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Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 06 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

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Honorable conduite du général Doctoroff.

Entre l'armée française et ces inaccessibles étangs, reste encore la malheureuse colonne Doctoroff, dont un détachement vient de se sauver avec Buxhoewden, et un autre de s'engloutir sous la glace. Le général Doctoroff, laissé dans cette cruelle situation, se conduit avec le plus noble courage. Le terrain, en se rapprochant des lacs, se relevait de manière à offrir une sorte d'appui. Le général Doctoroff s'adosse à ce relèvement du terrain, et forme trois lignes de ses troupes; il place la cavalerie en première ligne, l'artillerie en seconde, l'infanterie en troisième. Ainsi déployé, il oppose aux Français une ferme contenance, pendant qu'il envoie quelques escadrons chercher une route entre l'étang de Satschan et celui de Menitz.

Un dernier et rude combat s'engage sur ce terrain. Les dragons de la division Beaumont, empruntés à Murat, et amenés de la gauche à la droite, chargent la cavalerie autrichienne de Kienmayer, qui, après avoir fait son devoir, se retire sous la protection de l'artillerie russe. Celle-ci, demeurée immobile à ses pièces, couvre de mitraille les dragons, qui essayent en vain de l'enlever. L'infanterie du maréchal Soult marche à son tour sur cette artillerie, malgré un feu à bout portant, s'en empare, et pousse l'infanterie russe sur Telnitz. De son côté, le maréchal Davout, avec la division Friant, entre dans Telnitz. Destruction d'une partie de la colonne Doctoroff. Dès lors les Russes n'ont plus pour s'enfuir qu'un étroit passage entre Telnitz et les étangs. Les uns, s'y précipitant pêle-mêle, y trouvent la mort comme ceux qui les y ont précédés. Les autres parviennent à se retirer, par un chemin qu'on a découvert entre les étangs de Satschan et de Menitz. La cavalerie française les suit sur cette chaussée, en les harcelant dans leur retraite. La terre glaise de ces contrées, que le soleil de la journée a convertie de glace en boue épaisse, cède sous les pas des hommes et des chevaux. L'artillerie des Russes s'y enfonce. Leurs chevaux, plutôt faits pour courir que pour tirer, ne pouvant dégager leurs canons, les y abandonnent. Nos cavaliers recueillent au milieu de cette déroute trois mille prisonniers et une grande quantité de canons. «J'avais vu déjà, s'écrie l'un des acteurs de cette scène affreuse, le général Langeron, quelques batailles perdues; je n'avais pas l'idée d'une pareille défaite.»

En effet, d'une aile à l'autre de l'armée russe, il n'y avait en ordre que le corps du prince Bagration, que Lannes n'avait pas osé poursuivre, dans l'ignorance où il était de ce qui se passait à la droite de l'armée. Tout le reste était dans un affreux désordre, poussant des cris sauvages, pillant les villages épars sur la route, pour se procurer quelques vivres. Fuite des deux empereurs. Les deux souverains de Russie et d'Autriche fuyaient ce champ de bataille, sur lequel ils entendaient les Français crier vive l'Empereur! Alexandre était dans un profond abattement. L'empereur François, plus tranquille, supportait ce désastre avec sang-froid. Dans le malheur commun il avait du moins une consolation: les Russes ne pouvaient plus prétendre que la lâcheté des Autrichiens faisait toute la gloire de Napoléon. Les deux princes couraient rapidement à travers les champs de la Moravie, au milieu d'une obscurité profonde, séparés de leur maison, et exposés à être insultés par la barbarie de leurs propres soldats. L'empereur d'Autriche, voyant tout perdu, prit sur lui d'envoyer le prince Jean de Lichtenstein à Napoléon, pour demander un armistice, avec promesse de signer la paix sous quelques jours. Il le chargea en outre d'exprimer à Napoléon le désir d'avoir avec lui une entrevue aux avant-postes.

Le prince Jean de Lichtenstein envoyé à Napoléon le soir même de la bataille, pour demander un armistice et la paix.

Le prince Jean, qui avait bien rempli son devoir dans la journée, pouvait se présenter honorablement au vainqueur. Il se rendit en toute hâte au quartier général français. Napoléon, victorieux, était occupé à parcourir le champ de bataille, pour faire relever les blessés. Il ne voulait pas prendre de repos avant d'avoir donné à ses soldats les soins auxquels ils avaient tant de droits. Obéissant à ses ordres, aucun d'eux n'avait quitté les rangs pour emporter les hommes atteints de blessures. Aussi le sol en était-il jonché sur un espace de plus de trois lieues. Il était couvert surtout de cadavres russes. Le champ de bataille était affreux à voir. Mais ce spectacle touchait peu nos vieux soldats de la révolution. Habitués aux horreurs de la guerre, ils regardaient les blessures, la mort, comme une suite naturelle des combats, et comme peu de chose au sein de la victoire. Ils étaient ivres de satisfaction, et poussaient des acclamations bruyantes lorsqu'ils apercevaient le groupe d'officiers qui signalait la présence de Napoléon. Son retour au quartier général, qu'on avait établi à la maison de poste de Posoritz, offrit l'aspect d'une marche triomphale.

Cette âme, dans laquelle de si amères douleurs devaient un jour succéder à des joies si vives, goûtait en cet instant les délices du plus magnifique succès, et du mieux mérité, car, si la victoire est souvent une pure faveur du hasard, elle était ici le prix de combinaisons admirables. Napoléon, en effet, devinant avec la pénétration du génie que les Russes voudraient lui enlever la route de Vienne, et qu'alors ils se placeraient entre lui et les étangs, les avait, par son attitude même, encouragés à y venir, puis, affaiblissant sa droite, renforçant son centre, il s'était jeté avec le gros de son armée sur les hauteurs de Pratzen par eux abandonnées, les avait ainsi coupés en deux, et précipités dans un gouffre, duquel ils n'avaient pu sortir. La majeure partie de ses troupes, gardée en réserve, n'avait presque pas agi, tant une pensée juste rendait sa position forte, tant aussi la valeur de ses soldats lui permettait de les présenter en nombre inférieur à l'ennemi. On peut dire que sur 65 mille Français, 40 ou 45 mille au plus avaient combattu, car le corps de Bernadotte, les grenadiers et l'infanterie de la garde n'avaient échangé que quelques coups de fusil. Ainsi 45 mille Français avaient vaincu 90 mille Austro-Russes.

Résultats matériels de la bataille d'Austerlitz.

Les résultats de la journée étaient immenses: 15 mille morts, noyés ou blessés, environ 20 mille prisonniers, parmi lesquels 10 colonels et 8 généraux, 180 bouches à feu, une immense quantité de chevaux, de voitures d'artillerie et de bagages, tels étaient les pertes de l'ennemi et les trophées des Français. Ceux-ci avaient à regretter environ 7 mille hommes, tant morts que blessés.

Napoléon consent à une entrevue avec l'empereur d'Autriche.

Napoléon, rentré à son quartier général de Posoritz, y reçut le prince Jean de Lichtenstein. Il l'accueillit en vainqueur plein de courtoisie, et convint d'une entrevue avec l'empereur d'Autriche, aux avant-postes des deux armées, pour le surlendemain. Il ne devait être accordé d'armistice qu'après que les deux empereurs de France et d'Autriche se seraient vus et expliqués.

Napoléon s'établit au château d'Austerlitz, et donne à la grande bataille du 2 décembre le nom de ce château.

Le lendemain Napoléon porta son quartier général à Austerlitz, château appartenant à la famille de Kaunitz. Il s'y établit, et voulut donner le nom de ce château à la bataille, que les soldats appelaient déjà la bataille des trois empereurs. Elle a porté depuis, et elle portera dans les siècles, le nom qu'elle a reçu du capitaine immortel qui l'a gagnée. Il adressa à ses soldats la proclamation qui suit:

«Austerlitz, 12 frimaire.

»Soldats,

»Je suis content de vous: vous avez à la journée d'Austerlitz justifié tout ce que j'attendais de votre intrépidité. Vous avez décoré vos aigles d'une immortelle gloire. Une armée de cent mille hommes, commandée par les empereurs de Russie et d'Autriche, a été en moins de quatre heures ou coupée ou dispersée. Ce qui a échappé a votre fer s'est noyé dans les lacs.

»Quarante drapeaux, les étendards de la garde impériale de Russie, cent vingt pièces de canon, vingt généraux, plus de trente mille prisonniers[11] sont le résultat de cette journée à jamais célèbre. Cette infanterie tant vantée, et en nombre supérieur, n'a pu résister à votre choc, et désormais vous n'avez plus de rivaux à redouter. Ainsi, en deux mois, cette troisième coalition a été vaincue et dissoute. La paix ne peut plus être éloignée; mais, comme je l'ai promis à mon peuple avant de passer le Rhin, je ne ferai qu'une paix qui nous donne des garanties, et assure des récompenses à nos alliés.

»Soldats, lorsque tout ce qui est nécessaire pour assurer le bonheur et la prospérité de notre patrie sera accompli, je vous ramènerai en France: là vous serez l'objet de mes plus tendres sollicitudes. Mon peuple vous reverra avec joie, et il vous suffira de dire: J'étais à la bataille d'Austerlitz, pour que l'on vous réponde: Voilà un brave.

»Napoléon.»

Murat se trompe sur la direction que prend l'ennemi dans sa retraite, et le poursuit sur la route d'Olmütz.

Il fallait suivre l'ennemi, que tous les rapports représentaient comme étant dans une déroute complète. Dans cette confusion, Napoléon, trompé par Murat, avait cru que l'armée fugitive se dirigeait sur Olmütz, et il avait envoyé sur ce point la cavalerie avec le corps de Lannes. Mais le lendemain, 3 décembre, des renseignements plus exacts, recueillis par le général Thiard, apprirent que l'ennemi se dirigeait par la route de Hongrie sur la Morava. Napoléon se hâta de reporter ses colonnes sur Nasiedlowitz et Goeding. (Voir la carte no 32.) Le maréchal Davout, renforcé par le ralliement de toute la division Friant et par l'arrivée en ligne de la division Gudin, n'avait pas perdu de temps, grâce à sa position plus rapprochée de la route de Hongrie. La direction des Russes étant connue, le corps du maréchal Davout est envoyé à leur poursuite sur la Morava. Il se mit à la poursuite des Russes, et les serra de près. Il voulait les atteindre avant le passage de la Morava, et enlever peut-être une partie de leur armée. Après avoir marché le 3, il était le 4 au matin en vue de Goeding, prêt à les joindre. La plus grande confusion régnait dans Goeding. Au delà était un château de l'empereur d'Autriche, celui d'Holitsch, où les deux souverains alliés avaient cherché un asile. Le trouble n'y était pas moins grand qu'à Goeding. Les officiers russes continuaient à tenir le plus inconvenant langage sur le compte des Autrichiens. Ils s'en prenaient à eux de la commune défaite, comme s'ils n'eussent pas dû l'attribuer à leur présomption, à l'ineptie de leurs généraux et à la légèreté de leur gouvernement. Les Autrichiens s'étaient d'ailleurs aussi bien comportés que les Russes sur le champ de bataille.

Les deux monarques vaincus étaient assez froids l'un pour l'autre. L'empereur François voulut conférer avec l'empereur Alexandre, avant de se rendre à l'entrevue convenue avec Napoléon. Ils tombèrent d'accord qu'il fallait demander un armistice et la paix, car il était impossible de lutter plus longtemps. Alexandre, sans l'avouer, désirait qu'on sauvât au plus tôt lui et son armée des conséquences d'une poursuite impétueuse, telle qu'on pouvait la craindre de Napoléon. Quant aux conditions, il laissait à son allié le soin de les régler à sa volonté. L'empereur François devant supporter seul les frais de la guerre, les conditions auxquelles on signerait la paix le regardaient exclusivement. Quelque temps auparavant, Alexandre, se prétendant l'arbitre de l'Europe, aurait dit que ces conditions le regardaient aussi. Son orgueil était moins exigeant depuis la journée du 2 décembre.

L'empereur François partit donc pour Nasiedlowitz, village situé à moitié chemin du château d'Austerlitz, et là, près du moulin de Paleny, entre Nasiedlowitz et Urschitz, au milieu des avant-postes français et autrichiens, il trouva Napoléon qui l'attendait devant un feu de bivouac, allumé par ses soldats. Entrevue de Napoléon et de l'empereur d'Autriche aux avant-postes des deux armées. Napoléon avait eu la politesse d'arriver le premier. Il vint au-devant de l'empereur François, le reçut au bas de sa voiture, et l'embrassa. Le monarque autrichien, rassuré par l'accueil de son tout-puissant ennemi, eut avec lui un long entretien. Les principaux officiers des deux armées se tenaient à l'écart, et regardaient avec une vive curiosité ce spectacle extraordinaire, du successeur des Césars, vaincu et demandant la paix au soldat couronné, que la révolution française avait porté au faîte des grandeurs humaines.

Napoléon s'excusa auprès de l'empereur François de le recevoir en pareil lieu.—Ce sont là, lui dit-il, les palais que Votre Majesté me force d'habiter depuis trois mois.—Ce séjour vous réussit assez, lui répliqua le monarque autrichien, pour que vous n'ayez pas le droit de m'en vouloir.—L'entretien se porta ensuite sur l'ensemble de la situation, Napoléon soutenant qu'il avait été entraîné à la guerre malgré lui, dans le moment où il s'y attendait le moins, et lorsqu'il était exclusivement occupé de l'Angleterre, l'empereur d'Autriche affirmant qu'il n'avait été amené à prendre les armes que par les projets de la France à l'égard de l'Italie. Napoléon déclara qu'aux conditions déjà indiquées à M. de Giulay, et qu'il se dispensa d'énoncer de nouveau, il était prêt à signer la paix. L'empereur François, sans s'expliquer à ce sujet, voulut savoir à quoi Napoléon était disposé par rapport à l'armée russe. Napoléon demanda d'abord que l'empereur François séparât sa cause de celle de l'empereur Alexandre, que l'armée russe se retirât par journées d'étape des États autrichiens, et il promit de lui accorder un armistice à cette condition. Quant à la paix avec la Russie, il ajouta qu'on la réglerait plus tard, car cette paix le regardait seul.—Croyez-moi, dit Napoléon à l'empereur François, ne confondez pas votre cause avec celle de l'empereur Alexandre. La Russie seule peut aujourd'hui faire en Europe une guerre de fantaisie. Vaincue, elle se retire dans ses déserts, et vous, vous payez avec vos provinces les frais de la guerre.—

Napoléon convient d'un armistice avec l'empereur d'Autriche, et exige que l'armée russe se retire immédiatement par journées d'étapes.

Les spirituelles expressions de Napoléon ne rendaient que trop bien la situation des choses en Europe, entre ce grand empire et le reste du continent. L'empereur François lui engagea sa parole d'homme et de souverain de ne plus recommencer la guerre, et surtout de ne plus céder aux suggestions de puissances qui n'avaient rien à perdre dans la lutte. Il convint d'un armistice pour lui et pour l'empereur Alexandre, armistice dont la condition était que les Russes se retireraient par journées d'étape, et que le cabinet autrichien enverrait sur-le-champ à Brünn des négociateurs chargés de signer une paix séparée avec la France.

Les deux empereurs se quittèrent avec des marques réitérées de cordialité. Napoléon mit en voiture ce monarque qu'il venait d'appeler son frère, et remonta à cheval pour retourner à Austerlitz.

Le général Savary fut envoyé pour suspendre la marche du corps de Davout. Il se rendit d'abord à Holitsch, à la suite de l'empereur François, afin de savoir si l'empereur Alexandre accédait aux conditions proposées. Il vit ce dernier, autour duquel tout était bien changé depuis la mission qu'il avait remplie quelques jours auparavant.—Votre maître, lui dit Alexandre, s'est montré bien grand. Je reconnais toute la puissance de son génie, et quant à moi, je me retire, puisque mon allié se tient pour satisfait.—Le général Savary s'entretint quelque temps avec le jeune czar sur la dernière bataille, lui expliqua comment l'armée française, inférieure en nombre à l'armée russe, avait cependant paru supérieure sur tous les points, grâce à l'art de manœuvrer que Napoléon possédait à un si haut degré. Il ajouta courtoisement qu'avec l'expérience, Alexandre deviendrait à son tour homme de guerre, mais que, dans cet art difficile, on n'était pas maître le premier jour. Après ces flatteries au monarque vaincu, il partit pour Goeding afin d'arrêter le maréchal Davout, lequel avait refusé toutes les propositions de suspension d'armes, et était prêt à assaillir les restes de l'armée russe. On avait vainement affirmé à ce maréchal, au nom de l'empereur de Russie lui-même, qu'un armistice se négociait entre Napoléon et l'empereur d'Autriche. Il ne voulait à aucun prix abandonner sa proie. Mais le général Savary l'arrêta avec un ordre formel de Napoléon. Ce furent les derniers coups de fusil de cette immortelle campagne. Les troupes de chaque nation se séparèrent pour prendre leurs quartiers d'hiver, en attendant ce que décideraient les négociateurs des puissances belligérantes.

Napoléon se rendit du château d'Austerlitz à Brünn, où il avait mandé M. de Talleyrand pour régler les conditions de la paix, qui ne pouvait plus être douteuse désormais, puisque l'Autriche était à bout de ressources, et que la Russie, pressée d'obtenir un armistice, ramenait en toute hâte son armée en Pologne. Tandis que la guerre de la première coalition avait duré cinq ans, celle de la seconde coalition deux, la guerre que venait de susciter la troisième avait duré trois mois, tant était devenue irrésistible la puissance de la France révolutionnaire, concentrée dans une seule main, et tant cette main était habile et prompte à frapper ceux qu'elle voulait atteindre! Les événements s'étaient effectivement passés comme Napoléon les avait tracés d'avance, dans son cabinet à Boulogne. Il avait pris les Autrichiens à Ulm presque sans coup férir; il avait écrasé les Russes à Austerlitz, dégagé l'Italie par le seul effet de sa marche offensive sur Vienne, et réduit à de pures imprudences les attaques sur le Hanovre et sur Naples. Celle-ci notamment, après la bataille d'Austerlitz, n'était qu'une folie désastreuse pour la maison de Bourbon. L'Europe était aux pieds de Napoléon, et la Prusse, entraînée un moment par la coalition, allait se trouver à la merci du capitaine qu'elle avait offensé et trahi.

Toutefois, il fallait beaucoup d'habileté pour traiter, car si nos ennemis, se remettant de leur terreur, et abusant des engagements qu'ils avaient fait prendre à la Prusse, la forçaient à intervenir dans les négociations, ils pouvaient encore, à trois contre un, disputer les conditions de la paix, et dérober au vainqueur une partie des avantages de la victoire. Napoléon veut que les négociations pour la paix s'établissent à Brünn. Aussi Napoléon avait-il voulu que les négociations s'établissent à Brünn, loin de M. d'Haugwitz, qu'il avait envoyé à Vienne, et obligé d y rester, en lui donnant rendez-vous dans cette capitale.

Les négociateurs autrichiens voudraient comprendre la Prusse dans la négociation. Napoléon s'y oppose.

Tandis que l'on était occupé à combattre, MM. de Giulay et de Stadion avaient eu à Vienne des pourparlers avec M. de Talleyrand, et ils avaient demandé à négocier en commun pour la Russie et l'Autriche, sous la médiation de la Prusse. Depuis l'arrivée de M. d'Haugwitz, ils l'avaient sommé poliment, mais instamment, d'exécuter la convention de Potsdam, jugeant bien que, si la Prusse était comprise dans la négociation, elle serait obligée ou de faire prévaloir les conditions de paix arrêtées à Potsdam, ou de s'associer à la guerre. M. d'Haugwitz s'était refusé à traiter de la sorte, en se fondant sur la nature de sa mission, qui l'obligeait non pas à siéger dans un congrès, mais à traiter directement avec Napoléon, pour l'amener aux idées adoptées par le cabinet prussien. Au surplus, M. de Talleyrand avait coupé court à ces prétentions, en déclarant que l'Autriche serait seule admise à la négociation. Il signifiait cette résolution à Vienne, le jour même du 2 décembre, pendant que se livrait la bataille d'Austerlitz.

La bataille gagnée, et l'armistice demandé et accordé au bivouac du vainqueur, la négociation séparée était une condition acceptée d'avance. Napoléon exigea, comme nous venons de le rapporter, qu'elle s'ouvrît immédiatement à Brünn avec M. de Talleyrand. Il fit savoir qu'il voulait bien de M. de Giulay pour traiter, mais non pas de M. de Stadion, ancien ambassadeur d'Autriche en Russie, tout plein des préjugés de la coalition, et suscitant par la nature même de son esprit des difficultés sans cesse renaissantes. Sur le vœu exprimé par Napoléon, M. de Stadion est remplacé dans la négociation par le prince Jean de Lichtenstein. Il indiqua, pour négociateur le prince Jean de Lichtenstein, qui lui avait plu par ses manières franches et par militaires. On s'empressa d'envoyer celui-ci à Brünn avec M. de Giulay. L'empereur François étant à Holitsch, on pouvait communiquer avec lui heures, et s'entendre assez promptement sur les points contestés. La négociation s'ouvrit donc à Brünn entre MM. de Talleyrand, de Giulay et de Lichtenstein. Les conférences s'ouvrent à Brünn. Napoléon, après en avoir établi les bases, se proposait de se rendre ensuite à Vienne, pour arracher à M. d'Haugwitz l'aveu des faiblesses et des faussetés de la Prusse, et lui en faire porter la peine.

Mais quelles seraient les bases de la paix? C'est là ce que discutaient à Brünn Napoléon et M. de Talleyrand, et ce qui était entre eux le sujet de fréquents et profonds entretiens.

Napoléon et M. de Talleyrand arrêtent entre eux les conditions de la paix.

Le moment était périlleux pour la sagesse de Napoléon. Victorieux en trois mois d'une puissante coalition, ayant vu fuir devant ses soldats, même inférieurs en nombre, les soldats les plus renommés du continent, n'allait-il pas acquérir de sa puissance un sentiment exagéré, et prendre en mépris toutes les résistances européennes? Sous le Consulat, alors qu'il voulait se concilier la France et l'Europe, on l'avait vu au dedans ménager les partis, au dehors ramener l'Autriche par la victoire, la Russie par de fines caresses, la Prusse par l'appât adroitement employé des indemnités germaniques, l'Angleterre par l'isolement auquel il l'avait réduite, pacifier le monde d'une manière presque miraculeuse, et déployer la plus admirable des habiletés, celle de la force qui sait se contenir. Mais bientôt aussi on l'avait vu, irrité de l'ingratitude des partis, ne plus garder de mesures avec eux, et les frapper cruellement dans la personne du duc d'Enghien. On l'avait vu, irrité de la jalousie provocante de l'Angleterre, lui jeter le gant, qu'elle avait ramassé, et réunir tous les moyens humains pour l'accabler. Maintenant les puissances du continent l'ayant, sans motif suffisant, détourné de sa lutte contre l'Angleterre, et s'étant attiré des défaites qui étaient de véritables désastres, n'allait-il pas avec elles, comme avec ses autres ennemis, mettre de côté ces ménagements indispensables même à la force, et qui composent tout l'art de la politique? Un homme qui pouvait toujours tirer de son génie et de la bravoure de ses soldats un événement tel que Marengo ou Austerlitz, compterait-il avec quelqu'un sur la terre?

M. de Talleyrand, dont nous avons précédemment tracé le caractère et le rôle sous ce règne, essaya encore, en cette circonstance, quelques efforts pour modérer Napoléon, mais sans beaucoup de succès. Aimant à plaire plus qu'à contredire, ayant, en fait de politique européenne, des penchants plutôt que des opinions, patronant sans cesse l'Autriche, desservant la Prusse, par une vieille tradition du cabinet de Versailles, il s'était rendu suspect de complaisance pour l'une, d'aversion pour l'autre, et n'avait pas auprès de son souverain le crédit qu'aurait pu obtenir un esprit ferme et convaincu. Du reste, ici comme en d'autres occasions, s'il n'eut pas le mérite de faire prévaloir la modération, il eut celui de la conseiller.

M. de Talleyrand, le lendemain de la bataille d'Austerlitz, donna les conseils que voici au vainqueur enivré de l'Europe.

Opinion de M. de Talleyrand sur les conditions à faire à l'Autriche.

Il fallait se montrer, suivant lui, modéré et généreux envers l'Autriche. Cette puissance, considérablement diminuée depuis deux siècles, devait être beaucoup moins qu'autrefois l'objet de nos jalousies. Une puissance nouvelle devait prendre sa place dans nos préoccupations, c'était la Russie; et contre cette dernière, l'Autriche, loin d'être un danger, était une barrière utile. L'Autriche, vaste agrégation de peuples étrangers les uns aux autres, tels que les Autrichiens, les Esclavons, les Hongrois, les Bohêmes, les Italiens, pourrait facilement se briser, si on affaiblissait le lien déjà si faible qui retenait les éléments hétérogènes dont elle était formée, et ses débris auraient plus de tendance à se rattacher à la Russie qu'à la France. On devait donc s'arrêter dans les coups portés à l'Autriche, la dédommager même des pertes nouvelles qu'elle allait subir, et la dédommager d'une manière utile à l'Europe, ce qui était non-seulement possible, mais facile.

M. de Talleyrand proposait une combinaison ingénieuse, prématurée toutefois dans l'état de l'Europe, c'était de donner à l'Autriche les bords du Danube, c'est-à-dire la Valachie et la Moldavie. Ces provinces, disait-il, valaient mieux que l'Italie elle-même; elles consoleraient l'Autriche de ses pertes, lui aliéneraient la Russie, et la rendraient à l'égard de celle-ci le boulevard de l'empire ottoman, comme elle était déjà celui de l'Europe. Ces provinces, après l'avoir brouillée avec la Russie, la brouilleraient avec l'Angleterre, et la constitueraient dès lors l'alliée obligée de la France.

Quant à la Prusse, il n'y avait plus à s'imposer de gêne à son égard, et on était libre de la traiter comme on voudrait. C'était décidément une cour fausse, peureuse, sur laquelle on ne pouvait jamais compter. Il ne fallait plus, pour lui complaire, éloigner de soi l'Autriche, seule alliée à laquelle on pût songer dans l'avenir.

Telles furent les opinions de M. de Talleyrand en cette occasion. Le conseil de ménager l'Autriche, de la consoler, de la dédommager même avec des équivalents bien choisis, était excellent, car la vraie politique de Napoléon aurait dû être de vaincre et de ménager tout le monde le lendemain de la victoire. Mais le conseil de traiter la Prusse légèrement était funeste, et partait d'une politique fausse, que nous avons déjà signalée. Certes il eût été à désirer qu'on pût donner les provinces du Danube à l'Autriche, et qu'on pût surtout les lui faire considérer comme un dédommagement suffisant de ses pertes en Italie; mais il est douteux qu'elle se fût prêtée à cette combinaison, car la Valachie et la Moldavie, en lui aliénant la Russie et l'Angleterre, l'auraient mise dans notre dépendance. Il est douteux en outre qu'on pût à cette époque se distribuer le territoire européen aussi librement qu'on le fit deux ans après, à Tilsit. Mais, quoi qu'il en soit, il fallait se résigner, en voulant dominer l'Italie, à rencontrer l'Autriche pour ennemie, quelques ménagements qu'on gardât envers elle; et alors quel allié choisir? Nous l'avons déjà dit plus d'une fois: brouillés avec l'Angleterre par le désir de l'égalité sur les mers, avec la Russie par le désir de la suprématie sur le continent, ne pouvant tirer aucun parti de l'Espagne désorganisée, que nous restait-il, sinon la Prusse, la Prusse vacillante, il est vrai, mais bien plus par les scrupules de son souverain que par la fausseté naturelle de son cabinet, la Prusse n'ayant aucun intérêt contraire au nôtre, puisqu'elle n'avait pas encore les provinces rhénanes, compromise déjà dans notre système, ayant les mains pleines de biens d'Église reçus de nous, ne demandant pas mieux que d'en recevoir encore, et prête à accepter telle conquête qui l'enchaînerait pour jamais à notre politique?

On se trompait donc gravement, non pas en voulant ménager l'Autriche, mais en croyant qu'on pourrait se l'attacher sérieusement, et se l'attacher assez, pour qu'il n'y eût plus de danger à maltraiter ou à négliger la Prusse.

Vues de Napoléon à l'égard de la nouvelle paix continentale.

Napoléon ne partageait pas les erreurs de M. de Talleyrand, mais il en commettait d'autres, par la passion de dominer, que la haine de ses ennemis, le succès prodigieux de ses armées, commençaient à exciter chez lui au delà de toutes les bornes raisonnables.

Il n'avait pas cherché querelle au continent; on était venu au contraire le détourner de sa grande entreprise contre l'Angleterre, pour lui déclarer la guerre. Ceux qui avaient commencé cette guerre, et qui s'étaient fait vaincre, devaient, selon lui, en supporter les conséquences. Il voulait donc obtenir par la paix le complément de l'Italie, c'est-à-dire les États vénitiens, actuellement possédés par l'Autriche, et de plus la solution définitive des questions germaniques au profit de ses alliés, la Bavière, Baden, le Wurtemberg.

Napoléon veut les États vénitiens et l'Italie entière jusqu'aux Alpes Juliennes.

Sur ces deux points, Napoléon était absolu, et il n'avait pas tort de l'être. Il lui fallait Venise, le Frioul, l'Istrie, la Dalmatie, en un mot l'Italie jusqu'aux Alpes Juliennes, et l'Adriatique avec ses deux bords, ce qui lui assurait une action sur l'empire ottoman. Quant à l'Allemagne, il voulait d'abord ramener l'Autriche dans ses frontières naturelles, l'Inn et la Salza, lui enlever les territoires qu'elle possédait en Souabe, et qui étaient qualifiés du titre d'Autriche antérieure, territoires qui étaient pour elle un moyen de tourmenter les États allemands alliés de la France, et de faire, quand il lui plaisait, des préparatifs militaires sur le haut Danube. Il se propose d'enlever à l'Autriche ses possessions en Souabe, et de plus le Tyrol. Il voulait lui enlever les communications du Tyrol avec le lac de Constance et la Suisse, c'est-à-dire le Vorarlberg. (Voir la carte no 28.) Il voulait même, s'il était possible, lui ravir le Tyrol, qui lui donnait la possession des Alpes, et un passage toujours assuré en Italie. Mais ce dernier point était difficile à obtenir, parce que le Tyrol était une vieille possession de l'Autriche, aussi chère à ses affections que précieuse à ses intérêts. C'était faire subir à l'Autriche une perte d'environ 4 millions de sujets sur 24, et de 15 millions de florins sur 103 de revenu. C'étaient donc de cruels sacrifices à exiger d'elle.

Avec tout ce qu'il allait lui ôter en Allemagne, Napoléon se proposait de compléter le patrimoine des trois États allemands qui avaient été ses auxiliaires, la Bavière, Baden et le Wurtemberg. Son intention était de se ménager, par le moyen de ces trois États, une action sur la Diète, un chemin vers le Danube, et d'établir d'une manière éclatante que son alliance profitait à ceux qui l'embrassaient.

Il entendait aussi résoudre favorablement pour ces princes alliés la question de la noblesse immédiate, et abolir cette noblesse qui leur créait des ennemis chez eux; il voulait résoudre également toutes les questions de suzeraineté, et supprimer par ce moyen une foule de droits d'espèce féodale, fort assujettissants et fort onéreux pour les États germaniques.

Napoléon veut, avec les sacrifices obtenus de l'Autriche, procurer des agrandissements aux princes de l'Allemagne méridionale, et contracter avec ceux-ci des alliances de famille.

Napoléon se proposait enfin, pour s'attacher solidement les trois princes de l'Allemagne méridionale d'ajouter au lien des bienfaits le lien des mariages. Il lui fallait des princes et des princesses pour les unir aux membres de sa dynastie. Il comptait en trouver en Allemagne, et joindre ainsi à l'avantage d'établissements princiers l'influence des alliances de famille.

Napoléon projette l'union d'Eugène de Beauharnais avec une princesse de Bavière.

Le prince Eugène de Beauharnais était cher à son cœur. Il l'avait fait vice-roi d'Italie; il lui cherchait une épouse. Il avait jeté les yeux sur la fille de l'électeur de Bavière, princesse remarquable, et digne de celui auquel elle était destinée. Comme il réservait la plus grande part des dépouilles de l'Autriche à la Bavière, ce que la situation et les dangers de cet électorat justifiaient suffisamment, il voulait que cette part de dépouilles fût la dot du prince français.

Mais la princesse Auguste était promise à l'héritier de Baden, et sa mère, l'électrice de Bavière, violente ennemie de la Francesco, alléguait cet engagement pour repousser une alliance qui lui répugnait. Le général Thiard, ayant contracté des liaisons avec les petites cours allemandes, lorsqu'il servait dans l'armée de Condé, avait été envoyé à Munich et à Baden, pour lever les obstacles qui s'opposaient aux unions projetées. Cet officier, négociateur adroit, s'était servi de la comtesse d'Hochberg, qui était unie par un mariage morganatique à l'électeur régnant de Baden, et qui avait besoin de la France pour faire reconnaître ses enfants. Par l'influence de cette personne, il avait obtenu de la cour de Baden une démarche délicate, qui consistait à se désister de toute vue sur la main de la princesse Auguste de Bavière. Cette démarche obtenue, l'électeur et l'électrice de Bavière demeuraient sans prétexte pour refuser une alliance qui leur valait en dot le Tyrol avec une partie de la Souabe.

Ce n'était point la seule union allemande à laquelle songeât Napoléon. L'héritier de Baden, auquel on venait d'enlever la princesse Auguste de Bavière, restait à marier. Napoléon songe à d'autres mariages avec les maisons de Baden et de Wurtemberg. Napoléon lui destinait mademoiselle Stéphanie de Beauharnais, personne douée de grâce et d'esprit, et qu'il voulait créer princesse impériale. Il chargea M. le général Thiard de conclure cet autre mariage. Enfin le vieux duc de Wurtemberg avait une fille, la princesse Catherine, dont le malheur a fait ressortir depuis les nobles qualités. Napoléon désirait l'obtenir pour son frère Jérôme. Mais des liens contractés par celui-ci en Amérique, sans autorisation de sa famille, étaient un obstacle qu'on n'avait pas pu lever encore. Il fallait donc attendre pour ce dernier établissement. À tous les agrandissements de territoire qu'il préparait pour les maisons de Bavière, de Wurtemberg et de Baden, Napoléon voulait ajouter le titre de roi, en laissant à ces maisons la place qu'elles avaient dans la Confédération germanique.

Ce sont là les avantages que Napoléon entendait tirer de ses dernières victoires. Exiger l'Italie tout entière était de sa part naturel et conséquent. Chercher dans les possessions autrichiennes en Souabe des moyens d'agrandir les princes ses alliés, était bien entendu, car on reportait l'Autriche derrière l'Inn, et on rendait l'alliance de la France manifestement utile. Ôter à l'Autriche le Vorarlberg pour le donner à la Bavière, était sage encore, car on la séparait ainsi de la Suisse. Mais lui ôter le Tyrol, bien que ce fut une bonne combinaison quant à l'Italie, c'était accumuler dans son cœur des ressentiments implacables; c'était la réduire à un désespoir qui, caché dans le moment, devait éclater tôt ou tard; c'était dès lors se condamner plus que jamais à une politique mesurée, habile à trouver et à garder des alliances, puisqu'on se rendait inconciliable la principale des puissances du continent. Résoudre la question de la noblesse immédiate, et plusieurs autres questions féodales, pouvait être une utile simplification, relativement à l'organisation intérieure de l'Allemagne. Mais agrandir extraordinairement les princes de Baden, de Bavière, de Wurtemberg, les lier à la France, au point de les rendre suspects à l'Allemagne, c'était leur créer une position fausse, dont ils seraient tentés de sortir un jour en devenant infidèles à leur protecteur; c'était se faire des ennemis de tous les princes allemands non favorisés, c'était blesser d'une nouvelle façon l'Autriche blessée déjà en tant de manières, et, ce qui est plus fâcheux, désobliger la Prusse elle-même; c'était enfin s'immiscer plus qu'il ne convenait dans les affaires de l'Allemagne, et se préparer de grands jaloux et de petits ingrats. Napoléon n'aurait pas dû oublier qu'il avait fallu braquer ses canons sur les portes de Stuttgard pour les faire ouvrir, qu'il lui fallait, dans le moment même, se servir d'une femme étrangère pour obtenir un mariage à Baden, et arracher presque à l'électeur de Bavière sa fille, qu'on n'avait obtenue qu'en se présentant les clefs du Tyrol dans une main, l'épée de la France dans l'autre.

Napoléon dépassait donc la vraie mesure de la politique française en Allemagne, en se créant des alliés trop détachés du système allemand, et peu sûrs parce que leur position serait fausse. Mais la mesure est difficile à garder dans la victoire, et puis il était monarque nouveau, il était excellent chef de famille, il voulait des alliances et des mariages.

Napoléon, outre tous les sacrifices de territoire imposés à l'Autriche, exige une contribution de cent millions au profit de l'armée.

Telles furent les idées qui servirent de fondement aux instructions laissées à M. de Talleyrand pour la négociation entamée avec MM. de Giulay et de Lichtenstein. Il y ajouta une condition au profit de l'armée, qui ne lui était pas moins chère que ses frères et nièces: il demanda 100 millions pour constituer des dotations, non-seulement aux chefs de tout grade, mais aux veuves et enfants de ceux qui étaient morts en combattant. Sans perdre de temps, il signa trois traités d'alliance avec Baden, le Wurtemberg, la Bavière. Traités d'alliance signés immédiatement avec Baden, le Wurtemberg et la Bavière. Il donna à la maison de Baden l'Ortenau et une partie du Brisgau, plusieurs villes au bord du lac de Constance, c'est-à-dire 113 mille habitants, ce qui représentait pour cette maison une augmentation de ses États d'environ un quart. Il donna à la maison de Wurtemberg le reste du Brisgau et de notables portions de la Souabe, c'est-à-dire 183 mille habitants, ce qui représentait pour celle-ci une augmentation de plus du quart, et portait sa principauté à près d'un million d'habitants. Il donna enfin à la Bavière le Vorarlberg, les évêchés d'Eichstaedt et de Passau, attribués récemment à l'électeur de Salzbourg, toute la Souabe autrichienne, la ville et l'évêché d'Augsbourg, c'est-à-dire un million d'habitants, ce qui portait la Bavière de deux millions à trois, et ajoutait un tiers à ses possessions. La marche des négociations avec l'Autriche ne permettait pas encore de parler du Tyrol.

On attribua, de plus, à ces princes tous les droits souverains sur la noblesse immédiate, et on les affranchit des sujétions féodales que l'empereur d'Allemagne prétendait sur certaines parties de leur territoire.

L'électeur de Baden ayant la modestie de refuser le titre de roi, comme trop supérieur à ses revenus, on lui laissa son titre d'électeur; mais on conféra sur-le-champ le titre de roi aux électeurs de Bavière et de Wurtemberg.

En retour de ces avantages, ces trois princes s'engagèrent à faire la guerre, de moitié avec la France, toutes les fois qu'elle aurait à la soutenir pour son état actuel, et pour celui qui résulterait du traité qu'on allait conclure avec l'Autriche. La France, de son côté, s'engageait, lorsqu'il le faudrait, à prendre les armes pour maintenir à ces princes leur nouvelle situation.

Ces traités furent signés les 10, 12 et 20 décembre. M. le général Thiard en était nanti en partant pour négocier les mariages projetés.

On avait donc disposé d'avance, et sans être encore d'accord avec l'Autriche, d'une portion des États de cette puissance. Mais on n'avait pas grand souci des conséquences auxquelles on s'exposait.

Retour de Napoléon à Vienne.

Napoléon, après avoir veillé à ses blessés, après les avoir acheminés sur Vienne, ceux du moins qui pouvaient être transportés, après avoir dirigé sur la France les prisonniers et les canons enlevés à l'ennemi, quitta Brünn, laissant à M. de Talleyrand le soin de débattre avec MM. de Giulay et de Lichtenstein les conditions arrêtées. Il était impatient d'avoir à Vienne un long entretien avec M. d'Haugwitz, et de pénétrer tout entier le secret de la Prusse.

Conférence à Brünn entre M. de Talleyrand et les négociateurs autrichiens.

M. de Talleyrand entra immédiatement en pourparlers avec les deux négociateurs autrichiens. Ils se récrièrent fort quand ils connurent les prétentions du ministre français, et cependant on ne s'expliquait pas encore sur le Tyrol, on ne parlait que du désir d'éloigner l'Autriche de l'Italie et de la Suisse, afin de couper court à toutes les causes de rivalité et de guerre.

Vœux de l'Autriche relativement aux conditions de la prochaine paix.

MM. de Lichtenstein et de Giulay firent connaître, de leur côté, les conditions auxquelles l'Autriche était prête à consentir. Elle voyait bien que c'en était fait pour elle des États vénitiens, des possessions qu'elle avait en Souabe, et des prétentions litigieuses entre l'empire et les princes allemands. Elle consentait donc à céder Venise et la terre ferme jusqu'à l'Isonzo; mais elle voulait garder l'Istrie, l'Albanie, et gagner Raguse, comme débouchés nécessaires à la Hongrie. C'étaient d'ailleurs les derniers restes des acquisitions obtenues sous l'empereur actuel, et il y tenait par honneur.

Quant au Tyrol, elle était presque disposée à l'abandonner, mais en le transférant à l'électeur actuel de Salzbourg, l'archiduc Ferdinand, qu'on avait dédommagé en 1803 de la Toscane par l'évêché de Salzbourg et la prévôté de Berchtolsgaden. Elle voulait en échange Salzbourg et Berchtolsgaden, et il fallait de plus laisser le Vorarlberg, Lindau et les bords du lac de Constance à ce même archiduc, comme dépendances du Tyrol.

Par cet arrangement, l'Autriche aurait acquis Salzbourg, et gardé le Tyrol avec le Vorarlberg, dans la personne de l'un de ses archiducs.

L'Autriche demande le Hanovre pour l'un de ses archiducs.

Du reste, elle consentait à céder les possessions autrichiennes en Souabe, plus l'Ortenau, le Brisgau, les évêchés d'Eichstaedt et de Passau. Mais elle demandait, pour les princes de sa maison qui perdaient ces possessions, un grand dédommagement, qui paraîtra singulièrement imaginé, et qui prouvera de quels sentiments étaient animés les uns à l'égard des autres les membres de la coalition européenne, elle demandait le Hanovre.

Ainsi ce patrimoine du roi d'Angleterre qu'on avait blâmé Napoléon d'offrir à la Prusse, et celle-ci d'accepter de Napoléon, que la Russie venait elle-même de proposer à la Prusse pour la détacher de la France, l'Autriche à son tour le demandait pour un archiduc!

M. de Talleyrand, charmé de voir se produire de tels désirs, ne se récria point en les entendant exprimer, et promit d'en faire part à Napoléon.

Enfin, quant aux 100 millions de contribution, l'Autriche se déclarait dans l'impossibilité d'en payer 10, tant elle était épuisée. Elle offrait, en compensation d'une telle somme, de livrer l'immense matériel en armes et munitions de tout genre qui se trouvait dans les États vénitiens, et qu'elle aurait eu le droit d'enlever, si elle n'en avait pas stipulé l'abandon.

Les négociateurs ne pouvant se mettre d'accord, le prince de Lichtenstein va prendre à Holitsch de nouvelles instructions.

Après de vifs débats, qui ne durèrent que trois ou quatre jours, vu que de tous les côtés on était pressé d'en finir, il fut convenu que le prince de Lichtenstein se transporterait au château de l'empereur François, à Holitsch, pour se procurer de nouvelles instructions, celles dont il était porteur ne l'autorisant pas à souscrire les sacrifices exigés par Napoléon.

M. de Talleyrand devait rester à Brünn jusqu'à son retour. C'était une grande faute aux Autrichiens que de perdre du temps, car ce qui se passait à Vienne entre Napoléon et M. d'Haugwitz allait rendre leur situation encore plus mauvaise.

M. de Talleyrand, qui de Brünn correspondait tous les jours avec Vienne, avait fait savoir à Napoléon qu'il n'était pas près de s'entendre avec les négociateurs autrichiens. Ces résistances, qui méritaient une sérieuse attention si elles se combinaient avec les résistances de la Prusse, contrariaient Napoléon. Les archiducs s'approchaient de Presbourg suivis de cent mille hommes. Les troupes prussiennes se réunissaient en Saxe et en Franconie; les Anglo-Russes s'avançaient en Hanovre. Ces circonstances réunies n'effrayaient pas le vainqueur d'Austerlitz. Il était prêt, s'il le fallait, à battre les archiducs sous Presbourg, et à se rejeter ensuite sur la Prusse par la Bohême. Mais c'était recommencer avec l'Europe, coalisée cette fois tout entière, un jeu dangereux; et il n'eût pas été sage de s'y exposer pour quelques lieues carrées de plus ou de moins. Quoique la position de Napoléon fût celle d'un vainqueur tout-puissant, elle ne le dispensait pas néanmoins de se conduire en politique habile. Motifs de Napoléon pour avoir une explication avec la Prusse. C'était la Prusse que son habileté devait avoir en vue, car, en profitant de la terreur que lui avaient inspirée les derniers événements de la guerre, il pouvait l'enlever à la coalition, la rattacher à la France, et ajouter à la victoire d'Austerlitz une victoire diplomatique non moins décisive. Aussi était-il très-impatient de voir et d'entretenir M. d'Haugwitz.

M. d'Haugwitz, venu pour imposer des conditions à Napoléon, sous la fausse apparence d'une médiation officieuse, le trouvait triomphant, et presque maître de l'Europe. Sans doute avec du caractère, de l'union, de la constance, il était possible encore de tenir tête à l'empereur des Français. Mais la Russie avait passé du délire de l'orgueil à l'abattement de la défaite; l'Autriche terrassée était sous les pieds de son vainqueur; la Prusse tremblait à la seule idée de la guerre. Et puis, tous les coalisés, se défiant les uns des autres, communiquaient peu entre eux. M. d'Haugwitz fréquentait sans cesse, et exclusivement, la légation française, poussait la flatterie jusqu'à porter tous les jours dans Vienne le grand cordon de la Légion d'honneur[12], ne parlait qu'avec admiration d'Austerlitz, du génie de Napoléon, et ne pouvait se défendre d'une vive agitation en songeant à l'accueil qu'il allait recevoir.

Entrevue de Napoléon avec M. d'Haugwitz.

Napoléon, arrivé le 13 décembre à Vienne, fit appeler le soir même M. d'Haugwitz à Schœnbrunn, et lui donna audience dans le cabinet de Marie-Thérèse. Il ne savait pas encore tout ce qui avait eu lieu à Potsdam, cependant il en savait plus que lorsqu'il avait vu M. d'Haugwitz à Brünn, la veille d'Austerlitz. Il était informé de l'existence d'un traité signé le 3 novembre, par lequel la Prusse s'engageait éventuellement à faire partie de la coalition. Il était vif et s'emportait facilement, mais souvent il affectait la colère plus qu'il ne la ressentait. Cherchant cette fois à intimider son interlocuteur, il reprocha très-violemment à M. d'Haugwitz d'avoir, lui, ministre ami de la paix, lui qui avait placé sa gloire dans le système de la neutralité, qui avait même voulu convertir cette neutralité en un projet d'alliance avec la France, il lui reprocha d'avoir eu la faiblesse de se lier à Potsdam avec la Russie et l'Autriche, et d'avoir contracté avec ces puissances des engagements qui ne pouvaient le mener qu'à la guerre. Il se plaignit amèrement de la duplicité de son cabinet, des hésitations de son roi, de l'empire des femmes sur sa cour, et lui fit entendre que, débarrassé maintenant des ennemis qu'il avait naguère sur les bras, il était maître de faire de la Prusse ce qu'il voudrait. Puis avec véhémence, il lui demanda ce que désirait enfin le cabinet prussien, quel système il comptait suivre, et parut exiger sur toutes ces questions des explications complètes, catégoriques et immédiates.

M. d'Haugwitz, troublé d'abord, se remit bientôt, car il avait autant de sang-froid que d'esprit. À travers cette bruyante colère, il crut deviner que Napoléon, au fond, souhaitait un raccommodement, et que si on rompait bien vite les engagements pris avec la coalition, ce vainqueur, en apparence si courroucé, consentirait à s'apaiser.

M. d'Haugwitz donna donc des explications adroites, spécieuses, caressantes, sur les circonstances qui avaient dominé et entraîné la Prusse, livra, sans inconvenance, ceux qui avaient eu la faiblesse de se laisser maîtriser par de purs accidents, jusqu'à sortir du vrai système qui convenait à leur pays, et finit par insinuer assez clairement, que, si Napoléon le voulait, tout serait réparé promptement, et même que l'alliance manquée tant de fois pourrait devenir le prix instantané d'une réconciliation immédiate.

Napoléon, jetant dans l'âme de M. d'Haugwitz un regard pénétrant, reconnut que les Prussiens ne demandaient pas mieux que de faire volte-face, et de revenir à lui. À tous les coups qu'il avait déjà portés à l'Europe, il fut charmé d'ajouter une profonde malice, et il imagina d'offrir sur-le-champ à M. d'Haugwitz le projet que Duroc avait été chargé de présenter à Berlin, c'est-à-dire l'alliance formelle de la Prusse avec la France, à la condition tant de fois renouvelée du Hanovre. C'était assurément entreprendre beaucoup sur l'honneur du cabinet prussien, car Napoléon lui proposait, on peut dire à prix d'argent, l'abandon des liens récemment contractés sur le tombeau du grand Frédéric; il lui proposait, après avoir fait à Potsdam défection à la France, au profit de l'Europe, de faire à Vienne défection à l'Europe, au profit de la France. Napoléon n'hésita pas, et, en énonçant cette proposition, il tint les yeux longtemps fixés sur le visage de M. d'Haugwitz.

Le ministre prussien ne se montra ni indigné, ni surpris. Il parut enchanté au contraire de rapporter de Vienne, au lieu d'une déclaration de guerre, le Hanovre, avec l'alliance de la France, qui était son système de prédilection. Il faut faire remarquer, pour l'excuse de M. d'Haugwitz, que, parti de Berlin dans un moment où l'on se flattait que Napoléon n'arriverait pas jusqu'à Vienne, il avait vu, même dans cette supposition, le duc de Brunswick, le maréchal Mollendorf, inquiets des conséquences d'une guerre contre la France, et insistant pour qu'on ne se déclarât pas avant la fin de décembre. Or Napoléon avait conquis Vienne, écrasé tous les coalisés à Austerlitz, et on n'était qu'au 13 décembre. M. d'Haugwitz pouvait craindre que Napoléon, vainqueur, ne se jetât brusquement sur la Bohême, et ne tombât comme la foudre à Berlin. Il fut donc heureux de faire aboutir à une conquête une situation qui menaçait d'aboutir à un désastre. Quant à la fidélité envers les coalisés, il les traitait comme ils se traitaient entre eux. Il faut s'en prendre, au surplus, de la conduite qu'il tint à Vienne, moins à lui qu'à ceux qui, en son absence, avaient engagé la Prusse dans un défilé sans issue. Il accepta, séance tenante, l'offre de Napoléon.

Celui-ci, satisfait de voir son idée accueillie, dit à M. d'Haugwitz: Eh bien, c'est chose décidée, vous aurez le Hanovre. Vous m'abandonnerez en retour quelques parcelles de territoire dont j'ai besoin, et vous signerez avec la France un traité d'alliance offensive et défensive. Mais, arrivé à Berlin, vous imposerez silence aux coteries, vous les traiterez avec le mépris qu'elles méritent, vous ferez dominer la politique du ministère sur celle de la cour.—Les allusions de Napoléon s'adressaient à la reine, au prince Louis et à l'entourage. Il enjoignit ensuite à Duroc de s'aboucher avec M. d'Haugwitz, et de rédiger immédiatement le projet de traité.

Napoléon, une fois débarrassé de la Prusse, prescrit à M. de Talleyrand d'exiger le Tyrol de la part de l'Autriche.

Cet arrangement était à peine conclu, que Napoléon, enchanté de son ouvrage, écrivit à M. de Talleyrand, pour lui enjoindre de ne rien terminer à Brünn, de traîner la négociation en longueur quelques jours encore, car il était assuré d'en finir avec la Prusse, qu'il venait de conquérir au prix du Hanovre, et il n'avait plus à s'inquiéter désormais ni des menaces des Anglo-Russes contre la Hollande, ni des mouvements des archiducs du côté de la Hongrie. Il ajouta qu'il voulait maintenant le Tyrol péremptoirement, la contribution de guerre plus résolument que jamais, et que, du reste, il fallait quitter Brünn pour se transporter à Vienne. La négociation était trop loin de lui à Brünn, il la désirait plus rapprochée, à Presbourg, par exemple.

Traité de Schœnbrunn avec la Prusse.

C'était le 13 décembre que Napoléon avait vu M. d'Haugwitz. Le traité fut rédigé le 14, et signé le 15, à Schœnbrunn. Voici quelles en furent principales conditions.

La France, considérant le Hanovre comme sa propre conquête, le cédait à la Prusse. La Prusse en retour cédait à la Bavière le marquisat d'Anspach, cette même province qu'il était si difficile de ne pas traverser quand on avait la guerre avec l'Autriche. Elle cédait de plus à la France la principauté de Neufchâtel, le duché de Clèves contenant la place de Wesel. Les deux puissances se garantissaient toutes leurs possessions, ce qui signifiait que la Prusse garantissait à la France ses limites présentes, avec les nouvelles acquisitions faites en Italie, et les nouveaux arrangements conclus en Allemagne, et que la France garantissait à la Prusse son état actuel, avec les additions de 1803, et la nouvelle addition du Hanovre.

C'était un vrai traité d'alliance offensive et défensive, qui de plus en portait le titre formel, titre repoussé dans tous les traités antérieurs.

Napoléon avait exigé Neufchâtel, Clèves, et surtout Anspach, qu'il allait échanger avec la Bavière contre le duché de Berg, afin d'avoir des dotations à distribuer entre ses meilleurs serviteurs. C'étaient pour la Prusse de bien faibles sacrifices, et pour lui de précieux moyens de récompense, car, dans ses vastes desseins, il ne voulait être grand qu'en rendant tout grand autour de lui, ses ministres, ses généraux, comme ses parents. Cette négociation était un coup de maître; elle couvrait de confusion les coalisés, elle mettait l'Autriche à la discrétion de Napoléon, et, par-dessus tout, elle assurait à celui-ci la seule alliance désirable et possible, l'alliance de la Prusse. Mais elle contenait un engagement grave, celui d'arracher le Hanovre à l'Angleterre, engagement qui pouvait être un jour fort onéreux, car on devait craindre qu'il n'empêchât la paix maritime, si dans un temps plus ou moins prochain les circonstances la rendaient possible.

Napoléon écrivit aussitôt après à M. de Talleyrand que le traité avec la Prusse était signé, et qu'il fallait quitter Brünn, si les Autrichiens n'acceptaient pas les conditions qu'il entendait leur imposer.

M. de Talleyrand, qui aurait voulu que la paix fût déjà conclue, qui répugnait surtout à maltraiter l'Autriche, éprouva la contrariété la plus vive. Quant aux négociateurs autrichiens, ils furent atterrés. Ils rapportaient d'Holitsch de nouvelles concessions, mais pas aussi étendues que celles qui leur étaient demandées. Ils surent que la Prusse, pour avoir le Hanovre, les exposait à perdre le Tyrol, et malgré le danger de différer encore, et de voir Napoléon élever peut être de nouvelles exigences, danger que M. de Talleyrand s'attachait à leur faire sentir, ils furent obligés d'en référer à leur souverain.

Les négociateurs, réunis à Brünn, se séparent en se donnant rendez-vous à Presbourg.

On se sépara donc à Brünn, en se donnant rendez-vous à Presbourg. Le séjour de Brünn était devenu malsain par les exhalaisons qui s'échappaient d'une terre chargée de cadavres, et d'une ville remplie d'hôpitaux.

M. de Talleyrand retourna à Vienne, et trouva Napoléon disposé à recommencer la guerre, si on ne cédait pas. Il avait en effet ordonné au général Songis de réparer le matériel de l'artillerie, et de l'augmenter aux dépens de l'arsenal de Vienne. Il avait même adressé une réprimande sévère au ministre de la police Fouché, pour avoir laissé annoncer trop tôt la paix comme certaine.

Une circonstance toute récente avait contribué à l'animer davantage. Il venait, d'être informé des événements qui se passaient à Naples. Cette cour insensée, après avoir stipulé (par le conseil de la Russie, il est vrai) un traité de neutralité, avait tout à coup levé le masque, et pris les armes. Événements de Naples. En apprenant la bataille de Trafalgar, et les engagements contractés par la Prusse, la reine Caroline avait cru Napoléon perdu, et s'était décidée à appeler les Russes. Soudaine violation du traité de neutralité conclu avec la France. Le 19 novembre, une division navale avait déposé sur le rivage de Naples 10 à 12 mille Russes et 6 mille Anglais. La cour de Naples s'était engagée à joindre 40 mille Napolitains à l'armée anglo-russe. Le projet consistait à soulever l'Italie sur les derrières des Français, pendant que Masséna se trouvait au pied des Alpes Juliennes, et Napoléon presque aux frontières de l'ancienne Pologne. Cette cour d'émigrés avait cédé à la faiblesse ordinaire aux émigrés, qui est de croire toujours ce qu'ils désirent, et de se conduire en conséquence.

Napoléon, quand il connut cette scandaleuse violation de la foi jurée, fut à la fois irrité et satisfait. Son parti était pris, la reine de Naples devait payer de son royaume la conduite qu'elle venait de tenir, et laisser vacante une couronne qui serait très-bien placée dans la famille Bonaparte. Personne en Europe ne pourrait taxer d'injustice l'acte souverain qui frapperait cette branche de la maison de Bourbon, et quant à ses protecteurs naturels, la Russie et l'Autriche, on n'avait plus guère à compter avec eux.

Napoléon décide la déchéance des Bourbons de Naples.

Cependant, à Brünn, les négociateurs autrichiens avaient essayé de faire insérer dans le traité de paix quelque article qui couvrît la cour de Naples, dont ils avaient le secret, encore ignoré de Napoléon. Mais celui-ci, une fois informé, donna l'ordre formel à M. de Talleyrand de ne rien écouter à ce sujet.—Je serais trop lâche, dit-il, si je supportais les outrages de cette misérable cour de Naples. Vous savez avec quelle générosité je me suis conduit envers elle; mais c'en est fait maintenant, la reine Caroline cessera de régner en Italie. Quoi qu'il arrive, vous n'en parlerez pas au traité. C'est ma volonté absolue.—

Les négociateurs attendaient M. de Talleyrand à Presbourg. Il s'y était rendu. On négociait aux avant-postes des deux armées. Les archiducs s'étaient rapprochés de Presbourg; ils étaient à deux marches de Vienne. Napoléon y avait réuni la plus grande partie de ses troupes. Il y avait amené Masséna par la route de Styrie. Près de deux cent mille Français se trouvaient concentrés autour de la capitale de l'Autriche. Napoléon, extrêmement animé, était décidé à reprendre les hostilités. Mais s'y prêter eût été une trop grande folie de la part de la cour de Vienne, surtout après la défection de la Prusse, et dans l'état d'abattement du cabinet russe. Quelque grands que fussent les sacrifices exigés, le cabinet autrichien, tout en feignant d'abord d'en repousser l'idée, était résigné à les subir.

L'Autriche subit les conditions de Napoléon.

Il fut donc convenu que l'Autriche abandonnerait l'État de Venise, avec les provinces de terre ferme, telles que le Frioul, l'Istrie, la Dalmatie. Ainsi Trieste et les bouches du Cattaro passaient à la France. Ces territoires devaient être réunis au royaume d'Italie. Napoléon obtient l'Italie entière, l'Istrie et la Dalmatie. La séparation des couronnes de France et d'Italie était de nouveau stipulée, mais avec un vague d'expressions qui laissait la faculté de différer cette séparation jusqu'à la paix générale, ou jusqu'à la mort de Napoléon.

La Bavière obtient le Tyrol.

La Bavière obtenait le Tyrol, objet de ses éternels désirs, le Tyrol allemand aussi bien que le Tyrol italien. L'archiduc Ferdinand est transporté à Würzbourg. L'Autriche, en retour, recevait les principautés de Salzbourg et de Berchtolsgaden, données en 1803 à l'archiduc Ferdinand, ancien grand-duc de Toscane; et la Bavière dédommageait l'archiduc en lui cédant la principauté ecclésiastique de Würzbourg, qu'elle avait également reçue en 1803 par suite des sécularisations.

Le territoire de l'Autriche était ainsi mieux tracé, mais elle perdait avec le Tyrol toute influence sur la Suisse et l'Italie, et l'archiduc Ferdinand, transporté au milieu de la Franconie, cessait d'être sous son influence immédiate. L'État qu'on accordait à ce prince n'était plus comme auparavant une pure annexe de la monarchie autrichienne.

À cette indemnité, trouvée dans le pays de Salzbourg, on ajoutait pour l'Autriche la sécularisation des biens de l'ordre teutonique, et leur conversion en propriété héréditaire sur la tête de celui des archiducs qu'elle désignerait. L'importance de ces biens consistait en une population de 120 mille habitants, et en un revenu de 150 mille florins.

Le titre électoral de l'archiduc Ferdinand, avec sa voix au collége des Électeurs, était maintenu, et transféré de la principauté de Salzbourg sur la principauté de Würzbourg.

L'Autriche reconnaissait la royauté des électeurs de Wurtemberg et de Bavière, consentait à ce que les prérogatives des souverains de Baden, de Wurtemberg et de Bavière sur la noblesse immédiate de leurs États, fussent les mêmes que ceux de l'empereur sur la noblesse immédiate des siens. C'était la suppression de cette noblesse dans les trois États en question, car les pouvoirs de l'empereur sur cette noblesse étant complets, ceux des trois princes le devenaient au même degré.

Enfin la chancellerie impériale renonçait à tous droits d'origine féodale sur les trois États favorisés par la France.

Achèvement dans les trois États de Baden, Wurtemberg et Bavière, de la révolution politique commencée en 1803.

Toutefois l'approbation de la Diète était formellement réservée. La France opérait de la sorte une révolution sociale dans une notable partie de l'Allemagne, car elle y centralisait le pouvoir au profit du souverain territorial, et y faisait cesser toute dépendance féodale extérieure. Elle continuait également le système des sécularisations, car avec l'ordre teutonique disparaissait l'une des deux dernières principautés ecclésiastiques subsistantes, et il ne restait plus que celle du prince archichancelier, électeur ecclésiastique de Ratisbonne. Conformément à ce qui s'était passé antérieurement, cette sécularisation s'opérait encore au profit de l'une des principales cours de l'Allemagne.

L'Autriche, définitivement exclue de l'Italie, dépouillée en perdant le Tyrol des positions dominantes qu'elle avait dans les Alpes, rejetée derrière l'Inn, privée de tout poste avancé en Souabe, et des liens féodaux qui lui assujettissaient les États de l'Allemagne méridionale, avait essuyé à la fois d'immenses dommages matériels et politiques. Elle perdait, comme nous l'avons annoncé plus haut, 4 millions de sujets sur 24, 15 millions de florins de revenu sur 103.

Le traité était bien conçu pour le repos de l'Italie et de l'Allemagne. Il n'y avait qu'une objection à lui adresser, c'est que le vaincu trop maltraité ne pouvait pas se soumettre sincèrement. C'était à Napoléon, par une grande sagesse, par des alliances bien ménagées, à laisser l'Autriche sans espoir et sans moyen de se soulever contre les décisions de la victoire.

Au moment de signer un pareil traité, la main des plénipotentiaires hésitait. Ils se défendaient sur deux points, la contribution de guerre de 100 millions, et Naples. Napoléon avait réduit à 50 millions la contribution exigée, en raison des sommes qu'il avait déjà touchées directement dans les caisses de l'Autriche. Quant à Naples, il n'en voulait pas entendre parler.

On imagina, pour le vaincre, une démarche toute de courtoisie, c'était de lui envoyer l'archiduc Charles, prince dont il honorait le caractère et les talents, et qu'il n'avait jamais rencontré. On lui demanda de le recevoir à Vienne; il y consentit avec beaucoup d'empressement, mais bien résolu à ne rien céder. Entrevue de Napoléon avec l'archiduc Charles. On s'était persuadé que ce prince, l'un des premiers généraux de l'Europe, exposant à Napoléon les ressources que conservait la monarchie autrichienne, lui exprimant les sentiments de l'armée prête à s'immoler pour repousser un traité humiliant, joignant à ces nobles protestations d'adroites instances, toucherait peut-être Napoléon. Aussi, M. de Talleyrand insistant auprès des négociateurs pour les engager à en finir, ils répondirent qu'on les accuserait d'avoir livré leur pays, s'ils donnaient leur signature avant l'entrevue que Napoléon devait avoir avec l'archiduc.

Signature du traité de paix de Presbourg le 26 décembre 1805.

Toutefois, M. de Talleyrand ayant pris sur lui d'abandonner 10 millions encore sur la contribution de guerre, ils signèrent, le 26 décembre, le traité de Presbourg, l'un des plus glorieux que Napoléon ait jamais conclus, et le mieux conçu certainement, car si la France obtint depuis de plus grands territoires, ce fut au prix d'arrangements moins acceptables de l'Europe, et dès lors moins durables. Les négociateurs autrichiens se bornèrent à recommander, par une lettre signée en commun, la maison régnante de Naples à la générosité du vainqueur. L'archiduc vit Napoléon le 27, dans l'une des résidences de l'empereur, en fut reçu avec les égards dus à son rang et à sa gloire, s'entretint avec lui d'art militaire, ce qui était naturel entre deux capitaines de ce mérite, et se retira ensuite sans avoir dit un mot des affaires des deux empires.

Janv. 1806.
Dispositions de Napoléon avant de quitter Vienne.

Napoléon disposa tout pour quitter l'Autriche sur-le-champ. Il fit évacuer par le Danube les deux mille pièces de canon et les cent mille fusils pris dans l'arsenal de Vienne; il dirigea cent cinquante pièces de canon sur Palma-Nova, pour armer cette importante place, qui commandait les États vénitiens de terre ferme. Il régla la retraite de ses soldats de manière qu'elle s'exécutât à petites journées, car il ne voulait pas qu'ils retournassent comme ils étaient venus, au pas de course. Les dispositions nécessaires furent ordonnées sur la route pour qu'ils vécussent dans l'abondance. Il fit distribuer deux millions de gratification aux officiers de tout grade, afin que chacun pût jouir immédiatement des fruits de la victoire. Berthier fut chargé de veiller à la rentrée de l'armée sur le territoire de France. Elle devait être sortie de Vienne dans l'espace de cinq jours, et avoir repassé l'Inn dans l'espace de vingt. Il fut stipulé que la place de Braunau resterait dans les mains des Français jusqu'à complet payement de la contribution de 40 millions.

Napoléon se rend à Munich.

Cela fait, Napoléon partit pour Munich, où il fut reçu avec transport. Les Bavarois, qui devaient un jour le trahir dans sa défaite, et réduire l'armée française à leur passer sur le corps à Hanau, couvraient de leurs applaudissements, poursuivaient de leur ardente curiosité, le conquérant qui les avait sauvés de l'invasion, constitués en royaume, enrichis des dépouilles de l'Autriche vaincue! Napoléon assiste à Munich au mariage d'Eugène de Beauharnais avec la princesse Auguste. Napoléon, après avoir assisté au mariage d'Eugène de Beauharnais avec la princesse Auguste, après avoir joui du bonheur d'un fils qu'il aimait, de l'admiration des peuples avides de le voir, des flatteries d'une ennemie, l'électrice de Bavière, partit pour Paris, où l'attendait l'enthousiasme de la France.

Une campagne de trois mois, au lieu d'une guerre de plusieurs années, comme on le craignait d'abord, le continent désarmé, l'Empire français porté aux limites qu'il n'aurait jamais dû franchir, une gloire éblouissante ajoutée à nos armes, le crédit public et privé miraculeusement rétabli, de nouvelles perspectives de repos et de prospérité ouvertes à la nation, sous un gouvernement puissant et respecté du monde, voilà ce dont on voulait le remercier par mille cris de Vive l'Empereur! Il entendit ces cris à Strasbourg même, en passant le Rhin, et ils l'accompagnèrent jusqu'à Paris, où il entra le 26 janvier 1806. C'était le retour de Marengo. Austerlitz était en effet pour l'Empire, ce que Marengo avait été pour le Consulat. Marengo avait raffermi le pouvoir consulaire dans les mains de Napoléon; Austerlitz assurait la couronne impériale sur sa tête. Marengo avait fait passer en un jour la France d'une situation menacée à une situation tranquille et grande; Austerlitz, en abattant en un jour une formidable coalition, ne produisait pas un moindre résultat. Pour les esprits réfléchis et calmes, s'il en restait quelques-uns en présence de tels événements, il n'y avait qu'un sujet de crainte, c'était l'inconstance connue de la fortune, et, ce qui est plus redoutable encore, la faiblesse de l'esprit humain, qui quelquefois supporte le malheur sans faillir, rarement la prospérité sans commettre de grandes fautes.

FIN DU LIVRE VINGT-TROISIÈME.

LIVRE VINGT-QUATRIÈME.

CONFÉDÉRATION DU RHIN.

Retour de Napoléon à Paris. — Joie publique. — Distribution des drapeaux pris sur l'ennemi. — Décret du Sénat ordonnant l'érection d'un monument triomphal. — Napoléon consacre ses premiers soins aux finances. — La compagnie des Négociants réunis est reconnue débitrice envers le Trésor d'une somme de 141 millions. — Napoléon, mécontent de M. de Marbois, le remplace par M. Mollien. — Rétablissement du crédit. — Trésor formé avec les contributions levées en pays conquis. — Ordres relatifs au retour de l'armée, à l'occupation de la Dalmatie, à la conquête de Naples. — Suite des affaires de Prusse. — La ratification du traité de Schœnbrunn donnée avec des réserves. — Nouvelle mission de M. d'Haugwitz auprès de Napoléon. — Le traité de Schœnbrunn est refait à Paris, mais avec des obligations de plus, et des avantages de moins pour la Prusse. — M. de Lucchesini est envoyé à Berlin pour expliquer ces nouveaux changements. — Le traité de Schœnbrunn, devenu traité de Paris, est enfin ratifié, et M. d'Haugwitz retourne en Prusse. — Ascendant dominant de la France. — Entrée de Joseph Bonaparte à Naples. — Occupation de Venise. — Retards apportés à la remise de la Dalmatie. — L'armée française est arrêtée sur l'Inn, en attendant la remise de la Dalmatie, et répartie entre les provinces allemandes les plus capables de la nourrir. — Souffrance des pays occupés. — Situation de la cour de Prusse après le retour de M. d'Haugwitz à Berlin. — Envoi du duc de Brunswick à Saint-Pétersbourg, pour expliquer la conduite du cabinet prussien. — État de la cour de Russie. — Dispositions d'Alexandre depuis Austerlitz. — Accueil fait au duc de Brunswick. — Inutiles efforts de la Prusse pour faire approuver par la Russie et par l'Angleterre l'occupation du Hanovre. — L'Angleterre déclare la guerre à la Prusse. — Mort de M. Pitt, et avénement de M. Fox au ministère. — Espérances de paix. — Relations établies entre M. Fox et M. de Talleyrand. — Envoi de lord Yarmouth à Paris, en qualité de négociateur confidentiel. — Bases d'une paix maritime. — Les agents de l'Autriche, au lieu de livrer les bouches du Cattaro aux Français, les livrent aux Russes. — Menaces de Napoléon à la cour de Vienne. — La Russie envoie M. d'Oubril à Paris, avec mission de prévenir un mouvement de l'armée française contre l'Autriche, et de proposer la paix. — Lord Yarmouth et M. d'Oubril négocient conjointement à Paris. — Possibilité d'une paix générale. — Calcul de Napoléon tendant à traîner la négociation en longueur. — Système de l'Empire français. — Royautés vassales, grands-duchés et duchés. — Joseph roi de Naples, Louis roi de Hollande. — Dissolution de l'empire germanique. — Confédération du Rhin. — Mouvements de l'armée française. — Administration intérieure. — Travaux publics. — La colonne de la place Vendôme, le Louvre, la rue Impériale, l'arc de l'Étoile. — Routes et canaux. — Conseil d'État. — Création de l'Université. — Budget de 1806. — Rétablissement de l'impôt du sel. — Nouveau système de trésorerie. — Réorganisation de la Banque de France. — Continuation des négociations avec la Russie et l'Angleterre. — Traité de paix avec la Russie, signé le 20 juillet par M. d'Oubril. — La signature de ce traité décide lord Yarmouth à produire ses pouvoirs. — Lord Lauderdale est adjoint à lord Yarmouth. — Difficultés de la négociation avec l'Angleterre. — Quelques indiscrétions commises par les négociateurs anglais, au sujet de la restitution du Hanovre, font naître à Berlin de vives inquiétudes. — Faux rapports qui exaltent l'esprit de la cour de Prusse. — Nouvel entraînement des esprits à Berlin, et résolution d'armer. — Surprise et méfiance de Napoléon. — La Russie refuse de ratifier le traité signé par M. d'Oubril, et propose de nouvelles conditions. — Napoléon ne veut pas les admettre. — Tendance générale à la guerre. — Le roi de Prusse demande l'éloignement de l'armée française. — Napoléon répond par la demande d'éloigner l'armée prussienne. — Silence prolongé de part et d'autre. — Les deux souverains partent pour l'armée. — La guerre est déclarée entre la Prusse et la France.

Retour de Napoléon à Paris.

Tandis que Napoléon s'arrêtait quelques jours à Munich, pour y célébrer le mariage d'Eugène de Beauharnais avec la princesse Auguste de Bavière; tandis qu'il s'arrêtait un jour à Stuttgard, un autre jour à Carlsruhe, pour y recevoir les félicitations de ses nouveaux alliés, et y conclure des alliances de famille, le peuple de Paris l'attendait avec la plus vive impatience, afin de lui témoigner sa joie et son admiration. La France, profondément satisfaite de la marche des affaires publiques, quoique n'y prenant plus aucune part, semblait retrouver la vivacité des premiers jours de la révolution, pour applaudir les merveilleux exploits de ses armées et de son chef. Napoléon, qui au génie des grandes choses joignait l'art de les faire valoir, s'était fait précéder par les drapeaux pris sur l'ennemi. Distribution des drapeaux pris sur l'ennemi, entre le Sénat, le Tribunat, la ville de Paris, et l'église Notre-Dame. Il en avait ordonné une distribution très-habilement calculée. Il les avait répartis entre le Sénat, le Tribunat, la ville de Paris et la vieille église de Notre-Dame, témoin de son couronnement. Il en donnait huit au Tribunat, huit à la ville de Paris, cinquante-quatre au Sénat, cinquante à l'église Notre-Dame. Pendant la dernière campagne il n'avait cessé d'informer le Sénat de tous les événements de la guerre, et, la paix signée, il s'était hâté de lui communiquer par un message le traité de Presbourg. Il payait ainsi par de continuelles attentions la confiance de ce grand corps, et, en agissant de la sorte, il était conséquent avec sa politique, car il maintenait dans un haut rang ces vieux auteurs de la révolution, que la génération nouvelle écartait volontiers quand les élections lui en fournissaient le moyen. C'était son aristocratie à lui, et il espérait la fondre peu à peu avec l'ancienne.

Cérémonie de la remise des drapeaux.

Ces drapeaux traversèrent Paris le 1er janvier 1806, et furent portés triomphalement dans les rues de la capitale, pour être placés sous les voûtes des édifices qui devaient les contenir. Une foule immense était accourue afin d'assister à ce spectacle.

Le sage et impassible Cambacérès dit lui-même, dans ses graves mémoires, que la joie du peuple tenait de l'ivresse. Et de quoi serait-on joyeux en effet, si on ne l'était de pareilles choses? Quatre cent mille Russes, Suédois, Anglais, Autrichiens, marchant de tous les points de l'horizon contre la France, deux cent mille Prussiens promettant de se joindre à eux; et tout à coup cent cinquante mille Français, partant des bords de l'Océan, traversant en deux mois une partie du continent européen, prenant sans combattre la première armée qu'on leur oppose, battant les autres à coups redoublés, entrant dans la capitale étonnée du vieil empire germanique, dépassant Vienne, et allant aux frontières de la Pologne rompre en une grande bataille le lien de la coalition; renvoyant dans leurs plaines glacées les Russes vaincus, et enchaînant à leurs frontières les Prussiens déconcertés; les angoisses d'une guerre qu'on avait pu croire longue, terminées en trois mois; la paix du continent subitement rétablie, la paix des mers justement espérée; toutes les perspectives de prospérité rendues à la France charmée et placée à la tête des nations! à quoi serait-on sensible, nous le répétons, si on ne l'était à de telles merveilles? Et comme alors personne ne prévoyait la fin trop prochaine de ces grandeurs, et que dans le génie fécond qui les produisait, on ne savait pas discerner encore le génie trop ardent qui devait les compromettre, on jouissait du bonheur public, sans aucun mélange de pressentiments sinistres.

Les hommes qui tiennent particulièrement à la prospérité matérielle des États, les commerçants, les financiers, n'étaient pas moins émus que le reste de la nation. Le haut commerce, qui, dans la victoire, applaudit au retour prochain de la paix, le haut commerce était ravi de voir terminer en un jour la double crise du crédit public et du crédit privé, et de pouvoir espérer de nouveau ce calme profond dont le Consulat avait fait jouir la France pendant cinq années. Le Sénat vote l'érection d'un monument triomphal à la gloire de Napoléon et de l'armée française. Le Sénat, après avoir reçu les drapeaux qui lui étaient destinés, ordonna par un décret qu'un monument triomphal serait élevé à Napoléon le Grand. Conformément au vœu du Tribunat, ce monument dut être une colonne surmontée de la statue de Napoléon. Le jour de sa naissance fut rangé au nombre des fêtes nationales, et il fut décidé en outre qu'un vaste édifice serait construit sur l'une des places de la capitale, pour recevoir, avec une suite de sculptures et de peintures consacrées à la gloire des armées françaises, l'épée que Napoléon portait à la bataille d'Austerlitz.

Les drapeaux destinés à Notre-Dame furent remis au clergé de la métropole par les autorités municipales. «Ces drapeaux, dit le vénérable archevêque de Paris, suspendus à la voûte de notre basilique, attesteront à nos derniers neveux les efforts de l'Europe armée contre nous, les hauts faits de nos soldats, la protection du ciel sur la France, les succès prodigieux de notre invincible empereur, et l'hommage qu'il fait à Dieu de ses victoires.»

C'est au milieu de cette satisfaction universelle et profonde que Napoléon rentra dans Paris, accompagné de l'Impératrice. Les chefs de la Banque, voulant que sa présence fût le signal de la prospérité publique, avaient attendu la veille de son retour pour reprendre les payements en argent. Depuis les derniers événements, la confiance renaissante avait fait abonder le numéraire dans les caisses. Il ne restait aucune trace des perplexités passagères du mois de décembre.

Arrivé à Paris, Napoléon reprend immédiatement la direction des affaires.

Chez Napoléon la joie du succès n'interrompait jamais le travail. Cette âme infatigable savait à la fois travailler et jouir. Arrivé le 26 janvier au soir, il était le 27, au matin, tout occupé des soins du gouvernement. L'archichancelier Cambacérès fut le premier personnage de l'Empire qu'il entretint dans cette journée. Les premiers soins de Napoléon consacrés aux finances. Après quelques instants donnés au plaisir de recevoir ses félicitations, et de voir sa prudence confondue par les prodiges de la dernière guerre, il lui parla de la crise financière, si promptement et si heureusement terminée. Il croyait avec raison à l'exactitude, à l'équité des rapports de l'archichancelier Cambacérès, il voulait donc l'entendre avant tout autre. Il était très-irrité contre M. de Marbois, dont la gravité lui avait toujours imposé, et qu'il avait cru incapable d'une légèreté en affaires. Il était fort loin de suspecter la haute probité de ce ministre, mais il ne pouvait lui pardonner d'avoir livré toutes les ressources du Trésor à d'aventureux spéculateurs, et il était résolu à déployer une grande sévérité. L'archichancelier réussit à le calmer, et à lui démontrer qu'au lieu d'exercer des rigueurs, il valait mieux traiter avec les Négociants réunis, et obtenir l'abandon de toutes leurs valeurs, afin de liquider avec la moindre perte possible cette étrange affaire.

Conseil de finances tenu aux Tuileries, relativement à l'affaire des Négociants réunis.

Napoléon convoqua sur-le-champ un conseil aux Tuileries, et voulut qu'on lui présentât un rapport détaillé sur les opérations de la compagnie, qui étaient encore obscures pour lui. Il y appela tous les ministres, et de plus M. Mollien, directeur de la caisse d'amortissement, dont il approuvait la gestion, et auquel il supposait, beaucoup plus qu'à M. de Marbois, la dextérité nécessaire à un grand maniement de fonds. Il manda d'autorité aux Tuileries MM. Desprez, Vanlerberghe et Ouvrard, et le commis qu'on accusait d'avoir trompé le ministre du Trésor.

Tous les assistants étaient intimidés par la présence de l'Empereur, qui ne cachait pas son ressentiment. M. de Marbois entreprit la lecture d'un long rapport qu'il avait préparé sur le sujet en discussion. À peine en avait-il lu une partie, que Napoléon, l'interrompant, lui dit: Je vois ce dont il s'agit. C'est avec les fonds du Trésor, et avec ceux de la Banque, que la compagnie des Négociants réunis a voulu suffire aux affaires de la France et de l'Espagne. Et comme l'Espagne n'avait rien à donner que des promesses de piastres, c'est avec l'argent de la France qu'on a pourvu aux besoins des deux pays. L'Espagne me devait un subside, et c'est moi qui lui en ai fourni un. Maintenant il faut que MM. Desprez, Vanlerberghe et Ouvrard m'abandonnent tout ce qu'ils possèdent, que l'Espagne me paye à moi ce qu'elle leur doit à eux, ou je mettrai ces messieurs à Vincennes, et j'enverrai une armée à Madrid.—

Sévérité de Napoléon envers M. de Marbois, auquel il retire le portefeuille du Trésor.

Napoléon se montra froid et sévère envers M. de Marbois.—J'estime votre caractère, lui dit-il, mais vous avez été dupe de gens contre lesquels je vous avais averti d'être en garde. Vous leur avez livré toutes les valeurs du portefeuille, dont vous auriez dû mieux surveiller l'emploi. Je me vois à regret forcé de vous retirer l'administration du Trésor, car après ce qui s'est passé je ne puis vous la laisser plus longtemps.—Napoléon fit introduire alors les membres de la compagnie qu'on avait mandés aux Tuileries. MM. Vanlerberghe et Desprez, quoique les moins répréhensibles, fondaient en larmes. M. Ouvrard, qui avait compromis la compagnie par des spéculations aventureuses, était parfaitement calme. Il s'efforça de persuader à Napoléon qu'il fallait lui permettre de liquider lui-même les opérations si compliquées dans lesquelles il avait engagé ses associés, et qu'il tirerait du Mexique, par la voie de la Hollande et de l'Angleterre, des sommes considérables, et bien supérieures à celles que la France avait avancées.

Il est probable, en effet, qu'il se serait mieux acquitté que personne de cette liquidation, mais Napoléon était trop irrité, et trop pressé de se trouver hors des mains des spéculateurs, pour se fier à ses promesses. Napoléon exige de MM. Desprez, Vanlerberghe et Ouvrard, l'abandon de tout ce qu'ils possèdent. Il plaça M. Ouvrard et ses associés entre une poursuite criminelle, ou l'abandon immédiat de tout ce qu'ils possédaient, en approvisionnements, en valeurs de portefeuille, en immeubles, en gages sur l'Espagne. Ils se résignèrent à ce cruel sacrifice.

Ce devait être pour eux une liquidation ruineuse, mais ils s'y étaient exposés, en abusant des ressources du Trésor. Le plus à plaindre des trois était M. Vanlerberghe, qui, sans se mêler aux spéculations de ses associés, s'était borné à faire, activement et honnêtement, dans toute l'Europe, le commerce des grains, pour le service des armées françaises[13].

Napoléon confère à M. Mollien le portefeuille du Trésor.

Après avoir congédié le conseil, Napoléon retint M. Mollien, et, sans attendre de sa part ni une observation, ni un consentement, il lui dit: Vous prêterez serment aujourd'hui comme ministre du Trésor.—M. Mollien, intimidé, quoique flatté par une telle confiance, hésitait à répondre.—Est-ce que vous n'auriez pas envie d'être ministre? ajouta Napoléon, et le jour même il exigea son serment.

Il fallait sortir des embarras de toute sorte créés par la compagnie des Négociants réunis. M. de Marbois avait déjà retiré des mains de cette compagnie le service du Trésor, et l'avait remis pour quelques jours à M. Desprez, lequel l'avait continué dès ce moment pour le compte de l'État. Il venait enfin de le confier aux receveurs généraux, à des conditions modérées, mais temporaires. On n'était pas fixé encore sur le parti définitif à prendre à ce sujet; il n'y avait d'arrêté que la résolution de ne plus charger des spéculateurs, quelque sages, quelque probes qu'ils fussent, d'un service aussi vaste et aussi important que la négociation générale des valeurs du Trésor.

Ce service, comme on l'a vu, consistait à escompter les obligations des receveurs généraux, les bons à vue, les traites de douanes et de coupes de bois, valeurs qui étaient toutes à terme, et à douze, quinze, dix-huit mois d'échéance. Jusqu'à la création de la compagnie des Négociants réunis, on s'était borné à faire des escomptes partiels et déterminés de ces valeurs, pour des sommes de 20 ou 30 millions à la fois. En échange des effets eux-mêmes, on recevait immédiatement les fonds provenant de l'escompte. C'est peu à peu, sous l'empire croissant du besoin qui supplée bientôt à la confiance, qu'on avait successivement abandonné ce service tout entier à une seule compagnie, livré en quelque sorte à sa discrétion le portefeuille du Trésor, et poussé l'entraînement jusqu'à mettre les caisses des comptables à sa disposition. Si on s'était borné à lui transmettre des sommes déterminées de papier, pour des sommes équivalentes de numéraire, en la laissant toucher seulement à leur échéance la valeur des effets escomptés, la confusion ne se serait pas opérée entre ses affaires et celles de l'État. Mais on avait abandonné aux Négociants réunis jusqu'à 470 millions à la fois d'obligations des receveurs généraux, de bons à vue, de traites de douanes, qu'ils avaient fait escompter, soit par la Banque, soit par des banquiers français et étrangers. En même temps, pour plus de commodité, on les avait autorisés à prendre directement dans les caisses des receveurs généraux tous les fonds qui rentraient, sauf règlement ultérieur; de sorte que la Banque, comme on l'a vu, lorsqu'elle s'était présentée avec les effets qu'elle avait escomptés, et qui étaient échus, n'avait trouvé dans les caisses que des quittances de M. Desprez, attestant qu'il avait déjà touché lui-même. On ne s'en était pas tenu à ces étranges facilités. Quand M. Desprez, agissant pour les Négociants réunis, escomptait les effets du Trésor, il en fournissait la valeur non en écus, mais en un papier qu'on lui avait permis d'introduire, et qu'on appelait bons de M. Desprez. De manière que la compagnie avait pu remplir de ces bons les caisses de l'État et de la Banque, et créer un papier de circulation, à l'aide duquel elle avait fait face quelque temps à ses spéculations, tant avec la France qu'avec l'Espagne.

Le vrai tort de M. de Marbois avait été de se prêter à cette confusion d'affaires, après laquelle il n'avait plus été possible de distinguer l'avoir de l'État de celui de la compagnie. Joignez à cette complaisance abusive l'infidélité d'un commis, qui possédait seul le secret du portefeuille, et qui avait trompé M. de Marbois, en lui exagérant sans cesse le besoin qu'on avait des Négociants réunis, et on aura l'explication de cette incroyable aventure financière. Ce commis avait reçu pour cela un million, que Napoléon fit verser à la masse commune des valeurs livrées par la compagnie. La terreur inspirée par Napoléon était si grande, qu'on s'empressait de tout avouer et de tout restituer.

Cependant, pour être juste envers chacun, il faut dire que Napoléon avait eu lui-même sa part de torts dans cette circonstance, en s'obstinant à laisser M. de Marbois sous le poids de charges énormes, et en différant trop longtemps la création de moyens extraordinaires. Il avait fallu en effet que M. de Marbois pourvût à un premier arriéré, résultant des budgets antérieurs, et à l'insolvabilité de l'Espagne, qui, n'acquittant pas son subside, était la cause d'un nouveau déficit d'une cinquantaine de millions. C'est sous le poids de ces diverses charges, que ce ministre intègre, mais trop peu avisé, était devenu l'esclave d'hommes aventureux, qui lui rendaient quelques services, qui auraient même pu lui en rendre de très-grands, si leurs calculs avaient été faits avec plus de précision. Leurs spéculations reposaient, effectivement, sur un fondement réel, c'étaient les piastres du Mexique, qui existaient bien réellement dans les caisses des capitaines généraux de l'Espagne. Mais ces piastres ne pouvaient pas aussi facilement venir en Europe que l'avait espéré M. Ouvrard, et c'est ce qui avait amené les embarras du Trésor et la ruine de la compagnie.

Le débet de la compagnie envers le Trésor, évalués successivement à 73, à 84, et enfin à 141 millions.

Ce qui prouve la confusion à laquelle on était arrivé, c'est la difficulté même dans laquelle on se trouva pour fixer l'étendue du débet de la compagnie envers le Trésor. On le supposait d'abord de 73 millions. Un nouvel examen le fit monter à 84. Enfin M. Mollien, voulant à son entrée en charge constater d'une manière rigoureuse la situation des finances, découvrit que la compagnie était parvenue à s'emparer d'une somme de 141 millions, dont elle restait débitrice envers l'État.

Voici comment se composait cette énorme somme de 141 millions. Les Négociants réunis avaient puisé directement, dans les caisses des receveurs généraux, jusqu'à 55 millions à la fois; et, par suite de diverses restitutions, leur dette envers ces comptables était réduite, au jour de la catastrophe, à 23 millions. On avait en caisse pour 73 millions de bons de M. Desprez, espèce de monnaie que M. Desprez donnait en place d'écus, et qui avait eu cours tant que son crédit, soutenu par la Banque, était resté entier, mais qui n'était plus désormais qu'un papier sans valeur. La compagnie devait encore 14 millions pour traites du caissier central. (Nous avons parlé ailleurs de ces effets imaginés pour faciliter les mouvements de fonds entre Paris et les provinces.) Ces 14 millions, pris au portefeuille, n'avaient été suivis d'aucun versement, ni en bons de M. Desprez, ni en autres valeurs. M. Desprez, pour sa gestion personnelle, pendant les quelques jours de son service particulier, restait débiteur de 17 millions. Enfin, parmi les effets de commerce que la compagnie avait fournis au Trésor, pour divers payements à exécuter au loin, il se trouvait 13 ou 14 millions de mauvais papier. Ces cinq différentes sommes, de 23 millions pris directement chez les comptables, de 73 millions en bons Desprez ne valant plus rien, de 14 millions en traites du caissier central, dont l'équivalent n'avait pas été fourni, de 17 millions du débet personnel à M. Desprez, enfin de 14 millions de lettres de change protestées, composaient les 141 millions du débet total de la compagnie.

Toutefois l'État ne devait pas perdre cette somme importante, parce que les opérations de la compagnie, ainsi que nous venons de le dire, avaient eu un fondement réel, le commerce des piastres, et que la précision seule avait manqué à ses calculs. Actif de la compagnie, et moyens de remboursement assurés à l'État. Elle avait fait des fournitures aux armées françaises de terre et de mer, pour une somme de 40 millions. La maison Hope avait acheté pour une dizaine de millions de ces fameuses piastres du Mexique, et en dirigeait dans le moment la valeur sur Paris. La compagnie possédait en outre des immeubles, des laines espagnoles, des grains, quelques bonnes créances, le tout montant à une trentaine de millions. Ces diverses valeurs composaient un actif de 80 millions. Restait donc à trouver 60 millions pour équivaloir au débet. L'équivalent de cette somme existait réellement dans le portefeuille de la compagnie en créances sur l'Espagne.

Napoléon, après s'être fait livrer tout ce que possédaient les Négociants réunis, exigea qu'on mît le Trésor français au lieu et place de la compagnie, à l'égard de l'Espagne. Il chargea M. Mollien de traiter avec un agent particulier du prince de la Paix, M. Isquierdo, lequel était à Paris depuis quelque temps, et remplissait les fonctions d'ambassadeur beaucoup plus que MM. d'Azara et de Gravina, qui n'en avaient eu que le titre. La cour de Madrid n'avait pas de refus à opposer au vainqueur d'Austerlitz; d'ailleurs elle était bien véritablement débitrice de la compagnie, et par suite de la France elle-même. On entra donc en négociations avec elle, pour assurer le remboursement de ces 60 millions, qui représentaient non-seulement le subside qu'elle n'avait pas acquitté, mais les vivres qui avaient été fournis à ses armées, les grains qui avaient été envoyés à son peuple.

Le crédit rétabli par les victoires de Napoléon, rend faciles toutes les combinaisons financières.

Le Trésor devait par conséquent être remboursé en entier, grâce aux 40 millions de fournitures antérieures, aux 10 millions qui arrivaient de Hollande, aux approvisionnements existant en magasins, aux immeubles saisis, et aux engagements que l'Espagne allait prendre, et dont la maison Hope offrait d'escompter une partie. Il restait néanmoins à remplir tout de suite un double vide, provenant de l'ancien arriéré des budgets, que nous avons évalué à 80 ou 90 millions, et des ressources que la compagnie avait absorbées pour son usage. Au crédit se joint la ressource matérielle des contributions de guerre. Mais tout était devenu facile depuis les victoires de Napoléon, et depuis la paix qui en avait été le fruit. Les capitalistes, qui avaient ruiné la compagnie en exigeant 1½ pour 100 par mois (c'est-à-dire 18 pour 100 par an) pour escompter les valeurs du Trésor, s'offraient à les prendre à ¾ pour 100, et allaient bientôt se les disputer à ½, c'est-à-dire à 6 pour 100 par an. La Banque, qui avait retiré de la circulation une partie de ses billets, depuis qu'elle en avait fini avec M. Desprez, qui voyait d'ailleurs affluer dans ses caisses les métaux dont l'achat avait été ordonné dans toute l'Europe pendant la grande détresse, la Banque était en mesure d'escompter tout ce qu'on voudrait à un taux modéré, quoique suffisamment avantageux. Bien qu'on eût aliéné d'avance, pour l'usage de la compagnie, une certaine somme des effets du Trésor appartenant à 1806, la plus grande partie des effets correspondant à cet exercice restait intacte, et allait être escomptée aux meilleures conditions. Mais la victoire n'avait pas seulement procuré du crédit à Napoléon, elle lui avait procuré aussi des richesses matérielles. Il avait imposé à l'Autriche une contribution de 40 millions. En ajoutant à cette somme 30 millions qu'il avait perçus directement dans les caisses de cette puissance, on pouvait évaluer à 70 millions la somme que la guerre lui avait rapportée. Vingt millions avaient été dépensés sur les lieux pour l'entretien de l'armée, mais à la décharge du Trésor, avec lequel Napoléon se proposait de faire un règlement, dont nous exposerons bientôt l'esprit et les dispositions. Il restait donc 50 millions, qui arrivaient partie en or et en argent sur les charrois de l'artillerie, partie en bonnes lettres de change sur Francfort, Leipzig, Hambourg et Brême. La garnison de Hameln, devant rentrer en France, par suite de la cession du Hanovre à la Prusse, était chargée de transporter, avec le matériel anglais pris en Hanovre, le produit des lettres de change échues à Hambourg et Brême. La ville de Francfort avait été imposée à 4 millions, pour tenir lieu du contingent qu'elle aurait dû fournir, à l'exemple de Baden, du Wurtemberg, de la Bavière. On allait donc recevoir, outre des valeurs considérables, des quantités notables de métaux précieux, et sous le rapport du numéraire comme sous tous les autres, l'abondance devait succéder à la détresse momentanée, que les alarmes sincères du commerce et les alarmes affectées de l'agiotage avaient fait naître.

Napoléon, dont le génie organisateur ne voulait jamais laisser aux choses le caractère d'accident, et tendait sans cesse à les convertir en institutions durables, avait imaginé une noble et belle création, fondée sur les bénéfices très-légitimes de ses victoires. Il avait résolu de créer avec les contributions de guerre un trésor de l'armée, auquel il ne toucherait pour aucun motif au monde, pas même pour son usage, car sa liste civile, administrée avec un ordre parfait, suffisait à toutes les dépenses d'une cour magnifique, et même à la formation d'un trésor particulier. Le trésor de l'armée doit servir à procurer des dotations aux militaires, et des capitaux au Trésor à un taux modéré. C'est sur ce trésor de l'armée qu'il se proposait de prendre des dotations pour ses généraux, pour ses officiers, pour ses soldats, pour leurs veuves et leurs enfants. Il ne voulait pas jouir seul de ses victoires; il voulait que tous ceux qui servaient la France et ses vastes desseins acquissent non-seulement de la gloire, mais du bien-être, et qu'étant parvenus, à force d'héroïsme, à n'avoir plus aucun souci d'eux-mêmes sur le champ de bataille, ils n'en eussent aucun pour leur famille. Trouvant dans son inépuisable fécondité d'esprit l'art de multiplier l'utilité des choses, Napoléon avait inventé une combinaison qui rendait ce trésor tout aussi profitable aux finances qu'à l'armée elle-même. Ce dont on avait manqué jusqu'ici, c'était d'un prêteur qui prêtât au gouvernement à de bonnes conditions. Le trésor de l'armée devait être ce prêteur, dont Napoléon réglerait lui-même les exigences envers l'État. L'armée allait avoir 50 millions en or et en argent, plus 20 millions que le budget lui devait pour solde arriérée, plus enfin une grande valeur en matériel de guerre conquis par elle. Les caissons de l'artillerie rapportaient de Vienne cent mille fusils, deux mille pièces de canon. Le tout, matériel de guerre et contributions, formait une somme d'environ 80 millions, dont l'armée était propriétaire, et qu'elle pouvait prêter à l'État. Napoléon voulut que tout ce qui était disponible fût livré à la caisse d'amortissement, laquelle ouvrirait un compte à part, et emploierait cette somme ou à escompter des obligations de receveurs généraux, des bons à vue, des traites de douanes, quand les capitalistes exigeraient plus de 6 pour cent, ou à recueillir des biens nationaux, quand ils seraient à vil prix, ou même à prendre des rentes, s'il lui plaisait de faire un emprunt pour combler l'arriéré.

Cette combinaison devait donc avoir la double utilité de procurer à l'armée un intérêt avantageux de son argent, et au gouvernement tous les capitaux dont il aurait besoin, à un taux qui ne serait point usuraire.

Dispositions ordonnées par Napoléon au moyen des fonds dont il est pourvu.

Napoléon ordonna immédiatement diverses mesures importantes, au moyen des fonds qu'il avait à sa disposition. L'une consistait à réunir une douzaine de millions en numéraire à Strasbourg, pour le cas où les opérations militaires reprendraient leur cours, car si l'Autriche avait signé la paix, la Russie n'avait pas commencé à la négocier, la Prusse n'avait pas encore envoyé la ratification du traité de Schœnbrunn, et l'Angleterre ne cessait pas d'être très-active dans ses menées diplomatiques. Il prescrivit en outre de garder à la caisse d'amortissement quelques millions en réserve, et de laisser ignorer le nombre de ces millions, pour les faire agir tout à coup, lorsque les spéculateurs voudraient rançonner la place. Il pensait que le Trésor devait s'imposer cette sorte de dépense comme on s'impose celle d'un grenier d'abondance pour parer aux disettes, et que les intérêts perdus par cette espèce de thésaurisation seraient un sacrifice utile et nullement regrettable. Enfin les monnaies étrangères qui rentraient ayant besoin d'être refondues pour être converties en monnaies françaises, il les fit répartir entre les divers hôtels des monnaies, en proportion de la disette du numéraire dans chaque localité.

Ces premières dispositions commandées par le moment étant terminées, Napoléon voulut qu'on s'occupât sans délai d'une nouvelle organisation de la Trésorerie, d'une nouvelle constitution de la Banque de France, et confia ce double soin à M. Mollien, devenu ministre du Trésor. M. Gaudin, qui avait toujours conservé le portefeuille des finances, car on doit se souvenir qu'à cette époque le Trésor et les Finances formaient deux ministères distincts, M. Gaudin reçut l'ordre de présenter un plan pour liquider l'arriéré, pour niveler définitivement les recettes et les dépenses, dans la double hypothèse de la paix et de la guerre, fallût-il pour cela recourir à une nouvelle création d'impôt.

Ordres pour la rentrée de l'armée en France.

Après avoir veillé aux finances, Napoléon s'occupa de ramener l'armée en France, mais lentement, de manière qu'elle ne fit pas plus de quatre lieues par jour. Il avait ordonné que les blessés et les malades fussent retenus jusqu'au printemps sur les lieux où ils avaient reçu les premiers soins, et que des officiers demeurassent auprès d'eux afin de veiller à leur guérison, en puisant pour cet objet essentiel dans les caisses de l'armée. Il avait laissé Berthier à Munich, avec mission de s'occuper de tous ces détails, et de présider aux échanges de territoires, toujours si difficiles entre les princes allemands. Berthier devait se concerter, relativement à ce dernier objet, avec M. Otto, notre représentant auprès de la cour de Bavière.

Ordre à Masséna de marcher sur Naples avec 40 mille hommes.

Napoléon songea ensuite à prendre des mesures contre le royaume de Naples. Masséna, emmenant avec lui 40 mille hommes tirés de la Lombardie, reçut l'ordre de marcher par la Toscane et par la région la plus méridionale de l'État romain, sur le royaume de Naples, sans entendre à aucune proposition de paix ou d'armistice. Napoléon incertain de savoir si Joseph, qui avait refusé la vice-royauté d'Italie, accepterait la couronne des Deux-Siciles, lui donna seulement le titre de son lieutenant général. Joseph ne devait pas commander l'armée, c'était Masséna seul qui avait cette mission, car Napoléon, tout en sacrifiant aux exigences de famille les intérêts de la politique, ne leur sacrifiait pas aussi facilement les intérêts des opérations militaires. Mais Joseph, une fois introduit à Naples par Masséna, devait se saisir du gouvernement civil du pays, et y exercer tous les pouvoirs de la royauté.

Ordres pour l'occupation des États vénitiens et de la Dalmatie.

Le général Molitor fut en même temps acheminé vers la Dalmatie. Il avait sur ses derrières le général Marmont pour l'appuyer. Celui-ci était chargé de recevoir de la main des Autrichiens Venise et l'État vénitien. Le prince Eugène avait ordre de se transporter à Venise, et d'y administrer les provinces conquises, sans les adjoindre encore au royaume d'Italie, quoique cette adjonction dût avoir lieu plus tard. Avant de la prononcer définitivement, Napoléon se proposait de conclure, avec les représentants du royaume d'Italie, divers arrangements qu'une réunion immédiate aurait contrariés.

Napoléon voulant enfin exalter l'esprit de ses soldats, et communiquer cette exaltation à la France entière, ordonna que la grande armée fût réunie à Paris, pour y recevoir une fête magnifique, qui lui serait donnée par les autorités de la capitale. On ne pouvait pas mieux figurer l'idée de la nation fêtant l'armée, qu'en chargeant les citoyens de Paris de fêter les soldats d'Austerlitz.

Suite des affaires diplomatiques.

Pendant qu'il s'occupait ainsi de l'administration de son vaste empire, et faisait succéder les soins de la paix aux soins de la guerre, Napoléon avait aussi les yeux fixés sur les suites des traités de Presbourg et de Schœnbrunn. La Prusse notamment avait à ratifier un traité bien imprévu pour elle, puisque M. d'Haugwitz, qui venait à Vienne pour dicter des conditions, les avait au contraire subies, et au lieu d'une contrainte imposée à Napoléon, avait rapporté un traité d'alliance offensive et défensive avec lui, tout cela compensé, il est vrai, par un riche présent, celui du Hanovre.

Manière dont on reçoit à Berlin le traité de Schœnbrunn.

On se figurerait difficilement la surprise de l'Europe, et les sentiments divers de contentement et de chagrin, d'avidité satisfaite et de confusion, qu'éprouva la Prusse en apprenant le traité de Schœnbrunn. On avait souvent laissé entrevoir au public le traité de de Berlin que tantôt la France, tantôt la Russie, offraient au roi l'électorat de Hanovre, lequel, outre l'avantage d'arrondir le territoire si mal tracé de la Prusse, avait l'avantage de lui assurer la domination de l'Elbe et du Weser, ainsi qu'une influence décisive sur les villes anséatiques de Brême et de Hambourg. Cette offre tant de fois annoncée était maintenant une acquisition réalisée, une certitude. C'était un grand sujet de satisfaction pour un pays qui est l'un des plus ambitieux de l'Europe. Mais en compensation de ce don, quelle confusion, il faut trancher le mot, quelle honte allait payer la conduite de la cour de Prusse! Tout en cédant, contre son gré, aux instances de la coalition, elle avait pris l'engagement de s'unir à elle, si dans un mois Napoléon n'avait accepté la médiation prussienne, et subi les conditions de paix qu'on prétendait lui imposer, ce qui équivalait à l'engagement de lui déclarer la guerre. Et tout à coup, trouvant en Moravie Napoléon, non pas embarrassé, mais tout-puissant, elle avait tourné à lui, accepté son alliance, et reçu de sa main la plus belle des dépouilles de la coalition, le Hanovre, antique patrimoine des rois d'Angleterre!

Quoique satisfaite dans son ambition, la nation prussienne est honteuse de la conduite de son gouvernement.

Il faut le dire, il n'y a plus d'honneur dans le monde, si de telles choses ne sont punies d'une éclatante réprobation. Aussi la nation prussienne, on doit lui rendre cette justice, sentit ce qu'une pareille conduite avait de condamnable, et, malgré la beauté du présent que lui apportait M. d'Haugwitz, elle le reçut le chagrin dans l'âme, l'humiliation sur le front. Toutefois la honte se serait effacée de la mémoire des Prussiens, et n'aurait laissé place qu'au plaisir de la conquête, si d'autres sentiments n'étaient venus se mêler à celui du remords, pour empoisonner la satisfaction qu'ils auraient dû éprouver. Quoique profondément jaloux des Autrichiens, les Prussiens, en les voyant si battus, se sentaient Allemands, et comme les Allemands ne sont pas moins jaloux des Français que les Russes ou les Anglais, ils assistaient avec chagrin à nos triomphes extraordinaires. Leur patriotisme commençait donc à s'éveiller en faveur des Autrichiens, et ce sentiment, joint à celui du remords, inspirait à la nation un profond malaise. L'armée était de toutes les classes celle qui manifestait ces dispositions le plus ouvertement. L'armée n'est pas en Prusse impassible comme en Autriche; elle réfléchit les passions nationales avec une extrême vivacité; elle représente la nation beaucoup plus que l'armée ne la représente dans les autres pays de l'Europe, la France exceptée; et elle représentait alors une nation dont l'opinion était déjà très-indépendante de ses souverains. L'armée prussienne, qui éprouvait à un haut degré le sentiment de la jalousie allemande, qui avait espéré un instant que la carrière des combats s'ouvrirait devant elle, et qui la voyait fermée tout à coup par un acte difficile à justifier, blâmait le cabinet sans aucun ménagement. L'aristocratie allemande, qui voyait l'empire germanique ruiné par la paix de Presbourg, et la cause de la noblesse immédiate sacrifiée aux souverains de Bavière, de Wurtemberg et de Baden, l'aristocratie allemande occupant tous les hauts grades militaires, contribuait beaucoup à exciter les mécontentements de l'armée, et reportait l'expression exagérée de ces mécontentements soit à Berlin, soit à Potsdam. Ces passions éclataient surtout autour de la reine, et avaient converti sa coterie en un lieu d'opposition bruyante. Le prince Louis, qui régnait dans cette coterie, se répandait plus que jamais en déclamations chevaleresques. Tout n'est pas fait pour l'alliance de deux pays, quand les intérêts sont d'accord; il faut que les amours-propres le soient aussi, et cette dernière condition n'est pas la plus facile à réaliser. Les Prussiens étaient alors le seul peuple de l'Europe dont la politique aurait pu s'accorder avec la nôtre; mais il eût fallu beaucoup de ménagements pour l'orgueil excessif de ces héritiers du grand Frédéric; et malheureusement la conduite faible, ambiguë, quelquefois peu loyale de leur cabinet, n'attirait pas les égards qu'exigeait leur susceptibilité.

Napoléon, après six ans de relations infructueuses avec la Prusse, s'était habitué à n'avoir plus aucune considération pour elle. Il venait de le prouver en traversant l'une de ses provinces (autorisé, il est vrai, par les précédents) sans même l'en avertir. Il venait de le prouver davantage encore en se montrant si peu blessé de ses torts, qu'après la convention de Potsdam, lorsqu'il aurait eu droit de s'indigner, il lui donnait le Hanovre, la traitant comme bonne seulement à acheter. Elle était et devait être cruellement blessée de ce procédé.

La conscience humaine sent tous les reproches qu'elle a mérités, surtout quand on les lui épargne. Les propos auxquels elle s'était exposée de la part de Napoléon, la Prusse croyait qu'il les avait tenus. On assurait à Berlin qu'il avait dit aux négociateurs autrichiens, lorsque ceux-ci se faisaient forts de l'appui de la Prusse:—La Prusse! elle est au plus offrant; je lui donnerai plus que vous, et je la rangerai de mon côté.—Il l'avait pensé, peut-être il l'avait dit à M. de Talleyrand, mais il affirmait ne l'avoir pas dit aux Autrichiens. Quoi qu'il en soit, partout à Berlin on répétait ce propos comme vrai. Le tort de la Prusse en tout cela, c'était de n'avoir pas mérité les égards qu'elle voulait obtenir; celui de Napoléon, de ne pas les lui accorder sans qu'elle les eût mérités. On n'a des alliés, comme des amis, qu'à la condition de ménager leur orgueil autant que leur intérêt, à la condition en apercevant leurs torts, même en les sentant vivement, de ne pas s'en donner de pareils à leur égard.

M. d'Haugwitz, quoiqu'il arrivât les mains pleines, fut donc reçu avec des sentiments divers, avec colère par la cour, avec douleur par le roi, avec un mélange de contentement et de confusion par le public, et par personne avec une satisfaction complète. Quant à M. d'Haugwitz lui-même, il se présentait sans embarras devant tous ces juges. Il rapportait de Schœnbrunn ce qu'il avait invariablement conseillé, l'agrandissement de la Prusse fondé sur l'alliance de la France. Son unique tort, c'était d'avoir obéi pour un instant à l'empire des circonstances, ce qui l'exposait au fâcheux contraste d'être maintenant le signataire du traité de Schœnbrunn, après avoir été un mois auparavant le signataire du traité de Potsdam. Mais ces circonstances, c'était son malhabile successeur, son ingrat disciple, M. de Hardenberg, qui les avait fait naître, en compliquant tellement les relations de la Prusse en quelques mois de temps, qu'elle ne pouvait sortir de ces complications que par des contradictions choquantes. M. d'Haugwitz, d'ailleurs, s'il avait été entraîné un moment, l'avait été moins que personne; et il venait, après tout, de sauver la Prusse de l'abîme où on avait failli la précipiter. Il ne faut pas oublier non plus qu'à Potsdam, tout séduit qu'on était par la présence d'Alexandre, on avait bien recommandé à M. d'Haugwitz de ne pas entraîner la Prusse dans la guerre avant la fin de décembre, et que le 2 décembre il avait trouvé victorieux, irrésistible, celui qu'on voulait dominer ou combattre. Langage de M. d'Haugwitz en arrivant à Berlin. Il avait été placé entre le danger d'une guerre funeste, ou une contradiction richement payée: que voulait-on qu'il fît?—Du reste, disait-il, rien n'était compromis. Se fondant sur ce que la situation avait d'extraordinaire, d'imprévu, il n'avait pris avec Napoléon que des engagements conditionnels, soumis plus expressément que de coutume à la ratification de sa cour. Les choses étaient donc entières. On pouvait, si on était aussi hardi qu'on s'en vantait, aussi sensible à l'honneur, aussi peu sensible à l'intérêt qu'on prétendait l'être, on pouvait ne pas ratifier le traité de Schœnbrunn. Il en avait prévenu Napoléon, auquel il avait annoncé que, traitant sans avoir d'instructions, il traitait sans s'engager. On pouvait opter entre le Hanovre, ou la guerre avec Napoléon. La position était encore ce qu'elle avait été à Schœnbrunn, sauf qu'il avait gagné le mois qu'on avait déclaré nécessaire à l'organisation de l'armée prussienne.—

Tel était le langage de M. d'Haugwitz, exagéré en un seul point, c'est quand il soutenait qu'il avait été placé entre l'acceptation du Hanovre ou la guerre, il aurait pu en effet réconcilier la Prusse avec Napoléon sans accepter le Hanovre. Il est vrai que Napoléon se serait défié de cette demi-réconciliation, et que de la défiance à la guerre il n'y avait pas loin. Les ennemis de M. d'Haugwitz lui adressaient un autre reproche. En se tenant à Vienne, lui disaient-ils, moins éloigné des négociateurs autrichiens, en faisant cause commune avec eux, il aurait pu résister davantage à Napoléon, et déserter moins ostensiblement les intérêts européens épousés à Potsdam, ou ne les déserter que de l'accord de tous. Mais cela supposait une négociation collective, et Napoléon en voulait si peu, que c'était une autre manière d'aboutir à la guerre que d'insister sur ce point. C'était donc la guerre, toujours la guerre, avec un adversaire effrayant, avant le terme fixé de la fin de décembre, contre le vœu bien connu du roi, et contre les intérêts bien positifs de la Prusse, que M. d'Haugwitz prétendait avoir eue en face à Schœnbrunn.

L'embarras de cette position était donc beaucoup plus grand pour les autres que pour lui-même, et d'ailleurs il avait un aplomb imperturbable, mêlé de calme et de grâce, qui aurait suffi à le soutenir en présence de ses adversaires, aurait-il eu les torts qu'il n'avait pas.

Aussi M. d'Haugwitz, sans être déconcerté par les cris qui retentissaient autour de lui, sans insister même pour l'adoption du traité, comme aurait pu le faire un négociateur attaché à l'ouvrage dont il était l'auteur, ne cessa de répéter qu'on était libre, qu'on pouvait choisir, mais en sachant bien qu'on choisissait entre le Hanovre et la guerre. Il laissait à autrui l'embarras des contradictions de la politique prussienne, et ne gardait pour lui que l'honneur d'avoir remis son pays dans la voie de laquelle on n'aurait jamais dû le faire sortir. Heureux ce ministre s'il fût resté dans cette ligne, et s'il n'eût pas lui-même gâté plus tard cette situation par des inconséquences qui le perdirent, et faillirent perdre son pays.

Langage des exaltés de Berlin.

Les exaltés, sincères ou affectés, de Berlin, disaient que ce don du Hanovre était un don perfide, qui vaudrait à la Prusse une guerre éternelle avec l'Angleterre, et la ruine du commerce national; qu'on l'achetait d'ailleurs par l'abandon de belles provinces depuis longtemps attachées à la monarchie, telles que Clèves, Anspach et Neufchâtel. Ils prétendaient que la Prusse, qui, en cédant Anspach, Clèves et Neufchâtel, avait cédé une population de 300 mille habitants pour en avoir une de 900 mille, avait conclu un mauvais marché. À les entendre, si on avait obtenu le Hanovre sans rien abandonner, sans perdre ni Neufchâtel, ni Anspach, ni Clèves, et même en acquérant quelque chose de plus, comme les villes anséatiques, par exemple, alors il n'y aurait eu rien à regretter. La défection ainsi payée en aurait valu la peine; mais le Hanovre, ce n'était plus rien depuis qu'on l'avait! Et en tout cas, ajoutaient-ils, on déshonorait la Prusse, on la couvrait d'infamie aux yeux de l'Europe! On livrait la patrie commune, l'Allemagne, aux étrangers! Ces derniers reproches étaient plus spécieux; mais il y avait à répondre cependant qu'on avait fait pis dans le dernier partage de la Pologne, et presque aussi bien dans le partage récent des indemnités germaniques. Et cependant on n'avait pas alors crié au scandale!

Opinion des gens sages de Berlin.

Les gens modérés très-répandus dans la riche bourgeoisie de Berlin, sans répéter toutes ces déclamations, craignaient pour le commerce prussien les représailles de l'Angleterre, souffraient pour la considération de la Prusse, avaient un vrai chagrin du triomphe des armées françaises sur les armées allemandes, mais redoutaient par-dessus tout la guerre avec la France.

Sentiments du roi de Prusse en cette circonstance.

C'était là le fond des sentiments du roi, qui, avec le cœur d'un bon Allemand patriote et modéré, hésitait entre ces considérations contraires. Il était dévoré de regrets en pensant à la faute qu'il avait commise à Potsdam, et qui le plaçait dans une nécessité d'inconséquence tout à fait déshonorante, seule objection qu'on pût opposer au beau présent de Napoléon. Et puis, bien qu'il ne manquât pas de bravoure personnelle, il craignait la guerre comme le plus grand des malheurs; il y voyait la ruine du trésor de Frédéric, follement dispersé par son père, soigneusement refait par lui, et déjà entamé par le dernier armement; il y voyait surtout, avec une sagacité que la crainte donne souvent, la ruine de la monarchie.

Frédéric-Guillaume suppliait le comte d'Haugwitz de l'éclairer de ses lumières, et le comte d'Haugwitz lui répétait sans cesse, ne sachant lui dire autre chose, que c'était à choisir entre le Hanovre ou la guerre, et que, dans son opinion, toute guerre contre Napoléon serait suivie d'un désastre; que les armées autrichiennes et russes valaient, quoi qu'on en dît, l'armée prussienne, et qu'on ne ferait pas mieux qu'elles, peut-être moins bien, car on était dans le moment beaucoup moins aguerri.

Conseil extraordinaire auquel assistent les principaux personnages politiques et militaires de la Prusse.

On assembla un conseil auquel on appela les principaux personnages de la monarchie, MM. d'Haugwitz, de Hardenberg, de Schullembourg, et les deux représentants les plus illustres de l'armée, le maréchal de Mollendorf et le duc de Brunswick. La discussion y fut fort agitée, quoique sans mélange de passions de cour; et sous le coup de l'éternel argument de M. d'Haugwitz, consistant à répéter qu'on pouvait refuser le Hanovre, mais en faisant la guerre, on se rendit, et on aboutit à un parti moyen, c'est-à-dire à ce qu'il y avait de plus mauvais. Le traité de Schœnbrunn est adopté avec des modifications. On décida l'acceptation du traité avec des modifications. M. d'Haugwitz résista vivement à cette résolution. Il dit qu'il avait profité des circonstances à Schœnbrunn, et qu'il avait obtenu de Napoléon ce qu'il n'en obtiendrait pas une seconde fois; que celui-ci verrait dans les modifications apportées au traité un dernier succès du parti ennemi de la France; qu'il finirait par ne plus compter du tout sur l'alliance prussienne, qu'il se conduirait en conséquence, et que, se tenant pour dégagé par une ratification donnée avec des réserves, il placerait la Prusse entre des conditions pires ou la guerre.

M. d'Haugwitz ne fut pas écouté. On prétendit que les modifications apportées, bonnes ou mauvaises, sauvaient l'honneur de la Prusse, car elles prouvaient qu'on ne rédigeait pas les traités sous la dictée de Napoléon. Cette raison de si peu de valeur fit illusion à des gens qui avaient besoin de se tromper eux-mêmes, et on adopta le traité en y apportant divers changements.

Nature des modifications adoptées.

Le premier de ces changements indiquait bien la pensée de ceux qui les avaient proposés, et la nature de leur embarras. On supprimait du traité la qualification d'offensive et défensive, donnée à l'alliance contractée avec la France, afin de pouvoir se présenter à la Russie avec moins de confusion. On expliquait, par des commentaires, dans quels cas on se croirait obligé de faire cause commune avec la France. On demandait des éclaircissements sur les derniers arrangements projetés en Italie, et qui devaient être compris dans les garanties réciproques stipulées par le traité de Schœnbrunn, car on tenait à ne point approuver formellement ce qui allait se consommer à Naples, c'est-à-dire la déchéance des Bourbons, clients et protégés de la Russie.

Ces modifications signifiaient qu'en étant obligé d'entrer dans la politique de la France, on ne voulait pas y entrer franchement, qu'on ne voulait pas surtout y entrer jusqu'au point de ne pouvoir plus expliquer sa conduite à Saint-Pétersbourg et à Vienne. L'intention était trop visible pour être favorablement interprétée à Paris. À ces modifications, on en ajouta quelques autres moins honorables encore. On ne les écrivit pas, il est vrai, dans le nouveau traité, mais on laissa le soin à M. d'Haugwitz de les proposer verbalement. On désirait, en gagnant le Hanovre, ne pas céder Anspach, qui était la seule concession un peu importante exigée par Napoléon, et qui formait le patrimoine franconien de la maison de Brandebourg. On désirait l'adjonction des villes anséatiques, conquête précieuse par son importance commerciale, et en comblant ainsi l'avidité de la nation prussienne, on se flattait d'étouffer chez elle le cri de l'honneur, et de désarmer l'opinion publique.

Cela fait, on appela M. de Laforest, ministre de France, chargé à ce titre de l'échange des ratifications. Celui-ci connaissait trop son souverain pour se permettre de ratifier un traité auquel il avait été apporté de tels changements. Il commença par s'y refuser; mais les instances auprès de lui devinrent si pressantes, M. d'Haugwitz lui représenta avec tant de force la nécessité d'enchaîner la cour de Berlin, pour la sauver de ses variations continuelles, et pour l'arracher aux suggestions des ennemis de la France, que ce ministre consentit à ratifier le traité modifié, sub spe rati, précaution d'usage en diplomatie quand on désire réserver la volonté de son souverain.

M. d'Haugwitz est envoyé de nouveau pour faire approuver à Napoléon les modifications apportées au traité de Schœnbrunn.

C'était donc à Paris qu'il fallait revenir pour faire approuver ces nouvelles tergiversations de la cour de Prusse. M. d'Haugwitz avait paru réussir auprès de Napoléon, et c'est lui qu'on crut devoir envoyer en France pour conjurer l'orage qu'on prévoyait. M. d'Haugwitz déclina longtemps une telle mission; mais le roi lui adressa de si vives prières, qu'il dut se résigner à se rendre à Paris, et à braver une seconde fois le négociateur couronné et victorieux avec lequel il avait traité à Schœnbrunn. Il partit en se faisant précéder des paroles les plus douces et les plus obséquieuses, pour se ménager un accueil moins mauvais que celui qu'il pouvait craindre.

Napoléon en apprenant ce qui s'était passé à Berlin, désespère tout à fait de l'alliance prussienne.

Napoléon en apprenant ces dernières misères de la politique prussienne, y vit ce qu'il fallait y voir, de nouvelles faiblesses pour ses ennemis, de nouveaux efforts pour bien vivre avec eux, tout en se ménageant l'occasion de faire encore avec lui quelques profits. Il se sentit à l'égard de cette politique moins de considération qu'auparavant, et, ce qui fut un grand malheur pour la Prusse et pour la France, il désespéra tout à fait, dès cette époque, de l'alliance prussienne. Joignez à cela que, la réflexion venue, il en était au regret de ce qu'il avait accordé à Schœnbrunn. Le don du Hanovre, en effet, avait été concédé avec un peu trop de précipitation, non pas qu'il pût être mieux placé que dans les mains de la Prusse; mais en disposer définitivement, c'était rendre plus acharnée la lutte avec l'Angleterre, c'était ajouter à des intérêts inconciliables sur mer, des intérêts inconciliables sur terre, car le vieux Georges III aurait sacrifié les plus riches colonies de l'Angleterre plutôt que son patrimoine germanique. Sans doute, si on reconnaissait que l'Angleterre était à jamais implacable, et ne pouvait être ramenée que par la force, on avait raison alors de tout se permettre avec elle, et le Hanovre était très-bien employé, quand il l'était à cimenter une alliance puissante et sincère, propre à rendre impossibles les coalitions continentales. Mais aucune de ces suppositions ne paraissait actuellement vraie. On annonçait un grand découragement en Angleterre, la mort prochaine de M. Pitt, l'avénement probable de M. Fox, et un changement immédiat de système. La première disposition de Napoléon est de rendre à la cour de Berlin ce qu'elle a donné, de lui reprendre ce qu'il lui a cédé, et de renoncer à toute intimité avec elle. Aussi, en apprenant les derniers actes de la Prusse, Napoléon fut-il disposé à tout replacer sur l'ancien pied avec elle, c'est-à-dire à lui restituer Anspach, Clèves, Neufchâtel, et à lui retirer le Hanovre pour le garder en réserve. Au point où en étaient arrivées les choses, soit par la faute des hommes, soit par la faute des événements, ce qu'il y avait de mieux, effectivement, c'était d'en revenir aux bons rapports sans intimité, et de reprendre de part et d'autre ce qu'on s'était donné. Napoléon, en recouvrant le Hanovre, aurait eu dans les mains un moyen de traiter avec l'Angleterre, et de saisir l'occasion unique qui allait s'offrir de terminer une guerre funeste, cause permanente de la guerre universelle.

Fév. 1806.
Instructions données par Napoléon à M. de Talleyrand.

Ce fut sa première pensée, et plût au ciel qu'il l'eût suivie! Il donna des instructions en ce sens à M. de Talleyrand. Il voulut qu'on le représentât à M. d'Haugwitz comme plus irrité qu'il n'était des libertés prises avec la France, qu'on se déclarât complétement dégagé, et qu'on restât libre, ou de reprendre le Hanovre pour en faire le gage de la paix avec l'Angleterre, ou de tout remettre à nouveau avec la Prusse, pour conclure avec elle un traité plus large et plus solide[14].

M. d'Haugwitz, à force d'art, ramène Napoléon à l'idée de se lier avec la Prusse par des dons réciproques.

M. d'Haugwitz arriva le 1er février à Paris. Il déploya, soit auprès de M. de Talleyrand, soit auprès de l'Empereur, tout l'art dont il était doué, et cet art était grand. Il fit valoir les embarras de son gouvernement placé entre la France et l'Europe coalisée, penchant plus souvent vers la première, mais entraîné quelquefois vers la seconde par des passions de cour, qu'il fallait comprendre et excuser. Il montra le gouvernement prussien obligé de revenir péniblement de la faute commise à Potsdam, ayant besoin pour cela d'être soutenu, encouragé par les égards du gouvernement français; il se peignit si bien comme l'homme qui luttait seul à Berlin pour ramener la Prusse à la France, et comme ayant droit à ce titre d'être aidé par la bienveillance de Napoléon, que ce dernier céda, et consentit malheureusement à renouer le traité de Schœnbrunn, mais à des conditions un peu plus onéreuses encore que celles que le roi Frédéric-Guillaume venait de refuser.

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