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Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 06 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

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Les corps de Marmont et de Bernadotte traversent le territoire prussien d'Anspach.

Pour arriver au point qui leur était indiqué, les corps de Bernadotte et de Marmont devaient traverser l'une des provinces que la Prusse possédait en Franconie, celle d'Anspach. À la rigueur, en les resserrant sur le corps du maréchal Davout, Napoléon aurait pu les ramener vers lui, et éviter ainsi de toucher au territoire prussien. Mais déjà les chemins étaient encombrés; y accumuler de nouvelles troupes eut été un inconvénient pour l'ordre des mouvements et pour les vivres. De plus, en rétrécissant le cercle décrit par l'armée, on aurait eu moins de chances d'envelopper l'ennemi. Napoléon voulait dans son mouvement embrasser le cours du Danube jusqu'à Ingolstadt, pour déboucher le plus loin possible sur les derrières des Autrichiens, et pouvoir les arrêter dans le cas où ils auraient rétrogradé de l'Iller jusqu'au Lech. N'imaginant pas, dans l'état de ses relations avec la Prusse, qu'elle pût se montrer difficile à son égard, comptant sur l'usage établi dans les dernières guerres de traverser les provinces prussiennes de Franconie, parce qu'elles étaient hors de la ligne de neutralité, n'ayant reçu aucun avertissement qu'il dût en être autrement cette fois, Napoléon ne se fit nul souci d'emprunter le territoire d'Anspach, et en donna l'ordre aux corps de Marmont et de Bernadotte. Les magistrats prussiens se présentèrent à la frontière pour protester au nom de leur souverain contre la violence qui leur était faite. On leur répondit par la production des ordres de Napoléon, et on passa outre, en soldant en argent tout ce qu'on prenait, et en observant la plus exacte discipline. Les sujets prussiens, bien payés du pain et de la viande fournis à nos soldats, ne parurent pas fort irrités de la prétendue violation de leur territoire.

Le 6 octobre, nos six corps d'armée étaient arrivés sans accident au delà des Alpes de Souabe, le maréchal Ney à Heidenheim, le maréchal Lannes à Néresheim, le maréchal Soult à Nordlingen, le maréchal Davout à Œttingen, le général Marmont et le maréchal Bernadotte sur la route d'Aichstedt, tous en vue du Danube, fort au delà de la position d'Ulm.

Erreur obstinée des généraux autrichiens.

Que faisaient pendant ce temps le général Mack, l'archiduc Ferdinand et tous les officiers de l'état-major autrichien? Très-heureusement l'intention de Napoléon ne s'était point révélée à eux. Quarante mille hommes qui avaient passé le Rhin à Strasbourg, et qui s'étaient engagés tout d'abord dans les défilés de la Forêt-Noire, les avaient confirmés dans l'idée que les Français suivraient la route accoutumée. De faux rapports d'espions, adroitement dépêchés par Napoléon, les avaient encore affermis davantage dans cette opinion. Ils avaient entendu parler, il est vrai, de quelques troupes françaises répandues dans le Wurtemberg, mais ils avaient supposé qu'elles venaient occuper les petits États de l'Allemagne, et peut-être secourir les Bavarois. D'ailleurs, rien n'est plus contradictoire, plus étourdissant que cette multitude de rapports d'espions ou d'officiers envoyés en reconnaissance. Les uns placent des corps d'armée où ils n'ont rencontré que des détachements, d'autres de simples détachements où ils auraient dû reconnaître des corps d'armée. Souvent ils n'ont pas vu de leurs yeux ce qu'ils rapportent, et ils n'ont fait que recueillir les ouï-dire de gens effrayés, surpris ou émerveillés. La police militaire, comme la police civile, ment, exagère, se contredit. Dans le chaos de ces rapports, l'esprit supérieur discerne la vérité, l'esprit médiocre se perd. Et surtout, si une préoccupation antérieure existe, s'il y a penchant à croire que l'ennemi arrivera par un point plutôt que par un autre, les faits recueillis sont tous interprétés dans un seul sens, quelque peu qu'ils s'y prêtent. C'est ainsi que se produisent les grandes erreurs, qui ruinent quelquefois les armées et les empires.

Telle était en ce moment la situation d'esprit du général Mack. Les officiers autrichiens avaient préconisé depuis longtemps la position qui, appuyant sa droite à Ulm, sa gauche à Memmingen, faisait face aux Français débouchant de la Forêt-Noire. Autorisé par une opinion qui était générale, et obéissant de plus à des instructions positives, le général Mack s'était établi dans cette position. Il y avait ses vivres, ses munitions, et il ne pouvait pas se persuader qu'il n'y fût pas très-convenablement placé. La seule précaution qu'il eût prise vers ses derrières consistait à envoyer le général Kienmayer avec quelques mille hommes à Ingolstadt, pour observer les Bavarois réfugiés dans le haut Palatinat, et pour se lier aux Russes, qu'il attendait par la grande route de Munich.

Le mouvement des Français s'achève heureusement, et ils sont le 6 octobre aux bords du Danube.

Tandis que le général Mack, l'esprit dominé par une opinion faite d'avance, demeurait immobile à Ulm, les six corps de l'armée française débouchaient le 6 octobre dans la plaine de Nordlingen, au delà des montagnes de Souabe qu'ils avaient tournées, et aux bords du Danube qu'ils allaient franchir. Le 6 au soir, la division Vandamme, du corps du maréchal Soult, devançant toutes les autres, toucha au Danube, et surprit le pont de Munster à une lieue au-dessus de Donauwerth. Le lendemain, 7 octobre, le corps du maréchal Soult enleva le pont même de Donauwerth, faiblement disputé par un bataillon de Colloredo, qui, ne pouvant le défendre, essaya en vain de le détruire. Passage du Danube. Les troupes du maréchal Soult l'eurent bientôt réparé, et le passèrent en toute hâte. Murat, avec ses divisions de dragons, précédant l'aile droite, formée des corps des maréchaux Lannes et Ney, s'était porté au pont de Munster déjà surpris par Vandamme. Il réclama ce pont pour ses troupes et celles qui le suivaient, abandonna celui de Donauwerth aux troupes du maréchal Soult, passa à l'instant même avec une division de dragons, et se jeta au delà du Danube, à la poursuite d'un objet de grand intérêt, l'occupation du pont de Rain sur le Lech. Le Lech, qui court derrière l'Iller, presque parallèlement à lui, pour se joindre au Danube, près de Donauwerth, forme une position placée au delà de celle d'Ulm, et en occupant le pont de Rain, on avait tourné à la fois l'Iller et le Lech, et laissé au général Mack peu de chances de rétrograder à propos. Il ne fallut qu'un temps de galop aux dragons de Murat pour enlever Rain et le pont du Lech. Deux cents cavaliers culbutèrent toutes les patrouilles du corps de Kienmayer, pendant que le maréchal Soult s'établissait en forces à Donauwerth, et que le maréchal Davout arrivait en vue du pont de Neubourg.

Napoléon se rendit ce même jour à Donauwerth. Ses espérances étaient désormais réalisées, mais il ne tenait le succès pour complétement assuré que lorsqu'il aurait recueilli jusqu'au dernier résultat de sa belle manœuvre. On avait déjà fait quelques centaines de prisonniers, et leurs rapports étaient unanimes. Le général Mack était à Ulm, sur l'Iller; c'était son arrière-garde commandée par le général Kienmayer, et destinée à le lier avec les Russes, qu'on venait de rencontrer et de refouler au delà du Danube. Mouvements ordonnés par Napoléon pour prendre position au delà du Danube, entre les Autrichiens et les Russes. Napoléon songea sur-le-champ à prendre position entre les Autrichiens et les Russes, de manière à les empêcher de se joindre. Le premier mouvement du général Mack, s'il savait se résoudre à temps, devait être de quitter les bords de l'Iller, de se replier sur le Lech, et de traverser Augsbourg pour rejoindre le général Kienmayer sur la route de Munich. (Voir la carte no 29.) Napoléon, sans perdre un instant, prescrivit les dispositions suivantes. Il ne voulut pas porter le corps de Ney au delà du Danube, il le laissa sur les routes qui vont du Wurtemberg à Ulm, pour garder la rive gauche du Danube par laquelle nous arrivions. Il prescrivit à Murat et à Lannes de passer sur la rive droite, par les deux ponts dont on était maître, ceux de Munster et de Donauwerth, de remonter le fleuve, et de venir se placer entre Ulm et Augsbourg, pour empêcher le général Mack de se retirer par la grande route d'Augsbourg à Munich. Le point intermédiaire qu'ils avaient à occuper était Burgau. Napoléon ordonna au maréchal Soult de partir de l'embouchure du Lech, sur lequel il était en position, de remonter cet affluent du Danube jusqu'à Augsbourg, avec les trois divisions Saint-Hilaire, Vandamme et Legrand. La division Suchet, quatrième du maréchal Soult, se trouvait déjà placée sous les ordres de Lannes. Ainsi, le maréchal Ney avec 20 mille hommes sur la gauche du Danube qu'on avait quittée, Murat et Lannes avec 40 mille sur la droite qu'on venait d'envahir, le maréchal Soult avec 30 mille sur le Lech, enveloppaient le général Mack, par quelque issue qu'il voulût s'enfuir.

De ce soin passant immédiatement à d'autres, Napoléon ordonna au maréchal Davout de se hâter de franchir le Danube à Neubourg, et de dégager le point d'Ingolstadt, vers lequel Marmont et Bernadotte devaient aboutir. La route que suivaient ceux-ci étant plus longue, ils étaient de deux marches en arrière. Le maréchal Davout devait se porter ensuite à Aichach, sur la route de Munich, pour pousser devant lui le général Kienmayer, et faire l'arrière-garde des masses qui s'accumulaient autour d'Ulm. Les corps de Marmont et de Bernadotte avaient ordre d'accélérer le pas, de franchir le Danube à Ingolstadt, et de se diriger sur Munich, afin d'y replacer l'électeur dans sa capitale, un mois seulement après qu'il l'avait quittée. C'est au maréchal Bernadotte, compagnon en ce moment des Bavarois, qu'il réservait l'honneur de les réinstaller dans leur pays. Par cette disposition, Napoléon présentait aux Russes, venant de Munich, Bernadotte et les Bavarois, puis, au besoin, Marmont et Davout, qui devaient, selon les circonstances, se porter ou sur Munich ou sur Ulm, pour aider au complet investissement du général Mack.

MURAT
(AU COMBAT DE WERTINGEN.)

Combat de Wertingen.

Le lendemain 8 octobre, le maréchal Soult remonta le Lech pour se rendre à Augsbourg. Il ne trouva point d'ennemis devant lui. Murat et Lannes, destinés à occuper l'espace compris entre le Lech et l'Iller, remontèrent de Donauwerth à Burgau, à travers une contrée légèrement accidentée, çà et là couverte de bois, ou traversée par de petites rivières qui courent se jeter dans le Danube. Les dragons marchaient en tête, lorsqu'ils rencontrèrent un corps ennemi, plus nombreux qu'aucun de ceux qu'on avait encore aperçus, posté en avant et autour d'un gros bourg appelé Wertingen. Ce corps ennemi se composait de six bataillons de grenadiers et trois de fusiliers, commandés par le baron d'Auffenberg, de deux escadrons de cuirassiers du duc Albert, et de deux escadrons des chevau-légers de Latour. Us étaient envoyés en reconnaissance par le général Mack, sur le bruit vaguement répandu de l'apparition des Français au bord du Danube. Il croyait toujours que ces Français devaient appartenir au corps de Bernadotte, placé, disait-on, à Würzbourg, pour secourir les Bavarois. Les officiers autrichiens étaient à table quand on vint leur annoncer qu'on apercevait les Français. Ils en furent extrêmement surpris, refusèrent d'abord d'y ajouter foi, mais, ne pouvant bientôt plus en douter, ils montèrent précipitamment à cheval pour se mettre à la tête de leurs troupes. En avant de Wertingen se présentait un hameau du nom de Hohenreichen, gardé par quelques centaines d'Autrichiens, fantassins et cavaliers. Abrités par les maisons de ce hameau, ils faisaient un feu incommode, et tenaient en échec un régiment de dragons arrivé le premier sur les lieux. Le chef d'escadron Excellmans, celui qui a depuis signalé son nom par tant de faits éclatants, alors simple aide de camp de Murat, était accouru au bruit de la fusillade. Il fit mettre pied à terre à deux cents dragons de bonne volonté, qui, se jetant le fusil à la main dans ce hameau, en délogèrent ceux qui l'occupaient. De nouveaux détachements de dragons étant survenus dans l'intervalle, on pressa plus fortement les Autrichiens, on pénétra à leur suite dans Wertingen, on dépassa ce bourg, et on trouva, sur une espèce de plateau, les neuf bataillons formés en un seul carré, peu étendu mais serré et profond, ayant du canon et de la cavalerie sur ses ailes. Le brave chef d'escadron Excellmans chargea sur-le-champ ce carré avec une rare hardiesse, et eut un cheval tué sous lui. À ses côtés le colonel Maupetit fut renversé d'un coup de baïonnette. Mais, quelque vigoureuse que fût l'attaque, on ne put pénétrer dans cette masse compacte. Il s'écoula ainsi un certain temps, pendant lequel les dragons français essayaient de sabrer les grenadiers autrichiens, qui leur rendaient des coups de baïonnette et des coups de fusil. Murat parut enfin avec le gros de sa cavalerie, et Lannes avec les grenadiers Oudinot, vivement attirés les uns et les autres par le bruit du canon. Murat fit aussitôt charger le carré ennemi par ses escadrons, et Lannes se hâta de diriger ses grenadiers sur la lisière d'un bois qui s'apercevait dans le fond, de manière à couper toute retraite aux Autrichiens. Ceux-ci, chargés de front, menacés par derrière, rétrogradèrent d'abord en masse serrée, puis bientôt en désordre. Si les grenadiers d'Oudinot avaient pu être rendus sur le terrain quelques instants plus tôt, les neuf bataillons autrichiens étaient pris en entier. Néanmoins on fit deux mille prisonniers, on enleva plusieurs pièces de canon et quelques drapeaux.

Lannes et Murat, qui avaient vu le chef d'escadron Excellmans sur la pointe des baïonnettes ennemies, voulurent qu'il portât à Napoléon la nouvelle du premier succès obtenu, et les drapeaux pris à l'ennemi. L'Empereur reçut à Donauwerth le jeune et brillant officier, lui accorda un grade dans la Légion d'honneur, et lui en remit les insignes en présence de son état-major, afin de donner plus d'éclat aux premières récompenses méritées dans cette guerre.

Ce même jour, 8 octobre, le maréchal Soult était entré à Augsbourg sans coup férir. Le maréchal Davout avait passé le Danube à Neubourg, et s'était porté à Aichach pour prendre la position intermédiaire qui lui était assignée, entre les corps français qui allaient investir Ulm, et ceux qui allaient à Munich tenir tête aux Russes. Le maréchal Bernadotte et le général Marmont faisaient les apprêts du passage du Danube, vers Ingolstadt, dans l'intention de se rendre à Munich.

Napoléon ordonna de resserrer la position d'Ulm. Il enjoignit au maréchal Ney de remonter la rive gauche du Danube, et de s'emparer de tous les ponts du fleuve, pour être en mesure d'agir sur les deux rives. Il enjoignit à Murat et à Lannes de remonter de leur côté sur la rive droite, et de contribuer avec Ney à l'investissement plus étroit des Autrichiens. Le lendemain 9, le maréchal Ney, prompt à exécuter les ordres qu'il recevait, surtout quand ces ordres le rapprochaient de l'ennemi, atteignit les bords du Danube, et les remonta jusqu'à la hauteur d'Ulm. Les premiers ponts qui s'offraient à lui étaient ceux de Günzbourg. Il chargea la division Malher de les enlever.

Combat de Günzbourg.

Ces ponts étaient au nombre de trois. (Voir la carte no 7.) Le principal se trouvait devant la petite ville de Günzbourg, le second au-dessus, devant le village de Leipheim, le troisième au-dessous, devant le petit hameau de Reisensbourg. Le général Malher les fit aborder tous à la fois. Il chargea l'officier d'état-major Lefol d'attaquer celui de Leipheim avec un détachement, et le général Labassée d'attaquer celui de Reisensbourg avec le 59e de ligne. Lui-même, à la tête de la brigade Marcognet, se réserva l'attaque du pont principal, celui de Günzbourg. Le lit du Danube n'étant pas régulièrement formé dans cette partie de son cours, il fallait traverser une multitude d'îles, de petits bras bordés de saules et de peupliers. Les avant-gardes s'y jetèrent avec résolution, franchirent à gué toutes les eaux qui leur faisaient obstacle, et enlevèrent deux à trois cents Tyroliens avec le baron d'Aspre, général major qui commandait sur ce point. Nos troupes arrivèrent bientôt devant le grand bras, sur lequel était construit le pont de Günzbourg. Les Autrichiens, en se retirant, en avaient détruit une travée. Le général Malher voulut la faire rétablir. Mais sur l'autre rive étaient placés plusieurs régiments autrichiens, une artillerie nombreuse, et l'archiduc Ferdinand accouru lui-même avec des renforts considérables. Les Autrichiens commençaient à comprendre combien était sérieuse l'opération entreprise sur leurs derrières, et ils voulaient tenter un grand effort pour sauver au moins les ponts les plus rapprochés d'Ulm. Ils dirigèrent sur les Français un feu meurtrier de mousqueterie et d'artillerie. Ceux-ci, n'étant plus abrités par des îles boisées, et restant à découvert sur les graviers du fleuve, supportèrent ce feu avec une rare constance. Passer à gué était impossible. Ils s'élancèrent sur les chevalets du pont pour le réparer avec des madriers. Mais les travailleurs, abattus un à un par les balles ennemies, n'y purent réussir, et les lignes françaises, exposées pendant ce temps aux coups des Autrichiens, essuyèrent des pertes cruelles. Le général Malher les fit replier dans les îles boisées, pour ne pas prolonger une témérité inutile.

Cette tentative infructueuse avait coûté quelques centaines d'hommes. Les deux autres attaques s'étaient exécutées simultanément. Des marais impraticables avaient rendu impossible celle de Leipheim. Celle de Reisensbourg avait été plus heureuse. Le général Labassée, ayant à ses côtés le colonel Lacuée, commandant du 59e, s'était porté avec ce régiment au bord du grand bras du Danube. Les Autrichiens avaient encore détruit une travée du pont, mais pas assez complétement pour empêcher nos soldats de la réparer et d'y passer. Le 59e franchit le pont, enleva Reisensbourg et les hauteurs environnantes, malgré des forces triples au moins. Son colonel Lacuée y fut tué en combattant à la tête de ses soldats. En voyant un régiment français jeté seul au delà du Danube, la cavalerie autrichienne accourut au secours de son infanterie, et chargea à outrance le 59e, formé en carré. Trois fois elle s'élança sur les baïonnettes de ce brave régiment, et trois fois elle fut arrêtée par une fusillade dirigée à bout portant. Le 59e resta maître du champ de bataille, après des efforts dont le souvenir mérite d'être conservé.

L'un des trois ponts étant franchi, le général Malher porta sa division entière sur Reisensbourg vers la fin du jour. Les Autrichiens n'eurent garde alors de s'obstiner à disputer Günzbourg. Ils se replièrent sur Ulm dans la nuit même, abandonnant aux Français un millier de prisonniers et 300 blessés.

De grands honneurs furent rendus au colonel Lacuée. Les divisions du corps de Ney, réunies à Günzbourg, assistèrent à ses funérailles dans la journée du 10, et payèrent à sa mémoire d'unanimes regrets. Le maréchal Ney plaça la division Dupont sur la rive gauche du fleuve, et fit passer sur la rive droite les divisions Malher et Loison, pour se tenir en communication avec Lannes.

Napoléon se place à Augsbourg pour diriger de là les mouvements compliquées de son armée.

Napoléon était resté jusqu'au 9 au soir à Donauwerth. Il en partit pour se transporter à Augsbourg, parce que là était le centre des renseignements à recueillir et des directions à donner. À Augsbourg, il était entre Ulm d'un côté, Munich de l'autre (voir la carte no 28), entre l'armée de Souabe qu'il allait envelopper, et les Russes dont une rumeur générale annonçait l'approche. En s'éloignant d'Ulm pour un jour ou deux, il voulut y concentrer le commandement, et, par une raison de parenté bien plus que par une raison de supériorité, il plaça sous les ordres de Murat les maréchaux Ney et Lannes, ce qui leur déplut fort, et amena des tiraillements fâcheux. C'étaient là les embarras inséparables du nouveau régime établi en France. La république a ses inconvénients, qui sont les rivalités sanglantes; la monarchie a les siens, qui sont les complaisances de famille. Murat avait ainsi une soixantaine de mille hommes à sa disposition, pour tenir le général Mack en respect sous les murs d'Ulm.

Napoléon, arrivé à Augsbourg, y trouva le maréchal Soult avec le quatrième corps. Le maréchal Davout s'était établi à Aichach; le général Marmont le suivait; Bernadotte s'acheminait sur Munich. L'armée française se trouvait à peu près dans la position qu'elle avait à Milan, lorsqu'après avoir franchi miraculeusement le Saint-Bernard, elle était sur les derrières du général Mélas, le cherchant pour l'envelopper, mais ignorant la route où elle pourrait le saisir. La même incertitude régnait à l'égard des projets du général Mack. Napoléon s'appliquait à prévoir ce qu'il pourrait être tenté de faire dans un péril aussi pressant, et avait peine à le deviner, car le général Mack ne le savait pas lui-même. On devine plus difficilement un adversaire irrésolu qu'un adversaire résolu, et si l'incertitude ne devait vous perdre le lendemain, elle vous servirait la veille à tromper l'ennemi. Dans le doute où il se trouvait, Napoléon prêta le dessein le plus raisonnable au général Mack, celui de s'enfuir par le Tyrol. Ce général, en effet, en se dirigeant vers Memmingen, sur la gauche de la position d'Ulm, n'avait que deux ou trois marches à faire pour gagner le Tyrol par Kempten. (Voir la carte no 28.) Il se réunissait ainsi à l'armée qui gardait la chaîne des Alpes, et à celle qui occupait l'Italie. Il se sauvait, et allait contribuer à former une masse de 200 mille hommes, masse toujours formidable, quelque position qu'elle occupe sur le théâtre général des opérations. Il échappait, en tout cas, à une catastrophe à jamais célèbre dans les annales de la guerre.

Napoléon lui attribua donc ce dessein, ne s'arrêtant pas à une autre pensée que le général Mack aurait pu concevoir, et qu'il conçut un instant, celle de s'enfuir par la rive gauche du Danube, qui n'était gardée que par l'une des divisions du maréchal Ney, la division Dupont. Ce parti désespéré était le moins supposable, car il exigeait une audace extraordinaire. Il fallait couper la route que les Français avaient suivie, et qui était encore couverte de leurs équipages et de leurs dépôts, s'exposer peut-être à les y rencontrer en masse, et leur passer sur le corps pour se retirer en Bohême. Napoléon n'admit point une telle probabilité, et ne songea qu'à fermer les routes du Tyrol. Il ordonna donc au maréchal Soult de remonter le Lech jusqu'à Landsberg, pour aller occuper Memmingen, et intercepter la route de Memmingen à Kempten. Il remplaça dans Augsbourg le corps du maréchal Soult par celui du général Marmont. Il établit en outre dans cette ville sa garde, qui suivait habituellement le quartier général. Là il attendit les mouvements de ses divers corps d'armée, rectifiant leur marche quand ils en avaient besoin.

Entrée de Bernadotte à Munich avec les Bavarois.

Bernadotte, poussant l'arrière-garde de Kienmayer, entra dans Munich le 12 au matin, un mois juste après l'invasion des Autrichiens et la retraite des Bavarois. Il fit un millier de prisonniers sur le détachement ennemi qu'il poussait devant lui. Les Bavarois, transportés de joie, reçurent les Français avec de vifs applaudissements. On ne pouvait pas venir plus vite ni plus sûrement au secours de ses alliés, surtout quand on était quelques jours auparavant à l'extrémité du continent, sur les bords de la Manche. Napoléon écrivit sur-le-champ à l'électeur pour l'engager à rentrer dans sa capitale. Il l'invita à y revenir avec toute l'armée bavaroise, qui eût été inutile à Würzbourg, et qui fut destinée à occuper la ligne de l'Inn, conjointement avec le corps de Bernadotte. Napoléon recommanda de l'employer à faire des reconnaissances, parce que le pays lui était familier, et qu'elle pouvait donner de meilleurs renseignements sur la marche des Russes, qui arrivaient par la route de Vienne à Munich.

Le maréchal Soult se porte sur Landsberg.

Le maréchal Soult, envoyé du côté de Landsberg, n'y rencontra que les cuirassiers du prince Ferdinand qui se repliaient sur Ulm à marches forcées. L'ardeur de nos troupes était si grande que le 26e de chasseurs ne craignit pas de se mesurer contre la grosse cavalerie autrichienne, et lui enleva un escadron entier avec deux pièces de canon. Cette rencontre prouvait évidemment que les Autrichiens, au lieu de s'enfuir vers le Tyrol, se concentraient derrière l'Iller, entre Memmingen et Ulm, et qu'on allait y trouver une nouvelle bataille de Marengo. Napoléon disposa tout pour la livrer avec la plus grande masse possible de ses forces. Il supposa qu'elle pourrait avoir lieu le 13 ou le 14 octobre; mais, n'étant pas pressé, puisque les Autrichiens ne prenaient pas l'initiative, il préféra le 14, afin d'avoir plus de temps pour réunir ses troupes. D'abord il modifia la position du maréchal Davout, qu'il porta d'Aichach à Dachau, de manière que ce maréchal, dans un poste avantageux entre Augsbourg et Munich, pouvait, en trois ou quatre heures, ou se porter à Munich pour opposer avec Bernadotte et les Bavarois 60 mille combattants aux Russes, ou se reporter vers Augsbourg pour seconder Napoléon dans ses opérations contre l'armée du général Mack. Après avoir pris ces précautions sur ses derrières, Napoléon fit les dispositions suivantes sur son front, en vue de cette journée supposée du 14. Il ordonna au maréchal Soult d'être établi le 13 à Memmingen, débordant cette position par sa gauche, et se liant par sa droite avec les corps qui allaient être portés sur l'Iller. Il envoya sa garde à Weissenhorn, où il résolut de se transporter lui-même. Il espérait ainsi rassembler cent mille hommes dans un espace de dix lieues, de Memmingen à Ulm. Les troupes, en effet, pouvant dans une journée faire une marche de cinq lieues et combattre, il lui était facile de réunir sur un même champ de bataille les corps de Ney, Lannes, Murat, Marmont, Soult et la garde. Du reste, la destinée lui réservait un tout autre triomphe que celui qu'il attendait, triomphe plus nouveau, et non moins étonnant par ses vastes conséquences.

Napoléon quitte Augsbourg pour se rapprocher d'Ulm.

Napoléon quitta Augsbourg le 12 à onze heures du soir pour se rendre à Weissenhorn. Sur la route il rencontra les troupes du corps de Marmont, composées de Français et de Hollandais, accablées de fatigue, chargées à la fois de leurs armes et de leurs rations de vivres pour plusieurs jours. Le temps, qui avait été beau jusqu'au passage du Danube, était tout à coup devenu affreux. Il tombait une neige épaisse qui fondait, se changeait en boue, et rendait les routes impraticables. Toutes les petites rivières qui se jettent dans le Danube étaient débordées. Harangue de Napoléon aux troupes. Les soldats cheminaient au milieu de vrais marécages, souvent gênés dans leur marche par les convois d'artillerie. Cependant ils ne murmuraient pas. Napoléon s'arrêta pour les haranguer, les fit former en cercle autour de lui, leur exposa la situation de l'ennemi, la manœuvre par laquelle il venait de l'envelopper, et leur promit un triomphe aussi beau que celui de Marengo. Les soldats, enivrés par ses paroles, fiers de voir le plus grand capitaine du siècle leur expliquer ses plans, se livrèrent à de vifs transports d'enthousiasme, et lui répondirent par des cris unanimes de Vive l'Empereur! Ils se remirent en route, impatients d'assister à la grande bataille. Ceux qui avaient entendu les paroles de l'Empereur les répétaient à ceux qui n'avaient pas pu les entendre, et tous s'écriaient avec joie que c'en était fait des Autrichiens, et qu'ils seraient pris jusqu'au dernier.

Événements qui se passaient sur le Danube pendant que Napoléon était à Augsbourg.

Il était temps que Napoléon revînt sur le Danube, car ses ordres, mal compris par Murat, auraient amené des malheurs, si les Autrichiens avaient été plus entreprenants.

Tandis que Lannes et Murat investissaient Ulm par la rive droite du Danube, Ney, resté à cheval sur le fleuve, avait deux divisions sur la rive droite, et une seule, celle du général Dupont, sur la rive gauche. En se rapprochant d'Ulm pour l'investir, Ney avait senti le défaut d'une telle situation. Éclairé par les faits qu'il voyait de plus près, guidé par un heureux instinct de la guerre, confirmé dans son avis par le colonel Jomini, officier d'état-major du plus haut mérite, Ney avait entrevu le danger de ne laisser qu'une division sur la rive gauche du fleuve.—Pourquoi, disait-il, les Autrichiens ne saisiraient-ils pas l'occasion de fuir par la rive gauche, en foulant sous leurs pieds nos équipages et nos parcs, qui ne leur opposeraient certainement pas une grande résistance?—Murat n'admettait pas qu'il en pût être ainsi, et, s'appuyant sur les lettres mal interprétées de l'Empereur, qui, s'attendant à une affaire sérieuse sur l'Iller, ordonnait d'y concentrer toutes les troupes, il allait jusqu'à croire que c'était trop de la division Dupont sur la rive gauche, car cette division devait être hors du lieu de l'action le jour de la grande bataille. Cette divergence d'avis fit naître une vive altercation entre Ney et Murat. Vive altercation entre Ney et Murat sur la manière d'interpréter les ordres de Napoléon. Ney était blessé d'obéir à un chef qu'il croyait au-dessus de lui par les talents, s'il était au-dessus par la parenté impériale. Murat, plein de l'orgueil de son nouveau rang, fier surtout d'être plus particulièrement initié à la pensée de Napoléon, fit sentir sa supériorité officielle au maréchal Ney, et finit par lui donner des ordres absolus. Sans des amis communs, ces lieutenants de l'Empereur auraient décidé leur querelle d'une manière peu conforme à leur haute position. Il résulta de cette altercation l'envoi d'ordres contradictoires à la division Dupont, et une situation périlleuse pour elle. Mais heureusement, tandis qu'on disputait sur le poste qu'il convenait de lui faire occuper, elle sortait du péril dans lequel l'avait jetée une erreur de Murat, par un combat à jamais mémorable.

Nouvelle position prise par le général Mack.

Le général Mack, ne pouvant plus douter de son infortune, avait fait un changement de front. Au lieu d'avoir sa droite à Ulm, il y avait sa gauche; au lieu d'avoir sa gauche à Memmingen, il y avait sa droite. Toujours appuyé sur l'Iller, il montrait le dos à la France, comme s'il en était venu, tandis que Napoléon montrait le dos à l'Autriche, comme si elle eût été son point de départ. C'était la position naturelle de deux généraux dont l'un a tourné l'autre. Le général Mack, après avoir attiré à lui les troupes répandues en Souabe, ainsi que celles qui étaient revenues battues de Wertingen et de Günzbourg, avait laissé quelques détachements sur l'Iller de Memmingen à Ulm, et avait réuni la plus grande partie de ses forces à Ulm même, dans le camp retranché qui domine cette ville.

Camp retranché d'Ulm.

On connaît la situation et la forme de ce camp, déjà décrit dans cette histoire. (Voir la carte no 7.) Sur ce point, la rive gauche du Danube domine de beaucoup la rive droite. Tandis que la rive droite présente une plaine marécageuse légèrement inclinée vers le fleuve, la rive gauche, au contraire, présente une suite de hauteurs dessinées en terrasse, et baignées par le Danube, à peu près comme la terrasse de Saint-Germain est baignée par la Seine. Le Michelsberg est la principale de ces hauteurs. Les Autrichiens y étaient campés au nombre de 60 mille environ, ayant la ville d'Ulm à leurs pieds.

Combat de Haslach.

Le général Dupont, qui était demeuré seul sur la rive gauche, et qui, conformément aux ordres du maréchal Ney, devait se rapprocher d'Ulm le 11 octobre au matin, s'était porté en vue de cette place par la route d'Albeck. C'est ce même moment que Murat et Ney, réunis à Günzbourg, employaient à disputer, et que Napoléon, accouru à Augsbourg, employait à faire ses dispositions générales. Le général Dupont arrivé an village de Haslach, d'où l'on aperçoit le Michelsberg dans tout son développement, y découvrit 60 mille Autrichiens dans une attitude imposante. Les dernières marches, exécutées au milieu du plus mauvais temps et avec une extrême rapidité, avaient réduit sa division à 6 mille hommes. On lui avait cependant laissé les dragons à pied de Baraguey-d'Hilliers, lesquels, pendant le trajet du Rhin au Danube, avaient été adjoints non pas à Murat, mais au maréchal Ney. C'était un renfort de 5 mille hommes, qui aurait pu être d'une grande utilité s'il n'était resté à Langenau, trois lieues en arrière.

Le général Dupont, arrivé en présence du Michelsberg et des 60 mille hommes qui l'occupaient, se trouva devant eux avec trois régiments d'infanterie, deux de cavalerie et quelques pièces de canon. Cet officier, si malheureux depuis, fut saisi, à cette vue, d'une inspiration qui honorerait les plus grands généraux. Il jugea que s'il reculait, il allait déceler sa faiblesse, et être bientôt enveloppé par 40 mille chevaux lancés à sa poursuite; que si, au contraire, il faisait acte d'audace, il tromperait les Autrichiens, leur persuaderait qu'il était l'avant-garde de l'armée française, les obligerait à être circonspects, et aurait ainsi le temps de se retirer du mauvais pas où il était engagé.

En conséquence, il fit sur-le-champ ses dispositions pour combattre. À sa gauche, il avait le village de Haslach, entouré d'un petit bois. Il y plaça le 32e, devenu célèbre en Italie, et commandé à cette époque par le colonel Darricau, le 1er de hussards, une partie de son artillerie. À sa droite, adossée de même à un bois, il plaça le 96e de ligne, commandé par le colonel Barrois, le 9e léger, commandé par le colonel Meunier, plus, le 17e de dragons. Un peu en avant de sa droite, il avait le village de Jungingen, entouré aussi de quelques bouquets de bois, et il le fit occuper par un détachement.

C'est dans cette position que le général Dupont reçut les Autrichiens, détachés, au nombre de 25 mille, sous les ordres de l'archiduc Ferdinand, pour combattre une division de 6 mille Français. Le général Dupont, toujours bien inspiré en cette circonstance, s'aperçut promptement que sa division serait détruite par la mousqueterie seule, s'il laissait les Autrichiens déployer leur ligne et étendre leurs feux. Joignant alors à l'audace d'une grande résolution l'audace d'une exécution vigoureuse, il ordonna aux deux régiments de sa droite, le 96e de ligne et le 9e léger, de charger à la baïonnette. Au signal donné par lui, ces deux braves régiments s'ébranlent, et marchent, la baïonnette baissée, sur la première ligne autrichienne. Ils la culbutent, la mettent en désordre, et lui font quinze cents prisonniers, qu'on envoie à la gauche pour les enfermer dans le village de Haslach. Le général Dupont, après ce fait d'armes, se remet en position avec ses deux régiments, et attend immobile la suite de cet étrange combat. Mais les Autrichiens, ne pouvant se tenir pour battus, reviennent sur lui avec de nouvelles troupes. Nos soldats s'avancent une seconde fois à la baïonnette, repoussent les assaillants, et font encore de nombreux prisonniers. Dégoûtés de ces inutiles attaques de front, les Autrichiens dirigent leurs efforts sur nos ailes. Ils abordent le village de Haslach qui couvrait la gauche de la division Dupont, et qui contenait leurs prisonniers. Le 32e, dont le tour était venu de combattre, leur dispute énergiquement ce village, et les en chasse, tandis que le 1er de hussards, rivalisant avec l'infanterie, exécute des charges vigoureuses sur les colonnes repoussées. Les Autrichiens ne se bornent pas à attaquer Haslach, ils font une tentative à l'aile opposée, et essayent d'enlever le village de Jungingen, placé à la droite du général Dupont. Favorisés par le nombre, ils y pénètrent et s'en rendent maîtres un moment. Le général Dupont, appréciant le danger, fait réattaquer Jungingen par le 96e, et parvient à le reprendre. On le lui enlève de nouveau, il le reprend encore. Ce village est ainsi emporté de vive force cinq fois de suite, et, dans la confusion de ces attaques réitérées, les Français font chaque fois des prisonniers. Mais, tandis que les Autrichiens s'épuisent en efforts impuissants contre cette poignée de soldats, leur immense cavalerie, débordant dans tous les sens, se jette sur le 17e de dragons, le charge à plusieurs reprises, lui tue son colonel, le brave Saint-Dizier, et l'oblige à se replier dans le bois auquel il était adossé. Une nuée de cavaliers autrichiens se répand alors sur les plateaux environnants, court jusqu'au village d'Albeck, d'où était partie la division Dupont, lui enlève ses bagages, que les dragons de Baraguey-d'Hilliers auraient dû défendre, et ramasse ainsi quelques vulgaires trophées, triste consolation d'une défaite essuyée par 25 mille hommes contre 6 mille.

Il devenait urgent de mettre un terme à un engagement aussi périlleux. Le général Dupont, après avoir fatigué les Autrichiens par cinq heures d'une lutte acharnée, se hâte de profiter de la nuit pour se retirer sur Albeck. Il y marche en bon ordre, en se faisant précéder par 4,000 prisonniers.

Si le général Dupont, en livrant ce combat extraordinaire, n'avait arrêté les Autrichiens, ceux-ci auraient fui en Bohême, et l'une des plus belles combinaisons de Napoléon aurait complétement échoué. C'est une preuve qu'aux grands généraux il faut de grands soldats, car les plus illustres capitaines ont souvent besoin que leurs troupes réparent par leur héroïsme, ou les hasards de la guerre, ou les erreurs que le génie lui-même est exposé à commettre.

Perplexités du général Mack après le combat de Haslach.

Cette rencontre avec une partie de l'armée française provoqua d'orageuses délibérations dans le quartier général autrichien. On était informé de la présence du maréchal Soult à Landsberg; on ne supposait pas le général Dupont seul à Albeck, on commençait à se croire cerné de toutes parts. Le général Mack, sur lequel les Autrichiens ont voulu jeter toute la honte de leur désastre, était tombé dans un désordre d'esprit facile à concevoir. Quoi qu'en aient dit des juges qui ont raisonné après l'événement, il aurait fallu, pour qu'il se sauvât, qu'une inspiration du ciel lui eût révélé tout à coup la faiblesse du corps qui était devant lui, et la possibilité en l'écrasant de se retirer en Bohême. L'infortuné, qui ne savait pas ce qu'on a su depuis, et qui ne devait guère penser que les Français fussent si faibles sur la rive gauche, se mit à délibérer avec l'auguste compagnon de son triste sort, l'archiduc Ferdinand. Il perdit en agitations d'esprit un temps précieux, et ne sut se résoudre ni à fuir vers la Bohême en passant sur le corps de la division Dupont, ni à fuir vers le Tyrol en forçant le passage à Memmingen. Le parti qui lui sembla le plus sûr fut de s'établir plus solidement encore dans sa position d'Ulm, d'y concentrer son armée, et d'attendre là, en une grosse masse difficile à enlever d'assaut, l'arrivée des Russes par Munich, ou de l'archiduc Charles par le Tyrol. Il se disait que le général Kienmayer avec 20 mille Autrichiens, le général Kutusof avec 60 mille Russes, allaient paraître sur la route de Munich; que l'archiduc Jean avec le corps du Tyrol, même l'archiduc Charles avec l'armée d'Italie, ne pouvaient manquer d'accourir à son secours par Kempten, et que ce serait alors Napoléon qui se trouverait en péril, car il serait pressé entre 80 mille Austro-Russes arrivant de l'Autriche, 25 mille Autrichiens descendant du Tyrol, et 70 mille Autrichiens campés sous Ulm, ce qui ferait 175 mille hommes. Mais il aurait fallu que ces diverses réunions s'opérassent malgré Napoléon, placé au centre avec 160 mille Français habitués à vaincre. Dans le malheur on accueille avec empressement la moindre lueur d'espérance, et le général Mack croyait jusqu'aux faux rapports que lui faisaient les espions envoyés par Napoléon. Ces espions lui disaient tantôt qu'un débarquement d'Anglais à Boulogne allait rappeler les Français sur le Rhin, tantôt que les Russes et l'archiduc Charles débouchaient par la route de Munich.

Dans les situations difficiles, les subordonnés deviennent hardis et discoureurs; ils blâment les chefs et ont des avis. Le général Mack avait autour de lui des subordonnés qui étaient de grands seigneurs, et qui ne craignaient pas d'élever la voix. Le général Mack, après de longues agitations, ne prend que des demi-mesures. Ceux-ci voulaient s'enfuir en Tyrol, ceux-là en Wurtemberg, quelques autres en Bohême. Ces derniers, qui avaient raison par hasard, s'appuyaient sur le combat de Haslach pour soutenir que la route de Bohême était ouverte. L'ordinaire effet de la contradiction sur un esprit agité est de l'affaiblir encore, et d'amener des demi-partis, toujours les plus funestes de tous. Le général Mack, pour accorder quelque chose aux opinions qu'il combattait, prit deux résolutions fort singulières de la part d'un homme décidé à demeurer à Ulm. Il envoya la division Jellachich à Memmingen, pour renforcer ce poste que le général Spangen gardait avec 5 mille hommes, dans l'intention de se tenir ainsi en communication avec le Tyrol. Il fit sortir le général Riesc pour s'emparer des hauteurs d'Elchingen, avec une division entière, afin de s'étendre sur la rive gauche, et d'essayer une forte reconnaissance sur les communications des Français.

À rester dans Ulm pour y attendre des secours, et y livrer au besoin une bataille défensive, il fallait y rester en masse, et ne pas envoyer des corps aux deux extrémités de la ligne qu'on occupait, car c'était les exposer à être détruits l'un après l'autre. Quoi qu'il en soit, le général Mack fit occuper par le général Riesc le couvent d'Elchingen, qui est situé sur les hauteurs de la rive gauche, tout près de Haslach, où l'on avait combattu le 11. Au pied de ces hauteurs et au-dessous du couvent, se trouvait un pont que Murat avait fait occuper par un détachement français. Les Autrichiens avaient précédemment essayé de le détruire. Le détachement de Murat, pour se couvrir à l'approche des troupes du général Riesc, acheva de le ruiner en le brûlant. Cependant il restait les pilotis enfoncés dans le fleuve, et que les eaux avaient sauvés de l'incendie. De la sorte l'armée française était sans communication avec la rive gauche, autrement que par les ponts de Günzbourg, placés fort au-dessous d'Elchingen. La division Dupont s'était retirée à Langenau. La retraite était donc ouverte aux autrichiens. Heureusement ils l'ignoraient!

Napoléon arrive à temps pour réparer l'erreur de Murat, et enlever au général Mack toute chance de retraite.

C'est sur ces entrefaites que Napoléon, parti d'Augsbourg le 12 octobre au soir, parvint à Ulm le 13. À peine arrivé, il parcourut à cheval, par un temps affreux, toutes les positions qu'occupaient ses lieutenants. Il trouva ceux-ci fort irrités les uns à l'égard des autres, et soutenant des avis entièrement différents. Lannes, dont le sens était sûr et pénétrant à la guerre, avait jugé, comme le maréchal Ney, qu'au lieu de vouloir accepter une bataille sur l'Iller, les Autrichiens songeaient plutôt à s'enfuir en Bohême par la rive gauche, en passant sur le corps de la division Dupont. Si Napoléon loin des lieux avait pu avoir des doutes, il ne lui en resta plus un seul sur les lieux mêmes. D'ailleurs, en ordonnant de veiller à la rive gauche et d'y placer la division Dupont, il allait sans dire qu'on ne devait pas y laisser cette division sans appui, sans s'assurer surtout le moyen de passer d'une rive à l'autre, pour la secourir si elle était attaquée. Ainsi les instructions de Napoléon n'avaient pas été mieux comprises que la situation elle-même. Il donna donc complétement raison aux maréchaux Ney et Lannes contre Murat, et prescrivit de réparer sur-le-champ les graves fautes commises les jours précédents. Il résolut de rétablir les communications de la rive droite à la rive gauche par le pont le plus voisin d'Ulm, celui d'Elchingen. On aurait pu descendre jusqu'à Günzbourg, qui nous appartenait, y repasser le Danube, et remonter avec la division Dupont renforcée jusqu'à Ulm. Mais c'était un mouvement fort allongé qui laissait aux Autrichiens bien du temps pour s'enfuir. Il valait bien mieux, à la pointe du jour du 14, rétablir de vive force le pont d'Elchingen qu'on avait sous les yeux, et se transporter en nombre suffisant sur la rive gauche, pendant que le général Dupont averti remonterait de Langenau sur Albeck et Ulm.

Attaque du pont d'Elchingen, afin de rétablir les communications avec la rive gauche du Danube, et secourir le général Dupont.

Napoléon donna ses ordres en conséquence pour le lendemain 14. Le maréchal Soult avait été porté à l'extrémité de la ligne de l'Iller vers Memmingen; le général Marmont s'avançait en intermédiaire sur l'Iller. Lannes, Ney, Murat, réunis sous Ulm, allaient se mettre à cheval sur les deux rives du Danube, pour tendre la main à la division Dupont laissée sur la rive gauche. Mais pour cela il fallait rétablir le pont d'Elchingen. C'est à Ney que fut réservé l'honneur d'exécuter, dans la matinée du 14, l'acte de vigueur qui devait nous rendre la possession des deux rives du fleuve. (Voir la carte no 7.)

Cet intrépide maréchal ne pouvait se consoler de quelques paroles peu convenables qu'il avait essuyées de Murat, dans la récente altercation qu'il avait eue avec lui. Murat, comme importuné de raisonnements trop longs, lui avait dit qu'il ne comprenait rien à tous les plans qu'on lui exposait, et qu'il avait l'habitude de ne faire les siens qu'en face de l'ennemi. C'était la réponse superbe qu'un homme d'action aurait pu adresser à un vain discoureur. Fière provocation de Ney à Murat sous le feu de l'ennemi. Le maréchal Ney, à cheval, dès le matin du 14, en grand uniforme, paré de ses décorations, saisit le bras de Murat, et le secouant fortement devant tout l'état-major, et devant l'Empereur lui-même, lui dit fièrement: Venez, prince, venez faire avec moi vos plans en face de l'ennemi.—Puis, se portant au galop vers le Danube, il alla, sous une grêle de balles et de mitraille, ayant de l'eau jusqu'au ventre de son cheval, diriger la périlleuse opération dont il était chargé.

Il fallait réparer le pont, duquel il ne restait que les chevalets sans travées, le franchir, traverser une petite prairie qui s'étendait entre le Danube et le pied de la hauteur, s'emparer ensuite du village et du couvent d'Elchingen, qui s'élevait en amphithéâtre, et qui était gardé par 20 mille hommes et une formidable artillerie.

Ney fait rétablir le pont d'Elchingen sous le feu des Autrichiens.

Le maréchal Ney, que tant d'obstacles n'effrayaient point, ordonna à un aide de camp du général Loison, le capitaine Coisel, et à un sapeur, de se saisir de la première planche, et de la porter sur les chevalets du pont, afin de rétablir le passage sous le feu des Autrichiens. Le brave sapeur eut la jambe emportée d'un coup de mitraille, mais il fut immédiatement remplacé. Une planche fut d'abord jetée en forme de travée, puis une seconde et une troisième. Après avoir réparé cette travée, on en répara une autre, et on arriva de la sorte à couvrir le dernier chevalet sous une fusillade meurtrière, que d'adroits tirailleurs dirigeaient de l'autre rive sur nos travailleurs. Aussitôt les voltigeurs du 6e léger, les grenadiers du 39e et une compagnie de carabiniers, sans attendre que le pont fût entièrement consolidé, se jetèrent de l'autre coté du Danube, dispersèrent les Autrichiens qui gardaient la rive gauche, et se ménagèrent assez de place pour que la division Loison pût venir à leur secours.

Ney, après avoir franchi le Danube avec l'une de ses divisions, enlève le couvent d'Elchingen.

Le maréchal Ney fit alors passer le 39e et le 6e léger sur l'autre rive du fleuve. Il ordonna au général Villatte de se mettre à la tête du 39e et de s'étendre à droite dans la prairie, pour la faire évacuer par les Autrichiens, tandis que lui-même avec le 6e léger enlèverait le couvent. Le 39e, arrêté, pendant qu'il traversait le pont, par la cavalerie française qui s'y précipitait avec ardeur, ne réussit pas à passer tout entier. Le 1er bataillon de ce régiment put seul exécuter l'ordre qu'il avait reçu. Il eut à essuyer les charges de la cavalerie autrichienne et l'attaque de trois bataillons ennemis; il fut même, après une résistance opiniâtre, ramené un moment au débouché du pont. Mais bientôt secouru par son second bataillon, rejoint par les 69e et 76e de ligne, il recouvra l'espace perdu, resta maître de toute la prairie à droite, et obligea les Autrichiens à regagner les hauteurs. Pendant ce temps, Ney, à la tête du 6e léger, gravissait les rues tortueuses du village d'Elchingen, sous le feu plongeant des maisons qui étaient remplies d'infanterie. Il arracha le village, une maison après l'autre, aux mains des Autrichiens, et enleva le couvent qui est sur le sommet de la hauteur. Arrivé en cet endroit, il avait devant lui les plateaux ondulés, parsemés de bois, sur lesquels la division Dupont avait combattu le 11. Ces plateaux s'étendent jusqu'au Michelsberg, au-dessus même de la ville d'Ulm. Ney voulut s'y établir pour n'être pas culbuté dans le Danube par un retour offensif de l'ennemi. Un fort bouquet de bois venait jusqu'au bord de la hauteur se joindre au couvent et au village d'Elchingen. Ney résolut de s'en emparer pour y appuyer sa gauche. Il voulait, sa gauche étant bien assurée, pivoter sur elle, et porter sa droite en avant. Il jeta dans le bois le 69e de ligne, qui s'y précipita malgré une vive fusillade. Tandis que l'on combattait de ce côté avec acharnement, le reste du corps autrichien était formé en plusieurs carrés de deux à trois mille hommes chacun. Ney les fit attaquer par les dragons suivis de l'infanterie en colonne. Le 18e de dragons exécuta sur l'un d'eux une charge si vigoureuse, qu'il l'enfonça, et le contraignit à mettre bas les armes. Les Autrichiens, à cette vue, se retirèrent en toute hâte, s'enfuirent d'abord vers Haslach, et vinrent enfin se rallier sur le Michelsberg.

Nouveau combat de Dupont à Haslach.

Sur ces entrefaites, le général Dupont, reporté de Langenau vers Albeck, avait rencontré le corps de Werneck, l'un de ceux qui étaient sortis d'Ulm la veille dans l'intention de pousser des reconnaissances sur la rive gauche du Danube et de chercher un moyen de retraite pour l'armée autrichienne. En entendant le canon sur ses derrières, le général Werneck avait rebroussé chemin, et il était revenu sur le Michelsberg par la route d'Albeck à Ulm. Il y arrivait à l'instant même où la division Dupont s'y rendait de son côté, et où le maréchal Ney enlevait les hauteurs d'Elchingen. Un nouveau combat s'engagea sur ce point entre le général Werneck qui voulait regagner Ulm, et le général Dupont qui voulait au contraire l'en empêcher. Le 32e et le 9e léger se précipitèrent en colonne serrée sur l'infanterie des Autrichiens, et la repoussèrent pendant que le 96e recevait en carré les charges de leur cavalerie. La journée s'acheva au milieu de cette mêlée, le maréchal Ney ayant glorieusement reconquis la rive gauche, et le général Dupont ayant coupé au corps de Werneck le retour vers Ulm. Important résultat du combat d'Elchingen. On avait fait trois mille prisonniers et enlevé beaucoup d'artillerie. Mais ce qui valait mieux, les Autrichiens étaient définitivement enfermés dans Ulm, et cette fois sans aucune chance de se sauver, la plus heureuse inspiration leur vînt-elle à ce dernier moment.

Pendant que ces événements avaient lieu sur la rive gauche, Lannes s'était approché d'Ulm par la rive droite, le général Marmont s'était avancé vers l'Iller, et le maréchal Soult, débordant l'extrémité de la position des Autrichiens, s'était emparé de Memmingen. On travaillait encore à palissader cette ville quand le maréchal Soult y était arrivé. Il l'avait rapidement investie, et avait obligé le général Spangen à déposer les armes avec 5 mille hommes, toute son artillerie et beaucoup de chevaux. Le général Jellachich, accourant trop tard pour secourir Memmingen avec sa division, et se trouvant en face d'un corps d'armée de 30 mille hommes, se retira, non pas sur Ulm, qu'il craignait de ne pouvoir plus regagner, mais sur Kempten et le Tyrol. Le maréchal Soult s'achemina sur-le-champ vers Ochsenhausen, pour achever dans tous les sens l'investissement de la place et du camp retranché d'Ulm.

Situation désespérée du général Mack.

Telle était la situation à la fin de la journée du 14 octobre. Après le départ du général Jellachich et les divers combats qui avaient été livrés, le général Mack était réduit à 50 mille hommes. Encore fallait-il en déduire le corps de Werneck, séparé de lui par la division Dupont. Ce malheureux général se trouvait donc dans une position désespérée. Il n'avait aucun bon parti à prendre. Sa seule ressource était de se précipiter l'épée à la main sur l'un des points du cercle de fer dans lequel on l'avait enfermé, pour mourir ou s'ouvrir une issue. Se jeter sur Ney et Dupont était encore le parti le moins désastreux. Certainement il eût été battu, car Lannes, Murat allaient accourir par le pont d'Elchingen au secours de Ney et de Dupont, et il ne fallait pas une telle réunion de forces pour vaincre des soldats démoralisés. Cependant l'honneur des armes eût été sauvé, et, après la victoire, c'est le plus précieux résultat à obtenir. Mais le général Mack persista dans la résolution de se concentrer à Ulm, et d'y attendre les secours des Russes. Il essuya de violentes attaques de la part du prince de Schwarzenberg et de l'archiduc Ferdinand. Ce dernier surtout voulait à tout prix échapper au malheur d'être fait prisonnier. Le général Mack montra les pouvoirs de l'empereur, qui, en cas de dissentiment, lui attribuaient l'autorité suprême. Mais c'était assez pour le rendre responsable, pas assez pour le faire obéir. L'archiduc Ferdinand résolut, grâce à sa position moins dépendante, de se soustraire aux ordres du général en chef. L'archiduc Ferdinand sort d'Ulm avec quelques mille chevaux. La nuit venue, il choisit celle des portes d'Ulm qui l'exposait le moins à rencontrer les Français, et il sortit avec 6 ou 7 mille chevaux et un corps d'infanterie, dans l'intention de rejoindre le général Werneck, et de s'enfuir par le haut Palatinat vers la Bohême. En réunissant au détachement qui le suivait le corps du général Werneck, l'archiduc Ferdinand privait le général Mack d'une vingtaine de mille hommes, et le laissait dans Ulm avec trente mille seulement, bloqué de toutes parts, et réduit à mettre bas les armes de la manière la plus ignominieuse.

On a dit faussement que le départ du prince prouvait la possibilité de sortir d'Ulm. Il est d'abord tout à fait improbable que l'armée entière avec son artillerie et son matériel pût se dérober comme un simple détachement, composé en majeure partie de troupes à cheval. Mais ce qui arriva quelques jours après à l'archiduc Ferdinand, démontre que l'armée elle-même eût trouvé sa perte dans cette fuite. La grande faute était de se diviser. Il fallait ou rester, ou sortir tous ensemble: rester pour livrer une bataille acharnée à la tête de 70 mille hommes; sortir pour se précipiter avec ces 70 mille hommes sur l'un des points de l'investissement, et y trouver soit la mort, soit le succès que la fortune accorde quelquefois au désespoir. Mais se diviser, les uns pour s'enfuir avec Jellachich vers le Tyrol, les autres pour escorter la fuite d'un prince en Bohême, les autres pour signer une capitulation à Ulm, était de toutes les manières de se conduire la plus déplorable. Du reste l'expérience enseigne que, dans ces situations, l'âme humaine abattue, quand elle a commencé à descendre, descend si bas, qu'entre tous les partis elle prend le plus mauvais. Il faut ajouter, pour être juste, que le général Mack s'est toujours défendu depuis d'avoir voulu cette division des forces autrichiennes et ces retraites séparées[1].

Napoléon avait passé la nuit du 14 au 15 dans le couvent d'Elchingen. Le 15 au matin, il résolut d'en finir, et donna l'ordre au maréchal Ney d'enlever les hauteurs du Michelsberg. Attaque du Michelsberg, et investissement d'Ulm. Ces hauteurs placées en avant d'Ulm, quand on vient par la rive gauche, dominent cette ville, qui est, comme nous l'avons dit, située à leur pied, au bord même du Danube. (Voir la carte no 7.) Lannes avait passé avec son corps par le pont d'Elchingen, et flanquait l'attaque de Ney. Il devait enlever le Frauenberg, hauteur voisine de celle du Michelsberg. Napoléon était sur le terrain, ayant Lannes auprès de lui, observant d'un côté les positions que Ney allait aborder à la tête de ses régiments, et de l'autre plongeant ses regards sur la ville d'Ulm placée dans le fond. Tout à coup une batterie démasquée par les Autrichiens vomit la mitraille sur le groupe impérial. Lannes saisit brusquement les rênes du cheval de Napoléon pour l'éloigner de ce feu meurtrier. Napoléon, qui ne recherchait pas le feu, et ne l'évitait pas non plus, qui ne s'en approchait qu'autant qu'il le fallait pour juger des choses d'après ses propres yeux, se place de manière à voir l'action avec moins de péril. Ney ébranle ses colonnes, gravit les retranchements élevés sur le Michelsberg, et les emporte à la baïonnette. Napoléon, craignant que l'attaque de Ney ne soit trop prompte, veut la ralentir pour donner à Lannes le temps d'aborder le Frauenberg, et de diviser ainsi l'attention de l'ennemi.—La gloire ne se partage pas, répond Ney au général Dumas, qui lui apporte l'ordre d'attendre le secours de Lannes, et il continue sa marche, surmonte tous les obstacles, et parvient avec son corps sur le revers des hauteurs, au-dessus même de la ville d'Ulm. Lannes enlève de son côté le Frauenberg, et réunis ils descendent ensemble pour s'approcher des murs de la place. Dans l'ardeur qui entraînait les colonnes d'attaque, le 17e léger, sous les ordres du colonel Vedel, de la division Suchet, escalade le bastion placé le plus près du fleuve, et s'y établit. Mais les Autrichiens s'apercevant de la position aventurée de ce régiment, se jettent sur lui, le repoussent et lui font quelques prisonniers.

Napoléon crut devoir suspendre le combat, et remettre au lendemain le soin de sommer la place, et, si elle résistait, de la prendre d'assaut. Pendant cette journée, le général Dupont, demeuré depuis la veille en face du corps de Werneck, s'était de nouveau engagé avec lui, pour l'empêcher de regagner Ulm. Napoléon avait envoyé Murat pour voir ce qui se passait de ce côté, car il avait la plus grande peine à se l'expliquer, ignorant la sortie d'une partie de l'armée autrichienne. Bientôt il devint évident pour lui que plusieurs détachements avaient réussi à se dérober par l'une des portes d'Ulm, celle qui était le moins exposée à la vue et à l'action des Français. Il chargea sur-le-champ Murat, avec la réserve de la cavalerie, la division Dupont et les grenadiers Oudinot, de suivre à outrance la portion de l'armée ennemie qui s'était échappée de la place.

Napoléon fait sommer le général Mack de se rendre.

Le lendemain, 16, il fit jeter quelques obus dans Ulm, et le soir il donna l'ordre à l'un des officiers de son état-major, M. de Ségur, de se transporter auprès du général Mack pour le sommer de mettre bas les armes. Obligé de marcher la nuit par un très-mauvais temps, M. de Ségur eut la plus grande peine à pénétrer dans la place. Il fut amené les yeux bandés devant le général Mack, qui, s'efforçant de cacher sa profonde anxiété, ne put cependant dissimuler sa surprise et sa douleur en apprenant toute l'étendue de son désastre. Il ne la connaissait pas entièrement, car il ignorait encore qu'il était cerné par plus de 100 mille Français, que 60 mille autres occupaient la ligne de l'Inn, que les Russes au contraire étaient fort loin, et que l'archiduc Charles, retenu sur l'Adige par le maréchal Masséna, ne pourrait arriver. Chacune de ces nouvelles, qu'il ne voulait d'abord pas croire, mais qu'il était bientôt obligé d'admettre sur l'assertion réitérée et véridique de M. de Ségur, déchirait son âme. Après s'être beaucoup récrié contre la proposition de capituler, le général Mack finit par en supporter l'idée, à la condition d'attendre quelques jours le secours des Russes. Il était prêt, disait-il, à se rendre sous huit jours, si les Russes ne paraissaient pas devant Ulm. M. de Ségur avait ordre de ne lui en accorder que cinq, et à la rigueur six. En cas de refus, il devait le menacer d'un assaut, et du sort le plus rigoureux pour les troupes placées sous son commandement.

Capitulation du général Mack.

Ce malheureux général mettait son honneur, désormais perdu, à obtenir huit jours au lieu de six. M. de Ségur se retira pour porter sa réponse à l'Empereur. Les pourparlers continuèrent, et enfin Berthier, introduit lui-même dans la place, convint avec le général Mack des conditions suivantes. Si le 25 octobre, avant minuit, un corps austro-russe capable de débloquer Ulm ne se présentait pas, l'armée autrichienne devait déposer les armes, se constituer prisonnière de guerre, et être conduite en France. Les officiers autrichiens pouvaient rentrer en Autriche à la condition de ne plus servir contre la France. Chevaux, armes, munitions, drapeaux, tout devait appartenir à l'armée française.

On traitait le 19 octobre, mais on devait dater la convention du 17, ce qui en apparence donnait au général Mack les huit jours demandés. Cet infortuné, arrivé au quartier général de l'Empereur, et reçu avec les égards dus au malheur, affirma itérativement qu'il n'était pas coupable des désastres de son armée, qu'on s'était établi à Ulm par ordre du conseil aulique, et que depuis l'investissement on s'était divisé malgré sa volonté formelle.

C'était, comme on le voit, une nouvelle convention d'Alexandrie, moins la terrible effusion de sang de Marengo.

Poursuite de l'archiduc Ferdinand par Murat.

Pendant ce temps, Murat, à la tête de la division Dupont, des grenadiers Oudinot et de la réserve de cavalerie, rachetait sa faute récente en poursuivant les Autrichiens avec une rapidité vraiment prodigieuse. Il suivait à outrance le général Werneck et le prince Ferdinand, jurant de ne pas laisser échapper un seul homme. (Voir la carte no 29.) Parti le 16 octobre au matin, il livra le soir à Nerenstetten un combat d'arrière-garde au général Werneck, et lui enleva 2 mille prisonniers. Le lendemain, 17, il se dirigea sur Heidenheim, tâchant de déborder les flancs de l'ennemi par la marche rapide de sa cavalerie. Le général Werneck et l'archiduc Ferdinand, alors réunis, faisaient leur retraite en commun. Dans la journée, on dépassa Heidenheim, et on arriva à Néresheim à la nuit, en même temps que l'arrière-garde du corps de Werneck. On la mit en désordre, et on la contraignit à se disperser dans les bois. Le lendemain 18, Murat, marchant sans relâche, suivit l'ennemi sur Nordlingen. Le régiment de Stuart enveloppé se livra tout entier. Le général Werneck, se voyant cerné de toutes parts et ne pouvant plus avancer avec une infanterie harassée, n'ayant plus ni l'espérance ni même la volonté de se sauver, offrit de capituler. La capitulation fut acceptée, et ce général posa les armes avec 8 mille hommes. Trois généraux autrichiens, emmenant une partie de la cavalerie, voulurent s'échapper malgré la capitulation. Murat leur envoya un officier pour les rappeler à l'exécution de leur engagement. Ils n'écoutèrent rien, et allèrent rejoindre le prince Ferdinand. Murat se promit de punir un tel manque de foi en les poursuivant plus activement encore le lendemain. Dans la nuit, on s'empara du grand parc, composé de 500 voitures.

Spectacle de confusion pendant la poursuite des Autrichiens.

Cette route offrait un spectacle de confusion inouï. Les Autrichiens s'étaient jetés sur nos communications; ils avaient pris beaucoup de nos équipages, de nos traînards, et une partie du trésor de Napoléon. On leur reprit tout ce qu'ils avaient conquis pour un moment, plus leur artillerie, leurs équipages et leur propre trésor. On voyait des soldats, des employés des deux armées fuir en désordre, sans savoir où ils allaient, ignorant quel était le vainqueur ou le vaincu. Des paysans du haut Palatinat couraient après les fuyards, les dépouillaient, et coupaient les traits de l'artillerie autrichienne pour s'en approprier les chevaux. Murat continuant sa poursuite, arriva le 19 à Gunzenhausen, frontière prussienne d'Anspach. Un officier prussien eut la hardiesse de venir réclamer la neutralité, quand les fugitifs autrichiens avaient obtenu l'autorisation de traverser le pays. Murat, pour toute réponse, entra de vive force dans Gunzenhausen, et suivit l'archiduc au delà. Le lendemain 20, il dépassa Nuremberg. L'ennemi, sentant ses forces épuisées, finit par s'arrêter. Un combat s'engagea entre les deux cavaleries. Après des charges nombreuses reçues et rendues, les escadrons de l'archiduc se dispersèrent, et la plus grande partie d'entre eux mit bas les armes. Quelque infanterie qui restait se rendit prisonnière. Le prince Ferdinand dut au dévouement d'un sous-officier, qui lui donna son cheval, l'avantage de sauver sa personne. Il gagna, avec deux ou trois mille chevaux, la route de Bohême.

Murat ne crut pas devoir pousser plus loin. Il avait marché quatre jours sans se reposer, faisant plus de dix lieues par jour. Ses troupes étaient harassées de fatigue. Prolongée au delà de Nuremberg, cette poursuite l'eût emporté hors du cercle des opérations de l'armée. D'ailleurs ce qui restait au prince Ferdinand ne valait pas une marche de plus. Dans cette circonstance mémorable, Murat avait pris 12 mille prisonniers, 120 pièces de canon, 500 voitures, 11 drapeaux, 200 officiers, 7 généraux, plus le trésor de l'armée autrichienne. Il avait donc sa glorieuse part de cette immortelle campagne.

Le plan de Napoléon était complétement réalisé. On était au 20 octobre, et en vingt jours, sans livrer bataille, par une suite de marches et quelques combats, une armée de 80 mille hommes était détruite. Résultats matériels de cette courte campagne. Il ne s'était enfui que le général Kienmayer avec une douzaine de mille hommes, le général Jellachich avec cinq ou six, le prince Ferdinand avec deux ou trois mille chevaux. On avait recueilli à Wertingen, à Günzbourg, à Haslach, à Munich, à Elchingen, à Memmingen, dans la poursuite dirigée par Murat, environ 30 mille prisonniers[2]. Il en restait 30 mille qu'on allait trouver dans Ulm. C'étaient 60 mille hommes en tout qu'on avait enlevés, avec leur artillerie composée de 200 bouches à feu, avec 4 ou 5 mille chevaux très-propres à remonter notre cavalerie, avec tout le matériel de l'armée autrichienne, et 80 drapeaux.

L'armée française avait quelques mille écloppés par suite des marches forcées, elle comptait tout au plus deux mille hommes hors de combat.

Napoléon, rassuré à l'égard des Russes, n'avait pas été fâché de s'arrêter quatre ou cinq jours devant Ulm, afin de donner à ses soldats le temps de se reposer, et surtout de rejoindre leurs drapeaux, car les dernières opérations avaient été si rapides, qu'un certain nombre d'entre eux étaient demeurés en arrière.—Notre Empereur, disaient-ils, a trouvé une nouvelle manière de faire la guerre; il ne la fait plus avec nos bras, mais avec nos jambes.—

Cependant Napoléon ne voulait pas attendre davantage, et il tenait à gagner les trois ou quatre jours qui restaient à courir, en vertu de la capitulation signée avec le général Mack. Il le fit venir, et, en versant quelques consolations dans son cœur, il en obtint une nouvelle concession, c'était de livrer la place le 20, moyennant que Ney restât sous Ulm jusqu'au 25 octobre. Le général Mack croyait avoir rempli ses derniers devoirs en paralysant un corps français jusqu'au huitième jour. Au reste, dans la situation à laquelle il était réduit, tout ce qu'il pouvait était peu de chose. Il consentit donc à sortir le lendemain de la place.

L'armée autrichienne sort d'Ulm en déposant les armes devant Napoléon.

Le lendemain, en effet, 20 octobre 1805, jour à jamais mémorable, Napoléon, placé au pied du Michelsberg, en face d'Ulm, vit défiler sous ses yeux l'armée autrichienne. Il occupait un talus élevé, ayant derrière lui son infanterie rangée en demi-cercle sur le versant des hauteurs, et vis-à-vis sa cavalerie déployée sur une ligne droite. Les Autrichiens défilaient entre deux, déposant leurs armes à l'entrée de cette espèce d'amphithéâtre. On avait préparé un grand feu de bivouac, auprès duquel Napoléon assistait au défilé. Le général Mack se présenta le premier et lui remit son épée, en s'écriant avec douleur: Voici le malheureux Mack.—Napoléon le reçut, lui et ses officiers, avec une parfaite courtoisie, et les fit ranger à ses côtés. Les soldats autrichiens, avant d'arriver en sa présence, jetaient leurs armes avec un dépit honorable pour eux, et n'étaient arrachés à ce sentiment que par celui de la curiosité, qui les saisissait en approchant de Napoléon. Tous dévoraient des yeux ce terrible vainqueur, qui depuis dix années faisait subir de si cruels affronts à leurs drapeaux.

Napoléon, s'entretenant avec les officiers autrichiens, leur dit assez haut pour être entendu de tous: Je ne sais pas pourquoi nous nous faisons la guerre. Je ne la voulais pas, je ne songeais qu'à la faire aux Anglais, quand votre maître est venu me provoquer. Vous voyez mon armée: j'ai en Allemagne 200 mille hommes, vos soldats prisonniers en verront 200 mille autres qui traversent la France pour venir en aide aux premiers. Je n'ai pas besoin, vous le savez, d'en avoir autant pour vaincre. Votre maître doit songer à la paix, car autrement la chute de la maison de Lorraine pourrait bien être arrivée. Ce ne sont pas de nouveaux États que je désire sur le continent, ce sont des vaisseaux, des colonies, du commerce, que je veux avoir, et cette ambition vous est aussi profitable qu'à moi.—Ces paroles, prononcées avec quelque hauteur, ne rencontrèrent chez ces officiers que le silence, et le regret de les trouver méritées. Napoléon s'entretint ensuite avec les plus connus des généraux autrichiens, et assista cinq heures à ce spectacle extraordinaire. Vingt-sept mille hommes défilèrent devant lui. Il restait dans la place 3 à 4 mille blessés.

Selon sa coutume, il adressa le lendemain à ses soldats une proclamation. Elle était conçue dans les termes suivants:

Proclamation de Napoléon à ses soldats.

«Du quartier général impérial d'Elchingen,
le 29 vendémiaire an XIV (21 octobre 1805).

»Soldats de la grande armée,

»En quinze jours nous avons fait une campagne: ce que nous nous proposions est rempli. Nous avons chassé les troupes de la maison d'Autriche de la Bavière, et rétabli notre allié dans la souveraineté de ses États. Cette armée qui, avec autant d'ostentation que d'imprudence, était venue se placer sur nos frontières, est anéantie. Mais qu'importe à l'Angleterre? son but est atteint, nous ne sommes plus à Boulogne!...

»De cent mille hommes qui composaient cette armée, soixante mille hommes sont prisonniers: ils iront remplacer nos conscrits dans les travaux de nos campagnes. 200 pièces de canon, 90 drapeaux, tous les généraux sont en notre pouvoir, il ne s'est pas échappé de cette armée 15 mille hommes. Soldats, je vous avais annoncé une grande bataille; mais, grâce aux mauvaises combinaisons de l'ennemi, j'ai pu obtenir les mêmes succès sans courir aucune chance; et, ce qui est sans exemple dans l'histoire des nations, un aussi grand résultat ne nous affaiblit pas de plus de 1500 hommes hors de combat.

»Soldats, ce succès est dû à votre confiance sans bornes dans votre Empereur, à votre patience à supporter les fatigues et les privations de toute espèce, à votre rare intrépidité.

»Mais nous ne nous arrêterons pas là: vous êtes impatients de commencer une seconde campagne. Cette armée russe que l'or de l'Angleterre a transportée des extrémités de l'univers, nous allons lui faire éprouver le même sort.

»À cette nouvelle lutte est attaché plus spécialement l'honneur de l'infanterie. C'est là que va se décider pour la seconde fois cette question qui a déjà été décidée en Suisse et en Hollande, si l'infanterie française est la seconde ou la première de l'Europe? Il n'y a point là de généraux contre lesquels je puisse avoir de la gloire à acquérir: tout mon soin sera d'obtenir la victoire avec le moins possible d'effusion de votre sang. Mes soldats sont mes enfants.»

Le lendemain de la reddition d'Ulm Napoléon partit pour Augsbourg, dans l'intention d'arriver sur l'Inn avant les Russes, de marcher sur Vienne, et, comme il l'avait résolu, de déjouer les quatre attaques qui se dirigeaient contre l'Empire, par la seule marche de la grande armée sur la capitale de l'Autriche.

Suite des opérations navales après la levée du camp de Boulogne.

Pourquoi faut-il qu'après cet heureux récit nous soyons immédiatement obligé d'en placer un qui est si triste? Pendant ces mêmes journées du mois d'octobre 1805, à jamais glorieuses pour la France, la Providence infligeait à nos flottes une cruelle compensation des victoires de nos armées. L histoire, à qui est imposée la tâche de retracer tour à tour les triomphes et les revers des nations, et de faire ressentir à la postérité curieuse les mêmes émotions de joie ou de douleur qu'éprouvèrent en leur temps les générations dont elle raconte la vie, l'histoire doit, après les merveilles d'Ulm, se résigner à décrire l'effroyable scène de destruction qui se passait, à la même époque, le long des côtes d'Espagne, en vue du cap de Trafalgar.

L'infortuné Villeneuve, en sortant du Ferrol, était agité du désir de se diriger vers la Manche, pour se conformer aux grandes vues de Napoléon; mais il était par un sentiment irrésistible ramené vers Cadix. La nouvelle de la réunion de Nelson avec les amiraux Calder et Cornwallis l'avait frappé d'une sorte de terreur. Vraie sous quelques rapports, car Nelson en rentrant en Angleterre avait visité l'amiral Cornwallis devant Brest, cette nouvelle était fausse en ce qu'elle avait d'important, puisque Nelson ne s'était pas arrêté devant Brest, et avait fait voile vers Portsmouth. L'amiral Calder avait été renvoyé seul vers le Ferrol, et n'y avait paru qu'après la sortie de Villeneuve. Ils couraient donc vainement les uns après les autres, comme il arrive souvent sur le vaste espace des mers; et Villeneuve, s'il eût persisté, aurait trouvé devant Brest, Cornwallis séparé à la fois de Nelson et de Calder. Il perdit ainsi la plus grande des occasions, et la fit perdre à la France, sans qu'on puisse dire cependant quel eût été le résultat de cette expédition extraordinaire, si Napoléon s'était trouvé aux portes de Londres tandis que les armées autrichiennes auraient été sur les frontières du Rhin. La rapidité de ses coups, ordinairement prompts comme la foudre, aurait seule décidé si quarante jours, écoulés du 20 août au 30 septembre, suffisaient pour subjuguer l'Angleterre, et pour donner à la France les deux sceptres réunis de la terre et des mers.

Motifs qui entraînent Villeneuve à retourner à Cadix au lieu de faire voile vers la Manche.

En quittant le Ferrol, Villeneuve n'avait pas osé dire au général Lauriston qu'il allait à Cadix; mais, une fois en mer, il ne lui cacha plus les inquiétudes dont il était dévoré, et qui le portaient à s'éloigner de la Manche, pour se diriger vers l'extrémité de la Péninsule. Sur les vives instances du général Lauriston, qui s'efforça de lui retracer toute la grandeur des desseins qu'il allait faire échouer, il revint un instant à la pensée de naviguer vers la Manche, et mit le cap au nord-est. Mais un vent debout, qui soufflait du nord-est même, lui interdisant cette route, il prit définitivement le parti d'aller à Cadix, le cœur tourmenté d'un nouvel effroi, celui d'encourir la colère de Napoléon. Il parut en vue de Cadix vers le 20 août. Une croisière anglaise, de médiocre force, bloquait ordinairement ce port. Arrivant à la tête des escadres combinées, il pouvait enlever cette croisière, s'il se fût présenté brusquement avec ses forces réunies. Mais toujours poursuivi des mêmes craintes, il envoya une avant-garde, pour s'assurer s'il n'y avait pas devant Cadix une force navale capable de livrer bataille, et il donna l'éveil à la croisière anglaise, qui eut ainsi le temps de s'enfuir. L'amiral Ganteaume, en 1801, ayant manqué le but de son expédition d'Égypte, prit au moins le Swiftsure: Villeneuve n'eut pas même la faible consolation d'entrer dans Cadix en amenant prisonniers deux ou trois vaisseaux anglais, comme dédommagement de son inutile campagne.

Colère de Napoléon contre Villeneuve, et chagrin qu'en ressent celui-ci.

Il s'attendait naturellement à une vive explosion de colère de la part de Napoléon, et il passa quelques jours dans un profond désespoir. Il ne se trompait pas. Napoléon, en recevant de son aide de camp Lauriston le rapport détaillé de tout ce qui avait eu lieu, prenant pour un acte de duplicité le double langage tenu au sortir du Ferrol, et pour une sorte de trahison l'ignorance dans laquelle on avait laissé Lallemand du retour de la flotte à Cadix, ce qui exposait ce dernier à se présenter seul devant Brest, Napoléon, imputant surtout à Villeneuve l'avortement du plus grand dessein qu'il eût jamais conçu, le qualifia en présence du ministre Decrès des expressions les plus outrageantes, et l'appela même un lâche et un traître. L'infortuné Villeneuve n'était ni lâche ni traître. Il était bon soldat et bon citoyen; mais trop découragé par l'inexpérience de la marine française et par l'imperfection de son matériel, effrayé de la désorganisation complète de la marine espagnole, il ne voyait que des défaites certaines dans toute rencontre avec l'ennemi, et il était désespéré du rôle de vaincu auquel Napoléon le destinait nécessairement. Il n'avait pas assez compris que ce que Napoléon lui demandait, c'était non pas de vaincre, mais de se faire détruire, pourvu que la Manche fût ouverte. Ou bien s'il avait compris cette terrible destination, il n'avait pas su s'y résigner. On verra prochainement qu'il allait être amené au même sacrifice, et cette fois sans aucun résultat qui pût illustrer sa défaite.

Ordres laissés par Napoléon à la flotte, lors de son départ de Paris.

Napoléon, dans ce torrent de grandes choses qui l'emportait, perdit bientôt de vue l'amiral Villeneuve et sa conduite. Néanmoins, avant de partir pour les bords du Danube, il jeta un dernier regard sur sa marine, et sur l'emploi qu'il jugeait convenable d'en faire. Il ordonna la séparation de la flotte de Brest, et la division de cette flotte en plusieurs croisières, conformément au plan de M. Decrès, qui consistait à éviter les grandes batailles navales jusqu'à ce que notre marine fût formée, et à entreprendre en attendant des expéditions lointaines, composées de peu de vaisseaux, presque insaisissables pour les Anglais, et dommageables à leur commerce autant qu'avantageuses à l'instruction de nos marins. Il voulut en outre donner à la faible armée du général Saint-Cyr, qui occupait Tarente, l'appui de la flotte de Cadix et des troupes de débarquement qu'elle avait à son bord. Il calculait que cette flotte, forte d'une quarantaine de vaisseaux, et même de quarante-six, après qu'elle aurait rallié la division de Carthagène, devait dominer pendant quelque temps la Méditerranée, comme y avait dominé jadis celle de Bruix, enlever la faible croisière anglaise qui stationnait devant Naples, et fournir au général Saint-Cyr l'utile secours des quatre mille soldats qu'elle venait de transporter sur toutes les mers. Il lui ordonna donc de sortir de Cadix, d'entrer dans la Méditerranée, de rallier la division de Carthagène, de se rendre ensuite à Tarente, et dans le cas où les escadres anglaises se seraient réunies devant Cadix, de ne pas s'y laisser enfermer, et de sortir si on était en nombre supérieur, car il valait mieux être battu que déshonoré par une conduite pusillanime.

Ces résolutions prises par Napoléon, sous l'impression que lui avait fait éprouver la timidité de Villeneuve, point assez mûries, et surtout point assez combattues par le ministre Decrès, qui n'osait plus redire ce qu'il craignait d'avoir trop dit, furent immédiatement transmises à Cadix. Manière dont le ministre Decrès transmet à l'amiral Villeneuve les ordres de Napoléon. L'amiral Decrès ne rapporta point à Villeneuve toutes les paroles de Napoléon; mais il lui énuméra, en retranchant les expressions outrageantes, les reproches adressés à sa conduite depuis la sortie de Toulon jusqu'au retour en Espagne, et ne lui dissimula pas qu'il aurait de grandes choses à exécuter pour regagner l'estime de l'Empereur. En l'informant de sa nouvelle destination, il lui ordonna de mettre à la voile, et de toucher successivement à Carthagène, Naples et Tarente, pour y exécuter les instructions que nous venons de rapporter. Sans lui prescrire de sortir, dans tous les cas, il lui manda que l'Empereur voulait que la marine française, lorsque les Anglais seraient inférieurs en force, ne refusât jamais le combat. Il s'en tint là, n'osant ni déclarer à Villeneuve toute la vérité, ni renouveler ses instances auprès de l'Empereur pour empêcher une grande bataille navale, qui n'avait plus alors l'excuse de la nécessité. Ainsi, tout le monde se préparait sa part de tort dans un grand désastre, Napoléon celle de la colère, le ministre Decrès celle des réticences, et Villeneuve celle du désespoir.

Prêt à se mettre en route pour Strasbourg, Napoléon donna un dernier ordre à M. Decrès, relativement aux opérations navales,—Votre ami Villeneuve, lui dit-il, sera probablement trop lâche pour sortir de Cadix. Expédiez l'amiral Rosily, qui prendra le commandement de l'escadre, si elle n'est pas encore partie, et vous ordonnerez à l'amiral Villeneuve de venir à Paris me rendre compte de sa conduite.—M. Decrès n'eut pas la force d'annoncer à Villeneuve ce nouveau malheur, qui le privait de tout moyen de se réhabiliter, et se contenta de lui apprendre le départ de Rosily, sans lui en faire connaître le motif. Il ne donna point à Villeneuve le conseil de mettre à la voile avant que l'amiral Rosily fût arrivé à Cadix, mais il espéra qu'il en serait ainsi; et, dans son embarras entre un ami malheureux, dont il ne méconnaissait pas les fautes, et L'Empereur, dont il jugeait les volontés imprudentes, il eut un tort trop fréquent, celui de livrer les choses à elles-mêmes, au lieu de prendre la responsabilité de les diriger[3].

Douleur de Villeneuve en recevant les dépêches de Paris.

Villeneuve, en recevant les lettres de M. Decrès, devina tout ce qu'on ne lui disait pas, et fut malheureux autant qu'il devait l'être des reproches qu'il avait encourus. Ce qui le touchait le plus, c'était l'imputation de lâcheté, qu'il savait bien n'avoir jamais méritée, et qu'il croyait entrevoir dans les réticences mêmes du ministre, son protecteur et son ami. Il répondit à M. Decrès: «Les marins de Paris et des départements seront bien indignes et bien fous s'ils me jettent la pierre. Ils auront préparé eux-mêmes la condamnation qui les frappera plus tard. Qu'ils viennent à bord des escadres, et ils verront avec quels éléments ils sont exposés à combattre. Au reste, si la marine française n'a manqué que d'audace, comme on le prétend, l'Empereur sera prochainement satisfait, et il peut compter sur les plus éclatants succès

Villeneuve fait les préparatifs d'une nouvelle sortie.

Ces paroles amères contenaient le pronostic de ce qui allait bientôt arriver. Villeneuve fit les préparatifs d'une nouvelle sortie, débarqua les troupes afin de les reposer, et les malades afin de les guérir. Il s'aida des moyens fort appauvris de l'Espagne, pour radouber ses vaisseaux fatigués d'une longue navigation, pour se procurer au moins trois mois de vivres, pour réorganiser enfin les diverses parties de sa flotte. L'amiral Gravina, par ses conseils, se débarrassa de ses mauvais bâtiments, en les échangeant contre les meilleurs de l'arsenal de Cadix. Tout le mois de septembre fut consacré à ces soins. La flotte y gagna beaucoup en matériel; le personnel resta ce qu'il était. État de notre flotte sous le rapport du matériel et du personnel. Les équipages français avaient acquis quelque expérience pendant une navigation de près de huit mois; ils étaient pleins d'ardeur et de dévouement. Quelques-uns des capitaines étaient excellents. Mais parmi les officiers s'en trouvait un trop grand nombre emprunté récemment au commerce, et n'ayant ni les connaissances ni l'esprit de la marine militaire. L'instruction, surtout sous le rapport de l'artillerie, était beaucoup trop négligée. Nos marins n'étaient pas alors d'aussi habiles artilleurs qu'ils le sont devenus dans ces derniers temps, grâce au soin spécial apporté à cette partie de leur éducation militaire. Ce qui manquait aussi à notre marine, c'était un système de tactique navale approprié à la nouvelle manière de combattre des Anglais. Nouvelle tactique navale des Anglais. Au lieu de se mettre en bataille sur deux lignes contraires, comme on faisait autrefois, de s'avancer méthodiquement, chacun gardant son rang et prenant pour adversaire le vaisseau placé vis-à-vis de lui dans la ligne opposée, les Anglais dirigés par Rodney dans la guerre d'Amérique, par Nelson dans la guerre de la révolution, avaient contracté l'habitude de s'avancer hardiment, sans observer aucun ordre que celui qui résultait de la vitesse relative des vaisseaux, de se jeter sur la flotte ennemie, de la couper, d'en détacher une portion pour la mettre entre deux feux, de ne pas craindre enfin la mêlée, au risque de tirer les uns sur les autres. L'expérience, l'habileté de leurs équipages, la confiance qu'ils devaient à leurs succès, leur assuraient toujours dans ces entreprises téméraires, l'avantage sur leurs adversaires, moins agiles, moins confiants, quoique ayant autant de bravoure et souvent davantage. Les Anglais avaient donc opéré sur mer une révolution assez semblable à celle que Napoléon venait d'opérer sur terre. Nelson, qui avait contribué à cette révolution, n'était pas un esprit supérieur et universel comme Napoléon; il s'en fallait; il était même assez borné dans les choses étrangères à son art. Mais il avait le génie de son état; il était intelligent, résolu, et possédait à un haut degré les qualités, propres à la guerre offensive, l'activité, l'audace et le coup d'œil.

Villeneuve, qui était doué d'esprit, de courage, mais non de cette fermeté d'âme qui convient à un chef d'armée, savait parfaitement en quoi péchait notre manière de combattre. Il avait écrit à ce sujet des lettres pleines de sens à M. Decrès, qui était de son avis, car tous les marins le partageaient. Mais il croyait impossible de préparer en campagne de nouvelles instructions, et de les rendre assez familières à ses capitaines pour qu'ils pussent les appliquer dans une prochaine rencontre. Toutefois, à la bataille du Ferrol, il avait, opposé aux Anglais, comme on s'en souvient sans doute, une manœuvre inattendue, fort approuvée par Napoléon et par M. Decrès. L'amiral Calder se portant en colonne sur la queue de sa ligne pour la couper, il avait eu l'art de la lui dérober avec beaucoup de promptitude. Mais une fois la bataille engagée, il n'avait plus su manœuvrer, il avait laissé oisive une partie de ses forces, et lorsqu'il aurait suffi d'un mouvement en avant, exécuté par toute sa ligne, pour reprendre deux vaisseaux espagnols désemparés, il n'avait pas osé le prescrire. Villeneuve néanmoins montra dans cette bataille de véritables talents, au jugement de Napoléon, mais pas assez de caractère pour ce qu'il possédait d'esprit. Depuis il n'adressa à ses capitaines d'autres instructions que d'obéir aux signaux qu'il ferait dans le moment de l'action, si l'état du vent permettait de manœuvrer, et s'il ne le permettait pas, de faire de leur mieux pour se porter au feu et se chercher un adversaire.—On ne doit pas attendre, disait-il, les signaux de l'amiral, qui dans la confusion d'une bataille navale ne peut souvent ni voir ce qui se passe, ni donner des ordres, ni surtout les faire parvenir. Chacun ne doit écouter que la voix de l'honneur, et se porter au plus fort du danger. Tout capitaine est à son poste, s'il est au feu.—Telles furent ses instructions, et, du reste, l'amiral Bruix lui-même, si supérieur à Villeneuve, n'en avait pas adressé d'autres aux officiers qu'il commandait. Si dans toutes nos grandes rencontres en mer chaque capitaine avait suivi ces simples prescriptions, dictées par l'honneur autant que par l'expérience, les Anglais auraient compté moins de triomphes, ou les auraient payés plus cher.

Déplorable état de la flotte espagnole.

Ce qui alarmait surtout l'amiral Villeneuve, c'était l'état de la flotte espagnole. Elle se composait de beaux et grands vaisseaux, l'un d'eux notamment, le Santissima Trinidad, de 140 canons, le plus grand qu'on eût construit en Europe. Mais ces vastes machines de guerre, qui rappelaient l'ancien éclat de la monarchie espagnole sous Charles III, étaient, comme les vaisseaux turcs, superbes en apparence, inutiles dans le danger. Le dénûment des arsenaux espagnols n'avait pas permis de les gréer convenablement, et ils étaient quant aux équipages d'une faiblesse désespérante. On les avait armés avec un ramassis de gens de toute sorte, recueillis sans choix dans les villes maritimes de la Péninsule, n'ayant aucune instruction, aucune habitude de la mer, et incapables sous tous les rapports de se mesurer avec les vieux marins de l'Angleterre, quoique le généreux sang espagnol coulât dans leurs veines. Les officiers, pour la plupart, ne valaient pas mieux que les matelots. Cependant, dans le nombre, quelques-uns, comme l'amiral Gravina et le vice-amiral Alava, comme les capitaines Valdès, Churruca et Galiano, étaient dignes des plus beaux temps de la marine espagnole.

Villeneuve, très-décidé à prouver qu'il n'était pas un lâche, employa le mois de septembre et les premiers jours d'octobre à mettre quelque choix et quelque ordre dans cet amalgame des deux marines. Il forma deux escadres, l'une de bataille, l'autre de réserve. Il prit lui-même le commandement de l'escadre de bataille composée de 21 vaisseaux, et la distribua en trois divisions de 7 vaisseaux chacune. Il avait sous ses ordres directs la division du centre; l'amiral Dumanoir, dont le pavillon était arboré sur le Formidable, commandait la division de l'arrière-garde; le vice-amiral Alava, dont le pavillon flottait sur le Santa Anna, commandait celle de l'avant-garde. L'escadre de réserve était composée de 12 vaisseaux, et distribuée en deux divisions de 6 vaisseaux chacune. L'amiral Gravina était le chef de cette escadre, et avait sous lui, pour en diriger la seconde division, le contre-amiral Magon, monté sur l'Algésiras. C'était avec cette escadre de réserve, détachée du corps de bataille, et agissant à part, que Villeneuve voulait parer aux manœuvres imprévues de l'ennemi, si toutefois le vent lui permettait à lui-même de manœuvrer. Dans le cas contraire, il s'en fiait au devoir d'honneur, imposé à tous ses capitaines, de se porter au feu.

L'escadre combinée était donc composée de 33 vaisseaux, 5 frégates et 2 bricks. Dans son impatience de mettre à la voile, Villeneuve voulut profiter, le 8 octobre (16 vendémiaire), d'un vent d'est pour sortir de la rade, car il faut pour déboucher de Cadix des vents du nord-est au sud-est. Mais trois des vaisseaux espagnols venaient de quitter le bassin, et les équipages y étaient embarqués de la veille: c'étaient le Santa Anna, le Rayo, et le San Justo. Propres tout au plus à appareiller avec la flotte, ils étaient incapables de tenir leur place dans une ligne de bataille. C'est ce que firent remarquer les officiers espagnols. Villeneuve, pour couvrir sa responsabilité, voulut assembler un conseil de guerre. Conseil de guerre tenu avant la sortie de Cadix. Les plus braves officiers des deux armées déclarèrent qu'ils étaient prêts à se porter partout où il faudrait, pour seconder les vues de l'empereur Napoléon, mais que se présenter immédiatement à l'ennemi, dans l'état de la plupart des bâtiments, était une imprudence des plus périlleuses; que la flotte, au sortir de la rade, ayant eu à peine le temps de manœuvrer quelques heures, rencontrerait une flotte anglaise, de force égale ou supérieure, et serait infailliblement détruite; qu'il valait mieux attendre quelque occasion favorable, comme une séparation des forces anglaises produite par une cause quelconque, et jusque-là terminer l'organisation des vaisseaux qui avaient été armés les derniers.

Malgré l'avis de ses officiers, et malgré le sien propre, Villeneuve prend la résolution de sortir de Cadix pour livrer bataille.

Villeneuve envoya cette délibération à Paris, ajoutant à cet avis le sien propre, qui était contraire à toute grande bataille, dans l'état présent des deux marines. Mais il envoya ces inutiles documents comme pour faire ressortir davantage sa tranquille résignation, et il ajouta qu'il avait pris la résolution d'appareiller au premier vent d'est qui lui permettrait de mettre la flotte hors de rade.

Il attendait donc impatiemment un moment propice pour quitter Cadix à tout risque. Il avait enfin devant lui ce redoutable Nelson, dont l'image, le poursuivant sur toutes les mers, lui avait fait manquer la plus grande des missions par crainte de le rencontrer. Et maintenant il ne craignait plus sa présence, bien qu'elle fût plus à redouter que jamais, parce que son âme, tendue par le désespoir, souhaitait le péril, presque la défaite, pour prouver qu'il avait eu raison d'éviter la rencontre de la marine britannique.

État de la flotte anglaise commandée par Nelson.

Nelson, après avoir touché un instant aux rivages de la Grande-Bretagne, qu'il ne devait plus revoir, avait fait voile vers Cadix. Il amenait avec lui l'une des flottes que l'amirauté britannique, pénétrant après deux ans les projets de Napoléon, avait réunies dans la Manche. Il était naturellement conduit à Cadix par le bruit répandu sur l'Océan du retour de Villeneuve vers l'extrémité de la Péninsule.

Nelson avait à sa disposition à peu près la même force navale que Villeneuve, c'est-à-dire 33 ou 34 vaisseaux, mais tous éprouvés par de longues croisières, ayant sur la flotte combinée de France et d'Espagne la supériorité qu'ont toujours les escadres bloquantes sur les escadres bloquées. Ne doutant pas, aux préparatifs dont il était exactement informé par des espions espagnols, de saisir bientôt Villeneuve au passage, il observait ses mouvements avec le plus grand soin, et avait adressé aux officiers anglais, pour la bataille qu'il prévoyait, des instructions connues depuis, et admirées de tous les hommes de mer.

Instructions données par Nelson à ses officiers.

Il leur avait prescrit sa manœuvre de prédilection, en ayant soin d'en détailler les motifs.—Se mettre en ligne, disait-il, faisait perdre trop de temps, car tous les vaisseaux ne se comportaient pas également au vent, et alors il fallait qu'une escadre réglât ses mouvements sur ceux qui marchaient le plus mal. On donnait ainsi à un ennemi qui voulait éviter la bataille le temps de se dérober. Or il fallait se garder de laisser échapper en cette occasion la flotte franco-espagnole.—Nelson supposait que Villeneuve avait rallié la division Lallemand et peut-être la division de Carthagène, ce qui aurait composé une escadre de 46 vaisseaux. Il espérait lui-même en avoir 40, en comptant ceux dont l'arrivée prochaine était annoncée; et plus sa flotte devait être nombreuse, moins il voulait essayer de la mettre en ligne. Il avait donc ordonné de former deux colonnes, l'une directement placée sous son commandement, l'autre sous le commandement du vice-amiral Collingwood, de les porter vivement sur la ligne ennemie, sans observer aucun ordre que celui de vitesse, de couper cette ligne en deux endroits, au centre et vers la queue, d'envelopper ensuite les portions qu'on aurait coupées, et de les détruire.—La partie de la flotte ennemie que vous laisserez en dehors du combat, avait-il ajouté en se fondant sur les nombreuses expériences du siècle, viendra difficilement au secours de la partie attaquée, et vous aurez vaincu avant qu'elle arrive.—On ne pouvait prévoir avec plus de sagacité et de justesse les conséquences d'une pareille manœuvre. Nelson en avait d'avance fait entrer la pensée dans l'esprit de chacun de ses lieutenants, et il attendait à chaque instant l'occasion de la réaliser. Pour ne pas trop intimider son adversaire, il avait même soin de ne pas serrer Cadix de trop près. Il en observait la rade par de simples frégates, et, quant à lui, il croisait avec ses vaisseaux dans la large embouchure du détroit, courant des bordées de l'est à l'ouest, bien loin de la vue des côtes.

Informé du véritable état des forces de Villeneuve, qui n'avait rallié ni Salcedo ni Lallemand, il n'avait pas craint de laisser 4 vaisseaux à Gibraltar, d'en donner un à l'amiral Calder, qui venait d'être rappelé en Angleterre, et d'en renvoyer encore un autre à Gibraltar pour y faire de l'eau. Cette circonstance, connue à Cadix, confirma Villeneuve dans sa résolution de mettre à la voile. Il croyait les Anglais plus en force, car il leur supposait 33 ou 34 vaisseaux, et il fut charmé d'apprendre qu'ils n'en avaient pas autant. Il leur en supposa même moins qu'ils n'en possédaient réellement, c'est-à-dire 23 ou 24.

Motifs qui portent Villeneuve à précipiter sa sortie.

C'est sur ces entrefaites qu'arrivèrent à Cadix les dernières dépêches de Paris, annonçant le départ de l'amiral Rosily. Villeneuve n'en fut pas d'abord très-affecté. L'idée de servir honorablement sous un chef son supérieur d'âge et de grade, et de se conduire à ses côtés en vaillant lieutenant, soulagea son âme accablée du poids d'une trop grande responsabilité. Mais déjà l'amiral Rosily était à Madrid, qu'aucune dépêche du ministre n'avait expliqué à Villeneuve le sort qui lui était réservé sous le nouvel amiral. Villeneuve commença bientôt à croire qu'il était destitué purement et simplement du commandement de la flotte, et qu'il n'aurait pas la consolation de se réhabiliter en combattant au second rang d'une manière éclatante. Pressé de se soustraire à ce déshonneur, et profitant de ses instructions qui l'autorisaient à sortir, qui lui en faisaient même un devoir, lorsque l'ennemi serait en force inférieure, il considéra les avis reçus dernièrement comme une autorisation d'appareiller. Sortie des flottes de France et d'Espagne le 19 octobre 1805. Sur-le-champ il en fit le signal. Le 19 octobre (27 vendémiaire) une faible brise du sud-est s'étant déclarée, il mit hors de rade le contre-amiral Magon avec une division. Celui-ci donna la chasse à un vaisseau et à quelques frégates de l'ennemi, et mouilla la nuit en dehors de la rade. Le lendemain 20 (28 vendémiaire), Villeneuve appareilla lui-même avec toute la flotte. Les vents faibles et variables venaient de la partie de l'est. Il mit le cap au sud, ayant en tête et un peu à sa gauche l'escadre de réserve sous l'amiral Gravina. La flotte combinée était, comme nous l'avons dit, forte de 33 vaisseaux, 5 frégates et 2 bricks. Elle avait belle apparence. Les vaisseaux français manœuvraient bien, mais les espagnols assez mal, au moins pour la plupart.

Quoiqu'on ne vît pas encore l'ennemi, le mouvement de ses frégates donnait lieu de penser qu'il n'était pas loin. Un vaisseau, l'Achille, finit par l'apercevoir, mais ne découvrit et ne signala que 18 voiles. On se flatta un moment de rencontrer les Anglais en force très-inférieure. Une lueur d'espérance se fit jour dans l'âme de Villeneuve: ce devait être la dernière de sa vie.

Il ordonna le soir de se mettre en bataille par rang de vitesse, en formant la ligne sur le vaisseau qui serait le plus sous le vent, ce qui signifiait que chaque vaisseau se placerait d'après sa marche, non d'après son rang accoutumé, et s'alignerait sur celui qui aurait le plus cédé au vent. La brise avait varié. On avait le cap au sud-est, c'est-à-dire vers l'entrée du détroit. Le branle-bas de combat était fait sur tous les bâtiments de la flotte.

Pendant la nuit on ne cessa de voir et d'entendre les signaux des frégates anglaises, qui par des feux et des coups de canon indiquaient à Nelson la direction de notre marche. À la pointe du jour les vents étant à l'ouest, toujours faibles et variables, la mer houleuse, la vague haute, mais ne brisant pas, le soleil brillant, on aperçut enfin l'ennemi formé en plusieurs groupes, dont le nombre parut aux uns de deux, aux autres de trois. Il se dirigeait vers la flotte française, et en était encore à cinq ou six lieues de distance.

Sur-le-champ Villeneuve ordonna de former régulièrement la ligne, chaque vaisseau gardant le rang qu'il avait pris la nuit, se serrant le plus possible à son voisin, et ayant les amures à tribord, disposition dans laquelle on recevait le vent par la droite, ce qui était naturel, puisqu'on avait des vents d'ouest pour aller vers le sud-est, de Cadix au détroit. La ligne fut assez mal formée. La vague était forte, la brise faible, et on manœuvrait difficilement, circonstances qui rendaient plus regrettable encore l'inexpérience d'une partie des équipages.

Villeneuve appelle à lui l'escadre de réserve pour former les deux escadres sur une même ligne.

L'escadre de réserve, composée de 12 vaisseaux, marchait indépendante de l'escadre principale. Elle s'était constamment tenue au-dessus de celle-ci dans la direction du vent, ce qui était un avantage, car en laissant arriver, c'est-à-dire en cédant au vent, elle pouvait toujours la rejoindre, en prenant telle position qu'il lui conviendrait de prendre, comme par exemple de mettre l'ennemi entre deux feux, lorsqu'il serait occupé à nous combattre. Si la création d'une escadre de réserve était motivée, c'était sans doute pour la circonstance ou l'on se trouvait. L'amiral Gravina, dont l'esprit était prompt et juste au milieu de l'action, fit signal à Villeneuve pour lui demander la faculté de manœuvrer d'une manière indépendante. Villeneuve la lui refusa par des motifs qu'on a peine à comprendre. Peut-être craignait-il que l'escadre de réserve ne fût compromise par sa position avancée, et désespérait-il de pouvoir aller à son secours, vu qu'il était placé au-dessous d'elle par rapport au vent. Cette raison elle-même n'était pas suffisante, car s'il n'était pas assuré de pouvoir aller à elle, il était toujours assuré de pouvoir l'amener à lui; et en la faisant rentrer immédiatement en ligne, il se privait sans retour d'un détachement mobile, très-utilement placé pour manœuvrer; il allongeait sans profit sa ligne déjà trop longue, puisqu'elle était de 21 vaisseaux, et qu'elle allait être de 33. Néanmoins il enjoignit à l'amiral Gravina de venir s'aligner sur la flotte principale. Ces signaux étaient visibles pour toute l'escadre. Le contre-amiral Magon, qui n'était pas moins heureusement doué que l'amiral Gravina, aperçut aux mâts des deux amiraux la demande et la réponse, s'écria que c'était une faute, et en exprima vivement son chagrin, de manière à être entendu de tout son état-major.

Position des deux flottes avant la bataille.

Vers huit heures et demie l'intention de l'ennemi devint plus manifeste. Les divers groupes de l'escadre anglaise, moins difficiles à discerner à mesure qu'ils s'approchaient, parurent n'en plus former que deux. Ils révélaient distinctement le projet de Nelson de couper notre ligne sur deux points. Ils s'avançaient toutes voiles déployées, et vent arrière, très-favorisés dans leur projet de se jeter en travers de notre marche, puisqu'avec des vents d'ouest ils venaient sur nous, qui formions une longue ligne du nord au sud, un peu inclinée à l'est. La première colonne, placée au nord de notre position et forte de 12 vaisseaux, commandée par Nelson, menaçait notre arrière-garde. La seconde, placée au sud de la première, forte de 15 vaisseaux, commandée par l'amiral Collingwood, menaçait notre centre. Villeneuve, par ce mouvement instinctif qui porte toujours à garantir la partie menacée, voulut aller au secours de son arrière-garde, et se maintenir en même temps en communication avec Cadix, qui était derrière lui au nord, afin d'avoir en cas de défaite un refuge assuré. Il fit donc le signal de virer tous à la fois, chaque vaisseau par cette manœuvre tournant sur lui-même, la ligne restant comme elle était, longue et droite, mais remontant au nord au lieu de descendre au sud.

Cette manœuvre ne pouvait avoir d'autre avantage que celui de se rapprocher de Cadix. Notre flotte remontant en colonne vers le nord, au lieu de descendre vers le sud, devait être rencontrée en des points différents, mais rencontrée toujours par les deux colonnes ennemies qui venaient la prendre par le travers. C'était le cas de regretter plus que jamais la position indépendante, et au vent, qu'avait un peu auparavant l'escadre de réserve, position qui en cet instant lui aurait permis de manœuvrer contre l'un des deux groupes de la flotte anglaise. Dans l'état des choses, tout ce qu'il y avait de praticable, c'était de serrer la ligne, de la rendre régulière, et autant que possible de ramener à leur poste les vaisseaux qui étant tombés sous le vent, laissaient des vides à travers lesquels l'ennemi pouvait passer.

Mais se remettre dans la ligne n'était pas facile aux vaisseaux qui en étaient sortis, surtout dans l'état des vents et avec l'inexpérience des équipages. On aurait pu laisser arriver tous ensemble, afin de chercher à s'aligner sur les vaisseaux sous-ventés, ce qui aurait entraîné un déplacement général, et peut-être de nouvelles irrégularités, plus grandes que celles qu'on voulait corriger. On ne crut pas devoir le faire. La ligne resta donc mal formée, la distance n'étant pas égale entre tous les vaisseaux, plusieurs même étant ou à droite ou en arrière de leur poste. La brise variable ayant agi davantage sur l'arrière-garde et sur le centre, il s'était produit un peu d'engorgement dans ces parties. Villeneuve avait ordonné de forcer de voiles à la tête, pour donner aux parties engorgées le moyen de se développer. Il multipliait ainsi les signaux, pour amener chacun à sa place, et n'y réussissait guère, malgré la bonne volonté et l'obéissance de tout le monde. Les frégates rangées à la droite, et sous le vent de l'escadre, chacune à la hauteur de son vaisseau-amiral, étaient un peu trop éloignées pour rendre d'autres services que celui de répéter les signaux.

Rencontre des deux flottes.

Enfin, vers onze heures du matin, les deux colonnes ennemies, s'avançant vent arrière, et toutes voiles dehors, joignirent notre flotte. Elles marchaient par rang de vitesse, avec la seule précaution de placer en tête leurs vaisseaux à trois ponts. Elles en comptaient sept, et nous quatre seulement, malheureusement espagnols, c'est-à-dire moins capables de rendre leur supériorité utile. Aussi, bien que les Anglais eussent 27 vaisseaux et nous 33, ils possédaient le même nombre de bouches à feu, et dès lors une force égale. Ils avaient pour eux l'expérience de la mer, l'habitude de vaincre, un grand général, et ce jour-là même les faveurs de la fortune, puisque l'avantage du vent était de leur côté. Nous manquions de toutes ces conditions du succès, mais nous avions une vertu qui peut quelquefois conjurer le destin, la résolution de combattre jusqu'à la mort.

On était arrivé à portée de canon. (Voir la carte no 30.) Villeneuve, par une précaution souvent ordonnée à la mer, mais fort peu souhaitable cette fois, avait prescrit de ne tirer que lorsqu'on serait à bonne portée. Les deux colonnes anglaises présentant une grande accumulation de vaisseaux, chaque coup leur aurait causé de nombreuses avaries. La colonne de l'amiral Collingwood arrive la première au feu, et coupe notre ligne à la hauteur du vaisseau le Santa Anna. Quoi qu'il en soit, vers midi la colonne du sud, commandée par l'amiral Collingwood, devançant un peu celle du nord, commandée par Nelson, atteignit le milieu de notre ligne, à la hauteur du Santa Anna, vaisseau espagnol à trois ponts. Le vaisseau français le Fougueux, placé derrière le Santa Anna, se hâta de tirer sur le Royal-Souverain, vaisseau de tête de la colonne anglaise, armé de 120 canons, et portant le pavillon de l'amiral Collingwood. Toute la ligne française suivit cet exemple, et dirigea le feu le plus vif sur l'escadre ennemie. Les avaries qu'on lui fit essuyer donnèrent lieu de regretter que le feu eût commencé si tard. Le Royal-Souverain, continuant son mouvement, essaya de se porter entre le Santa Anna et le Fougueux, pour passer entre ces deux vaisseaux, qui n'étaient pas assez rapprochés. Le Fougueux força de voiles pour remplir le vide, mais il n'arriva pas à temps. Le Royal-Souverain, passant derrière le Santa Anna et devant le Fougueux, envoya sa bordée de bâbord au Santa Anna, en tirant à double charge, boulet et mitraille, et en le prenant dans sa longueur, ce qui produisit beaucoup de ravage sur le vaisseau espagnol. Il envoya au même instant sa bordée de tribord au Fougueux, mais sans beaucoup d'effet, tandis qu'il reçut de lui un notable dommage. Les autres vaisseaux anglais de cette colonne, qui avaient suivi de près leur amiral, et s'étaient rabattus sur la ligne française du nord au sud, cherchaient à la couper en s'engageant dans les intervalles, et à la mettre entre deux feux en se portant vers son extrémité. Ils étaient quinze et se trouvaient engagés contre seize. Si donc chacun avait fait son devoir, ces 16 vaisseaux français et espagnols auraient pu tenir contre les 15 anglais, indépendamment de tout secours de l'avant-garde. Mais plusieurs vaisseaux, mal dirigés, s'étaient déjà laissé entraîner hors de leur poste. Le Bahama, le Montanez, l'Argonauta, tous espagnols, étaient ou à droite ou en arrière de la place qu'ils auraient dû occuper dans la ligne de bataille. L'Argonaute, vaisseau français, ne suivait pas un meilleur exemple. Au contraire, le Fougueux, le Pluton, l'Algésiras, s'étaient engagés avec une rare vigueur, et par leur énergie avaient attiré sur eux le plus grand nombre des vaisseaux ennemis, de manière que chacun d'eux en avait plusieurs à combattre. L'Algésiras notamment, que montait le contre-amiral Magon, s'était pris corps à corps avec le Tonnant, qu'il canonnait avec une extrême violence, et faisait ses préparatifs d'abordage. Le Prince des Asturies, commandé par l'amiral Gravina, terminait notre ligne, et, entouré d'ennemis, vengeait l'honneur du pavillon espagnol de la mauvaise conduite de la plupart des siens.

Il y avait à peine une demi-heure que le combat était commencé, et déjà la fumée, que la brise expirante n'emportait plus, enveloppait les deux armées. De ce nuage épais s'échappait une détonation épouvantable et continue, et tout autour flottaient les débris des mâtures et de nombreux cadavres horriblement mutilés.

La colonne commandée par Nelson arrive au feu un peu après celle de Collingwood, et coupe notre ligne à la hauteur du Bucentaure.

La colonne du nord, commandée par Nelson, était arrivée vingt ou trente minutes après celle de Collingwood à la hauteur de notre centre, par le travers du Bucentaure. (Voir la carte no 30.) Il y avait là sept vaisseaux rangés dans l'ordre suivant: le Santissima Trinidad, monté par le vice-amiral Cisneros, immédiatement après le Bucentaure, monté par l'amiral Villeneuve, tous deux en ligne, et si rapprochés que le beaupré du second touchait la poupe du premier; le Neptune, vaisseau français, le San Leandro, vaisseau espagnol, tombés l'un et l'autre sous le vent, et ayant laissé un double vide dans la ligne; le Redoutable, parfaitement à son poste et dans les eaux du Bucentaure, mais placé à l'égard de celui-ci à la distance de deux vaisseaux; enfin le San Justo et l'Indomptable, tombés sous le vent, et laissant encore deux postes vacants entre ce groupe et le Santa Anna, qui était le premier du groupe attaqué par Collingwood. Sur ces sept vaisseaux il n'y avait donc en ligne que le Santissima Trinidad et le Bucentaure, tout à fait serrés l'un à l'autre, et le Redoutable, ayant deux postes vides devant lui, et deux derrière. Heureusement, non pour le succès de la bataille, mais pour l'honneur de nos armes, il y avait là des hommes dont le courage était supérieur à tous les dangers. C'est contre ces trois bâtiments, seuls restés à leur poste sur sept, que vint fondre tout entière la colonne de Nelson, composée de 12 vaisseaux, dont plusieurs à trois ponts.

Le Victory, sur lequel Nelson avait son pavillon, devait être précédé par le Téméraire. Les officiers de l'état-major anglais s'attendant à voir leur premier vaisseau foudroyé, avaient supplié Nelson de permettre que le Téméraire devançât le Victory, pour ne pas trop exposer une vie aussi précieuse que la sienne.—Je le veux bien, avait répondu Nelson; que le Téméraire passe le premier, s'il le peut.—Puis il avait couvert le Victory de toutes ses voiles, et il était resté ainsi en tête de la colonne. À peine le Victory arriva-t-il a portée de canon, que le Santissima Trinidad, le Bucentaure et le Redoutable ouvrirent sur lui un feu terrible. En quelques minutes ils lui enlevèrent l'un de ses mâts de hune, lui déchirèrent son gréement, et lui mirent cinquante hommes hors de combat. Nelson, qui cherchait le vaisseau amiral français, crut le reconnaître, non dans le géant espagnol le Santissima Trinidad, mais dans le Bucentaure, vaisseau français de 80, et il essaya de le tourner en passant dans l'intervalle qui le séparait du Redoutable. Mais un intrépide officier commandait le Redoutable, c'était le capitaine Lucas. Comprenant l'intention de Nelson à l'allure de son vaisseau, il avait déployé toutes ses voiles pour recueillir un dernier souffle de vent, et il avait été assez heureux pour arriver à temps, si bien qu'avec son beaupré il rencontra et fracassa le couronnement qui ornait la poupe du Bucentaure. Nelson trouva donc l'espace fermé. Il n'était pas homme à reculer. Il s'obstina, et, ne pouvant avec sa proue séparer les deux vaisseaux si fortement unis, il se laissa tomber le long du Redoutable, en appliquant son flanc au sien. Par le choc et un reste de brise, les deux bâtiments furent emportés hors de la ligne, et le chemin se trouva ouvert de nouveau derrière le Bucentaure. Plusieurs vaisseaux anglais s'y jetèrent à la fois, afin d'envelopper le Bucentaure et le Santissima Trinidad. D'autres remontèrent le long de la ligne française, où dix vaisseaux demeuraient sans ennemis, leur lâchèrent quelques bordées, et se rabattirent immédiatement sur les vaisseaux français du centre, dont trois opposaient à leurs assaillants une résistance héroïque.

Dix vaisseaux français, formant la tête de la flotte combinée, n'ont aucun ennemi à combattre et demeurent inactifs.

Les dix vaisseaux français de la tête devinrent donc à peu près inutiles, comme Nelson l'avait prévu. Villeneuve fit arborer à ses mâts de misaine et d'artimon les pavillons qui signifiaient que tout capitaine n'était pas à son poste, s'il n'était au feu. Villeneuve leur fait en vain le signal de se porter au feu. Les frégates, d'après les règles, répétèrent le signal, plus visible à leur mât qu'à celui de l'amiral, toujours enveloppé d'un nuage de fumée; et, d'après les mêmes règles, elles ajoutèrent au signal les numéros des vaisseaux restés hors du feu, jusqu'à ce que ceux qui étaient désignés de la sorte répondissent à la voix de l'honneur.

Pendant qu'on appelait ainsi au danger ceux que la manœuvre de Nelson en avaient séparés, une lutte sans exemple s'était engagée au centre. Combat du Redoutable contre le Victory. Le Redoutable, outre le Victory appliqué à son flanc gauche, avait à combattre le Téméraire, qui était venu se placer un peu en arrière de son flanc droit, et soutenait contre ces deux ennemis un combat furieux. Le capitaine Lucas après plusieurs décharges de ses batteries de bâbord, qui avaient causé un effroyable ravage sur le Victory, avait été obligé de renoncer à tirer de sa batterie basse, parce que dans cette partie les flancs arrondis des vaisseaux se touchant, il n'y avait plus moyen de se servir de l'artillerie. Il avait porté ses matelots devenus disponibles dans les hunes et les haubans, pour diriger sur le pont du Victory un feu meurtrier de grenades et de mousqueterie. En même temps il se servait de toutes ses batteries de tribord contre le Téméraire placé à quelque distance. Pour en finir avec le Victory, il avait ordonné l'abordage; mais son vaisseau n'étant qu'à deux ponts et le Victory à trois, il avait, la hauteur d'un pont à franchir, et de plus une espèce de fossé à traverser pour passer d'un bord à l'autre, car la forme rentrante des vaisseaux laissait un vide entre eux, bien qu'ils se touchassent à la ligne de flottaison. Le capitaine Lucas ordonna sur-le-champ d'amener ses vergues pour établir un moyen de passage entre les deux bâtiments. Pendant ce temps le feu de mousqueterie continuait du haut des hunes et des haubans du Redoutable sur le pont du Victory. Nelson reçoit une blessure mortelle. Nelson, revêtu d'un vieux frac qu'il portait dans les jours de bataille, ayant à ses côtés son capitaine de pavillon, le commandant Hardy, n'avait pas voulu se dérober un instant au péril. Déjà près de lui son secrétaire avait été tué, le capitaine Hardy avait eu une boucle de souliers arrachée, et un boulet ramé avait emporté huit matelots à la fois. Ce grand homme de mer, juste objet de notre haine et de notre admiration, impassible sur son gaillard d'arrière, observait cette horrible scène, lorsqu'une balle, partie des hunes du Redoutable, vint le frapper à l'épaule gauche, et se fixer dans les reins. Ployant sur ses genoux, il tomba sur le pont, faisant effort pour se soutenir sur l'une de ses mains. En tombant, il dit à son capitaine de pavillon: Hardy, les Français en ont fini avec moi.—Non, pas encore, lui répondit le capitaine Hardy.—Si, je vais mourir, ajouta Nelson.—On l'emporta au poste ou l'on panse les blessés, mais il avait presque perdu connaissance, et il ne lui restait que peu d'heures à vivre. Recouvrant ses esprits par intervalles, il demandait des nouvelles de la bataille, et répétait un conseil qui prouva bientôt sa profonde prévoyance.—Mouillez, disait-il, mouillez l'escadre à la fin de la journée.—

Cette mort avait produit une singulière agitation à bord du Victory. Le moment était favorable pour l'aborder. Ignorant ce qui s'y passait, le brave Lucas, à la tête d'une troupe de matelots d'élite, était déjà monté sur l'une des vergues étendues entre les deux vaisseaux, quand le Téméraire, ne cessant de seconder le Victory, lâche une épouvantable bordée de mitraille. Près de deux cents Français tombent morts ou blessés. C'était presque tout ce qui allait s'élancer à l'abordage. Il ne restait plus assez de monde pour persister dans cette tentative. On retourne aux batteries de tribord, et on redouble contre le Téméraire un feu vengeur, qui le démâte et le maltraite horriblement. Mais comme s'il ne suffisait pas de deux vaisseaux à trois ponts pour en combattre un à deux ponts, un nouvel ennemi vient se joindre aux premiers pour écraser le Redoutable. Le vaisseau anglais le Neptune, le prenant par la poupe, lui envoie des bordées qui le mettent bientôt dans un état déplorable. Deux mâts du Redoutable sont tombés sur le pont; une partie de son artillerie est démontée; l'une de ses murailles, presque démolie, ne forme plus qu'un vaste sabord; le gouvernail est hors de service; plusieurs trous de boulets, placés à la ligne de flottaison, introduisent dans sa cale l'eau par torrents. Tout l'état-major est blessé, dix aspirants sur onze sont frappés à mort. Sur 640 hommes d'équipage 522 sont hors de combat, parmi lesquels 300 morts et 222 blessés. Dans un pareil état cet héroïque vaisseau ne peut plus se défendre. Il amène enfin son pavillon; mais, avant de le rendre, il a vengé sur la personne de Nelson les malheurs de la marine française.

Combat du Bucentaure contre plusieurs vaisseaux anglais.

Le Victory et le Redoutable ayant été entraînés hors de la ligne en s'abordant, le chemin avait été ouvert aux vaisseaux ennemis qui cherchaient à envelopper le Bucentaure et le Santissima Trinidad. Ces deux vaisseaux se tenaient fortement liés l'un à l'autre, car le Bucentaure avait son beaupré engagé dans la galerie de poupe du Santissima Trinidad. Au-devant d'eux le Héros, qui était le plus rapproché des dix vaisseaux restés inactifs, leur avait d'abord prêté secours; mais après avoir essuyé une assez vive canonnade, il s'était laissé aller au vent, et avait abandonné le Santissima Trinidad et le Bucentaure à leur funeste sort. Le Bucentaure au début du combat avait reçu du Victory quelques bordées, qui, le prenant en poupe, lui avaient causé beaucoup de mal. Bientôt plusieurs vaisseaux anglais remplaçant le Victory l'avaient entouré. Les uns étaient venus se placer vers la poupe, les autres doublant la ligne étaient venus se placer à tribord. Il était ainsi foudroyé en arrière et à droite par quatre vaisseaux, dont deux à trois ponts. Villeneuve, aussi ferme au milieu des boulets qu'indécis au milieu des angoisses du commandement, se tenait sur son gaillard, espérant que parmi tant de vaisseaux français et espagnols qui l'environnaient, il s'en détacherait quelqu'un pour secourir leur général. Il combattait avec la dernière énergie, et non sans quelque espérance. N'ayant pas d'ennemis à gauche, et plusieurs en arrière et à droite, par suite du mouvement que les Anglais avaient fait en passant en dedans de la ligne, il avait voulu changer de position, pour soustraire sa poupe ainsi que ses batteries de tribord fort maltraitées, et montrer à l'ennemi celles de bâbord. Mais, engagé par son beaupré dans la galerie du Santissima Trinidad, il ne pouvait se mouvoir. Il fit ordonner à la voix au Santissima Trinidad de laisser arriver, pour amener la séparation des deux vaisseaux. L'ordre ne fut point exécuté, parce que le vaisseau espagnol privé de tous ses mâts était réduit à une complète immobilité.

Le Bucentaure, cloué à sa position, était donc obligé de supporter un feu écrasant par l'arrière et par la droite, sans pouvoir faire usage de ses batteries de gauche. Cependant, soutenant noblement l'honneur du pavillon, il répondait par un feu tout aussi actif que celui qu'il endurait. Après une heure de ce combat, le capitaine de pavillon Magendie fut blessé. Le lieutenant Daudignon, qui l'avait remplacé, fut blessé aussi, et remplacé à son tour par le lieutenant de vaisseau Fournier. Bientôt le grand mât et le mât d'artimon s'abattirent sur le pont, et y produisirent un affreux désordre. On arbora le pavillon au mât de misaine. Plongé dans un épais nuage de fumée, l'amiral ne distinguait plus ce qui se passait dans le reste de l'escadre. Ayant aperçu à la faveur d'une éclaircie les vaisseaux de tête toujours immobiles, il leur ordonna, en arborant ses signaux au dernier mât qui lui restait, de virer de bord tous à la fois, afin de se porter au feu. Enveloppé de nouveau de cette nuée meurtrière qui vomissait le ravage et la mort, il continua de combattre, prévoyant qu'il lui faudrait sous peu d'instants abandonner son vaisseau amiral, pour aller remplir ses devoirs sur un autre. Vers trois heures son troisième mât tomba sur le pont, et acheva de l'encombrer de débris.

Le Bucentaure, avec son flanc droit déchiré, sa poupe démolie, ses mâts abattus, était rasé comme un ponton. Mon rôle sur le Bucentaure est fini, s'écria l'infortuné Villeneuve, je vais essayer sur un autre vaisseau de conjurer la fortune.—Il voulut alors se jeter dans un canot, et se transporter à l'avant-garde pour l'amener lui-même au combat. Mais les canots placés sur le pont du Bucentaure avaient été écrasés par la chute successive de toute la mâture. Ceux qui étaient sur les flancs avaient été criblés de boulets. On héla à la voix le Santissima Trinidad pour lui demander une embarcation: vains efforts! au milieu de cette confusion, aucune voix humaine ne pouvait se faire entendre. L'amiral français se vit donc attaché au cadavre de son vaisseau prêt à couler, ne pouvant plus donner d'ordre, ni rien tenter pour sauver la flotte qui lui était confiée. Sa frégate l'Hortense, qui aurait dû venir à son secours, ne faisait aucun mouvement, soit qu'elle en fût empêchée par le vent, soit qu'elle fût terrifiée par cet horrible spectacle. Il ne restait à l'amiral qu'à mourir, et l'infortuné en forma plus d'une fois le vœu. Son chef d'état-major, M. de Prigny, venait d'être blessé à ses côtés. Presque tout son équipage était hors de combat. Le Bucentaure, entièrement privé de mâture, criblé de boulets, ne pouvant se servir de ses batteries qui étaient démontées ou obstruées par les débris de gréement, n'avait pas même la cruelle satisfaction de rendre un seul des coups qu'il recevait. Il était quatre heures un quart; aucun secours n'arrivant, l'amiral fut obligé d'amener son pavillon. L'amiral Villeneuve est fait prisonnier. Une chaloupe anglaise vint le chercher et le conduire à bord du vaisseau le Mars. Il y fut accueilli avec les égards dus à son grade, à ses malheurs, à sa bravoure: faible dédommagement d'une si grande infortune! Il avait enfin trouvé ce sinistre désastre qu'il avait craint de rencontrer, tantôt aux Antilles, tantôt dans la Manche. Il le trouvait là même où il avait cru l'éviter, à Cadix, et il succombait sans la consolation de périr pour l'accomplissement d'un grand dessein.

Pendant ce combat, le Santissima Trinidad, entouré d'ennemis, avait été pris. Ainsi, des sept vaisseaux du centre attaqués par la colonne de Nelson, trois, le Redoutable, le Bucentaure, le Santissima Trinidad, avaient été accablés sans être secourus par les quatre autres, le Neptune, le San Leandro, le San Justo, l'Indomptable. Ces derniers, tombés sous le vent au commencement de l'action, n'avaient pu se remettre en bataille. Ils n'avaient plus d'autre moyen d'être utiles que de descendre en dedans de la ligne, sous l'impulsion bien faible du vent, qui continuait à souffler de l'ouest, et d'aller combattre avec les seize vaisseaux attaqués par l'amiral Collingwood. Un seul, le Neptune, bâtiment français, commandé par un bon officier, le capitaine Maistral, exécuta cette manœuvre en se tenant toujours près du danger. Il envoya successivement des bordées au Victory, au Royal-Souverain, et essaya de porter quelque secours à l'arrière-garde engagée avec la colonne de Collingwood. Les trois autres, le San Leandro, le San Justo, l'Indomptable, se laissèrent entraîner loin du champ de bataille par la brise expirante.

Toutefois restaient les dix vaisseaux de la tête, qui, après avoir échangé quelques boulets avec la colonne de Nelson, étaient demeurés sans ennemis. Le signal qui les appelait au poste de l'honneur les avait trouvés, ou déjà sous-ventés, ou presque réduits à l'immobilité par la faiblesse de la brise. Le Héros, placé le plus près du centre, après avoir soutenu un moment, comme on l'a vu, ses deux voisins, le Bucentaure et le Santissima Trinidad, s'était laissé aller à ce léger souffle de l'atmosphère qui régnait encore, et qui malheureusement ne donnait d'impulsion que pour s'éloigner du combat. Du moins le sang avait coulé sur le pont de ce vaisseau; mais son vaillant capitaine, Poulain, tué dès le début, avait emporté l'âme qui l'animait. Le San Augustino, placé au-dessus du Héros, ayant perdu son poste de très-bonne heure, était poursuivi et pris par les Anglais vainqueurs du Bucentaure. Le San Francisco ne faisait pas mieux. En remontant cette ligne de l'avant-garde, venaient successivement le Mont-Blanc, le Duguay-Trouin, le Formidable, le Rayo, l'Intrépide, le Scipion, le Neptuno. Immobilité de l'avant-garde. Le contre-amiral Dumanoir leur avait répété le signal de virer de bord pour se rabattre sur le centre. La plupart étaient restés immobiles, faute de savoir manœuvrer, de le pouvoir ou de le vouloir. À la fin, il y en eut quatre qui obéirent au signal du chef de la division, en s'aidant de leurs canots mis à la mer pour virer de bord. Ce furent le Mont-Blanc, le Duguay-Trouin, le Formidable et le Scipion. Quatre vaisseaux seulement, parmi les dix de l'avant-garde, obéissent aux signaux de l'amiral et se déploient pour venir au secours de l'escadre. Le contre-amiral Dumanoir leur avait prescrit une bonne manœuvre, c'était, au lieu de virer vent arrière, ce qui devait les porter en dedans de la ligne, de virer vent devant, ce qui devait, au contraire, les porter en dehors, et leur ménager le moyen, seulement en laissant arriver, de se jeter dans la mêlée lorsqu'ils le jugeraient utile.

Le contre-amiral Dumanoir, avec le Formidable qu'il montait, et qui avait acquis tant de gloire au combat d'Algésiras, avec le Scipion, le Duguay-Trouin, le Mont-Blanc, se mit donc à descendre du nord au sud, le long de la ligne de bataille. Il pouvait, là où il se porterait, mettre les Anglais entre deux feux. Mais il était tard, trois heures au moins. Il apercevait presque partout des désastres consommés, et, sans la résolution de s'ensevelir dans le malheur commun de la marine française, il devait trouver de bonnes raisons pour ne pas s'engager à fond. Parvenu a la hauteur du centre, il vit le Bucentaure amariné, le Santissima Trinidad pris, le Redoutable vaincu depuis longtemps, et les Anglais, quoique fort maltraités eux-mêmes, courant sur les vaisseaux qui étaient tombés sous le vent. Pendant ce trajet, il essuya un feu assez vif, qui causa des avaries à ses quatre vaisseaux, et diminua leur aptitude à combattre. Chaudement accueilli par la colonne victorieuse de Nelson, et ne voyant personne à secourir, il continua son mouvement, et parvint à l'arrière-garde, où combattaient les seize vaisseaux français et espagnols engagés avec la colonne de Collingwood. Là, en se dévouant, il pouvait sauver quelques vaisseaux, ou ajouter de glorieuses morts à celles qui devaient nous consoler d'une grande défaite. Découragé par le feu qui venait d'endommager sa division, consultant la prudence plutôt que le désespoir, il n'en fit rien. Traité par la fortune comme Villeneuve, il devait bientôt, pour avoir voulu éviter un désastre glorieux, rencontrer ailleurs un désastre inutile.

À cette extrémité de la ligne qui avait été engagée la première avec la colonne de Collingwood, tous les vaisseaux français, un seul excepté, l'Argonaute, combattaient avec un courage digne d'une gloire immortelle. Et quant aux vaisseaux espagnols, deux, le Santa Anna et le Prince des Asturies, secondaient bravement la conduite des Français.

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