Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 06 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
Après une lutte de deux heures, le Santa Anna, qui était le premier de l'arrière-garde, ayant perdu tous ses mâts, et rendu au Royal-Souverain presque autant de mal qu'il en avait reçu, venait d'amener son pavillon. Le vice-amiral Alava, gravement blessé, s'était noblement conduit. Combat du Fougueux. Le Fougueux, voisin le plus proche du Santa Anna, après avoir fait de grands efforts pour le secourir en empêchant le Royal-Souverain de forcer la ligne, avait été abandonné par le Monarca, son vaisseau d'arrière. Tourné alors, et assailli par deux vaisseaux anglais, le Fougueuxles avait désemparés l'un et l'autre. Engagé ensuite et bord à bord avec le Téméraire, il avait eu à repousser plusieurs abordages, et sur 700 hommes en avait perdu environ 400. Le capitaine Baudouin, qui le commandait, ayant été tué, le lieutenant Bazin l'avait remplacé immédiatement, et avait aussi vaillamment résisté que son prédécesseur aux assauts des Anglais. Ceux-ci revenant à la charge, et s'étant emparés du gaillard d'avant, le brave Bazin, blessé, couvert de sang, n'ayant plus que quelques hommes autour de lui, et réduit au gaillard d'arrière, s'était vu contraint de rendre le Fougueux après la plus glorieuse résistance.
TRAFALGAR.
COMBAT MÉMORABLE DE L'ALGÉSIRAS, ET MORT DE L'AMIRAL MAGON.
Derrière le Fougueux, à la place même abandonnée par le Monarca, le vaisseau français le Pluton, commandé par le capitaine Cosmao, manœuvrait avec autant d'audace que de dextérité. Se hâtant de remplir l'espace laissé vide par le Monarca, il avait arrêté tout court un vaisseau ennemi le Mars, qui cherchait à y passer, l'avait criblé de coups, et allait l'enlever à l'abordage, lorsqu'un bâtiment à trois ponts était venu le canonner en poupe. Il s'était alors dérobé habilement à ce nouvel adversaire, et lui montrant le travers au lieu de la poupe, avait évité son feu en lui envoyant plusieurs bordées meurtrières. Revenu à son premier ennemi, et sachant se donner l'avantage du vent, il avait réussi à le prendre en poupe, à lui couper deux mâts, et à le mettre hors de combat. Débarrassé de ces deux assaillants, le Pluton cherchait à courir au secours des Français qui étaient accablés par le nombre, grâce à la retraite des vaisseaux infidèles à leur devoir.
En arrière du Pluton, l'Algésiras, que montait le contre-amiral Magon, livrait un combat mémorable, digne de celui qu'avait soutenu le Redoutable, et tout aussi sanglant. Le contre-amiral Magon, né à l'île de France d'une famille de Saint-Malo, était jeune encore, et aussi beau qu'il était brave. Au commencement de l'action il avait assemblé son équipage, et promis de donner au matelot qui s'élancerait le premier à l'abordage un superbe baudrier, que lui avait décerné la Compagnie des Philippines. Tous voulaient mériter de sa main une pareille récompense. Se conduisant comme l'avaient fait les commandants du Redoutable, du Fougueux, du Pluton, le contre-amiral Magon porta d'abord l'Algésiras en avant, pour fermer le chemin aux Anglais, qui voulaient couper la ligne. Dans ce mouvement il rencontra le Tonnant, vaisseau de 80, autrefois français, devenu anglais après Aboukir, et monté par un courageux officier, le capitaine Tyler. Il s'en approcha de fort près, lui envoya son feu, puis, virant de bord, il engagea profondément son beaupré dans les haubans du vaisseau ennemi. Les haubans, comme on sait, sont ces échelles de cordes qui, liant les mâts au corps du navire, servent à les roidir et à y monter. Attaché ainsi à son adversaire, Magon rassembla autour de lui ses plus vigoureux matelots pour les mener à l'abordage. Mais il leur arriva ce qui était arrivé à l'équipage du Redoutable. Déjà réunis sur le pont et le beaupré, ils allaient s'élancer sur le Tonnant, quand ils essuyèrent, d'un autre vaisseau anglais placé en travers, plusieurs décharges à mitraille qui abattirent un grand nombre d'entre eux. Il fallut alors, avant de songer à continuer l'abordage, riposter au nouvel ennemi qui était survenu, et à un troisième qui allait se joindre aux deux autres pour canonner les flancs déjà déchirés de l'Algésiras. Tandis qu'il se défendait ainsi contre trois vaisseaux, Magon fut abordé par le capitaine Tyler, qui voulut à son tour se montrer sur le pont de l'Algésiras. Il le reçut à la tête de son équipage, et lui-même, une hache d'abordage à la main, donnant l'exemple à ses matelots, il repoussa les Anglais. Trois fois ils revinrent à la charge, trois fois il les rejeta hors du pont de l'Algésiras. Son capitaine de pavillon, Letourneur, fut tué à ses côtés. Le lieutenant de vaisseau Plassan, qui prit le commandement, fut immédiatement blessé aussi. Magon, que son brillant uniforme désignait aux coups de l'ennemi, reçut une balle au bras, par laquelle s'échappa bientôt une grande quantité de sang. Il ne tint compte de cette blessure, et voulut rester à son poste. Mais une seconde vint l'atteindre a la cuisse. Ses forces commencèrent alors à l'abandonner. Comme il se soutenait à peine sur le pont de son vaisseau couvert de débris et de cadavres, l'officier qui, après la mort de tous les autres, était devenu capitaine de pavillon, M. de la Bretonnière, le supplie de descendre un moment à l'ambulance, pour faire au moins bander ses plaies, et ne pas perdre ses forces avec son sang. L'espérance de pouvoir revenir au combat décide Magon à écouter les prières de M. de la Bretonnière. Il descend dans l'entre-pont appuyé sur deux matelots. Mais les flancs déchirés du navire donnaient un libre passage à la mitraille. Magon reçoit un biscaïen dans la poitrine, et tombe foudroyé sous ce dernier coup. Cette nouvelle répand la consternation dans l'équipage. On combat avec fureur pour venger un chef qu'on aimait autant qu'on l'admirait. Mais les trois mâts de l'Algésiras étaient abattus, et les batteries démontées ou obstruées par les débris de la mâture. Sur 641 hommes, 150 étaient tués, 180 blessés. L'équipage, refoulé sur le gaillard d'arrière, ne possédait plus qu'une partie du vaisseau. On était sans espoir, sans ressource; on fait alors une dernière décharge sur l'ennemi, et on rend ce pavillon du contre-amiral si vaillamment défendu.
D'autres luttaient encore derrière l'Algésiras, quoique la journée fût fort avancée. Le Bahama s'était éloigné, mais l'Aigle combattait avec bravoure, et ne se rendait qu'après des pertes cruelles et la mort de son chef, le capitaine Gourrège. Le Swiftsure, que les ennemis tenaient à reconquérir parce qu'il avait été anglais, se comportait aussi bravement, et ne cédait qu'au nombre, ayant déjà sept pieds d'eau dans sa cale. Derrière le Swiftsure, le vaisseau français l'Argonaute, après avoir éprouvé quelques avaries, se retirait. Le Berwick combattait honorablement à sa place. Les vaisseaux espagnols le Montanez, l'Argonauta, le San Nepomuceno, le San Ildefonso avaient abandonné le champ de bataille. Noble conduite et blessure mortelle de l'amiral Gravina. Au contraire, l'amiral Gravina, monté sur le Prince des Asturies, enveloppé par les vaisseaux anglais qui avaient doublé l'extrémité de la ligne, se défendait seul contre eux avec une rare énergie. Cerné de toutes parts, criblé, il tenait ferme, et aurait succombé s'il n'eût été secouru par le Neptune, qu'on a vu s'efforcer de regagner le vent pour se rendre utile, et par le Pluton, qui, ayant réussi à se débarrasser de ses adversaires, était venu chercher de nouveaux dangers. Malheureusement, au terme de ce combat, l'amiral Gravina reçut une blessure mortelle.
Enfin, à l'extrémité de cette longue ligne, marquée par les flammes, par les débris flottants des vaisseaux, par des milliers de cadavres mutilés, une dernière scène vint saisir d'horreur les combattants, et d'admiration nos ennemis eux-mêmes. Admirable dévouement de l'équipage français l'Achille. L'Achille, assailli de plusieurs côtés, se défendait avec opiniâtreté. Au milieu de la canonnade, le feu avait pris au corps du bâtiment. C'était le cas d'abandonner les canons pour courir à l'incendie, qui déjà s'étendait avec une activité effrayante. Mais les matelots de l'Achille, craignant que pendant qu'ils seraient occupés à l'éteindre, l'ennemi ne profitât de l'inaction de leur artillerie pour prendre l'avantage, aimèrent mieux se laisser envahir par le feu que d'abandonner leurs canons. Bientôt des torrents de fumée, s'élevant du sein du vaisseau, épouvantèrent les Anglais, et les décidèrent à s'éloigner de ce volcan qui menaçait de faire explosion, et d'engloutir ses assaillants comme ses défenseurs. Ils le laissèrent seul, isolé au milieu de l'abîme, et se mirent à considérer ce spectacle, qui, d'un instant à l'autre, devait se terminer par une horrible catastrophe. L'équipage français, déjà fort décimé par la mitraille, se voyant délivré des ennemis, s'occupa seulement alors d'éteindre les flammes qui dévoraient son navire. Mais il n'était plus temps; il fallut songer à se sauver. On jeta à la mer tous les corps propres à surnager, barriques, mâts, vergues, et on chercha sur ces asiles flottants un refuge contre l'explosion attendue à chaque minute. À peine quelques matelots s'étaient-ils précipités à la mer, que le feu, parvenu aux poudres, fit sauter l'Achille avec un fracas effroyable, qui terrifia les vainqueurs eux-mêmes. Les Anglais se hâtèrent d'envoyer leurs chaloupes pour recueillir les infortunés qui s'étaient si noblement défendus. Un bien petit nombre réussit à se soustraire à la mort. La plupart, demeurés à bord, furent lancés dans les airs avec les blessés qui encombraient le vaisseau.
Il était cinq heures. Le combat était fini presque partout. La ligne, coupée d'abord en deux points, bientôt en trois ou quatre, par l'absence des vaisseaux qui n'avaient pas su se tenir en bataille, se trouvait ravagée d'une extrémité à l'autre. À l'aspect de cette flotte, ou détruite ou fugitive, l'amiral Gravina, dégagé par le Neptune et le Pluton, et devenu général en chef, donna le signal de la retraite. Outre les deux vaisseaux français qui venaient de le secourir, et le Prince des Asturies qu'il montait, Gravina en pouvait encore rallier huit, trois français, le Héros, l'Indomptable, l'Argonaute; cinq espagnols, le Rayo, le San Francisco de Asis, le San Justo, le Montanez, le Leandro. Ces derniers, nous devons le dire, avaient sauvé leur existence beaucoup plus que leur honneur. C'étaient onze échappés au désastre, indépendamment des quatre du contre-amiral Dumanoir, qui faisaient une retraite séparée, en tout quinze. Il faut à ce nombre ajouter les frégates, qui, placées sous le vent, n'avaient pas fait ce qu'on aurait pu attendre d'elles pour secourir la flotte. Dix-sept vaisseaux français et espagnols étaient devenus prisonniers des Anglais; un avait sauté. L'escadre combinée avait perdu six ou sept mille hommes, tués, blessés, noyés ou prisonniers. Jamais plus grande scène d'horreur ne s'était vue sur les flots.
Les Anglais avaient obtenu une victoire complète, mais une victoire sanglante, cruellement achetée. Sur les vingt-sept vaisseaux dont se composait leur escadre, presque tous avaient perdu des mâts; quelques-uns étaient hors de service, ou pour toujours, ou jusqu'à un radoub considérable. Ils avaient à regretter environ 3,000 hommes, un grand nombre de leurs officiers, et l'illustre Nelson, plus regrettable pour eux qu'une armée. Ils traînaient à leur remorque dix-sept vaisseaux, presque tous démâtés ou près de couler à fond, et un amiral prisonnier. Ils avaient la gloire de l'habileté, de l'expérience, unies à une incontestable bravoure. Nous avions la gloire d'une défaite héroïque, sans égale peut-être dans l'histoire par le dévouement des vaincus.
À la chute du jour, Gravina s'achemina vers Cadix avec onze vaisseaux et cinq frégates. Le contre-amiral Dumanoir, craignant de trouver l'ennemi entre lui et les Français, se dirigea vers le détroit.
L'amiral Collingwood prit des signes de deuil pour la mort de son chef, mais il ne crut pas devoir suivre le conseil de ce chef mourant, et résolut, au lieu de mouiller l'escadre, de passer la nuit sous voiles. On voyait la côte et le sinistre cap de Trafalgar, qui a donné son nom à la bataille. Une horrible tempête succède à la bataille. Un vent dangereux commençait à se lever, la nuit à devenir sombre, et les vaisseaux anglais, manœuvrant difficilement à cause de leurs avaries, étaient obligés de remorquer ou d'escorter dix-sept vaisseaux prisonniers. Bientôt le vent acquit plus de violence, et aux horreurs d'une sanglante bataille succédèrent les horreurs d'une affreuse tempête, comme si le ciel eût voulu punir les deux nations les plus civilisées du globe, les plus dignes de le dominer utilement par leur union, des fureurs auxquelles elles venaient de se livrer. L'amiral Gravina et ses onze vaisseaux avaient dans Cadix une retraite assurée et prochaine. Mais, trop éloigné de Gibraltar, l'amiral Collingwood n'avait que l'étendue des flots pour se reposer des fatigues et des souffrances de la victoire. En peu d'instants la nuit, plus cruelle que le jour lui-même, mêla vaincus et vainqueurs, et les fit trembler tous sous une main plus puissante que celle de l'homme victorieux, sous celle de la nature en courroux. Les Anglais furent obligés d'abandonner les vaisseaux qu'ils traînaient à la remorque, ou de renoncer à surveiller ceux qu'ils avaient sous leur escorte. Singulières vicissitudes de la guerre de mer! Quelques-uns des vaincus, pleins de joie à l'aspect terrifiant de la tempête, conçurent l'espérance de reconquérir leurs vaisseaux et leur liberté. Les Anglais qui gardaient le Bucentaure, se voyant sans secours, rendirent eux-mêmes notre vaisseau amiral aux restes de l'équipage français. Ceux-ci, ravis d'être délivrés par un affreux péril, élevèrent quelques mâts de fortune sur leur bâtiment démâté, y attachèrent quelques débris de voiles, et se dirigèrent vers Cadix, poussés par l'ouragan. Dévouement de l'équipage de l'Algésiras profitant de la tempête pour arracher son vaisseau aux mains des Anglais. L'Algésiras, digne de l'infortuné Magon dont il emportait le cadavre, voulut aussi devoir sa délivrance à la tempête. Soixante-dix officiers et matelots anglais gardaient ce noble vaincu. Tout mutilé qu'il était, l'Algésiras, récemment construit, se soutenait sur les flots, malgré ses profondes blessures. Mais il avait ses trois mâts coupés, le grand mât à quinze pieds du pont, celui de misaine à neuf, celui d'artimon à cinq. Le vaisseau qui le remorquait, songeant à son propre salut, avait lâché le câble qui le retenait prisonnier. Les Anglais chargés de le garder avaient tiré du canon pour demander du secours, et n'avaient obtenu aucune réponse. Alors, s'adressant à M. de la Bretonnière, ils le prièrent de les aider avec son équipage à sauver le navire, et avec le navire leur vie à tous. M. de la Bretonnière, saisi à cette proposition d'une lueur d'espérance, demande à conférer avec ses compatriotes détenus à fond de cale. Il va trouver les officiers français, et leur fait partager l'espoir d'arracher l'Algésiras à ses vainqueurs. Tous ensemble conviennent d'accepter la proposition qui leur est communiquée, et puis, une fois mis en possession du bâtiment, de se précipiter sur les Anglais, de leur enlever leurs armes, de les combattre à outrance au milieu de cette sombre nuit, et de pourvoir ensuite comme ils pourraient à leur propre salut. Il restait 270 Français, désarmés, mais prêts à tout pour arracher leur vaisseau des mains de l'ennemi. Les officiers se répandent parmi eux, leur font part de ce projet qui est accueilli avec transport. Il est convenu que M. de la Bretonnière sommera d'abord les Anglais, et que s'ils refusent de se rendre, les Français, à un signal donné, se jetteront sur eux. L'effroi de la tempête, la crainte de la côte dont on est près, tout est oublié: on ne songe plus qu'à ce nouveau combat, espèce de guerre civile en présence des éléments déchaînés.
M. de la Bretonnière retourne auprès des Anglais, et leur dit que l'abandon dans lequel on laisse le vaisseau au milieu d'un si grand péril a dissous tous leurs engagements, que dès ce moment les Français se regardent comme libres, et que si, du reste, leurs gardiens croient leur honneur intéressé à combattre, ils le peuvent; que l'équipage français, quoique sans armes, va fondre sur eux au premier signal. Deux matelots français, en effet, dans leur impatiente ardeur, s'élancent sur les factionnaires anglais, et en reçoivent de larges blessures. M. de la Bretonnière contient le tumulte, et donne aux officiers anglais le temps de la réflexion. Ceux-ci, après avoir délibéré un instant, songeant à leur petit nombre, à la cruauté de leurs compatriotes, au danger commun qui menace vaincus et vainqueurs, se rendent aux Français, à condition qu'ils redeviendront libres quand ils auront touché le rivage de France. M. de la Bretonnière promet de demander leur liberté à son gouvernement, si on réussit à rentrer dans Cadix. Alors les cris de joie éclatent sur le vaisseau; on se met à l'œuvre; on cherche des mâts de hune dans les approvisionnements de réserve, on les hisse, on les fixe sur les tronçons des grands mâts, on y attache quelques voiles, et on se dirige ainsi vers Cadix.
Le jour avait paru, et, loin de dissiper le mauvais temps, l'avait rendu plus mauvais encore. L'amiral Gravina était rentré dans Cadix avec les débris des escadres combinées. La flotte anglaise était à la vue de ce port, suivie de quelques-uns de ses prisonniers, qu'elle tenait sous la bouche de ses canons. L'Algésiras mouille à côté de l'Indomptable. Après avoir lutté toute la journée contre la tempête, le commandant de la Bretonnière, quoique sans pilote, mais aidé d'un marin à qui les parages de Cadix étaient familiers, arrive à l'entrée de la rade. Il ne lui restait qu'une seule ancre de bossoir et un gros câble, pour résister au vent qui portait violemment à la côte. Il jette cette ancre et s'y confie, dévoré néanmoins d'inquiétude, car si elle cède, l'Algésiras doit périr sur les rochers. Ne connaissant pas la rade, il avait mouillé près d'un écueil redoutable, appelé la Pointe du Diamant. La nuit se passe dans de cruelles angoisses. Enfin le jour reparaît, et répand une redoutable lueur sur cette plage désolée. Le Bucentaure, toujours malheureux, est venu s'y briser. Toutefois on a sauvé une partie de son équipage à bord de l'Indomptable, mouillé non loin de là. Ce dernier, qui avait peu d'avaries, parce qu'il avait peu combattu, était attaché à de bonnes ancres et à de bons câbles. Pendant la journée entière l'Algésiras tire le canon de détresse pour réclamer du secours. Quelques barques périssent avant de le joindre. Une seule parvient à lui remettre une ancre de jet très-faible. L'Algésiras reste amarré près de l'Indomptable, lui demandant la remorque, que celui-ci promet dès qu'il sera possible de rentrer dans Cadix. La nuit s'étend de nouveau sur la mer et sur les deux vaisseaux mouillés l'un à côté de l'autre: c'est la seconde depuis la funeste bataille. L'équipage de l'Algésiras regarde avec effroi les deux ancres si faibles sur lesquelles repose son salut, et avec envie celles de l'Indomptable. La tempête redouble, et tout à coup on entend un cri effroyable. L'Indomptable est brisé sur la pointe dite du Diamant. L'Indomptable, dont les puissantes ancres ont cédé, arrive subitement tout couvert de ses fanaux, ayant sur son pont son équipage au désespoir, passe à quelques pieds de l'Algésiras et vient se briser avec un fracas horrible sur la Pointe du Diamant. Les fanaux qui l'éclairent, les cris qui retentissent, tout s'évanouit dans les flots. Quinze cents hommes périssent à la fois, car l'Indomptable portait son équipage presque entier, celui du Bucentaure, valides et blessés, et une partie des troupes embarquées à bord de l'amiral.
Après ce cruel spectacle et les désolantes réflexions qu'il provoque, l'Algésiras voit reparaître le jour et la tempête s'apaiser. Il rentre enfin dans la rade de Cadix, et va s'engager presque au hasard dans un lit de vase, où il est désormais hors de péril. Juste récompense du plus admirable héroïsme!
Tandis que ces tragiques aventures signalaient le retour miraculeux de l'Algésiras, le Redoutable, celui qui avait glorieusement lutté contre le Victory, et duquel était partie la balle qui avait tué Nelson, venait de couler à fond. Sa poupe, minée par les boulets, s'était écroulée subitement, et on avait eu a peine le temps d'en retirer 119 Français. Le Fougueux, désemparé, jeté sur la côte d'Espagne, s'y était perdu.
Le Monarca, abandonné de même, s'était brisé devant les rochers de San-Lucar.
Il ne restait plus que quelques-unes de leurs prises aux Anglais, et avec leurs vaisseaux les moins maltraités ils tenaient la mer en vue de Cadix, toujours contrariés par les vents, qui ne leur avaient pas permis de regagner Gibraltar. Le brave capitaine Cosmao fait une sortie pour ramener quelques-uns des vaisseaux capturés, et en sauve deux. Le brave commandant du Pluton, le capitaine Cosmao, à cet aspect, ne put contenir le zèle dont il était animé. Son vaisseau était criblé, son équipage réduit de moitié; mais aucune de ces raisons ne put l'arrêter. Il emprunta quelques matelots à la frégate l'Hermione, il rapiéça son gréement à la hâte, et, usant du commandement qui lui appartenait, car tous les amiraux et contre-amiraux étaient morts, blessés ou prisonniers, il fit signal d'appareiller aux vaisseaux qui étaient encore capables de tenir la mer, afin d'aller arracher à la flotte de Collingwood les Français qu'elle traînait à sa suite. L'intrépide Cosmao sortit donc, accompagné du Neptune, qui pendant la bataille avait fait de son mieux pour se porter au feu, et de trois autres vaisseaux français et espagnols qui n'avaient pas eu l'honneur de combattre dans la journée de Trafalgar. Ils étaient cinq en tout, suivis des cinq frégates qui avaient aussi à réparer leur conduite récente. Malgré le mauvais temps, ces dix bâtiments s'approchèrent de la flotte anglaise. Collingwood, les prenant pour autant de vaisseaux de ligne, fit avancer sur-le-champ ses dix vaisseaux les moins avariés. Dans ce mouvement une partie des prises fut abandonnée. Les frégates en profitèrent pour saisir et remorquer le Santa Anna et le Neptuno. Le commandant Cosmao, qui n'était pas en forces, et qui avait contre lui le vent soufflant vers Cadix, rentra, amenant avec lui les deux vaisseaux reconquis, seul trophée qu'il pût remporter à la suite de tels malheurs. Ce ne fut point l'unique résultat de cette sortie. L'amiral Collingwood, craignant de ne pouvoir conserver ses prises, coula à fond ou brûla le Santissima Trinidad, l'Argonauta, le San Augustino, l'Intrépide.
L'Aigle échappa au vaisseau anglais le Defiance, et alla s'échouer devant le port de Sainte-Marie. Le Berwick se perdit par un acte de dévouement semblable à celui qui avait sauvé l'Algésiras.
Parmi les vaisseaux qui avaient suivi le commandant Cosmao, il y en eut un qui ne put rentrer, ce fut l'espagnol le Rayo, qui périt entre Rota et San-Lucar.
Enfin l'amiral anglais revint à Gibraltar, n'emmenant que quatre de ses prises sur dix-sept, dont une française, le Swiftsure, et trois espagnoles. Encore fallut-il couler à fond le Swiftsure.
Telle fut cette fatale bataille de Trafalgar. Des marins inexpérimentés, des alliés plus inexpérimentés encore, une discipline faible, un matériel négligé, partout la précipitation avec ses conséquences; un chef sentant trop vivement ses désavantages, en concevant des pressentiments sinistres, les portant sur toutes les mers, faisant sous leur influence manquer les grands projets de son souverain; ce souverain irrité ne tenant pas assez compte des obstacles matériels, moins difficiles à surmonter sur terre que sur mer, désolant par l'amertume de ses reproches un amiral qu'il fallait plaindre plutôt que blâmer; cet amiral se battant par désespoir, et la fortune, cruelle pour le malheur, lui refusant jusqu'à l'avantage des vents; la moitié d'une flotte paralysée par l'ignorance et par les éléments, l'autre moitié se battant avec fureur; d'une part une bravoure calculée et habile, de l'autre une inexpérience héroïque, des morts sublimes, un carnage effroyable, une destruction inouïe; après les ravages des hommes, les ravages de la tempête; l'abîme dévorant les trophées du vainqueur; enfin le chef triomphant enseveli dans son triomphe, et le chef vaincu projetant le suicide comme seul refuge à sa douleur, telle fut, nous le répétons, cette fatale bataille de Trafalgar, avec ses causes, ses résultats, ses tragiques aspects.
On pouvait cependant tirer de ce grand désastre d'utiles conséquences pour notre marine. Il fallait raconter au monde ce qui s'était passé. Les combats du Redoutable, de l'Algésiras, de l'Achille méritaient d'être cités avec orgueil à côté des triomphes d'Ulm. Le courage malheureux n'est pas moins admirable que le courage heureux: il est plus touchant. D'ailleurs les faveurs de la fortune à notre égard étaient assez grandes pour qu'on pût avouer publiquement quelques-unes de ses rigueurs. Il fallait ensuite combler de récompenses les hommes qui avaient si dignement rempli leur devoir, et appeler devant un conseil de guerre ceux qui, cédant à l'horreur de ce spectacle, s'étaient éloignés du feu. Et, se fussent-ils bien conduits en d'autres occasions, il fallait les immoler à la nécessité d'établir la discipline par de terribles exemples. Il fallait surtout que le gouvernement trouvât dans cette sanglante défaite une leçon pour lui-même; il fallait qu'il se dît bien que rien ne se fait vite, et particulièrement quand il s'agit de marine; il fallait qu'il renonçât à présenter en ligne de bataille des escadres qui ne seraient pas éprouvées à la mer, et qu'en attendant il s'appliquât à les former toutes par des croisières fréquentes et lointaines.
L'excellent roi d'Espagne, sans se livrer à tous ces calculs, enveloppa dans une même mesure de récompense les braves et les lâches, ne voulant mettre en lumière que l'honneur fait à son pavillon par la conduite de quelques-uns de ses marins. C'était une faiblesse naturelle à une cour vieillie, mais une faiblesse inspirée par la bonté. Nos marins, un peu remis de leurs souffrances, étaient mêlés avec les marins espagnols dans le port de Cadix, lorsqu'on leur annonça que le roi d'Espagne donnait un grade à tout Espagnol qui avait assisté à la bataille de Trafalgar, indépendamment des distinctions particulières accordées à ceux qui s'étaient le mieux conduits. Les Espagnols, presque honteux d'être récompensés quand les Français ne l'étaient pas, dirent à ceux-ci que probablement ils allaient recevoir de leur côté le prix de leur courage. Il n'en fut rien: les braves, les lâches parmi les Français furent confondus aussi dans le même traitement, et ce traitement fut l'oubli.
Quand la nouvelle du désastre de Trafalgar parvint à l'amiral Decrès, il en fut saisi de douleur. Ce ministre, malgré son esprit, malgré sa profonde connaissance de la marine, n'avait jamais que des revers à annoncer à un souverain qui en toute autre chose n'obtenait que des succès. Il manda ces tristes détails à Napoléon, qui déjà s'avançait sur Vienne du vol de l'aigle. Quoiqu'une nouvelle malheureuse eût peine à se faire jour dans une âme enivrée de triomphes, la nouvelle de Trafalgar chagrina Napoléon, et lui causa un profond déplaisir. Cependant il fut cette fois moins sévère que de coutume à l'égard de l'amiral Villeneuve, car cet infortuné avait vaillamment combattu, quoique très-imprudemment. Napoléon agit ici comme agissent souvent les hommes, aussi bien les plus forts que les plus faibles; il tâcha d'oublier ce chagrin, et s'efforça de le faire oublier aux autres. Il voulut qu'on parlât peu de Trafalgar dans les journaux français, et qu'on en fit mention comme d'un combat imprudent, dans lequel nous avions plus souffert de la tempête que de l'ennemi. Il ne voulut, non plus, ni récompenser ni punir, ce qui était une cruelle injustice, indigne de lui et de l'esprit de son gouvernement. Il se passait alors quelque chose dans son âme qui contribua puissamment à lui inspirer cette conduite si mesquine; il commençait à désespérer de la marine française. Il trouvait une manière de battre l'Angleterre, plus sûre, plus praticable, c'était de la battre dans les alliés qu'elle soldait, de lui enlever le continent, d'en expulser tout à fait son commerce et son influence. Il devait naturellement préférer ce moyen, dans l'emploi duquel il excellait, et qui, bien ménagé, l'aurait certainement conduit au but de ses efforts. À partir de ce jour, Napoléon pensa moins à la marine, et voulut que tout le monde y pensât moins aussi.
L'Europe elle-même, quant à la bataille de Trafalgar, se prêta volontiers au silence qu'il désirait garder. Le bruit retentissant de ses pas sur le continent empêcha d'entendre les échos du canon de Trafalgar. Les puissances, qui avaient sur la poitrine l'épée de Napoléon, n'étaient guère rassurées par une victoire navale, profitable à l'Angleterre seule, sans autre résultat qu'une nouvelle extension de sa domination commerciale, domination qu'elles n'aimaient guère et ne toléraient que par jalousie de la France. D'ailleurs la gloire britannique ne les consolait pas de leur propre humiliation. Trafalgar n'effaça donc point l'éclat d'Ulm, et, comme on le verra bientôt, n'amoindrit aucune de ses conséquences.
FIN DU LIVRE VINGT-DEUXIÈME.
LIVRE VINGT-TROISIÈME.
AUSTERLITZ.
Effet produit par les nouvelles venues de l'armée. — Crise financière. — La caisse de consolidation suspend ses payements en Espagne, et contribue à accroître les embarras de la compagnie des Négociants réunis. — Secours fournis à cette compagnie par la Banque de France. — Émission trop considérable des billets de la Banque, et suspension de ses payements. — Faillites nombreuses. — Le public alarmé se confie en Napoléon, et attend de lui quelque fait éclatant qui rétablisse le crédit et la paix. — Continuation des événements de la guerre. — Situation des affaires en Prusse. — La prétendue violation du territoire d'Anspach fournit des prétextes au parti de la guerre. — L'empereur Alexandre en profite pour se rendre à Berlin. — Il entraîne la cour de Prusse à prendre des engagements éventuels avec la coalition. — Traité de Potsdam. — Départ de M. d'Haugwitz pour le quartier général français. — Grande résolution de Napoléon en apprenant les nouveaux dangers dont il est menacé. — Il précipite son mouvement sur Vienne. — Bataille de Caldiero en Italie. — Marche de la grande armée à travers la vallée du Danube. — Passage de l'Inn, de la Traun, de l'Ens. — Napoléon à Lintz. — Mouvement que pouvaient faire les archiducs Charles et Jean pour arrêter la marche de Napoléon. — Précautions de celui-ci en approchant de Vienne. — Distribution de ses corps d'armée sur les deux rives du Danube et dans les Alpes. — Les Russes passent le Danube à Krems. — Danger du corps de Mortier. — Combat de Dirnstein. — Combat de Davout à Mariazell. — Entrée à Vienne. — Surprise des ponts du Danube. — Napoléon veut en profiter pour couper la retraite au général Kutusof. — Murat et Lannes portés à Hollabrunn. — Murat se laisse tromper par une proposition d'armistice, et donne à l'armée russe le temps de s'échapper. — Napoléon rejette l'armistice. — Combat sanglant à Hollabrunn. — Arrivée de l'armée française à Brünn. — Belles dispositions de Napoléon pour occuper Vienne, se garder du côté des Alpes et de la Hongrie contre les archiducs, et faire face aux Russes du côté de la Moravie. — Ney occupe le Tyrol, Augereau la Souabe. — Prise des corps de Jellachich et de Rohan. — Départ de Napoléon pour Brünn. — Essai de négociation. — Fol orgueil de l'état-major russe. — Nouvelle coterie formée autour d'Alexandre. — Elle lui inspire l'imprudente résolution de livrer bataille. — Terrain choisi d'avance par Napoléon. — Bataille d'Austerlitz livrée le 2 décembre. — Destruction de l'armée austro-russe. — L'empereur d'Autriche au bivouac de Napoléon. — Armistice accordé sous la promesse d'une paix prochaine. — Commencement de négociation à Brünn. — Conditions imposées par Napoléon. — Il veut les États vénitiens pour compléter le royaume d'Italie, le Tyrol et la Souabe autrichienne pour agrandir la Bavière, les duchés de Baden et de Wurtemberg. — Alliances de famille avec ces trois maisons allemandes. — Résistance des plénipotentiaires autrichiens. — Napoléon, de retour à Vienne, a une longue entrevue avec M. d'Haugwitz. — Il reprend ses projets d'union avec la Prusse, et lui donne le Hanovre, à condition qu'elle se liera définitivement à la France. — Traité de Vienne avec la Prusse. — Départ de M. d'Haugwitz pour Berlin. — Napoléon, débarrassé de la Prusse, devient plus exigeant à l'égard de l'Autriche. — La négociation transférée à Presbourg. — Acceptation des conditions de la France, et paix de Presbourg. — Départ de Napoléon pour Munich. — Mariage d'Eugène de Beauharnais avec la princesse Auguste de Bavière. — Retour de Napoléon à Paris. — Accueil triomphal.
Les nouvelles venues des bords du Danube avaient rempli la France de satisfaction; celles qui venaient de Cadix l'attristèrent, mais ni les unes ni les autres ne lui causèrent de surprise. On espérait tout de nos armées de terre, constamment victorieuses depuis le commencement de la Révolution, et presque rien de nos flottes, si malheureuses depuis quinze années. Mais on n'attachait que des conséquences médiocres aux événements de mer; on regardait, au contraire, nos prodigieux succès sur le continent comme tout à fait décisifs. On y voyait les hostilités éloignées de nos frontières, la coalition déconcertée dès son début, la durée de la guerre fort abrégée, et la paix continentale rendue prochaine, ramenant l'espérance de la paix maritime. Cependant l'armée, s'enfonçant vers l'Autriche à la rencontre des Russes, faisait prévoir de nouveaux et grands événements, qu'on attendait avec une vive impatience. Du reste, la confiance dans le génie de Napoléon tempérait toutes les anxiétés.
Il fallait cette confiance pour soutenir le crédit profondément ébranlé. Nous avons déjà fait connaître la situation embarrassée de nos finances. Un arriéré dû à la résolution de Napoléon de suffire sans emprunt aux dépenses de la guerre, les embarras du Trésor espagnol rendus communs au Trésor français par les spéculations de la compagnie des Négociants réunis, le portefeuille du Trésor livré entièrement à cette compagnie par la faute d'un ministre honnête mais trompé, telles étaient les causes de cette situation. Elles avaient fini par amener la crise longtemps prévue. Un incident avait contribué à la précipiter. L'Espagne suspend les payements de la caisse de consolidation. La cour de Madrid, qui était débitrice envers la compagnie des Négociants réunis du subside dont celle-ci s'était chargée d'acquitter la valeur, des cargaisons de grains expédiées pour les divers ports de la Péninsule, des approvisionnements fournis aux flottes et aux armées espagnoles, la cour de Madrid venait, dans sa détresse, de recourir à une mesure désastreuse. Obligée de suspendre les payements de la Caisse de consolidation, espèce de banque consacrée au service de la dette publique, elle avait donné cours forcé de monnaie aux billets de cette caisse. Une pareille mesure devait faire disparaître le numéraire. M. Ouvrard, qui, en attendant le recouvrement des piastres du Mexique, à lui déléguées par la cour de Madrid, n'avait d'autre moyen de faire face aux besoins de ses associés que le numéraire qu'il tirait de la Caisse de consolidation, se trouvait subitement arrêté dans ses opérations. On avait promis notamment à M. Desprez quatre millions de piastres, qu'il avait promis à son tour à la Banque de France, pour en obtenir les secours qui lui étaient nécessaires. Il ne fallait plus compter sur ces quatre millions. Sur les recouvrements à opérer au Mexique, on avait négocié en Hollande, auprès de la maison Hope, un emprunt de dix millions, dont on pouvait tout au plus espérer deux en temps utile. Ces fâcheuses circonstances avaient accru au delà de toute mesure les embarras de M. Desprez, qui était chargé des opérations du Trésor, de M. Vanlerberghe, qui était chargé de la fourniture des vivres, et leurs embarras à l'un et à l'autre étaient retombés sur la Banque. Embarras causés par l'Espagne à la compagnie des Négociants réunis. Nous avons déjà expliqué comment ils faisaient escompter à la Banque ou leur propre papier, ou les obligations des receveurs généraux. La Banque leur en donnait la valeur en billets, dont l'émission s'augmentait ainsi d'une manière immodérée. Ce n'eût été là qu'un mal très-prochainement réparable, si les piastres promises étaient arrivées assez promptement pour ramener à un taux convenable la réserve métallique de la Banque. Mais les choses en étaient venues à ce point, que la Banque n'avait plus que 1,500 mille francs en caisse contre 72 millions de billets émis et 20 millions de comptes courants, c'est-à-dire contre 92 millions de valeurs immédiatement exigibles. Une circonstance étrange, qui s'était révélée récemment, aggravait beaucoup cette situation. M. de Marbois, dans sa confiance illimitée pour la compagnie, lui avait accordé une faculté tout à fait exceptionnelle, dans laquelle il n'avait vu d'abord qu'une facilité de service, et qui était devenue la cause d'un abus grave. Dangereuses facilités accordées par M. de Marbois à la compagnie des Négociants réunis. La compagnie ayant en sa possession la plus grande partie des obligations des receveurs généraux, puisqu'elle les escomptait au gouvernement, ayant à se payer des services de tous genres qu'elle exécutait sur les divers points du territoire, se trouvait dans le cas de puiser sans cesse aux caisses du Trésor; et, pour plus de commodité, M. de Marbois avait ordonné aux receveurs généraux de lui verser les fonds qui leur rentraient, sur un simple récépissé de M. Desprez. La compagnie avait sur-le-champ usé de cette faculté. Tandis que d'une part elle tâchait de se procurer de l'argent à Paris, en faisant escompter à la Banque les obligations des receveurs généraux dont elle était nantie, de l'autre elle enlevait à la caisse des receveurs généraux l'argent destiné à acquitter ces mêmes obligations; et la Banque, à leur échéance, les envoyant chez les receveurs généraux, ne trouvait en payement que des récépissés de M. Desprez. Celle-ci encaissait donc du papier en payement d'un autre papier. C'est ainsi qu'elle était arrivée à une si grande émission de billets avec une si faible réserve. Un commis infidèle, trompant la confiance de M. de Marbois, était le principal auteur des complaisances dont on faisait un abus si déplorable.
Cette situation inconnue au ministre, mal appréciée même par la compagnie, qui, dans son entraînement, ne mesurait ni l'étendue des opérations dans lesquelles on l'avait engagée, ni la gravité des actes qu'elle commettait, cette situation se révélait peu à peu par une gêne universelle. Le public se porte en foule à la Banque pour demander le remboursement de ses billets. Le public surtout, avide d'espèces métalliques, averti de leur rareté à la Banque, s'était porté en foule à ses bureaux pour convertir les billets en argent. Les malveillants se joignant aux effrayés, la crise devint bientôt générale.
Les circonstances ainsi aggravées amenèrent des aveux longtemps différés, et une clarté fâcheuse. M. Vanlerberghe, à qui on ne pouvait imputer ce qu'il y avait de blâmable dans la conduite de la compagnie, car il s'occupait uniquement du commerce des grains, sans savoir à quels embarras il était exposé par ses associés, M. Vanlerberghe se rendit auprès de M. de Marbois, et lui déclara qu'il lui était impossible de suffire à la fois au service du Trésor et au service des vivres; que c'était tout au plus s'il pouvait continuer ce dernier. Il ne lui dissimula pas que les fournitures exécutées pour l'Espagne, et demeurées jusqu'ici sans payement, étaient la cause principale de sa gêne. M. de Marbois, redoutant de voir manquer le service des vivres, encouragé d'ailleurs par quelques paroles de l'Empereur, qui, satisfait de M. Vanlerberghe, avait exprimé l'intention de le soutenir, accorda à ce fournisseur un secours de 20 millions. Il les imputa sur des fournitures antérieures que les administrations de la guerre et de la marine n'avaient pas encore soldées, et il les donna en rendant à M. Vanlerberghe 20 millions de ses engagements personnels, contractés à l'occasion du service du Trésor. Mais à peine ce secours était-il accordé que M. Vanlerberghe vint en réclamer un second. Ce fournisseur avait derrière lui une multitude de sous-traitants, qui ordinairement lui faisaient crédit, mais qui, n'obtenant plus confiance des capitalistes, ne pouvaient prolonger leurs avances. Il était donc réduit aux dernières extrémités. M. de Marbois, épouvanté de ces aveux, en reçut bientôt de plus graves encore. La Banque, compromise par les secours accordés déjà, déclare ses embarras au gouvernement. La Banque lui adressa une députation pour faire connaître sa situation au gouvernement. M. Desprez n'envoyait pas les piastres promises, il demandait cependant de nouveaux escomptes; le Trésor en demandait de son côté, et la Banque n avait pas 2 millions d'écus en caisse contre 92 millions de valeurs exigibles. Comment devait-elle se conduire en pareille occurrence? M. Desprez déclarait pour sa part au ministre qu'il était au terme de ses ressources, surtout si la Banque lui refusait son assistance. Il avouait, lui aussi, que c'était le contre-coup des affaires d'Espagne qui le précipitait dans ces tristes embarras. Il devenait malheureusement évident pour le ministre, que M. Vanlerberghe appuyé sur M. Desprez, M. Desprez sur le Trésor et la Banque, portaient le fardeau des affaires de l'Espagne, lequel se trouvait ainsi rejeté sur la France elle-même par les téméraires combinaisons de M. Ouvrard.
Il était trop tard pour revenir sur ses pas, et fort inutile de se plaindre. Il fallait se tirer de ce péril, et pour cela en tirer ceux qui s'y étaient imprudemment exposés, car les laisser périr, c'était courir la chance de périr avec eux. M. de Marbois n'hésita point dans la résolution de soutenir MM. Vanlerberghe et Desprez, et il fit bien. Mais il ne pouvait plus se permettre d'agir sous sa seule responsabilité, et il provoqua la réunion d'un conseil de gouvernement, qui s'assembla sur-le-champ sous la présidence du prince Joseph. Le prince Louis, l'archichancelier Cambacérès et tous les ministres y assistaient. On y appela quelques employés supérieurs des finances, et entre autres M. Mollien, directeur de la Caisse d'amortissement. Le conseil délibéra longuement sur la situation. Après beaucoup de discussions générales et oiseuses, il devenait urgent de conclure, et chacun hésitait en présence d'une responsabilité également grande, quelque parti qu'on prit, car il était aussi grave de laisser tomber les traitants que de les soutenir. L'archichancelier Cambacérès fait prévaloir la résolution de secourir le fournisseur des vivres. L'archichancelier Cambacérès, qui avait assez de sens pour comprendre les exigences de cette situation, et assez de crédit pour les faire admettre par l'Empereur, fit prévaloir l'avis d un secours immédiat à M. Vanlerberghe, secours être de dix millions d'abord, et de dix autres ensuite, lorsqu'on aurait une réponse approbative du quartier général. Quant à M. Desprez, ce fut une question à traiter avec la Banque, car elle seule pouvait venir en aide à ce dernier, en lui continuant ses escomptes. Mais on discuta les moyens qu'elle proposait pour parer à l'épuisement de ses caisses, et pour maintenir le crédit de ses billets, sans lesquels on allait succomber. Personne ne pensa qu'on pût leur donner cours forcé de monnaie, tant à cause de l'impossibilité de rétablir en France un papier-monnaie, qu'à cause de l'impossibilité de faire agréer une telle résolution à l'Empereur. Mais on admit certaines mesures qui devaient rendre les remboursements plus lents et l'écoulement des espèces moins rapide. On laissa au ministre du Trésor et au préfet de police le soin de s'entendre avec la Banque sur le détail de ces mesures.
M. de Marbois eut avec le conseil de la Banque des explications très-vives. Il se plaignit de la manière dont elle avait géré ses affaires, reproche fort injuste, car, si elle était embarrassée, c était uniquement par la faute du Trésor. Son portefeuille ne contenait que d'excellents effets de commerce, dont l'acquittement régulier était dans le moment sa seule ressource effective. Elle avait même diminué les escomptes aux particuliers jusqu'à réduire son portefeuille au-dessous des proportions ordinaires. Elle n'avait en quantité disproportionnée que du papier de M. Desprez et des obligations des receveurs généraux, qui ne ramenaient point d'argent. Elle ne souffrait donc qu'à cause du gouvernement lui-même. Mais les banquiers qui la dirigeaient étaient en général si dévoués à l'Empereur, dans lequel ils chérissaient sinon le guerrier glorieux, du moins le restaurateur de l'ordre, qu'ils se laissaient traiter par les agents du pouvoir avec une sévérité que ne souffriraient pas aujourd'hui les plus vulgaires compagnies de spéculateurs. Du reste, c'était de leur part patriotisme plutôt que servilité. Soutenir le gouvernement de l'Empereur était à leurs yeux un devoir impérieux envers la France, que lui seul préservait de l'anarchie. Ils ne s'irritèrent pas de reproches fort peu mérités, et ils montrèrent à la cause du Trésor un dévouement digne de servir d'exemple en pareille circonstance. On adopta les mesures suivantes, comme les plus capables d'atténuer la crise.
M. de Marbois dut faire partir en poste des commis pour les départements voisins de la capitale, avec l'ordre aux payeurs de se démunir de tous les fonds dont ils n'auraient pas indispensablement besoin pour le service courant des rentes, de la solde, du traitement des fonctionnaires, et d'expédier ces fonds à la Banque. On espérait ainsi faire rentrer cinq à six millions en espèces. On donnait ordre aux receveurs généraux qui n'auraient pas livré à M. Desprez toutes les sommes encaissées, de les verser immédiatement à la Banque. Les commis envoyés avaient en même temps la mission de s'assurer si quelques-uns de ces comptables n'useraient pas des fonds du Trésor dans leur intérêt personnel. À ces moyens pour faire arriver le numéraire, on en ajouta quelques autres pour l'empêcher de s'écouler. Le billet commençant à perdre, le public courait avec empressement aux caisses de la Banque, afin de le convertir en argent. Quand l'agiotage et la malveillance ne s'en seraient pas mêlés, il eût suffi de la perte de 1 ou 2 pour 100 que supportait le billet, pour que la masse des porteurs en exigeât la conversion en espèces. On autorisa la Banque à ne convertir en argent que cinq à six cent mille francs de billets par jour. C'était tout ce qu'il fallait de numéraire, quand la confiance existait. On prit une autre précaution afin de ralentir les payements, ce fut celle de compter l'argent. Les demandeurs de remboursement se seraient bien passés de cette formalité, car ils ne craignaient pas que la Banque trompât le public, en mettant un écu de moins dans un sac de mille francs. Cependant on affecta le soin de les compter. On décida, en outre, qu'on ne rembourserait qu'un seul billet à la même personne, et que chacun serait admis à son tour. Enfin, l'affluence grossissant chaque jour, on imagina un dernier moyen, celui de distribuer des numéros aux porteurs de billets, dans la proportion de cinq ou six cent mille francs, qu'on voulait rembourser par jour. Ces numéros, déposés dans les mairies de Paris, durent être distribués par les maires aux individus notoirement étrangers au commerce de l'argent, et n'ayant recours au remboursement que pour satisfaire à des besoins véritables.
Ces mesures firent cesser au moins le trouble matériel autour des bureaux de la Banque, et réduisirent l'émission des espèces aux besoins les plus urgents de la population. L'agiotage, qui cherchait à soustraire les écus de la Banque pour les faire payer au public jusqu'à 6 et 7 pour 100, fut déjoué dans ses manœuvres. Cependant c'était une vraie suspension de payement, dissimulée sous un ralentissement. Elle était malheureusement inévitable. Dans ces circonstances, ce n'est pas la mesure elle-même qu'il faut blâmer, c'est la conduite antérieure qui l'a rendue nécessaire.
Les commis envoyés procurèrent la rentrée de deux millions tout au plus. L'échéance journalière des effets du commerce amenait plus de billets que d'écus, car les commerçants ne s'acquittaient en espèces que lorsqu'ils avaient à payer des sommes moindres de 500 francs. La Banque résolut donc d'acheter en Hollande des piastres à tout prix, et de prendre ainsi à son compte une partie des frais de la crise. Grâce à cet ensemble de moyens, on serait bientôt sorti d'embarras, si M. Desprez n'était venu tout à coup déclarer de plus grands besoins et solliciter de nouveaux secours.
Ce banquier, chargé par la compagnie de fournir au Trésor les fonds nécessaires au service, et pour cela d'escompter les obligations des receveurs généraux, les bons à vue, etc., avait pris l'engagement de faire cet escompte à ½ pour 100 par mois, c'est-à-dire à 6 pour 100 par an. Les capitalistes ne voulant plus les lui escompter à lui-même qu'à 1 pour 100 par mois, c'est-à-dire à 12 pour 100 par an, il était exposé à des pertes ruineuses. Afin de s'épargner ces pertes, il avait imaginé un moyen, c'était de donner en gage aux prêteurs les obligations et les bons à vue, et d'emprunter sur ces valeurs, au lieu de les faire sous-escompter. Les spéculateurs, dans le désir de mettre la circonstance à profit, avaient fini par lui refuser le renouvellement de ce genre d'opérations, afin de l'obliger à livrer les valeurs du Trésor, et de les avoir ainsi à vil prix.—«Les embarras de la place,» écrivait M. de Marbois à l'Empereur, servent de prétexte à beaucoup de gens pour en user comme des corsaires envers les Négociants réunis, et je connais de grands patriotes qui ont retiré 12 à 14 cent mille francs à l'agent du Trésor, pour en tirer un meilleur parti.» (Lettre du 28 septembre.—Dépôt de la secrétairerie d'État).
M. Desprez, qui avait déjà reçu 14 millions de secours de la Banque, en voulait obtenir 30 immédiatement, et 70 dans le mois de brumaire. C'était par conséquent une somme de 100 millions qu'il lui fallait. Cette situation, avouée à la Banque, y causa un véritable effroi, et y provoqua une explosion de plaintes, de la part des hommes qui n'étaient pas disposés à épouser la fortune du gouvernement quelle qu'elle fût. On demanda ce qu'était M. Desprez, et à quel titre de si grands sacrifices étaient réclamés pour lui? On ignorait dans le commerce la solidarité établie entre lui et la compagnie de fournisseurs qui travaillait à la fois pour l'Espagne et pour la France. Mais, tout en ignorant sa vraie situation, on voulait obliger le ministre à l'avouer comme agent du Trésor, ne fût-ce que pour avoir une garantie de plus. Le ministre averti avait envoyé un billet de sa main au président de la régence, pour dire que M. Desprez n'agissait que dans l'intérêt du Trésor. Par distraction, M. de Marbois avait négligé de signer ce billet. On exigea de lui qu'il le signât. Il y consentit, et il fut impossible de se dissimuler qu'on était en présence de l'Empereur lui-même, créateur de la Banque, sauveur et maître de la France, demandant qu'on ne réduisit pas son gouvernement aux abois, par le refus des ressources dont il avait un urgent besoin.
La voix du patriotisme prévalut, et ce résultat fut particulièrement dû à M. Perregaux, célèbre banquier, dont l'influence était toujours employée au profit de l'État. On décida que tous les secours nécessaires seraient donnés à M. Desprez; que les obligations qui servaient à emprunter sur gage, et qu'on évitait d'escompter pour s'épargner de trop grandes pertes, seraient escomptées n'importe à quel prix, soit qu'elles appartinssent à M. Desprez ou à la Banque; qu'il se chargerait lui-même de cette opération, comme plus capable qu'aucun autre de l'exécuter; que les pertes seraient supportées de moitié par la compagnie et par la Banque; que des métaux seraient achetés à Amsterdam et à Hambourg, à frais communs, et que M. Desprez serait formellement invité à ne plus renouveler ses engagements, afin de mettre un terme à une pareille situation. On résolut enfin de diminuer les escomptes au commerce, de consacrer toutes les ressources existantes au Trésor, et de n'émettre de billets que pour lui. Le remboursement quotidien des effets de commerce avait fait rentrer une quantité considérable de billets, qu'on avait d'abord voulu détruire, mais qu'on remit bientôt en circulation pour suffire aux besoins de M. Desprez. On dépassa même de beaucoup la première émission, et on la porta jusqu'à 80 millions, indépendamment des 20 millions de comptes courants. Mais les achats extraordinaires de piastres, l'escompte effectif des obligations, procurèrent les cinq à six cent mille francs par jour qui étaient indispensables pour satisfaire le public, et on put se flatter de traverser cette crise sans compromettre les services, et sans amener la banqueroute des traitants, qui aurait amené celle du Trésor lui-même.
On n'empêcha cependant point les banqueroutes particulières, qui, se succédant rapidement, ajoutèrent beaucoup à la tristesse générale. La faillite de M. Récamier, banquier renommé par sa probité, l'étendue de ses affaires, l'éclat de sa manière de vivre, et qui succomba, victime des circonstances bien plus que de sa conduite financière, produisit la sensation la plus pénible. Les malveillants l'attribuèrent à des relations d'affaires avec le Trésor, qui n'existaient pas. Beaucoup de faillites moins importantes suivirent celle de M. Récamier, tant à Paris que dans les provinces, et causèrent une sorte de terreur panique. Sous un gouvernement moins ferme, moins puissant que celui de Napoléon, cette crise aurait pu entraîner les conséquences les plus graves. Mais on comptait sur sa fortune et sur son génie; personne n'avait d'inquiétude pour le maintien de l'ordre public; on s'attendait à chaque instant à quelque coup d'éclat qui relèverait le crédit; et cette détestable espèce de spéculateurs, qui aggravent toutes les situations en fondant leurs calculs sur l'avilissement des valeurs, n'osait se hasarder dans le jeu à la baisse, par crainte des victoires de Napoléon.
Tous les yeux étaient fixés sur le Danube, où allaient se décider les destinées de l'Europe. C'est de là que devaient surgir les événements qui pouvaient mettre fin à cette crise financière et politique. On les espérait avec une pleine confiance, surtout après avoir vu en quelques jours une armée entière prise presque sans coup férir, par le seul effet d'une manœuvre. Cependant une circonstance même de cette manœuvre venait de susciter une fâcheuse complication avec la Prusse, et de nous faire craindre un ennemi de plus. Cette circonstance était la marche du corps du maréchal Bernadotte à travers la province prussienne d'Anspach.
Napoléon, en dirigeant le mouvement de ses colonnes sur le flanc de l'armée autrichienne, n'avait pas considéré un instant comme une difficulté de traverser les provinces que la Prusse avait en Franconie. En effet, d'après la convention de neutralité stipulée par la Prusse avec les puissances belligérantes, pendant la dernière guerre, les provinces d'Anspach et de Bareuth n'avaient point été comprises dans la neutralité du nord de l'Allemagne. La raison en était simple, c'est que ces provinces se trouvant sur la route obligée des armées françaises et autrichiennes, il était presque impossible de les soustraire à leur passage. Tout ce qu'on avait pu exiger, c'était qu'elles ne devinssent pas un théâtre d'hostilités, qu'on les traversât rapidement, et en payant ce qu'on y prendrait. Si la Prusse avait voulu qu'il en fût autrement cette fois, elle aurait dû le dire. D'ailleurs, lorsqu'elle venait tout récemment encore d'entrer en pourparlers d'alliance avec la France, lorsqu'elle s'était avancée dans cette voie jusqu'à écouter et accueillir l'offre du Hanovre, elle n'était guère en droit de changer les anciennes règles de sa neutralité, pour les rendre plus rigoureuses envers la France qu'en 1796. Cela eût été inconcevable; aussi avait-elle gardé à cet égard un silence que décemment elle n'aurait pas osé rompre, surtout pour déclarer qu'en pleine négociation d'alliance, elle voulait être moins facile avec nous que dans les temps de la plus extrême froideur. Quoi qu'il en soit, Napoléon se fondant sur l'ancienne convention, et sur une apparence d'intimité à laquelle il devait croire, n'avait pas considéré le passage à travers la province d'Anspach comme une violation de territoire. Ce qui prouve sa sincérité à cet égard, c'est qu'à la rigueur il aurait pu se dispenser d'emprunter les routes de cette province, et qu'en resserrant ses colonnes il lui eût été fort aisé d'éviter le sol prussien, sans perdre beaucoup de chances d'envelopper le général Mack.
Mais la situation de la Prusse était devenue chaque jour plus embarrassante entre l'empereur Napoléon et l'empereur Alexandre. Le premier lui offrait le Hanovre et son alliance; le second lui demandait passage en Silésie pour l'une de ses armées, et semblait lui déclarer qu'il fallait s'unir à la coalition de gré ou de force. Parvenu à comprendre ce dont il s'agissait, Frédéric-Guillaume était dans un état d'agitation extraordinaire. Ce prince, dominé tantôt par l'avidité naturelle à la puissance prussienne qui le portait vers Napoléon, tantôt par les influences de cour qui l'entraînaient vers la coalition, avait fait des promesses à tout le monde, et était ainsi arrivé à un embarras de position auquel il ne voyait plus d'issue que la guerre avec la Russie ou avec la France. Il en était exaspéré au plus haut point, car il était à la fois mécontent des autres et de lui-même, et il n'envisageait la guerre qu'avec épouvante. Indigné cependant de la violence dont le menaçait la Russie, il avait ordonné la mise sur pied de 80 mille hommes. C'est dans cet état des choses qu'on apprit à Berlin la prétendue violation du territoire prussien. Elle fut pour le roi de Prusse un nouveau sujet de chagrin, parce qu'elle diminuait la force des arguments qu'il opposait aux exigences d'Alexandre. Sans doute, il y avait, pour ouvrir la province d'Anspach aux Français, des raisons qui n'existaient pas pour ouvrir la Silésie aux Russes. Langage que tiennent les ennemis de la France à Berlin en apprenant le passage par la province d'Anspach. Mais dans les moments d'effervescence, la justesse de raisonnement n'est pas ce qui domine, et en apprenant à Berlin le passage des Français sur le territoire d'Anspach, la cour se récria que Napoléon venait d'outrager indignement la Prusse, de la traiter comme il avait coutume de traiter Naples ou Baden; qu'il n'était pas possible de le supporter sans se déshonorer; que du reste, si on ne voulait pas avoir la guerre avec Napoléon, il faudrait bien l'avoir avec Alexandre, car ce prince ne souffrirait pas qu'on en agît d'une manière aussi partiale à son égard, et qu'on lui refusât ce qu'on avait accordé à son adversaire; et qu'enfin, s'il fallait se prononcer, il serait bien étrange, bien indigne des sentiments du roi d'épouser la cause des oppresseurs de l'Europe contre ses défenseurs. Frédéric-Guillaume, ajoutait-on, avait toujours professé d'autres sentiments, soit à Memel, soit depuis, dans ses épanchements confidentiels avec son jeune ami Alexandre.
C'est là ce qu'on disait hautement à Berlin, à Potsdam, et surtout dans la famille royale, où dominait une reine passionnée, belle et remuante.
Frédéric-Guillaume, quoique sincèrement irrité de la violation du territoire d'Anspach, qui lui enlevait son meilleur argument contre les exigences de la Russie, se comporta comme ont coutume de faire les gens faux par faiblesse: il fit ressource de sa colère, et affecta de se montrer encore plus irrité qu'il n'était. Sa conduite envers les deux représentants de la France fut ridiculement affectée. Colère calculée de la Prusse. Non-seulement il refusa de les recevoir, mais M. de Hardenberg ne voulut pas les admettre dans son cabinet pour écouter leurs explications. MM. de Laforest et Duroc furent frappés d'une sorte d'interdit, privés de toute communication, même avec le secrétaire particulier, M. Lombard, par lequel passaient les confidences quand il s'agissait ou des indemnités allemandes, ou du Hanovre. Les intermédiaires secrets, employés ordinairement, déclarèrent que, dans l'état d'esprit du roi à l'égard des Français, on n'osait en voir aucun. Usage que fait la Prusse de l'événement d'Anspach pour sortir des embarras dans lesquels elle était placée. Toute cette colère était évidemment calculée. On en voulait tirer une solution des embarras dans lesquels on s'était mis; on voulait pouvoir dire à la France que les engagements pris avec elle étaient rompus par sa propre faute. Ces engagements renouvelés tant de fois, et substitués aux divers projets d'alliance manqués, avaient consisté à promettre formellement que le territoire prussien ne servirait jamais à une agression contre la France, que le Hanovre même serait garanti contre toute invasion. Elle prétend accorder aux Russes le passage à travers la Silésie, en compensation du passage pris par les Français à travers la Franconie. Les Français ayant traversé violemment le territoire prussien, on se proposait d'en conclure qu'ils avaient donné le droit de l'ouvrir à qui on voudrait. C'était une issue miraculeusement trouvée pour échapper aux difficultés de tout genre accumulées autour de soi. En conséquence, on résolut de déclarer que la Prusse était, par la violation de son territoire, déliée de tout engagement, et qu'elle accordait passage aux Russes à travers la Silésie, en compensation du passage pris sur Anspach par les Français. On voulut faire mieux encore que de sortir d'un grand embarras, on voulut dans tout cela recueillir un profit. On prit le parti de se saisir du Hanovre, où ne restaient plus que six mille Français enfermés dans la place forte d'Hameln, et de colorer cet envahissement sous un prétexte spécieux, celui de se prémunir contre de nouvelles violations de territoire, car une armée anglo-russe marchait sur le Hanovre, et en l'occupant on empêchait que le théâtre des hostilités ne fût transporté au sein des provinces prussiennes, dans lesquelles le Hanovre était enclavé de toutes parts.
Le roi assembla un conseil extraordinaire, auquel le duc de Brunswick, le maréchal de Mollendorf furent appelés. M. d'Haugwitz, arraché à sa retraite pour ces graves circonstances, y assista aussi. On y arrêta les résolutions que nous venons de rapporter, et on les laissa enveloppées quelques jours encore d'une sorte de nuage, pour terrifier davantage les deux représentants de la France. Bien qu'on ne les crût pas faciles à intimider, ni eux, ni leur maître, on pensait que dans un moment où Napoléon avait tant d'ennemis sur les bras, la crainte d'y ajouter la Prusse, ce qui aurait rendu la coalition universelle comme en 1792, agirait puissamment sur leur esprit.
MM. de Laforest et Duroc avaient longtemps et inutilement demandé à entretenir M. de Hardenberg. Ils le virent enfin, lui trouvèrent l'attitude étudiée d'un homme qui fait effort pour contenir son indignation, et n'obtinrent de lui, à travers beaucoup de plaintes amères, qu'une déclaration, c'est que les engagements de la Prusse étaient rompus, et qu'elle ne serait plus guidée désormais que par l'intérêt de sa propre sûreté. Le cabinet laissa successivement parvenir à la connaissance des deux négociateurs français la résolution d'ouvrir la Silésie aux Russes, et d'occuper le Hanovre avec une armée prussienne, sous le prétexte d'empêcher que le feu de la guerre ne s'introduisît au centre même du royaume. On semblait dire que la France devait se trouver heureuse d'en être quitte à pareil prix!
Tout cela était bien peu digne de la probité du roi et de la puissance de la Prusse. Cependant, après cette première explosion, les formes commencèrent à s'améliorer, non-seulement parce qu'il entrait dans le plan prussien de s'adoucir, mais aussi parce que les succès surprenants de Napoléon avaient inspiré dans toutes les cours de sérieuses réflexions.
Ce qui se passait à Berlin avait été rapporté à Pulawi avec la promptitude de l'éclair. Alexandre, qui voulait voir Frédéric-Guillaume avant les griefs que la France venait de donner à la Prusse, devait le vouloir bien davantage après. Il espérait trouver ce prince disposé à subir toute espèce d'influences. Aussi, loin de fixer le rendez-vous de manière que la distance à parcourir fût également partagée, Alexandre fit lui-même le trajet entier, et se rendit immédiatement à Berlin.
Frédéric-Guillaume, en apprenant l'arrivée du czar, regretta d'avoir fait autant d'éclat, et de s'être ainsi attiré une visite flatteuse, mais compromettante. Napoléon commençait la guerre d'une façon si brusque et si décisive, qu'on était peu encouragé à se lier avec ses ennemis. Cependant il n'était pas possible de se refuser aux empressements d'un prince qu'on disait aimer si tendrement. On donna donc les ordres nécessaires pour le recevoir avec tout l'appareil convenable. Entrée solennelle d'Alexandre à Berlin. Alexandre fit son entrée le 25 octobre dans la capitale de la Prusse, au bruit du canon, et au milieu des rangs de la garde royale prussienne. Le jeune roi, accouru à sa rencontre, l'embrassa cordialement, aux applaudissements du peuple de Berlin, qui, après avoir été d'abord favorable aux Français, commençait à se laisser entraîner par l'impulsion de la cour, et par l'allégation mille fois répétée que Napoléon avait violé le territoire d'Anspach par mépris pour la Prusse. Alexandre s'était promis de déployer en cette circonstance tout ce qu'il avait de moyens de séduction pour mettre la cour de Berlin dans ses intérêts. Il n'y manqua pas, et il débuta par la belle reine de Prusse, qui était facile à gagner, car, issue de la maison de Mecklembourg, elle partageait toutes les passions de la noblesse allemande contre la Révolution française. Alexandre lui adressa une sorte de culte chevaleresque et respectueux, qu'on pouvait à volonté prendre pour un simple hommage rendu à son mérite, ou pour un sentiment plus vif encore. Séduction exercée par Alexandre sur la cour de Berlin. Quoiqu'alors fort occupé d'une dame distinguée de la noblesse russe, Alexandre était homme et prince à simuler à propos un sentiment utile à ses vues. Du reste, rien, dans ce qu'il témoignait, n'était capable d'offenser ni la décence, ni la susceptibilité ombrageuse de Frédéric-Guillaume. Il n'avait pas vécu deux jours à Berlin, que déjà toute la cour était pleine de lui, et vantait sa grâce, son esprit, sa généreuse ardeur pour la cause de l'Europe. Il avait entouré de ses soins, tous les parents du grand Frédéric; il avait visité le duc de Brunswick, le maréchal de Mollendorf, et honoré en eux les chefs de l'armée prussienne. Le jeune prince Louis, neveu du roi, qui se faisait remarquer par une violente haine pour les Français, par une ardente passion pour la gloire, le prince Louis, acquis d'avance à la cause de la Russie, montrait encore plus d'exaltation que de coutume. Une sorte d'entraînement général livrait la cour de Prusse à Alexandre. Frédéric-Guillaume s'apercevait de l'effet produit autour de lui, et commençait à s'en épouvanter. Il attendait avec une pénible anxiété les propositions qui allaient naître de tout cet enthousiasme, et il gardait le silence de peur de hâter le moment des explications. Le roi de Prusse, effrayé des entraînements de la cour, rappelle M. d'Haugwitz de sa retraite pour lui demander des conseils. Nous avons déjà dit que dans son extrême embarras, il avait appelé auprès de lui son ancien conseiller d'Haugwitz, dont l'esprit trop délié pour le sien l'inquiétait quelquefois par sa supériorité même, mais dont la politique adroite, évasive, toujours portée à la neutralité, lui convenait parfaitement. Ils déploraient tous deux le fatal enchaînement de choses qui, sous la direction passionnée et inégale de M. de Hardenberg, avait conduit la Prusse à une véritable impasse. M. de Hardenberg, d'abord ami et créature de M. d'Haugwitz, bientôt rival et jaloux de cet homme d'État, avait commencé par suivre sa politique, qui consistait à se maintenir neutre entre les deux partis européens, et à exploiter cette neutralité; mais il l'avait fait avec son caractère passionné, versant tantôt d'un côté, tantôt d'un autre, favorable aux Français, lorsqu'il s'agissait du Hanovre, jusqu'à vouloir se donner totalement à eux, et, depuis l'événement d'Anspach, tellement entraîné par le mouvement général, qu'il voulait leur faire la guerre de moitié avec la Russie. M. d'Haugwitz, censurant, mais avec ménagement, un ingrat disciple, disait qu'on avait été trop français quelques mois auparavant, et qu'on était trop russe aujourd'hui. Mais comment sortir d'embarras, comment échapper aux étreintes du jeune empereur? La difficulté devenait plus grande d'heure en heure, et on ne pouvait la résoudre en éludant sans cesse. Le temps était précieux pour Alexandre, car chaque jour qui s'écoulait annonçait un nouveau pas de Napoléon sur le Danube, et un nouveau péril pour l'Autriche, ainsi que pour les armées russes arrivées sur l'Inn. Il aborda donc le roi de Prusse, et fit aborder par son ministre des affaires étrangères l'habile et astucieux comte d'Haugwitz. Langage d'Alexandre à la cour de Prusse. Le thème qu'ils développèrent l'un et l'autre est facile à déduire de ce qui précède. La Prusse, dirent-ils, ne pouvait se séparer de la cause de l'Europe; elle ne pouvait contribuer par son inaction à faire triompher l'ennemi commun; elle en était ménagée dans le moment, et même fort peu, à juger d'après ce qui venait de se passer à Anspach, mais elle en serait bientôt écrasée, lorsque, délivré de l'Autriche et de la Russie, il n'aurait plus à compter avec personne. Il est vrai que la Prusse était placée bien près des coups de Napoléon; mais on marchait à son secours avec une armée de 80 mille hommes, et on ne s'était même avancé si près d'elle que dans ce but. Cette armée réunie à Pulawi, sur la frontière de Silésie, était, non pas une menace, mais une généreuse attention d'Alexandre, qui n'avait pas voulu entraîner un ami dans une guerre sérieuse, sans lui offrir les moyens d'en braver les périls. D'ailleurs Napoléon avait bien des ennemis sur les bras; il serait en grand danger sur le Danube, si, tandis que les Autrichiens et les Russes ralliés lui opposeraient une barrière solide, la Prusse se jetait sur ses derrières par la Franconie; il serait pris alors entre deux feux, et succomberait infailliblement. Dans ce cas très-probable, la commune délivrance serait due à la Prusse, et on ferait pour elle tout ce que Napoléon promettait, tout ce qu'il ne voulait pas tenir, on lui donnerait ce complément de territoire, dont il avait flatté la juste ambition de la maison de Brandebourg, le Hanovre. (On avait en effet déjà écrit à Londres pour décider l'Angleterre à ce sacrifice.) Et il vaudrait bien mieux recevoir un don si beau du possesseur légitime, pour prix du salut de tous, que d'un usurpateur, dispensant le bien d'autrui en récompense d'une trahison.
À ces instances, on joignit une influence nouvelle, ce fut la présence de l'archiduc Antoine, accouru en toute hâte de Vienne à Berlin. Ce prince venait raconter les désastres d'Ulm, les progrès rapides des Français, les périls de la monarchie autrichienne, trop grands pour n'être pas communs à l'Allemagne entière, et il sollicitait avec ardeur la réconciliation à tout prix des deux premières puissances allemandes.
Cette machination diplomatique était trop bien ourdie pour que le malheureux roi de Prusse pût y échapper. Cependant lui et M. d'Haugwitz résistaient obstinément, comme s'ils avaient eu le pressentiment des revers qui devaient bientôt frapper la monarchie prussienne. Il y eut beaucoup de pourparlers, beaucoup de contestations, beaucoup même de plaintes amères. Le roi et son ministre disaient qu'on voulait perdre la Prusse, qu'on la perdrait certainement, car l'Europe tout entière, fût-elle réunie, était incapable de résister à Napoléon; que s'ils cédaient, c'est qu'on faisait violence à leur raison, à leur prudence, à leur patriotisme, et ils ne manquaient pas non plus de récriminer contre le projet qu'on avait eu de les entraîner, de gré ou de force, projet dont l'armée russe réunie sur la frontière de Silésie devait être l'instrument. Alexandre rejette sur ses ministres les projets de violence qu'on avait formé contre la Prusse. À cela l'empereur Alexandre répondait en livrant son ministre, le prince Czartoryski. Cédant à son inconstance naturelle, il écoutait déjà beaucoup les Dolgorouki, lesquels allaient dire partout que le prince Czartoryski était un ministre perfide, trahissant son empereur pour la Pologne, dont il voulait se faire roi, et cherchant dans ce but à jeter la Russie sur la Prusse. Alexandre, qui n'avait pas assez de caractère pour le plan qu'on lui avait proposé, s'était effrayé à Pulawi même de l'idée de marcher sur la France en passant sur le corps de la Prusse, dût la couronne de Pologne être le prix de cette témérité. Commencement de froideur entre Alexandre et ses amis. Éclairé par M. d'Alopeus, excité par les Dolgorouki, il disait qu'on avait voulu lui faire commettre une grande faute, et il le reprochait même assez vivement au prince Czartoryski, dont le caractère grave et sévère commençait à lui être importun, parce qu'avec la liberté d'un ami et d'un ministre indépendant, il blâmait quelquefois son souverain de ses faiblesses et de sa mobilité.
À force de soins, de désaveux, et surtout d'influences accessoires, telles que les instances de la reine, les propos du prince Louis, les cris du jeune état-major prussien, on finit par étourdir le roi, par vaincre M. d'Haugwitz, et par les faire entrer tous deux dans les vues de la coalition. Mais, tout dominé qu'était Frédéric-Guillaume, il voulut se réserver une dernière ressource pour échapper à ces nouveaux engagements, et, sur le conseil de M. d'Haugwitz, il adopta un plan qui pouvait faire encore quelque illusion à sa probité entraînée, et qui consistait dans un projet de médiation, grande hypocrisie employée alors par toutes les puissances, pour déguiser les plans de coalition contre la France. C'était la forme dont la Prusse avait songé à se servir trois mois auparavant, quand il s'agissait de s'allier à Napoléon au prix du Hanovre: c'était la forme dont elle se servait maintenant, quand il s'agissait de s'allier avec Alexandre, et, malheureusement pour son honneur, toujours au prix du Hanovre.
Il fut convenu que la Prusse, alléguant l'impossibilité de vivre en repos entre des adversaires acharnés qui ne respectaient pas même son territoire, se déciderait à intervenir pour les forcer à la paix. Jusqu'ici rien de mieux, mais quelles seraient les conditions de cette paix? Là était toute la question. Si la Prusse se conformait aux traités signés avec Napoléon, et par lesquels elle avait garanti l'état présent de l'empire français, en échange de ce qu'elle avait reçu en Allemagne, il n'y avait rien à dire. Mais elle n'était pas assez ferme pour s'en tenir à cette limite, qui était celle de la loyauté. Elle convint de proposer, pour conditions de la paix, une nouvelle démarcation des possessions autrichiennes en Lombardie, qui reporterait celle-ci de l'Adige au Mincio (ce qui devait amener le morcellement du royaume d'Italie), une indemnité pour le roi de Sardaigne, et en outre les conditions ordinairement admises par Napoléon lui-même, dans le cas d'une pacification générale, c'est-à-dire l'indépendance de Naples, de la Suisse, de la Hollande. C'était là une violation formelle des garanties réciproques que la Prusse avait stipulées avec la France, non pas dans des projets d'alliance manqués, mais dans des conventions authentiques, signées à l'occasion des indemnités allemandes.
Les Russes et les Autrichiens auraient désiré davantage, mais, comme ils savaient que Napoléon ne consentirait jamais à ces conditions, ils étaient assurés, même avec ce qu'ils venaient d'obtenir, d'entraîner la Prusse à la guerre.
Il y avait une autre difficulté sur laquelle ils passaient encore pour faire tomber tous les obstacles. Frédéric-Guillaume ne voulait pas se présenter à Napoléon au nom de tous ses ennemis, notamment de l'Angleterre, après avoir échangé avec lui contre cette puissance tant de confidences et d'épanchements. Il exprima donc le désir de ne pas prononcer un seul mot qui fût relatif à la Grande-Bretagne dans la déclaration de médiation, n'entendant se mêler, disait-il, que de la paix du continent. On y consentit encore, estimant toujours qu'il y en avait assez dans ce qui était convenu, pour le précipiter dans la guerre. Enfin il exigea une dernière précaution, celle-ci la plus captieuse et la plus importante, ce fut de reculer d'un mois le terme auquel la Prusse serait obligée d'agir. D'une part, le duc de Brunswick, toujours consulté, toujours écouté sans appel, quand il s'agissait des affaires militaires, déclarait que l'armée prussienne ne serait prête que dans les premiers jours de décembre; de l'autre, M. d'Haugwitz conseillait de différer, pour voir comment se passeraient les choses sur le Danube, entre les Français et les Russes. Avec un capitaine tel que Napoléon, les événements ne pouvaient pas traîner en longueur, et, en gagnant seulement un mois, il y avait chance d'être tiré d'embarras par quelque solution imprévue et décisive. Il fut donc arrêté qu'à l'expiration d'un mois, à dater du jour où M. d'Haugwitz, chargé de proposer la médiation, aurait quitté Berlin, la Prusse serait tenue d'entrer en campagne, si Napoléon n'avait pas fait une réponse satisfaisante. Il était facile d'ajouter quelques jours à ce mois, en retardant sous divers prétextes le départ de M. d'Haugwitz, et de plus Frédéric-Guillaume s'en fiait à ce négociateur, à sa prudence, à son adresse, pour que les premiers mots échangés avec Napoléon ne rendissent pas la rupture inévitable et immédiate.
Ces conditions, indignes de la loyauté prussienne, car elles étaient contraires, nous le répétons, à des stipulations formelles, dont la Prusse avait reçu le prix en beaux territoires, contraires surtout à une intimité que Napoléon avait dû croire sincère, ces conditions furent insérées dans une double déclaration, signée à Potsdam le 3 novembre. Le texte n'en a jamais été publié, mais Napoléon parvint plus tard à en connaître le contenu. Cette déclaration a conservé le titre de traité de Potsdam. Sans doute Napoléon avait commis des fautes à l'égard de la Prusse: tout en la caressant et en l'avantageant beaucoup, il avait laissé passer plus d'une occasion de l'enchaîner irrévocablement. Mais il l'avait comblée de solides faveurs; et il avait toujours été loyal dans ses rapports avec elle.
Alexandre et Frédéric-Guillaume habitaient Potsdam. C'est dans cette belle retraite du grand Frédéric qu'on s'était réciproquement exalté, et qu'on avait conclu ce traité si contraire à la politique et aux intérêts de la Prusse. L'habile comte d'Haugwitz en était désolé, et ne s'excusait à ses propres yeux de l'avoir signé que dans l'espoir d'en éluder les conséquences. Le roi, étourdi, confondu, ne savait où il marchait. Alexandre jure une amitié éternelle au roi de Prusse sur le tombeau du grand Frédéric. Pour achever de lui troubler l'esprit, Alexandre, d'accord, dit-on, avec la reine, et probablement par suite de son goût pour les scènes d'apparat, voulut visiter le petit caveau qui contient les restes du grand Frédéric, au milieu de l'église protestante de Potsdam. Là, sous ce caveau, pratiqué dans un pilier de l'église, étroit, simple jusqu'à la négligence, se trouvent deux cercueils en bois, l'un de Frédéric-Guillaume Ier, l'autre du grand Frédéric. Alexandre s'y rendit avec le jeune roi, versa des larmes, et saisissant son ami dans ses bras, lui fit et lui demanda, sur le cercueil du grand Frédéric, le serment d'une amitié éternelle! Jamais ils ne devaient séparer ni leur cause, ni leurs destinées. Tilsit allait bientôt montrer la solidité d'un tel serment, probablement sincère au moment où il fut prêté.
Cette scène, racontée à Berlin, publiée dans toute l'Europe, confirma l'opinion qu'il existait une alliance étroite entre les deux jeunes monarques.
L'Angleterre, avertie du changement des choses en Prusse, et des négociations si heureusement conduites avec cette cour, crut y voir un événement capital qui pouvait décider du sort de l'Europe. Elle fit partir sur-le-champ lord Harrowby lui-même, le ministre des affaires étrangères, pour négocier. Le cabinet de Londres n'était pas difficile avec la cour de Berlin, il acceptait son accession n'importe à quel prix. Il consentait à ce que l'Angleterre ne fût pas même nommée dans la négociation qu'allait entreprendre M. d'Haugwitz au camp de Napoléon, et il tenait des subsides tout prêts pour l'armée prussienne, ne doutant pas qu'elle ne prît part à la guerre sous un mois. Quant aux agrandissements de territoire annoncés à la maison de Brandebourg, il était disposé à concéder beaucoup, mais il ne dépendait pas du cabinet anglais de livrer le Hanovre, patrimoine chéri de George III. M. Pitt l'eût sacrifié volontiers, car il est toujours entré dans l'esprit des ministres britanniques de regarder le Hanovre comme une charge pour l'Angleterre. Mais on eût plutôt fait renoncer le roi George aux Trois Royaumes qu'au Hanovre. En revanche, on offrait quelque chose de moins adhérent, il est vrai, à la monarchie prussienne, mais de plus considérable, la Hollande elle-même[4]. Cette Hollande, que toutes les cours disaient l'esclave de la France, et dont elles réclamaient l'indépendance avec tant d'énergie, on la jetait aux pieds de la Prusse pour attacher celle-ci à la coalition, et dégager le Hanovre. C'est à l'illustre nation hollandaise à juger du cas qu'elle peut faire de la sincérité des affections européennes à son égard.
C'étaient là autant de sujets à régler ultérieurement entre les cours de Prusse et d'Angleterre. En attendant, il fallait tirer du traité de Potsdam sa conséquence essentielle, c'est-à-dire l'accession de la Prusse à la coalition. Les Autrichiens et les Russes pressaient donc le départ de M. d'Haugwitz, et tandis qu'il faisait ses apprêts, l'empereur Alexandre se mit en route le 5 novembre, après dix jours passés à Berlin, se dirigeant vers Weimar, pour y voir sa sœur la grande-duchesse, princesse d'un haut mérite, qui vivait dans cette ville, entourée des plus beaux génies de l'Allemagne, heureuse de ce noble commerce qu'elle était digne de goûter. La séparation des deux monarques fut, comme leur première rencontre aux portes de Berlin, marquée par des embrassements et des témoignages d'amitié, qu'on semblait, d'un côté au moins, vouloir rendre très-ostensibles. Alexandre partait pour l'armée, entouré de l'intérêt qui s'attache ordinairement à un tel départ. On saluait en lui un jeune héros, prêt à braver les plus grands périls pour le triomphe de la cause commune des rois.
Pendant ce temps, M. de Laforest, ministre de France, Duroc, grand maréchal du palais impérial, étaient totalement délaissés. La cour continuait à les traiter avec une froideur offensante. Bien que le secret le plus profond eût été promis, entre les Russes et les Prussiens, relativement aux stipulations de Potsdam, les Russes, ne pouvant contenir leur satisfaction, avaient laisse entendre à tout le monde que la Prusse était engagée irrévocablement avec eux. Leur joie, au surplus, en disait assez, et, jointe aux apprêts militaires qui se faisaient, au mouvement peu conforme à son âge que se donnait le vieux duc de Brunswick, elle attestait le succès qu'avait obtenu la présence d'Alexandre à Potsdam. M. de Hardenberg, qui partageait avec M. d'Haugwitz la direction des relations extérieures, ne se montrait guère aux négociateurs français; mais M. d'Haugwitz les accueillait plus fréquemment. Interrogé par eux sur l'importance qu'il fallait attacher aux indiscrétions russes, il se défendait de toutes les suppositions répandues dans le public. Il avouait un projet qui, disait-il, ne devait avoir rien de nouveau pour eux, celui d'une médiation. Quand ils voulaient savoir si cette médiation serait armée, ce qui signifiait imposée, il éludait, disant que les instances de sa cour auprès de Napoléon seraient proportionnées à l'urgence du moment. Quand enfin ils demandaient quelles seraient les conditions de cette médiation, il répondait qu'elles seraient justes, sages, conformes à la gloire de la France, et qu'il en avait donné la meilleure preuve en se chargeant lui-même de les porter à Napoléon. Il ne pouvait pas, la première fois qu'il allait visiter ce grand homme, s'exposer à en être brusquement repoussé.
Tels furent les éclaircissements obtenus du cabinet de Berlin. La seule chose qui fût évidente, c'est que la Silésie était ouverte aux Russes, en punition du passage de nos troupes sur le territoire d'Anspach, et que le Hanovre allait être occupé par une armée prussienne. Comme la France avait une garnison de 6 mille hommes dans la place forte de Hameln, M. d'Haugwitz, sans dire si on ordonnerait le siége de cette place, promettait les plus grands égards envers les Français, en ajoutant qu'il en espérait autant de leur part.
Le grand maréchal Duroc ne voyant plus rien à faire à Berlin, en partit pour le quartier général de Napoléon. À cette époque, fin d'octobre, commencement de novembre, Napoléon, en ayant fini avec la première armée autrichienne, s'apprêtait à fondre sur les Russes, suivant le plan qu'il avait conçu.
Quand il apprit ce qui se passait à Berlin, il fut confondu d'étonnement, car c'était de très-bonne foi, et en croyant au maintien de l'ancien usage, qu'il avait ordonné de traverser les provinces d'Anspach. Il ne pensait pas que l'irritation de la Prusse fût sincère, et il était convaincu qu'elle servait à couvrir les faiblesses de cette cour envers la coalition. Mais rien de ce qu'il pouvait supposer à ce sujet n'était capable de l'ébranler; et il montra en cette circonstance toute la grandeur de son caractère.
On connaît déjà le plan général de ses opérations. En présence de quatre attaques dirigées contre l'empire français, l'une au nord par le Hanovre, la seconde au midi par la basse Italie, les deux autres à l'orient par la Lombardie et la Bavière, il n'avait tenu compte que des deux dernières. Laissant à Masséna le soin de parer à celle de Lombardie, et de contenir les archiducs pendant quelques semaines, il s'était réservé la plus importante, celle qui menaçait la Bavière. Profitant, comme on l'a vu, de la distance qui séparait les Autrichiens des Russes, il avait, par une marche sans exemple, enveloppé les premiers, et les avait envoyés prisonniers en France. Maintenant il allait marcher sur les seconds et les culbuter sur Vienne. Par ce mouvement l'Italie devait être dégagée, et les attaques préparées au nord et au midi de l'Europe devenir d'insignifiantes diversions.
Cependant la Prusse pouvait apporter à ce plan de graves perturbations, en se jetant par la Franconie ou la Bohême sur les derrières de Napoléon, pendant qu'il marcherait sur Vienne. Un général ordinaire, sur la nouvelle de ce qui se passait à Berlin, se serait arrêté tout à coup, aurait rétrogradé pour prendre une position plus rapprochée du Rhin, de manière à n'être pas tourné, et aurait attendu dans cette position, à la tête de ses forces réunies, les conséquences du traité de Potsdam. Résolutions inspirées à Napoléon par les événements de Prusse. Mais, en agissant ainsi, il rendait certains les dangers qui n'étaient que probables; il donnait aux deux armées russes de Kutusof et d'Alexandre le temps d'opérer leur jonction, à l'archiduc Charles le temps de passer de Lombardie en Bavière pour se joindre aux Russes, aux Prussiens le temps et le courage de lui faire des propositions inacceptables, et d'entrer en lice. Il pouvait en un mois avoir sur les bras 120 mille Autrichiens, 100 mille Russes, 150 mille Prussiens, rassemblés dans le haut Palatinat ou la Bavière, et être accablé par une masse de forces double des siennes. Persister dans ses idées plus que jamais, c'est-à-dire marcher en avant, refouler à une extrémité de l'Allemagne les principales armées de la coalition, écouter dans Vienne les plaintes de la Prusse, et lui donner ses triomphes pour réponse: telle était la détermination la plus sage, quoiqu'en apparence la plus téméraire. Ajoutons que ces grandes résolutions sont faites pour les grands hommes, que les hommes ordinaires y succomberaient; que, de plus, elles exigent non-seulement un génie supérieur, mais une autorité absolue, car, pour être en mesure de s'avancer ou de rétrograder à propos, il faut être le centre de tous les mouvements, de toutes les informations, de toutes les volontés, il faut être général et chef d'empire, il faut être Napoléon et empereur.
Le langage de Napoléon à la Prusse fut conforme à la résolution qu'il venait de prendre. Loin de présenter des excuses pour la violation du territoire d'Anspach, il se contenta d'en référer aux conventions antérieures, disant que si ces conventions étaient périmées, il aurait fallu l'en avertir; que, du reste, c'étaient là de purs prétextes; que ses ennemis, il le voyait bien, l'emportaient à Berlin; qu'il ne lui convenait plus dès lors d'entrer en explications amicales avec un prince pour lequel son amitié semblait n'avoir aucun prix; qu'il laisserait au temps et aux événements le soin de répondre pour lui, mais que sur un seul point il serait inflexible, celui de l'honneur; que jamais ses aigles n'avaient souffert d'affront; qu'elles étaient dans l'une des places fortes du Hanovre, celle d'Hameln; que si on voulait les en arracher, le général Barbou les défendrait jusqu'à la dernière extrémité, et serait secouru avant d'avoir succombé; qu'avoir toute l'Europe sur les bras n'était pas pour la France une chose nouvelle ou effrayante; que lui Napoléon paraîtrait bientôt, si on l'y appelait, des bords du Danube sur les bords de l'Elbe, et ferait repentir ses nouveaux ennemis, comme les anciens, d'avoir attenté à la dignité de son empire. Voici l'ordre donné au général Barbou, et communiqué au gouvernement prussien.
AU GÉNÉRAL DE DIVISION BARBOU:
«Augsbourg, 24 octobre.
»J'ignore ce qui se prépare, mais, quelle que soit la puissance dont les armées voudraient entrer en Hanovre, serait-ce même une puissance qui ne m'eût pas déclaré la guerre, vous devrez vous y opposer. N'ayant point assez de forces pour résister à une armée, enfermez-vous dans les forteresses, et ne laissez approcher personne sous le canon de ces forteresses. Je saurai venir au secours des troupes renfermées dans Hameln. Mes aigles n'ont jamais souffert d'affront. J'espère que les soldats que vous commandez seront dignes de leurs camarades, et sauront conserver l'honneur, la plus belle et la plus précieuse propriété des nations.
»Vous ne devez rendre la place que sur un ordre de moi, qui vous soit porté par un de mes aides de camp.
»Napoléon.»
Napoléon s'était transporté d'Ulm à Augsbourg, d'Augsbourg à Munich, pour y faire ses dispositions de marche. Avant de le suivre dans cette longue et immense vallée du Danube, franchissant tous les obstacles que lui opposaient l'hiver et l'ennemi, il faut jeter un instant les yeux sur la Lombardie, où Masséna était chargé de contenir les Autrichiens, en attendant que Napoléon eût fait tomber leur position sur l'Adige en s'avançant sur Vienne.
Napoléon et Masséna connaissaient profondément l'Italie, puisque tous deux y avaient acquis leur gloire. Les instructions données pour cette campagne étaient dignes de l'un et l'autre. (Voir la carte no 31.) Plan de conduite que Napoléon avait prescrit à Masséna. Napoléon avait d'abord posé en principe que cinquante mille Français, appuyés sur un fleuve, n'avaient rien à craindre de quatre-vingt mille ennemis quels qu'ils fussent; qu'en tout cas il leur demandait une seule chose, c'était de garder l'Adige jusqu'à ce que, s'enfonçant dans la Bavière (laquelle forme le revers septentrional des Alpes, comme la Lombardie en forme le revers méridional), il eût débordé la position des Autrichiens, et les eût contraints à rétrograder; que pour cela il fallait se tenir réunis dans la partie supérieure du fleuve, l'aile gauche aux Alpes, selon l'exemple qu'il avait toujours donné, refouler les Autrichiens dans les montagnes s'ils se présentaient par les gorges du Tyrol, ou bien, s'ils passaient le bas Adige, les laisser faire, se serrer seulement, et quand ils seraient engagés dans le pays marécageux du bas Adige et du Pô, de Legnago à Venise, se jeter dans leur flanc, et les noyer dans les lagunes; qu'en restant ainsi massé au pied des Alpes, on n'avait rien à craindre, l'attaque vînt-elle du haut ou du bas; mais que si l'ennemi paraissait renoncer à l'offensive, il fallait la prendre contre lui, enlever de nuit le pont de Vérone sur l'Adige, et se porter après à l'attaque des hauteurs de Caldiero. Les campagnes de Napoléon offraient des modèles pour toutes les manières de se conduire sur cette partie du théâtre de la guerre.
Masséna n'était pas homme à hésiter entre l'offensive et la défensive. Le premier système de guerre convenait seul à son caractère et à son esprit. Il était arrivé à ce degré de confiance, qu'avec cinquante mille Français il ne croyait pas être condamné à garder la défensive devant quatre-vingt mille Autrichiens, même commandés par l'archiduc Charles. Premières opérations de Masséna. En conséquence, dans la nuit du 17 au 18 octobre, après avoir reçu la nouvelle des premiers mouvements de la grande armée, il s'était avancé en silence vers le pont du Château-Vieux, situé dans l'intérieur de Vérone. Cette ville, comme on le sait, est divisée par l'Adige en deux portions. L'une appartenait aux Français, l'autre aux Autrichiens. Les ponts étaient coupés, et leurs abords défendus par des palissades et des murs. Après avoir fait sauter le mur qui interdisait l'approche du pont du Château-Vieux, Masséna, parvenu au bord du fleuve, avait lancé de braves voltigeurs dans des bateaux, les uns pour reconnaître si les piles du pont étaient minées, les autres pour se jeter sur la rive opposée. Enlèvement du pont de Vérone. Certain que les piles n'étaient pas minées, il avait fait établir une espèce de passage avec des madriers, puis, ayant franchi l'Adige, il avait combattu toute la journée du 18 avec les Autrichiens. Le secret, la vigueur, la promptitude de cette attaque, avaient été dignes du premier lieutenant de Napoléon dans les campagnes d'Italie. Masséna se trouvait par cette opération maître du cours de l'Adige, pouvant au besoin opérer sur les deux rives, et n'ayant guère à craindre d'être surpris par un passage de vive force, car il était en mesure d'interrompre une pareille opération sur quelque point qu'elle fût tentée. Avant de prendre une offensive prononcée, et de se porter définitivement sur le territoire autrichien, il voulait recevoir des bords du Danube des nouvelles qui fussent décisives.
Ces nouvelles arrivèrent le 28 octobre, et remplirent l'armée d'Italie de joie et d'émulation. Masséna les fit annoncer à ses troupes au bruit de l'artillerie, et résolut de marcher tout de suite en avant. Passage de l'Adige par les Français. Le lendemain, 29 octobre, il porta trois de ses divisions au delà de l'Adige, les divisions Gardanne, Duhesme et Molitor, culbuta les Autrichiens, et s'étendit dans la plaine dite de Saint-Michel, entre la place de Vérone et le camp retranché de Caldiero. Son projet était d'attaquer ce camp formidable, bien qu'il eût devant lui une armée de beaucoup supérieure en nombre, et appuyée sur des positions que la nature et l'art avaient rendues extrêmement fortes. De son côté, l'archiduc, informé des succès extraordinaires de la grande armée française, présumant qu'il serait bientôt contraint de rétrograder pour venir au secours de Vienne, ne croyait pas devoir céder le terrain en vaincu. Il voulait remporter un avantage décisif, qui lui permît de se retirer tranquillement, et de prendre la route qui conviendrait le mieux à la situation générale des coalisés.
Les deux adversaires allaient donc se heurter d'autant plus violemment qu'ils se rencontraient avec une même résolution de combattre à outrance.
Masséna avait devant lui les derniers escarpements des Alpes du Tyrol, venant s'effacer dans la plaine de Vérone, près du village de Caldiero. À sa gauche les hauteurs dites de Colognola étaient couvertes de retranchements régulièrement construits, et armés d'une nombreuse artillerie. Au centre et en plaine se trouvait le village de Caldiero, traversé par la grande route de Lombardie, qui conduit par le Frioul en Autriche. Sur ce point s'offrait l'obstacle des terrains clos et bâtis, occupés par une grande partie de l'infanterie autrichienne. Enfin à sa droite Masséna voyait s'étendre les bords plats et marécageux de l'Adige, traversés en tous sens par des fossés et des digues hérissés de canons. Ainsi à gauche des montagnes retranchées, au centre une grande route bordée de constructions, à droite des marécages et l'Adige, partout des ouvrages appropriés au sol, couverts d'artillerie, et 80 mille hommes pour les défendre, voilà le camp retranché que Masséna devait attaquer avec 50 mille hommes. Rien n'était capable d'intimider le héros de Rivoli, de Zurich et de Gênes. Dès le 30 au matin, il s'avança en colonne sur la grande route. À sa gauche, il chargea le général Molitor d'enlever avec sa division les formidables hauteurs de Colognola; avec les divisions Duhesme et Gardanne il se chargea lui-même de l'attaque du centre, le long de la grande route; et comme il jugeait que pour déloger un ennemi supérieur en nombre et en position il fallait lui montrer un danger sérieux sur l'une de ses ailes, il donna mission au général Verdier de se porter à l'extrême droite de l'armée française, d'y passer l'Adige avec 10 mille hommes, de déborder l'aile gauche de l'archiduc, et de fondre ensuite sur ses derrières. Si cette opération était bien exécutée, elle valait un tel détachement; mais il était hasardeux de confier un passage de fleuve à un lieutenant, et ces 10 mille hommes, s'ils n'étaient pas très-bien employés à la droite, allaient être vivement regrettés au centre.
À la naissance du jour, Masséna, se portant sur l'ennemi avec vigueur, le culbuta sur tous les points. Le général Molitor, l'un des officiers les plus habiles et les plus fermes de l'armée, s'avança froidement jusqu'au pied des hauteurs de Colognola, et en franchit les premiers escarpements malgré un feu épouvantable. Tandis que le colonel Teste les abordant à la tête du 5e de ligne était prêt à les gravir, le comte de Bellegarde, sorti des redoutes avec toutes ses forces, se présenta pour accabler ce régiment. Le général Molitor, appréciant sur-le-champ la gravité du danger, fondit, sans compter les ennemis, sur la colonne du général Bellegarde avec le 6e de ligne, seul régiment qu'il eût sous la main. Il attaqua cette colonne si violemment qu'il la surprit, et la contraignit à s'arrêter. Pendant ce temps, le colonel Teste était entré dans l'une des redoutes, et y avait arboré le drapeau du 5e dont un boulet emporta l'aigle. Mais les Autrichiens, honteux de se voir arracher de telles positions par un si petit nombre d'hommes, revinrent à la charge, et reprirent la redoute. Les Français sur ce point restèrent en face des retranchements ennemis sans pouvoir s'en emparer. C'était miracle d'avoir autant osé avec si peu de monde, et sans essuyer de défaite.
Au centre le prince Charles avait placé le gros de ses forces. Il avait mis en tête une réserve de grenadiers, dans les rangs de laquelle combattaient trois archiducs. Déjà les généraux Duhesme et Gardanne, balayant la grande route, et enlevant l'un après l'autre les enclos qui la bordaient, étaient arrivés près de Caldiero. L'archiduc Charles choisit cet instant pour prendre l'offensive. Il repoussa les assaillants, et marcha sur la route en colonne serrée, à la tête de la meilleure infanterie autrichienne. Cette colonne s'avançant toujours, comme jadis celle de Fontenoy, dépassait déjà les détachements de troupes françaises répandus à droite et à gauche dans les enclos, et pouvait venir s'emparer de Vago, qui était pour les Français ce que Caldiero était pour les Autrichiens, l'appui de leur centre. Mais Masséna était accouru sur les lieux. Il rallia ses divisions, plaça sur la route et en face de l'ennemi tout ce qu'il avait d'artillerie disponible, fît mitrailler à bout portant les braves grenadiers autrichiens, puis les fit charger à la baïonnette, assaillir sur les flancs, et après un combat acharné, dans lequel il fut sans cesse au milieu du feu comme un simple soldat, il força la colonne à se mettre en retraite. Il la poussa au delà de Caldiero, et gagna du terrain jusqu'à pénétrer dans les premiers retranchements autrichiens. Si dans ce moment le général Verdier, accomplissant sa mission, avait franchi l'Adige, ou même si Masséna avait eu les 10 mille hommes inutilement envoyés à son extrême droite, il enlevait le formidable camp de Caldiero. Mais le général Verdier, dirigeant mal son opération, avait jeté un de ses régiments au delà du fleuve, sans pouvoir le faire appuyer, et avait échoué complétement dans son projet de passage. La nuit seule sépara les combattants, et couvrit de ses ombres l'un des champs de bataille les plus ensanglantés du siècle.
Il fallait le caractère de Masséna pour entreprendre et soutenir sans échec une telle lutte. Les Autrichiens avaient perdu 3 mille hommes, tués ou blessés; on leur avait fait 4,000 prisonniers. Les Français, en morts, blessés ou prisonniers, n'avaient pas perdu plus de 3 mille hommes. On bivouaqua sur le champ de bataille, mêlés les uns avec les autres au milieu d'une affreuse confusion. Retraite de l'archiduc Charles. Mais dans la nuit l'archiduc fit évacuer ses bagages et son artillerie, et le lendemain, occupant les Français au moyen d'une arrière-garde, il commença son mouvement rétrograde. Un corps de 5 mille hommes, commandé par le général Hillinger, fut sacrifié à l'intérêt de sa retraite. On l'avait fait descendre des hauteurs pour inquiéter Vérone sur les derrières de notre armée, pendant que l'archiduc se mettait en marche. Le général Hillinger n'eut pas le temps de revenir de cette démonstration, peut-être poussée trop loin, et fut pris avec tout son corps. Ainsi, dans ces trois jours, Masséna avait enlevé à l'ennemi 11 ou 12 mille hommes, dont 8 mille faits prisonniers, et 3 mille laissés hors de combat.
Sur-le-champ il entreprit de poursuivre l'archiduc, l'épée dans les reins. Mais le prince autrichien avait pour lui les meilleurs soldats de l'Autriche, au nombre de 70 mille hommes, son expérience, ses talents, l'hiver, les fleuves débordés, dont il coupait les ponts en se retirant. Masséna ne pouvait se flatter de lui faire essuyer une catastrophe; néanmoins il l'occupait assez en le suivant, pour ne pas lui laisser la facilité de manœuvrer à volonté contre la grande armée.
Cette autre partie du plan de Napoléon s'accomplissait donc aussi ponctuellement que la précédente, car l'archiduc Charles, ramené vers l'Autriche, était obligé de battre en retraite, pour venir au secours de la capitale menacée.
Napoléon n'avait pas perdu un instant à Munich pour arrêter ses dispositions. Il était pressé de franchir l'Inn, de battre les Russes, et de déconcerter les menées de Berlin par de nouveaux succès aussi prompts que ceux d'Ulm. Le corps du général Kutusof, qu'il avait devant lui, était à peine de 50 mille hommes, à l'entrée en campagne, bien qu'il dût être beaucoup plus nombreux d'après les promesses de la Russie. L'armée russe. De la Moravie à la Bavière, ce corps avait laissé en route 5 ou 6 mille traînards et malades, mais il avait été rejoint par le détachement autrichien de Kienmayer, échappé au désastre d'Ulm avant l'investissement de cette place. M. de Meerfeld avait ajouté quelques troupes à ce détachement, et en avait pris le commandement. Le tout ensemble pouvait s'élever à 65 mille soldats environ, tant Russes qu'Autrichiens. C'était bien peu pour sauver la monarchie contre 150 mille Français, dont 100 mille au moins marchaient en une seule masse. Le général Kutusof. Le général Kutusof commandait cette armée. C'était un homme assez âgé, privé de l'usage d'un œil par suite d'une blessure à la tête, fort gros, paresseux, dissolu, avide, mais intelligent, délié d'esprit autant qu'il était lourd de corps, heureux à la guerre, habile à la cour, et assez capable de commander dans une situation où il fallait de la prudence et de la bonne fortune. Les généraux Bagration et Miloradovitch. Ses lieutenants étaient médiocres, sauf trois, le prince Bagration, les généraux Doctoroff et Miloradovitch. Le prince Bagration était un Géorgien d'un courage héroïque, suppléant par l'expérience à l'instruction première qui lui manquait, et toujours chargé, soit à l'avant-garde, soit à l'arrière-garde, du rôle le plus difficile. Le général Doctoroff était un officier sage, modeste, instruit et ferme. Le général Miloradovitch était un Serbe, d'une valeur brillante, mais absolument dépourvu de connaissances militaires, désordonné dans ses mœurs, réunissant tous les vices de la civilisation à tous les vices de la barbarie. Le caractère des soldats russes répondait assez à celui de leurs généraux. Ils avaient une bravoure sauvage et mal dirigée. Leur artillerie était lourde, leur cavalerie médiocre. En tout, généraux, officiers, soldats, composaient une armée ignorante, mais singulièrement redoutable par son dévouement. Les troupes russes ont depuis appris la guerre en la faisant contre nous, et ont commencé à joindre le savoir au courage.
Le général Kutusof avait ignoré jusqu'au dernier le désastre d'Ulm, car l'archiduc Ferdinand et le général Mack, la veille encore de leur malheur, ne lui annonçaient que des succès. La vérité ne fut connue que par l'arrivée du général Mack, qui vint en personne annoncer la destruction de la principale armée autrichienne. Kutusof, désespérant alors avec raison de sauver Vienne, ne dissimula point à l'empereur François, accouru au quartier général russe, qu'il fallait faire le sacrifice de cette capitale. Il aurait voulu se tirer le plus tôt possible du péril qui le menaçait lui-même, en passant sur la rive gauche du Danube, pour se réunir aux réserves russes qui arrivaient par la Bohême et la Moravie. Cependant l'empereur François et son conseil tenaient à ne faire le sacrifice de Vienne qu'à la dernière extrémité, et se flattaient qu'en retardant la marche de Napoléon par tous les moyens que la guerre défensive peut offrir, on donnerait le temps à l'archiduc Charles de passer en Autriche, aux réserves russes d'arriver sur le Danube, et d'opérer une jonction générale des forces alliées, pour livrer une bataille qui serait peut-être le salut de la capitale et de la monarchie. Le général Kutusof, se conformant aux désirs du principal allié de son maître, promit d'opposer aux Français toute résistance qui n'irait pas jusqu'à engager une action générale, et résolut, pour ralentir leur mouvement, de se servir de tous les affluents du Danube, qui viennent des Alpes se précipiter dans ce grand fleuve. Il suffisait pour cela de couper les ponts, et de gêner par de fortes arrière-gardes les passages de vive force que tenteraient les Français, passages difficiles dans une saison où toutes les eaux étaient hautes, torrentueuses, et chargées de glaçons.
Napoléon avait disposé sa marche de la manière suivante. Il était réduit à cheminer entre le Danube et la chaîne des Alpes, sur une route resserrée entre le fleuve et les montagnes. (Voir la carte no 31.) S'avancer avec une armée nombreuse sur cette route étroite, était une difficulté pour vivre et un danger pour marcher, car, outre l'archiduc Charles, qui pouvait passer de Lombardie en Bavière et se jeter dans notre flanc, il y avait en Tyrol 25 mille hommes environ sous l'archiduc Jean. Ney chargé de conquérir le Tyrol. Napoléon prit donc la sage précaution de confier au corps de Ney la conquête du Tyrol. Il prescrivit à ce maréchal de quitter Ulm, de remonter par Kempten, pour pénétrer dans le Tyrol, de manière à couper en deux les troupes disséminées dans cette longue contrée. Celles qui seraient à la droite du maréchal Ney devaient être rejetées sur le Vorarlberg et le lac de Constance, où arrivait le corps d'Augereau, après avoir traversé toute la France de Brest à Huningue. Ney, privé de la division Dupont, qui avait concouru avec Murat à la poursuite de l'archiduc Ferdinand, était réduit à 10 mille hommes environ. Mais Napoléon, se confiant en sa vigueur, et dans les 14 mille hommes amenés par Augereau, croyait que c'était assez de forces pour la tâche qu'il avait à remplir. Le Tyrol ainsi occupé, il destinait Bernadotte à pénétrer dans le pays de Salzbourg. Il enjoignit à celui-ci de s'acheminer de Munich vers l'Inn, et d'aller le franchir ou à Wasserbourg ou à Rosenheim. Les corps de Marmont et Bernadotte dirigés vers le pays de Salzbourg, dans le double but d'appuyer Ney, et de flanquer la marche de la grande armée. Le général Marmont devait appuyer Bernadotte. Napoléon s'assurait ainsi deux avantages, celui de se couvrir entièrement du côté des Alpes, et celui de se ménager la possession du cours supérieur de l'Inn, ce qui empêchait les Austro-Russes d'en défendre le cours inférieur contre le gros de notre armée. Quant à lui, avec les corps des maréchaux Davout, Soult et Lannes, avec la réserve de cavalerie et la garde, il aborda de front la grande barrière de l'Inn, dans l'intention de la franchir de Mühldorf à Braunau. (Voir la carte no 15.) Murat avait ordre de partir le 26 octobre, avec les dragons des généraux Walther et Beaumont, la grosse cavalerie du général d'Hautpoul, et un équipage de pont, pour se porter directement sur Mühldorf, en suivant la grande route de Munich par Hohenlinden, et en traversant ainsi les champs immortalisés par Moreau. Le maréchal Soult devait l'appuyer à une marche en arrière. Le maréchal Davout prit la route de gauche par Freisingen, Dorfen et Neu-Œttingen. Lannes, qui avait contribué avec Murat à la poursuite de l'archiduc Ferdinand, dut marcher plus à gauche encore que Davout, par Landshut, Vilsbibourg et Braunau. Enfin la division Dupont, qui s'était fort engagée dans la même direction, descendit le Danube pour aller s'emparer de Passau. Napoléon, avec la garde, suivit Murat et Soult sur la grande route de Munich.
Avant de quitter Augsbourg, Napoléon y ordonna un système de précautions dont on le verra toujours plus occupé, à mesure que l'échelle de ses opérations s'agrandira, et dans lequel il est demeuré sans pareil, par l'étendue de sa prévoyance et l'activité de ses soins. Ce système de précautions avait pour but de créer sur sa ligne d'opération des points d'appui qui lui servissent également à s'avancer ou à rétrograder, s'il était réduit à ce dernier parti. Ces points d'appui, outre l'avantage de présenter une certaine force, devaient avoir celui de contenir des approvisionnements immenses en tout genre, fort utiles à une armée qui marche en avant, indispensables à une armée qui se retire. Il choisit en Bavière, sur le Lech, Augsbourg, qui offrait quelques moyens de défense, et les ressources propres à une grande population. Il y ordonna les travaux nécessaires pour la mettre à l'abri d'un coup de main, et voulut qu'on y réunît des grains, des bestiaux, des draps, des souliers, des munitions, et surtout des hôpitaux. Il fit des commandes de draps et de souliers à Nuremberg, à Ratisbonne, à Munich, en les payant, et en exigeant une prompte exécution, avec ordre de rassembler à Augsbourg les objets confectionnés. Augsbourg devenant le point principal de la route de l'armée, tous les détachements durent y passer pour se pourvoir de ce dont ils manquaient. Ces précautions prises, Napoléon se mit en route afin de suivre ses corps, qui le devançaient d'une ou deux marches.
Les mouvements de son armée s'exécutèrent tels qu'il les avait tracés. Le 26 octobre elle s'avançait tout entière vers l'Inn. Les Austro-Russes n'avaient pas laissé subsister un seul pont. Mais partout les soldats, se jetant dans des barques, et passant par gros détachements sous la mousqueterie et la mitraille, allaient faire évacuer la rive opposée, et préparer le rétablissement des ponts, rarement détruits en entier par l'ennemi, à cause de la précipitation de sa retraite. Bernadotte, ne rencontrant que peu d'obstacles, passa l'Inn le 28 octobre à Wasserbourg. Les maréchaux Soult, Murat et Davout le passèrent à Mühldorf et à Neu-Œttingen. Lannes se dirigea vers Braunau, et trouvant le pont coupé, envoya un détachement sur l'autre rive, au moyen de quelques barques qu'on avait enlevées. Ce détachement franchit le fleuve, et se présenta aux portes de Braunau. Occupation de Braunau. Quel fut l'étonnement de nos soldats en trouvant ouverte cette place qui était en parfait état de défense, armée complétement, et pourvue de ressources considérables! On s'en empara sur-le-champ, et on conclut d'un fait si étrange que l'ennemi se retirait avec une précipitation qui tenait du désordre.
Napoléon, enchanté d'une acquisition aussi importante, courut de sa personne à Braunau, pour s'assurer lui-même de la force de cette place, et du parti qu'il en pourrait tirer. Après l'avoir vue, il ordonna d'y transporter une grande portion des ressources qu'il voulait d'abord réunir à Augsbourg, la jugeant préférable pour l'usage auquel il la destinait. Il y laissa une garnison, et nomma pour la commander son aide de camp Lauriston, qui était revenu de la campagne de mer faite auprès de l'amiral Villeneuve. Ce n'était pas un simple commandement de place qu'il lui déférait, c'était un gouvernement qui comprenait tous les derrières de l'armée. Les blessés, les munitions, les approvisionnements, les recrues qui arrivaient de France, les prisonniers qu'on y envoyait, tout devait passer par Braunau, sous la surveillance du général Lauriston.
Du 29 au 30 octobre on avait traversé l'Inn, dépassé la Bavière, et envahi la haute Autriche. On ne pesait plus sur des alliés, mais sur les États héréditaires de la maison impériale. On marchait en avant, couvert contre un mouvement des archiducs, par Bernadotte et Marmont à Salzbourg, par Ney dans le Tyrol. Napoléon, ne perdant pas un instant, voulut de la ligne de l'Inn se porter sur celle de la Traun. (Voir les cartes nos 14 et 31.) De l'Inn à la Traun, on a, comme toujours dans cette contrée, le Danube à gauche, les Alpes à droite. Caractère du pays situé entre l'Inn et la Traun. C'est un magnifique pays, semblable à la Lombardie, plus sévère seulement, puisqu'il est au nord des Alpes au lieu d'être au midi, et qui serait uni comme une plaine, si une grande montagne, appelée le Hausruck, ne s'élevait brusquement au milieu. Cette montagne est un pic, détaché tout à fait des Alpes, et qui formerait une île si le pays était couvert par les eaux. Mais, le Hausruck dépassé, on n'a plus devant soi qu'une plaine ondulée et boisée, s'étendant jusqu'au bord de la Traun, et nommée plaine de Wels. La Traun court, sur des graviers et entre de beaux arbres, se jeter dans le Danube près de Lintz, ville capitale de la province, militairement aussi importante que la ville d'Ulm, et pour ce motif hérissée, depuis nos grandes guerres, de fortifications conçues dans un nouveau système.
Napoléon dirigea Lannes par Efferding sur Lintz, les maréchaux Davout et Soult par la route de Ried et Lambach sur Wels, longeant le pied du Hausruck. Murat les précédait toujours avec sa cavalerie. La garde suivait avec le quartier général. Cependant, craignant que la plaine de Wels ne fût choisie par l'ennemi comme champ de bataille, Napoléon prescrivit à Marmont de laisser Bernadotte à Salzbourg, et de se rabattre sur le gros de l'armée, en passant derrière le Hausruck, par la route de Straswalchen et Wocklabruck sur Wels, de manière à donner dans le flanc des Austro-Russes, s'ils voulaient s'arrêter pour combattre.
Le 1er de chasseurs les atteignit en avant de Ried, les chargea vaillamment, et les culbuta. On marcha sur Lambach, qu'ils firent mine de défendre, uniquement pour se donner le temps de sauver leurs bagages. Davout réussit à les joindre, et eut avec eux un brillant combat d'arrière-garde, mais nulle part on ne trouva les apprêts d'une bataille. L'ennemi se couvrit de la Traun en la passant à Wels. Entrée à Lintz. Nous entrâmes à Lintz sans coup férir. Quoique les Autrichiens se fussent servis du Danube pour évacuer leurs principaux magasins, ils nous laissaient encore de précieuses ressources. Napoléon vint établir son quartier général à Lintz le 5 novembre.
Établi dans cette ville, Napoléon porta ses corps d'armée de la Traun à l'Ens, ce qui était facile, car le pays entre ces deux affluents du Danube n'offrait aucune position dont l'ennemi pût être tenté de faire usage. Ce pays présente un plateau peu élevé, traversé de ravins, couvert de bois, ayant deux escarpements, l'un en avant qu'il faut gravir quand on a passé la Traun, l'autre en arrière qu'il faut descendre quand on veut passer l'Ens. Ne l'ayant pas défendu du côté de la Traun, les Austro-Russes ne pouvaient songer à le défendre du côté de l'Ens, puisqu'ils auraient été partout dominés. L'Ens fut donc franchi sans obstacle.
Ayant son quartier général à Lintz et ses avant-gardes sur l'Ens, Napoléon fit des dispositions nouvelles pour la continuation de cette marche offensive, exécutée, comme nous l'avons dit, sur une route étroite, entre le Danube et les Alpes. La difficulté de s'avancer ainsi en une longue colonne, dont la queue ne pouvait guère venir au secours de la tête si on était surpris par l'ennemi, avec le danger toujours à craindre d'une attaque de flanc si les archiducs quittaient subitement l'Italie pour se porter en Autriche, cette difficulté, accrue encore par la rareté des vivres, déjà dévorés ou détruits par les Russes, commandait de grandes précautions avant d'arriver à Vienne.
Le plus grave inconvénient de cette marche était certainement la possibilité d'une apparition subite des archiducs. Les deux masses belligérantes qui agissaient en Autriche et en Lombardie se dirigeaient de l'ouest à l'est, l'une sous Napoléon et Kutusof au nord des Alpes, l'autre au midi sous Masséna et l'archiduc Charles. (Voir la carte no 31.) Était-il possible que l'archiduc Charles, se dérobant tout à coup à Masséna, devant lequel il laisserait une simple arrière-garde pour le tromper, se portât à travers les Alpes, recueillît en passant son frère Jean avec le corps du Tyrol, et pénétrât en Bavière, soit pour se réunir aux Austro-Russes, derrière l'une des positions défensives qu'on rencontre sur le Danube, soit pour se jeter tout simplement dans le flanc de la grande armée française? Quoique possible, cela n'était guère probable. L'archiduc Charles avait deux routes, la première qui, par le Tyrol, par Vérone, Trente, Inspruck, l'aurait conduit derrière l'Inn, la seconde, plus éloignée, qui, par la Carinthie et la Styrie, par Tarvis, Léoben et Lilienfeld, l'aurait conduit à la position connue de Saint-Polten, en avant de Vienne. Quant à la première, en supposant que l'archiduc se fût décidé au moment même de la capitulation de Mack, qui s'exécuta le 20, qui ne fut connue à Vérone des Français que le 28, qui ne put l'être avant le 25 ou le 26 des Autrichiens, en supposant qu'avant de quitter l'Italie, l'archiduc ne voulût pas livrer un combat pour contenir l'armée française, il aurait eu du 25 au 28 pour traverser le Tyrol et arriver sur l'Inn, que Napoléon passait le 28 et le 29. Il avait évidemment trop peu de temps pour une telle marche. Quant à la route de Styrie, qu'il eût pu prendre après la bataille de Caldiero, il aurait eu à traverser le Frioul, la Carinthie, la Styrie, et à faire cent lieues dans les Alpes, du 30 octobre, jour de la bataille de Caldiero, au 6 ou 7 novembre, jour où Napoléon avait franchi l'Ens pour se porter au delà. Le temps lui aurait encore manqué pour une telle opération. Si l'archiduc Charles ne pouvait pas devancer Napoléon sur l'une des positions défensives du Danube, pour lui opposer 150 mille Autrichiens et Russes réunis, il pouvait sans le devancer, en se laissant devancer au contraire, traverser la chaîne des Alpes pour essayer une attaque de flanc contre la grande armée. Sans doute avec des soldats habitués à vaincre, préparés aux entreprises audacieuses, capables de se faire jour partout, il aurait pu essayer une pareille tentative, et apporter un trouble subit et grave dans la marche de Napoléon, peut-être même changer la face des événements, mais en courant lui-même la chance d'être enfermé entre deux armées, celle de Masséna et celle de Napoléon, ainsi qu'il arriva jadis à Souwarow dans le Saint-Gothard. C'était là une résolution des plus hasardeuses, et on ne prend pas de ces résolutions quand on a dans les mains une armée qui est la dernière ressource d'une monarchie.
Napoléon se conduisit néanmoins comme si une telle résolution avait été probable. La seule position que l'ennemi pût occuper pour couvrir Vienne, soit que l'armée de Kutusof y fût seule, soit que les archiducs y fussent avec elle, était celle de Saint-Polten. Cette position est fort connue. (Voir les cartes nos 31 et 32.) Les Alpes de Styrie poussant le Danube au nord, de Mölk à Krems, projettent un contre-fort qu'on appelle le Kahlenberg, et qui vient expirer au bord même du fleuve, au point de n'y presque pas laisser de place pour une route. Le Kahlenberg couvrant de sa masse la ville de Vienne, il faut le traverser dans son épaisseur pour arriver à cette capitale. En avant de ce contre-fort, à mi-côte, se trouve une position assez étendue, qui a reçu le nom d'un gros bourg placé dans le voisinage, celui de Saint-Polten, et sur laquelle une armée autrichienne en retraite pourrait livrer avec avantage une bataille défensive. De la grande route d'Italie à Vienne, se détache un embranchement, qui, par Lilienfeld, vient aboutir près de Saint-Polten, et qui aurait pu y amener les archiducs. Un vaste pont en bois sur le Danube, celui de Krems, mettait cette position en communication avec les deux rives du fleuve, et aurait permis aux réserves russes et autrichiennes d'y accourir par la Bohême. C'était là par conséquent que Napoléon devait rencontrer une réunion générale des forces coalisées, si une telle réunion de forces était possible en avant de Vienne. Il prit donc, en approchant de ce point, les précautions qu'on pouvait attendre d'un général qui a réuni plus qu'aucun des capitaines connus le calcul à l'audace. Ayant à sa droite le corps du général Marmont, il résolut de l'envoyer à Léoben par une route carrossable, laquelle va de Lintz à Léoben, à travers la Styrie. Le corps de Marmont envoyé à Léoben. Le général Marmont, s'il apprenait l'approche des archiducs, devait se replier sur la grande armée et en devenir l'extrême droite, ou bien, si les archiducs passaient directement du Frioul en Hongrie, s'établir à Léoben même, afin de donner la main à Masséna. Le corps du maréchal Davout envoyé par Saint-Gaming à Lilienfeld. Il y avait entre cette route que Marmont allait prendre, et la grande route du Danube qui suivait le gros de l'armée, un chemin de montagnes, qui, par Waidhofen et Saint-Gaming, venait tomber sur Lilienfeld, au delà de la position de Saint-Polten, et fournissait ainsi le moyen de la tourner. Napoléon y dirigea le corps du maréchal Davout. Le corps du maréchal Bernadotte ramené vers le centre de l'armée. Le corps de Bernadotte n'était plus nécessaire à Salzbourg depuis que Ney occupait le Tyrol. Napoléon lui enjoignit de se rapprocher du centre de l'armée, en acheminant les Bavarois vers le corps de Ney, ce qui devait plaire fort à ces derniers, toujours très-ambitieux de posséder le Tyrol. Il se réserva pour aborder directement la position de Saint-Polten les corps des maréchaux Soult, Lannes, Bernadotte, plus la cavalerie de Murat et la garde, ce qui suffisait, le corps de Davout étant envoyé pour tourner cette position.
Napoléon ne s'en tint pas là, et voulut prendre quelques précautions sur la rive gauche du Danube. Jusqu'alors il n'avait marché que par la rive droite en négligeant la rive gauche. On parlait cependant d'un rassemblement en Bohême, formé par l'archiduc Ferdinand, sorti d'Ulm avec quelques mille chevaux. On parlait aussi de l'approche de la seconde armée russe, conduite en Moravie par Alexandre. Les divisions Dupont et Gazan réunies sur la gauche du Danube sous le commandement du maréchal Mortier. Il fallait donc se garder également de ce côté. Napoléon, qui avait porté à Passau la division Dupont, lui enjoignit de s'avancer par la rive gauche du Danube, en se tenant toujours à la hauteur de l'armée, et en envoyant des reconnaissances sur les routes de Bohême, pour s'informer de ce qui s'y passait. Les Hollandais qui avaient quitté Marmont durent se joindre à la division Dupont. Ne jugeant pas que ce fût assez, Napoléon détacha la division Gazan du corps de Lannes, et la fit marcher avec la division Dupont sur la rive gauche. Création d'une flottille sur le Danube, pour lier les colonnes placées sur l'une et l'autre rive. Il les plaça l'une et l'autre sous le commandement du maréchal Mortier, et pour ne pas les laisser isolées de la grande armée qui continuait à occuper la rive droite, il imagina de former avec les bateaux recueillis sur l'Inn, la Traun, l'Ens, le Danube, une nombreuse flottille qu'il chargea de vivres, de munitions, de tous les hommes fatigués, et qui, descendant le Danube avec l'armée, pouvant en une heure jeter à droite ou à gauche dix mille hommes, liait les deux rives, et servait à la fois de moyen de communication et de transport. Il mit à la tête de cette flottille le capitaine Lostanges, officier des marins de la garde.
C'est par un tel ensemble de précautions que Napoléon pourvut à l'inconvénient de cette marche offensive, exécutée sur une route étroite et longue, entre les Alpes et le Danube. Il avait ainsi sur le sommet des Alpes le corps de Marmont, à moitié de leur hauteur le corps de Davout, à leur pied, le long du Danube, les corps de Soult, Lannes, Bernadotte, la garde, la cavalerie de Murat, sur l'autre côté du Danube, le corps de Mortier, et enfin une flottille pour lier tout ce qui marchait sur les deux rives du fleuve, et pour porter tout ce qui était difficile à traîner après soi. C'est dans cet appareil imposant qu'il s'approcha de Vienne.