regardant vers l'hôtel de ville, il conçut l'idée d'une rue immense, qui devait être uniformément construite, large comme la rue de la Paix, prolongée jusqu'à la barrière du Trône, de manière que l'œil pût plonger d'un côté jusqu'aux Champs-Élysées, de l'autre jusqu'aux premiers arbres de Vincennes. Projet d'une vaste rue, allant des Tuileries à la barrière du Trône, et devant s'appeler RUE IMPÉRIALE. Le nom destiné à cette rue était celui de RUE IMPÉRIALE. Un monument était depuis longtemps décrété sur l'emplacement de l'ancienne Bastille. Napoléon voulait que ce fût un arc triomphal, assez vaste pour donner passage, à travers le portail du milieu, à la grande rue projetée, et placé à l'intersection de cette rue et du canal Saint-Martin. Projet de construction de l'arc de l'Étoile. Les architectes ayant déclaré l'impossibilité d'une telle construction sur une pareille base, Napoléon résolut de transporter cet arc à la place de l'Étoile, pour qu'il fît face aux Tuileries, et devînt l'une des extrémités de la ligne immense qu'il voulait tracer au sein de sa capitale. La génération présente a terminé la plupart des monuments que Napoléon n'avait pas eu le temps d'achever. Elle n'a ni terminé le Louvre, ni créé la magnifique rue dont il avait conçu le projet.

Il ne borna pas à des ouvrages de pur embellissement ses soins pour la ville de Paris. Il trouva indigne de la prospérité de l'Empire que la capitale manquât d'eau, tandis que dans son sein coulait une belle et limpide rivière. Les fontaines n'étaient ouvertes que le jour; il voulut que des travaux fussent exécutés sur-le-champ aux pompes de Notre-Dame, du pont Neuf, de Chaillot, du Gros-Caillou, pour faire couler l'eau jour et nuit. Ouverture de nouvelles fontaines dans Paris. Il ordonna de plus l'érection de quinze fontaines nouvelles. Celle du Château-d'Eau était comprise dans cette création. En deux mois, une partie de ces ordres fut exécutée, et l'eau jaillissait nuit et jour des soixante-cinq fontaines anciennes. Sur l'emplacement de celles qui étaient récemment décrétées, des bornes provisoires répandaient l'eau, en attendant que les fontaines elles-mêmes fussent élevées. C'est le trésor public qui avait fourni les fonds nécessaires à cette dépense.

Napoléon prescrivit la continuation des quais de la Seine, et décida que le pont du Jardin des Plantes, alors en construction, porterait le glorieux nom d'Austerlitz. Projet du pont en pierre qui s'est appelé depuis pont d'Iéna. S'étant enfin aperçu, en visitant le Champ de Mars pour arrêter le plan des fêtes qui se préparaient, qu'une communication était indispensable sur ce point entre les deux rives de la Seine, il ordonna l'établissement d'un pont en pierre, qui devait être le plus beau de la capitale, et qui depuis a porté le nom de pont d'Iéna.

Les départements les plus éloignés de l'Empire eurent part à sa munificence. Projets de routes et canaux. Il décréta, cette année, le canal du Rhône au Rhin, le canal de l'Escaut au Rhin, et ordonna des études pour le canal de Nantes à Brest. Il consacra des fonds à la continuation des canaux de l'Ourcq, de Saint-Quentin, de Bourgogne. Il prescrivit la construction d'une grande route, longue de soixante lieues, allant de Metz à Mayence, à travers la vallée de la Moselle. Il fit commencer la route de Roanne à Lyon, où se trouve la belle descente de Tarare, presque digne du Simplon; la célèbre route de la Corniche, allant de Nice à Gênes, attachée aux flancs de l'Apennin, entre les cimes de ces monts et la mer. Il fit continuer celle du Simplon, déjà presque achevée, celles du mont Cenis, du mont Genèvre, celle enfin qui longe les bords du Rhin. Napoléon ordonna en outre de nouveaux travaux à l'arsenal d'Anvers.

Il semble que la victoire eût fécondé son esprit, car la plupart de ses grandes créations datent de cette année mémorable, placée entre la première moitié de sa carrière, moitié si belle, où la sagesse guida presque toujours ses pas, et cette seconde moitié, si extraordinaire et si triste, où son génie, exalté par le succès, s'élança au delà de toutes les bornes du possible pour aller finir dans un abîme.

Le Corps législatif assemblé adoptait paisiblement les projets imaginés par Napoléon et discutés par le Conseil d'État. On n'assistait plus aux scènes orageuses de la Révolution, et pas encore aux scènes d'un parlement libre. On voyait une assemblée adoptant de confiance des projets qu'elle savait aussi bien conçus que bien rédigés.

Rédaction et adoption du Code de procédure civile.

Un nouveau code fut présenté cette année, fruit de longues conférences entre les tribuns et les conseillers d'État, sous la direction de l'archichancelier Cambacérès: c'était le Code de procédure civile, réglant la manière de procéder devant nos tribunaux, en raison de leur nouvelle forme et de la simplification de nos lois. Ce code fut adopté sans difficulté, les contestations dont il était susceptible ayant été vidées d'avance dans les discussions préparatoires du Conseil d'État et du Tribunat.

Changements dans l'organisation du Conseil d'État, et création des maîtres des requêtes.

Un perfectionnement notable fut apporté à l'organisation du Conseil d'État. Jusqu'ici ce corps examinait les projets de loi, discutait les grandes mesures de gouvernement, telles que le concordat, le couronnement, le voyage du Pape à Paris, la grave question diplomatique des préliminaires Saint-Julien non ratifiés par l'Autriche. Initié à toutes les affaires d'État, il était plutôt un conseil de gouvernement qu'un conseil d'administration. Mais chaque jour ces hautes questions devenaient plus rares dans son sein, et faisaient place aux questions purement administratives, que le progrès du temps, l'étendue croissante de l'Empire multipliaient sans cesse. Les conseillers d'État, personnages importants, presque les égaux des ministres, étaient trop élevés en rang, et trop peu nombreux pour se charger de tous les rapports. Tandis que le nombre des affaires augmentait, et qu'elles prenaient le caractère exclusivement administratif, un autre besoin se manifestait, celui de former des sujets pour le Conseil d'État, de créer une échelle pour y arriver, et surtout d'employer la jeunesse de haut rang, que Napoléon voulait attirer à lui par toutes les voies à la fois, celles de la guerre et des fonctions civiles. Après en avoir conféré avec l'archichancelier, il créa les maîtres des requêtes, occupant un rang intermédiaire entre les auditeurs et les conseillers d'État, chargés du plus grand nombre des rapports, ayant la faculté de délibérer sur les questions qu'ils avaient rapportées, et jouissant d'un traitement proportionné à l'importance de leurs attributions. MM. Portalis fils, Molé et Pasquier, fort jeunes alors, et nommés immédiatement maîtres des requêtes, indiquaient l'utilité et l'intention du projet. On aimait le mérite qui rappelait des souvenirs, sans exclure le mérite qui n'en rappelait aucun.

À cette sage innovation, qui a créé une pépinière d'administrateurs habiles, Napoléon en ajoute sur-le-champ une autre. La connaissance de tous les marchés passés avec le gouvernement déférée au Conseil d'État. Il n'y avait pas de juridiction pour les entrepreneurs qui traitaient avec l'État, qu'ils exécutassent des travaux publics, fissent des fournitures, ou contractassent des engagements financiers. C'est l'affaire des Négociants réunis qui avait révélé cette lacune, car Napoléon, ne sachant plus à qui la déférer, avait songé un moment à l'envoyer au Corps législatif. On ne pouvait attribuer cette juridiction aux tribunaux, tant à cause des connaissances spéciales qu'elle suppose, que de la nature d'esprit qu'elle exige, esprit qui doit être administratif plutôt que judiciaire. C'est le motif pour lequel la connaissance de tous les marchés passés avec le gouvernement fut déférée au Conseil d'État. Ce fut la principale origine de ses attributions contentieuses. Aussi créa-t-on en même temps des avocats au conseil, chargés de défendre par mémoires écrits les intérêts des justiciables qui allaient être appelés devant cette nouvelle juridiction.

Création de l'Université.

À toutes ces créations Napoléon en ajouta une encore, la plus belle peut-être de son règne, l'Université. On a vu quel système d'éducation il avait adopté en 1802, lorsqu'il jeta les fondements de la nouvelle société française. Au milieu des vieilles générations que la révolution avait rendues ennemies, dont les unes regrettaient l'ancien régime, dont les autres étaient dégoûtées du nouveau sans vouloir revenir à l'ancien, il se proposa de former par l'éducation une jeune génération, faite pour nos modernes institutions et par elles. Au lieu de ces écoles centrales, qui étaient des cours publics, auxquels les jeunes gens nourris dans les familles ou dans des pensionnats particuliers venaient assister, et dans lesquels ils entendaient des professeurs enseigner au gré de leur caprice, ou du caprice du temps, les sciences physiques beaucoup plus que les lettres, Napoléon institua, comme on l'a vu, des maisons où les jeunes gens, casernés et nourris, recevaient des mains de l'État l'instruction et l'éducation, et où les lettres avaient repris la place qu'elles n'auraient jamais dû perdre, sans que les sciences perdissent la place qu'elles avaient acquise. Napoléon, prévoyant bien que le préjugé et la malveillance s'élèveraient contre les établissements qu'il venait d'instituer, avait fondé six mille bourses, et avait ainsi composé d'autorité (mais de l'autorité du bienfait) la population des nouveaux colléges, appelés du nom de Lycées. Succès des nouvelles maisons d'éducation instituées sous le titre de Lycées. Les uns ouverts tout récemment, les autres n'étant que d'anciennes maisons transformées, présentaient déjà en 1806 le spectacle de l'ordre, des bonnes mœurs et des saines études. Il en existait vingt-neuf. Napoléon en voulait étendre le nombre, et le porter à cent. Trois cent dix écoles secondaires établies par les communes, une égale quantité d'écoles secondaires ouvertes par des particuliers, les premières astreintes à suivre les règles des lycées, les secondes à y envoyer leurs élèves, complétaient l'ensemble des nouveaux établissements. Ce système avait parfaitement réussi. Les entrepreneurs de maisons particulières, les parents entêtés d'anciens préjugés, les prêtres rêvant la conquête de l'éducation publique, calomniaient les lycées. Ils disaient qu'on n'y professait que les mathématiques parce qu'on ne désirait former que des militaires, que la religion y était négligée, que les mœurs y étaient corrompues. Rien n'était moins vrai, car on avait eu l'intention expresse de remettre les lettres en honneur, et on avait atteint le but proposé. La religion y était enseignée par des aumôniers aussi sérieusement que la volonté de l'auteur du concordat avait pu l'obtenir, et avec le succès que permettait l'esprit du siècle. Enfin une vie dure, presque militaire, des exercices continuels, y garantissaient la jeunesse des passions précoces; et sous le rapport des mœurs, les lycées étaient certainement préférables aux maisons particulières.

Du reste, malgré les médisances des intéressés et des partisans chagrins du passé, ces établissements avaient fait des progrès rapides. La jeunesse, amenée par le bienfait des bourses et par la confiance des parents, commençait à y venir en foule.

Napoléon, après avoir créé des maisons d'éducation, veut compléter son système en créant un corps enseignant.

Mais, suivant Napoléon, l'œuvre était à peine ébauchée. Ce n'était pas tout que d'attirer des élèves, il fallait leur donner des professeurs; il fallait créer un corps enseignant. C'était là une grande question, sur laquelle Napoléon était fixé avec cette fermeté d'esprit qu'il apportait en toute chose. Rendre l'éducation aux prêtres était inadmissible à ses yeux. Il avait rétabli les cultes, et il l'avait fait avec la profonde conviction qu'il faut une religion à toute société, non pas comme un moyen de police de plus, mais comme une satisfaction due aux plus nobles besoins de l'âme humaine. Néanmoins il ne voulait pas abandonner le soin de former la société nouvelle au clergé, qui, dans ses préjugés opiniâtres, dans son amour du passé, dans sa haine du présent, dans sa terreur de l'avenir, ne pouvait que continuer chez la jeunesse les tristes passions des générations qui s'éteignaient. Il faut que la jeunesse soit formée sur le modèle de la société dans laquelle elle est destinée à vivre; il faut qu'elle trouve dans le collége l'esprit de la famille, dans la famille l'esprit de la société, avec des mœurs plus pures, des habitudes plus régulières, un travail plus soutenu. Il faut, en un mot, que le collége soit la société elle-même améliorée. S'il y a une différence quelconque entre l'un et l'autre, si la jeunesse entend ses maîtres et ses parents parler diversement, si elle entend les uns préconiser ce que blâment les autres, il naît un contraste fâcheux qui trouble son esprit, et qui lui fait mépriser ses maîtres si elle a plus de confiance en ses parents, ses parents si elle a plus de confiance en ses maîtres. La seconde partie de la vie est alors employée à ne rien croire de ce qu'on a appris dans la première. La religion elle-même, si elle est imposée avec affectation, au lieu d'être professée avec respect en présence de la jeunesse, la religion n'est plus qu'un joug, auquel le jeune homme devenu libre se hâte d'échapper comme à tous les jougs du collége. Telles furent les considérations qui éloignèrent Napoléon de l'idée de livrer la jeunesse au clergé. Une dernière raison acheva de le décider. Le clergé était-il apte à élever des juifs, des protestants? Assurément non. Alors on ne pouvait plus faire élever ensemble juifs, protestants, catholiques, pour composer avec eux une jeunesse éclairée, tolérante, aimant le pays, propre à toutes les carrières, UNE enfin comme il fallait que fût la France nouvelle.

Cependant si le clergé n'avait pas les qualités nécessaires à cette tâche, il en avait quelques-unes de très-précieuses, et qu'on devait s'efforcer de lui emprunter. La vie régulière, laborieuse, sobre, modeste, était une condition indispensable pour élever la jeunesse, car on ne devait pas se contenter, pour une telle mission, des premiers venus, formés par les hasards du temps et d'une société dissipée. Mais était-il impossible de donner à des laïques certaines qualités du clergé? Napoléon ne le pensait pas, et l'expérience a prouvé qu'il avait raison. La vie studieuse a plus d'une analogie avec la vie religieuse; elle est compatible avec la régularité de mœurs et avec la médiocrité de fortune. Napoléon croyait qu'on pouvait, par des règlements, créer un corps enseignant, qui, sans observer le célibat, apporterait dans l'éducation de la jeunesse la même application, la même suite, la même constance de vocation que le clergé. Il y a tous les ans, dans les générations qui arrivent à l'état adulte, comme les moissons croissant, sur la terre arrivent à maturité, une portion de jeunes esprits qui ont le goût de l'étude, et qui appartiennent à des familles sans fortune. Recueillir ces esprits, les soumettre à des épreuves préparatoires, à une discipline commune, les attirer et les retenir par l'attrait d'une carrière modeste, mais assurée, tel était le problème à résoudre; et Napoléon ne le regardait pas comme insoluble. Il avait foi dans l'esprit de corps, et l'aimait. L'une des paroles qu'il répétait le plus ordinairement, parce qu'elle exprimait une des idées dont il était le plus souvent frappé, c'est que la société était en poussière. Il était naturel qu'il éprouvât ce sentiment, à l'aspect d'un pays où il n'y avait plus ni noblesse, ni clergé, ni parlement, ni corporations. Il disait sans cesse aux hommes de la révolution: Sachez vous constituer si vous voulez vous défendre, car voyez comme se défendent les prêtres et les émigrés, animés du dernier souffle des grands corps détruits!—Il voulait donc remettre à un corps qui vivrait, et se défendrait, le soin d'élever les générations futures. Il l'a résolu, il l'a fait, et il a réussi.

Napoléon établit l'Université sur les principes suivants. Une éducation spéciale pour les hommes destinés au professorat, des examens préparatoires avant de devenir professeurs; l'entrée après ces examens dans un vaste corps, sans le jugement duquel leur carrière ne pouvait être ni interrompue ni brisée, et dans lequel ils s'élevaient avec le temps et leurs mérites; à la tête de ce corps un conseil supérieur, composé des professeurs qui se seraient distingués par leurs talents, appliquant les règles, dirigeant l'enseignement; enfin le privilége de l'éducation publique attribué exclusivement à la nouvelle institution, avec une dotation en rentes sur l'État, ce qui devait ajouter à l'énergie de l'esprit de corps l'énergie de l'esprit de propriété, telles furent les idées d'après lesquelles Napoléon voulut que l'Université fût organisée. Mais il était trop expérimenté pour insérer toutes ces dispositions dans une loi. Usant avec une intelligence profonde de la confiance publique, qui lui permettait de présenter des lois très-générales, qu'il complétait ensuite par des décrets, au fur et à mesure des expériences faites, il chargea M. Fourcroy, administrateur de l'Instruction publique sous le ministre de l'intérieur, de rédiger un projet de loi, qui fut conçu en trois articles seulement. Loi constitutive de l'Université. Par le premier il était dit qu'il serait formé, sous le nom d'Université impériale, un corps enseignant, chargé de l'éducation publique dans tout l'Empire; par le second, que les membres du corps enseignant contracteraient des obligations civiles, spéciales et temporaires (ce mot était employé pour exclure l'idée des vœux monastiques); par le troisième, que l'organisation du corps enseignant, remaniée d'après l'expérience, serait convertie en loi dans la session de 1810. Ce n'est qu'avec cette latitude d'action que se font les grandes choses.

Ce projet, présenté le 6 mai, fut adopté comme tous les autres avec confiance et silence. Nous ne conseillerons d'adopter ainsi les lois, que lorsqu'il y aura un tel homme, de tels actes, et, ce qui est plus déterminant encore, une telle situation.

La session de 1806 terminée par la présentation des lois de finances.

Cette courte et féconde session fut terminée par les lois financières. Napoléon regardait avec raison les finances comme un fondement aussi indispensable que l'armée à la grandeur d'un empire. La dernière crise, quoique passée, était un avertissement sérieux d'arrêter enfin un système complet de finances, d'élever les ressources au niveau des besoins, et d'établir un service de trésorerie qui dispensât de recourir aux faiseurs d'affaires.

Quant à la création des ressources nécessaires pour suffire aux charges de la guerre, Napoléon persistait à ne pas vouloir d'emprunt. En effet, même au milieu de la prospérité dont il faisait jouir la France, la rente 5 pour 100 ne s'était jamais élevée au-dessus de 60. Si on avait annoncé un emprunt, le cours serait descendu au-dessous, probablement à 50, et c'eût été un intérêt perpétuel de 10 pour 100 à supporter. Napoléon n'avait garde de recourir à de tels moyens. Cependant il fallait combler le déficit des derniers exercices, et mettre définitivement les ressources en rapport avec l'état de guerre, qui depuis quinze ans semblait devenu l'état ordinaire de la France. C'était une entreprise hardie, et qui ne s'est jamais réalisée, que de suffire aux dépenses d'une lutte acharnée avec les impôts permanents. Napoléon n'y avait pas renoncé, et il eut le courage de proposer au pays, ou plutôt de lui imposer, les charges qui devaient fournir le moyen d'atteindre à ce résultat.

L'arriéré des derniers exercices pouvait être liquidé avec 60 millions, la dette envers la caisse d'amortissement en étant défalquée. Cette dette consistait, comme on doit se le rappeler, en cautionnements dont il avait été disposé, en produits de la vente des biens nationaux que le Trésor avait absorbés pour son usage, quoiqu'ils appartinssent à la caisse d'amortissement. Il fallait donc pourvoir à ces 60 millions, à la dette contractée envers la caisse d'amortissement, et à un budget annuel qui, d'après l'expérience de 1806, ne s'élevait pas à moins de 700 millions pendant la guerre (820 avec les frais de perception).

Voici quels furent les moyens imaginés.

On s'était aperçu que la caisse d'amortissement avait très-avantageusement vendu les biens dont on lui avait confié l'aliénation à titre d'essai. Alors, au lieu de vendre pour elle les 70 millions, que la loi de ventôse an IX lui attribuait en vue de la dédommager des rentes créées à cette époque, et dont on lui devait le prix à raison de 10 millions par an, on lui avait livré ces biens eux-mêmes. Liquidation de l'arriéré. Quant aux cautionnements à lui rembourser, on était décidé à les payer dans la même valeur, c'est-à-dire en biens, sauf à elle à les aliéner avec les précautions nécessaires, qui lui avaient déjà si heureusement réussi. Cette même observation avait conduit Napoléon, qui était l'inventeur de cette liquidation, à trouver le moyen de combler les 60 millions de l'arriéré.

Napoléon retire aux grands corps de l'État les biens-fonds qu'il leur avait donnés, remplace ces biens par des rentes, et les fait vendre pour payer l'arriéré.

Il avait doté le Sénat, la Légion d'honneur, l'Instruction publique et certains établissements, avec le reste des domaines nationaux. Son intention, en agissant ainsi, avait été de les soustraire au gaspillage des mauvaises aliénations. Mais, d'une part, on venait de s'apercevoir que les aliénations pouvaient s'opérer d'une manière avantageuse en les confiant à la caisse d'amortissement; et, de l'autre, on avait retrouvé dans ce système de dotation le vice propre aux biens de main-morte, dont la condition est d'être mal exploités et de peu produire. Napoléon résolut de reprendre ces biens au Sénat et à la Légion d'honneur, et de leur en fournir l'équivalent, en créant 3 millions de rentes 5 pour cent, au capital de 60 millions. Si les rentes livrées au public étaient menacées d'une dépréciation immédiate, assignées comme dotations à des corps permanents qui ne les aliénaient pas, elles n'avaient aucun des inconvénients des emprunts, elles n'amenaient aucun avilissement des cours, et elles procuraient même un avantage aux établissements publics qui les recevaient, c'était, de leur assurer un revenu de 5, au lieu d'un revenu de 2 et demi, ou de 3 pour cent, que rapportaient les biens nationaux. Ces biens, transmis ensuite à la caisse d'amortissement, qui les aliénerait peu à peu, devaient procurer les 60 millions dont on avait besoin.

Il est vrai que ces 60 millions, il en fallait la valeur immédiatement pour solder les arriérés des exercices antérieurs. On imagina de créer des effets temporaires, rapportant 6 à 7 pour cent, suivant l'époque de leur remboursement, échéante terme fixe, payables à la caisse d'amortissement, à raison d'un million par mois, du 1er juillet 1806 au 1er juillet 1811, hypothéqués sur le capital de ladite caisse, qui aurait, avec ce qu'elle possédait déjà et ce qu'elle allait acquérir, environ 130 millions de biens nationaux, qui joignait enfin à cette fortune immobilière un crédit bien établi.

Ces effets portant un intérêt avantageux, mais point usuraire, et remboursables à des termes fixes et prochains, ne pouvaient pas tomber comme la rente, car leur échéance mensuelle et assurée pendant cinq ans devait tendre à les relever par la certitude de retrouver le capital tout entier, de mois en mois. C'est une combinaison qui depuis a réussi plusieurs fois, et qui était excellente.

Le procédé pour liquider l'arriéré consistait donc à reprendre les biens assignés aux grands corps, à leur donner des rentes en place, ce qui pour eux avait l'avantage d'une augmentation immédiate de revenu, à faire vendre ces biens par la caisse d'amortissement, ce qu'elle pouvait exécuter avec succès en cinq ans, à en réaliser d'avance la valeur, au moyen d'un effet à échéance fixe, qui ne pouvait être déprécié, grâce à un remboursement certain et peu éloigné, grâce enfin à un intérêt de 6 à 7 pour cent.

La seule difficulté, d'ailleurs peu sérieuse, de cette combinaison, c'est que la somme des rentes composant la dette publique allait monter à 51 millions au lieu de 50, comme le prescrivaient les lois antérieures. Mais l'infraction était peu importante, et on satisfaisait à la loi en établissant un amortissement plus rapide pour ce million d'excédant.

Manière de pourvoir aux budgets futurs, dans la double hypothèse de la paix et de la guerre.

Restait à pourvoir aux budgets futurs, en créant des ressources suffisantes, soit pour la paix, soit pour la guerre. Napoléon fit au Corps législatif, et à l'Europe, une déclaration hardie et en même temps très-sage, au point de vue financier. Déclaration hardie au Corps législatif, relativement aux besoins de l'état de paix et de l'état de guerre. Il voulait la paix, car, disait-il fièrement, il avait épuisé la gloire militaire; il voulait la paix, car il l'avait donnée à l'Autriche. Il était prêt en ce moment à la conclure avec la Russie, et il était occupé à la négocier avec l'Angleterre. Mais les puissances avaient pris l'habitude de considérer les traités comme des trêves, qu'elles pouvaient rompre au premier signal parti de Londres. Il fallait, jusqu'à ce qu'on les eût amenées à respecter leurs engagements, et à se résigner à la grandeur de la France, il fallait être prêt à supporter les charges de la guerre aussi longtemps qu'elle serait nécessaire. La Grande-Bretagne prétendait suffire à la guerre par des emprunts: libre à elle, tant que cette ressource se conserverait en ses mains. La France devait y pourvoir autrement, avec les moyens qui lui étaient propres, c'est-à-dire avec l'impôt, ressource bien autrement durable, et ne laissant aucune charge après elle. En conséquence, il déclarait qu'il fallait 600 millions pour la paix, 500 millions pour la guerre (720 et 800 avec les frais de perception). Le budget de l'année la plus paisible du gouvernement actuel, celle de 1802, avait pu se renfermer dans une dépense de 500 millions. Mais depuis 1802, l'augmentation de la dette, le développement donné aux travaux d'utilité publique, la dotation du clergé qui était la suite du concordat, le rétablissement de la monarchie qui avait entraîné la création d'une liste civile, portaient à 600 millions les dépenses fixes de l'état de paix. Les ressources ordinaires s'élevaient fort au delà de cette somme. Quant aux dépenses de l'état de guerre, qu'on était résolu à soutenir aussi longtemps qu'il le faudrait, elles faisaient monter le budget à 700 millions. À ce taux on pourrait consacrer par an 130 millions à la marine, environ 300 millions à la guerre, avoir 50 vaisseaux armés et 450,000 hommes toujours prêts à marcher. La France, sur ce pied, était en mesure de faire face à tous les dangers. Or, elle pouvait, sans abuser d'elle-même, s'imposer cette charge, car ses revenus ordinaires, procuraient déjà plus de 600 millions. Le royaume d'Italie en fournissait environ 30 pour l'armée française qui veillait à sa sûreté, et il était facile d'obtenir 60 à 70 millions de plus par les impôts ordinaires.

Extension des droits sur les contributions indirectes, et rétablissement de l'impôt sur le sel.

Après cette hardie déclamation, Napoléon, eut le courage de développer la grande ressource des contributions indirectes, qu'il avait déjà restituée au pays, et de créer une nouvelle ressource, non moins utile, non moins abondante, et qui n'avait d'autre inconvénient que d'atteindre la généralité du peuple, mais de l'atteindre légèrement, l'impôt du sel. En conséquence il proposa, outre le droit d'inventaire sur les boissons (droit perçu chez le propriétaire au moment de l'enlèvement), un autre droit sur le commerce en gros et sur la vente en détail, et pour cela l'exercice, c'est-à-dire la surveillance des boissons sur les routes, et la descente des agents du fisc chez les commerçants en vin. Les contributions indirectes, qui produisaient déjà 23 millions, en devaient produire plus de 50 par suite de cette extension.

Quant à l'impôt sur le sel, son rétablissement était lié à la suppression d'un autre droit, devenu insupportable, le droit de barrières sur les routes. Ce droit entrait si peu dans nos habitudes, et incommodait si fort l'agriculture, que tous les conseils généraux en avaient demandé l'abolition. Il ne rapportait que 15 millions, ce qui était insuffisant pour l'entretien des routes de l'Empire, et ce qui coûtait à l'État un supplément de 10 millions par an, sans que les routes fussent encore parvenues à l'état désirable; car on évaluait à 35 millions au moins la somme nécessaire pour les entretenir convenablement. En proposant un impôt bien léger, celui de 2 décimes par kilogramme (2 sous par livre) de sel, à percevoir dans les marais salants, par la main des douaniers, qui enveloppaient ces marais, placés presque tous à la frontière, on pouvait espérer un produit de 35 millions, c'est-à-dire de quoi porter les routes à un véritable état de perfection, et de quoi soulager le Trésor d'une dépense de 10 millions. Cet impôt n'avait rien de commun avec les anciennes gabelles, inégalement réparties, aggravées par l'exercice, et faisant quelquefois monter le sel à 14 sous la livre, prix qui pour le peuple était exorbitant.

Avec le produit annuellement croissant de ces nouvelles taxes, et avec quelques ressources accidentelles qui permissent d'attendre leur complet développement, la France allait se trouver en mesure de supporter l'état de guerre, tant qu'il durerait, et, dès qu'il finirait, de faire sentir les bienfaits de la paix aux peuples de l'Empire, par la diminution de l'impôt foncier, le seul qui fût véritablement onéreux.

Napoléon, par cette création, achevait le rétablissement de nos finances, que la suppression des contributions indirectes avait ruinées en 1789, et il montrait à l'Europe un tableau décourageant pour nos ennemis, c'est-à-dire 50 vaisseaux, 450 mille hommes, entretenus sans emprunt, et tout le temps que durerait la guerre.

Le budget de 1806 fixé à 700 millions, et avec les frais de perception à 820 millions.

Le budget de 1806 fut donc fixé à 700 millions en dépenses et en recettes (820 avec les frais de perception). Une circonstance accidentelle, celle du rétablissement du calendrier grégorien, à partir du 1er janvier 1806, le fit porter à 15 mois au lieu de 12, et à 900 millions au lieu de 700. En effet, le précédent budget, celui de l'an XIII, s'arrêtant au 21 septembre 1805, il fallait, pour atteindre au 1er janvier 1806, ajouter trois mois environ, ce qui devait porter le budget de 1806 à quinze mois et à 900 millions.

Nouvelle organisation de la Trésorerie et de la Banque de France.

Restait encore une tâche à remplir, c'était d'organiser la Trésorerie et la Banque de France. Éclairé par les derniers événements, Napoléon voulait réformer l'une et l'autre.

On a déjà répété bien des fois, dans cette histoire, que la valeur de l'impôt était envoyée au Trésor sous forme d'obligations à terme, ou de bons à vue, signés par les receveurs généraux, et acquittables mois par mois à leur caisse. L'escompte de ce papier procurait de l'argent, quand on avait besoin de devancer les échéances. Abandonner cet escompte à une compagnie avait mal réussi. On venait de le confier de nouveau à une agence des receveurs généraux, qui opéraient à Paris pour le corps tout entier. Depuis le retour du crédit, les capitaux abondaient, et les receveurs généraux pouvaient procurer à l'État, par l'escompte de leurs propres engagements, tous les fonds dont on avait besoin. Cependant on discuta longtemps devant Napoléon, en conseil de finances, si on ne devrait pas attribuer ce service à la Banque, plus puissante que ne serait jamais l'agence des receveurs généraux. D'abord Napoléon jugea que, pour ce service et pour d'autres, la Banque n'était pas assez fortement constituée. Il résolut donc de doubler son capital, et de le porter de 45 mille actions à 90 mille, ce qui faisait, à mille francs l'action, un capital de 90 millions. Il résolut, en outre, d'en rendre l'organisation monarchique, en convertissant le président éligible qui était à sa tête, en un gouverneur nommé par l'Empereur, qui la dirigerait dans le double intérêt du commerce et du Trésor; de placer trois receveurs généraux dans son conseil, pour la lier davantage au gouvernement; enfin de supprimer la disposition d'après laquelle on proportionnait les escomptes au nombre d'actions possédées par les présentateurs d'effets, et de la remplacer par une autre disposition bien plus sage, consistant à proportionner ces escomptes au crédit reconnu des commerçants qui les demandaient. Ces changements, proposés dans une loi, furent adoptés par le Corps législatif; et sous cette constitution forte et habile, la Banque de France est devenue l'un des établissements les plus solides de l'univers, car on l'a vue de nos jours secourir la Banque d'Angleterre elle-même, et traverser sans fléchir les plus grandes catastrophes politiques.

Même après l'avoir ainsi agrandie, Napoléon ne voulut pas confier d'une manière constante et définitive le service du Trésor à la Banque de France. Il entendait se servir au besoin, et accidentellement, de la nouvelle puissance qu'il lui avait assurée, pour escompter telle ou telle somme d'obligations des receveurs généraux ou de bons à vue, mais il ne pouvait se décider à lui remettre définitivement le portefeuille du Trésor. C'était une compagnie de commerçants, délibérant, à la vérité, sous un président nommé par lui, mais placés en dehors de son gouvernement, et il ne voulait pas, disait-il, leur livrer le secret de ses opérations militaires, en leur livrant le secret de ses opérations financières.—Je veux, ajouta-t-il, pouvoir remuer un corps de troupes sans que la Banque le sache, et elle le saurait si elle avait connaissance de mes besoins d'argent.

Du reste il fit mettre à l'essai, mais à l'essai seulement, un nouveau système de versement de fonds par les comptables. Bien que le système des obligations eût rendu de grands services, il n'était pas le dernier terme de la perfection, en fait de recouvrement. Il arrivait que les receveurs généraux avaient souvent des valeurs considérables en caisse, dont ils profitaient, en attendant l'échéance de leurs obligations. De plus ces obligations donnaient lieu à un agiotage assez actif. Un simple compte courant établi entre l'État et les comptables, au moyen duquel toute valeur entrée dans leur caisse appartenait au Trésor, portait intérêt à son profit, et toute valeur sortie portait intérêt au profit du comptable qui l'avait versée; un compte courant ainsi réglé était un système bien plus simple, plus vrai, et qui n'empêchait pas d'accorder aux receveurs généraux les avantages dont on avait cru nécessaire de les faire jouir. Mais il fallait auparavant un système d'écritures qui ne permît pas d'erreur; il fallait, dans la comptabilité du Trésor, l'introduction des écritures en partie double, dont le commerce fait usage. M. Mollien proposa le compte courant et les écritures en partie double. Napoléon y consentit avec empressement, mais il voulut que ce système fût essayé chez quelques receveurs généraux, pour en juger le mérite d'après l'expérience.

Tels furent les travaux civils de Napoléon dans cette mémorable année 1806, la plus belle de l'Empire, comme celle de 1802 fut la plus belle du Consulat: années fécondes l'une et l'autre, dans lesquelles la France fut constituée pour être une république dictatoriale en 1802, et un vaste empire fédératif en 1806. Dans cette dernière année, Napoléon fonda à la fois des royautés vassales sur la tête de ses frères, des duchés pour ses généraux et ses serviteurs, de riches dotations pour ses soldats, supprima l'empire germanique, et laissa l'Empire français remplir seul l'Occident. Il continua, en fait de routes, de ponts, de canaux, les travaux déjà commencés, et en entreprit de plus importants, tels que les canaux du Rhône au Rhin, du Rhin à l'Escaut, les routes de la Corniche, de Tarare, de Metz à Mayence. Il projeta les grands monuments de la capitale, la colonne de la place Vendôme, l'arc de l'Étoile, l'achèvement du Louvre, la rue qui devait s'appeler Impériale, les principales fontaines de Paris. Il commença la restauration de Saint-Denis, il ordonna l'achèvement du Panthéon; il promulgua le Code de procédure, perfectionna l'organisation du Conseil d'État, créa l'Université, liquida définitivement les arriérés financiers, compléta le système des impôts, réorganisa la Banque de France, et prépara le nouveau système de trésorerie française. Tout cela, entrepris en janvier 1806, était terminé en juillet de la même année. Quel esprit conçut jamais plus de choses, de plus vastes, de plus profondes, les réalisa en moins de temps? Il est vrai que nous touchons au faîte de ce prodigieux règne, faîte d'une élévation sans égale, et dont on peut dire, en contemplant le tableau entier des grandeurs humaines, qu'aucune ne le dépasse, s'il y en a qui l'atteignent.

Malheureusement, cette année incomparable, au lieu de finir au milieu de la paix, comme on pouvait l'espérer, finit au milieu de la guerre, moitié par la faute de l'Europe, moitié par celle de Napoléon, et aussi par un coup cruel de la mort, qui emporta M. Fox, dans cette même année où elle avait déjà emporté M. Pitt.

Continuation des négociations entamées avec la Russie et l'Angleterre.

Les négociations entamées avec la Russie et l'Angleterre avaient continué pendant les travaux de tout genre dont nous venons de tracer le tableau. Lord Yarmouth, avec lequel on avait volontairement allongé les pourparlers, en était resté aux mêmes propositions. Termes auxquels on en arrive avec lord Yarmouth. L'Angleterre entendait garder la plupart de ses conquêtes maritimes, nous concédait nos conquêtes continentales, le Hanovre toujours excepté, et se bornait à demander ce qu'on ferait pour indemniser le roi de Naples. Quant aux nouvelles royautés, quant à la Confédération du Rhin, elle ne paraissait pas s'en soucier. Napoléon, qui n'avait plus de raison pour différer le terme des négociations, ses principaux projets étant accomplis, pressait lord Yarmouth de se procurer des pouvoirs, afin d'aboutir à une conclusion. Lord Yarmouth les avait enfin reçus, mais avec ordre de ne les produire que lorsqu'il apercevrait la possibilité de se mettre d'accord avec la France, et lorsqu'il se serait entendu avec le négociateur russe.

Arrivée à Paris de M. d'Oubril, chargé de traiter pour la Russie.

M. d'Oubril était arrivé en juin avec des pouvoirs en forme, et avec la double instruction, premièrement de gagner du temps pour les bouches du Cattaro, et d'épargner ainsi à l'Autriche l'exécution militaire dont elle était menacée; secondement, de terminer tous les différends existants par un traité de paix, si la France accédait à des conditions qui sauvassent la dignité de l'empire russe. Une circonstance avait confirmé M. d'Oubril dans l'idée d'en finir par un traité de paix. Pendant qu'il était en route, le ministère russe avait été changé. Le prince Czartoryski et ses amis ayant voulu qu'on se liât plus étroitement à l'Angleterre, non pas précisément pour continuer la guerre, mais pour traiter avec plus d'avantage, Alexandre, fatigué de leurs remontrances, craignant des engagements trop étroits avec le cabinet britannique, avait enfin accepté des démissions souvent offertes, et remplacé le prince Czartoryski par le général de Budberg. Celui-ci était ancien gouverneur de l'empereur, ami de l'impératrice mère, et n'était ni de force ni d'humeur à résister à son maître. M. d'Oubril, qui avait vu l'empereur porté à la paix plus que ses ministres, dut se croire autorisé, par ce changement, à incliner davantage vers une conclusion pacifique.

M. de Talleyrand n'eut pas de peine à persuader M. d'Oubril, lorsqu'il soutint qu'il n'y avait entre les deux empires aucun intérêt sérieux à débattre, tout au plus une question d'influence à traiter au sujet de deux ou trois petites puissances que la Russie avait prises sous sa protection. Mais, quant à ces dernières, la Russie, battue à Austerlitz, et peu disposée à recommencer depuis que l'Autriche avait rendu son épée, depuis que la Prusse était dépendante, et que l'Angleterre semblait fatiguée, la Russie ne pouvait être fort exigeante. Elle voulait seulement sauver son orgueil d'un trop rude échec. Ainsi elle était prête à passer outre, relativement aux nouveaux arrangements faits en Allemagne, relativement à la réunion de Gênes et des États vénitiens; elle était même décidée à se taire sur la conquête de Naples, car la prise d'armes des Napolitains, après une convention de neutralité, justifiait toutes les rigueurs de Napoléon. Cependant, à l'égard du Piémont et des Bourbons de Naples, la Russie avait des engagements écrits, et elle ne pouvait pas moins faire que de demander quelque chose pour eux, si peu que ce fût. Les engagements à l'égard du Piémont commençaient à prescrire, mais ceux qu'on avait contractés à l'égard de la reine Caroline, en la poussant dans l'abîme, étaient trop récents et trop authentiques pour qu'on n'intervînt pas en sa faveur.

À quoi se trouve réduite la négociation entre la Russie et la France.

Aussi était-ce la question essentielle et difficile à résoudre entre M. de Talleyrand et M. d'Oubril. Ce dernier aurait désiré procurer quelque dédommagement, si faible qu'il fût, au roi de Piémont, assurer la Sicile aux Bourbons de Naples, et introduire dans le traité certaines rédactions qui ménageassent à la Russie une apparence d'intervention, utile et honorable, dans les affaires de l'Europe. Bien que Napoléon eût voulu d'abord un traité sec et vide, qui rétablît purement et simplement la paix entre les deux empires, afin de bien constater qu'il ne reconnaissait pas à la Russie l'influence qu'elle prétendait s'arroger, ce projet rigoureux devait tomber devant la possibilité d'une paix immédiate, laquelle, par contre-coup, amenait forcément l'Angleterre à traiter à des conditions raisonnables. Napoléon permit donc à M. de Talleyrand d'accorder tous les semblants d'influence qui pourraient sauver la dignité du cabinet russe. Ainsi ce ministre fut autorisé, dans le traité patent, à garantir l'évacuation de l'Allemagne, l'intégrité de l'empire ottoman, l'indépendance de la république de Raguse, à promettre les bons offices de la France pour rapprocher la Prusse de la Suède, et à accepter enfin les bons offices de la Russie pour le rétablissement de la paix entre la France et l'Angleterre. Il y avait là de quoi rédiger un traité, moins insignifiant que celui que Napoléon avait d'abord voulu, et par conséquent plus flatteur pour l'orgueil de la Russie. Mais il fallait un dédommagement quelconque pour les rois de Piémont et de Naples. Quant au roi de Piémont, Napoléon opposa des refus absolus, et on fut obligé d'y renoncer. Quant à Naples, il ne consentit jamais à céder la Sicile, et il exigea que cette île fût restituée au royaume de Naples, actuellement possédé par Joseph. L'indemnité des Bourbons de Naples faisant la principale difficulté, on imagine de leur donner les îles Baléares. À force de chercher une combinaison pour concilier les prétentions opposées, on inventa un moyen terme, qui consistait à donner les îles Baléares au prince royal de Naples, et une indemnité pécuniaire au roi et à la reine détrônés. Les îles Baléares appartenaient, il est vrai, à l'Espagne, mais Napoléon avait de quoi fournir un équivalent à celle-ci, en agrandissant le petit royaume d'Étrurie avec quelque fragment des duchés de Parme et Plaisance. Il avait de plus une raison excellente et très-morale à faire valoir auprès de la cour de Madrid, c'est que le prince royal de Naples était devenu gendre de Charles IV le même jour où une princesse de Naples avait épousé le prince des Asturies. Pour complément de ses bonnes raisons, Napoléon avait la force. Il était donc en mesure de prendre, quant aux Baléares, un engagement sérieux.

Cette combinaison imaginée, il fallait en finir. M. d'Oubril s'était mis en communication avec lord Yarmouth, qui, tout en professant de très-bons sentiments envers la France, trouvait cependant qu'il y avait faiblesse à concéder tout ce que demandait M. de Talleyrand. En bon Anglais qu'il était, il aurait voulu que la Sicile fût laissée à la reine Caroline, car c'était la donner à l'Angleterre que de la conserver à cette reine. Aussi ne manquait-il pas d'insister auprès de M. d'Oubril, pour que celui-ci prolongeât la résistance de la Russie.

Mais M. de Talleyrand avait un moyen que Napoléon lui avait suggéré, et dont il se servit habilement, c'était de menacer l'Autriche d'une action immédiate, si on ne restituait pas les bouches du Cattaro. Napoléon, comme nous l'avons dit, tenait à ces bouches du Cattaro, pour leur heureuse situation dans l'Adriatique, et surtout pour leur voisinage des frontières turques. Il était donc bien décidé à en exiger la restitution, et il lui était d'autant plus facile de menacer, qu'il avait la résolution d'agir. Il n'avait d'ailleurs pour cela qu'un pas à faire, car ses troupes étaient sur l'Inn, et occupaient Braunau. En conséquence M. de Talleyrand déclara à M. d'Oubril qu'il fallait conclure, et signer la paix qui entraînait la remise des bouches du Cattaro, ou quitter Paris, après quoi on sévirait contre l'Autriche, à moins qu'elle ne joignît ses efforts à ceux de la France pour reprendre la position si déloyalement livrée aux Russes.

M. d'Oubril, intimidé par cette déclaration péremptoire, fit part de son embarras à lord Yarmouth, en lui disant qu'il avait pour instruction de sauver l'Autriche d'une contrainte immédiate, et qu'il était obligé de s'y conformer; que du reste, dans la situation actuelle, on ne gagnait rien à attendre avec un caractère comme celui de Napoléon; car, chaque jour, il commettait quelque acte nouveau, qu'il fallait ensuite tenir pour chose faite, si on ne voulait rompre; que, si on avait traité avant le mois d'avril, Joseph Bonaparte n'aurait pas été proclamé roi de Naples; que, si on avait traité avant le mois de juin, Louis Bonaparte ne serait pas devenu roi de Hollande; qu'enfin, si on avait traité avant le mois de juillet, l'empire germanique n'aurait pas été dissous. Signature du traité de paix avec la Russie le 20 juillet. M. d'Oubril prit donc son parti, et signa le 20 juillet, malgré les instances de lord Yarmouth, un traité de paix avec la France.

Dans les articles patents on stipula, comme nous l'avons déjà indiqué, l'évacuation de l'Allemagne, l'indépendance de la république de Raguse, l'intégrité de l'empire turc. Dans ces mêmes articles, on promit les bons offices des deux puissances contractantes pour terminer les différends survenus entre la Prusse et la Suède; et la France accepta formellement les bons offices de la Russie pour le rétablissement de la paix avec l'Angleterre, toutes choses qui conservaient à la Russie ces dehors d'influence qu'elle désirait ne pas perdre. On promit de nouveau l'indépendance des sept îles, et l'évacuation immédiate des bouches du Cattaro. Dans les articles secrets, on accorda les Baléares au prince royal de Naples, mais avec condition de n'y pas recevoir les Anglais en temps de guerre; on assura une pension à sa mère et à son père, et on stipula la conservation de la Poméranie suédoise à la Suède, dans les arrangements qui devaient être négociés entre la Suède et la Prusse.

Ce traité, dans la situation de l'Europe, était acceptable de la part de la Russie, à moins que, par intérêt pour la reine de Naples, elle ne préférât la guerre, qui ne pouvait lui valoir que des revers.

M. d'Oubril, après l'avoir conclu, partit tout de suite pour Saint-Pétersbourg, afin d'obtenir les ratifications de son gouvernement. Il croyait avoir bien rempli sa tâche, car, si la paix qu'il avait conclue était repoussée par son cabinet, il aurait du moins retardé d'un mois et demi l'exécution dont l'Autriche était menacée. Sous ce rapport, on est fondé à dire que la paix n'était pas signée avec une parfaite sincérité.

M. de Talleyrand, après avoir amené M. d'Oubril à signer la paix, amène lord Yarmouth à produire ses pouvoirs.

M. de Talleyrand n'avait maintenant plus affaire qu'à lord Yarmouth, qui était fort affaibli depuis que M. d'Oubril s'était rendu. Le ministre français sut profiter de ses avantages, et tirer parti du traité avec la Russie, pour obliger lord Yarmouth à produire ses pouvoirs, ce qu'il avait toujours refusé de faire. M. de Talleyrand lui dit qu'il était impossible de prolonger cette espèce de comédie, d'un négociateur accrédité qui ne voulait pas montrer ses pouvoirs; que, s'il différait plus longtemps de les exhiber, on serait autorisé à croire qu'il n'en avait pas, et que sa présence à Paris n'avait qu'un but trompeur, celui de gagner la mauvaise saison pour empêcher la France d'agir, soit contre l'Angleterre, soit contre ses autres ennemis. On ne désignait pas ces ennemis, mais quelques mouvements de troupes vers Bayonne pouvaient faire craindre que le Portugal ne fût du nombre. M. de Talleyrand ajoutait qu'il fallait prendre immédiatement son parti, quitter Paris ou donner à la négociation un caractère sérieux, en produisant ses pouvoirs, car on avait fini par éveiller les défiances de la Prusse, qui exigeait une déclaration rassurante à l'égard du Hanovre; que, ne voulant pas perdre un tel allié, on était prêt à faire la déclaration demandée, et qu'une fois faite il ne serait plus possible d'en revenir; que la guerre serait alors éternelle, ou que la paix devrait être conclue sans la restitution du Hanovre; que, du reste, on ne gagnerait rien à de nouveaux délais, et que deux ou trois mois plus tard il faudrait consentir peut-être à la conquête du Portugal, comme on avait consenti à la conquête de Naples.

Vaincu par ces raisons, par la signature qu'avait donnée M. d'Oubril, par l'amour de la paix, et aussi par l'ambition fort naturelle d'inscrire son nom au bas d'un pareil traité, lord Yarmouth se décida enfin à exhiber ses pouvoirs. C'était le premier avantage que M. de Talleyrand désirait remporter, et il se hâta de le rendre irrévocable, en faisant nommer un plénipotentiaire français pour négocier publiquement avec lord Yarmouth. La négociation devient officielle entre la France et l'Angleterre. Napoléon choisit le général Clarke, et lui conféra des pouvoirs formels et patents. À partir de ce moment, 22 juillet, la négociation fut officiellement ouverte.

Le général Clarke négociateur pour la France.

Le général Clarke et lord Yarmouth s'abouchèrent, et, sauf la Sicile, les deux négociateurs se trouvèrent d'accord. La France accordait Malte, le Cap, la conquête de l'Inde; elle insistait pour qu'on lui rendît les comptoirs de Pondichéry et de Chandernagor, en consentant à limiter le nombre des troupes qu'elle pourrait y entretenir; elle demandait également qu'on lui rendît Sainte-Lucie et Tabago, mais elle ne tenait absolument qu'à la restitution de la colonie hollandaise de Surinam, point sur lequel les instructions du négociateur anglais n'étaient pas péremptoires. La Sicile demeure toujours la question insoluble. La seule difficulté sérieuse consistait toujours dans la Sicile, que lord Yarmouth n'était pas formellement autorisé à céder, surtout pour un dédommagement aussi insignifiant que les Baléares. Napoléon voulait procurer la Sicile à son frère Joseph par des raisons d'une grande valeur. Suivant lui, tant que la reine Caroline résiderait à Palerme, Joseph serait faiblement établi à Naples; la guerre serait éternelle entre ces deux portions de l'ancien royaume des Deux-Siciles; les Calabres seraient toujours excitées sous sa main, et, ce qui était plus grave, la reine Caroline, confinée à Palerme, ne pouvant se maintenir dans son île qu'avec l'appui des Anglais, la leur livrerait entièrement. C'était donc assurer la jouissance de la Sicile aux Anglais que de la laisser aux Bourbons, conséquence infiniment fâcheuse pour la Méditerranée.

De son côté lord Yarmouth, malgré son désir de conclure, ne l'osait pas. Mais bientôt un nouvel obstacle vint encore enchaîner sa bonne volonté.

Lord Lauderdale adjoint à lord Yarmouth pour continuer la négociation avec la France.

Le cabinet britannique en apprenant la conduite de M. d'Oubril fut fort irrité, et se hâta d'envoyer des courriers à Saint-Pétersbourg, pour se plaindre de ce que le négociateur russe eût abandonné le négociateur anglais. Il ne s'en tint pas là, et blâma lord Yarmouth, son propre négociateur, d'avoir sitôt produit ses pouvoirs. Craignant même les entraînements auxquels lord Yarmouth était exposé, par ses liaisons personnelles avec les diplomates français, il fit choix d'un whig, lord Lauderdale, personnage de caractère assez difficile, pour l'adjoindre à la négociation. On fit partir sur-le-champ ce second plénipotentiaire avec des instructions précises, mais qui cependant laissaient, relativement à la Sicile, certaines facilités dont lord Yarmouth n'était pas muni. Instructions dont est porteur lord Lauderdale. Lord Lauderdale était un diplomate exact et formaliste. Il avait l'ordre d'exiger la fixation d'une base de négociation, l'uti possidetis, qui couvrît les conquêtes maritimes des Anglais, et surtout la Sicile, laquelle n'avait pas encore été conquise par Joseph Bonaparte. Il est vrai que cette même base excluait la restitution du Hanovre; mais ce royaume était hors de la discussion, les Anglais ayant toujours déclaré qu'ils ne souffriraient pas même une contestation sur ce point. La base admise, lord Lauderdale devait convenir que l'uti possidetis ne serait pas appliqué d'une manière absolue, surtout relativement à la Sicile, et qu'on pourrait abandonner cette île au prix d'une compensation. Ainsi un sacrifice en Dalmatie, joint à la cession des îles Baléares, pouvait fournir un moyen d'accommodement.

Lord Lauderdale arriva sans retard à Paris. C'était un whig, et par conséquent un ami plutôt qu'un ennemi de la paix. Mais il était averti de se garder des séductions de M. de Talleyrand, auxquelles on craignait que lord Yarmouth ne fût pas capable de résister.

Lord Lauderdale fut reçu avec politesse et froideur, car on devinait à Paris qu'il était envoyé pour servir de correctif à l'humeur, jugée trop facile, de lord Yarmouth. M. de Champagny adjoint au général Clarke. Napoléon, pour répliquer à l'envoi de lord Lauderdale, nomma M. de Champagny comme second négociateur français. Ils furent dès cet instant deux contre deux, MM. Clarke et de Champagny contre lord Yarmouth et lord Lauderdale.

Aussitôt entré dans ce congrès, lord Lauderdale commença par une note longue, absolue, dans laquelle il récapitulait la négociation confidentielle et officielle, et demandait que l'on admît, avant d'aller plus loin, le principe de l'uti possidetis. Napoléon voulait franchement la paix, et croyait la tenir depuis qu'il avait conduit la main de M. d'Oubril jusqu'à signer le traité du 20 juillet. Difficultés de forme soulevée par lord Lauderdale, et aplanie après quelques explications amicales. Mais il ne fallait pourtant pas provoquer son caractère, susceptible et peu endurant. Il fit différer la réponse comme premier signe de mécontentement. Lord Lauderdale ne se tint pas pour battu, et réitéra sa déclaration. Alors on lui répliqua par une dépêche énergique et digne, dans laquelle on lui disait que jusqu'ici la négociation avait marché avec franchise et cordialité, et sans toutes les formes pédantesques que le nouveau négociateur voulait y introduire; que si les intentions étaient changées, que si tout cet appareil diplomatique cachait l'intention secrète de rompre après s'être procuré quelques pièces à produire au parlement, lord Lauderdale n'avait qu'à partir, car on n'était pas disposé à se prêter aux calculs parlementaires du cabinet britannique. Lord Lauderdale n'avait pas envie d'amener une rupture; il était peu habile, et c'était tout. On s'expliqua. Il fut entendu que la production de la note de lord Lauderdale était une affaire de pure formalité, qui au fond n'excluait aucune des conditions précédemment admises par lord Yarmouth, que même l'abandon de la Sicile, moyennant une indemnité plus étendue que les Baléares, était devenu plus explicite depuis l'arrivée de lord Lauderdale, et on se mit ensuite à conférer sur Pondichéry, Surinam, Tabago, Sainte-Lucie.

L'Angleterre paraît croire que le traité de M. d'Oubril ne sera pas ratifié, et veut attendre des nouvelles de Saint-Pétersbourg.

Les négociateurs anglais semblaient persuadés que la Russie, touchée des représentations du cabinet britannique, ne ratifierait pas le traité d'Oubril. Napoléon, au contraire, ne pouvait croire que M. d'Oubril se fût avancé jusqu'à conclure un pareil traité, si ses instructions ne l'avaient pas autorisé à le faire, et il pouvait croire encore moins que la Russie osât déchirer un acte qu'elle aurait autorisé son représentant à signer. Napoléon, croyant aux ratifications russes, se prête au désir de différer encore, manifesté par les négociateurs anglais. Il pensa donc qu'il y avait profit à attendre la nouvelle des ratifications russes, qui lui paraissaient certaines, et que l'Angleterre alors serait réduite à subir les conditions qu'il avait tant à cœur de lui voir accepter. En conséquence il ordonna aux deux négociateurs français de continuer à gagner du temps, pour atteindre le jour où la réponse de Saint-Pétersbourg arriverait à Paris. M. d'Oubril était parti le 22 juillet; on devait recevoir cette réponse vers la fin d'août.

Napoléon se trompait, et c'est l'une des très-rares occasions où il n'ait pas lu dans la pensée de ses adversaires. Rien, en effet, n'était plus douteux que les ratifications russes, et, en outre, la santé alors très-menacée de M. Fox était un nouveau péril pour la négociation. Si ce généreux ami de l'humanité venait à succomber sous les soucis du gouvernement, dont il avait depuis longtemps perdu l'habitude, le parti de la guerre devait l'emporter sur le parti de la paix, dans le ministère britannique.

Situation d'abandon dans laquelle se trouve la Prusse pendant les négociations de la France avec tous les cabinets.

Mais, dans le moment, une circonstance grave mettait la paix en péril bien plus que les temporisations ordonnées par Napoléon. La Prusse était tombée dans un état moral extrêmement triste. Depuis son occupation du Hanovre, et ses communications avec l'Angleterre, publiées à Londres, Napoléon, ainsi que nous l'avons dit, avait fini par n'en plus tenir aucun compte, et par la traiter comme un allié dont on n'avait rien à espérer. Ainsi tout le monde savait en Europe qu'on s'occupait d'organiser le nouveau corps germanique, et la Prusse était aussi peu informée à cet égard que les petites puissances allemandes. Tout le monde savait qu'on négociait avec l'Angleterre, que, par conséquent, il devait être question du Hanovre, et elle n'avait pas reçu à ce sujet une seule communication capable de la rassurer. Le roi Frédéric-Guillaume était obligé de paraître instruit de ce qu'il ignorait, afin de ne pas rendre trop visible l'état d'abandon dans lequel on le laissait. Quoique entretenant des relations secrètes et peu loyales avec la Russie, il était traité par celle-ci sans grande considération, et il pouvait s'apercevoir qu'elle le prisait moins tous les jours, à mesure qu'elle revenait vers la France. En froideur avec l'Autriche, qui ne lui pardonnait pas de l'avoir abandonnée le lendemain d'Austerlitz, en guerre avec l'Angleterre, qui venait de saisir trois cents bâtiments de commerce prussiens, il se voyait seul en Europe, et si peu ménagé, que le roi de Suède lui-même n'avait pas craint de lui faire la plus grave des offenses. Lorsque les troupes prussiennes s'étaient présentées pour occuper les dépendances du Hanovre voisines de la Poméranie suédoise, le roi de Suède, qui les gardait pour le compte, disait-il, du roi d'Angleterre son allié, s'y était défendu, et avait fait feu sur les troupes envoyées. C'était le dernier degré de l'humiliation que d'être ainsi traité par un prince qui n'avait d'autre force que sa folie, protégée par ses alliances.

Cette situation inspirait au cabinet prussien des réflexions aussi douloureuses qu'alarmantes. La Russie, l'Angleterre elle-même, faisaient en ce moment tous les pas vers la France. La coalition devait se trouver bientôt dissoute, et comme on n'avait recherché la Prusse que parce qu'elle formait le complément nécessaire de cette coalition, que deviendrait-elle lors du désarmement général? Ne serait-elle pas livrée sans défense à Napoléon, qui, fort mécontent de sa conduite, en userait à son égard comme il voudrait, soit pour acheter la paix avec l'Angleterre et la Russie, soit pour agrandir les États qu'il lui plairait de fonder? et, quoi qu'il fît, il était assuré de n'avoir pas un seul désapprobateur en Europe, car personne actuellement ne portait le moindre intérêt à la Prusse.

Faux bruits qui alarment la Prusse.

Les bruits les plus étranges confirmaient ces réflexions désolantes. L'idée de rendre le Hanovre à l'Angleterre, pour avoir la paix maritime, était si naturelle et si simple, qu'elle naissait dans tous les esprits à la fois. On estimait même si peu la Prusse, malgré les vertus de son roi, qu'on ne trouvait pas mauvais que Napoléon en agît ainsi envers une cour qui ne savait être pour personne, ni amie ni ennemie. Les alliés de la France, l'Espagne surtout, qui souffraient cruellement de la guerre, disaient tout haut que la Prusse ne méritait pas qu'on prolongeât d'un seul jour les maux de l'Europe. Le général Pardo, ambassadeur d'Espagne à Berlin, le répétait si publiquement, que de tout côté on se demandait la cause d'une telle hardiesse de langage. Ainsi, sans en être informé, chacun racontait les choses comme elles se passaient à Paris entre lord Yarmouth et M. de Talleyrand.

Venaient ensuite les malveillants, qui au vraisemblable ajoutaient l'invraisemblable, et se complaisaient dans les inventions les plus fâcheuses. Les uns prétendaient que la France allait se réconcilier avec la Russie, en reconstituant le royaume de Pologne au profit du grand-duc Constantin, et que pour cela on reprendrait les provinces polonaises cédées à la Prusse lors du dernier partage. Les autres soutenaient qu'on allait proclamer Murat roi de Westphalie, et qu'il était question de lui donner Munster, Osnabruck, l'Ost-Frise.

Ce qu'il y avait de vrai et de faux dans les bruits qui alarmaient la Prusse.

C'est un mélange de faux et de vrai qui compose ordinairement tous les bruits, et il s'y mêle toujours assez de vérité pour accréditer le mensonge. On pouvait le reconnaître en cette occasion, où des faits exacts, mais défigurés, avaient servi de fondement aux plus fausses rumeurs. Napoléon songeait, en effet, à rendre le Hanovre à l'Angleterre, depuis que la Prusse ne lui semblait plus un allié sur lequel on pût compter, mais en assurant à celle-ci un dédommagement, ou en lui restituant tout ce qu'on avait reçu d'elle. Le projet de lui ôter les provinces polonaises avait existé un instant, mais chez les Russes, et non chez les Français. Enfin le prétendu royaume de Murat était une invention des bureaux de M. de Talleyrand, cherchant à flatter la famille impériale, et encore n'y avaient-ils pensé qu'à la condition de donner à la Prusse les villes anséatiques, qu'elle convoitait ardemment. Du reste, jamais Napoléon n'avait voulu entendre parler d'un tel projet.

Mais ce n'est pas avec cette exactitude scrupuleuse que les nouvellistes construisent leurs inventions. Se railler de ceux qu'ils supposent trompés, jouer l'indignation à l'égard de ceux qu'ils supposent trompeurs, suffit à leur malveillante oisiveté; et c'est une espèce d'hommes qui n'est pas plus rare dans les cercles diplomatiques, que dans le public curieux et ignorant des grandes capitales.

Des imprudences soldatesques ajoutaient à tous ces propos une certaine vraisemblance. Murat tenait dans son duché de Berg une cour militaire, où l'on se permettait les plus étranges discours. C'était, disaient ses camarades de guerre devenus ses courtisans, c'était un bien petit État que le sien pour un beau-frère de l'Empereur. Bientôt sans doute il serait roi de Westphalie, et on lui composerait un beau royaume aux dépens de cette méchante cour de Prusse, qui trahissait tout le monde. L'entourage de Murat n'était pas seul à parler ainsi. Les troupes françaises, ramenées dans le pays de Darmstadt, dans la Franconie et la Souabe, n'avaient qu'un pas à faire pour envahir la Saxe et la Prusse. Tous ces militaires, qui avaient envie de continuer la guerre, et qui prêtaient à leur maître le même désir, se flattaient de la recommencer bientôt, et d'entrer à Berlin comme ils étaient entrés à Vienne. Le nouveau prince de Ponte-Corvo, Bernadotte, établi à Anspach, imaginait des plans assez ridicules qu'il exposait publiquement, et qu'on attribuait à Napoléon. Augereau, songeant encore moins à ce qu'il disait, buvait à table, avec son état-major, au succès de la prochaine guerre contre la Prusse.

Ces extravagances de soldats oisifs, rapportées à Berlin, y causaient naturellement la plus fâcheuse sensation. Racontées à la cour, elles étaient transmises ensuite à la population tout entière, et excitaient l'orgueil, toujours prêt à prendre feu, de la nation prussienne. Le roi en souffrait surtout pour l'effet qu'elles devaient produire sur l'opinion publique. La reine, désolée de ce qui était arrivé à la princesse de la Tour et Taxis, sa sœur, laquelle venait de subir la médiatisation, se taisait, ayant pris depuis quelque temps le parti du silence, et sentant bien d'ailleurs qu'elle n'avait aucun titre auprès de Napoléon pour faire ménager les princes de sa famille. Mais son silence était significatif. M. d'Haugwitz était découragé plus qu'il n'osait l'avouer à son maître. Déchaînement général contre M. d'Haugwitz. Les fautes commises en son absence et contre son avis produisaient enfin leurs irrésistibles conséquences. On s'en prenait néanmoins à lui de tous les événements, comme s'il en eût été la véritable cause. La saisie des trois cents bâtiments, si dommageable pour le commerce prussien, lui était imputée comme une de ses œuvres. Le ministre des finances la lui avait reprochée en plein conseil, et avec la plus grande amertume. Un général renommé dans l'armée, le général Ruchel, avait poussé l'impolitesse à son égard jusqu'à l'offense. L'opinion prussienne se soulevait d'heure en heure contre M. d'Haugwitz, qui n'avait cependant aucun tort, que celui d'être rentré aux affaires à la prière du roi, quand son système d'alliance avec la France était tellement compromis qu'il était devenu impossible. Le sentiment du patriotisme germanique se joignait à tous les autres pour hâter une crise. Des libraires de Nuremberg ayant colporté des pamphlets contre la France, Napoléon avait ordonné de les arrêter, et appliquant à l'un d'eux la rigueur des lois militaires, qui traitent en ennemi quiconque cherche à soulever un pays contre l'armée qui l'occupe, l'avait fait fusiller. Cet acte déplorable avait soulevé l'opinion générale contre les Français et leurs partisans.

Le roi et M. d'Haugwitz avaient compté sur un succès qui leur manque, sur la création d'une confédération allemande du Nord.

Le roi Frédéric-Guillaume et M. d'Haugwitz avaient compté sur un succès pour calmer les esprits; ils espéraient qu'une confédération des puissances allemandes du Nord, sous le protectorat de la Prusse, pourrait servir de contre-poids à la Confédération du Rhin. Napoléon lui-même leur en avait suggéré l'idée. Un aide de camp du roi avait été envoyé à Dresde, afin de décider la Saxe à entrer dans cette confédération, et le ministre principal de l'électeur de Hesse-Cassel était venu lui-même à Berlin pour en conférer. Mais ces deux cours montraient à l'égard de cette proposition une froideur extrême. La Saxe, la plus honnête des puissances allemandes, avait de la Prusse une défiance instinctive, et si elle s'était résolue à se confédérer de nouveau, elle aurait bien plutôt penché en faveur de l'Autriche, qui n'avait jamais envié ses États, qu'en faveur de la Prusse, qui, les enveloppant, de toute part, les convoitait visiblement. Elle n'était donc pas disposée à ce qu'on lui demandait, et subordonnait sa conduite à celle des autres puissances du nord de l'Allemagne. La Hesse, mécontente de la Prusse, qui en 1803 avait fait donner le pays de Fulde à la maison de Nassau-Orange, mécontente de la France, qui lui avait refusé de la comprendre, en l'agrandissant, dans la Confédération du Rhin, trompant d'ailleurs tous ceux avec lesquels elle traitait, ne voulait pas opter pour la Prusse plutôt que pour la France, car le péril lui semblait égal. Faux récit de la cour de Hesse qui prétend que la France l'a empêchée d'entrer dans la confédération du Nord. Pour s'excuser envers la Prusse, à qui elle devait un dévouement au moins apparent, elle avait inventé un odieux mensonge, et prétendu que la France lui avait fait sous main les plus grandes menaces, si elle adhérait à la confédération du Nord. Il n'en était rien; les dépêches les plus secrètes du gouvernement français[19] prescrivaient au contraire de n'opposer aucun obstacle à la formation de cette confédération, de se taire à ce sujet, et, si on était consulté, de déclarer que la France la verrait sans déplaisir. Il n'y avait que les villes anséatiques à qui la France avait voulu interdire cette accession, par des raisons purement commerciales; et elle ne s'en était pas cachée.

Le ministre de Hesse porta donc à Berlin les plus fausses assertions, et tout ce que son souverain avait demandé à la France, en offrant d'adhérer à la Confédération du Rhin, il prétendit que la France le lui avait offert, pour l'arracher à la confédération du Nord. Il accusa même M. Bignon, notre ministre à Cassel, de propos que celui-ci n'avait pas tenus, et qu'il démentit très-énergiquement. Il est possible que M. Bignon, avant qu'il fût question de la confédération du Nord, et quand tous les diplomates allemands s'entretenaient de la Confédération du Rhin, eût vanté en termes généraux les avantages qu'on recueillerait de l'alliance française, qu'il eût même dans son langage dépassé ses instructions, mais c'était là du zèle indiscret, et la preuve qu'il agissait sans ordre, c'est que Napoléon avait prescrit à M. de Talleyrand par une lettre de refuser l'adjonction de l'électeur de Hesse[20]. Néanmoins le ministre de ce prince, envoyé extraordinairement à Berlin, voulant justifier un refus peu attendu, vint raconter de la manière la plus mensongère les prétendues menaces et les prétendues offres entre lesquelles la France avait placé la petite cour de Cassel.

Août 1806.
Aux récits mensongers de la cour de Cassel se joint une dépêche de M. de Lucchesini, qui achève de bouleverser les esprits à Berlin.

À ce récit tout à fait faux, le roi de Prusse crut voir dans la conduite de Napoléon la trahison la plus noire, se tint pour joué, pour opprimé, et conçut une violente irritation. Tandis que ces rapports de la cour de Cassel lui parvenaient, une dépêche expédiée par M. de Lucchesini lui arrivait de France. Cet ambassadeur, homme d'esprit, mais léger, peu sincère, vivant à Paris avec tous les ennemis du gouvernement, et n'en étant pas moins l'un des courtisans assidus de M. de Talleyrand, avait recueilli depuis quelques jours les bruits qui circulaient sur le sort réservé à la Prusse. Une confidence obtenue des négociateurs anglais à l'égard du Hanovre, dont la restitution avait été tacitement promise, lui parut mettre le comble aux circonstances menaçantes du moment; et comme dans sa conduite ambiguë, tour à tour adversaire ou partisan du système de M. d'Haugwitz, il avait tout récemment appuyé le traité du 15 février, qu'il était même allé le porter à Berlin, il crut sa responsabilité gravement engagée si le dernier essai d'alliance avec la France tournait à mal. Il exagéra donc ses rapports de la manière la plus imprudente. Un agent ne doit rien cacher à son gouvernement, mais il doit peser ses assertions, ne rien ajouter à la vérité, n'en rien retrancher, surtout quand il peut en résulter de funestes résolutions.

Le courrier, parti le 29 juillet de Paris, arriva à Berlin le 5 ou le 6 août. Il y causa une sensation extraordinaire. Un second, porteur de dépêches du 2 août, et arrivé le 9, ne fit qu'ajouter à l'effet produit par le premier. L'explosion fut instantanée. Comme un cœur rempli de sentiments longtemps contenus, éclate tout à coup, si une dernière impression vient mettre le comble à ce qu'il éprouve, le roi et, ses ministres se répandirent en emportements soudains contre la France. Ils égalèrent les uns et les autres, dans leurs démonstrations extérieures, les membres les plus violents du parti qui voulait la guerre. M. d'Haugwitz, ordinairement si calme, pouvait bien, en faisant un retour sur le passé, se rappeler les fautes de la cour de Berlin, s'expliquer les conséquences de ces fautes sur l'esprit irritable de Napoléon, comprendre dès lors les négligences dont ce dernier payait une alliance infidèle, réduire ainsi à leur vérité les prétendus projets dont la Prusse était menacée, et attendre des rapports plus exacts avant de laisser le cabinet prussien se former une opinion et arrêter une conduite. M. d'Haugwitz, au lieu de se retirer, se met à la tête de ceux qui déclament le plus contre la France. Ici commencèrent les véritables torts de M. d'Haugwitz. Ne croyant qu'une portion de ce qu'on lui disait, mais voulant couvrir sa responsabilité, et se flattant surtout de dominer le parti violent en se mettant à la tête des démonstrations militaires, il consentit à tout ce qu'on proposa dans ce moment d'agitation. Son système étant ainsi renversé, il aurait dû se retirer, et abandonner à d'autres les chances d'une rupture avec la France, qu'il prévoyait devoir être désastreuse. Mais il céda au mouvement général des esprits, et tous les partisans qu'il avait auprès du roi, M. Lombard notamment, s'empressèrent de l'imiter. On va reconnaître qu'il n'est pas besoin d'un gouvernement libre pour que les nations donnent le spectacle des plus inconcevables entraînements populaires.

Conseil tenu à Potsdam dans lequel on prend la résolution d'armer.

Un conseil fut convoqué à Potsdam. Les vieux généraux, tels que le duc de Brunswick et le maréchal de Mollendorf, en faisaient partie. Quand ces hommes, qui s'étaient montrés si sages jusque-là, virent le roi, M. d'Haugwitz lui-même, regarder comme possibles et même comme vraies les trahisons attribuées à la France, ils n'hésitèrent plus, et la résolution de remettre sur le pied de guerre toute l'armée prussienne, ainsi qu'elle y avait été six mois auparavant, fut unanimement adoptée. La majorité du conseil, le roi compris, y vit une mesure de sûreté, M. d'Haugwitz une manière de répondre à tous ceux qui disaient qu'on livrait la Prusse à Napoléon.

Les résolutions du cabinet prussien amènent une explosion de l'opinion publique.

Tout à coup le bruit se répandit dans Berlin, le 10 août, que le roi s'était décidé à armer, que de grandes difficultés étaient survenues entre la Prusse et la France, qu'on avait même découvert des dangers cachés, une sorte de trahison méditée, laquelle expliquait la présence des troupes françaises dans la Souabe, la Franconie et la Westphalie. L'opinion souvent agitée, mais toujours contenue par l'exemple du roi, dans lequel on avait confiance, se prononça violemment. Le cœur des sujets déborda comme celui du prince. La guerre demandée à grands cris. Nous avions bien raison de dire, s'écria-t-on de toutes parts, que la France ne ménagerait pas plus la Prusse que l'Autriche, qu'elle voulait envahir, ravager l'Allemagne entière; que les partisans de l'alliance française étaient ou des dupes ou des traîtres; que ce n'était pas M. de Hardenberg qui était vendu à l'Angleterre, mais M. d'Haugwitz à la France; qu'il fallait bien enfin le reconnaître, que seulement on le reconnaissait trop tard; que ce n'était pas aujourd'hui, mais six mois plus tôt, la veille ou le lendemain d'Austerlitz, qu'on aurait dû prendre les armes; que peu importait au surplus, qu'il fallait, quoique tard, se défendre ou périr, et que l'Angleterre et la Russie accourraient sans doute au secours de quiconque tiendrait tête à Napoléon; qu'après tout les Français avaient vaincu des Autrichiens sans énergie, des Russes sans instruction, mais qu'ils n'auraient pas si bon marché des soldats du grand Frédéric!

Les hommes qui ont vu Berlin à cette époque disent qu'il n'y eut jamais un tel exemple d'exaltation et d'entraînement. Déjà M. d'Haugwitz s'apercevait avec effroi qu'il était poussé bien au delà du but qu'il s'était proposé d'atteindre, car il avait voulu de simples démonstrations, et on lui demandait la guerre. L'armée la réclamait à grands cris. La reine, le prince Louis, la cour, contenus récemment par l'expresse volonté du roi, éclataient maintenant sans contrainte. Suivant eux, on n'était Allemand, on n'était Prussien que de ce jour; on écoutait enfin la voix de l'intérêt et de l'honneur; on échappait aux illusions d'une alliance perfide et déshonorante; on était digne de soi, du fondateur de la monarchie prussienne, du grand Frédéric!—Jamais il ne s'est vu de délire pareil, que là où la multitude mène les sages, que là où les cours mènent les rois faibles.

Cependant que se passait-il qui pût justifier un tel déchaînement? La Prusse, sur le point de signer en 1805 un traité d'alliance intime avec la France, avait, sous le faux prétexte de la violation du territoire d'Anspach, cédé aux instances de la coalition européenne, aux cris de l'aristocratie allemande, aux caresses d'Alexandre, et signé le traité de Potsdam, qui était une sorte de trahison. Trouvant la France victorieuse à Austerlitz, elle avait brusquement changé de parti, et accepté le Hanovre de Napoléon, après l'avoir accepté d'Alexandre quelques jours auparavant. Napoléon avait voulu de bonne foi se la rattacher par un don pareil, et il attendait cette dernière épreuve pour voir si on pouvait se fier à elle. Mais ce don, accepté avec confusion, la Prusse n'avait pas osé l'avouer au monde; elle s'était presque excusée auprès des Anglais de l'occupation du Hanovre, elle n'avait pas pris entre Napoléon et ses ennemis la position franche qu'il aurait fallu qu'elle prît pour lui inspirer confiance. Dégoûté de telles relations, Napoléon avait formé le projet secret de ressaisir le Hanovre, pour obtenir de l'Angleterre une paix qu'il n'avait plus l'espoir de lui imposer au moyen de l'alliance de la Prusse. Mais il songeait à un dédommagement, il l'avait préparé dans sa pensée; seulement il n'avait rien dit, hésitant à s'ouvrir avec une cour pour laquelle il n'avait plus aucune estime. Était-ce là un procédé comparable à la conduite de la Prusse, restée en relation secrète avec la Russie par M. de Hardenberg, malgré le traité formel d'alliance signé à Schœnbrunn, et renouvelé à Paris le 15 février? Assurément non. Les torts de Napoléon se réduisaient à des manques d'égards, qu'il n'aurait pas dû se permettre, mais que la conduite équivoque de la Prusse excusait, si elle ne les justifiait pas.

En réalité, la Prusse était humiliée du rôle qu'elle avait joué, effrayée de l'isolement dans lequel elle allait se trouver, si l'Angleterre et la Russie se réconciliaient avec la France, troublée confusément des traitements qu'elle serait alors exposée à subir de la part de Napoléon, sans qu'il y eût personne pour la plaindre, et dans cet état elle était disposée à prendre pour réels les bruits les plus faux, les plus invraisemblables. Il n'y avait dans tout ce qui se passait à Berlin qu'une chose de vraie et d'honorable, c'était le patriotisme allemand humilié des succès de la France, éclatant au premier prétexte; fondé ou non. Mais ce sentiment éclatait mal à propos. Il fallait, en 1805, lorsque Napoléon quitta Boulogne, ou se prononcer hautement pour la France, en disant ses motifs d'en agir ainsi, et engager l'honneur prussien dans ce sens, ou se prononcer contre la France dès cette époque, et lutter contre elle quand l'Autriche et la Russie étaient sous les armes. Maintenant on allait à sa perte par une voie qui n'était pas même honorable.

Napoléon ayant connaissance de la dépêche de M. de Lucchesini, la fait démentir à Berlin.

Les dépêches de M. de Lucchesini avaient été interceptées par la police de Napoléon, et connues de lui. Il en avait été indigné et sur-le-champ il avait fait écrire à M. de Laforest, pour l'avertir de l'envoi de ces dépêches, pour le charger de donner des démentis à toutes les allégations du ministre prussien, et pour exiger son rappel. Il est trop tard pour maîtriser l'entraînement des esprits en Prusse. Malheureusement il était trop tard, et déjà l'élan imprimé à l'opinion de la Prusse ne pouvait plus être maîtrisé. M, d'Haugwitz d'ailleurs, embarrassé des rôles si divers qu'il avait été forcé de jouer depuis un an, n'avait plus le courage des bonnes résolutions. Il n'osait ni voir le ministre de France, ni déclarer aux fous dont il avait flatté la folie, qu'il les quittait encore une fois pour se joindre aux gens sages, bien rares alors à Berlin.

Explication entre M. d'Haugwitz et M. de Laforest.

M. de Laforest le trouva contraint et fuyant les explications. Cependant, après plusieurs tentatives, il le vit, lui demanda comment il pouvait manquer à ce point de son sang-froid accoutumé, comment il pouvait croire les récits mensongers inventés par la Hesse, les propos légers recueillis par M. de Lucchesini, comment il n'attendait pas, ou ne recherchait pas des informations plus exactes, avant de prendre des résolutions aussi graves que celles qui étaient publiquement annoncées. M. d'Haugwitz demande, comme moyen de tout arranger, l'éloignement de l'armée française. M. d'Haugwitz, troublé à mesure que la lumière, un instant obscurcie dans son esprit, commençait à luire de nouveau, parut désolé de la conduite qu'on avait tenue, avoua naïvement la rapidité du courant qui entraînait le roi, la cour et lui-même, déclara enfin que, si on ne venait pas à leur aide, ils iraient se jeter, peut-être pour y périr, sur l'écueil de la guerre; que rien n'était perdu encore si Napoléon voulait faire une démarche quelconque, qui fût pour l'orgueil de la multitude une satisfaction, pour la prudence du cabinet une raison de se rassurer; que l'éloignement de l'armée française, accumulée depuis quelque temps sur les routes qui menaient en Prusse, remplirait ce double objet; qu'on pourrait alors contremander les armements, en alléguant pour raison d'avoir armé la réunion des troupes françaises, et pour raison de désarmer leur retraite au delà du Rhin. M. d'Haugwitz ajouta que pour faciliter les explications on allait rappeler M. de Lucchesini, et envoyer à Paris un homme sage et sûr, M. de Knobelsdorf.

Sept. 1806.

Napoléon aurait pu consentir à la démarche demandée sans compromettre sa gloire, car il n'avait jamais pensé à envahir la Prusse. Il avait pris seulement quelques précautions lorsqu'on avait refusé de ratifier le traité de Schœnbrunn. Mais, depuis, il ne songeait qu'à l'Autriche et aux bouches du Cattaro, il ne songeait qu'à se les faire restituer par quelque menace; il était même, depuis le traité signé avec M. d'Oubril, tout disposé à ramener ses troupes en France. Il avait ordonné un vaste camp à Meudon pour y réunir la grande armée, et y célébrer en septembre des fêtes magnifiques. Les ordres pour cet objet étaient déjà expédiés. Napoléon aurait accédé à la demande de la Prusse, si le refus de ratifier le traité de M. d'Oubril ne lui avait fait croire à l'existence d'une coalition. Mais un événement grave et imprévu vint rendre cette conduite difficile de sa part. Contre son attente, l'empereur Alexandre avait refusé de ratifier le traité de paix signé par M. d'Oubril. Il avait adopté cette résolution sur les vives instances de l'Angleterre, qui avait fait valoir sa fidélité, rappelé son refus récent de traiter sans la Russie, et demandé, pour prix de cette fidélité, qu'on repoussât un traité conclu intempestivement, trop vite, et à des conditions évidemment désavantageuses. Motifs qui avaient porté Alexandre à ne pas ratifier le traité signé par M. d'Oubril. L'empereur Alexandre, quoiqu'il craignît fort les conséquences de la guerre avec Napoléon, les craignait un peu moins en voyant l'Angleterre plus lente qu'il ne l'avait cru à se précipiter dans les bras de la France. Il paraît même que quelque chose avait déjà transpiré des agitations de la cour de Prusse, et de la possibilité d'entraîner cette cour à la guerre. Enfin, la connaissance récemment acquise de la dissolution de l'empire germanique ajoutant aux jalousies de la Russie comme à celles de toutes les puissances, et faisant prévoir un redoublement de haine contre Napoléon, Alexandre s'était décidé à ne pas ratifier le traité de M. d'Oubril. Il répondit cependant qu'il était prêt à reprendre les négociations, mais de concert avec l'Angleterre; qu'il chargeait même celle-ci de ses pouvoirs pour traiter, à la condition qu'on laisserait à la famille royale de Naples, non-seulement la Sicile, mais la Dalmatie tout entière, et qu'on donnerait les îles Baléares au roi de Piémont.

Le courrier porteur de ces nouvelles arriva le 3 septembre à Paris, au moment même où les armements de la Prusse occupaient toute l'Europe, et où l'on demandait à Napoléon de tirer M. d'Haugwitz et le roi Frédéric-Guillaume d'embarras, en faisant rétrograder les troupes françaises. Napoléon à son tour sentit naître en lui de profondes défiances, et se figura qu'il était trahi. Le souvenir de la conduite de l'Autriche l'année précédente, le souvenir de ses armements, si souvent et si opiniâtrement niés, alors même que ses troupes étaient en marche, ce souvenir revenant à son esprit, lui persuada qu'il en serait de même cette fois, que les armements soudains de la Prusse n'étaient qu'une perfidie, et qu'il courait le danger d'être surpris en septembre 1806, comme il avait failli l'être en septembre 1805. Il était donc peu disposé à retirer ses troupes de la Franconie, position militaire fort importante, ainsi qu'on le verra bientôt, pour une guerre contre la Prusse. Une autre circonstance le portait à croire à une coalition. Mort de M. Fox. M. Fox, malade depuis deux mois, venait de mourir. Ainsi, dans la même année, les fatigues d'un long pouvoir avaient tué M. Pitt, et les premières épreuves d'un pouvoir redevenu nouveau pour lui avaient hâté la fin de M. Fox. M. Fox emportait avec lui la paix du monde, et la possibilité d'une alliance féconde entre la France et l'Angleterre. Si l'Angleterre avait fait dans M. Pitt une grande perte, l'Europe et l'humanité en faisaient une immense dans M. Fox. Celui-ci mort, le parti de la guerre allait triompher du parti de la paix dans le sein du cabinet britannique.

Toutefois, ce cabinet n'osa pas changer notablement les conditions de paix précédemment envoyées à Paris. Lord Yarmouth avait abandonné la négociation par dégoût. À la mort de M. Fox, lord Lauderdale est chargé de présenter à Paris les conditions de la Russie. Lord Lauderdale était resté seul. On lui ordonna de Londres de présenter les demandes de la Russie, consistant à réclamer la Sicile et la Dalmatie pour la cour de Naples, les Baléares pour le roi de Piémont. Lord Lauderdale, en présentant ces nouvelles conditions, agit au nom des deux cours et comme ayant les pouvoirs de l'une et de l'autre. Ainsi, pour attendre l'effet des ratifications de Saint-Pétersbourg, Napoléon avait manqué l'occasion décisive d'avoir la paix. Les méprises arrivent aux plus grands esprits dans le champ de la politique comme dans le champ de la guerre.

L'irritation que Napoléon ressent du refus de la Russie, et des nouvelles conditions signifiées à Paris, ne le dispose pas favorablement pour la paix.
Audience donnée par Napoléon à M. de Knobelsdorf.

Napoléon en ressentit une sorte d'irritation qui le porta davantage encore à supposer l'existence d'une conspiration européenne. Il était donc beaucoup plus enclin à en appeler encore une fois aux armes, qu'à céder. Il reçut à cette époque M. de Knobelsdorf, qui était venu en toute hâte remplacer M. de Lucchesini. Il lui fit un accueil personnellement obligeant, lui affirma positivement qu'il n'avait aucun projet contre la Prusse, qu'il ne comprenait pas ce qu'elle voulait de lui, car il ne voulait rien d'elle, si ce n'est l'exécution des traités; qu'il ne songeait à lui rien enlever, que tout ce qu'on avait publié à cet égard était faux; et il faisait allusion par ces paroles aux rapports de M. de Lucchesini, qui avait présenté le même jour ses lettres de rappel. Usant ensuite d'une franchise digne de sa grandeur, il ajouta qu'il y avait dans les faux bruits répandus une seule chose véritable, c'est ce qu'on disait du Hanovre; qu'en effet il avait écouté à ce sujet l'Angleterre; que voyant la paix du monde attachée à cette question, il avait eu le projet de s'adresser à la Prusse, de lui exposer la situation dans toute sa vérité, de lui donner le choix entre la paix générale, achetée par la restitution du Hanovre, sauf dédommagement, et la continuation de la guerre contre l'Angleterre, mais de la guerre à outrance, et après explication toutefois sur le degré d'énergie que le roi Frédéric-Guillaume entendrait y apporter. Il affirma en outre que, dans tous les cas, il n'aurait arrêté aucune résolution sans s'en être ouvert franchement et complétement avec la Prusse.

Une si loyale explication aurait dû bannir tous les doutes. Mais il fallait plus pour la Prusse, il fallait un acte de déférence qui sauvât son orgueil. Napoléon s'y serait prêté peut-être, s'il n'avait été en ce moment plein de défiance, et s'il n'avait cru à une nouvelle coalition, qui n'existait pas encore, quoiqu'elle dût exister bientôt. Mais dans cette excitation d'esprit que les événements provoquent, on ne peut pas toujours juger à coup sûr ce qui se passe chez ses adversaires. Napoléon refuse de retirer les troupes françaises, et ne veut pas donner d'autres explications que celles qu'il a données à M. de Knobelsdorf. En conséquence il enjoignit à M. de Laforest de se tenir sur la réserve, de dire à M. d'Haugwitz que la Prusse n'aurait pas d'autres explications que celles qu'il avait données, à MM. de Knobelsdorf et de Lucchesini, que quant à la demande relative aux armées, il répondait par une demande exactement semblable, et que si la Prusse contremandait ses armements, il prenait l'engagement de faire immédiatement repasser le Rhin aux troupes françaises. Silence ordonné à M. de Laforest. Il ordonna ensuite à M. de Laforest de se taire, et d'attendre les événements.—Dans une situation pareille, lui écrivit-il, on n'en doit pas croire les protestations, quelque sincères qu'elles puissent paraître. Nous avons été trompés trop de fois. Il faut des faits: que la Prusse désarme, et les Français repasseront le Rhin, mais point avant.—

M. de Laforest exécuta fidèlement les ordres de son souverain, n'eut pas de peine à convaincre M. d'Haugwitz, qui était convaincu d'avance, mais dominé par les événements; et puis il se tut. Ce n'était pas assez pour le cabinet prussien d'être éclairé sur les intentions de Napoléon; il lui fallait une explication palpable à donner à l'opinion publique, et à lui aussi des faits, mais des faits clairs et positifs, c'est-à-dire la retraite des Français. Encore les imaginations excitées se seraient-elles payées difficilement même d'un acte rassurant. L'orgueil prussien réclamait une satisfaction. On a autant et même plus besoin de satisfaction lorsqu'on a tort que lorsqu'on a raison.

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