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Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 06 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

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Langage de Napoléon à M. d'Haugwitz.

—Je ne veux pas vous contraindre, dit Napoléon à M. d'Haugwitz; je vous offre toujours de remettre les choses sur l'ancien pied, c'est-à-dire de reprendre le Hanovre, en vous rendant Anspach, Clèves et Neufchâtel. Mais, si nous traitons, si je vous cède de nouveau le Hanovre, je ne vous le céderai plus aux mêmes conditions, et j'exigerai en outre que vous me promettiez de devenir les fidèles alliés de la France. Si la Prusse est franchement, publiquement avec moi, je n'ai plus de coalition européenne à craindre, et, sans coalition européenne sur les bras, je viendrai bien à bout de l'Angleterre. Mais il ne me faut pas moins que cette certitude pour vous faire don du Hanovre, et pour avoir la conviction que j'agis sagement en vous le donnant.—

Napoléon avait raison, sauf en un point, c'était de faire payer le Hanovre à la Prusse par de nouvelles compensations, de ne pas le lui livrer au contraire aux conditions les plus avantageuses, car il n'y a de bons alliés que ceux qui sont pleinement satisfaits. M. d'Haugwitz, qui était sincère dans son désir d'unir la France et la Prusse, promit à Napoléon tout ce qu'il voulut, et le promit avec toutes les apparences de la plus entière bonne foi. Il ajouta à ses promesses des insinuations fort adroites sur les procédés un peu légers de Napoléon envers la Prusse, sur la nécessité de ménager la dignité du roi, pour le roi d'abord, que sa timidité n'empêchait pas d'être au fond susceptible et irritable, mais aussi pour la nation et l'armée, qui s'identifiaient avec le monarque, et prenaient fort mal tout ce qui ressemblait à un manque d'égards pour lui. M. d'Haugwitz disait que la violation du territoire d'Anspach, notamment, avait produit, sous ce rapport, l'effet le plus regrettable, et mis la nation de moitié avec la cour dans les entraînements qui avaient amené le déplorable traité de Potsdam.

Ces réflexions étaient justes et frappantes. Mais si la Prusse avait besoin d'être ménagée, Napoléon avait besoin d'être content d'elle pour être porté à la ménager, et d'éprouver de l'estime pour en faire paraître. C'était là une double difficulté, que jusqu'ici on n'avait pas réussi à vaincre: y réussirait-on davantage après ce nouveau raccommodement? C'était malheureusement fort douteux.

Conditions du nouveau traité avec la Prusse.

On rédigea un second traité plus explicite et plus étroit que le premier. Le Hanovre fut donné à la Prusse aussi formellement qu'à Schœnbrunn, mais à la condition de l'occuper immédiatement, et à titre de souveraineté. Une obligation nouvelle et grave était le prix de ce don: elle consistait à fermer aux Anglais le Weser et l'Elbe, et à fermer ces fleuves aussi étroitement que l'avaient fait les Français lorsqu'ils occupaient le Hanovre. En échange la Prusse accordait les mêmes cessions qu'à Schœnbrunn; elle donnait la principauté franconienne d'Anspach, les restes du duché de Clèves situés à la droite du Rhin, et la principauté de Neufchâtel formant l'un des cantons de la Suisse. Un avantage promis au roi de Prusse dans le traité de Schœnbrunn était supprimé ici au profit du roi de Bavière. D'après le premier traité, la principauté franconienne de Bareuth, contiguë à celle d'Anspach, et conservée à la Prusse, devait être limitée d'une manière plus régulière, en prenant sur celle d'Anspach une enclave de vingt mille habitants. Il n'était plus question de cette enclave. Enfin on étendait les obligations imposées à la Prusse. Celle-ci était contrainte de garantir non-seulement l'Empire français tel quel, avec les nouveaux arrangements conclus en Allemagne et en Italie, mais on exigeait encore qu'elle garantît explicitement les futurs résultats de la guerre commencée contre Naples, c'est-à-dire la déchéance de la maison des Bourbons, et l'établissement alors présumé d'une branche de la famille Bonaparte sur le trône des Deux-Siciles. C'était là certainement la plus désagréable des récentes conditions imposées à la Prusse, car elle rendait la situation du roi envers l'empereur Alexandre plus difficile que jamais, à cause du protectorat avoué de la Russie à l'égard des Bourbons de Naples.

Il n'est pas nécessaire de dire que les garanties étaient réciproques, et que la France promettait l'appui de ses armées à la Prusse, pour assurer à celle-ci toutes ses acquisitions passées et présentes, le Hanovre compris.

Ce second traité fut signé le 15 février.

Ainsi tout ce que la Prusse avait gagné à vouloir modifier le traité de Schœnbrunn, c'était d'être privée des additions de territoire qui devaient d'abord être ajoutées à Bareuth, d'être contrainte à un acte fort dangereux, la clôture de l'Elbe et du Weser, enfin d'être obligée d'avouer publiquement ce qui allait se consommer à Naples. L'unique résultat en un mot, c'étaient des obligations de plus, et des profits de moins.

M. d'Haugwitz n'avait pu faire mieux, à moins de replacer les choses dans leur premier état, ce qui aurait été préférable assurément, car on se serait épargné les engagements embarrassants d'une alliance replâtrée et peu sincère. Il est vrai qu'on se serait privé du prestige d'une conquête brillante, bien utile pour couvrir en ce moment toutes les misères de la politique prussienne. M. d'Haugwitz envoie M. de Lucchesini à Berlin, pour y porter le nouveau traité, et demeure de sa personne à Paris. Quoi qu'il en soit, M. d'Haugwitz ne voulait pas porter lui-même à Berlin ce triste fruit des tergiversations de sa cour, et il résolut d'y envoyer M. de Lucchesini, ministre de Prusse à Paris. Il ne lui convenait pas de solliciter l'adoption d'un ouvrage gâté, et d'assumer sur lui seul la responsabilité de la résolution qu'il s'agissait de prendre. Il voulait laisser à son roi, à ses collègues, et à la famille royale, qui intervenait d'une manière si indiscrète dans les affaires de l'État, le soin de choisir entre le traité de Schœnbrunn fort empiré, ou la guerre; car il était évident, cette fois, que Napoléon poussé à bout par un nouveau rejet, s'il n'éclatait pas immédiatement pour une alliance refusée, traiterait la Prusse de telle sorte, dans tous les arrangements européens, que la guerre deviendrait prochainement inévitable.

Il envoya donc à Berlin M. de Lucchesini, dont il était le supérieur, et occupa pour quelques jours sa place de ministre à Paris. Il le chargea de porter le traité à sa cour, de peindre à celle-ci l'état exact des choses en France, de lui représenter les dispositions vraies de Napoléon, qui était prêt à devenir, selon la manière dont on se conduirait, ou un allié puissant et sincère, quoique embarrassant par son esprit d'entreprise, ou un ennemi formidable, si on le réduisait à voir dans la Prusse une seconde Autriche. M. d'Haugwitz ne donna pas à M. de Lucchesini la mission de solliciter en son nom l'adoption du nouveau traité. Il ne souhaitait plus rien, car il en était déjà au dégoût d'une tâche devenue trop ingrate, et à la fatigue d'une responsabilité trop contrariée.

Il demeura donc à Paris, parfaitement traité par Napoléon, étudiant avec curiosité cet homme extraordinaire, et se persuadant tous les jours davantage de la justesse de sa propre politique, et des intérêts présents et futurs que la Prusse et la France compromettaient également, en ne sachant pas s'entendre.

Événements de Naples. Marche de l'armée française.

Tout allait du reste en Europe au gré des désirs de l'heureux vainqueur d'Austerlitz. L'armée qu'il avait envoyée à Naples, sous le commandement apparent de Joseph Napoléon, et sous le commandement réel de Masséna, marchait droit au but. La reine de Naples, s'efforçant encore une fois de conjurer l'orage amassé par ses fautes, implorait toutes les cours, et dépêchait successivement le cardinal Ruffo, le prince héritier de la couronne, au-devant de Joseph, pour essayer d'un traité, quelles qu'en fussent les conditions. Joseph, lié par les ordres impératifs de son frère, refusait le cardinal Ruffo, accueillait avec égard les instances du prince Ferdinand, mais ne s'arrêtait pas un instant dans sa marche sur Naples. L'armée française, forte de 40 mille hommes, passa le Garigliano le 8 février, et s'avança formée en trois corps. L'un, celui de droite, sous le général Reynier, vint faire le blocus de Gaëte; l'autre, celui du centre, sous le maréchal Masséna, marcha sur Capoue; le troisième, celui de gauche, sous le général Saint-Cyr, se dirigea par la Pouille et les Abruzzes vers le golfe de Tarente. À cette nouvelle les Anglais s'embarquèrent avec une telle précipitation, qu'ils faillirent mettre en péril leurs alliés, les Russes. Les premiers s'enfuirent en Sicile, les seconds à Corfou. Évacuation de Naples, et retraite de la cour en Sicile. La cour de Naples se réfugia à Palerme, après avoir entièrement vidé les caisses publiques, même celle de la Banque. Le prince royal, avec ce qui restait de meilleur dans l'armée napolitaine, s'enfonça dans les Calabres. Deux seigneurs napolitains furent envoyés à Capoue, pour traiter de la reddition de la capitale. Une convention fut signée, et Joseph, escorté du corps de Masséna, se présenta devant Naples. Il y entra le 15 février, sans que l'ordre fût troublé, la population des lazzaroni n'ayant opposé aucune résistance.

La place de Gaëte, quoique comprise dans la convention de Capoue, ne fut point rendue par le prince de Hesse-Philippstadt, qui en était le commandant. Résistance de la place de Gaëte. Il déclara qu'il s'y défendrait jusqu'à la dernière extrémité. La force de cette place, espèce de Gibraltar, tenant seulement par un isthme au continent d'Italie, permettait en effet une longue résistance. Le général Reynier enleva les positions extérieures avec une grande hardiesse, et s'occupa du soin de resserrer l'ennemi dans la place, en attendant qu'on lui fournit le matériel nécessaire pour entreprendre un siége en règle.

Difficultés qui attendent Joseph à Naples.

Joseph, maître de Naples, n'était qu'au début des difficultés qu'il avait à vaincre. Quoiqu'il ne prît encore que la qualité de lieutenant de Napoléon, il n'en était pas moins à tous les yeux le roi désigné du nouveau royaume. Il n'y avait pas un ducat dans les caisses; toutes les munitions militaires avaient été emportées, les principaux fonctionnaires étaient partis. Il fallait créer à la fois des finances et une administration. Joseph avait du sens, de la douceur, mais aucune portion de cette activité prodigieuse dont son frère Napoléon était doué, et qui aurait été nécessaire ici pour fonder un gouvernement.

Joseph est bien accueilli par les grands du royaume.

Il se mit néanmoins à l'œuvre. Les grands du royaume, plus éclairés que le reste de la nation, comme il arrive en tout pays peu civilisé, avaient été maltraités par la reine, qui leur reprochait d'être enclins aux opinions libérales, et qui les faisait vivre dans la crainte des lazzaroni, ignorants et fanatiques, qu'elle menaçait sans cesse de déchaîner contre eux: conduite ordinaire à la royauté qui s'appuie partout sur le peuple contre les grands, lorsque la résistance se montre chez ces derniers. Les grands firent donc un bon accueil à ce gouvernement nouveau, duquel ils espéraient une administration sagement réformatrice, et décidée à protéger également toutes les classes. Commencement d'administration française à Naples. Joseph, les voyant animés de sentiments favorables, s'attacha davantage à les attirer à lui, et contint les lazzaroni par la crainte d'exécutions sévères. Au surplus, le nom de Masséna faisait trembler les perturbateurs. Un coup de vent avait rejeté sur Naples une frégate et une corvette napolitaines, avec plusieurs bâtiments de transport. On recouvra ainsi quelques munitions, et des valeurs assez importantes. On arma les forts, on leva des contributions, et un Corse fort habile, M. Salicetti, envoyé par Napoléon à Naples, fut mis à la tête de la police. Joseph demanda des secours d'argent à son frère pour l'aider à passer ces premiers moments.

Occupation des États vénitiens par le prince Eugène.

Eugène, vice-roi de la haute Italie, avait reçu des mains de l'Autriche les États vénitiens. Il était entré dans Venise à la grande satisfaction des habitants de cette antique reine des mers, qui trouvaient dans leur adjonction à un royaume italien, constitué sur de sages principes, un certain dédommagement de leur indépendance perdue. Le corps du général Marmont, descendu des Alpes Styriennes en Italie, s'était porté sur l'Isonzo, et formait une réserve prête à pénétrer en Dalmatie, si cette adjonction de forces devenait nécessaire. Occupation de la Dalmatie. Le général Molitor avec sa division avait rapidement marché vers la Dalmatie, pour s'emparer d'une contrée à laquelle Napoléon attachait beaucoup de prix, parce qu'elle était voisine de l'empire turc. Ce général était entré dans la ville de Zara, capitale de la Dalmatie. Mais il lui restait à parcourir un assez grand espace de côtes avant d'arriver aux célèbres bouches du Cattaro, la plus méridionale et la plus importante des positions de l'Adriatique, et il se hâtait, afin de contenir par la terreur de son approche les Monténégrins, depuis longtemps stipendiés par la Russie.

Empressement de la cour d'Autriche à exécuter le traité de Presbourg, afin de hâter la retraite des armées françaises.

Du reste, la cour de Vienne, soupirant après la retraite de l'armée française, était disposée à exécuter fidèlement le traité de Presbourg. Cette cour, épuisée par la dernière guerre, qui était la troisième depuis la révolution française, terrifiée des coups qu'elle avait reçus à Ulm et à Austerlitz, ne renonçait sans doute pas à l'espoir de se relever un jour, mais pour le présent elle était résolue à mettre un peu d'ordre dans ses finances, et à laisser passer bien des années avant de tenter encore une fois la fortune des armes. L'archiduc Charles, redevenu ministre de la guerre, était chargé de chercher un nouveau système d'organisation militaire, qui procurât, sans une trop grande réduction de forces, les économies qu'on ne pouvait plus différer. On se pressait donc d'exécuter en tout point le dernier traité de paix, de verser, ou en espèces ou en lettres de change, la contribution de 40 millions, de seconder le transport des canons, des fusils pris à Vienne, pour que la retraite successive des troupes françaises s'accomplît promptement. Cette retraite devait se terminer le 1er mars par l'évacuation de Braunau.

L'armée française commence à se retirer.

Napoléon, qui avait laissé Berthier à Munich, pour y veiller au retour de l'armée, retour qu'il voulait rendre lent et commode, avait prescrit à ce fidèle exécuteur de ses volontés de s'arrêter à Braunau, et de ne restituer cette place qu'après qu'il aurait reçu la nouvelle positive de la remise des bouches du Cattaro. Il avait établi le maréchal Ney, avec son corps, dans le pays de Salzbourg, pour y vivre le plus longtemps possible aux dépens d'une province destinée à devenir autrichienne. Il avait établi le corps du maréchal Soult sur l'Inn, à cheval sur l'archiduché d'Autriche et la Bavière, et vivant sur tous les deux. Les corps des maréchaux Davout, Lannes, Bernadotte, pesant trop sur la Bavière, dont on commençait à lasser les habitants, venaient d'être acheminés vers les pays nouvellement cédés aux princes allemands nos alliés; et comme il n'y avait pas de terme fixé pour la remise de ces pays, dépendante encore d'arrangements litigieux, on avait un prétexte fondé pour y séjourner quelque temps. Distribution des troupes françaises dans les provinces allemandes nouvellement cédées. Le corps de Bernadotte fut donc transporté dans la province d'Anspach, cédée par la Prusse à la Bavière. Il avait là de l'espace pour s'étendre et pour subsister. Le corps du maréchal Davout fut transporté dans l'évêché d'Aichstedt et dans la principauté d'Œttingen. La cavalerie fut répartie entre ces différents corps. Ceux qui n'étaient pas assez au large pour trouver à se nourrir, avaient la permission de s'étendre chez les petits princes de la Souabe, dont le traité de Presbourg rendait l'existence problématique, en exigeant de nouveaux changements à la constitution germanique. Les troupes de Lannes, partagées entre le maréchal Mortier et le général Oudinot, furent cantonnées en Souabe. Les grenadiers d'Oudinot s'acheminèrent à travers la Suisse, vers la principauté de Neufchâtel, pour en prendre possession. Enfin, le corps d'Augereau, renforcé de la division Dupont et de la division batave du général Dumonceau, fut cantonné autour de Francfort, prêt à marcher sur la Prusse, si les derniers arrangements conclus avec elle n'amenaient pas une entente sincère et définitive.

Brillant état de l'armée française.

Ces divers corps se trouvaient dans le meilleur état. Ils commencèrent à se ressentir du repos qui leur avait été accordé, ils se recrutaient par l'arrivée des jeunes conscrits partant sans cesse des bords du Rhin, où l'on avait réuni les dépôts, sous les maréchaux Kellermann et Lefebvre. Nos soldats étaient, s'il est possible, plus propres encore à la guerre qu'avant la dernière campagne, et singulièrement enorgueillis de leurs récentes victoires. Conduite des soldats français en Allemagne. Ils se montraient humains à l'égard des peuples d'Allemagne, un peu bruyants, il est vrai, vantant volontiers leurs exploits, mais, ce bruit passé, sociables au plus haut point, et offrant un singulier contraste avec les Allemands auxiliaires, beaucoup plus durs envers leurs compatriotes que nous ne l'étions nous-mêmes. Malheureusement, Napoléon, par un esprit d'économie utile à son armée, nuisible à sa politique, ne faisait payer aux soldats qu'une partie de la solde, retenant le reste à leur profit, et pour le leur compter plus tard, quand ils rentreraient en France. Il exigeait que les vivres leur fussent fournis par les pays où ils campaient, en remplacement de la portion de la solde qui leur était retenue, et c'était pour les habitants une charge fort lourde. Souffrance des pays occupés sans qu'il y ait de la faute de nos troupes. Si les vivres eussent été payés, la présence de nos troupes, au lieu d'être un fardeau, serait devenue un avantage, et l'Allemagne, qui savait qu'elles avaient été amenées sur son sol par la faute de la coalition, n'aurait eu que des sentiments bienveillants pour nous. C'était donc une économie mal entendue, et le bénéfice qui en résultait pour l'armée ne valait pas les inconvénients qui pouvaient naître de la souffrance des pays occupés. Napoléon faisait retenir aussi la dépense de l'habillement, pour vêtir ses soldats à neuf, quand ils repasseraient le Rhin, et viendraient prendre part aux fêtes qu'il leur préparait. Ils étaient, quant à eux, fort de cet avis, et se résignaient gaiement à porter leurs vêtements usés, à recevoir peu d'argent, se disant qu'à leur retour en France ils auraient des habits neufs, et d'abondantes économies à dépenser.

Du reste, si les peuples se plaignaient du séjour prolongé de nos troupes, les petits princes avaient fini par invoquer leur présence comme un bienfait, car rien n'était comparable aux violences, aux spoliations que se permettaient les gouvernements allemands, surtout ceux qui possédaient quelque force. Spoliations et violences des gouvernements allemands à l'égard de la noblesse immédiate. Le roi de Bavière, le grand-duc de Baden avaient mis la main sur les biens de la noblesse immédiate, et quoiqu'ils agissent sans ménagement, leur précipitation était de l'humanité comparée à la violence du roi de Wurtemberg, qui poussait l'avidité jusqu'à faire envahir et piller tous les fiefs, comme du temps où l'on criait en France: Guerre aux châteaux, paix aux chaumières. Ses troupes entraient dans les domaines des princes enclavés dans son royaume, sous prétexte de saisir les possessions de la noblesse immédiate. N'ayant droit qu'à une portion du Brisgau, dont la plus grande partie était destinée à la maison de Baden, le roi de Wurtemberg l'avait occupé presque en totalité. Sans les troupes françaises, les Wurtembergeois et les Badois en seraient venus aux mains.

Napoléon avait constitué M. Otto, ministre de France à Munich, et Berthier, major général de la grande armée, arbitres des différends qu'il prévoyait entre les princes allemands, grands et petits. Ces derniers étaient tous accourus à Munich, où la diète de Ratisbonne paraissait avoir transféré son siége, et ils y sollicitaient la justice de la France, et même la présence, quelque onéreuse qu'elle fût, des troupes françaises. On voyait surgir de toutes parts d'inextricables contestations, qui ne semblaient pouvoir être résolues que par une nouvelle refonte de la Constitution germanique. En attendant, des détachements de nos soldats gardaient les lieux en litige, et tout était remis à l'arbitrage de la France et de ses ministres. Au surplus, Napoléon ne se servait pas de ces conflits pour prolonger le séjour de ses troupes en Allemagne, car il était impatient de faire rentrer l'armée, de la réunir à Paris autour de lui; et il n'attendait pour cela que l'entière occupation de la Dalmatie, et la réponse définitive de la cour de Prusse.

Résolution définitive de la cour de Prusse.

Cette cour, obligée de se prononcer une dernière fois sur le traité de Schœnbrunn modifié, prenait enfin son parti. Elle acceptait ce traité, devenu moins avantageux depuis son double remaniement à Berlin et à Paris, et elle recevait, avec la confusion sur le front, avec l'ingratitude dans le cœur, le don du Hanovre, qui dans un autre temps l'aurait comblée de joie. Que faire en effet? il n'y avait pas d'autre parti à prendre que celui de finir par adhérer aux propositions de la France, ou de se résigner bientôt à la guerre, à la guerre que l'armée prussienne appelait avec jactance, et que ses chefs, plus avisés, le roi surtout, redoutaient comme une funeste épreuve.

À opter pour la guerre, il aurait fallu s'y décider quand Napoléon quittait Ulm pour s'enfoncer dans la longue vallée du Danube, et tomber sur ses derrières, pendant que les Austro-Russes, concentrés à Olmütz, l'attiraient en Moravie. Mais l'armée prussienne n'était pas prête alors; et après le 2 décembre, quand M. d'Haugwitz s'aboucha avec Napoléon, il était trop tard. Il était bien plus tard encore, maintenant que les Français, réunis en Souabe et en Franconie, n'avaient qu'un pas à faire pour envahir la Prusse, maintenant que les Russes étaient en Pologne, et les Autrichiens en complet état de désarmement.

Retour de M. d'Haugwitz à Berlin.

Accepter le don du Hanovre, aux conditions qu'y mettait la France, était donc la seule résolution possible. Mais c'était là une singulière manière de commencer une alliance intime. Le traité du 15 février fut ratifié le 24. M. de Lucchesini repartit immédiatement pour Paris avec les ratifications. M. d'Haugwitz, de son côté, se mit en route pour retourner à Berlin, pleinement satisfait des traitements personnels qu'il avait reçus de Napoléon, lui promettant de nouveau la fidèle alliance de la Prusse, mais s'attendant à des épreuves bien pénibles, à la vue de toutes les difficultés qui fourmillaient alors en Allemagne, à la vue surtout de ces petits princes allemands, prosternés aux pieds de la France, pour se sauver des exactions dont les accablaient des princes plus puissants ou plus favorisés. État de Berlin au moment où M. d'Haugwitz y retourne. Rentré à Berlin, M. d'Haugwitz trouva le roi fort attristé de sa situation, et fort affligé des difficultés que lui opposait la cour, plus exaltée et plus intempérante que jamais. Insulte que reçoit M. d'Haugwitz. L'audace des mécontents fut poussée à ce point, que pendant une nuit les vitres de la maison de M. d'Haugwitz furent brisées par des perturbateurs, qu'on crut généralement appartenir à l'armée, et qu'on disait publiquement, mais faussement, n'être que les agents du prince Louis. M. d'Haugwitz affecta de dédaigner ces manifestations, qui, très-insignifiantes dans les pays libres, où l'on permet en les méprisant ces excès de la multitude, étaient étranges et graves dans une monarchie absolue, surtout quand on pouvait les imputer à l'armée. Frédéric-Guillaume montre un instant d'énergie contre les mécontents. Le roi les considéra comme une chose sérieuse, et annonça publiquement l'intention de sévir. Il donna des ordres formels pour la recherche des coupables, que la police, soit qu'elle fût complice ou impuissante, ne parvint pas à découvrir. Le roi poussé à bout montra une volonté ferme et arrêtée, qui imposa aux mécontents, et particulièrement à la reine. Il fit sentir à celle-ci que son parti était pris, que le salut de la monarchie lui avait commandé de le prendre, et qu'il fallait que tout le monde autour de lui eût une attitude conforme à sa politique. La reine, qui du reste était dévouée aux intérêts du roi son époux, se tut, et pour un instant la cour offrit un aspect convenable.

Retraite et popularité de M. de Hardenberg.

M. de Hardenberg quitta le ministère. Ce personnage était devenu l'idole des opposants. Il avait été la créature de M. d'Haugwitz, son partisan, son imitateur, et le prôneur le plus ardent de l'alliance française, surtout en 1805, lorsque Napoléon, de son camp de Boulogne, offrait le Hanovre à la Prusse. Alors M. de Hardenberg regardait comme la plus belle des gloires d'assurer cet agrandissement à son pays, et se plaignait aux ministres français des hésitations de son roi, trop lent, disait-il, à s'attacher à la France. Depuis, ayant vu échouer ce dessein, il s'était jeté avec l'impétuosité d'un caractère immodéré dans les bras de la Russie, et n'ayant pas su revenir de cette erreur, il déclamait tout haut contre la France. Napoléon, informé de sa conduite, avait commis à son égard une faute qu'il renouvela plus d'une fois, c'était de parler de lui dans ses bulletins, en faisant une allusion offensante à un ministre prussien séduit par l'or des Anglais. L'imputation était injuste. M. de Hardenberg n'était pas plus séduit par l'or des Anglais que M. d'Haugwitz par l'or des Français. Elle était de plus indécente dans un acte officiel, et sentait trop la licence du soldat vainqueur. C'est cette attaque qui avait valu à M. de Hardenberg l'immense popularité dont il jouissait. Le roi lui accorda sa retraite, avec des témoignages de considération, qui n'enlevaient pas à cette retraite le caractère d une disgrâce politique.

Mais tandis qu'il éloignait M. de Hardenberg, Frédéric-Guillaume adjoignait à M. d'Haugwitz un second, qui ne valait pas beaucoup mieux, c'était M. de Keller, que la cour regardait comme un des siens, et qui se donnait publiquement pour surveillant de son chef. C'était une sorte de satisfaction accordée au parti ennemi de la France, car dans les gouvernements absolus, on est souvent obligé de céder à l'opposition, tout comme dans les gouvernements libres. Frédéric-Guillaume faisait plus encore, il essayait de bien vivre avec la Russie, et de lui expliquer honorablement les inconséquences intéressées qu'il avait commises.

Relations de la Prusse avec la Russie depuis Austerlitz.

Depuis Austerlitz on avait été fort sobre à Berlin de communications avec Saint-Pétersbourg. Après toutes les jactances de Potsdam, la Russie devait être confuse de sa défaite, et la Prusse de la manière dont elle avait tenu le serment prêté sur la tombe du grand Frédéric. Le silence était, dans le moment, la seule relation convenable entre ces deux cours. La Russie cependant l'avait rompu une fois, pour déclarer que ses forces étaient à la disposition de la Prusse, si le traité de Potsdam divulgué lui attirait la guerre. Depuis elle s'était tue, et la Prusse aussi.

Mission du duc de Brunswick pour aller à Saint-Pétersbourg expliquer la conduite de la Prusse.

Il fallait finir par s'expliquer. Le roi pressa le vieux duc de Brunswick d'aller à Saint-Pétersbourg, opposer sa gloire aux reproches que la conduite suivie à Schœnbrunn et continuée à Paris ne pouvait manquer de provoquer. Ce prince respectable, dévoué à la maison de Brandebourg, partit donc, malgré son âge, pour la Russie. Langage du duc de Brunswick à Saint-Pétersbourg. Il ne venait pas déclarer franchement qu'on épousait enfin l'alliance française, ce qui était difficile, mais ce qui eût été préférable à une continuation d'ambiguïtés, déjà bien funeste; il venait dire que si la Prusse avait pris le Hanovre, c'était pour ne pas le laisser à la France, et pour s'épargner le chagrin et le danger de voir les Français reparaître dans le nord de l'Allemagne; que si on avait accepté le mot d'alliance, c'était pour éviter la guerre, et que par ce mot on n'avait voulu entendre que la neutralité; que la neutralité était ce qui valait le mieux pour les uns et pour les autres; que la Russie et la Prusse n'avaient rien à gagner à la guerre; qu'en s'obstinant dans ce système d'hostilité acharnée contre la France, on faisait les affaires du monopole commercial de l'Angleterre, et qu'il n'était pas bien sûr qu'on ne fît pas aussi les affaires de la domination continentale de Napoléon.

Tel était le langage que devait tenir le duc de Brunswick à Saint-Pétersbourg.

Ce qui se passait en Russie depuis la bataille d'Austerlitz.

Il faut revenir à ce jeune empereur, qui, entraîné à la guerre par vanité, et contre les inspirations secrètes de sa raison, avait fait à Austerlitz un si triste apprentissage des armes. Il avait peu donné à parler de lui pendant les trois derniers mois, et il avait caché dans l'éloignement de son empire la confusion de sa défaite.

Un cri général s'élevait en Russie contre les jeunes gens qui, disait-on, gouvernaient et compromettaient l'empire. Ces jeunes gens, placés les uns dans l'armée, les autres dans le cabinet, se disputaient entre eux. Le parti des Dolgorouki accusait le parti des Czartoryski, et lui reprochait d'avoir tout perdu par sa mauvaise conduite envers la Prusse. On avait voulu la violenter, disaient les Dolgorouki; on l'avait ainsi éloignée, au lieu de la rapprocher, et son refus de prendre part à la coalition en avait empêché le succès. C'était dans un intérêt particulier qu'on avait agi de la sorte, c'était pour arracher à la Prusse les provinces polonaises, et reconstituer la Pologne, rêve funeste pour lequel le prince polonais Czartoryski trahissait évidemment l'empereur.

Le prince Czartoryski et ses amis soutenaient avec bien plus de raison, que c'étaient ces militaires présomptueux, qui n'avaient pas su attendre à Olmütz le terme fixé pour l'intervention de la Prusse, qui avaient voulu prématurément livrer bataille, et opposer leur expérience de vingt-cinq ans à la science du général le plus consommé des temps modernes, que c'étaient ces militaires présomptueux et incapables qui étaient les vrais auteurs des revers de la Russie.

Les vieux Russes mécontents condamnaient toute cette jeunesse; et Alexandre, accusé de se laisser conduire tantôt par les uns, tantôt par les autres, était devenu, à cette époque, un objet de peu de considération pour ses sujets.

Il avait été fort découragé dans les premiers jours qui suivirent sa défaite, et si le prince Czartoryski ne l'avait plusieurs fois rappelé au sentiment de sa propre dignité, il aurait trop laissé voir le profond abattement de son âme. Le prince Czartoryski, bien qu'il eût sa part de l'inexpérience commune à tous les jeunes gens qui gouvernaient l'empire, avait néanmoins de la suite et du sérieux dans les vues. Il était le principal auteur de ce système d'arbitrage européen, qui avait amené la Russie à prendre les armes contre la France. Ce système, qui, chez les hommes d'État russes, n'était au fond qu'un masque jeté sur leur ambition nationale, était chez ce jeune Polonais une pensée sincère et franchement embrassée. Il voulait qu'Alexandre y persistât; et si c'était une grande présomption à de si jeunes gens de vouloir régenter l'Europe, surtout en présence des puissances qui s'en disputaient alors l'empire, c'était une plus grande légèreté encore d'abandonner si vite ce qu'on avait si témérairement entrepris.

Le prince Czartoryski avait adressé au jeune empereur, naguère son ami, et commençant à redevenir son maître, de nobles et respectueuses remontrances, qui honoreraient un ministre dans un pays libre, qui doivent l'honorer bien davantage dans un pays où la résistance au pouvoir est un acte de dévouement rare, et destiné à rester inconnu. Le prince Czartoryski retraçant à Alexandre ses hésitations, ses faiblesses, lui disait: «L'Autriche est abattue, mais elle déteste son vainqueur; la Prusse est divisée entre deux partis, mais elle finira par céder au sentiment allemand qui la domine. Sachez, en ménageant ces puissances, laisser venir le moment où l'une et l'autre seront prêtes à agir. Jusque-là, vous êtes hors d'atteinte; vous pouvez demeurer un certain temps sans faire ni la paix ni la guerre, et attendre ainsi les circonstances qui vous permettront, soit de reprendre les armes, soit de traiter avec avantage. Ne cessez pas d'être uni à l'Angleterre, et vous obligerez Napoléon à vous concéder ce qui vous est dû.»

Mars 1806.

Sentant profondément la grandeur de Napoléon, depuis qu'il l'avait rencontré sur le champ de bataille d'Austerlitz, Alexandre répondait au prince Czartoryski: Quand nous voulons lutter avec cet homme, nous sommes des enfants qui veulent lutter avec un géant.—Et il ajoutait que, sans la Prusse, il n'était pas possible de renouveler la guerre, car sans elle il n'y avait aucune chance de soutenir une guerre heureuse. Alexandre avait conçu une singulière estime pour l'armée prussienne, par ce seul motif que Napoléon ne l'avait pas encore battue. Cette armée, en effet, était alors l'illusion et l'espérance de l'Europe. Alexandre était avec elle tout prêt à recommencer la lutte, mais non sans elle. Quant à l'Angleterre, il n'en espérait plus un appui fort efficace. Il craignait qu'après la mort de M. Pitt, annoncée comme certaine, qu'après l'avénement de M. Fox, annoncé comme prochain, la haine de la France ne s'éteignît, sinon dans le cœur des Anglais, au moins dans leur politique. Cependant les remontrances du prince Czartoryski, en stimulant l'orgueil d'Alexandre, avaient relevé son âme, et il était résolu, avant de remettre son épée à Napoléon, de la lui faire attendre. Mais, quoique utiles, les leçons de son jeune censeur lui étaient importunes; et il en était arrivé au point de chercher dans les vieux personnages de son empire un complaisant sans capacité, qui couvrît d'un grand âge, qui exécutât avec soumission, ses volontés personnelles. On disait déjà que sa faveur se dirigeait sur le général de Budberg.

La conduite conseillée par le prince Czartoryski n'en fut pas moins suivie assez exactement. On se mit de nouveau en rapport avec l'Autriche, on parut oublier les froideurs d'Holitsch, et on témoigna à cette cour un grand intérêt pour ses malheurs, une grande considération pour ce qui lui restait de puissance; on se chargea même de négocier à Londres pour lui faire payer une année de subsides, quoique la guerre n'eût duré que trois mois. Quant à la Prusse, on évita tout ce qui aurait pu la blesser, en se gardant néanmoins d'approuver ses actes. Le duc de Brunswick venait d'arriver dans les premiers jours du mois de mars. On lui fit le meilleur accueil, on le combla de prévenances qui paraissaient adressées à sa personne, à son âge, à sa gloire militaire, et nullement à la cour dont il était le représentant. Il fut moins bien accueilli lorsqu'il commença à s'entretenir d'affaires politiques. On lui dit qu'on ne pouvait pas trouver bon que la Prusse eût accepté le Hanovre des mains de l'ennemi de l'Europe; que, du reste, la paix qu'elle avait faite avec la France était une paix fausse, peu solide et peu durable; que bientôt la Prusse serait forcée d'adopter une résolution trop longtemps différée, et de tirer enfin l'épée du grand Frédéric.—Alors, dit l'empereur Alexandre au duc de Brunswick, je servirai sous vos ordres, et je me ferai gloire d'apprendre la guerre à votre école.—

Négociation secrète entreprise avec le vieux duc de Brunswick, et continuée mystérieusement avec M. de Hardenberg.

Toutefois on essaya d'entamer avec le vieux duc une négociation destinée à rester profondément cachée. Sous prétexte que les conditions de l'alliance ne seraient pas fidèlement observées par la France, on lui proposa de conclure une sous-alliance avec la Russie, au moyen de laquelle la Prusse, si elle était mécontente de son allié français, pourrait recourir à son allié russe, et aurait à sa disposition toutes les forces de l'empire moscovite. Ce qu'on offrait n'était pas moins qu'une trahison envers la France. Le duc de Brunswick, voulant laisser à Saint-Pétersbourg de bonnes dispositions en faveur de la Prusse, consentit, non pas à conclure un pareil engagement, car il n'avait pu y être autorisé, mais à en faire la proposition à son roi. Il fut convenu que cette négociation demeurerait ouverte, et se poursuivrait secrètement à l'insu de M. d'Haugwitz, par l'intermédiaire de M. de Hardenberg, ce même ministre qui en apparence était disgracié, et qui, sous main, continua de traiter la plus importante des affaires de la monarchie.

Manifeste de la Prusse au peuple du Hanovre et à la Grande-Bretagne.

Tandis que la Prusse cherchait ainsi à expliquer sa conduite auprès de la Russie, elle tentait aussi de faire excuser à Londres l'occupation du Hanovre. Rien n'était plus singulier que son manifeste au peuple hanovrien, et sa dépêche à la cour de Londres. Elle disait au peuple hanovrien qu'elle prenait avec peine possession de ce royaume, possession qu'elle payait d'un sacrifice amer, celui de ses provinces du Rhin, de Franconie et de Suisse; mais qu'elle en agissait ainsi pour assurer la paix à l'Allemagne, et épargner au Hanovre la présence des armées étrangères. Après avoir adressé au peuple hanovrien ces paroles sans franchise et sans dignité, elle disait au cabinet anglais qu'elle n'enlevait pas le Hanovre à l'Angleterre, mais qu'elle le recevait de Napoléon, dont le Hanovre était la conquête. Elle le recevait, ajoutait-elle, à contre-cœur, et comme un échange qui lui était imposé, contre des provinces objet de tous ses regrets; que c'était l'une des suites de la guerre imprudente que la Prusse avait toujours blâmée, qu'on avait entreprise malgré ses avis, et dont on devait s'imputer les conséquences, car on avait élevé, en le combattant mal à propos, ce pouvoir colossal, qui prenait aux uns pour donner aux autres, et qui violentait aussi bien ceux qu'il favorisait de ses dons que ceux qu'il dépouillait.

L'Angleterre ne se paya pas de semblables raisons. Elle répondit par un manifeste, dans lequel elle accabla d'invectives la cour de Prusse, la déclara misérablement tombée sous le joug de Napoléon, indigne d'être écoutée, et aussi méprisable par son avidité que par sa dépendance. Déclaration de guerre de l'Angleterre à la Prusse. Toutefois le cabinet britannique, pour ne point paraître, aux yeux de la nation, se mettre un ennemi de plus sur les bras, dans un intérêt exclusivement propre à la famille royale, dit qu'il aurait souffert cette nouvelle invasion du Hanovre, résultat inévitable de la guerre continentale, si la Prusse s'était bornée à une simple occupation; mais que cette puissance ayant annoncé la clôture des fleuves, avait commis un acte hostile et souverainement dommageable au commerce anglais, et qu'en conséquence on lui déclarait la guerre. Ordre fut donné à tous les vaisseaux de la marine royale de courir sur le pavillon prussien. Ce devait être une vraie perturbation pour l'Allemagne, car les bâtiments de la Baltique se couvraient ordinairement de ce pavillon, plus ménagé que les autres par les dominateurs de la mer.

L'ascendant de la bataille de Marengo avait ramené l'Angleterre à Napoléon. L'ascendant de celle d'Austerlitz la lui ramenait encore une fois, car les victoires de nos armées de terre étaient un moyen tout aussi sûr de la désarmer, quoique moins direct. Mort de M. Pitt. La première de ces victoires avait produit la retraite de M. Pitt, la seconde causa sa mort. Ce grand ministre, rentré dans le cabinet en août 1803, pour deux ans seulement, n'y parut que pour être abreuvé d'amertumes. Rentré sans MM. Windham et Grenville, ses anciens collègues, sans M. Fox, son récent allié, il avait eu à combattre dans le parlement ses vieux et ses nouveaux amis, en Europe Napoléon, devenu empereur et plus puissant que jamais. À sa voix si connue des ennemis de la France, le cri des armes avait retenti de toutes parts. Une troisième coalition s'était formée, et l'armée française avait été détournée de Douvres sur Vienne. Mais cette troisième coalition une fois dissoute à Austerlitz, M. Pitt avait vu ses projets déjoués, Napoléon libre de revenir à Boulogne et les vives anxiétés de l'Angleterre prêtes à renaître.

L'idée de revoir Napoléon sur le rivage de la Manche préoccupait tous les esprits en Angleterre. On comptait toujours, il est vrai, sur l'immense difficulté du passage, mais on commençait à craindre qu'il n'y eût rien d'impossible pour l'homme extraordinaire qui agitait l'univers, et on se demandait s'il valait la peine de braver de telles chances pour acquérir quelque île de plus, quand déjà on avait l'Inde entière, quand on tenait le cap de Bonne-Espérance et Malte, de manière à n'en pouvoir plus être évincé. On se disait que la bataille de Trafalgar avait définitivement assuré la supériorité de l'Angleterre sur les mers, mais que le continent européen restait à Napoléon, qu'il allait en fermer toutes les issues, que ce continent, après tout, c'était le monde, et qu'on n'en pouvait vivre éternellement séparé; que les victoires navales les plus éclatantes n'empêcheraient pas que Napoléon, profitant un jour d'un accident de mer, ne partît de ce continent pour envahir l'Angleterre. Le système de la guerre à outrance était donc universellement discrédité chez les Anglais raisonnables, et, bien que ce système ait réussi plus tard, on en sentait alors le danger, qui était grand, trop grand, pour les avantages qu'on pouvait recueillir d'une lutte prolongée.

Effet de la bataille d'Austerlitz en Angleterre, et injustice des contemporains envers M. Pitt.

Or, comme les hommes sont esclaves de la fortune, et qu'ils prennent volontiers pour éternels ses caprices d'un moment, ils étaient cruels envers M. Pitt; ils oubliaient les services que depuis vingt ans ce ministre avait rendus à sa patrie, le degré de grandeur auquel il l'avait portée, par l énergie de son patriotisme, par les talents parlementaires qui lui avaient soumis la chambre des communes. Ils le tenaient pour vaincu, et le traitaient comme tel. Ses ennemis raillaient sa politique et les résultats qu'elle avait eus. Ils lui imputaient les fautes du général Mack, la précipitation des Autrichiens à entrer en campagne, sans attendre les Russes, et la précipitation des Russes à livrer bataille, sans attendre les Prussiens. Ils imputaient tout cela aux impatientes fureurs de M. Pitt; ils affectaient un grand intérêt pour l'Autriche, ils accusaient M. Pitt de l'avoir perdue, et d'avoir perdu avec elle le seul ami véritable de l'Angleterre.

Cependant M. Pitt était étranger au plan de campagne, et n'avait eu part qu'à la coalition. C'est lui surtout qui l'avait nouée, et en la nouant il avait empêché l'expédition de Boulogne. On ne lui en savait aucun gré.

Une circonstance singulière avait rendu plus pénible l'effet de la dernière victoire de Napoléon. Au lendemain d'Austerlitz, comme au lendemain de Marengo, on prétendait, quelques instants avant que la vérité fût connue, que Napoléon avait perdu dans une grande bataille vingt-sept mille hommes et toute son artillerie. Mais bientôt la nouvelle exacte avait été répandue, et les membres de l'opposition, faisant traduire et imprimer les bulletins français, les envoyaient distribuer à la porte de M. Pitt et de l'ambassadeur de Russie.

Pour jouir de toute sa gloire, Napoléon n'aurait eu qu'à passer le détroit, et à écouter ce qu'on y disait de lui, de son génie, de sa fortune! Tristes vicissitudes de ce monde! ce que M. Pitt essuyait à cette époque, Napoléon devait l'essuyer plus tard, et avec une grandeur d'injustice et de passion proportionnée à la grandeur de son génie et de sa destinée.

Vingt-cinq ans de luttes parlementaires, luttes dévorantes qui usent l'âme et le corps, avaient ruiné la santé de M. Pitt. Une maladie héréditaire, que le travail, les fatigues, et ses derniers chagrins avaient rendue mortelle, venait de causer sa fin prématurée le 23 janvier 1806. Il était mort à l'âge de 47 ans, après avoir gouverné son pays pendant plus de vingt années, avec autant de pouvoir qu'on en peut exercer dans une monarchie absolue; et cependant il vivait dans un pays libre, il ne jouissait pas de la faveur de son roi, il avait à conquérir les suffrages de l'assemblée la plus indépendante de la terre!

Caractère et destinée de M. Pitt.

Si on admire ces ministres qui, dans les monarchies absolues, savent enchaîner longtemps la faiblesse du prince, l'instabilité de la cour, et régner au nom de leur maître sur un pays asservi, quelle admiration ne doit-on pas éprouver pour un homme dont la puissance, établie sur une nation libre, a duré vingt années! Les cours sont bien capricieuses sans doute: elles ne le sont pas plus que les grandes assemblées délibérantes. Tous les caprices de l'opinion, excités par les mille stimulants de la presse quotidienne, et réfléchis dans un parlement où ils prennent l'autorité de la souveraineté nationale, composent cette volonté mobile, tour à tour servile ou despotique, qu'il est nécessaire de captiver, pour régner soi-même sur cette foule de têtes qui prétendent régner! Il faut pour y dominer, outre cet art de la flatterie, qui procure des succès dans les cours, cet art si différent de la parole, quelquefois vulgaire, quelquefois sublime, qui est indispensable pour se faire écouter des hommes réunis; il faut encore, ce qui n'est pas un art, ce qui est un don, le caractère avec lequel on parvient à braver et à contenir les passions soulevées. Toutes ces qualités naturelles ou acquises, M. Pitt les posséda au plus haut degré. Jamais, dans les temps modernes, on ne trouva un plus habile conducteur d'assemblée. Exposé pendant un quart de siècle à la véhémence entraînante de M. Fox, aux sarcasmes poignants de M. Sheridan, il se tint debout avec un imperturbable sang-froid, parla constamment avec justesse, à propos, sobriété, et quand à la voix retentissante de ses adversaires venait se joindre la voix plus puissante encore des événements, quand la Révolution française, déconcertant sans cesse les hommes d'État, les généraux les plus expérimentés de l'Europe, jetait au milieu de sa marche ou Fleurus, ou Zurich, ou Marengo, il sut toujours contenir par la fermeté, par la convenance de ses réponses, les esprits émus du parlement britannique. Et c'est en cela surtout que M. Pitt fut remarquable, car il n'eut, comme nous l'avons dit ailleurs, ni le génie organisateur, ni les lumières profondes de l'homme d'État. À l'exception de quelques institutions financières, d'un mérite contesté, il ne créa rien en Angleterre; il se trompa souvent sur les forces relatives de l'Europe, sur la marche des événements, mais il joignit aux talents d'un grand orateur politique l'amour ardent de son pays, la haine passionnée de la Révolution française. Il faut au génie des passions pour qu'il ait de la puissance. Représentant en Angleterre, non pas de l'aristocratie nobiliaire, mais de l'aristocratie commerciale, qui lui prodigua ses trésors par la voie des emprunts, il résista à la grandeur de la France, et à la contagion des désordres démagogiques, avec une persévérance inébranlable, et maintint l'ordre dans son pays sans en diminuer la liberté. Il le laissa chargé de dettes, il est vrai, mais tranquille possesseur des mers et des Indes. Il usa et abusa des forces de l'Angleterre; mais elle était le second pays de la terre quand il mourut, et le premier huit ans après sa mort. Et à quoi seraient bonnes les forces des nations, sinon à essayer de dominer les unes sur les autres? Les vastes dominations sont dans les desseins de la Providence. Ce qu'un homme de génie est à une nation, une grande nation l'est à l'humanité. Les grandes nations civilisent, éclairent le monde, et le font marcher plus rapidement dans toutes les voies. Seulement il faut leur conseiller d'unir à la force la prudence qui fait réussir la force, et la justice qui l'honore.

M. Pitt, si heureux pendant dix-huit ans, fut malheureux dans les derniers jours de sa vie. Nous fûmes vengés, nous Français, de ce cruel ennemi, car il put nous croire victorieux pour jamais; il put douter de l'excellence de sa politique, et trembler pour l'avenir de sa patrie. C'était l'un de ses plus médiocres successeurs, lord Castlereagh, qui devait jouir de nos désastres!

Au milieu des accusations les plus diverses, les plus violentes, M. Pitt eut la bonne fortune de ne point voir son intégrité attaquée. Il vécut de ses émoluments qui étaient considérables, et, sans qu'il fût pauvre, passa pour l'être. Lorsqu'on annonça sa mort, l'un des membres de la vieille majorité ministérielle proposa de payer ses dettes. Cette proposition, présentée au Parlement, et accueillie avec respect, fut combattue par ses anciens amis, devenus ses ennemis, et notamment par M. Windham, qui avait été si longtemps son collègue au ministère. Son noble antagoniste, M. Fox, refusa d'y adhérer, mais avec douleur.—J'honore, s'écria-t-il avec un accent qui remua l'assemblée des communes, j'honore mon illustre adversaire, et je regarde comme la gloire de ma vie d'avoir été quelquefois appelé son rival. Mais j'ai combattu vingt ans sa politique, et que dirait de moi la génération présente, si elle me voyait accueillir une proposition dont on veut faire le dernier et le plus éclatant hommage à cette politique, que j'ai crue, que je crois encore funeste pour l'Angleterre!—Tout le monde comprit le vote de M. Fox, et applaudit à la noblesse de son langage.

Quelques jours après, la proposition ayant pris un autre caractère, le Parlement vota à l'unanimité 50 mille livres sterling (1 million 250 mille francs) pour payer les dettes de M. Pitt. On décida qu'il serait enseveli à Westminster.

M. Pitt laissait vacantes les charges de premier lord de la trésorerie, de chancelier de l'échiquier, de lord gouverneur des cinq ports, de grand maître de l'université de Cambridge, et plusieurs autres moins importantes.

C'était une grande difficulté que de le remplacer, non dans ces charges diverses, que de nombreuses ambitions se disputaient, mais dans celle de premier ministre, qui avait quelque chose d'effrayant, en présence de Napoléon, vainqueur de la coalition européenne. Difficultés de remplacer M. Pitt. Une idée s'était emparée des esprits lors du renouvellement de la guerre en 1803, et à la vue du faible ministère Addington, qui gouvernait alors: c'était de réunir tous les grands talents, même d'opinion contraire, tels que MM. Pitt et Fox, pour suffire aux difficultés de la lutte qui allait recommencer avec Napoléon. L'opposition concertée de MM. Pitt et Fox contre le cabinet Addington, rendait cette réunion de talents plus naturelle et plus facile. M. Pitt la voulut, mais point assez pour vaincre Georges III. Il entra au ministère sans M. Fox, et, par une sorte de compensation, il entra également sans ses amis les plus prononcés dans le vieux système tory, sans MM. Grenville et Windham, qu'il avait trouvés trop ardents pour se les adjoindre de nouveau.

Ceux-ci, laissés en dehors par M. Pitt, s'étaient rapprochés peu à peu de M. Fox, par la voie de l'opposition, quoique par la nature de leurs opinions ils fussent plus éloignés de lui que ne l'était M. Pitt lui-même. Une lutte commune de deux années avait contribué à les unir, et peu de différences les divisaient lorsque M. Pitt mourut. Une opinion générale les appelait ensemble au ministère, pour remplacer, par la coalition de leurs talents, le grand ministre qu'on venait de perdre; pour essayer de faire la paix, au moyen des relations amicales de M. Fox avec Napoléon, et pour lutter avec toute l'énergie connue des Grenville et des Windham, si on ne réussissait pas à s'entendre avec la France.

Si, en 1803, Georges III avait pris M. Pitt, qu'il n'aimait pas, pour se passer de M. Fox, qu'il aimait encore moins, il était contraint après la mort de M. Pitt de subir l'empire de l'opinion, et de rassembler, dans un même cabinet, MM. Fox, Grenville, Windham et leurs amis. M. Grenville eut la charge de premier lord de la trésorerie, c'est-à-dire de premier ministre; M. Windham, celle qu'il avait toujours occupée, l'administration de la guerre; M. Fox, les affaires étrangères; M. Gray, l'amirauté. Les autres départements furent distribués entre les amis de ces personnages politiques, mais de manière que M. Fox comptait le plus grand nombre des voix dans le nouveau ministère.

Ce cabinet, ainsi formé, obtint une grande majorité, malgré les attaques des collègues expulsés de M. Pitt, MM. Castlereagh et Canning. Il s'occupa sur-le-champ de deux objets essentiels, l'organisation de l'armée et les relations avec la France.

Nouvelle organisation de l'armée anglaise par le ministère Fox et Windham.

Quant à l'armée, il n'était pas possible de la laisser telle qu'elle était depuis 1803, c'est-à-dire composée d'une force régulière insuffisante, et de 300 mille volontaires, aussi dispendieux que mal disciplinés. C était une organisation d'urgence, imaginée pour le moment du danger. M. Windham, qui s'était sans cesse raillé des volontaires, et qui avait soutenu qu'on ne pouvait rien faire de grand qu'avec les armées régulières, ce qui lui avait fourni l'occasion de parler en termes magnifiques de l'armée française, M. Windham pouvait moins qu'un autre maintenir l'organisation actuelle. Il proposa donc une espèce de licenciement déguisé des volontaires, et certains changements dans les troupes de ligne, qui devaient faciliter le recrutement de celles-ci. On a déjà vu que l'armée anglaise, comme toute armée mercenaire, se recrutait par les engagements spontanés. Mais ces engagements étaient à vie, et rendaient le recrutement difficile. M. Windham proposa de les convertir en engagements temporaires, de sept à vingt ans, et d'y ajouter des avantages de solde très-considérables. Il contribua ainsi à procurer une plus forte organisation à l'armée anglaise; mais il eut à lutter contre le préjugé que les armées permanentes inspirent à toutes les nations libres, contre la faveur que les volontaires s'étaient acquise, et surtout contre les intérêts créés par cette institution, car il avait fallu former un corps d'officiers pour les volontaires, qu'on était maintenant obligé de dissoudre. On s'efforça de mettre M. Windham en contradiction avec son nouveau collègue, M. Fox, qui, partageant les préjugés populaires de son parti, avait montré autrefois plus de penchant pour l'institution des volontaires, que pour l'extension de l'armée régulière. Malgré tous ces obstacles, le projet ministériel fut adopté. On vota une large augmentation de l'armée, qui, jusqu'à l'entier développement du nouveau système, dut se composer de 267 mille hommes, dont 75 mille de milice locale, et 192 mille de troupes de ligne, répandus dans les trois royaumes et les colonies. La dépense totale du budget monta encore, pour cette année, à environ 83 millions sterling, c'est-à-dire à plus de deux milliards de francs, dans lesquels les impôts entraient pour 1500 millions, et l'emprunt à exécuter dans l'année pour 500.

C'est avec ces puissantes ressources que l'Angleterre voulait se présenter à Napoléon, afin de négocier. On attendait de M. Fox, de sa situation, de ses relations bienveillantes avec le Premier Consul devenu empereur, des facilités que nul autre ne pouvait avoir pour nouer des relations pacifiques. Un hasard heureux, que la Providence devait à cet honnête homme, lui en fournit l'occasion la plus honorable et la plus naturelle. Un assassin qui offre de tuer Napoléon fournit à M. Fox l'occasion d'entrer en rapport avec la France. Un misérable, jugeant de la nouvelle administration anglaise d'après les précédentes, s'introduisit chez M. Fox pour lui offrir d'assassiner Napoléon. M. Fox, indigné, le fit saisir par ses huissiers, et livrer à la police anglaise. Il écrivit sur-le-champ à M. de Talleyrand une lettre fort noble, pour lui dénoncer l'odieuse proposition qu'il venait de recevoir, et mettre à sa disposition tous les moyens d'en poursuivre l'auteur, si son projet paraissait avoir quelque chose de sérieux.

Échange de lettres entre M. Fox et M. de Talleyrand.

Napoléon fut touché, comme il devait l'être, d'un procédé si généreux, et fit adresser, par M. de Talleyrand, à M. Fox la réponse que celui-ci méritait.

«J'ai mis, écrivit M. de Talleyrand, sous les yeux de Sa Majesté, la lettre de Votre Excellence. Je reconnais là, s'est-elle écriée, les principes d'honneur et de vertu qui ont toujours animé M. Fox.—Remerciez-le de ma part, a-t-elle ajouté, et dites-lui que, soit que la politique de son souverain nous fasse rester encore longtemps en guerre, soit qu'une querelle, inutile pour l'humanité, ait un terme aussi rapproché que les deux nations doivent le désirer, je me réjouis du nouveau caractère que, par cette démarche, la guerre a déjà pris, et qui est le présage de ce qu'on peut attendre d'un cabinet dont je me plais à apprécier les principes d'après ceux de M. Fox, qui est l'un des hommes les mieux faits pour sentir en toutes choses ce qui est beau, ce qui est vraiment grand.»

M. de Talleyrand ne disait rien de plus, et c'était assez pour donner suite à des relations si noblement commencées. M. Fox offre franchement la paix. Sur-le-champ M. Fox répondit par une lettre franche et cordiale, dans laquelle il offrait, sans détour, sans embûche diplomatique, la paix, à des conditions sûres et honorables, et par des moyens aussi simples que prompts. Les bases du traité d'Amiens étaient fort changées, selon M. Fox; elles l'étaient par les avantages mêmes que la France et l'Angleterre avaient obtenus sur les deux éléments qui étaient le théâtre ordinaire de leurs succès. Il fallait donc chercher des conditions nouvelles, qui ne missent en souffrance l'orgueil d'aucune des deux nations, et qui procurassent à l'Europe des garanties d'un avenir tranquille et sûr. Ces conditions, si de part et d'autre on voulait être raisonnable, n'étaient point difficiles à trouver. D'après les traités antérieurs, l'Angleterre ne pouvait négocier séparément de la Russie; mais en attendant qu'on eût consulté celle-ci, il était permis de confier à des intermédiaires choisis le soin de discuter les intérêts des puissances belligérantes, et d'en préparer l'ajustement. M. Fox offrait de désigner sur-le-champ les personnes qui seraient chargées de cette mission, et le lieu où elles devraient se réunir.

La proposition de M. Fox est immédiatement accueillie par Napoléon.

Cette proposition charma Napoléon, qui au fond souhaitait un rapprochement avec la Grande-Bretagne car c'était d'elle que partait toute guerre, comme une eau de sa source; et il y avait peu de moyens directs de la vaincre, un seul excepté, très-décisif, mais très-chanceux, et pour lui seul praticable, la descente. Il éprouva une vive joie de cette franche ouverture, et l'accueillit avec le plus grand empressement.

Avril 1806.
Première indication des bases de paix.

Sans s'expliquer sur les conditions, il donna à entendre, dans sa réponse, qu'on disputerait peu à l'Angleterre les conquêtes qu'elle avait faites (elle avait détenu Malte, comme on s'en souvient, et pris le Cap); que la France, de son côté, avait dit son dernier mot à l'Europe dans le traité de Presbourg, et qu'elle ne prétendait à rien au delà; que les bases devaient donc être faciles à poser, si l'Angleterre n'avait pas de vues particulières et inadmissibles, relativement aux intérêts commerciaux. L'Empereur est persuadé, disait M. de Talleyrand, que la vraie cause de la rupture de la paix d'Amiens n'est autre que le refus de conclure un traité de commerce. Soyez bien averti que l'Empereur, sans refuser certains rapprochements commerciaux, s'ils sont possibles, n'admettra aucun traité nuisible à l'industrie française, qu'il entend protéger par toutes les taxes ou prohibitions qui pourront en favoriser le développement. Il demande qu'on ait la liberté de faire chez soi tout ce qu'on veut, tout ce qu'on croit utile, sans qu'une nation rivale ait le droit de le trouver mauvais.

Napoléon ne veut pas de négociation collective.

Quant à l'intervention de la Russie dans le traité, Napoléon faisait déclarer positivement qu'il n'en voulait pas. Le principe de sa diplomatie était celui des paix séparées, et ce principe était aussi juste qu'habilement imaginé. L'Europe avait toujours employé contre la France le moyen des coalitions; c'eût été les favoriser que d'admettre les négociations collectives, car c'était se prêter à la condition essentielle de toute coalition, celle qui interdit à ses membres de traiter isolément. Napoléon, qui à la guerre tâchait de rencontrer ses ennemis séparés les uns des autres, afin de les battre en détail, devait chercher en diplomatie à les rencontrer en même position. Aussi avait-il opposé des refus absolus à toutes les offres de négocier collectivement, et il avait eu raison, sauf à se départir de ce principe de conduite, dans le cas où M. Fox aurait des engagements qui ne lui permettraient pas de traiter sans la Russie. Napoléon, après avoir posé le principe dune négociation séparée, fit dire en outre qu'il était prêt à choisir pour lieu de la négociation, non pas Amiens, qui rappelait des bases de paix désormais abandonnées, mais Lille, et à y envoyer tout de suite un ministre plénipotentiaire.

M. Fox insiste pour une négociation qui comprenne la Russie et l'Angleterre.

M. Fox répliqua sur-le-champ que la première condition dont on était convenu dès le début de ces pourparlers, c'était que la paix fût également honorable pour les deux nations, et qu'elle ne le serait pas pour l'Angleterre si on traitait sans la Russie, car on était formellement engagé, par un article de traité (celui qui avait constitué la coalition de 1805), à ne pas conclure de paix séparée. Cette obligation était absolue, selon M. Fox, et ne pouvait être éludée. Il disait que si la France avait un principe, celui de ne pas autoriser les coalitions par sa manière de négocier, l'Angleterre en avait un autre, celui de ne pas se laisser exclure du continent, en se prêtant à la dissolution de ses alliances continentales; qu'on était sur ce point aussi ombrageux en Angleterre qu'on pouvait l'être en France sur l'article des coalitions. M. Fox, qui à chacune de ses dépêches officielles joignait une lettre particulière, pleine de franchise et de loyauté, exemple que M. de Talleyrand suivit de son côté, M. Fox terminait en disant que la négociation allait s'arrêter peut-être devant un obstacle absolu, qu'il le regrettait sincèrement, mais qu'au moins la guerre serait loyale, et digne des deux grands peuples qui la soutenaient. Il ajoutait ces paroles remarquables:

«Je suis sensible au dernier point, comme je dois l'être, aux expressions obligeantes dont le grand homme que vous servez a fait usage à mon égard... Les regrets sont inutiles, mais s'il pouvait voir du même œil dont je l'envisage la vraie gloire qu'il serait en droit d'acquérir par une paix modérée et juste, que de bonheur n'en résulterait-il pas pour la France et pour l'Europe entière!

»Londres, 22 avril 1806.

»C. J. Fox.»

Au milieu de cette lutte acharnée, et qu'on peut appeler féroce, quand on se rappelle les scènes sanglantes qui l'ont signalée, l'esprit se repose volontiers sur ces relations nobles et bienveillantes, qu'un honnête homme, aussi généreux qu'éloquent, fit naître un instant entre les deux plus grandes nations du globe, et l'âme se remplit de mille regrets douloureux, inconsolables!

Efforts de M. de Talleyrand pour lever l'obstacle qui menace d'arrêter la négociation dès le début.

Napoléon était fort touché lui-même du langage de M. Fox, et il désirait sincèrement la paix. M. de Talleyrand, tout en se trompant sur le système de nos alliances, n'errait jamais sur le point essentiel de nos politique du temps, et il ne cessait pas un seul jour de croire que la paix, au degré de grandeur auquel nous étions arrivés, était notre premier intérêt. Il trouvait pour le dire un courage qu'il n'avait pas ordinairement, il pressait vivement Napoléon de saisir l'occasion unique, offerte par la présence de M. Fox aux affaires, pour négocier avec la Grande-Bretagne. Il n'avait du reste pas de peine à se faire écouter, car Napoléon n'était pas moins disposé que lui à profiter de cette occasion aussi heureuse qu'inattendue.

Les circonstances fournissent elles-mêmes le moyen de lever l'obstacle qui arrête la négociation.

Les circonstances, au surplus, se prêtaient à vaincre l'obstacle qui semblait arrêter la négociation dès son début. Ou avait plus d'une raison de croire, par des rapports qui venaient du duc de Brunswick et du consul de France à Saint-Pétersbourg, qu'Alexandre, inquiet des conséquences de la guerre, se défiant du silence du cabinet britannique à son égard et des dispositions personnelles de M. Fox, souhaitait le rétablissement de la paix. Le consul de France avait envoyé à Paris le chancelier du consulat pour rapporter ce qu'il avait appris, et tout semblait faire naître l'espérance d'ouvrir une négociation directe avec la Russie. Dans ce cas M. Fox ne pourrait plus insister sur le principe d'une négociation collective, puisque la Russie aurait elle-même donné l'exemple d'y renoncer.

On résolut donc de continuer les pourparlers commencés avec M. Fox, et on se servit pour cet objet d'un intermédiaire qu'une rencontre heureuse venait d'offrir. Aux généreuses paroles échangées avec M. Fox s'étaient joints des procédés non moins généreux. Restitution réciproque des prisonniers. Depuis l'arrestation des Anglais ordonnée par Napoléon, à l'époque de la rupture de la paix d'Amiens, en représailles de la saisie des bâtiments français, beaucoup de membres des plus grandes familles d'Angleterre étaient détenus à Verdun. M. Fox avait demandé le renvoi sur parole de plusieurs d'entre eux. Ses demandes avaient rencontré l'accueil le plus empressé, et, bien que n'osant pas insister sur toutes au même degré, il les eût classées suivant l'intérêt qu'elles lui inspiraient, Napoléon avait voulu les lui concéder toutes, et les Anglais désignés par lui avaient été relâchés sans aucune exception. En retour de ce noble procédé, M. Fox avait choisi, pour les rendre, les prisonniers les plus distingués faits à la bataille de Trafalgar, l'infortuné Villeneuve, l'héroïque commandant du Redoutable, le capitaine Lucas, et beaucoup d'autres en nombre égal aux Anglais élargis.

Lord Yarmouth, l'un des prisonniers rendus, est envoyé à M. Fox pour suivre la négociation commencée.

Parmi les prisonniers rendus à M. Fox, se trouvait l'un des seigneurs d'Angleterre les plus riches et les plus spirituels, c'était lord Yarmouth, depuis marquis de Hartford, tory prononcé, mais tory ami intime de M. Fox, partisan décidé de la paix, qui lui permettait la vie et les plaisirs du continent, dont il était privé par la guerre. Ce jeune seigneur, en relation avec la jeunesse la plus brillante de Paris, dont il partageait la dissipation, était fort connu de M. de Talleyrand, qui aimait la noblesse anglaise, surtout celle qui avait de l'esprit, de l'élégance et du désordre. On lui indiqua lord Yarmouth, comme lié particulièrement avec M. Fox, et comme très-digne de la confiance des deux gouvernements. Conditions communiquées à lord Yarmouth comme réciproquement acceptables. Il le fit appeler, lui déclara que l'Empereur désirait sincèrement la paix, qu'il fallait mettre de côté l'appareil des formes diplomatiques, et s'entendre franchement sur les conditions acceptables de part et d'autre; que ces conditions ne pouvaient être bien difficiles à trouver, puisqu'on ne voulait plus disputer à l'Angleterre ce qu'elle avait conquis, c'est-à-dire Malte et le Cap; que la question dès lors se réduisait à quelques îles de peu d'importance; que, pour ce qui regardait la France, elle se prononçait tout de suite clairement; elle voulait, outre son territoire naturel, le Rhin et les Alpes, qu'on ne songeait plus à lui contester, l'Italie entière, le royaume de Naples compris, et ses alliances en Allemagne, à la condition de rendre leur indépendance à la Suisse et à la Hollande, dès que la paix serait signée; que par conséquent il n'y avait pas d'obstacle sérieux à une réconciliation immédiate des deux pays, puisque de part et d'autre on devait être disposé à se concéder les choses qui venaient d'être énoncées; que, relativement à la difficulté naissant de la forme de la négociation, collective ou séparée, on ne tarderait pas à en trouver la solution, grâce au penchant que montrait la Russie à traiter directement avec la France.

Silence gardé sur le Hanovre.

Il y avait un objet capital sur lequel on ne s'expliqua point, mais sur lequel on laissa entendre qu'à la fin on dirait son secret, et qu'on le dirait de manière à satisfaire la famille royale d'Angleterre, c'était le Hanovre.

Raisons qui, détachant Napoléon de la Prusse, le disposent à rendre le Hanovre à l'Angleterre.

Napoléon était effectivement décidé à le restituer à Georges III, et c'était la conduite récente de la Prusse qui avait provoqué chez lui cette grave résolution. Le langage hypocrite de cette cour dans ses manifestes, tendant à la présenter aux Hanovriens et aux Anglais comme une puissance opprimée, à laquelle on avait fait accepter un beau royaume l'épée sur la gorge, l'avait transporté de colère. Il avait voulu à l'instant même déchirer le traité du 15 février, en forçant la Prusse à tout remettre sur l'ancien pied. Sans les réflexions que le temps et M. de Talleyrand lui avaient inspirées, il aurait fait un éclat. Une autre circonstance plus récente avait contribué à le détacher entièrement de la Prusse, c'était la publication des négociations de 1805, due à lord Castlereagh et aux collègues sortants de M. Pitt. Ceux-ci avaient tenu à venger la mémoire de leur illustre chef, en montrant qu'il était demeuré étranger aux opérations militaires, tandis qu'il avait eu la plus grande part à la formation de la coalition de 1805, laquelle avait sauvé l'Angleterre en amenant la levée du camp de Boulogne. Mais pour défendre la mémoire de leur chef, ils avaient compromis la plupart des cours. M. Fox le leur avait reproché du haut de la tribune avec une extrême véhémence, et leur avait attribué l'altération de toutes les relations de l'Angleterre avec les puissances européennes. Il n'y avait en effet qu'un cri contre la diplomatie anglaise dans les cabinets, qui se voyaient dénoncés à la France par cette publication imprudente. La conduite de la Prusse avait reçu en cette circonstance une clarté fâcheuse. Ses hypocrites et récentes déclarations à l'Angleterre au sujet du Hanovre, les espérances qu'elle avait données à la coalition, avant et après les événements de Potsdam, tout était divulgué. Napoléon, sans se plaindre, avait fait insérer ces documents au Moniteur, laissant à chacun le soin de deviner ce qu'il en devait penser.

Mais l'opinion de Napoléon était formée sur la Prusse. Il ne croyait plus qu'elle valût la peine d'une lutte prolongée avec l'Angleterre. Il était décidé à restituer le Hanovre à celle-ci, en offrant à la Prusse l'une de ces deux choses, ou un équivalent du Hanovre pris en Allemagne, ou la restitution de ce qu'on avait reçu d'elle, Anspach, Clèves et Neufchâtel. Le cabinet de Berlin recueillait là ce qu'il avait semé, et ne rencontrait pas plus de fidélité qu'il n'en avait montré. Encore Napoléon ignorait-il la négociation cachée établie avec la Russie, par l'intermédiaire du duc de Brunswick et de M. de Hardenberg.

Sans s'expliquer complétement, on laissa entendre à lord Yarmouth que la paix ne tiendrait pas au Hanovre, et il partit, promettant de revenir bientôt avec le secret des intentions de M. Fox.

Un accident imprévu change pour un moment l'aspect de la situation.

Un événement singulier, qui pour quelques jours donna à la situation une forte apparence de guerre, contribua au contraire à faire tourner les choses à la paix, en précipitant les résolutions du cabinet russe. Les bouches du Cattaro sont livrées aux Russes, par une infidélité des Autrichiens. Les troupes françaises chargées d'occuper la Dalmatie s'étaient hâtées de marcher vers les bouches du Cattaro, pour les garantir du danger qui les menaçait. Les Monténégrins, dont l'évêque et les principaux chefs vivaient des largesses de la Russie, s'étaient fort agités en apprenant l'approche des Français, et avaient appelé l'amiral Siniavin, celui qui avait transporté de Corfou à Naples, de Naples à Corfou, les Russes chargés d'envahir le midi de l'Italie. Cet amiral, averti de l'occasion qui s'offrait d'enlever les bouches du Cattaro, s'était pressé d'embarquer quelques centaines de Russes, les avait joints à une troupe de Monténégrins, descendus de leurs montagnes, et s'était présenté devant les forts. Un officier autrichien qui les occupait, et un commissaire chargé par l'Autriche de les rendre aux Français, se déclarant contraints par une force supérieure, les livrèrent aux Russes. Cette allégation d'une force supérieure n'avait rien de fondé, car il se trouvait dans les forts de Cattaro deux bataillons autrichiens très-capables de les défendre, même contre une armée régulière qui aurait eu les moyens de siége dont les Russes étaient dépourvus. Cette perfidie était surtout le fait du commissaire autrichien, marquis de Ghisilieri, Italien très-rusé, blâmé depuis par son gouvernement, et mis en jugement pour cet acte de déloyauté.

Irritation de Napoléon en apprenant l'abandon fait aux Russes des bouches du Cattaro.

Quand ce fait, transmis à Paris par courrier extraordinaire, fut connu de Napoléon, il en conçut un vif déplaisir, car il tenait infiniment aux bouches du Cattaro, moins à cause des avantages, d'ailleurs très-réels, de cette position maritime, qu'à cause du voisinage de la Turquie, sur laquelle les bouches du Cattaro lui fournissaient un moyen de faire sentir son action, ou protectrice ou répressive. Mais il s'en prit exclusivement au cabinet de Vienne, car c'était ce cabinet qui devait lui remettre le territoire de la Dalmatie, et qui en était à son égard l'unique débiteur. Le corps du maréchal Soult était sur le point de repasser l'Inn et d'évacuer Braunau. Napoléon suspend l'évacuation de l'Autriche, et occupe de nouveau la place de Braunau. Napoléon lui ordonna de s'arrêter sur l'Inn, de réarmer Braunau, de s'y établir, et d'y créer une véritable place d'armes. En même temps il déclara à l'Autriche que les troupes françaises allaient rebrousser chemin, que les prisonniers autrichiens, déjà en marche pour rentrer dans leur patrie, allaient être retenus, et que s'il le fallait, les choses seraient poussées jusqu'à un renouvellement d'hostilités, à moins qu'on ne lui donnât l'une des deux satisfactions suivantes: ou la restitution immédiate des bouches du Cattaro, ou l'envoi d'une force militaire autrichienne pour les reprendre sur les Russes conjointement avec les Français.

Cette seconde alternative n'était pas celle qui lui convenait le moins, car c'était mettre l'Autriche aux prises avec la Russie.

Quand ces déclarations, faites avec le ton péremptoire qui était ordinaire à Napoléon, parvinrent à Vienne, elles y causèrent une véritable consternation. Le cabinet autrichien n'était pour rien dans cette infidélité d'un agent inférieur. Celui-ci avait agi sans ordre, et en croyant plaire à son gouvernement par une perfidie envers les Français. Sur-le-champ on écrivit de Vienne à Saint-Pétersbourg, pour faire part à l'empereur Alexandre des nouveaux périls auxquels l'Autriche se trouvait exposée, et pour lui déclarer que, ne voulant à aucun prix revoir les Français à Vienne, on accepterait plutôt la douloureuse nécessité d'attaquer les Russes dans les forts de Cattaro.

L'amiral Siniavin, qui s'était emparé des bouches du Cattaro, avait agi sans ordre, comme le marquis de Ghisilieri, qui les avait livrées. Alexandre était fâché de la position dans laquelle on avait placé son allié l'empereur François; il était fâché de la position dans laquelle on le plaçait lui-même, entre l'embarras de rendre et celui de garder. Il était toujours plus importuné des instances de ses jeunes amis, qui lui parlaient sans cesse de persévérance dans la conduite; il était inquiet des négociations entamées avec Napoléon par l'Angleterre, et, bien que celle-ci eût enfin rompu le silence qu'elle avait observé pendant la crise ministérielle, il se défiait de ses alliés, il était enclin à suivre l'exemple général, et à se rapprocher de la France. L'enlèvement des bouches du Cattaro devient l'occasion d'une négociation entre la Russie et la France. En conséquence, il saisit l'occasion même des bouches du Cattaro, qui semblait plutôt une occasion de guerre que de paix, pour entamer une négociation pacifique. Il avait sous la main l'ancien secrétaire de la légation russe à Paris, M. d'Oubril, qui s'y était conduit à la satisfaction des deux gouvernements, et qui avait de plus l'avantage de bien connaître la France. On le chargea de se transporter à Vienne, et là de demander des passe-ports pour Paris. Mission de M. d'Oubril à Paris. Le prétexte ostensible devait être de s'occuper des prisonniers russes, mais la mission réelle était de traiter l'affaire des bouches du Cattaro, et de la comprendre dans un règlement général de toutes les questions qui avaient divisé les deux empires. M. d'Oubril avait ordre de retarder le plus longtemps qu'il le pourrait la restitution des bouches du Cattaro, de les rendre toutefois s'il n'y avait pas moyen d'empêcher une reprise d'hostilités contre l'Autriche, et de ménager surtout le rétablissement d'une paix honorable entre la Russie et la France. On la trouverait honorable, lui disait-on, s'il y avait quelque chose d'obtenu, n'importe quoi, pour les deux protégés ordinaires du cabinet russe, les rois de Naples et de Piémont; car, du reste, les deux empires n'avaient rien à se contester l'un à l'autre, et ne se faisaient qu'une guerre d'influence. Avant de partir, M. d'Oubril s'entretint avec l'empereur Alexandre, et il devint manifeste pour lui que ce prince penchait visiblement vers la paix, beaucoup plus que le ministère russe, qui d'ailleurs était chancelant et presque démissionnaire. Il partit donc inclinant du côté où inclinait son maître. Il emportait de doubles pouvoirs, les uns limités, les autres complets, et embrassant toutes les questions qu'on pouvait avoir à résoudre. Il avait ordre de se concerter avec le négociateur anglais, relativement aux conditions de la paix, mais sans exiger une négociation collective, ce qui décidait par le fait les difficultés soulevées entre la France et l'Angleterre.

M. d'Oubril partit pour Vienne, et par sa présence rendit le calme à l'empereur François, qui craignait ou de revoir les Français chez lui, ou d'avoir à combattre les Russes. La seconde alternative l'effrayant beaucoup moins que la première, ce prince avait dirigé un corps autrichien vers les bouches du Cattaro, avec ordre de seconder au besoin les troupes françaises. M. d'Oubril le rassura en lui montrant ses pouvoirs, et fit demander des passe-ports par le comte de Rasomousky, afin d'arriver le plus tôt possible à Paris.

Napoléon voulut qu'on répondît sans retard, et favorablement, à la demande de M, d'Oubril, mais en même temps il eut soin de distinguer l'affaire des bouches du Cattaro de celle du rétablissement de la paix. L'affaire des bouches du Cattaro, suivant ce qui fut dit de sa part, ne pouvait être l'objet d'aucune négociation, puisqu'il s'agissait d'un engagement de l'Autriche resté sans exécution, et à l'égard duquel on n'avait rien à démêler avec la Russie. Quant au rétablissement de la paix, on était prêt à écouter avec la meilleure volonté les propositions de M. d'Oubril, car on souhaitait franchement terminer une guerre sans but comme sans intérêt pour les deux empires. Les passe-ports de M. d'Oubril furent sur-le-champ expédiés à Vienne.

Magnifique situation de Napoléon en 1806, maître de faire la paix avec toutes les puissances.

Napoléon voyait donc l'Autriche épuisée par trois guerres, cherchant à éviter toute nouvelle hostilité contre la France; la Russie dégoûtée d'une lutte trop légèrement entreprise, et décidée à ne pas la prolonger; l'Angleterre satisfaite de ses succès sur mer, ne croyant pas qu'il valût la peine de s'exposer de nouveau à quelque expédition formidable; la Prusse enfin, déconsidérée, n'ayant plus aucune valeur aux yeux de personne, et dans cet état, le monde entier désirant ou conserver ou obtenir la paix, à des conditions, il est vrai, qui n'étaient pas encore clairement définies, mais qui laisseraient, quelles qu'elles fussent, la France au rang de première puissance de l'univers.

Napoléon jouissait vivement de cette situation, et n'avait nullement envie de la compromettre, même pour remporter de nouvelles victoires. Mais il méditait de vastes projets, qu'il croyait pouvoir faire découler naturellement et immédiatement du traité de Presbourg. Ces projets lui semblaient si généralement prévus, qu'à la seule condition de les accomplir tout de suite, il espérait les faire comprendre dans la double paix qui se négociait avec la Russie et avec l'Angleterre. Alors son empire, tel qu'il l'avait conçu dans sa vaste pensée, se trouverait constitué définitivement, et accepté de l'Europe. Ces résultats obtenus, il regardait la paix comme l'achèvement et la ratification de son œuvre, comme le prix dû à ses travaux et à ceux de son peuple, comme l'accomplissement de ses vœux les plus chers. Il était homme, enfin, ainsi qu'il l'avait déjà fait dire à M. Fox, et il était loin d'être insensible aux charmes du repos. Avec la puissante mobilité de son âme, il était aussi disposé à goûter les douceurs de la paix et la gloire des arts utiles, qu'à se transporter de nouveau sur les champs de bataille, pour bivouaquer sur la neige, au milieu des rangs de ses soldats.

Retour de lord Yarmouth à Paris, porteur des conditions de l'Angleterre.

Lord Yarmouth était revenu de Londres avec une lettre particulière de M. Fox, attestant qu'il jouissait de toute la confiance de ce ministre, et qu'on pouvait lui parler sans réserve. Cette lettre ajoutait que lord Yarmouth recevrait des pouvoirs, dès qu'on aurait l'espérance fondée de s'entendre. M. de Talleyrand l'avait alors instruit des communications établies avec la Russie, et lui avait ainsi prouvé l'inutilité de réclamer une négociation collective, lorsque la Russie se prêtait elle-même à une négociation séparée. Quant à la prétention de l'Angleterre de n'être pas exclue des affaires du continent, M. de Talleyrand offrit à lord Yarmouth la reconnaissance officielle d'un droit égal, pour les deux puissances, d'intervention et de garantie dans les affaires continentales et maritimes[15]. Ainsi la question de la négociation séparée semblait n'en plus être une, et les conditions de la paix ne paraissaient plus elles-mêmes présenter de difficultés insolubles. L'Angleterre voulait conserver Malte et le Cap; elle laissait voir le désir de garder nos établissements de l'Inde, tels que Chandernagor et Pondichéry, les îles françaises de Tabago et de Sainte-Lucie, et surtout la colonie hollandaise de Surinam, située sur le continent américain. Entre ces diverses possessions il n'y avait de considérable que Surinam, car Pondichéry n'était qu'un vain débris de notre ancienne puissance dans l'Inde; Tabago, Sainte-Lucie n'avaient pas assez de valeur pour motiver un refus. Relativement à Surinam, l'Angleterre ne se montrait pas absolue. Quant à nos conquêtes continentales, bien autrement importantes que ses conquêtes maritimes, elle était prête à nous les concéder toutes, sans excepter Gênes, Venise, la Dalmatie et Naples. La Sicile seule paraissait faire difficulté. Lord Yarmouth, s'expliquant confidentiellement, disait qu'on était fatigué de protéger ces Bourbons de Naples, cet imbécile roi, cette folle reine; que néanmoins, si la Sicile leur restait de fait, puisque Joseph ne l'avait pas encore conquise, on serait obligé de la demander pour eux, mais que ce serait là une question qui dépendrait du résultat des opérations militaires actuellement entreprises. Dans le cas cependant où la Sicile leur serait enlevée, lord Yarmouth ajoutait qu'il faudrait leur trouver une indemnité quelque part. Il était sous-entendu, que, pour prix de ces diverses concessions, le Hanovre serait rendu à l'Angleterre. Mais, de part et d'autre, on réservait la chose, sans l'énoncer formellement.

La Sicile était donc la seule difficulté sérieuse, et encore la conquête immédiate de l'île, sauf un dédommagement, quelque insignifiant qu'il fût, pouvait tout arranger. Les passe-ports étaient envoyés à M. d'Oubril; on ne savait pas quelles prétentions il apportait, mais elles ne devaient pas être sensiblement différentes des prétentions anglaises.

Napoléon veut allonger la négociation, afin d'avoir le temps de mettre à exécution divers projets qu'il a conçus, et de les imposer à l'Europe à titre de faits accomplis.

Napoléon voyait clairement, qu'en ne précipitant pas les négociations, et en accélérant au contraire l'exécution de ses projets, il atteindrait son double but de constituer son empire comme il le voulait, et d'en faire confirmer l'établissement par la paix générale.

Dès l'origine, en préférant le titre d'empereur à celui de roi, il avait imaginé un vaste système d'empire, duquel relèveraient des royautés vassales, à l'imitation de l'empire germanique, empire si affaibli qu'il n'existait plus que de nom, et qu'il faisait naître la tentation de le remplacer en Europe. Vaste système de l'Empire français, composé de royautés vassales, de grands et petits duchés, etc. Les dernières victoires de Napoléon avaient exalté son imagination, et il ne rêvait rien moins que de relever l'empire d'Occident, d'en placer la couronne sur sa tête, et de le rétablir ainsi au profit de la France. Les nouvelles royautés vassales étaient toutes trouvées, et elles devaient être distribuées entre les membres de la famille Bonaparte. Royaume d'Italie. Eugène de Beauharnais, adopté comme fils, devenu époux d'une princesse de Bavière, était déjà vice-roi d'Italie, et cette vice-royauté comprenait la moitié la plus importante de la Péninsule italique, puisqu'elle s'étendait de la Toscane aux Alpes Juliennes. Royaume de Naples. Joseph, frère aîné de Napoléon, était roi désigné de Naples. Il ne restait qu'à lui procurer la Sicile pour qu'il possédât l'un des plus beaux royaumes de second ordre. Royaume de Hollande. La Hollande, qui se gouvernait assez difficilement en république, était sous la dépendance absolue de Napoléon, et il croyait pouvoir la rattacher à son système, en la constituant en royaume sur la tête de son frère Louis. Cela faisait trois royautés, celles d'Italie, de Naples, de Hollande, à placer sous la suzeraineté de son empire. Quelquefois, lorsqu'il étendait davantage encore le rêve de sa grandeur, il songeait à l'Espagne et au Portugal, qui lui donnaient tous les jours des signes, l'Espagne, d'une hostilité cachée, le Portugal, d'une hostilité patente. Mais ceci était placé loin encore dans le vaste horizon de sa pensée. Il fallait que l'Europe l'obligeât à quelque nouveau coup d'éclat, comme Austerlitz, pour se permettre l'expulsion complète de la maison de Bourbon. Il est certain cependant que cette expulsion commençait à devenir chez lui une idée systématique. Depuis qu'il avait été amené à proclamer la déchéance des Bourbons de Naples; il considérait la famille Bonaparte comme destinée à remplacer la maison de Bourbon sur tous les trônes du midi de l'Europe.

Dans cette vaste hiérarchie d'États vassaux dépendant de l'Empire français, il voulait un second et un troisième rang, composés de grands et petits duchés, sur le modèle des fiefs de l'empire germanique. Duché de Lucques. Il avait déjà constitué au profit de sa sœur aînée le duché de Lucques, qu'il se proposait d'agrandir en y ajoutant la principauté de Massa, détachée du royaume d'Italie. Duché de Guastalla. Il projetait d'en créer un autre, celui de Guastalla, en le détachant aussi du royaume d'Italie. Ces deux démembrements étaient fort insignifiants, en comparaison de la magnifique adjonction des États vénitiens. Principauté de Neufchâtel. Napoléon venait d'obtenir de la Prusse Neufchâtel, Anspach et les restes du duché de Clèves. Duché de Berg. Il avait donné Anspach à la Bavière pour se procurer le duché de Berg, joli pays, placé à la droite du Rhin, au-dessous de Cologne, et comprenant l'importante place de Wesel.—Strasbourg, Mayence, Wesel, disait Napoléon, sont les trois brides du Rhin.—

Duché de Parme et Plaisance.

Il avait encore, dans la haute Italie, Parme et Plaisance; dans le royaume de Naples, Ponte-Corvo et Bénévent, fiefs restés litigieux entre Naples et le Pape, qui en ce moment lui donnait les plus graves sujets de mécontentement. Principautés de Bénévent et de Ponte-Corvo. Pie VII n'avait pas emporté de Paris les satisfactions auxquelles il s'était attendu. Flatté des soins de Napoléon, il avait été déçu dans ses espérances d'un dédommagement territorial. De plus l'invasion de toute l'Italie par les Français, maintenant qu'ils s'étendaient des Alpes Juliennes jusqu au détroit de Messine, lui avait paru compléter la dépendance des États romains. Il en était au désespoir, et le montrait de toutes les manières. Il ne voulait pas organiser l'Église d'Allemagne, qui restait sans prélats, sans chapitres, depuis les sécularisations. Il n'admettait aucun des arrangements religieux adoptés pour l'Italie. À l'occasion du mariage que Jérôme Bonaparte avait contracté aux États-Unis avec une protestante, et que Napoléon voulait faire casser, le Pape opposait une résistance peu sincère, mais opiniâtre, usant ainsi, à défaut d'armes temporelles, de ses armes spirituelles. Napoléon lui avait fait dire qu'il se tenait pour maître de l'Italie, Rome comprise, et qu'il n'y souffrirait pas un ennemi caché; qu'il suivrait l'exemple de ces princes qui, en restant fidèles à l'Église, avaient su la dominer; qu'il était pour l'Église romaine un vrai Charlemagne, car il l'avait rétablie, et qu'il prétendait être traité comme tel. En attendant, il exprimait son déplaisir en prenant Ponte-Corvo et Bénévent. C'était le déplorable commencement d'une mésintelligence funeste, à laquelle Napoléon croyait alors pouvoir assigner les bornes qu'il lui plairait de poser, dans l'intérêt de la religion et de l'Empire.

Autres petits duchés créés dans les États vénitiens et le royaume de Naples.

Ainsi, outre plusieurs trônes à distribuer, il avait Lucques, Guastalla, Bénévent, Ponte-Corvo, Plaisance, Parme, Neufchâtel, Berg, à partager entre ses sœurs et ses plus fidèles serviteurs, à titre de principautés ou de duchés. En donnant des royaumes comme Naples à Joseph, des accroissements comme les États vénitiens à Eugène, il songeait à y créer encore une vingtaine de moindres duchés, destinés tant à ses généraux qu'à ses meilleurs serviteurs de l'ordre civil, pour former un troisième rang dans sa hiérarchie impériale, et pour récompenser d'une manière éclatante ces hommes auxquels il devait le trône, et auxquels la France devait sa grandeur.

Depuis qu'en plaçant la couronne impériale sur sa tête, il s'était adjugé à lui-même le prix des exploits merveilleux accomplis par la génération présente, il avait déchaîné les désirs des compagnons de sa gloire, et ils aspiraient aussi à obtenir le prix de leurs travaux. Malheureusement ils n'imitaient plus la sobriété des généraux de la république, et souvent ils prenaient ce qu'on ne se hâtait pas de leur donner. On venait de commettre en Italie, et notamment dans les États vénitiens, des exactions fâcheuses, que Napoléon s'était attaché à réprimer avec la dernière rigueur. Il avait, avec une vigilance incroyable, recherché, découvert le secret de ces exactions, appelé devant lui ceux qui se les étaient permises, arraché d'eux la révélation des valeurs détournées, et exigé la restitution immédiate de ces valeurs, en commençant par le général en chef, qui avait été obligé de verser une somme considérable dans la caisse de l'armée.

Mais il ne voulait pas imposer une intégrité rigoureuse à ses généraux, sans récompenser leur héroïsme.—Dites-leur, avait-il écrit à Eugène et à Joseph, auprès desquels étaient alors employés plusieurs des officiers dont il venait de redresser la conduite, dites-leur que je leur donnerai à tous beaucoup plus qu'ils ne pourraient jamais prendre eux-mêmes; que ce qu'ils prendraient les couvrirait de honte, que ce que je leur donnerai leur fera honneur, et sera le témoignage immortel de leur gloire; qu'en se payant de leurs mains ils vexeraient mes peuples, rendraient la France l'objet des malédictions des vaincus, et que ce que je leur donnerai au contraire, accumulé par ma prévoyance, ne sera une spoliation pour personne. Qu'ils attendent, avait-il ajouté, et ils seront riches, honorés, sans avoir à rougir d'aucune concussion.—

Des idées profondes se mêlaient, comme on le voit, à ses conceptions en apparence les plus vaines. Il était donc résolu à satisfaire chez les généraux le désir des jouissances, mais à le diriger vers de nobles récompenses légitimement acquises. Sous le Consulat, quand tout avait encore la forme républicaine, il avait imaginé la Légion d'honneur. Maintenant que tout prenait autour de lui la forme monarchique, et qu'il grandissait à vue d'œil, il voulait que chacun grandît avec lui. Il méditait de créer des rois, des grands-ducs, des ducs, des comtes, etc... M. de Talleyrand, prôneur assidu des créations de ce genre, avait, pendant la dernière campagne, travaillé beaucoup lui-même à l'œuvre de Napoléon, et l'avait entretenu de ce sujet autant que de l'arrangement de l'Europe, qu'il était chargé de négocier à Presbourg. Ils avaient à eux deux conçu un vaste système de vassalité, comprenant des ducs, des grands-ducs, des rois, sous la suzeraineté de l'Empereur, et ayant non pas de vains titres, mais de véritables principautés, soit en domaines territoriaux, soit en riches revenus.

Les nouveaux rois devaient, pour plus de conformité avec l'empire germanique, conserver, sur les trônes qu'ils allaient occuper, leur qualité de grands dignitaires de l'Empire français. Joseph devait rester grand électeur, Louis connétable, Eugène archichancelier d'État, Murat grand amiral, quand ils deviendraient rois ou grands-ducs. Des dignitaires supplémentaires, tels qu'un vice-connétable, un vice-grand électeur, etc., pris parmi les principaux personnages de l'État, rempliraient leurs fonctions quand ils seraient absents, et multiplieraient ainsi les charges à distribuer. Les rois, restés dignitaires de l'Empire français, devaient résider souvent en France, y avoir un établissement royal au Louvre, approprié à leur usage. Ils devaient former le conseil de la famille impériale, y remplir certaines fonctions spéciales pendant les minorités, et même élire l'Empereur, dans le cas où la ligne masculine viendrait à s'éteindre, ce qui arrive quelquefois chez les familles régnantes.

L'assimilation avec l'empire germanique était complète, et cet empire tombant de toutes parts en ruine, exposé même à disparaître par un simple effet de la volonté de Napoléon, l'Empire français se trouvait tout prêt à le remplacer en Europe. Projet secret de rétablir l'empire d'Occident. L'empire des Francs pouvait redevenir ce qu'il avait été sous Charlemagne, l'empire d'Occident, et en prendre même le titre. C'était là le dernier vœu de cette ambition immense, le seul qu'elle n'ait pas réalisé, et celui pour lequel elle a tourmenté le monde, pour lequel elle a péri peut-être. M. de Talleyrand, qui, tout en conseillant la paix, flattait quelquefois les passions qui amenaient la guerre, présentait souvent cette idée à Napoléon, sachant l'émotion profonde qu'elle produisait dans son âme. Chaque fois qu'il lui en parlait, il voyait briller dans ses yeux, étincelants de génie, tous les feux de l'ambition. Saisi cependant d'une sorte de pudeur, comme à la veille du jour où il prit le pouvoir suprême, Napoléon n'osait pas avouer toute l'étendue de ses désirs. L'archichancelier Cambacérès, avec lequel il s'ouvrait davantage, parce qu'il était plus assuré d'une discrétion absolue, avait eu la demi-confidence de ses vœux secrets, et s'était gardé de les encourager, parce que chez lui le dévouement ne faisait jamais taire la prudence. Mais il était évident qu'au faîte des grandeurs humaines, arrivé à ce point qu'Alexandre, César, Charlemagne, n'ont pas dépassé, l'âme inquiète et insatiable de Napoléon souhaitait encore quelque chose, et que c'était ce titre d'empereur d'Occident, qui depuis mille ans n'avait plus été porté dans le monde.

Il existe entre les peuples du Midi et de l'Occident, chez les Français, les Italiens, les Espagnols, tous enfants de la civilisation romaine, une certaine conformité de génie, de mœurs, d'intérêts, quelquefois de territoire, qu'on ne retrouve plus au delà de la Manche, du Rhin et du cercle des Alpes, chez les Anglais et les Allemands. Cette conformité est l'indication d'une alliance naturelle, que la maison de Bourbon, en réunissant sous son sceptre royal Paris, Madrid, Naples, et quelquefois Milan, Parme, Florence, avait en partie réalisée. Si c'était là ce que voulait Napoléon; si, maître de la France, de celle qui ne finit qu'aux bouches de la Meuse et du Rhin, et au sommet des Alpes, si, maître de l'Italie entière, pouvant le devenir bientôt de l'Espagne, il ne voulait que reconstituer cette alliance des peuples d'origine latine, en lui donnant la forme symbolique, et sublime par les souvenirs, de l'empire d'Occident, la nature des choses, quoique forcée, n'était pas outragée cependant. La famille Bonaparte remplaçait la maison de Bourbon, pour régner d'une manière plus complète sur l'étendue des pays que cette antique maison avait aspiré à dominer, pour les rattacher par un simple lien de suzeraineté au chef de la famille, lien qui laissait à chacune des nations méridionales son indépendance, en rendant plus fort l'utile faisceau de leur alliance. Avec le génie de Napoléon, en transportant dans la politique la prudence qu'il déployait à la guerre, avec un très-long règne, cette conception n'était peut-être pas impossible à réaliser. Mais cette nature des choses qui se venge toujours cruellement de ceux qui la méconnaissent, était follement violentée, lorsque, dans son ambition, Napoléon cessait de respecter la limite du Rhin, lorsqu'il voulait réunir des Germains à des Gaulois, soumettre des peuples du Nord à des peuples du Midi, placer des princes français en Allemagne, malgré d'invincibles antipathies de mœurs, et il faisait apparaître alors à tous les yeux le fantôme de cette monarchie universelle, que l'Europe redoute et déteste, qu'elle a combattue, qu'elle fera bien de combattre sans cesse, mais qu'un jour peut-être elle subira de la main des peuples du Nord, après avoir refusé de la subir de la main des peuples d'Occident.

Un enchaînement de faits imprévus, même pour la vaste et prévoyante ambition de Napoléon, amenait en ce moment la dissolution de l'empire germanique, et allait rendre vacant ce noble titre d'empereur d'Allemagne, qui avait remplacé sur la tête des successeurs de Charlemagne le titre d'empereur d'Occident. C'était un nouvel et fatal encouragement pour les projets que Napoléon nourrissait dans son esprit, sans oser les produire encore.

En songeant, dans ses derniers traités avec l'Autriche, à récompenser ses trois alliés de l'Allemagne méridionale, les princes de Bavière, de Wurtemberg et de Baden, et à terminer tout sujet de collision entre eux et le chef de l'empire, par la solution de certaines questions restées indécises en 1803, Napoléon avait prononcé, sans qu'il s'en doutât, la dissolution prochaine du vieil empire germanique. Instrument providentiel, quelquefois involontaire, presque toujours méconnu, de cette révolution française, qui devait changer la face du monde, il avait préparé à son insu l'une des plus grandes réformes européennes.

On se souvient comment, en 1803, la France avait été appelée à se mêler du gouvernement intérieur de l'Allemagne; comment les princes qui avaient perdu tout ou partie de leurs États par la cession de la rive gauche du Rhin, avaient résolu de se dédommager de leurs pertes en sécularisant les principautés ecclésiastiques. Ne pouvant se mettre d'accord sur le partage de ces principautés, ils avaient appelé Napoléon à leur secours, pour apporter dans ce partage l'équité et la volonté sans lesquelles il était impossible. La Prusse et l'Autriche avaient reçu de sa propre main les biens de l'Église, avec un seul déplaisir, celui de n'en pas obtenir davantage. La suppression des principautés ecclésiastiques avait entraîné la modification des trois colléges composant la Diète. On s'était entendu sur le collége des électeurs, mais point sur celui des princes, dans lequel l'Autriche prétendait avoir un plus grand nombre de voix catholiques que celui qui lui avait été accordé. On s'était entendu sur le collége des villes, en réduisant leur nombre à six, et en détruisant presque tout à fait leur influence. On n'avait rien statué sur une nouvelle organisation des cercles, chargés de maintenir le respect des lois dans chaque grande province allemande; sur une nouvelle organisation religieuse, devenue nécessaire depuis la suppression d'une foule de siéges, et indéfiniment retardée par la mauvaise volonté du Pape. Enfin, on n'avait pas résolu la grave question de la noblesse immédiate, parce qu'elle intéressait toute l'aristocratie allemande, et surtout l'Autriche, qui avait dans les membres de cette noblesse des vassaux dépendants de l'empire, indépendants des princes territoriaux, et lui rendant une quantité de services dont le recrutement, autorisé dans leurs terres, n'était pas le moindre.

L'anarchie introduite de nouveau en Allemagne depuis le traité de Presbourg.

Les puissances médiatrices, la France et la Russie, fatiguées de cette longue médiation, attirées ailleurs par d'autres événements, avaient à peine retiré leur main, laissant l'Allemagne à moitié réformée, que l'anarchie avait envahi cette malheureuse contrée. L'Autriche, sous le prétexte d'un prétendu droit d'épave, avait usurpé les dépendances des biens ecclésiastiques donnés en indemnité, et avait privé les princes indemnisés d'une notable partie de ce qui leur était dû. Ces princes de leur côté avaient voulu s'emparer des biens de la noblesse immédiate, et avaient profité pour cela des incertitudes du dernier recès.

La guerre de 1805 ayant ramené Napoléon au delà du Rhin, il avait profité de l'occasion pour résoudre au profit des princes ses alliés les questions restées indécises, et il avait ainsi créé dans les pays de Bade, de Wurtemberg et de Bavière, une sorte de dissonance avec le reste de l'Allemagne. Mais l'avidité de ces mêmes alliés avait fait naître des difficultés qui touchaient à l'Allemagne tout entière. Le roi de Wurtemberg, ne gardant aucune mesure, avait usurpé les terres de la noblesse immédiate, tant celles qui avaient cette qualité que celles qui ne l'avaient pas. Il s'était arrogé plus que les droits du souverain territorial, et il avait saisi beaucoup de châteaux de la noblesse, comme s'il en eût été le véritable propriétaire. Tous ces droits d'origine féodale que l'Autriche avait voulu exercer en Souabe, et dont la portée était dangereusement arbitraire, il s'en était déclaré le nouveau titulaire, en vertu de la possession de certains chefs-lieux féodaux que le partage de la Souabe autrichienne lui avait procurés, et il commençait à s'en servir avec plus de rigueur que la chancellerie autrichienne elle-même. Les maisons de Baden et de Bavière, molestées par lui, et autorisées par son exemple, commettaient les mêmes excès dans leur circonscription. Le mépris du droit avait été poussé jusqu'à pénétrer dans les principautés souveraines enclavées dans les territoires de ces trois princes, sous prétexte d'y rechercher les domaines de la noblesse immédiate, qui ne pouvaient dans aucun cas leur appartenir, car si ces domaines appartenaient à d'autres qu'aux nobles immédiats eux-mêmes, c'était tout au plus au prince souverain duquel ils relevaient immédiatement.

Napoléon avait chargé M. Otto, son ministre à Munich, comme arbitre, et Berthier comme chef de la force exécutive, de régler, entre Baden, Wurtemberg et Bavière, toutes les contestations naissant du partage des territoires autrichiens de la Souabe. Les difficultés se compliquant, Napoléon leur avait adjoint le général Clarke pour les aider à débrouiller ce chaos. Désorganisation de la Diète, et abolition par le fait de tout gouvernement fédéral en Allemagne. Les uns et les autres désespéraient d'en venir à bout. Les princes violentés s'étaient d'abord présentés à Ratisbonne, mais les ministres à la Diète, n'ayant ni courage ni autorité depuis que l'Autriche ne leur en donnait plus, s'avouaient impuissants en présence du désordre croissant de toutes parts. L'Autriche elle-même les avait presque réduits à cette impuissance, dont ils se plaignaient, en refusant l'année précédente d'autoriser toute délibération sérieuse, tant qu'on ne reconstituerait pas à son gré le collége des princes, et qu'on n y ajouterait pas le nombre des voix catholiques qu'elle réclamait. Et maintenant, définitivement vaincue, préoccupée uniquement de son salut, elle achevait d'anéantir la Diète, en lui laissant voir qu'il n'y avait plus à compter sur elle pour aucun acte efficace. La Diète était donc un corps détruit, recevant tout au plus les communications qu'on lui faisait, en accusant à peine réception, mais ne délibérant sur aucun sujet.

À cette vue, les petits princes souverains, les nobles immédiats exposés à toutes sortes d'usurpations, les villes libres réduites de six à cinq par le don d'Augsbourg à la Bavière, les princes ecclésiastiques sécularisés dont les pensions n'étaient plus payées, étaient accourus à Munich pour invoquer auprès de MM. Otto, Berthier et Clarke, la protection de la France. Ceux-ci, révoltés du spectacle d'oppression dont ils étaient témoins, avaient d'abord formé une espèce de congrès pour concilier tous les intérêts, et empêcher qu'à l'ombre de la protection de la France on ne commît des actes iniques. M. Otto avait conçu un projet d'arrangement que la France devait soumettre aux principaux oppresseurs, les souverains de Bavière, de Baden et de Wurtemberg. Mais il avait bientôt reconnu qu'il ne faisait pas moins qu'un nouveau plan de constitution germanique, et, de plus, les agents du roi de Wurtemberg, quand il leur avait présenté ce plan, s'étaient vivement récriés, et avaient déclaré que jamais leur maître ne consentirait aux concessions proposées. On eût dit que ce prince, dont on venait de faire un roi, d'augmenter les États, de doubler les prérogatives souveraines, était spolié par la France, parce qu'elle lui demandait quelque respect des propriétés, et quelques égards de voisinage en faveur de ses voisins les plus faibles. N'y sachant plus que faire, M. Otto avait tout envoyé à Paris, et les réclamations, et les réclamants, et les projets d'arrangement qu'il avait imaginés dans une intention de justice. Ce renvoi avait eu lieu à la fin de mars.

Les princes allemands opprimés ont de nouveau recours à la France.

Depuis cette époque, opprimés et oppresseurs étaient au pied du trône de Napoléon. Il devenait évident que le sceptre de Charlemagne avait passé des Germains aux Francs.

C'est ce qu'avait dit, écrit, sous toutes les formes, le prince archichancelier, dernier électeur ecclésiastique conservé par Napoléon, et transporté, comme on s'en souvient, de Mayence à Ratisbonne. Ce prince, dont nous avons tracé ailleurs le caractère aimable et mobile, les penchants somptueux, cherchant la force où elle était, ne cessait de supplier Napoléon de prendre en main le sceptre de la Germanie; et si quelqu'un avait fait retentir aux oreilles de Napoléon le dangereux nom de Charlemagne, c'était certainement lui.—Vous êtes Charlemagne, lui disait-il, soyez donc le maître, le régulateur, le sauveur de l'Allemagne.—Si ce nom, qui n'était pas celui qui plaisait davantage à l'orgueil de Napoléon, car il avait dans Alexandre et César des émules plus dignes de son génie, mais qui plaisait particulièrement à son ambition, parce qu'il établissait plus de rapports avec ses projets sur l'Europe; si ce nom se trouvait toujours mêlé au sien, c'était moins par son fait que par le fait de tous ceux qui recouraient à son pouvoir protecteur. Quand l'Église voulait quelque chose de lui, elle lui disait: Vous êtes Charlemagne, donnez-nous ce qu'il nous a donné.—Quand les princes allemands de tous les États étaient opprimés, ils lui disaient: Vous êtes Charlemagne, protégez-nous comme il l'aurait fait.—

On lui eût donc inspiré les idées que son ambition aurait tardé à concevoir, si elle avait été lente dans ses désirs. Mais les besoins des peuples et son ambition marchaient alors ensemble.

À toutes les époques, les princes de l'Allemagne, outre la Confédération germanique, autorité légale et reconnue par eux, avaient formé des ligues particulières, pour défendre tels droits ou tels intérêts, qui étaient communs à certains d'entre eux. Tout ce qui restait de ces ligues s'adressait à Napoléon, en le priant d'intervenir à leur profit, tant comme auteur et garant de l'acte de médiation de 1803, que comme signataire et exécuteur du traité de Presbourg. Les uns lui proposaient de former de nouvelles ligues sous sa protection, les autres de former une nouvelle confédération germanique sous son sceptre impérial. Les princes dont les possessions étaient envahies, les nobles immédiats dont les terres étaient saisies, les villes libres menacées de suppression, proposaient des plans différents, mais étaient prêts, moyennant protection, à se réunir au plan qui prévaudrait.

Plan d'une nouvelle confédération germanique, imaginée par l'électeur de Ratisbonne, prince archichancelier de l'empire.

Le prince archichancelier, qui craignait que son électorat ecclésiastique, le dernier échappé au naufrage ne succombât dans cette autre tempête, imagina un plan pour le sauver, ce fut de former une nouvelle confédération germanique, appelée à délibérer sous sa présidence, et à comprendre tous les États allemands, excepté la Prusse et l'Autriche. Afin d'intéresser Napoléon à cette création, il inventa deux moyens. Le premier consistait à créer un électorat attaché au duché de Berg, qu'on savait destiné à Murat, et le second à désigner sur-le-champ un coadjuteur pour l'archevêché de Ratisbonne, et à le choisir dans la famille impériale. Ce coadjuteur étant archevêque désigné de Ratisbonne, archichancelier futur de la confédération, devait placer la nouvelle diète sous la main de Napoléon. Le membre de la famille Bonaparte destiné à ce rôle de coadjuteur était tout indiqué par sa profession ecclésiastique, c'était le cardinal Fesch, archevêque de Lyon, ambassadeur à Rome[16].

Sans consulter personne, le prince archichancelier, archevêque de Ratisbonne, choisit le cardinal Fesch pour son coadjuteur.

Sans attendre qu'un tel plan fût proposé, discuté et accueilli, l'archichancelier, pressé de s'assurer la conservation de son siége, par une adoption qui en rendît la destruction impossible, à moins que Napoléon ne voulût porter atteinte aux intérêts de sa famille, ce qu'elle ne supportait pas aisément, et ce qu'il n'aimait pas à faire, l'archichancelier, sans consulter personne, au grand étonnement de ses co-États, choisit le cardinal Fesch pour coadjuteur de l'archevêché de Ratisbonne, et écrivit à Napoléon une lettre officielle afin de lui annoncer ce choix.

Napoléon n'avait aucune raison d'aimer le cardinal Fesch, esprit vain et opiniâtre, qui n'était pas le moins tracassier de tous ses parents, et il se souciait médiocrement de le placer à la tête de l'empire germanique. Toutefois il souffrit, sans s'expliquer, cette étrange désignation. Elle était un symptôme frappant de cette disposition des princes allemands opprimés, à remettre en ses mains le nouveau sceptre impérial.

Napoléon forme le projet d'une confédération du Rhin.

Napoléon ne voulait pas enlever directement ce sceptre au chef de la maison d'Autriche. C'était une entreprise qui lui semblait trop grande pour le moment, bien qu'il y en eût peu qui l'effrayassent depuis Austerlitz. Mais il était éclairé sur ce qu'il pouvait oser actuellement en Allemagne, et fixé sur ce qu'il convenait de faire. Pour le présent il voulait disloquer, affaiblir l'empire germanique, de manière que l'Empire français brillât seul en Occident. Ensuite il voulait réunir les princes de l'Allemagne méridionale, situés aux bords du Rhin, en Franconie, en Souabe, en Bavière, et les former en confédération sous son protectorat avoué. Cette confédération déclarerait ses liens dissous avec l'empire germanique. Quant aux autres princes de l'Allemagne, ou ils resteraient dans l'ancienne Confédération, sous l'autorité de l'Autriche, ou, ce qui était plus probable, ils en sortiraient, et se grouperaient à leur gré, les uns autour de la Prusse, les autres autour de l'Autriche. Alors l'empire français, ayant sous sa suzeraineté formelle l'Italie, Naples, la Hollande, peut-être un jour la Péninsule espagnole, sous son protectorat le midi de l'Allemagne, comprendrait à peu près les États qui avaient appartenu à Charlemagne, et tiendrait la place de l'empire d'Occident. Lui donner ce titre n'était plus qu'une affaire de mots, grave pourtant, à cause des jalousies de l'Europe, mais réalisable un jour de victoire ou de négociation heureuse.

Pour accomplir un tel projet, on avait peu à faire, car la Bavière, le Wurtemberg, Baden traitaient alors à Paris, afin d'arriver à une régularisation quelconque de leur situation, agrandie mais incertaine. Tous les autres princes demandaient à être compris, n'importe sous quel titre, n'importe sous quelle condition, dans le nouveau système fédératif, qu'on prévoyait et qu'on désirait comme inévitable. Y être nommé, c'était vivre; y être omis, c'était périr. Il n'était donc pas nécessaire de négocier avec d'autres qu'avec les princes de Baden, de Wurtemberg, de Bavière, et encore eut-on soin de ne les consulter que dans une certaine mesure, et en excluant tous autres qu'eux de la négociation. On se proposait de présenter le traité tout rédigé à ceux des princes qu'on voudrait conserver, et de les admettre à le signer purement et simplement. La nouvelle confédération devait porter le titre de Confédération du Rhin, et Napoléon celui de Protecteur.

M. de Talleyrand fut chargé, avec un premier commis fort habile, M. de Labesnardière, de rédiger le projet de la nouvelle confédération, et de le soumettre ensuite à l'Empereur[17].

Tel fut, comme on le voit, l'enchaînement de faits qui, deux fois, amena la France à se mêler des affaires d'Allemagne. La première fois, le partage inévitable des biens ecclésiastiques menaçant l'Allemagne d'un bouleversement, on vint demander à Napoléon d'accomplir lui-même ce partage, et d'y ajouter les changements qui devaient en découler dans la constitution germanique. La seconde fois, Napoléon, appelé des bords de l'Océan aux bords du Danube par l'irruption des Autrichiens en Bavière, obligé de se créer des alliés dans le midi de l'Allemagne, de les récompenser, de les agrandir, de les contenir en même temps quand ils voulaient abuser de son alliance, fut encore obligé d'intervenir pour régler la situation des princes allemands qui, géographiquement, intéressaient la France.

S'il eut dans tout ce qu'il fit en cette occasion une vue personnelle, ce fut de rendre vacant un titre auguste par la dissolution de l'empire germanique, et de ne plus laisser exister aux yeux des peuples que l'Empire français. Néanmoins les causes essentielles de son intervention ne furent pas autres que les violences des forts, les cris des faibles, et le double désir, très-avouable, de réprimer des injustices commises sous son nom, et de réformer l'Allemagne d'une manière conforme aux lumières de son bon sens, puisqu'enfin il ne pouvait pas se dispenser d'y toucher.

Ce n'en fut pas moins une faute grave de la part de Napoléon, que cette intervention dans les affaires allemandes poussée au delà de certaines bornes. Vouloir exercer une influence prédominante au midi de l'Europe, sur l'Italie, même sur l'Espagne, était dans le sens de la politique française de tous les temps, et, quelque vaste que fût cette ambition, d'éclatantes victoires en pouvaient justifier la grandeur. Mais vouloir étendre sa puissance au nord de l'Europe, c'est-à-dire en Allemagne, c'était pousser au dernier terme le désespoir secret de l'Autriche; c'était donner à la Prusse un genre de jalousies que la France ne lui avait pas encore inspirées. C'était prendre pour son compte les difficultés qui naissaient des divisions de tous ces petits princes entre eux, passer pour appui et complice des oppresseurs, quand on était défenseur des opprimés, mettre contre soi ceux qui n'étaient pas favorisés, sans mettre pour soi ceux qui l'étaient, car ceux-ci s'exprimaient déjà de manière à faire prévoir qu'après s'être enrichis par nous, ils seraient capables de se tourner contre nous, afin d'acheter la conservation de ce qu'ils avaient acquis. Et quant à l'assistance qu'on croyait trouver dans leurs troupes, c'était une déception dangereuse, car on serait induit à considérer comme auxiliaires des soldats tout prêts, dans l'occasion, à devenir des traîtres. Ce qui était une faute plus grande encore, c'était de changer les vieilles combinaisons de l'Allemagne, qui faisaient de la Prusse un éternel jaloux de l'Autriche, par conséquent un allié de la France, et de tous les princes d'Allemagne des rivaux envieux les uns des autres, dès lors des clients de notre politique, auprès de laquelle ils cherchaient un appui. Que la France ajoutât quelque chose à l'influence de la Prusse, et retranchât quelque chose à celle de l'Autriche, c'était assez faire en un siècle, c'était même tout ce qu'il fallait à l'Allemagne. Au delà il n'y avait que des bouleversements de la politique européenne, funestes plutôt qu'utiles. Si ces changements étaient poussés jusqu'à rendre la Prusse toute-puissante, c'était uniquement déplacer le danger, transporter à Berlin l'ennemi que nous avions toujours eu à Vienne: s'ils l'étaient jusqu'à détruire la Prusse et l'Autriche, c'était soulever l'Allemagne entière; et quant aux petits États, tout ce qui allait au delà d'une juste protection pour certains princes de second ordre, comme la Bavière, Baden, le Wurtemberg, ordinairement alliés de la France, tout ce qui allait au delà d'un prix raisonnable donné après la guerre à leur alliance, était une intervention dangereuse dans les affaires d'autrui, une gratuite acceptation de difficultés qui n'étaient pas les nôtres, et, sous une violation apparente de l'indépendance étrangère, une insigne duperie. Il ne restait qu'une faute plus grande à commettre, c'était de fonder des royaumes français en Allemagne. Napoléon n'en était pas encore arrivé à ce degré de puissance et d'erreur. La vieille constitution germanique modifiée par le recès de 1803, avec quelques solutions de plus, négligées lors de ce recès, avec les anciennes influences modifiées seulement dans leur proportion, voilà ce qui convenait à la France, à l'Europe et à l'Allemagne. Nous avons entrepris davantage, pour le bien de l'Allemagne encore plus que pour le nôtre; elle nous en a gardé une profonde rancune, et elle a attendu le moment de notre retraite pour tirer par derrière sur nos soldats accablés par le nombre. Tel est le prix des fautes!

Napoléon, laissant MM. de Talleyrand et de Labesnardière régler en secret les détails du nouveau plan de confédération germanique, avec les ministres de Baden, de Wurtemberg et de Bavière, avait commencé par procéder à l'exécution de son plan général, surtout relativement à l'Italie et à la Hollande, afin que les négociateurs anglais et russes, traitant chacun de leur côté, trouvassent des résolutions consommées et irrévocables à l'égard des nouvelles royautés qu'il voulait créer.

Rapports personnels de Napoléon avec sa famille.

La couronne de Naples avait été destinée à Joseph, celle de Hollande à Louis. L'institution de ces royautés était tout à la fois pour Napoléon un calcul politique et une satisfaction de cœur. Il n'était pas seulement grand, il était bon, et sensible aux affections du sang, quelquefois jusqu'à la faiblesse. Il ne recueillait pas toujours le prix de ses excellents sentiments, car il n'est rien de plus exigeant qu'une famille parvenue. Il n'y avait pas un seul de ses parents qui, tout en reconnaissant que c'était le vainqueur de Rivoli, des Pyramides et d'Austerlitz qui avait fondé la grandeur des Bonaparte, ne crût cependant y être pour quelque chose, et ne se regardât comme traité d'une manière injuste, dure, ou disproportionnée avec ses mérites. Sa mère, répétant sans cesse qu'elle lui avait donné le jour, se plaignait de n'être pas entourée d'assez d'hommages et de respects; et c'était pourtant des femmes de cette famille la plus modeste, la moins enivrée. Lucien Bonaparte avait mis, disait-il, la couronne sur la tête de son frère, car seul il n'avait pas été ébranlé au 18 brumaire, et pour prix de ce service il vivait dans l'exil. Joseph, le plus doux de tous, le plus sensé, disait à son tour qu'il était l'aîné, et qu'on manquait envers lui de la déférence due à ce titre. Il n'était pas sans une certaine disposition à croire que les traités de Lunéville, d'Amiens, du Concordat, que Napoléon l'avait complaisamment chargé de signer, au détriment de M. de Talleyrand, étaient l'ouvrage de son habileté personnelle, autant que des hauts faits de son frère. Louis, malade, défiant, rempli d'orgueil, affectant la vertu, et ayant de l'honnêteté, se prétendait sacrifié à un office infâme, celui de couvrir, en l'épousant, les faiblesses d'Hortense de Beauharnais pour Napoléon, calomnie odieuse, inventée par les émigrés, colportée en mille pamphlets, et dont Louis avait le tort de se montrer préoccupé, au point de faire supposer que lui-même y ajoutait foi. Chacun d'eux se croyait donc victime en quelque chose, et mal payé de la part qu'il avait prise à la grandeur de son frère. Les sœurs de Napoléon, n'osant avoir de telles prétentions, s'agitaient autour de lui, et troublaient de leurs rivalités, quelquefois de leur mécontentement, son âme en proie à tant d'autres soucis. Caroline sollicitait sans cesse pour Murat, lequel, tout léger qu'il était, payait du moins les bienfaits de son beau-frère d'un dévouement qui ne permettait pas d'augurer alors sa conduite postérieure, bien, il est vrai, qu'on doive tout attendre de la légèreté. Élisa, l'aînée, transportée à Lucques, où elle recherchait la gloire personnelle de bien conduire un petit État, et qui, en effet, le conduisait parfaitement, désirait l'augmentation de son duché.

Dans toute cette parenté, Jérôme, comme le plus jeune, Pauline, comme la plus dissipée, étaient exempts de ces exigences, de ces rancunes, de ces jalousies, qui troublaient l'intérieur de la famille impériale. Jérôme, dont la jeunesse peu régulière avait provoqué souvent la sévérité de Napoléon, voyait en lui un père plutôt qu'un frère, et recevait ses bienfaits le cœur plein d'une reconnaissance sans mélange. Pauline, livrée à ses plaisirs comme une princesse de la famille des Césars, belle comme une Vénus antique, ne cherchait dans la grandeur de son frère que des moyens de satisfaire ses goûts déréglés, ne voulait pas de plus hauts titres que ceux des Borghèse, dont elle portait le nom, était disposée à préférer la fortune, source de jouissances, à la grandeur, satisfaction de l'orgueil. Elle aimait tellement son frère, que lorsqu'il était à la guerre, l'archichancelier Cambacérès, chargé de gouverner la famille régnante et l'État, était obligé d'envoyer à cette princesse les nouvelles à l'instant même où il les recevait, car le moindre retard la jetait dans des souffrances cruelles.

LA PRINCESSE PAULINE BORGHÈSE.

C'est la crainte de se voir préférer les enfants de la famille Beauharnais qui avait poussé les Bonaparte à se faire ennemis de Joséphine. Ils ne ménageaient pas même en cela le cœur de Napoléon, et le tourmentaient de cent manières. La grandeur précoce d'Eugène, devenu vice-roi et héritier désigné du beau royaume d'Italie, les offusquait singulièrement, et cependant on avait offert cette couronne à Joseph, qui ne l'avait pas voulue, parce qu'elle le plaçait trop immédiatement sous le pouvoir de l'empereur des Français. Il voulait régner, disait-il, d'une manière indépendante. On verra plus tard ce que le goût d'indépendance, commun à tous les membres de la famille impériale, combiné avec les tendances des peuples sur lesquels ils étaient appelés à régner, devait apporter de difficultés au gouvernement de Napoléon, et de nouvelles causes de malheur à nos malheurs.

La couronne de Naples donnée à Joseph Bonaparte.

C'est entre tous les membres de cette famille qu'il fallait distribuer les royaumes et les duchés de nouvelle création. La couronne de Naples assurait à Joseph une situation assez notoirement indépendante, et était d'ailleurs assez belle pour être acceptée. On éprouve quelque surprise d'avoir à employer de telles paroles, pour caractériser les sentiments avec lesquels étaient reçus ces beaux royaumes, par des princes nés si loin du trône, et si loin même de cette grandeur que les particuliers doivent quelquefois à la naissance ou à la fortune. Mais c'est l'une des singularités du spectacle fantastique donné par la révolution française, et par l'homme extraordinaire qu'elle avait mis à sa tête, que ces refus, ces hésitations, presque ces dédains de la satiété anticipée, témoignés en présence des plus belles couronnes, par des personnages qui, dans leur jeunesse, ne devaient guère s'attendre à les porter. Napoléon, qui avait vu Joseph dédaigner tantôt la présidence du Sénat, tantôt la vice-royauté d'Italie, n'était pas sûr qu'il acceptât le trône de Naples, et ne lui avait conféré d'abord que le titre de son lieutenant[18]. S'étant assuré depuis de son acceptation, il avait consigné son nom sur les décrets destinés à être présentés au Sénat.

La couronne de Hollande donnée à Louis Bonaparte.

Quant à la Hollande, il avait désigné Louis, qui a raconté depuis à l'Europe, dans un livre accusateur contre son frère, à quel point il avait été offensé d'être peu consulté dans cette disposition. En effet, Napoléon, sans s'occuper de Louis, dont la volonté ne lui semblait pas être un obstacle à prévoir et à vaincre, avait mandé quelques-uns des principaux citoyens de la Hollande, notamment l'amiral Verhuel, le vaillant et habile commandant de la flottille, pour disposer la Hollande à renoncer enfin à son antique gouvernement républicain, et à se constituer en monarchie. C'est un autre trait du tableau que nous retraçons ici, que cette révolution française, ayant commencé par vouloir convertir tous les trônes en républiques, et s'appliquant maintenant à convertir les républiques les plus anciennes en monarchies. Les républiques de Venise et de Gênes devenues provinces de divers royaumes, les villes libres d'Allemagne absorbées dans diverses principautés, avaient déjà signalé cette singulière tendance. La royauté de Hollande en était le dernier et le plus éclatant phénomène. La Hollande, après s'être jetée dans les bras de la France pour échapper aux stathouders, était mécontente de se voir condamnée à une guerre éternelle, et manquait de reconnaissance envers Napoléon, qui avait fait à Amiens, et qui renouvelait chaque jour les plus grands efforts, pour lui assurer la restitution de ses colonies. Les Hollandais, à moitié Anglais par la religion, les mœurs, l'esprit mercantile, quoique ennemis de l'Angleterre par suite de leurs intérêts maritimes, n'avaient aucune sympathie pour le gouvernement de Napoléon, et pour sa grandeur exclusivement continentale. La moindre victoire sur mer les aurait bien plutôt séduits que la plus éclatante victoire sur terre. Ils montraient assez de dédain pour le gouvernement semi-monarchique d'un grand pensionnaire, que Napoléon les avait induits à se donner, lorsqu'il instituait une sorte de premier consul dans tous les pays soumis à l'influence de la France. Ce grand pensionnaire, qui était M. de Schimmelpenninck, bon citoyen et homme honorable, n'était à leurs yeux qu'un préfet français chargé de commettre des exactions, parce qu'il demandait des impôts et des emprunts, afin de suffire aux dépenses de l'état de guerre. Le peu de goût inspiré par ce gouvernement d'un grand pensionnaire, était la seule facilité que présentât la situation de la Hollande pour lui faire accepter un roi. Bien qu'atteints de cette fatigue qui, à la fin des révolutions, rend indifférent à tout, les Hollandais éprouvaient un sentiment pénible en se voyant enlever leur état républicain. Cependant, l'assurance qu'on leur laisserait leurs lois, surtout leurs lois municipales, le bien qu'on leur disait de Louis Bonaparte, de la régularité de ses mœurs, de son penchant à l'économie, de l'indépendance de son caractère, et enfin la résignation ordinaire aux choses longtemps prévues, décidèrent les principaux représentants de la Hollande à se prêter à l'institution d'une royauté. Un traité dut convertir en une alliance d'État à État, la nouvelle situation de la Hollande par rapport à la France.

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