Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 16 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
HISTOIRE
DU CONSULAT
ET
DE L'EMPIRE.
LIVRE QUARANTE-NEUVIÈME.
DRESDE ET VITTORIA.
Napoléon se hâte peu d'arriver à Dresde, afin de différer sa rencontre avec M. de Bubna. — Ses dispositions pour le campement, le bien-être et la sûreté de ses troupes pendant la durée de l'armistice. — Son retour à Dresde et son établissement dans le palais Marcolini. — À peine est-il arrivé que M. de Bubna présente une note pour déclarer que la médiation de l'Autriche étant acceptée par les puissances belligérantes, la France est priée de nommer ses plénipotentiaires, et de faire connaître ses intentions. — En réponse à cette note, Napoléon élève des difficultés de forme sur l'acceptation de la médiation, et évite de s'expliquer sur le désir exprimé par M. de Metternich de venir à Dresde. — Conduite du cabinet autrichien en recevant cette réponse. — M. de Metternich se rend auprès des souverains alliés pour convenir avec eux de tout ce qui est relatif à la médiation. — Il obtient l'acceptation formelle de cette médiation, et repart après avoir acquis la connaissance précise des intentions des alliés. — Comme l'avait prévu M. de Metternich, Napoléon en apprenant cette entrevue, veut le voir, et l'invite à se rendre à Dresde. — Arrivée de M. de Metternich dans cette ville le 25 juin. — Discussions préalables avec M. de Bassano sur la médiation, sur sa forme, sa durée, et la manière de la concilier avec le traité d'alliance. — Entrevue avec Napoléon. — Entretien orageux et célèbre. — Napoléon, regrettant les emportements imprudents auxquels il s'est livré, charge M. de Bassano de reprendre l'entretien avec M. de Metternich. — Nouvelle entrevue dans laquelle Napoléon, déployant autant de souplesse qu'il avait d'abord montré de violence, consent à la médiation, mais en arrachant à M. de Metternich une prolongation d'armistice jusqu'au 17 août, seule chose à laquelle il tînt, dans l'intérêt de ses préparatifs militaires. — Acceptation formelle de la médiation autrichienne, et assignation du 5 juillet pour la réunion des plénipotentiaires à Prague. — Retour de M. de Metternich à Gitschin auprès de l'empereur François. — La nécessité de s'entendre avec la Prusse et la Russie sur la prolongation de l'armistice et sur l'envoi des plénipotentiaires à Prague entraîne un nouveau délai, d'abord jusqu'au 8, puis jusqu'au 12 juillet. — Napoléon, auquel ces délais convenaient, s'en réjouit en affectant de s'en plaindre, et en fait naître de nouveaux en partant lui-même pour Magdebourg. — Son départ le 10 juillet. — Il apprend en route les événements d'Espagne. — Ce qui s'était passé dans ce pays depuis que les Anglais avaient été expulsés de la Castille, et que les armées du centre, d'Andalousie et de Portugal avaient été réunies. — Projets de lord Wellington pour la campagne de 1813. — Il se propose de marcher sur la Vieille-Castille avec 70 mille Anglo-Portugais et 20 mille Espagnols. — Projets des Français. — Possibilité en opérant bien de tenir tête aux Anglais, et de les rejeter même en Portugal. — Nouveaux conflits entre l'autorité de Paris et celle de Madrid, et fâcheuses instructions qui en sont la suite. — Il résulte de ces instructions et de la lenteur de Joseph à évacuer Madrid une nouvelle dispersion des forces françaises. — Reprise des opérations en mai 1813. — Quatre divisions de l'armée de Portugal ayant été envoyées au général Clausel dans le nord de la Péninsule, Joseph, qui aurait pu réunir 76 mille hommes contre lord Wellington, n'en a que 52 mille à lui opposer. — Retraite sur Valladolid et Burgos. — Le manque de vivres précipite notre marche rétrograde. — Deux opinions dans l'armée, l'une consistant à se retirer sur la Navarre afin d'être plus sûr de rejoindre le général Clausel, l'autre consistant à se tenir toujours sur la grande route de Bayonne afin de couvrir la frontière de France. — Les ordres réitérés de Paris font incliner Joseph et Jourdan vers cette dernière opinion. — Nombreux avis expédiés au général Clausel pour l'engager à se réunir à l'armée entre Burgos et Vittoria. — Retraite sur Miranda del Ebro et sur Vittoria. — Espérance d'y rallier le général Clausel. — Malheureuse inaction de Joseph et de Jourdan dans les journées du 19 et du 20 juin. — Funeste bataille de Vittoria le 21 juin, et ruine complète des affaires des Français en Espagne. — À qui peut-on imputer ces déplorables événements? — Irritation violente de Napoléon contre son frère Joseph, et ordre de le faire arrêter s'il vient à Paris. — Envoi du maréchal Soult à Bayonne pour rallier l'armée, et reprendre l'offensive. — Retour de Napoléon à Dresde, après une excursion de quelques jours à Torgau, à Wittenberg, à Magdebourg et à Leipzig. — Suite des négociations de Prague. — MM. de Humboldt et d'Anstett nommés représentants de la Prusse et de la Russie au congrès de Prague. — Ces négociateurs, rendus le 11 juillet à Prague, se plaignent amèrement de n'y pas voir arriver les plénipotentiaires français au jour convenu. — Chagrin et doléances de M. de Metternich. — Napoléon, revenu le 15 à Dresde, après avoir différé sous divers prétextes la nomination des plénipotentiaires français, désigne enfin MM. de Narbonne et de Caulaincourt. — Une fausse interprétation donnée à la convention qui prolonge l'armistice lui fournit un nouveau prétexte pour ajourner le départ de M. de Caulaincourt. — Son espérance en gagnant du temps est de faire remettre au 1er septembre la reprise des hostilités. — Redoublement de plaintes de la part des plénipotentiaires, et déclaration de M. de Metternich qu'on n'accordera pas un jour de plus au delà du 10 août pour la dénonciation de l'armistice, et du 17 pour la reprise des hostilités. — La difficulté soulevée au sujet de l'armistice étant levée, Napoléon expédie M. de Caulaincourt avec des instructions qui soulèvent des questions de forme presque insolubles. — Pendant ce temps il quitte Dresde le 25 juillet pour aller voir l'Impératrice à Mayence. — Finances et police de l'Empire durant la guerre de Saxe; affaires des séminaires de Tournay et de Gand, et du jury d'Anvers. — Retour de Napoléon à Dresde le 4 août, après avoir passé la revue des nouveaux corps qui se rendent en Saxe. — Vaines difficultés de forme au moyen desquelles on a même empêché la constitution du congrès de Prague. — M. de Metternich déclare une dernière fois que si le 10 août à minuit les bases de paix n'ont pas été posées, l'armistice sera dénoncé, et l'Autriche se réunira à la coalition. — Pensée véritable de Napoléon dans ce moment décisif. — Ne se flattant plus d'empêcher la Russie et la Prusse de reprendre les hostilités le 17 août, il voudrait, en ouvrant une négociation sérieuse avec l'Autriche, différer l'entrée en action de celle-ci. — Il entame effectivement avec l'Autriche une négociation secrète qui doit être conduite par M. de Caulaincourt et ignorée de M. de Narbonne. — Ouverture de M. de Caulaincourt à M. de Metternich le 6 août, quatre jours avant l'expiration de l'armistice. — Surprise de M. de Metternich. — Sa réponse sous quarante-huit heures, et déclaration authentique des intentions de l'Autriche, donnée au nom de l'empereur François. — Avantages tout à fait inespérés offerts à Napoléon. — Nobles efforts de M. de Caulaincourt pour décider Napoléon à accepter la paix qu'on lui offre. — Contre-proposition de celui-ci, envoyée seulement le 10, et jugée inacceptable par l'Autriche. — Le 10 août s'étant passé sans l'adoption des bases proposées, l'Autriche déclare le congrès de Prague dissous avant qu'il ait été ouvert, et proclame son adhésion à la coalition. — Napoléon, éprouvant un moment de regret, ordonne, mais inutilement, à M. de Caulaincourt de prolonger son séjour à Prague. — L'empereur de Russie ayant précédé le roi de Prusse en Bohême, et ayant conféré avec l'empereur François, déclare, au nom des souverains alliés, les dernières propositions de Napoléon inacceptables. — Retour et noble affliction de M. de Caulaincourt. — Départ de Napoléon de Dresde le 16 août. — Sa confiance et ses projets. — Profondeur de ses conceptions pour la seconde partie de la campagne de 1813. — Il prend le cours de l'Elbe pour ligne de défense, et se propose de manœuvrer concentriquement autour de Dresde, afin de battre successivement toutes les masses ennemies qui voudront l'attaquer de front, de flanc ou par derrière. — Projets de la coalition et forces immenses mises en présence dans cette guerre gigantesque. — L'armée de Silésie, commandée par Blucher, étant la première en mouvement, Napoléon marche à elle pour la rejeter sur la Katzbach. — Combats des 20, 21 et 22 août, à la suite desquels Blucher est obligé de se replier derrière la Katzbach. — Napoléon apprend le 22 au soir l'apparition de la grande armée des coalisés sur les derrières de Dresde. — Son retour précipité sur Dresde. — Il s'arrête à Stolpen, et forme le projet de déboucher par Kœnigstein, afin de prendre l'armée coalisée à revers, et de la jeter dans l'Elbe. — Les terreurs des habitants de Dresde et les hésitations du maréchal Saint-Cyr en cette circonstance détournent Napoléon de la plus belle et de la plus féconde de ses conceptions. — Son retour à Dresde le 26, et inutile attaque de cette ville par les coalisés. — Célèbre bataille de Dresde livrée le 27 août. — Défaite complète de l'armée coalisée et mort de Moreau. — Position du général Vandamme à Péterswalde sur les derrières des alliés. — Nouveau et vaste projet sur Berlin qui détourne Napoléon des opérations autour de Dresde. — Désastre du général Vandamme à Kulm amené par le plus singulier concours de circonstances. — Conséquences de ce désastre. — Retour de confiance chez les coalisés et aggravation de la situation de Napoléon, dont les dernières victoires se trouvent annulées. — Sa situation au 30 août 1813.
Juin 1813. Intention véritable de Napoléon en signant l'armistice de Pleiswitz. En signant l'armistice de Pleiswitz, Napoléon n'avait d'autre intention que de gagner deux mois pour compléter ses armements, et les proportionner aux forces des nouveaux ennemis qu'il allait s'attirer, mais il n'avait pas eu un moment la pensée de la paix, ne voulant à aucun prix la conclure aux conditions que l'Autriche prétendait y mettre. Ces conditions révélées tant de fois depuis quatre mois, tantôt par de simples insinuations, tantôt par les déclarations récentes et formelles de M. de Bubna, étaient, comme on l'a vu, les suivantes: Dissolution du grand-duché de Varsovie; reconstitution de la Prusse au moyen d'une partie considérable de ce grand-duché, et de quelques portions des provinces anséatiques; restitution à l'Allemagne des villes libres de Lubeck, de Brême, de Hambourg; abolition de la Confédération du Rhin; rétrocession à l'Autriche de l'Illyrie et des portions de la Pologne qui lui avaient jadis appartenu. Quoique cette paix continentale, prélude assuré de la paix maritime, laissât à la France, indépendamment de la Belgique et des provinces rhénanes, la Hollande, le Piémont, la Toscane, l'État romain, maintenus en départements français, la Westphalie, la Lombardie, Naples, constitués en royaumes vassaux, Napoléon la repoussait absolument, non à cause des pertes de territoire qui étaient presque nulles, mais comme une atteinte à sa gloire, et lui préférait sans hésiter la guerre avec l'Europe entière. Sa pensée est de continuer la guerre, et de prendre seulement le temps d'achever ses préparatifs. C'était sans doute une insigne témérité pour lui-même, une cruauté pour tant de victimes destinées à périr sur les champs de bataille, une sorte d'attentat envers la France, exposée à tant de dangers uniquement pour l'orgueil de son chef, mais enfin c'était une résolution à peu près prise, et dans laquelle il y avait fort peu de chance de l'ébranler. Il eût fallu autour de lui de meilleurs conseillers, et surtout de plus autorisés, pour le faire revenir de cette détermination fatale. Soin de Napoléon à cacher ses desseins, afin de ne pas exciter de trop graves mécontentements dans le public et dans l'armée. Pourtant, bien que tout à fait résolu (ce qui résulte d'une manière incontestable de ses ordres, de ses communications diplomatiques, et de quelques aveux inévitables faits à ses coopérateurs les plus intimes), il ne pouvait lui convenir de laisser apercevoir sa véritable pensée, ni aux puissances avec lesquelles il avait à traiter, ni à la plupart des agents de son gouvernement, du zèle desquels il avait grand besoin. En effet, connue de l'Autriche, la pensée de Napoléon aurait définitivement décidé cette puissance contre nous, accéléré ses armements déjà bien assez actifs, répandu le désespoir parmi nos alliés déjà bien assez dégoûtés de notre alliance, rendu impossible une prolongation d'armistice à laquelle Napoléon tenait essentiellement, et qu'il ne désespérait pas d'obtenir en traînant les négociations en longueur. Avouée aux hommes qui composaient son gouvernement, sa résolution de ne pas accepter la paix se serait bientôt répandue dans le public, aurait augmenté l'aversion qu'inspirait sa politique, étendu cette aversion à sa personne et à sa dynastie, rendu les levées d'hommes plus difficiles, et irrité, découragé l'armée, qui ne voyant plus de terme à l'effusion de son sang, serait devenue plus hardie et plus sévère dans son langage. Il semblait effectivement que l'opposition, comprimée partout, se fût réfugiée dans les camps, et que nos militaires de tout grade, pour prix des sacrifices qu'on exigeait d'eux, voulussent exercer la liberté inaliénable de l'esprit français. Après s'être précipités le matin au milieu des dangers, ils déploraient le soir dans les bivouacs l'obstination fatale qui faisait couler tant de sang pour une politique qu'ils commençaient à ne plus comprendre. Ils avaient bien admis qu'après Moscou et la Bérézina il fallût une revanche éclatante aux armes françaises; mais après Lutzen, après Bautzen, le prestige de nos armes étant rétabli, ils auraient été révoltés, et peut-être glacés dans leur zèle, s'ils avaient appris que Napoléon pouvant conserver la Belgique, les provinces rhénanes, la Hollande, le Piémont, la Toscane, Naples, ne s'en contentait pas, et voulait encore immoler des milliers d'hommes pour garder Lubeck, Hambourg, Brême, pour conserver le vain titre de protecteur de la Confédération du Rhin! Par toutes ces raisons, Napoléon ne dit à personne, excepté peut-être à M. de Bassano, sa pensée tout entière; il n'en dit à chacun que ce que chacun avait besoin d'en savoir pour accomplir sa tâche particulière, réservant pour lui seul la connaissance complète de ses funestes desseins.
On vient de voir que M. de Bubna avait reparu au quartier général avec les conditions de l'Autriche, et que ces conditions avaient été considérablement modifiées, puisqu'en remettant à la paix maritime le sacrifice des villes anséatiques et de la Confédération du Rhin, on avait fait tomber la seule objection qu'elles pussent raisonnablement provoquer. Napoléon se sentant alors serré de près, et craignant d'avoir à se prononcer immédiatement, ce qui lui eût mis l'Autriche sur les bras avant qu'il fût en mesure de lui résister, avait signé l'armistice si désavantageux de Pleiswitz, non pour avoir le temps de traiter, mais pour avoir celui d'armer. Napoléon dit une partie de son secret au prince Eugène et au ministre de la guerre, parce qu'il ne peut pas faire autrement. Il écrivit sous le secret au prince Eugène et au ministre de la guerre qu'il signait cet armistice, dont il prévoyait en partie le danger, pour avoir le temps de se préparer contre l'Autriche, à laquelle il entendait faire la loi au lieu de la recevoir d'elle. Il recommanda à l'un et à l'autre de ne rien négliger pour que l'armée d'Italie destinée à menacer l'Autriche par la Carinthie, pour que l'armée de Mayence destinée à la menacer par la Bavière, fussent prêtes à la fin de juillet, et d'agir de manière que les jours comptassent double, car on avait à peine deux mois pour achever les armements que les circonstances rendaient indispensables. Toutefois il n'avoua ni à l'un ni à l'autre quelle était cette loi de l'Autriche qu'il ne voulait pas subir, il leur laissa même croire que les exigences de cette puissance étaient exorbitantes, et ne tendaient à rien moins qu'à ruiner la puissance de la France et à offenser son honneur. Il trompe entièrement le prince Cambacérès. Il écrivit au prince Cambacérès, auquel il avait remis en partant le dépôt de son autorité, que l'armistice signé pourrait sans doute conduire à la paix, qu'il ne fallait pas toutefois que ce fût une raison de ralentir les préparatifs de guerre, mais au contraire une raison de les redoubler, car ce n'était qu'autant qu'on verrait que nous étions formidables sur tous les points, que la paix pourrait être sûre et honorable.--Mais au prince Cambacérès pas plus qu'aux autres, il n'osa dire ce qu'il entendait par une paix sûre et honorable, et il se garda de lui avouer qu'il ne considérait pas comme telle une paix qui, indépendamment du Rhin et des Alpes, concédait directement ou indirectement à la France la Hollande, la Westphalie, le Piémont, la Lombardie, la Toscane, les États romains et Naples.
M. de Bassano seul dépositaire de ses véritables résolutions. À M. de Bassano seul, qu'il ne pouvait pas tromper, puisque ce ministre était l'intermédiaire de toutes les communications de la France avec les puissances européennes, et duquel il n'avait pas d'ailleurs la moindre objection à craindre, il découvrit sa vraie pensée, en lui confiant le soin de recevoir à sa place M. de Bubna. Il lui dit qu'il ne voulait pas voir cet envoyé, pour n'avoir pas à se prononcer sur les conditions de l'Autriche; il lui enjoignit de l'emmener à Dresde, où devait bientôt revenir le quartier général français, et de l'y retenir jusqu'à son retour, ce qui ferait gagner une dizaine de jours, et conduirait à la mi-juin avant d'avoir réuni les plénipotentiaires. Napoléon songe à se faire accorder un mois de plus de suspension d'armes, en feignant de négocier. En soulevant ensuite des difficultés de forme, il était possible d'atteindre le mois de juillet sans s'être prononcé sur le fond des choses. Puis en montrant au dernier moment quelque disposition à traiter, et en argumentant du peu de temps qui resterait alors, il serait encore possible de faire prolonger d'un mois la durée de l'armistice, ce qui après juin et juillet assurerait tout le mois d'août, et procurerait ainsi trois mois pour armer, trois mois dont les puissances coalisées profiteraient sans doute, mais pas autant que la France, car elles n'étaient administrées ni avec la même activité ni avec le même génie.
Ce plan arrêté, Napoléon fit partir M. de Bassano pour Dresde, en le chargeant d'annoncer sa prochaine arrivée dans cette capitale, et de lui chercher en dehors des résidences royales une habitation commode et convenable, où il fût à la fois à la ville et à la campagne, où il pût travailler en liberté, respirer un air pur, et se trouver à portée des camps d'instruction établis au bord de l'Elbe. Il ordonna d'y amener une partie de sa maison, la Comédie française elle-même, afin d'y déployer une sorte de splendeur pacifique, qui respirât la satisfaction, la confiance et le penchant au repos, penchant qui n'avait jamais moins pénétré dans son âme. Il est bon, écrivait-il au prince Cambacérès, qu'on croie que nous nous amusons ici.--
Avant de retourner à Dresde, Napoléon met tous ses soins à bien cantonner ses troupes. Suivant son usage, Napoléon ne quitta point ses troupes sans avoir assuré leur entretien, leur bonne santé, et leur instruction pendant la durée de la suspension d'armes. Il s'était réservé, d'après les conditions de cet armistice, la basse Silésie, pays riche en toutes sortes de ressources tant pour la nourriture que pour le vêtement des hommes. Il y répartit ses corps d'armée, depuis les montagnes de la Bohême jusqu'à l'Oder, de la manière suivante. Leur distribution sur la ligne frontière stipulée par l'armistice. Il plaça Reynier à Gorlitz avec le 7e corps, Macdonald à Lowenberg avec le 11e, Lauriston à Goldberg avec le 5e, Ney à Liegnitz avec le 3e, Marmont à Buntzlau avec le 6e, Bertrand à Sprottau avec le 4e, Mortier aux environs de Glogau avec l'infanterie de la jeune garde, Victor à Crossen avec le 2e, Latour-Maubourg et Sébastiani au bord de l'Oder avec la cavalerie de réserve. Le maréchal Oudinot, avec le corps destiné à marcher sur Berlin, fut cantonné sur les limites de la Saxe et du Brandebourg, lesquelles formaient de l'Oder à l'Elbe la ligne de démarcation stipulée par l'armistice. Ces divers corps durent camper dans des villages ou des baraques, manœuvrer, se reposer et bien vivre. Ils devaient être entretenus au moyen de réquisitions sur le pays, ménagées de manière à pouvoir y subsister trois mois au moins, et à y former des approvisionnements pour l'époque du renouvellement des hostilités. Napoléon prescrivit en outre des levées de draps et de toiles dans la partie de la Silésie qui lui était restée, et qui les produisait en abondance, afin de réparer le vêtement déjà usé de ses soldats. La Silésie devant, dans tous les cas, revenir à la Prusse, puisque l'Autriche n'en voulait pas, il n'avait à la ménager que pour en faire durer les ressources aussi longtemps que ses besoins.
De toutes ses places sur l'Oder et la Vistule, celle de Glogau ayant eu seule l'avantage d'être débloquée, il en renouvela la garnison et les approvisionnements, et ordonna d'en perfectionner les moyens de défense. Il expédia des officiers à Custrin, Stettin, Dantzig, pour apprendre à ces garnisons les derniers triomphes de nos armes, pour leur porter des récompenses, et veiller à ce que les vivres consommés chaque jour fussent remplacés immédiatement par des quantités égales, conformément aux conditions expresses de l'armistice. Ce qui s'était passé à Hambourg pendant les derniers événements. Il avait été convenu par l'une des stipulations de l'armistice que l'importante place de Hambourg dépendrait du sort des armes, et resterait à ceux qui l'occuperaient le 8 juin au soir. Elle était rentrée dans nos mains le 29 mai, par l'arrivée du général Vandamme à la tête de deux divisions, et serait redevenue plus tôt notre propriété sans l'intervention singulière et un moment inexplicable du Danemark dans cette occasion. Attitude équivoque du Danemark. Jusque-là le Danemark nous avait été fidèle, et il nous le devait, puisque c'était pour lui conserver la Norvége que nous avions la guerre avec la Suède. À la suite de notre désastre de Moscou, il avait été vivement sollicité par la Russie et l'Angleterre d'abandonner la Norvége à la Suède, avec promesse de l'indemniser aux dépens de la France s'il cédait, et avec menace, s'il résistait, d'abattre la monarchie danoise. À ces sollicitations menaçantes de la Russie et de l'Angleterre, s'étaient jointes les instances plus douces de l'Autriche, invitant le Danemark à s'unir à elle, et lui promettant la conservation de la Norvége, s'il adhérait à sa politique médiatrice. Au milieu de ce conflit de suggestions de tout genre, le Danemark craignant que la France ne fût plus en mesure de le soutenir, avait loyalement demandé à Napoléon l'autorisation de traiter pour son compte, afin d'échapper aux périls qui le menaçaient, et Napoléon touché de sa franchise y avait généreusement consenti. Il lui avait même renvoyé les matelots danois qui servaient sur notre flotte, pour que sa situation s'approchât davantage de la neutralité. L'espérance du Danemark avait été en se remettant en paix avec l'Angleterre par l'intermédiaire de la Russie, et en restant neutre ensuite avec tout le monde, de s'assurer la conservation de la Norvége. Les exigences de la coalition ramènent le Danemark à la France. Bientôt on lui avait signifié que non-seulement il fallait qu'il nous déclarât la guerre, ce qui coûtait fort à sa loyauté, mais qu'il fallait en outre qu'il renonçât à la Norvége, sauf une indemnité éventuelle, de manière que la défection envers nous ne l'aurait pas même sauvé de la spoliation. Le retour du Danemark rend facile la rentrée de nos troupes dans la ville de Hambourg. Révolté de ces exigences, le Danemark nous était enfin revenu, et l'une de ses divisions, qui s'était tenue aux portes de Hambourg dans une attitude équivoque, et presque inquiétante, nous avait tendu la main, au lieu de nous menacer. Nouvelle occupation de Hambourg. Vandamme alors que rien ne retenait, avait expulsé le rassemblement de Tettenborn, composé de Cosaques, de Prussiens, de Mecklembourgeois, de soldats des villes anséatiques, et avait arboré de nouveau les aigles françaises sur tout le cours de l'Elbe inférieur. Renouvellement des ordres sévères de Napoléon. Napoléon avait sur-le-champ expédié au maréchal Davout l'ordre de s'établir fortement dans Hambourg, Brême et Lubeck, lui avait réitéré l'injonction de punir sévèrement la révolte de ces villes, d'en tirer les ressources nécessaires pour l'armée, et de créer sur le bas Elbe un vaste établissement militaire qui complétât les défenses de ce grand fleuve, où nous allions avoir Kœnigstein, Dresde, Torgau, Wittenberg, Magdebourg et Hambourg. Cette ligne si importante, objet de si vifs débats dans la négociation de l'armistice, nous était donc assurée, indépendamment de celle de l'Oder, dont nous avions la partie la plus essentielle, celle qui faisait face à Dresde. Quelques troupes de partisans, il est vrai, avaient passé la ligne de l'Elbe, et parcouraient en ce moment la Westphalie, la Hesse, la Saxe, répandant partout la terreur des Cosaques, devenue presque superstitieuse. Napoléon forma sur ses derrières un corps d'infanterie et de cavalerie pour les poursuivre à outrance, et sabrer sans pitié ceux qu'on prendrait en deçà de l'Elbe. Corps de cavalerie et d'infanterie confié au duc de Padoue pour purger la rive gauche de l'Elbe de la présence des Cosaques. Le duc de Padoue, destiné, comme on l'a dit, à commander un troisième corps de cavalerie, lorsque les deux premiers, ceux de Latour-Maubourg et de Sébastiani, seraient complétés, se trouvait alors à Leipzig avec le noyau de son corps. Il comptait environ trois mille cavaliers et quelques pièces d'artillerie attelée. Napoléon lui adjoignit la division polonaise Dombrowski, la division Teste (quatrième de Marmont), laissée en arrière pour achever son organisation, une seconde division wurtembergeoise récemment arrivée, quelques bataillons de garnison de Magdebourg, ce qui formait un rassemblement de 8 mille cavaliers et de 12 mille fantassins. Il lui prescrivit de s'occuper uniquement de la police du pays compris entre l'Elbe et le Rhin, de le pacifier, de le purger de coureurs, et s'il en surprenait quelques-uns postérieurement au 8 juin, terme extrême assigné aux hostilités, de les traiter comme des bandits, et tout au moins de les faire prisonniers, afin de s'emparer de leurs chevaux qui étaient excellents.
Retour de Napoléon à Dresde. Ces premiers soins donnés à l'exécution de l'armistice et au bien-être des troupes pendant la suspension d'armes, Napoléon s'achemina vers Dresde, où il avait le projet de passer tout le temps des prochaines négociations, et rétrograda vers l'Elbe avec la cavalerie et l'infanterie de la vieille garde, marchant lui-même au pas de ses troupes par journées d'étapes. Il ne fut de retour à Dresde que le 10 juin, ce qui convenait à son calcul de se trouver le plus tard possible en présence de M. de Bubna. Le roi de Saxe vint à sa rencontre, et les habitants de Dresde eux-mêmes, voyant avec plaisir la guerre écartée de leurs foyers, et leur roi honoré, lui firent un accueil auquel on n'aurait pas dû s'attendre de la part d'une population allemande.
Son établissement au palais Marcolini, et sa manière d'y vivre. Napoléon descendit au palais Marcolini, dont M. de Bassano avait fait choix pour lui. Ce palais, entouré d'un vaste et beau jardin, était situé dans le faubourg de Friedrichstadt, tout près de la prairie de l'Osterwise, où des troupes nombreuses pouvaient manœuvrer au bord de l'Elbe. Napoléon y trouva sa maison déjà installée et toute prête à le recevoir. Là, sans être à charge à la cour de Saxe, sans être incommodé par elle, il avait ce qu'il désirait, un établissement convenable, de l'air, de la verdure et un champ de manœuvre. Il décida qu'il aurait le matin un lever comme aux Tuileries, au milieu du jour des revues et des manœuvres, le soir des dîners, des réceptions, et les chefs-d'œuvre de Corneille, de Racine, de Molière, représentés par les premiers acteurs de la Comédie française. Le lendemain même de son retour à Dresde, sa vie telle qu'il l'avait ordonnée commençait avec la précision et l'invariabilité d'une consigne militaire. Longue attente de M. de Bubna, et note par lui remise à l'arrivée de Napoléon. Mais en même temps M. de Bubna, qui, arrivé de Vienne depuis plus de quinze jours, attendait vainement le moment de le voir, lui rappela sa présence par une note formelle, à laquelle il fallait de toute nécessité répondre clairement et promptement.
Pour comprendre cette note et son importance, il est indispensable de connaître les dernières circonstances survenues en Autriche, où comme ailleurs les événements se succédaient avec une prodigieuse rapidité, sous la violente impulsion que Napoléon imprimait partout à la marche des choses. Communications entre les coalisés et la cour d'Autriche pendant la négociation de l'armistice. En employant M. de Caulaincourt dans la négociation de l'armistice, afin de susciter l'occasion d'un arrangement direct avec la Russie, Napoléon avait fourni à celle-ci une arme dangereuse, et dont elle devait faire un funeste usage. Si l'empereur Alexandre, moins blessé par les dédains de Napoléon, moins épris du rôle tout nouveau de roi des rois, avait pu partager à quelque degré l'opinion du prince Kutusof, qui voulait qu'on se tirât de cette guerre en signant avec la France une paix toute russe, c'eût été un grand à-propos de lui envoyer M. de Caulaincourt, qui avait été longtemps son confident et presque son ami. On se sert de la présence de M. de Caulaincourt aux avant-postes pour effrayer l'Autriche, et la décider par la crainte de l'arrangement direct. Mais enivré de l'encens que brûlaient devant lui les Allemands, Alexandre était devenu malgré sa douceur ordinaire un ennemi implacable, auquel il était dangereux de chercher à s'adresser. Au lieu de le toucher par l'envoi de M. de Caulaincourt, on lui fournit seulement un moyen de mettre un terme aux longues hésitations de l'Autriche. C'était le cas en effet pour Alexandre de dire à cette puissance: Décidez-vous, car si, faute de nous secourir, vous nous laissez encore battre comme à Lutzen, comme à Bautzen, nous serons forcés de traiter avec notre commun ennemi, d'accepter les avances qu'il nous fait, de conclure avec lui une paix exclusivement avantageuse à la Russie, et de vous livrer définitivement à son ressentiment, qui ne doit pas être médiocre, car si vous n'avez pas assez fait pour nous secourir, vous avez assez fait pour lui inspirer une profonde défiance.--Ce langage à la cour de Vienne serait venu d'autant plus à propos le lendemain de Bautzen, qu'un nouveau mouvement en arrière allait éloigner les coalisés des frontières de l'Autriche, et les priver de tout contact avec elle. C'était donc le moment ou jamais de s'unir, car un pas de plus, et les mains tendues les unes vers les autres ne pourraient plus se joindre.
Telles sont les raisons qu'on avait résolu d'employer auprès de l'empereur François et de M. de Metternich; et tandis que MM. Kleist et de Schouvaloff négociaient à Pleiswitz l'armistice du 4 juin, on avait appelé M. de Stadion, on lui avait fait remarquer le choix de M. de Caulaincourt pour cette négociation, on avait même ajouté le mensonge à la vérité, car on avait parlé de prétendues insinuations que ce personnage se serait permises (ce qui était faux), et desquelles on pouvait conclure que Napoléon songeait à s'entendre directement avec la Russie aux dépens de l'Autriche. Tout ce que l'envoi de M. de Caulaincourt permettait de supposer en fait de tentatives diplomatiques, on l'avait donné pour accompli, et on avait pressé M. de Stadion de déclarer à son cabinet, que ce qu'on refusait aujourd'hui, on serait obligé de l'accepter dans quelques jours, sous la pression des circonstances et des victoires de Napoléon. M. de Stadion, qui n'aimait pas la France, et qui avait été fort offusqué de la présence de M. de Caulaincourt, s'était hâté de peindre à sa cour, en l'exagérant beaucoup, le danger d'un arrangement direct entre la France et la Russie. Envoi de M. de Nesselrode à Vienne pour menacer l'Autriche d'un arrangement direct avec la France. Ne comptant même pas assez sur l'influence des paroles écrites, on avait expédié, comme nous l'avons dit, M. de Nesselrode, le même qui pendant quarante ans n'a cessé de conseiller à ses divers maîtres une politique profonde par sa patience, mais pas toujours d'accord avec leur tempérament irritable. Jeune alors, simple, modeste, moins dogmatique que M. de Metternich, moins entreprenant, mais doué d'autant de finesse, et fait pour gagner la confiance d'un prince éclairé comme Alexandre, il avait déjà obtenu sur lui un ascendant très-marqué. Le czar, quoiqu'il eût laissé à M. de Romanzoff le vain titre de chancelier, en mémoire de la Finlande et de la Bessarabie conquises sous son ministère, avait amené M. de Nesselrode à son quartier général, et ne dirigeait plus les affaires qu'avec lui et par son conseil. Il l'avait expédié dès le 1er juin pour Vienne, avec la mission de prier, de supplier, de menacer au besoin la cour d'Autriche, en lui montrant la tête de Méduse, c'est-à-dire Napoléon s'abouchant avec Alexandre, et renouvelant sur l'Oder l'entrevue du Niémen, et peut-être à Breslau l'alliance de Tilsit. M. de Nesselrode s'était mis en route sur-le-champ, se dirigeant sur Vienne à travers la Bohême.
Effet produit sur l'empereur François et sur M. de Metternich par la perspective d'un arrangement direct entre la Russie et la France. Il n'en fallait pas tant pour donner à deux esprits aussi clairvoyants que l'empereur François et M. de Metternich une commotion décisive. L'Autriche, en effet, replacée par la fortune dans une grande situation, dont elle avait été précipitée depuis vingt ans par l'épée de Napoléon, courait cependant un grave danger. Tout le monde la caressait en ce moment, tout le monde se présentait à elle les mains pleines des dons les plus magnifiques. Alexandre lui offrait non-seulement l'Illyrie et une part de la Pologne, mais l'Italie, mais le Tyrol, mais la couronne impériale d'Allemagne, que Napoléon avait fait tomber de sa tête, et, plus que tout cela, l'indépendance. La France lui offrait avec l'Illyrie et une part de la Pologne, non pas l'Italie, non pas le Tyrol, non pas la couronne impériale, mais ce qui l'eût charmée un siècle auparavant, la Silésie, sans l'indépendance il est vrai, à laquelle elle tenait plus qu'à tout le reste. Danger pour l'Autriche, si elle ne se décide pas à temps, d'être repoussée universellement, après avoir été universellement recherchée. Elle n'avait donc qu'à choisir; mais si, voulant jouir trop longtemps de ce rôle de puissance universellement courtisée, elle ne se décidait pas à propos, il était possible qu'après avoir été flattée, caressée par tous, elle finît par être honnie par tous aussi, et écrasée sous leur commun ressentiment, car si Napoléon et Alexandre s'entendaient, il devait en résulter une paix exclusivement russe; l'Autriche n'aurait rien de la Pologne, rien de l'Illyrie, rien de l'Italie; on ne céderait point à son désir de reconstituer l'Allemagne, sauf quelques dédommagements qu'on accorderait peut-être à la Prusse, et, loin de recouvrer son indépendance, elle retomberait sous la domination de Napoléon devenue plus dure que jamais. Il suffisait pour cela d'un instant, et, dans les conjonctures présentes, les choses se décidant à coups d'épée, et quels coups d'épée! c'était assez de quarante-huit heures pour changer la face du monde.
Départ subit de l'empereur François et de son ministre pour Prague. Plein de ces préoccupations, M. de Metternich avait déjà songé à conduire son maître à Prague, afin d'être tout près du théâtre des batailles et des négociations, et de pouvoir, du haut de la Bohême comme d'un observatoire élevé et voisin, suivre le torrent si rapide des choses, et s'y jeter au besoin. La nouvelle du choix de M. de Caulaincourt pour négocier l'armistice l'avait affecté au point de rendre son émotion visible aux yeux pénétrants de M. de Narbonne. Les lettres de M. de Stadion ne lui avaient plus laissé un seul doute, et en vingt-quatre heures l'empereur et son ministre avaient formé la résolution de quitter Vienne pour Prague, au grand étonnement du public, surpris non d'une telle résolution, mais de la promptitude avec laquelle elle avait été prise. Dans les rapports où l'on était avec la France, on avait en quelque sorte l'obligation de lui tout expliquer, et M. de Metternich s'était hâté de dire à M. de Narbonne, que les négociations étant à la veille de commencer par l'intermédiaire de l'Autriche, il fallait que le médiateur se rapprochât des parties soumises à sa médiation, qu'à Prague on gagnerait six jours au moins sur chaque communication, ce qui importait fort, la paix du monde devant se conclure en six semaines. Cette raison justifiait le voyage à Prague, mais non pas le départ en vingt-quatre heures. Altération visible des sentiments de M. de Metternich à l'égard de la France. Des renseignements secrets et l'air contraint de M. de Metternich avaient achevé de tout révéler à la vigilance de la légation française. M. de Narbonne avait su, par des informations sûres, que la cour de Vienne accélérait son départ par la crainte d'un arrangement direct de la France avec la Russie, et ces informations lui expliquaient en outre les nouveaux sentiments qu'il avait cru découvrir chez M. de Metternich. M. de Narbonne, en effet, avait trouvé le ministre autrichien sensiblement refroidi, ce qui était naturel, car si M. de Metternich s'était échappé de notre alliance comme un serpent s'échappe à force de mouvements alternatifs des étreintes d'une main puissante, toutefois il n'avait pas entièrement déserté notre cause, et dans l'intention fort sage de tout terminer sans guerre, il avait défendu auprès des coalisés le système d'une paix modérée, ce qui n'avait pas été facile, et il était fondé à nous en vouloir de chercher à négocier une paix désastreuse pour lui, tandis qu'il s'efforçait d'en stipuler une très-acceptable pour nous.
Du reste, M. de Narbonne avait eu à peine le temps d'entretenir M. de Metternich, et ce dernier, parti en toute hâte, était avec l'empereur François à Gitschin, résidence située à une vingtaine de lieues de Prague, dès le 3 juin au soir. En y arrivant il avait rencontré M. de Nesselrode, qui apprenant le départ de la cour, avait rebroussé chemin pour la joindre. Les paroles que ces deux hommes d'État, alors si importants, avaient pu s'adresser, on les devine. Rencontre de M. de Nesselrode et de M. de Metternich. M. de Nesselrode avait, au nom de l'empereur de Russie et du roi de Prusse, supplié M. de Metternich de mettre fin à de trop longues hésitations, de ne pas laisser battre de nouveau les alliés, car, battus encore une fois, ils seraient obligés de se soumettre à Napoléon, de traiter avec lui aux dépens de l'Autriche, et de consacrer pour jamais la dépendance de l'Europe. M. de Nesselrode s'était appliqué surtout à montrer à M. de Metternich que Napoléon trahissait les Autrichiens, car tandis que ceux-ci soutenaient pour lui le système d'une paix modérée, il songeait à les sacrifier, et à conclure une paix accablante pour eux seuls. Il avait donc pressé instamment le ministre autrichien de suivre enfin l'exemple de la Prusse, et de s'unir par un traité formel aux souverains alliés. M. de Metternich n'avait besoin d'être ni éclairé ni excité, car il l'était suffisamment. Résolution invariable de M. de Metternich d'épuiser le rôle de médiateur avant de passer au rôle de belligérant. Mais ce ministre, dont le mérite a toujours été d'avoir, avec un esprit sans froideur, une politique sans passion, s'attachait de plus en plus au système de conduite qu'il avait adopté, celui d'épuiser le rôle intermédiaire d'arbitre, avant de passer au rôle de belligérant. Ce système de conduite, outre qu'il dégageait l'honneur de l'empereur François, son honneur de souverain et de père, avait l'avantage de ménager aussi la considération de l'Autriche, de lui procurer le temps dont elle avait besoin pour armer, et, par-dessus tout, de rendre possible une conclusion pacifique, car c'eût été un bien beau résultat pour elle que de reconstituer la Prusse, de rétablir l'indépendance de l'Allemagne, de recouvrer en outre l'Illyrie et la part perdue de la Gallicie, sans courir les hasards peut-être funestes (personne ne le savait alors) d'une nouvelle guerre avec Napoléon.
M. de Metternich avec une prévoyance profonde voulait s'épargner non-seulement la chance bien dangereuse de voir tout le monde, fatigué de ses temporisations, s'arranger à ses dépens, mais la chance aussi de se faire battre par la France, ce qu'il redoutait fort malgré les événements de l'année précédente, et, par ce motif, il cherchait d'une main à tenir la Prusse et la Russie, pour qu'elles ne pussent lui échapper, et de l'autre à contenir Napoléon, pour lui faire accepter une paix que l'Europe pût agréer. Promesse à la Russie de s'unir à la coalition, si la France reste sourde à toute proposition raisonnable, mais après avoir tout fait pour éclairer celle-ci. Aussi avait-il dit à M. de Nesselrode qu'il s'était engagé à être médiateur, qu'il remplirait franchement ce rôle pendant les deux mois qui allaient suivre, qu'il lui fallait indispensablement, à l'égard de la France, passer par le rôle de médiateur avant d'en arriver à celui d'ennemi, que jusque-là il ne pouvait prendre parti, mais que si des conditions de paix raisonnables étaient définitivement repoussées, il conseillerait à son maître, l'armistice expiré, de s'unir aux puissances alliées, et de tenter un suprême et dernier effort pour arracher l'Europe à la domination de Napoléon.
Ce qu'on s'était promis actuellement, en conséquence de ces vues, c'était, de la part de la Russie, de ne pas se laisser séduire par l'appât d'un arrangement direct, de la part de l'Autriche, de déclarer la guerre au jour indiqué, si les conditions de la médiation n'étaient pas acceptées par la France. Double déclaration en ce sens que M. de Bubna est chargé de porter à Dresde. M. de Metternich, profitant du voisinage de Prague, y avait rappelé M. de Bubna pour vingt-quatre heures, lui avait bien expliqué la position, lui avait positivement affirmé qu'on n'était pas encore engagé avec les belligérants, l'avait autorisé à donner à l'appui de ce fait la parole d'honneur de l'empereur François, mais l'avait autorisé aussi à signifier de la manière la plus expresse qu'on finirait par s'engager, si la durée de l'armistice n'était pas employée à négocier sincèrement une paix modérée. Il l'avait en même temps chargé d'annoncer au cabinet français, que la médiation de l'Autriche était formellement acceptée par la Prusse et par la Russie, ce qui obligeait dès lors le médiateur à demander à chacun ses conditions, et notamment à la France qui était instamment priée de faire connaître les siennes. M. de Bubna devait à cette occasion témoigner le désir de M. de Metternich de venir un moment à Dresde, pour tout terminer sur les lieux, dans un entretien cordial avec Napoléon. Là, en effet, on pouvait finir en quelques heures, car si M. de Metternich parvenait à persuader Napoléon, tout serait dit, les coalisés étant dans l'impossibilité de refuser les conditions que l'Autriche déclarerait acceptables.
Note de M. de Bubna, constituant pour le cabinet français une vraie mise en demeure. Telles sont les choses, fort importantes comme on le voit, que M. de Bubna, revenu à Dresde, voulait communiquer à Napoléon, et dont il ne disait qu'une partie à M. de Bassano, sachant l'inutilité des explications avec ce ministre, qui recevait les opinions de son maître et ne les faisait pas. Napoléon étant arrivé le 10 juin, M. de Bubna avait remis le 11 une note pour déclarer que la Russie et la Prusse avaient officiellement accepté la médiation de l'Autriche, que celle-ci était occupée à leur demander leurs conditions de paix, et qu'on attendait que la France voulût bien énoncer les siennes. Ce n'était là qu'une mise en demeure, ayant pour but non d'amener une entière et immédiate énonciation des conditions de la France, mais de provoquer les pourparlers préliminaires, les épanchements confidentiels, préalable indispensable et plus ou moins long, suivant le temps dont on dispose, des déclarations officielles et définitives.
Preuve évidente que Napoléon ne voulait pas la paix, résultant de plusieurs pertes de temps volontaires. Si Napoléon avait voulu la paix, celle du moins qui était possible et dont il connaissait les conditions, il n'aurait pas perdu de temps, quarante jours au plus lui restant pour la négocier. On était en effet au 10 juin, et l'armistice expirait au 20 juillet. Avec son ardeur accoutumée, il aurait appelé M. de Metternich à Dresde, aurait tâché de lui arracher quelque modification aux propositions de l'Autriche, ce qui était très-possible avec le désir qu'elle avait d'en finir pacifiquement, et aurait renvoyé ce ministre, une, deux et trois fois, au quartier général des puissances alliées, pour aplanir les difficultés de détail toujours nombreuses dans tout traité, mais devant l'être bien davantage dans un traité qui allait embrasser les intérêts du monde entier. Mais la preuve évidente qu'il ne la voulait pas (indépendamment des preuves irréfragables contenues dans sa correspondance), c'était le temps qu'il perdait et qu'il allait perdre encore. Son projet, comme nous l'avons dit, c'était de différer le moment de s'expliquer, de multiplier pour cela les questions de forme, puis de paraître s'amender tout à coup lorsque la suspension d'armes serait près d'expirer, de se montrer alors disposé à céder, d'obtenir à la faveur de ces manifestations pacifiques une prolongation d'armistice, de se donner ainsi jusqu'au 1{er} septembre pour terminer ses préparatifs militaires, de rompre à cette époque sur un motif bien choisi qui pût faire illusion au public, et de tomber soudainement avec toutes ses forces sur la coalition, de la dissoudre et de rétablir plus puissante que jamais sa domination actuellement contestée, calcul pardonnable assurément, et dont l'histoire des princes conquérants n'est que trop remplie, s'il avait été fondé sur la réalité des choses! Avec de telles vues il n'était pas temps encore de recevoir M. de Bubna, et de lui répondre par oui ou par non, sur des conditions qui se réduisaient à un petit nombre de points dont aucun ne prêtait à l'équivoque. Napoléon prend quelques jours pour répondre à la note remise le 11 juin par M. de Bubna. Aussi Napoléon prit-il la résolution de laisser passer quatre ou cinq jours avant d'admettre auprès de lui M. de Bubna et de répondre à sa note, ajournement fort concevable si aucun terme n'avait été fixé aux négociations, et si, comme lors du traité de Westphalie, on avait eu pour négocier des mois et même des années. Mais perdre quatre ou cinq jours sur quarante pour une première question de forme, qui en supposait encore mille autres, c'était trop dire ce qu'on voulait, ou plutôt ce qu'on ne voulait pas.
Toutefois Napoléon venait d'arriver à Dresde, fatigué sans doute, accablé de soins de tout genre, et à la rigueur on pouvait comprendre qu'il ne reçût point M. de Bubna le jour même. Il n'y avait pas d'ailleurs de souverain au monde qui fût plus dispensé que lui de se plier aux convenances d'autrui, et qui s'y pliât moins. Ces retards envers M. de Bubna n'avaient donc encore rien de bien significatif. Seulement Napoléon prouvait ainsi qu'il n'était pas pressé, car lorsqu'il l'était, les jours, les nuits, la fatigue, le repos, tout devenait égal pour lui, et n'être pas pressé de la paix en ce moment, c'était ne pas la désirer. M. de Bassano reçut la dépêche de M. de Bubna, affecta de la trouver infiniment grave, dit que sous trois ou quatre jours on répondrait, et que sous trois ou quatre jours aussi Napoléon donnerait audience à M. de Bubna, et s'expliquerait avec lui sur le contenu de sa note.
Nombreuses chicanes de forme. Dans cet intervalle la réponse fut préparée et rédigée. Elle était de nature, plus encore que le temps volontairement perdu, à révéler les dispositions véritables du gouvernement français. On conteste d'abord à M. de Bubna le caractère nécessaire pour remettre une note. On objecta d'abord à M. de Bubna qu'il n'avait aucun caractère pour remettre une note. Cet agent, en effet, reçu officieusement par Napoléon, et envoyé auprès de lui comme lui étant plus agréable qu'un autre, et comme plus spirituel notamment que le prince de Schwarzenberg qui l'était peu, n'avait jamais été formellement accrédité, ni à titre de plénipotentiaire ni à titre d'ambassadeur; il n'avait donc pas qualité pour remettre une note. C'était là une difficulté bien mesquine, car on avait déjà échangé avec ce personnage les communications les plus importantes. Néanmoins on rédigea une première réponse à M. de Bubna, dans laquelle on soutint qu'il fallait que la note qu'il avait présentée fût signée de M. de Metternich, pour prendre place dans les archives du cabinet français, car il n'avait quant à lui aucun titre qui pût donner à cette note un caractère d'authenticité. Après cette difficulté de forme, on éleva des difficultés de fond. La première était relative à la médiation elle-même. Sans doute, disait-on, la France avait paru disposée à admettre la médiation de l'Autriche, avait même promis de l'accepter, mais une résolution si importante ne pouvait pas se supposer, se déduire d'un simple entretien, et il fallait un acte officiel, dans lequel on déterminerait le but, la forme, la portée, la durée de cette médiation. On élève ensuite des objections sur la prétention du cabinet autrichien, de réunir la double qualité de médiateur et d'allié. Ce n'était pas tout: cette médiation comment se concilierait-elle avec le traité d'alliance? le cabinet autrichien serait-il médiateur, c'est-à-dire arbitre, arbitre prêt à se prononcer contre l'une ou l'autre partie, et à se prononcer les armes à la main, comme il était d'usage que le fît un médiateur armé? alors que devenait le traité d'alliance de l'Autriche avec la France? Il fallait s'expliquer sur ce point. Enfin, quelle que fût la portée de la médiation, il y avait une question de forme sur laquelle l'honneur ne permettait pas de garder le silence. Ainsi le médiateur se saisissant si brusquement, et on peut dire si cavalièrement, de son rôle, annonçait déjà une manière de traiter qui ne pouvait convenir à la France. Il paraissait en effet vouloir s'entremettre entre toutes les parties belligérantes, porter lui seul la parole de celles-ci à celles-là, et ne les jamais placer en présence les unes des autres (ce qui était effectivement le secret désir de l'Autriche, afin d'empêcher l'arrangement direct). On s'oppose formellement à une autre prétention de l'Autriche, celle d'être l'intermédiaire unique entre les parties contractantes. Une telle manière de négocier n'était pas admissible. La France ne reconnaissait à personne le droit de traiter pour elle ses propres affaires. S'y prendre de la sorte, c'était lui imposer une paix concertée avec d'autres, et la France si longtemps victorieuse, au point de dicter des conditions à l'Europe, n'en était pas réduite, surtout quand la victoire lui était revenue, à accepter les conditions de qui que ce soit. Elle voulait bien, pour parvenir à la paix dont tout le monde avait besoin, renoncer à dicter des conditions; jamais elle ne consentirait à s'en laisser dicter, l'Europe fût-elle réunie tout entière pour lui faire la loi.--
On remplit plusieurs notes de ces chicanes, et Napoléon en remplit lui-même un long entretien avec M. de Bubna. Il lui accorda cet entretien le 14 juin, et les notes furent signées et remises le 15. M. de Bassano les accompagna d'une lettre personnelle pour M. de Metternich, dont le ton était même contraire au but qu'on se proposait d'atteindre, car Napoléon voulait qu'on gagnât du temps, et la hauteur de langage n'était pas un moyen d'y réussir. Dans cette lettre, il imputait le temps perdu à M. de Metternich, se plaignait maladroitement de ce que l'armistice ayant été signé le 4 juin, on fût si peu avancé le 15, comme si M. de Bubna n'avait pas été dès les derniers jours de mai au quartier général français, demandant une entrevue sans pouvoir l'obtenir, comme si l'Autriche sur tous les points ne se fût pas montrée impatiente de provoquer et de donner des explications. On répond d'une manière presque négative au désir de venir à Dresde exprimé par M. de Metternich. Enfin, quant au désir exprimé par M. de Metternich de venir à Dresde, M. de Bassano, sans même éluder, répondait d'une manière à peine polie que les questions étaient encore trop peu mûries pour qu'une entrevue de M. de Metternich, soit avec le ministre des affaires étrangères, soit avec Napoléon lui-même, pût avoir l'utilité qu'on en attendait, et qu'on en espérait plus tard.
Telles furent les réponses dont M. de Bubna dut se contenter, et qui furent expédiées à M. de Metternich à Prague. Il fallait un jour pour se rendre dans cette capitale de la Bohême, un jour pour en revenir, et si M. de Metternich et son maître mettaient trois ou quatre jours pour se résoudre, on devait atteindre le 20 juin avant d'être obligé de parler de nouveau. De son côté il serait bien permis à la diplomatie française d'employer quelques jours à se décider sur le texte de la convention par laquelle on accepterait la médiation, d'employer quelques jours encore pour réunir les plénipotentiaires, et on aurait ainsi gagné le 1er juillet sans s'être abouché avec la diplomatie européenne. Napoléon se flatte par ces divers ajournements de faire proroger l'armistice jusqu'au 1er septembre. Il suffirait alors de se montrer conciliant un moment, du 1er au 10 juillet, par exemple, pour être fondé à demander que l'expiration de l'armistice fût reportée du 20 juillet au 20 août, ce qui, avec six jours pour la dénonciation des hostilités, conduirait au 26 août, fort près de ce 1er septembre, terme désiré par Napoléon. Tels étaient ses calculs et les moyens employés pour en obtenir le succès.
Vastes projets militaires de Napoléon, pour lesquels il avait besoin d'un délai de trois mois. Pendant qu'il ne visait qu'à perdre le temps dans les négociations, il ne visait au contraire qu'à le bien employer dans l'accomplissement de ses vastes conceptions militaires. Le premier projet de Napoléon, lorsqu'il comptait sur l'alliance ou la neutralité de l'Autriche, était de s'avancer jusqu'à l'Oder et à la Vistule, pour rejeter les Russes sur le Niémen, et les ramener chez eux vaincus et séparés des Prussiens. Tous les préparatifs actuels étant faits dans la supposition de la guerre avec l'Autriche, les plans ne pouvaient plus être les mêmes, car en s'avançant seulement jusqu'à l'Oder, il eût laissé les armées autrichiennes sur ses flancs et ses derrières. Napoléon, comptant par ses refus avoir la guerre avec l'Autriche, choisit le cours de l'Elbe pour sa ligne d'opération. Il n'avait donc à choisir pour future ligne défensive qu'entre l'Elbe et le Rhin, ou le Main tout au plus. Il préféra l'Elbe pour des raisons profondes, généralement peu connues et mal appréciées. (Voir la carte no 28.) Disons d'abord que se porter sur le Rhin ou sur le Main revenait à peu près au même, car la petite rivière du Main, en décrivant plusieurs contours à travers le pays montueux de la Franconie, et venant après un cours de peu d'étendue tomber dans le Rhin à Mayence, pouvait bien servir à défendre les approches du Rhin, quand on se battait avec des armées de soixante ou quatre-vingt mille hommes, mais ne pouvait plus avoir cet avantage depuis qu'on se battait avec des masses de cinq à six cent mille, et eût été débordée par la droite ou par la gauche avant quinze jours. On devait donc ne considérer le Main que comme une annexe de la ligne du Rhin, c'est-à-dire comme le Rhin lui-même, et il n'y avait à choisir qu'entre le Rhin et l'Elbe. Poser ainsi la question, c'était presque la résoudre. Se retirer tout de suite sur le Rhin, c'était faire à l'Europe un abandon de territoire plus humiliant cent fois que les sacrifices qu'elle demandait pour accorder la paix. C'était abandonner non-seulement les alliances de la Saxe, de la Bavière, du Wurtemberg, de Bade, etc., mais les villes anséatiques qui nous étaient si vivement disputées, mais la Westphalie et la Hollande qui ne l'étaient pas, car la Hollande elle-même n'est plus couverte quand on est sur le Rhin. Et comment exiger dans un traité le protectorat de la Confédération du Rhin, qu'on déclarait en rétrogradant sur le Rhin ne pouvoir plus défendre? comment prétendre aux villes anséatiques, à la Westphalie, à la Hollande qu'on reconnaissait ne pouvoir plus occuper? Nécessité d'adopter cette ligne, puisqu'il continuait la guerre pour ne pas abandonner les villes anséatiques et la Confédération du Rhin. À prendre ce terrain pour champ de bataille, il eût été bien plus simple d'accepter tout de suite les conditions de paix de l'Autriche, car en renonçant à la Confédération du Rhin et aux villes anséatiques, on eût conservé au moins sans contestation la Westphalie et la Hollande, et soustrait définitivement à tous les hasards le trône de Napoléon, et, ce qui valait mieux, la grandeur territoriale de la France. Indépendamment de ces raisons, qui politiquement étaient décisives, il y en avait une autre, qui moralement et patriotiquement était tout aussi forte, c'est que rétrograder sur le Rhin, c'était consentir à transporter en France le théâtre de la guerre. Avantage qu'avait la ligne de l'Elbe d'éloigner les hostilités de la frontière de France. Sans doute tant que le Rhin n'était point franchi par l'ennemi, on pouvait considérer la guerre comme se faisant hors de France; mais le voisinage était tel, que pour les provinces frontières la souffrance était presque la même. De plus en obtenant des victoires sur le haut Rhin, entre Strasbourg et Mayence, par exemple, Napoléon n'était pas assuré qu'un de ses lieutenants ne laisserait pas forcer sa position au-dessous de lui, et alors la guerre se trouverait transportée en France, et ce ne serait plus la situation d'un conquérant se battant pour la domination du monde, ce serait celle d'un envahi réduit à se battre pour la conservation de ses propres foyers. Mieux eût valu, nous le répétons, accepter la paix tout de suite, car outre qu'elle n'était pas humiliante, qu'elle était même infiniment glorieuse, elle n'exigeait pas de Napoléon un sacrifice comparable à celui que lui eût infligé la retraite volontaire sur le Rhin. Ceux donc qui le blâment d'avoir adopté la ligne de l'Elbe, feraient mieux de lui adresser le reproche de n'avoir pas accepté la paix, car cette paix entraînait cent fois moins de sacrifices de tout genre que la retraite immédiate sur le Rhin. La déplorable idée de continuer la guerre pour les villes anséatiques, et pour la Confédération du Rhin, étant admise, il n'y avait évidemment qu'une conduite à tenir, c'était d'occuper et de défendre la ligne de l'Elbe.
Le grand esprit de Napoléon ne pouvait pas se tromper à cet égard, et planant comme l'aigle sur la carte de l'Europe, il s'était abattu sur Dresde, comme sur le roc d'où il tiendrait tête à tous ses ennemis. Le récit des événements prouvera bientôt que s'il y fut forcé, ce fut, non point par le vice de la position elle-même, mais par suite de l'extension extraordinaire donnée à ses combinaisons, de l'épuisement de son armée, et des passions patriotiques excitées contre lui dans toute l'Europe. Six ans plus tôt, avec l'armée de Friedland, il y aurait tenu contre le monde entier.
Propriétés militaires de la ligne de l'Elbe. La ligne de l'Elbe, quoique présentant dans sa partie supérieure un obstacle moins considérable que le Rhin, avait cependant l'avantage d'être moins longue, moins accidentée, plus facile à parcourir intérieurement pour porter secours d'un point à un autre, et, depuis les montagnes de la Bohême jusqu'à la mer, semée de solides appuis, tels que Kœnigstein, Dresde, Torgau, Wittenberg, Magdebourg, Hambourg. Quelques-uns de ces appuis exigeaient des travaux, et c'est pour ce motif que Napoléon dans ses calculs militaires, qui étaient plus profonds que ses calculs politiques, voulait sans cesse allonger l'armistice, pour réparer la faute de l'avoir signé. Il s'agissait de savoir si la ligne de l'Elbe s'appuyant à son extrême droite aux montagnes de la Bohême, et si la Bohême donnant à l'Autriche le moyen de déboucher sur les derrières de cette position, il était possible de se défendre contre un mouvement tournant de l'ennemi. Danger d'y être tourné par la Bohême. C'était la question que s'adressaient beaucoup d'esprits éclairés, et qu'ils s'adressaient tout haut. Mais Napoléon qui, à mesure que son malheur commençait à délier certaines langues timides, permettait ces objections, Napoléon faisait des gestes de dédain quand on lui disait que sa position de Dresde pourrait être tournée par une descente des Autrichiens sur Freyberg ou sur Chemnitz. (Voir les cartes nos 28 et 58.) Ce n'était pas, en effet, au général de l'armée d'Italie, qui retrouvait agrandie la position qu'il avait si longtemps occupée autour de Vérone, qui retrouvait dans l'Elbe l'Adige, dans la Bohême le Tyrol, dans Dresde Vérone elle-même, et qui fortement établi jadis au débouché des Alpes, avait fondu tour à tour sur ceux qui se présentaient ou devant lui ou derrière lui, et les avait plus maltraitée encore lorsqu'ils s'aventuraient sur ses derrières, ce n'était pas au général de l'armée d'Italie qu'on pouvait faire peur d'une position semblable. Il répondait avec raison que ce qu'il demanderait au ciel de plus heureux, c'était que la principale masse ennemie voulût bien, tandis qu'il serait posté sur l'Elbe, déboucher en arrière de ce fleuve, qu'il courrait sur elle, et la prendrait tout entière entre l'Elbe et la forêt de Thuringe. Moyens de parer à ce danger. Le prochain désastre des coalisés à Dresde prouva bientôt la justesse de ses prévisions, et si plus tard, comme on le verra, il fut forcé sur l'Elbe, ce ne fut point par la Bohême, mais par l'Elbe inférieur, que ses lieutenants n'avaient pas su défendre, et après plusieurs accidents qui l'avaient prodigieusement affaibli. Sa pensée, toujours profonde et d'une portée sans égale lorsqu'il s'agissait des hautes combinaisons de la guerre, était donc de s'établir fortement sur les divers points de l'Elbe, de manière à pouvoir s'en éloigner quelques jours sans crainte, soit qu'il fallût prévenir la masse qui s'avancerait de front, soit qu'il fallût revenir rapidement sur celle qui aurait par la Bohême débouché sur ses derrières, en un mot de recommencer avec 500 mille hommes contre 700 mille, ce qu'il avait accompli dans sa jeunesse avec 50 mille Français contre 80 mille Autrichiens, et les résultats prouveront qu'avec des éléments moins usés, la supériorité incomparable de ses conceptions eût triomphé cette seconde fois comme la première. Mais la gloire de réaliser sur une échelle si vaste les prodiges de sa jeunesse ne devait pas lui être accordée, pour le punir d'avoir trop abusé des hommes et des choses, des corps et des âmes!
Nombreux points d'appui qui devaient rendre la ligne de l'Elbe formidable. Pour que la ligne de l'Elbe pût avoir toute sa valeur, il fallait employer le temps de la suspension d'armes à en fortifier les points principaux, et se hâter, soit qu'on réussît ou non à prolonger la durée de l'armistice. Le premier point était celui de Kœnigstein, à l'endroit même où l'Elbe sort des montagnes de la Bohême pour entrer en Saxe. (Voir la carte no 58.) Kœnigstein et Lilienstein. Deux rochers, ceux de Kœnigstein et de Lilienstein, placés comme deux sentinelles avancées, l'une à gauche, l'autre à droite du fleuve, resserrent l'Elbe à son entrée dans les plaines germaniques, et en commandent le cours fort étroit en cette partie. Sur le rocher de Kœnigstein, situé de notre côté, c'est-à-dire sur la gauche du fleuve, se trouvait la forteresse de ce nom, laquelle domine le célèbre camp de Pirna, illustré par les guerres du grand Frédéric. Il n'y avait rien à ajouter aux ouvrages de cette citadelle; seulement la garnison étant saxonne, Napoléon prit soin de la renouveler peu à peu et sans affectation par des troupes françaises. Il ordonna d'y rassembler dix mille quintaux de farine et d'y construire des fours, afin de pouvoir y nourrir une centaine de mille hommes pendant neuf ou dix jours, on va voir dans quelle intention. Sur le rocher opposé situé à la rive droite, celui de Lilienstein, presque tout était à créer. Napoléon commanda des travaux rapides qui permissent d'y loger deux mille hommes en sûreté, et en chargea le général Roguet, l'un des généraux distingués de sa garde. Puis il fit ramasser le nombre de bateaux nécessaires pour y jeter un pont spacieux et solide, capable de donner passage à une armée considérable, et qui, protégé par ces deux forts de Lilienstein et de Kœnigstein, fût à l'abri de toute attaque. Dans sa profonde prévoyance, Napoléon calculait que si une armée ennemie, réalisant les pronostics de plus d'un esprit alarmé, débouchait de la Bohême sur ses derrières, pour attaquer Dresde pendant qu'il serait sur Bautzen par exemple, il pourrait passer l'Elbe à Kœnigstein, et prendre à revers cette armée imprudente. On reconnaîtra bientôt quelle vue pénétrante de l'avenir supposait une telle précaution.
Dresde. Après Kœnigstein et Lilienstein, placés au débouché des montagnes, venait Dresde, centre des prochaines opérations, Dresde, qui allait devenir, comme nous l'avons déjà dit, ce que Vérone avait été dans les guerres d'Italie. Pendant sa dernière campagne d'Autriche, ne voulant pas exposer Dresde à être le but des opérations de l'ennemi, et désirant épargner à son placide allié le roi de Saxe l'épreuve d'un siége, Napoléon avait conseillé aux ministres saxons de démolir les fortifications de Dresde, et de les remplacer par celles de Torgau. État de cette place. Napoléon s'occupe de suppléer aux fortifications détruites. Par une négligence trop ordinaire, on avait démoli Dresde sans édifier Torgau, dont les ouvrages étaient à peine commencés. C'était chose fort regrettable, mais Napoléon y pourvut par des travaux qui bien qu'improvisés devaient suffire à leur objet. De l'enceinte de Dresde il restait les bastions, qu'il fit réparer et armer. Il suppléa aux courtines par des fossés remplis d'eau et par de fortes palissades. En avant de Dresde, comme dans toutes les villes déjà anciennes, il existait de grands faubourgs, dont la défense importait autant que celle de la ville elle-même. Napoléon les fit envelopper de palissades, et, en avant de toutes les parties saillantes de leur pourtour, il ordonna de construire des redoutes bien armées, se flanquant les unes les autres, et offrant une première ligne d'ouvrages difficile à forcer. Sur la rive droite, c'est-à-dire dans la Neustadt (ville neuve), il décida la construction d'une suite d'ouvrages plus serrés, qui devinrent bientôt une vaste tête de pont presque complétement fortifiée. Deux ponts en charpente, établis l'un au-dessus, l'autre au-dessous du pont de pierre, servaient avec celui-ci aux communications de la ville et de l'armée. Vaste établissement militaire à Dresde. Les choses ainsi disposées, trente mille hommes devaient se soutenir dans Dresde environ quinze jours contre deux cent mille hommes, si un chef de grand caractère était chargé du commandement. À ces moyens de défense Napoléon ajouta d'immenses magasins, dont nous ferons bientôt connaître le mode d'approvisionnement, ainsi que de vastes hôpitaux suffisants pour l'armée la plus nombreuse. Il y avait déjà seize mille malades ou blessés dans Dresde; il en prépara l'évacuation, afin d'avoir à sa disposition les seize mille lits qui deviendraient vacants, outre tous ceux qu'il allait établir encore. Avec les toiles de la Silésie il avait de quoi se procurer le principal matériel de ces hôpitaux.
Torgau et Wittenberg: travaux ordonnés sur ces deux points. Après Dresde Napoléon s'occupa de Torgau et de Wittenberg. Il avait pour principe qu'avec du bois on pouvait tout, et que des ouvrages en terre pourvus de fortes palissades étaient capables d'opposer la plus longue résistance. C'est ainsi qu'il résolut de suppléer à ce qui manquait aux fortifications de Torgau et de Wittenberg, et il donna les ordres nécessaires pour que ces travaux fussent achevés en six ou sept semaines. Des milliers de paysans saxons bien payés travaillaient jour et nuit à Kœnigstein, à Dresde, à Torgau, à Wittenberg. Sur ces deux derniers points comme sur les autres, l'établissement des magasins et des hôpitaux accompagnait la construction des ouvrages défensifs. Magdebourg. À Magdebourg, l'une des plus fortes places de l'Europe, il n'y avait rien ou presque rien à ajouter en fait de murailles; il suffisait d'en terminer l'armement et d'en composer la garnison. Napoléon résolut d'y consacrer un corps d'armée, qui sans être entièrement immobilisé, pût tout à la fois servir de garnison et rayonner autour de la place, de manière à lier entre elles nos deux principales masses agissantes, celle du haut Elbe et celle du bas Elbe. Dans cette vue, il imagina de transférer à Magdebourg la presque totalité de ses blessés, et de plus le dépôt de cavalerie du général Bourcier. D'abord il importait que nos blessés et le dépôt de nos remontes en Allemagne fussent à l'abri de toute attaque, et dans un emplacement qui ne gênât pas le mouvement de nos forces actives. Vaste dépôt préparé à Magdebourg. Sous ces divers rapports Magdebourg présentait tous les avantages nécessaires, car à des remparts presque invincibles cette place joignait de nombreux bâtiments pour hôpitaux, et des espaces libres pour y construire des écuries en planches. Elle était en outre située à une distance presque égale de Hambourg et de Dresde, ce qui en faisait un dépôt précieux entre les deux points extrêmes de notre ligne de bataille. Napoléon après y avoir nommé pour gouverneur son aide de camp le général Lemarois, officier intelligent et vigoureux, lui donna pour instructions sommaires de convertir Magdebourg tout entier en écuries et en hôpitaux. Il calculait qu'en faisant descendre par eau à Magdebourg tous les blessés et malades qui le gênaient à Dresde, qu'en y transportant le dépôt de cavalerie du général Bourcier actuellement en Hanovre, il aurait toujours sur quinze ou dix-huit mille blessés ou convalescents, sur dix ou douze mille cavaliers démontés, trois à quatre mille convalescents guéris, trois à quatre mille cavaliers en état de servir à pied, et pouvant fournir à la défense un fond de garnison de sept à huit mille hommes constamment assuré. Garnison mobile de cette place. Dès lors un corps mobile d'une vingtaine de mille hommes, établi à Magdebourg pour y lier entre elles nos armées du haut et du bas Elbe, pourrait en laissant cinq à six mille hommes au dedans, en porter quinze mille au dehors, et rayonner même à une grande distance sans que la place fût compromise. On voit avec quel art subtil et profond il savait combiner ses ressources, et les faire concourir à l'accomplissement de ses vastes desseins.
Manière de remplir la lacune de Magdebourg à Hambourg. De Magdebourg à Hambourg le cours de l'Elbe restait sans défense, car de l'une à l'autre de ces villes il n'y avait pas un seul point fortifié. Ce sujet avait occupé Napoléon dès le jour de la signature de l'armistice, et après avoir conçu divers projets, il avait envoyé le général Haxo pour vérifier sur les lieux mêmes quel était celui qui vaudrait le mieux. À la suite d'un long examen, il s'était arrêté à l'idée de construire à Werben, plus près de Magdebourg que de Hambourg, au sommet du coude que l'Elbe forme en tournant du nord à l'ouest, et à son point le plus rapproché de Berlin, une espèce de citadelle faite avec de la terre et des palissades, munie de baraques et de magasins, et dans laquelle trois mille hommes pourraient se maintenir assez longtemps. Enfin Hambourg fut le dernier et le plus important objet de sa sollicitude.
Travaux ordonnés à Hambourg pour assurer la défense de cette ville importante. Il fallait bien que cette grande place de commerce, qui était l'un des principaux motifs pour lesquels il se refusait à une paix nécessaire, fût non pas seulement défendue en paroles contre les négociateurs, mais en fait contre les armées coalisées. Le temps manquait malheureusement, et là comme ailleurs on ne pouvait exécuter que des travaux d'urgence. Il eût fallu dix ans et quarante millions pour faire de Hambourg une place qui comme Dantzig, Magdebourg ou Metz, pût soutenir un long siége. Napoléon, en faisant relever et armer les bastions de l'ancienne enceinte, en faisant creuser et inonder ses fossés, remplacer ses murailles par des palissades, et lier entre elles les différentes îles qui entourent Hambourg, y prépara un vaste établissement militaire, moitié place forte, moitié camp retranché, où un homme ferme, comme le prouva bientôt l'illustre maréchal Davout, pouvait opposer une longue résistance. Restait au-dessous de Hambourg, à l'embouchure même de l'Elbe, le fort de Gluckstadt, dont la garde fut confiée aux Danois, réduits alors par d'indignes traitements à vaincre ou à succomber avec nous.
Ensemble de la ligne de l'Elbe. Ainsi des montagnes de la Bohême jusqu'à l'Océan du nord, la ligne de l'Elbe devait se trouver jalonnée d'une suite de points fortifiés, d'une valeur proportionnée au rôle de chacun d'eux, et pourvue de ponts qui nous appartiendraient exclusivement, de telle sorte qu'on pût à volonté se porter au delà, revenir en deçà, manœuvrer en un mot dans tous les sens, offensivement et défensivement. La maxime de Napoléon, qu'on ne devait défendre le cours d'un fleuve qu'offensivement, c'est-à-dire en s'assurant de tous ses passages, et en se ménageant toujours le moyen de le franchir, cette maxime allait recevoir ici sa plus savante application.
Après avoir assuré la défense de cette ligne, Napoléon s'occupe d'en assurer l'approvisionnement. Il fallait toutefois suffire à la dépense de ces travaux, qui pour s'exécuter avec rapidité devaient être soldés comptant. Il fallait joindre aux établissements militaires qui viennent d'être énumérés d'immenses approvisionnements, afin que les masses d'hommes qui allaient se mouvoir sur cette ligne y fussent pourvues de tout ce qui leur serait nécessaire. Ici l'esprit ingénieux de Napoléon ne lui fit pas plus défaut que son impitoyable volonté pour faire subir aux peuples les lourdes charges de la guerre.
Premiers ordres rigoureux donnés à l'égard de Hambourg. On a vu qu'il avait ordonné au maréchal Davout de tirer une cruelle vengeance de la révolte des habitants de Hambourg, de Lubeck et de Brême, de faire fusiller immédiatement les anciens sénateurs, les officiers ou soldats de la légion anséatique, les fonctionnaires de l'insurrection qui n'auraient pas eu le temps de s'évader, et puis de dresser une liste des cinq cents principaux négociants pour prendre leurs biens, et déplacer la propriété, avait-il dit. Il avait compté en donnant ces ordres sur l'inexorable rigueur du maréchal Davout, mais aussi, pour l'honneur de tous deux, sur le bon sens et la probité de ce maréchal. Celui-ci était arrivé quelques jours après le général Vandamme, n'avait pas trouvé un seul délinquant à fusiller, et s'y était pris du reste de manière à n'en trouver aucun. La frontière du Danemark placée aux portes mêmes de la ville, l'avait aidé à sauver tout le monde. Quelques exécutions regrettables avaient eu lieu antérieurement, mais c'était lors du premier mouvement insurrectionnel du mois de février, et en punition des indignes traitements exercés contre les fonctionnaires français.
Le maréchal fut donc assez heureux pour n'avoir personne à fusiller. Il restait à dresser des listes de proscription, qui n'entraîneraient pas la perte de la vie, mais celle des biens, et cette mesure ne lui semblait pas plus sage que l'autre. Les Hambourgeois coupables, ou supposés tels, étaient en masse dans la petite ville d'Altona, véritable faubourg de la ville de Hambourg, demandant à revenir dans leurs demeures, à charge au Danemark qui ne voulait pas être compromis avec la France, et faisant faute à celle-ci, qui désirait et pouvait tirer d'eux de grandes ressources, ce qui était plus profitable que d'en tirer des vengeances. Ces ordres convertis en punitions pécuniaires. Le maréchal Davout représenta à Napoléon qu'il valait mieux pardonner à ceux qui rentreraient dans un temps prochain, leur imposer pour unique châtiment une forte contribution, qu'ils se diraient d'abord incapables de payer, qu'ils payeraient ensuite, se borner ainsi à leur faire peur, et les punir par un côté très-sensible pour eux, très-utile pour l'armée, l'argent. Pas de sang et de grandes ressources, fut le résumé de la politique qu'il conseilla à l'Empereur.
Napoléon qui avait le goût des grandes ressources et pas du tout celui du sang, accepta cette transaction.--Si le lendemain de votre entrée, écrivit-il au maréchal Davout, vous en eussiez fait fusiller quelques-uns, c'eût été bien, maintenant c'est trop tard. Les punitions pécuniaires valent mieux.--C'est ainsi que le despotisme et la guerre habituent les hommes à parler, même ceux qui n'ont aucune cruauté dans le cœur. Contribution de cinquante millions frappée sur les Hambourgeois, et acquittable en argent ou en matières. Il fut donc décidé que tout Hambourgeois rentré dans quinze jours serait pardonné, que les autres seraient frappés de séquestre, et que la ville de Hambourg acquitterait en argent ou en matières une contribution de cinquante millions. Une petite partie de cette contribution dut peser sur Lubeck, Brême, et les campagnes de la 32e division militaire. Dix millions durent être soldés comptant, vingt en bons à échéance. Quant au surplus, il fut ouvert un compte pour payer les chevaux, les blés, les riz, les vins, les viandes salées, le bétail, les bois, qu'on allait exiger de Hambourg, de Lubeck et de Brême. Sur le même compte devait être porté le prix de toutes les maisons qu'on allait démolir pour élever les ouvrages défensifs de Hambourg. Les Hambourgeois se plaignirent beaucoup, voulurent présenter leurs doléances à Napoléon, qui refusa de les recevoir, et cette fois trouvèrent inflexible le maréchal qu'ils avaient eu pour défenseur quelques jours auparavant. Ils acquittèrent néanmoins la partie de la contribution qui devait être soldée sur-le-champ, soit en argent, soit en matières. C'était ce qui importait le plus aux besoins de l'armée. Dix millions environ furent envoyés à Dresde; de grandes quantités de grains, de bétail, de spiritueux furent embarqués sur l'Elbe pour le remonter.
Immenses approvisionnements remontant de Hambourg sur tous les points fortifiés de l'Elbe. Dès que Napoléon se vit en possession de ces ressources, il en disposa de manière à se procurer sur tous les points du fleuve et particulièrement à Dresde, de quoi nourrir les nombreuses troupes qu'il allait y concentrer. Il voulait avoir à Dresde, centre principal de ses opérations, de quoi entretenir trois cent mille hommes pendant deux mois, et notamment une suffisante réserve de biscuit, laquelle portée sur le dos des soldats permettrait de manœuvrer sept ou huit jours de suite sans être retenu par la considération des vivres. Il fallait pour cela cent mille quintaux de grains ou de farine à Dresde, huit ou dix mille à Kœnigstein. Il s'en trouvait environ soixante-dix mille à Magdebourg, qu'on avait mis tout l'hiver à réunir dans cette place, soit pour l'approvisionnement de siége, soit pour suffire à l'entretien des troupes de passage. Napoléon ordonna que ces soixante-dix mille quintaux fussent transportés par l'Elbe à Dresde, et remplacés immédiatement par une quantité égale tirée de Hambourg. Grâce à cette combinaison, ces masses immenses de denrées n'avaient que la moitié du chemin à parcourir. On s'était aperçu que la chaleur et la fatigue donnaient la dyssenterie à nos jeunes soldats, et qu'une ration de riz les guérissait très-vite. On s'empara de tout ce qu'il y avait de riz à Hambourg, à Brême, à Lubeck; on prit de même les spiritueux, les viandes salées, le bétail, les chevaux, les cuirs, les draps, les toiles. Ces matières furent embarquées sur l'Elbe, en suivant le procédé que nous venons d'indiquer, de prendre à Magdebourg ce qui s'y trouvait déjà, et de le remplacer par des envois de Hambourg. Tous les bateliers du fleuve requis et payés avec des bons sur Hambourg, furent mis en mouvement dès les premiers jours de juin, dans le moment même où sous prétexte de fatigue, Napoléon refusait de recevoir M. de Bubna. Ainsi dans les mains de Napoléon l'Elbe était tout à la fois une puissante ligne de défense, et une source inépuisable d'approvisionnements.
Mais il ne borna pas ses précautions à cette ligne seule. Au delà de Dresde à Liegnitz, et en deçà de Dresde à Erfurt, il voulait avoir aussi des magasins bien fournis. Profitant de la richesse de la basse Silésie, sur laquelle était campée l'armée qui avait combattu à Bautzen, et n'ayant guère à ménager cette province, il ordonna qu'on employât les deux mois de l'armistice à réunir une réserve de vingt jours de vivres pour chaque corps, en confectionnant tous les jours beaucoup plus que le nécessaire. En arrière de Dresde, à Erfurt, à Weimar, à Leipzig, à Nuremberg, à Wurzbourg, pays saxons ou franconiens, il était chez des alliés, et il n'usa de l'abondance du pays qu'en payant ce qu'il prenait. Autres approvisionnements tirés de la Silésie et de la Saxe. Il y ordonna la formation à prix d'argent de très-grands approvisionnements. Toutefois il s'écarta de ces ménagements à l'égard de la ville de Leipzig, qui s'était montrée ouvertement hostile. Il prit les tissus de toile et de laine, les grains, les spiritueux, dont les magasins de Leipzig étaient abondamment pourvus, et de plus fit occuper les établissements publics pour y créer des hôpitaux. Il y joignit la menace de faire brûler la ville au premier mouvement insurrectionnel. Les villes d'Erfurt, de Naumbourg, de Weimar, de Wurzbourg, furent également remplies d'hôpitaux. Erfurt dont il s'était toujours réservé la possession depuis 1809, Wurzbourg, qui était la capitale du grand-duché de Wurzbourg, places qui l'une et l'autre étaient susceptibles d'une certaine résistance, furent armées, afin d'avoir une suite de points fortifiés sur la route de Mayence, si des événements qu'on ne prévoyait pas alors rendaient une retraite nécessaire, car, ainsi que nous l'avons déjà fait remarquer, Napoléon, qui, dans ses calculs politiques ne voulait jamais admettre la possibilité des revers, l'admettait toujours dans ses calculs militaires. Enfin ne pouvant trouver qu'en France les armes, les munitions de guerre, et certains objets d'équipement, tandis que les vivres il les trouvait partout, il conclut avec des compagnies allemandes, des marchés, soldés comptant, pour transporter de Mayence à Dresde, par les trois routes de Cassel, d'Eisenach et de Hof, les objets d'armement et d'équipement qu'il était impossible de se procurer en Saxe.
Telles furent les mesures imaginées par Napoléon pour qu'à la reprise des opérations sa ligne de bataille fût tout à la fois fortement défendue, et largement approvisionnée. Restait un dernier soin à prendre, celui de proportionner le nombre des soldats à l'étendue que la guerre allait acquérir, et Napoléon ne l'avait pas négligé, car dans son vaste esprit toutes les mesures allaient ensemble, sans attendre que l'une fît naître la pensée de l'autre. Toutes étaient conçues simultanément, avec un accord parfait, et ordonnées sans perte d'une heure.
On a déjà vu qu'en se flattant de l'idée que l'Autriche accéderait peut-être à ses plans, il avait pourtant pris ses mesures dans une hypothèse contraire, et qu'il avait préparé en Westphalie, sur le Rhin, en Italie, trois armées de réserve capables d'entrer prochainement en ligne. Les deux mois de l'armistice, qu'il voulait étendre à trois mois, étaient destinés à terminer vers le commencement d'août cette œuvre commencée en mars.
Nouveaux corps d'armée préparés dans la supposition de la guerre avec l'Autriche. En Westphalie c'étaient, comme nous l'avons dit, les régiments réorganisés de la grande armée de Russie qui devaient composer deux grands corps sous les maréchaux Victor et Davout, celui-ci de seize régiments, celui-là de douze. Les autres régiments de la grande armée avaient été renvoyés en Italie d'où ils étaient originaires. Les bataillons de chaque régiment ne pouvant être réorganisés tous à la fois, on avait d'abord reconstitué les seconds bataillons, puis les quatrièmes, enfin les premiers, selon l'époque du retour des cadres, et on avait successivement composé les divisions de seconds, de quatrièmes et de premiers bataillons, de manière que chaque régiment était réparti en trois divisions. Napoléon pressé de faire cesser un état de choses vicieux, voulut réunir les trois bataillons déjà prêts, et former les divisions par régiments, non plus par bataillons. Il ne manquait que les troisièmes bataillons, qui allaient être bientôt disponibles à leur tour, et alors tous les régiments devaient être portés à quatre bataillons. Le maréchal Davout forma avec les siens quatre belles divisions, et le maréchal Victor trois. Tandis que ces organisations s'achevaient, Napoléon arrêta l'emplacement et l'emploi de ces deux corps d'armée. Corps du maréchal Victor. Celui du maréchal Victor resté en arrière jusqu'ici, fut acheminé sur la ligne frontière de l'armistice, et cantonné le long de l'Oder, aux environs de Crossen, pour achever de s'y instruire, et pour s'y approvisionner conformément aux prescriptions adressées à tous les autres corps.
Corps du général Vandamme. Napoléon pensant que pour garder les départements anséatiques et le bas Elbe, le maréchal Davout, renforcé par les Danois, aurait trop de quatre divisions, car d'après toutes les vraisemblances les grands coups devaient se porter sur l'Elbe supérieur, imagina de partager le corps de ce maréchal, de lui laisser deux divisions, d'en confier deux au général Vandamme, et de placer celles-ci à Wittenberg, d'où il pourrait les attirer à lui, s'il en avait besoin, ou les renvoyer sur le bas Elbe, si elles devenaient nécessaires au maréchal Davout.
Les autres corps destinés à renforcer la masse des troupes actives s'organisaient à Mayence. Là, comme on doit s'en souvenir, se rendaient les cadres tirés de France ou d'Espagne, qu'on remplissait sur les bords du Rhin de conscrits rapidement instruits, et qu'on réunissait ensuite dès qu'on avait pu se procurer deux bataillons du même régiment, afin d'éviter autant que possible la formation vicieuse en régiments provisoires. Il y avait à Mayence quatre divisions dont l'organisation était presque achevée, et qui dans deux mois seraient en aussi bon état qu'on pouvait l'espérer dans la situation des choses. Corps du maréchal Saint-Cyr. Napoléon les destinait au maréchal Saint-Cyr, blessé en 1812 sur la Dwina, mais actuellement remis de ses fatigues et de sa blessure. C'étaient par conséquent trois corps d'armée, ceux du maréchal Victor, du général Vandamme, du maréchal Saint-Cyr, comprenant environ 80 mille hommes d'infanterie, sans les armes spéciales, dont Napoléon allait accroître ses forces en Saxe contre l'apparition éventuelle de l'Autriche sur le théâtre de la guerre. Ce puissant renfort était indépendant de l'augmentation que devaient recevoir les corps avec lesquels il avait ouvert la campagne. Corps du maréchal Augereau. Outre les quatre divisions déjà prêtes à Mayence, Napoléon avait encore rassemblé les éléments de deux autres, qui allaient se former sous le maréchal Augereau, et être rejointes par deux divisions bavaroises. La cour de Bavière un moment attirée, comme la Saxe, à la politique médiatrice de l'Autriche, s'était subitement rejetée en arrière, dès qu'on lui avait demandé sur les bords de l'Inn des sacrifices sans compensation. Elle s'était hâtée de renouveler ses armements, et on pouvait compter de sa part sur deux bonnes divisions, à la condition toutefois que la victoire viendrait contenir l'esprit de son peuple, et encourager la fidélité de son roi. Ces quatre divisions, deux françaises et deux bavaroises, devaient menacer l'Autriche vers le haut Palatinat.
Armée d'Italie. Enfin Napoléon avait suivi avec son attention accoutumée l'exécution des ordres donnés au prince Eugène, pour qu'avec les cadres revenus de Russie, avec ceux qui revenaient chaque jour d'Espagne, on refît en Italie une armée de soixante mille hommes, à laquelle il voulait joindre vingt mille Napolitains. Murat, toujours flottant entre les sentiments les plus contraires, blessé par les traitements de Napoléon, mais voulant avant tout sauver sa couronne, ne sachant avec qui elle serait sauvée plus sûrement, ou avec l'Autriche, ou avec la France, faisait encore attendre l'envoi de son contingent. Napoléon à peine rentré à Dresde l'avait sommé de se décider, et avait enjoint à M. Durand de Mareuil, ministre de France à Naples, de se retirer si les ordres de marche n'étaient donnés immédiatement au corps napolitain. Il restait dans les dépôts de quoi fournir six à sept mille hommes de cavalerie légère à la future armée d'Italie, ce qui suffisait dans cette contrée, où la cavalerie, trouvant peu l'occasion de charger en ligne, n'était qu'un moyen de s'éclairer. Les arsenaux et les dépôts d'Italie contenaient encore les éléments d'une belle artillerie. Napoléon se flattait donc d'avoir en Italie au 1er août une armée de 80 mille hommes, pourvue de 200 bouches à feu, menaçant d'envahir l'Autriche par l'Illyrie, et ayant pour but Vienne elle-même. Il calculait que l'Autriche, eût-elle armé trois cent mille hommes, ce qui était beaucoup dans l'état de ses finances et avec le temps dont elle disposait, n'en pourrait pas tirer plus de deux cent mille combattants présents au feu, dont il faudrait qu'elle détournât cinquante mille pour tenir tête au prince Eugène en Italie, trente mille pour faire face au maréchal Augereau en Bavière, ce qui ne lui laisserait pas plus de cent vingt mille hommes à ajouter à la masse des troupes coalisées sur l'Elbe.
Les trois corps de Victor, de Vandamme, de Saint-Cyr (sans compter celui d'Augereau, qui n'était pas destiné à agir sur l'Elbe), lui semblaient déjà une ressource presque suffisante contre l'apparition de l'Autriche sur le terrain de cette lutte formidable. Corps du prince Poniatowski, amené par la Bohême en Silésie. Mais le corps de Poniatowski, après bien des vicissitudes, amené à travers la Gallicie et la Bohême à Zittau, sur la ligne où campaient nos corps de Silésie, était une nouvelle ressource d'une véritable importance, bien moins par la quantité que par la qualité des soldats. Il n'y en avait pas de plus braves, de plus aguerris, de plus dévoués à la France. De leur patrie, il ne leur restait que le souvenir, et le désir de la venger. Napoléon résolut de leur en donner une, en les faisant Français, et en les prenant au service de la France. En attendant leur annexion définitive à l'armée française, il les plaça sous l'administration directe de M. de Bassano, et prescrivit à ce ministre de leur payer leur solde arriérée, de les pourvoir de vêtements, d'armes, de tout ce qui leur manquait, de leur faire en un mot passer ces deux mois dans une véritable abondance. Ils pouvaient, en recueillant quelques débris de troupes polonaises épars çà et là, mais sans toucher ni à la division Dombrowski, ni à divers détachements de leur nation répandus dans les places, réunir environ douze mille hommes d'infanterie et trois mille de cavalerie. C'était une nouvelle force ajoutée à celles qui avaient combattu à Lutzen et à Bautzen.
L'organisation de la garde complétée. Enfin, au nombre des ressources créées pour la campagne d'automne, et pour l'éventualité de la guerre avec l'Autriche, il fallait compter le développement donné à la garde impériale. Elle n'avait eu que deux divisions à l'entrée en campagne, une de vieille, l'autre de jeune garde. Une troisième division avait rejoint au moment de l'armistice, une quatrième venait d'arriver, une cinquième était en marche, ce qui avec douze mille hommes de cavalerie et deux cents bouches à feu, devait composer un corps de près de cinquante mille hommes, dont trente mille de jeune infanterie, que Napoléon entendait ne pas ménager comme la vieille garde, mais employer dans toutes les grandes batailles, qui malheureusement allaient être nombreuses et sanglantes.
La cavalerie de l'armée portée à une force suffisante. Restait la cavalerie, qui avait manqué au commencement de la campagne, et qui avait été l'un des motifs de Napoléon pour signer l'armistice. Une cavalerie insuffisante équivaut à peu près à une cavalerie nulle, car elle n'ose pas s'engager de peur d'être accablée, et demeure cachée derrière l'infanterie qu'elle ne sert pas même à éclairer. C'est ce qu'on avait vu à Lutzen et à Bautzen. Les deux corps de Latour-Maubourg et de Sébastiani ne montaient pas au 1er juin à plus de huit mille cavaliers. On pouvait en tirer quatre mille des dépôts du général Bourcier, et environ vingt-huit mille de France, les uns amenés par le duc de Plaisance, les autres en marche sous le duc de Padoue, ce qui devait porter à quarante mille hommes les forces de l'armée d'Allemagne en troupes à cheval, sans compter la cavalerie de la garde impériale et des alliés, Saxons, Wurtembergeois et Bavarois. Seulement dans les vingt-huit mille cavaliers tirés de France, il y en avait quelques mille venant à pied, et auxquels il fallait fournir des chevaux. Les troubles survenus sur la gauche de l'Elbe par suite de l'insurrection des villes anséatiques, avaient singulièrement nui aux remontes. Napoléon ordonna de les reprendre, et fit insérer sur cet objet un article dans le traité d'alliance par lequel le Danemark s'était définitivement rattaché à la France. Par ce traité la France promettait d'entretenir toujours vingt mille hommes de troupes actives à Hambourg, afin de concourir à la défense des provinces danoises, et le Danemark s'engageait en retour à fournir à la France dix mille hommes d'infanterie, deux mille de cavalerie, les uns et les autres soldés par le trésor français, et à procurer dix mille chevaux à condition qu'ils seraient payés comptant. C'était, indépendamment des achats recommencés en Hanovre, une nouvelle ressource pour monter les cavaliers qui venaient de France à pied. On avait donc la presque certitude de réunir sous deux ou trois mois près de quarante mille cavaliers de toutes armes, non compris dix à douze mille de la garde, et huit à dix mille des alliés, ce qui devait composer une force totale de soixante mille hommes à cheval. Napoléon attribua deux mille hommes environ de cavalerie légère ou de ligne à chaque corps d'armée pour s'éclairer. Le reste il le forma suivant son usage en divers corps de réserve, destinés à combattre en ligne. Les généraux Latour-Maubourg et Sébastiani en commandaient déjà deux, qui avaient fait la campagne du printemps. Le duc de Padoue commandait le troisième, qui venait d'arriver et était occupé à châtier les Cosaques. Le comte de Valmy, fils du vieux duc de Valmy, fut placé à la tête du quatrième. Nouveaux cadres de cavalerie tirés d'Espagne. Napoléon en voulut créer un cinquième avec des régiments nouvellement tirés d'Espagne. Depuis qu'il avait donné l'ordre d'évacuer Madrid, et de concentrer toutes les forces françaises dans le nord de la Péninsule, la cavalerie qui avait eu pour mission principale de lier entre eux les divers corps d'occupation, était beaucoup moins nécessaire. Il y avait encore trente-six régiments de cavalerie dans la Péninsule, dont vingt de dragons, onze de chasseurs, cinq de hussards. Napoléon crut que c'était assez de vingt, surtout en ne prenant que les cadres, et en laissant la plus grande partie des hommes en Espagne. Il ordonna donc le départ de dix régiments de dragons, quatre de chasseurs, deux de hussards. Il en destina deux à l'Italie, quatorze à l'Allemagne, et recommanda de transporter tout de suite ces cadres à Mayence, où ils allaient se remplir de sujets empruntés aux dernières conscriptions et déjà passablement instruits. Les chevaux requis en France, et payés comptant, devaient servir à les monter. Napoléon se promettait encore quatorze ou quinze mille cavaliers, provenant de cette origine, et enfermés tous dans des cadres excellents. C'était un dernier supplément qui à l'automne devait porter à soixante-quinze mille hommes au moins le total de sa cavalerie. À ces préparatifs pour l'infanterie et la cavalerie, Napoléon ajouta ceux qui concernaient l'artillerie, et il fit ses dispositions pour qu'elle pût mettre en mouvement mille bouches à feu de campagne.
Totalité des forces dont Napoléon se flattait de disposer pour soutenir la guerre contre l'Europe entière. Ainsi établi sur la ligne de l'Elbe, qu'il avait rendue formidable par les appuis qu'il s'y était ménagés, Napoléon se flattait d'avoir sans les garnisons 400 mille combattants, plus 20 mille en Bavière et 80 mille en Italie, ce qui porterait la totalité de ses ressources à 500 mille hommes de troupes actives, et à 700 mille en y comprenant les non présents sous les armes. C'était pour atteindre à ces nombres énormes, suffisants dans sa puissante main pour battre la coalition même accrue de l'Autriche, qu'il avait consenti à un armistice qui donnait aux coalisés le temps d'échapper à ses poursuites, et malheureusement aussi celui d'augmenter considérablement leurs forces. La question était de savoir si en fait de création de ressources, le temps profiterait aux coalisés autant qu'à Napoléon. Les coalisés, il est vrai, n'avaient pas son génie, et c'est sur quoi il fondait ses espérances, mais ils avaient la passion, seule chose qui puisse suppléer au génie, surtout quand elle est ardente et sincère. Napoléon, ne tenant guère compte de la passion, avait supposé que le temps lui servirait plus qu'à ses ennemis, et c'est dans cet espoir qu'il mettait tant d'art à le bien employer en fait de préparatifs militaires, et à le perdre en fait de négociations.
Effet produit par la réponse de Napoléon sur l'empereur François et sur M. de Metternich. La réponse envoyée à M. de Metternich le 15 juin avait été interprétée comme elle devait l'être, et l'habile ministre autrichien avait parfaitement compris que lorsque sur quarante jours restant pour négocier la paix générale, on en perdait d'abord cinq pour répondre à la note constitutive de la médiation, indépendamment de ceux qu'on allait perdre encore pour résoudre les questions de forme, il fallait en conclure qu'on était peu pressé d'arriver à une solution pacifique. Il se pouvait, à la vérité, que Napoléon ne voulût dire sa véritable pensée que dans les derniers moments; il se pouvait aussi que dans les difficultés qu'il avait soulevées, il y en eût quelqu'une qui lui tînt sérieusement à cœur, et par ces considérations M. de Metternich ne désespérait pas complétement de la paix, soit aux conditions proposées par l'Autriche, soit à des conditions qui s'en approcheraient. Dans l'un et l'autre cas, il avait pensé qu'il fallait à son tour attendre Napoléon, en employant toutefois un moyen de le stimuler. Les deux souverains de Prusse et de Russie insistaient vivement pour voir l'empereur François, dans l'espérance de l'attacher définitivement à ce qu'ils appelaient la cause européenne. Mais l'empereur François, croyant devoir à sa qualité de père et de médiateur, d'observer une extrême réserve à l'égard de deux souverains devenus ennemis implacables de la France, ne voulait pas, tant qu'il n'aurait pas été contraint à nous déclarer la guerre, s'aboucher avec eux. M. de Metternich se rend à Oppontschna auprès des souverains coalisés. Les mêmes raisons de réserve n'existaient pas pour M. de Metternich, et ce ministre s'était rendu à Oppontschna afin de conférer avec les deux monarques coalisés. Son intention était de profiter de cette occasion pour les amener à ses idées, chose plus facile sans doute que d'y amener Napoléon, mais difficile aussi, et exigeant bien des soins et des efforts, car ils voulaient la guerre tout de suite, à tout prix, et jusqu'au renversement de Napoléon, ce qui n'était pas encore, du moins alors, le point de vue de l'Autriche. M. de Metternich était donc parti ostensiblement, certain que lorsque Napoléon le saurait en conférence avec les deux souverains, il en éprouverait une vive jalousie, et au lieu de lui refuser de venir à Dresde, lui en adresserait la pressante invitation. Cette vue, bientôt confirmée par l'événement, avait paru aussi fine que juste à l'empereur François, qui par ce motif avait approuvé le voyage de M. de Metternich à Oppontschna.
Traité de subsides entre l'Angleterre et les puissances coalisées. Tandis que ce ministre était en route pour s'y rendre, la Prusse et la Russie venaient de se lier par un traité de subsides avec l'Angleterre. Par ce traité, conclu le 15 juin et revêtu de la signature de lord Cathcart, de M. de Nesselrode et de M. de Hardenberg, l'Angleterre s'engageait à fournir immédiatement 2 millions sterling à la Russie et à la Prusse, et à prendre à sa charge la moitié d'une émission de papier-monnaie, intitulé papier fédératif, et destiné à circuler dans tous les États alliés. La somme émise devait être de 5 millions sterling. Condition imposée par ce traité de ne pas faire la paix sans l'Angleterre. C'étaient donc 4 millions ½ sterling (112 millions 500 mille francs) que l'Angleterre fournissait aux deux puissances, à condition qu'elles tiendraient sur pied, en troupes actives, la Russie 160 mille hommes, la Prusse 80 mille, qu'elles feraient à l'ennemi commun de l'Europe une guerre à outrance, et qu'elles ne traiteraient pas sans l'Angleterre, ou du moins sans se concerter avec elle. Les souverains de Russie et de Prusse ayant informé lord Cathcart qu'ils étaient sommés d'accepter la médiation de l'Autriche, et qu'ils y étaient disposés, sauf les conditions de paix qui seraient déterminées d'accord avec le cabinet britannique, lord Cathcart n'avait pas vu là une infraction au traité de subsides, et il avait reconnu lui-même qu'il fallait se prêter à tous les désirs de l'Autriche, car probablement les conditions que cette puissance regardait comme indispensables ne seraient pas admises par Napoléon, et l'on entraînerait ainsi cette puissance à la guerre par la voie toute pacifique de la médiation.
Efforts des souverains et de leurs ministres pour décider M. de Metternich en faveur de la coalition. M. de Metternich arrivé à Oppontschna avait été accablé de caresses et de sollicitations par les souverains et leurs ministres. Les uns et les autres, pour le décider, disaient leurs forces immenses, irrésistibles même si l'Autriche se joignait à eux, et dans ce cas Napoléon perdu, l'Europe sauvée. Raisons qu'ils font valoir auprès de M. de Metternich. Ils disaient encore la paix impossible avec lui, car évidemment il ne la voulait pas, et en outre peu sûre, car si on laissait échapper l'occasion de l'accabler pendant qu'il était affaibli, il reprendrait les armes dès qu'il aurait recouvré ses forces, et la lutte avec lui serait éternelle. Ces points de vue n'étaient pas, ne pouvaient pas être ceux de l'Autriche. Manière de penser de l'Autriche en ce moment. Cette puissance n'était pas comme la Russie enivrée du rôle de libératrice de l'Europe, comme la Prusse réduite à vaincre ou à périr, comme l'Angleterre à l'abri de toutes les conséquences d'une guerre malheureuse; elle avait de plus des liens avec Napoléon, que la décence, et chez l'empereur François l'affection pour sa fille, ne permettaient pas de rompre sans les plus graves motifs. Elle rêvait d'ailleurs la possibilité de rétablir l'indépendance de l'Europe sans une guerre qu'elle regardait comme pleine de périls, même contre Napoléon affaibli. Elle était donc d'avis que si on pouvait conclure une paix avantageuse et qui offrît des sûretés, il fallait en saisir l'occasion, et ne pas tout compromettre pour vouloir tout regagner d'un seul coup. Si par exemple Napoléon renonçait à sa chimère polonaise (c'est ainsi qu'on qualifiait le grand-duché de Varsovie), s'il consentait à reconstituer la Prusse, à rendre à l'Allemagne son indépendance par l'abolition de la Confédération du Rhin, à lui rendre son commerce par la restitution des villes anséatiques, il valait mieux accepter cette paix que s'exposer aux dangers d'une guerre formidable, qui à côté de bonnes chances en présentait d'effrayantes. Si l'Angleterre n'inclinait pas vers cette manière de penser, il fallait l'y amener forcément, en lui signifiant qu'on la laisserait seule. Pour elle d'ailleurs le point le plus important était obtenu, car il était facile de voir que Napoléon allait renoncer à l'Espagne, puisqu'il admettait au congrès les représentants de l'insurrection de Cadix, ce qu'il n'avait jamais accordé. Il fallait donc imposer la paix à l'Angleterre comme à Napoléon, car cette paix était un besoin urgent pour le monde entier, et on avait le moyen de l'obtenir, en menaçant l'Angleterre de traiter sans elle, et Napoléon de l'accabler sous les forces réunies de l'Europe. Telles étaient les idées de l'Autriche, que les deux souverains de Prusse et de Russie, dominés par les passions du moment, étaient loin de partager. Ils auraient voulu une paix beaucoup plus rigoureuse pour la France, et par exemple la Westphalie, la Hollande ne leur semblaient pas devoir être concédées à Napoléon. Ils parlaient de lui ôter une partie au moins de l'Italie, pour la rendre à l'Autriche, qui n'avait pas besoin qu'on éveillât en elle ce genre d'appétit, mais chez laquelle la prudence faisait taire l'ambition. Résolutions formelles exprimées par M. de Metternich. M. de Metternich, tout en trouvant ces vœux fort légitimes, avait déclaré que l'Autriche, dans l'espoir d'une conclusion pacifique, se bornerait à demander l'abandon du duché de Varsovie, la reconstitution de la Prusse, l'abolition de la Confédération du Rhin, la restitution des villes anséatiques, et ne ferait la guerre que si ces conditions étaient refusées par la France. On lui avait répondu qu'elles le seraient inévitablement, à quoi le ministre autrichien avait facilement répliqué que si elles étaient refusées, alors son maître pourrait honorablement devenir membre de l'alliance, et le deviendrait résolûment.
Il suffisait que l'Autriche posât des conditions d'une manière formelle, pour qu'on fût obligé de les admettre, car sans elle la guerre à Napoléon ne présentait aucune chance. Dictant la loi à la Prusse et à la Russie, elle la dictait par suite à l'Angleterre, qui bientôt se verrait contrainte de traiter si le continent finissait lui-même par traiter. Les monarques coalisés adhèrent aux vues de l'Autriche, convaincus que, par la faute de Napoléon, elle sera bientôt ramenée vers eux. On devait donc subir les volontés de l'Autriche, mais on les subissait sans répugnance, car on était convaincu que les conditions par elle imaginées seraient rejetées par Napoléon, et on croyait en lui cédant la tenir bien plus qu'être tenu par elle. Le résultat de ces conférences avait été qu'on accepterait la médiation autrichienne, qu'on s'aboucherait avec Napoléon par l'intermédiaire de l'Autriche, que celle-ci lui proposerait les conditions précitées, qu'elle ne lui déclarerait la guerre qu'en cas de refus, que jusque-là elle demeurerait neutre, que relativement à l'Angleterre, en l'informant de cette situation, on ajournerait la paix avec elle pour simplifier la question: toutefois l'opinion était que la paix continentale devait entraîner prochainement et inévitablement la paix maritime.
Retour de M. de Metternich à Gitschin. Ces bases adoptées, M. de Metternich était revenu à Gitschin, auprès de son maître, et avait trouvé en y arrivant sa prévoyance parfaitement justifiée. En effet Napoléon, inquiet de ce qui se passait en Bohême, sachant que les allées et venues étaient continuelles entre Gitschin, résidence de son beau-père, et Reichenbach, quartier général des coalisés, sachant même que M. de Metternich avait dû voir les deux souverains de Russie et de Prusse à Oppontschna, n'avait pas pensé qu'il fallût pousser l'application à perdre son temps, jusqu'à rester étranger à tout ce qui se tramait entre les puissances, et peut-être jusqu'à laisser nouer à côté de lui une coalition redoutable, dont il pourrait prévenir la formation en intervenant à propos. En voyant M. de Metternich, avec lequel il avait fort la coutume de s'entretenir, il se flattait au moins de pénétrer les desseins de la coalition, ce qui pour lui n'était pas de médiocre importance, et surtout de se ménager une nouvelle prolongation d'armistice, seul résultat auquel il tînt beaucoup, car pour la paix il n'y tenait nullement aux conditions proposées. Il y trouve l'invitation de se rendre à Dresde. En conséquence il avait fait dire par M. de Bassano à M. de Bubna qu'il recevrait volontiers M. de Metternich à Dresde, et qu'il croyait même sa présence devenue nécessaire pour l'entier éclaircissement des questions qu'il s'agissait de résoudre. M. de Bubna avait sur-le-champ écrit à Gitschin, et c'est ainsi que M. de Metternich, en revenant de son entrevue avec Alexandre et Frédéric-Guillaume, avait trouvé l'invitation de se rendre à Dresde auprès de Napoléon. Comme c'était justement ce que lui et l'empereur François désiraient, il n'y avait pas à hésiter sur l'acceptation du rendez-vous offert, et M. de Metternich s'était décidé à se mettre de nouveau en route. Au moment de son départ, l'empereur François lui avait remis une lettre pour son gendre, dans laquelle il donnait pouvoir à son ministre des affaires étrangères de signer tous articles relatifs à la modification du traité d'alliance, et à l'acceptation de la médiation autrichienne. Dans cette lettre, il pressait de nouveau Napoléon de se résoudre à la paix, qui était, disait-il, la plus belle et l'unique gloire qui lui restât à conquérir.
Arrivée de M. de Metternich à Dresde; premier entretien de ce ministre avec M. de Bassano. M. de Metternich arriva le 25 juin à Dresde, et le lendemain 26 eut une première entrevue avec M. de Bassano, car ostensiblement c'était avec ce ministre qu'il devait négocier. Ils employèrent environ deux jours à de vaines chicanes sur le traité d'alliance, qui existait toujours et pourtant devait rester suspendu, sur la manière de concilier le rôle de médiateur et celui d'allié, sur la forme de la médiation, sur la prétention du médiateur d'être le seul intermédiaire des puissances belligérantes. Fidèle à son système de gagner du temps, Napoléon avait ainsi gagné deux jours; mais M. de Metternich n'était pas venu pour s'aboucher uniquement avec un ministre sans influence, et il avait d'ailleurs à remettre une lettre de l'empereur François à l'empereur Napoléon; il fallait donc qu'il le vît, et sans de plus longs retards. Napoléon, de son côté, plein d'un courroux que la présence de M. de Metternich faisait bouillonner dans ses veines, était maintenant tout disposé à le recevoir. Pénétrer le secret de son interlocuteur, lui arracher une prolongation d'armistice, n'était déjà plus son but, mais lui dire son fait, épancher sa passion, était en réalité son plus pressant besoin. Célèbre entrevue de M. de Metternich avec Napoléon, le 28 juin 1813. Il reçut M. de Metternich le 28 juin dans la seconde moitié du jour. En traversant les antichambres du palais Marcolini, M. de Metternich les trouva remplies de ministres étrangers, d'officiers de tous grades, et rencontra notamment le prince Berthier, qui souhaitait la paix, sans l'oser dire à Napoléon, et ne savait manifester ses désirs qu'auprès de ceux auxquels il aurait fallu les cacher. À l'aspect de M. de Metternich, une sorte d'anxiété parut sur tous les visages. Le prince Berthier, en le conduisant jusqu'à l'appartement de l'Empereur, lui dit: Eh bien, nous apportez-vous la paix?... Soyez donc raisonnable... terminons cette guerre, car nous avons besoin de la faire cesser, et vous autant que nous.--À ce ton, M. de Metternich put juger que les rapports de ses espions étaient parfaitement vrais, que partout en France on désirait ardemment la paix, même dans l'armée, ce qui malheureusement n'était pas une manière de disposer nos ennemis à la conclure. Il eût mieux valu en effet montrer plus d'amour de la paix à Napoléon, et moins à M. de Metternich; mais ainsi sont faites les cours où l'on n'ose pas parler: souvent on dit à tout le monde ce qu'il faudrait ne dire qu'au maître. Dispositions de Napoléon. M. de Metternich introduit dans le cabinet de Napoléon, le trouva debout, l'épée au côté, le chapeau sous le bras, se contenant comme quelqu'un qui ne va pas se contenir longtemps, poli mais froid.-- Thème de convention, tendant à imputer les pertes de temps à l'Autriche. Vous voilà donc, monsieur de Metternich, lui dit-il, vous venez bien tard!... et sur-le-champ, suivant le langage convenu du cabinet français, il s'efforça, par un premier exposé de la situation, de mettre sur le compte de l'Autriche le temps perdu depuis l'armistice, et il n'y avait pas moins de vingt-quatre jours écoulés sans aucun résultat, puisqu'on était au 28 juin, et que l'armistice avait été signé le 4. Puis il fit un détail de ses relations avec l'Autriche, se plaignit d'elle amèrement, et s'étendit fort au long sur le peu de sûreté des rapports avec cette puissance.-- Plaintes amères contre l'Autriche. J'ai, dit-il, rendu trois fois son trône à l'empereur François; j'ai même commis la faute d'épouser sa fille, espérant me le rattacher, mais rien n'a pu le ramener à de meilleurs sentiments. L'année dernière, comptant sur lui, j'ai conclu un traité d'alliance par lequel je lui garantissais ses États, et par lequel il me garantissait les miens. S'il m'avait dit que ce traité ne lui convenait point, je n'aurais pas insisté, je ne me serais même pas engagé dans la guerre de Russie. Mais enfin il l'a signé, et après une seule campagne, que les éléments ont rendue malheureuse, le voilà qui chancelle, et ne veut plus ce qu'il semblait vouloir chaudement, s'interpose entre mes ennemis et moi, pour négocier la paix, à ce qu'il dit, mais en réalité pour m'arrêter dans mes victoires, et arracher de mes mains des adversaires que j'allais détruire...--Si vous ne teniez plus à mon alliance, ajouta Napoléon, qui commençait à s'animer en parlant, si elle vous pesait, si elle vous entraînait avec le reste de l'Europe à une guerre qui vous répugnait, pourquoi ne pas me le dire? Je n'aurais pas insisté pour vous contraindre; votre neutralité m'aurait suffi, et à l'heure qu'il est la coalition serait déjà dissoute. Mais sous prétexte de ménager la paix en interposant votre médiation, vous avez armé, et puis, vos armements terminés, ou presque terminés, vous prétendez me dicter des conditions qui sont celles de mes ennemis eux-mêmes; en un mot, vous vous posez comme gens qui sont prêts à me déclarer la guerre. Expliquez-vous; est-ce la guerre que vous voulez avec moi?... Les hommes seront donc toujours incorrigibles!... les leçons ne leur serviront donc jamais!... Les Russes et les Prussiens, malgré de cruelles expériences, ont osé, enhardis par les succès du dernier hiver, venir à ma rencontre, et je les ai battus, bien battus, quoiqu'ils vous aient dit le contraire. Défi jeté à M. de Metternich. Vous voulez donc, vous aussi, avoir votre tour?... Eh bien, soit, vous l'aurez... Je vous donne rendez-vous à Vienne, en octobre.--
Cette manière si étrange de traiter, cette façon méprisante de qualifier un mariage dont au reste il ne paraissait nullement fâché comme homme privé, offensa et irrita M. de Metternich, sans lui imposer beaucoup, car une fermeté froide lui aurait causé bien plus d'impression.-- Réponse modérée de M. de Metternich, fondée principalement sur le besoin général de la paix. Sire, répondit-il, nous ne voulons pas vous déclarer la guerre, mais nous voulons mettre fin à un état de choses devenu intolérable pour l'Europe, à un état de choses qui nous menace tous, à chaque instant, d'un bouleversement universel. Votre Majesté y est aussi intéressée que nous, car la fortune pourrait bien un jour vous trahir, et dans cette mobilité effrayante des choses, il ne serait pas impossible que vous-même rencontrassiez des chances fatales.-- Exposé fort adouci des conditions de cette paix. Mais que voulez-vous donc, reprit Napoléon, que venez-vous me demander?--Une paix, ajouta M. de Metternich, une paix nécessaire, indispensable, une paix dont vous avez besoin autant que nous, une paix qui assure votre situation et la nôtre...--Et alors, avec des ménagements infinis, insinuant plutôt qu'énonçant une condition après l'autre, M. de Metternich essaya d'énumérer celles que nous avons déjà fait connaître. Emportement de Napoléon. Napoléon, bondissant comme un lion, laissait à peine achever le ministre autrichien, et l'interrompait à chaque énonciation, comme s'il eût entendu chaque fois un outrage ou un blasphème.--Oh! dit-il, je vous devine... Aujourd'hui, vous me demandez seulement l'Illyrie pour procurer des ports à l'Autriche, quelques portions de la Westphalie et du grand-duché de Varsovie pour reconstituer la Prusse, les villes de Lubeck, Hambourg et Brême pour rétablir le commerce de l'Allemagne, et pour relever sa prétendue indépendance l'abolition du protectorat du Rhin, d'un vain titre, à vous entendre!... Mais je sais votre secret, je sais ce qu'au fond vous désirez tous... Vous Autrichiens, vous voulez l'Italie tout entière; vos amis les Russes veulent la Pologne, les Prussiens la Saxe, les Anglais la Hollande et la Belgique, et si je cède aujourd'hui, demain vous me demanderez ces objets de vos ardents désirs. Mais pour cela préparez-vous à lever des millions d'hommes, à verser le sang de plusieurs générations, et à venir traiter au pied des hauteurs de Montmartre!...--Napoléon, en prononçant ces mots, était pour ainsi dire hors de lui, et on prétend même qu'il se permit envers M. de Metternich des paroles outrageantes, ce que ce dernier a toujours nié.
Effort de M. de Metternich pour calmer Napoléon. M. de Metternich alors essaya de montrer à Napoléon qu'il n'était pas question de telles choses, qu'une guerre imprudemment prolongée pourrait peut-être faire renaître de semblables prétentions, que sans doute il y avait en Europe des fous dont les événements de 1812 avaient exalté la tête, qu'il y en avait bien quelques-uns de cette espèce à Saint-Pétersbourg, à Londres ou à Berlin, mais qu'il n'y en avait pas à Vienne; que là on demandait juste ce qu'on voulait, et rien au delà; que du reste le vrai moyen de déjouer les prétentions de ces fous, c'était d'accepter la paix, et une paix honorable, car celle qu'on offrait était non pas seulement honorable, mais glorieuse.-- Aveu de son orgueil fait par Napoléon. Un peu radouci par ces paroles, Napoléon dit à M. de Metternich que s'il ne s'agissait que de l'abandon de quelques territoires, il pourrait bien céder; mais qu'on s'était coalisé pour lui dicter la loi, pour le contraindre à céder, pour lui ôter son prestige, et, avec une naïveté d'orgueil singulière, laissa voir que ce qui le touchait sensiblement ici, c'étaient moins les sacrifices exigés de lui, que l'humiliation de recevoir la loi après l'avoir toujours faite.--Puis, avec une fierté de soldat qui lui allait bien: Vos souverains, dit-il à M. de Metternich, vos souverains nés sur le trône ne peuvent comprendre les sentiments qui m'animent. Ils rentrent battus dans leurs capitales, et pour eux il n'en est ni plus ni moins. Moi je suis un soldat, j'ai besoin d'honneur, de gloire; je ne puis pas reparaître amoindri au milieu de mon peuple; il faut que je reste grand, glorieux, admiré!...--Quand donc finira cet état de choses, répliqua M. de Metternich, si les défaites comme les victoires sont un égal motif de continuer cette guerre désolante?... Victorieux, vous voulez tirer les conséquences de vos victoires; vaincu, vous voulez vous relever! Sire, nous serons donc toujours les armes à la main, dépendant éternellement, vous comme nous, du hasard des batailles!...--Mais, reprit Napoléon, je ne suis pas à moi, je suis à cette brave nation qui vient à ma voix de verser son sang le plus généreux. À tant de dévouement je ne dois pas répondre par des calculs personnels, par de la faiblesse; je dois lui conserver tout entière la grandeur qu'elle a achetée par de si héroïques efforts.--Mais, Sire, reprit à son tour M. de Metternich, cette brave nation dont tout le monde admire le courage, a elle-même besoin de repos. M. de Metternich répond de nouveau en alléguant le besoin de repos, senti partout et particulièrement en France. Je viens de traverser vos régiments; vos soldats sont des enfants. Vous avez fait des levées anticipées, et appelé une génération à peine formée; cette génération une fois détruite par la guerre actuelle, anticiperez-vous de nouveau? en appellerez-vous une plus jeune encore?...--Ces paroles, qui touchaient au reproche le plus souvent reproduit par les ennemis de Napoléon, le piquèrent au vif. Nouvelle et plus vive explosion de Napoléon. Il pâlit de colère; son visage se décomposa, et n'étant plus maître de lui, il jeta, ou laissa tomber à terre son chapeau, que M. de Metternich ne ramassa point, et allant droit à celui-ci, il lui dit: Vous n'êtes pas militaire, Monsieur, vous n'avez pas, comme moi, l'âme d'un soldat; vous n'avez pas vécu dans les camps; vous n'avez pas appris à mépriser la vie d'autrui et la vôtre, quand il le faut... Que me font à moi deux cent mille hommes!...--Ces paroles, dont nous ne reproduisons pas la familiarité soldatesque, émurent profondément M. de Metternich.-- Belle réponse de M. de Metternich. Ouvrons, s'écria le ministre autrichien, ouvrons, Sire, les portes et les fenêtres, que l'Europe entière vous entende, et la cause que je viens défendre auprès de vous n'y perdra point!--Redevenu un peu plus maître de lui-même, Napoléon dit à M. de Metternich avec un sourire ironique: Après tout, les Français dont vous défendez ici le sang, n'ont pas tant à se plaindre de moi. J'ai perdu, cela est vrai, deux cent mille hommes en Russie; il y avait dans le nombre cent mille soldats français des meilleurs; ceux-là, je les regrette... oui, je les regrette vivement... Quant aux autres, c'étaient des Italiens, des Polonais, et principalement des Allemands...--À ces paroles Napoléon ajouta un geste qui signifiait que cette dernière perte le touchait peu.--Soit, reprit M. de Metternich, mais vous conviendrez, Sire, que ce n'est pas une raison à donner à un Allemand.--Vous parliez pour les Français, je vous ai répondu pour eux, répliqua Napoléon.--Puis, à cette occasion, il employa plus d'une heure à raconter à M. de Metternich qu'en Russie il avait été surpris et vaincu par le mauvais temps; qu'il pouvait tout prévoir, tout surmonter, excepté la nature; qu'il savait se battre avec les hommes, mais non pas avec les éléments. Soin de Napoléon à expliquer son désastre de Russie. N'ayant pas revu M. de Metternich depuis la catastrophe de 1812, il s'étudia à refaire à ses yeux le prestige de son invincibilité, beaucoup trop détruit dans l'esprit de certains hommes, et mit un grand soin à prouver que sur le champ de bataille on ne l'avait jamais vaincu, ce qui était vrai; que s'il avait perdu des canons, c'était par le froid qui, en tuant les chevaux, avait détruit le moyen de traîner l'artillerie. Pendant qu'il parlait, marchant avec une extrême animation, il avait rencontré et repoussé du pied dans un coin de l'appartement son chapeau resté à terre. Au milieu des allées et venues de ce long entretien, il revint à l'idée fondamentale de son discours, c'est que l'Autriche, à laquelle il avait fait remise tant de fois des peines qu'elle avait encourues, à laquelle il avait demandé une archiduchesse pour l'épouser, faute, disait-il, bien grande de sa part, osait encore, au mépris de tant de bons procédés, lui déclarer la guerre.--Faute, reprit M. de Metternich, pour Napoléon conquérant, mais non pas faute pour Napoléon politique et fondateur d'empire.--Faute ou non, reprit Napoléon, vous voulez donc me déclarer la guerre! Soit, quels sont vos moyens? deux cent mille hommes en Bohême, dites-vous; et vous prétendez me faire croire à des fables pareilles! C'est tout au plus si vous en avez cent, et je soutiens que ces cent se réduiront probablement à quatre-vingt mille en ligne.-- Discussion des forces que l'Autriche peut jeter dans la balance. Là-dessus il conduisit M. de Metternich dans son cabinet de travail, lui montra ses notes et ses cartes, lui dit que M. de Narbonne avait couvert l'Autriche de ses espions, et qu'on tenterait en vain de l'effrayer par des chimères; que les Autrichiens n'avaient pas même cent mille hommes en Bohême...--La prétention des Autrichiens était d'en avoir trois cent cinquante mille sous les armes, dont cent mille sur la route d'Italie, cinquante mille en Bavière, deux cent mille en Bohême. C'étaient là les propos d'hommes qui n'avaient pas l'habitude de ce genre de calculs, et qui ne savaient pas que si l'Autriche avait trois cent cinquante mille hommes sur ses contrôles, elle en aurait tout au plus deux cent mille au feu, dont cinquante peut-être sur la route d'Italie, trente sur celle de Bavière et cent ou cent vingt en Bohême. Napoléon, par l'expérience qu'il avait des mécomptes qu'on essuie à la guerre sous le rapport des nombres, traita légèrement les assertions de M. de Metternich, que celui-ci, étranger à l'administration militaire, n'était pas capable de justifier suffisamment. Laissant là ce sujet sur lequel il n'était pas facile de s'entendre, Napoléon dit à M. de Metternich: Du reste, ne vous mêlez pas de cette querelle, dans laquelle vous courez trop de dangers pour trop peu d'avantages, tenez-vous à part. Vous voulez l'Illyrie, eh bien, je vous la cède; mais soyez neutre, et je me battrai à côté de vous et sans vous. La paix que vous voulez procurer à l'Europe, je la lui donnerai sûrement, et équitablement pour tous. Mais la paix que vous cherchez à conclure au moyen de votre médiation, est une paix imposée, qui me fait jouer aux yeux du monde le rôle d'un vaincu auquel on dicte la loi... la loi, quand je viens de remporter deux victoires éclatantes!...-- Nouvel effort de M. de Metternich pour expliquer le vrai sens de la médiation. M. de Metternich revint à l'idée de la médiation, dont il ne pouvait se départir, s'efforça de la montrer non comme une contrainte qu'il s'agissait de faire subir à Napoléon, mais comme une intervention officieuse d'un allié, d'un ami, d'un père, qui, au jugement du monde, quand on connaîtrait les conditions proposées, serait encore considéré comme bien partial pour son gendre.-- Dernier défi de Napoléon. Ah! vous persistez, s'écria Napoléon avec colère, vous voulez toujours me dicter la loi! eh bien, soit, la guerre! mais au revoir, à Vienne[1]...--
Longueur de l'entrevue de Napoléon avec M. de Metternich, et anxiété de ceux qui en attendaient le résultat. Cette mémorable entrevue, qui ne décida pas la question de la paix et de la guerre, ainsi qu'on le verra bientôt, mais qui fit éclater d'une manière si peu opportune les dispositions intérieures de Napoléon, cette mémorable entrevue avait duré cinq à six heures. Il était presque nuit lorsqu'elle se termina, à ce point que les deux interlocuteurs pouvaient à peine distinguer les traits l'un de l'autre. Napoléon ne voulant pas en quittant M. de Metternich se séparer brouillé, lui dit quelques mots plus doux, et lui assigna un nouveau rendez-vous pour les jours suivants. La longueur de l'entretien avait fort préoccupé les habitués de l'antichambre impériale. L'anxiété des visages était plus grande encore que lorsque M. de Metternich était entré. Le major général Berthier, accouru pour savoir quelque chose de ce qui s'était passé, demanda à M. de Metternich s'il était content de l'Empereur.--Oui, répondit le ministre autrichien, j'en suis content, car il a éclairé ma conscience, et, je vous le jure, votre maître a perdu la raison!
Conséquences que cette entrevue pouvait avoir, plus grandes que celles qu'elle eut en effet. Ce n'était pas la violence de cet entretien qui en cette occasion avait causé le plus de tort aux affaires de l'Empire, c'était la triste conviction que Napoléon avait dû laisser dans l'esprit de M. de Metternich, que jamais il n'accepterait les conditions si modérées dans lesquelles l'Autriche s'était renfermée. Heureusement néanmoins, M. de Metternich, attachant sa gloire et sa sûreté à obtenir par la paix les conditions qu'il croyait indispensables, était homme à sacrifier l'orgueil à la politique, et à ne pas prendre feu tant qu'il resterait une chance de réussir. Napoléon pouvait dès lors donner carrière à son humeur, pourvu qu'au dernier moment il eût un retour de bon sens, et qu'il agréât la paix encore si prodigieusement belle qu'on lui offrait. Les explosions de son caractère, on était tout prêt à les pardonner à son génie et à sa puissance, et on aurait volontiers supporté un désagrément pour un grand résultat. Du reste, quand on avait souffert de son humeur impétueuse, on était promptement dédommagé, car lorsqu'il s'était livré à ses passions, il en était honteux, revenait bien vite, se hâtait de caresser ceux qu'il avait le plus blessés, et leur prodiguait les séductions pour leur faire oublier ses écarts. La situation que nous retraçons devait bientôt en fournir un nouvel exemple.
Regrets de Napoléon, et ses soins pour ressaisir M. de Metternich. À peine s'était-il séparé du ministre autrichien qu'il était déjà plein de regrets de s'être autant abandonné à son emportement naturel, car il n'avait obtenu de cette entrevue rien de ce qu'il s'était promis. Loin de pénétrer les secrets du ministre autrichien, il lui avait révélé les siens en lui laissant voir l'obstination invincible de son orgueil, et il avait nui surtout à son principal dessein, celui de faire prolonger l'armistice, en montrant trop clairement que cet armistice ne conduirait point à la paix. Aussi ordonna-t-il sur-le-champ à M. de Bassano de courir après M. de Metternich, et de lui parler de l'objet essentiel, dont il n'avait pas été dit grand'chose dans l'entrevue, c'est-à-dire de la médiation autrichienne, de sa forme, de ses conditions, du délai dans lequel elle devrait s'exercer. M. de Metternich avait même pu croire qu'elle était refusée, au langage de Napoléon. M. de Bassano chargé de rédiger un projet de convention, relativement à la médiation autrichienne. Pour détruire cette idée, M. de Bassano eut l'ordre d'entreprendre de concert avec M. de Metternich la rédaction d'une convention relative au mode de la médiation, ce qui prouverait au ministre autrichien que malgré les emportements de Napoléon, tout n'était pas perdu, et que la résolution de repousser tout arbitrage pacifique n'était pas définitivement arrêtée dans la pensée du gouvernement français.
La journée suivante fut en effet consacrée par MM. de Metternich et de Bassano à débattre la question de la médiation, et il ne fut plus rien dit de ce traité d'alliance, dont on avait eu la maladresse de fournir à l'Autriche le moyen de se dégager un article après l'autre, et dont les tristes restes ne valaient pas la peine qu'on s'irritât pour les sauver. On parla uniquement de la médiation, de la manière dont elle s'exercerait, et du sentiment que l'Autriche y apporterait à l'égard de la France. M. de Metternich renouvela l'assurance d'une médiation toute partiale pour nous, mais parut tenir beaucoup à la forme qui constituait le médiateur intermédiaire exclusif des parties contractantes. On essaya d'une rédaction sans pouvoir tomber d'accord, parce que M. de Bassano voulait la surcharger de précautions que M. de Metternich trouvait gênantes. Mais les détails furent débattus sans aigreur, et du ton de gens décidés à s'entendre. Tout fut renvoyé à l'Empereur, et M. de Metternich dut le revoir le 30 juin pour résoudre avec lui les dernières difficultés.
Nouvelle entrevue dans laquelle Napoléon paraît complétement changé. Le 30, en effet, M. de Metternich, accompagné de M. de Bassano, revit Napoléon, et le trouva tout changé, comme un ciel épuré par un orage. Il était ouvert, gai, plein d'un aimable repentir.--Vous persistez donc à faire le méchant avec nous? dit-il à M. de Metternich avec une familiarité pleine de grâce.--Puis il prit des mains de M. de Bassano le projet de convention, dont il connaissait les points sujets à difficulté, et il se mit à en lire les articles l'un après l'autre. Cette fois, après avoir tout concédé dans les formes à M. de Metternich, Napoléon cherche avec beaucoup d'adresse à lui arracher une prolongation d'armistice. À chaque article, comme s'il eût été du parti de M. de Metternich, il disait: Mais cela n'a pas le sens commun, ne s'inquiétant guère de l'amour-propre de son ministre, et il paraissait presque toujours abonder dans les idées du diplomate autrichien. S'adressant ensuite à M. de Bassano, il lui dit: Asseyez-vous et écrivez, et il dicta un projet simple, clair, net, comme il était capable de le faire. Cette rédaction qui écartait toutes les difficultés, une fois terminée, il demanda à M. de Metternich: Ce projet vous convient-il?--Oui, Sire, répondit l'illustre diplomate, sauf quelques expressions.--Lesquelles? reprit Napoléon.--M. de Metternich les ayant indiquées, Napoléon les changea sur-le-champ à l'entière satisfaction de son interlocuteur, s'attachant à lui complaire en tout. Enfin ce projet, qui déclarait que dans le désir et l'espérance de rétablir la paix, au moins parmi les États du continent, l'empereur d'Autriche offrait sa médiation à l'empereur Napoléon, que l'empereur Napoléon l'acceptait, et que les plénipotentiaires des diverses puissances se réuniraient à Prague le 5 juillet au plus tard, ce projet complétement arrêté, Napoléon, toujours du ton le plus aisé, dit à M. de Metternich: Mais ce n'est pas tout, il me faut une prolongation d'armistice... Comment en effet, du 5 au 20 juillet, terminer une négociation qui doit embrasser les intérêts du monde entier, et qui, si on voulait bien régler toutes les difficultés, exigerait des années?--La question effectivement était embarrassante, quoique, sur les points importants, on eût pu s'entendre en quelques heures, si on l'avait voulu. Mais au premier aspect la question n'admettait pas d'autre réponse qu'un assentiment. M. de Metternich, vaincu par toutes les condescendances de cette journée, n'était pas disposé à compromettre la médiation à laquelle il attachait tant de prix, pour quelques jours de plus ou de moins dans la durée des négociations. Napoléon en faisant valoir le peu de temps qui reste pour négocier, obtient une prolongation d'armistice de vingt jours, du 26 juillet au 16 août, compris six jours pour se prévenir de la reprise des hostilités. Il répondit qu'il espérait faire accepter la prolongation demandée aux Prussiens et aux Russes, bien qu'ils fussent convaincus que l'armistice, utile seulement à la France, leur était nuisible à eux, et il ne disputa que sur l'étendue de cette prolongation. Napoléon voulait obtenir jusqu'au 20 août, pour gagner le 26 avec les six jours accordés pour la dénonciation de l'armistice. M. de Metternich contestait un terme aussi long, non pas en son nom, mais au nom de ceux dont il devait obtenir l'assentiment, et répétait que si on voulait agir avec une entière bonne foi, tout pourrait être terminé en une journée. Napoléon répondait qu'il lui en fallait quarante au moins pour juger des vues de ses adversaires, et faire connaître les siennes.--Quant à moi, vous pouvez être sûr, ajouta-t-il, que je ne vous dirai mes véritables intentions que le quarantième jour.--Alors, répliqua M. de Metternich, les trente-neuf jours qui précèdent le quarantième sont inutiles.--La conversation ayant pris ce tour plaisant, on touchait évidemment à un accord, et après discussion, M. de Metternich parut disposé à prolonger l'armistice jusqu'au 10 août, avec six jours pour se prévenir de la reprise des hostilités, ce qui devait conduire au 16, et entraînait une prolongation de vingt jours, du 26 juillet au 16 août. Napoléon alors, feignant de trouver du 5 juillet au 16 août les quarante jours dont il avait besoin pour négocier, et au fond, bien qu'il en souhaitât davantage, jugeant bon de gagner au moins ce temps pour l'achèvement de ses préparatifs, déclara qu'il acceptait la proposition de M. de Metternich. En conséquence on ajouta un dernier article, par lequel il était dit que, vu le peu de temps qui restait pour négocier d'après les termes de l'armistice signé à Pleiswitz, l'empereur Napoléon s'engageait à ne pas dénoncer cet armistice avant le 10 août (16 août en ajoutant les six jours pour l'avis préalable), et que l'empereur d'Autriche se chargeait d'obtenir le même engagement de la part du roi de Prusse et de l'empereur de Russie. Napoléon renvoie M. de Metternich comblé de caresses. Napoléon voulut qu'on signât à l'instant même, et renvoya ensuite M. de Metternich comblé de toutes sortes de caresses. Ainsi le lion changé tout à coup en sirène avait su arracher à l'habile ministre autrichien la seule chose qu'il désirât véritablement, c'est-à-dire une prolongation d'armistice. Ne voulant pas la paix aux conditions proposées, ne voulant que le temps nécessaire pour en imposer une qui fût à son gré, vingt jours de plus étaient pour lui une conquête d'un prix inestimable. Le sacrifice des questions de forme qu'il avait paru faire en simplifiant autant le texte de la convention, n'en était pas un de sa part, car sur le point important de savoir si les parties contractantes s'aboucheraient toutes ensemble dans une conférence commune, ou ne traiteraient que par l'entremise du médiateur, il avait éludé, mais non abandonné la difficulté, en se taisant dans la rédaction; et il était fort aise de l'avoir réservée, car elle lui restait pour occuper les premiers jours du congrès, et pour perdre le temps dans lequel on était renfermé, sans avoir à s'expliquer sur le fond des choses. C'était à M. de Metternich, souhaitant ardemment le succès de la médiation, à regretter que cette difficulté n'eût pas été vidée tout de suite, et qu'elle demeurât comme un gros obstacle sur le chemin des négociations. Napoléon avait donc avec quelques instants de douceur réparé jusqu'à un certain point le mal causé par les imprudents éclats de sa colère, et obtenu tout ce qu'il désirait. Heureux ce singulier génie, heureuse la France, s'il avait pu employer cette merveilleuse souplesse à la tirer du faux pas où il l'avait engagée!
Juillet 1813. Retour de M. de Metternich à Gitschin le 1er juillet. Maintenant l'habileté de la part de l'Autriche, si passionnée pour le succès de la médiation, eût consisté à ne pas laisser à Napoléon un seul prétexte de perdre du temps, et dès lors à lui répondre sur-le-champ que la convention constitutive de la médiation était acceptée, que la prolongation de l'armistice l'était également, et que les négociateurs, comme on l'avait stipulé, se réuniraient exactement le 5 juillet. Malheureusement il n'en fut pas ainsi. M. de Metternich, parti de Dresde le 30 juin, jour même de la signature, et arrivé le 1er juillet à Gitschin, causa une grande joie à son maître en lui annonçant que la médiation était acceptée, ce qui faisait passer la cour d'Autriche de la situation embarrassante d'alliée de la France, à la situation indépendante et forte de son arbitre, et lui procurait un lustre dont elle avait besoin auprès du public autrichien. M. de Metternich n'eut donc pas de peine à obtenir de l'empereur François la ratification immédiate de la convention. Temps imprudemment perdu par l'Autriche, et remise du 5 au 8 juillet pour la réunion des plénipotentiaires. Mais, soit qu'il n'eût pas entièrement pénétré les intentions dilatoires de Napoléon, soit qu'il fût dominé par des difficultés toutes matérielles, M. de Metternich fournit lui-même des prétextes aux pertes de temps, en demandant de remettre du 5 au 8 juillet la réunion des plénipotentiaires. Après avoir demandé cette remise, laquelle, d'après ce qu'on a vu des projets de Napoléon, ne devait pas rencontrer d'obstacle de notre part, M. de Metternich s'adressa aux souverains réunis à Reichenbach, pour leur annoncer l'acceptation de la médiation, pour leur faire agréer la prolongation de l'armistice, et obtenir le prompt envoi de leurs plénipotentiaires à Prague.
Dispositions des monarques coalisés réunis à Reichenbach. Les coalisés de Reichenbach n'avaient pas compris toute la portée de l'armistice de Pleiswitz en le signant. Ils n'y avaient vu d'abord que l'avantage de se soustraire aux conséquences immédiates de la bataille de Bautzen, sans songer aux avantages de temps qu'il procurait à Napoléon. Maintenant qu'ils étaient sortis de péril, qu'ils avaient ainsi recueilli le principal fruit de l'armistice, qu'ils voyaient les armements de Napoléon se développer chaque jour, bien que les leurs se développassent aussi, ils étaient presque aux regrets d'une suspension d'armes qui pourtant les avait sauvés, et ils n'étaient nullement enclins à en prolonger la durée. Frappés des avantages de temps que l'armistice procure à Napoléon, ils ne voudraient pas le prolonger. Une circonstance d'ailleurs les disposait plus mal encore à l'égard de la prolongation consentie par M. de Metternich, c'est qu'ils avaient pour vivre la partie la moins fertile de la Silésie, tandis que Napoléon avait la meilleure, et qu'ils craignaient de manquer bientôt de moyens de subsistance. De plus, auprès des Allemands, surtout des Prussiens, tout ajournement des hostilités semblait un pas fait dans la politique pacifique de l'Autriche, et une sorte de trahison. Il y eut donc quelque peine à leur arracher leur consentement, et assez pour entraîner une nouvelle perte de temps. Toutefois les deux souverains alliés n'avaient rien à refuser à l'Autriche, et dès qu'elle voulait une chose, ils devaient l'accorder. Or l'Autriche s'étant engagée envers Napoléon à prolonger l'armistice, on ne pouvait pas lui faire l'outrage de déclarer son engagement imprudent et nul. Toutefois ils accordent la prolongation pour complaire à l'Autriche, et demandent une nouvelle remise au 12 juillet pour la réunion des plénipotentiaires. On le ratifia donc, mais en demandant, vu les distances et le temps déjà écoulé, une nouvelle remise du 8 au 12 juillet, pour la réunion des plénipotentiaires à Prague, et en promettant, du reste, qu'ils seraient exacts au rendez-vous. M. de Metternich informa M. de Bassano de ces dernières déterminations, mais, en les lui faisant connaître, il s'exprima au sujet de la prolongation de l'armistice comme à l'égard d'une chose qui allait de soi, et ne communiqua point son acceptation officielle par les souverains de Prusse et de Russie.
Napoléon, enchanté du temps perdu, affecte toutefois de s'en plaindre. Rien ne convenait mieux à Napoléon que des délais dont il n'était pas l'auteur. Il fit répondre comme s'il se résignait au lieu de se réjouir. Depuis que la cour d'Autriche s'était transportée de Vienne aux environs de Prague, il avait rappelé à Dresde M. de Narbonne, l'y avait retenu quelques jours, et puis l'avait expédié de nouveau pour qu'il continuât à Prague ainsi qu'à Vienne son rôle d'ambassadeur. Napoléon le chargea d'exprimer des regrets au sujet du dernier retard, et en même temps de se plaindre de la négligence qu'on paraissait mettre à communiquer officiellement le consentement donné à la prolongation de l'armistice, comme si ce consentement avait pu être douteux. Il l'autorisa de plus à déclarer que lorsque les négociateurs russe et prussien seraient connus et partis pour leur destination, la France désignerait et ferait partir ses négociateurs, et d'insinuer que ce seraient probablement MM. de Narbonne et de Caulaincourt.
Napoléon profite du temps perdu par les autres cabinets pour perdre lui-même quatre ou cinq jours en s'absentant. Tandis qu'il adressait ces réponses, Napoléon se proposait de tirer, des délais imprudents auxquels l'Autriche s'était prêtée, de nouveaux délais qu'il rattacherait adroitement à ceux dont il n'était pas cause. Depuis longtemps il avait projeté certaines excursions pour visiter, suivant son usage, les lieux qui allaient devenir le théâtre de la guerre, et il voulait, s'il en avait le loisir, parcourir les bords de l'Elbe depuis Kœnigstein jusqu'à Hambourg, aller même passer quelques jours à Mayence avec l'Impératrice, qui était impatiente de le revoir, et à laquelle il désirait donner des témoignages publics d'affection. En se montrant tendre et soigneux pour Marie-Louise, il augmentait pour l'empereur François la difficulté d'oublier les liens de paternité qui l'unissaient à la France. Voyage imprévu à Magdebourg, pour visiter les bords de l'Elbe. Il résolut de commencer par la plus utile de ces excursions, par celle qui devait lui procurer la vue des points importants de Torgau, de Wittenberg, de Magdebourg. On était arrivé au 8 juillet. Napoléon, qui n'avait aucun doute sur la réunion des plénipotentiaires russe et prussien à Prague le 12 au plus tard, aurait pu nommer les siens, rédiger leurs instructions, et les faire partir, ou les tenir prêts à partir au premier signal. Eût-il même fallu différer de quelques jours ses excursions, il l'aurait dû, car aucun intérêt n'égalait en ce moment celui d'une prompte réunion du congrès, et d'ailleurs les inspections locales auxquelles il voulait se livrer, les revues de troupes qu'il se proposait de passer, n'auraient pas eu moins d'utilité pour être retardées d'une semaine. Au contraire en prenant patience encore un jour, il aurait reçu de Prague les communications qu'il se plaignait de n'avoir pas reçues, il aurait connu les plénipotentiaires désignés, l'époque précise de leur réunion, et l'acceptation formelle du nouveau terme assigné à l'armistice. Mais il lui convenait mieux de se dire contraint à s'absenter immédiatement, parce qu'alors il n'était tenu de répondre qu'à son retour, et les quatre ou cinq jours qu'il allait gagner ainsi pouvaient être considérés comme une conséquence du temps qu'on avait perdu du 5 au 12 juillet. Il déclara donc tout à coup qu'ayant différé son départ jusqu'au 9, sans avoir rien reçu de Prague, il se voyait obligé par les affaires urgentes de son armée, de quitter Dresde le 10. En même temps, de peur de donner à ses ennemis le moyen de le faire enlever par une troupe de Cosaques, malgré l'armistice, il ne dit pas où il allait, certain que lorsqu'on apprendrait qu'il était quelque part, il n'y serait déjà plus. Il ne dit pas non plus combien il resterait absent, laissant espérer que ce serait trois jours au plus, que par conséquent on n'aurait pas beaucoup à attendre les réponses que son départ ajournait inévitablement. La diplomatie autrichienne ayant ainsi perdu huit jours involontairement, il allait en perdre encore très-volontairement quatre ou cinq, ce qui devait remettre la réunion des plénipotentiaires, fixée d'abord au 5 juillet, puis au 12, à une nouvelle époque qui n'était pas déterminée.
Départ de Napoléon le 10 juillet. Le 10 juillet au matin il partit donc pour Torgau en toute hâte, ne prenant point un vain prétexte quand il disait s'absenter pour des affaires importantes, et ne trompant que sur l'urgence de ces affaires.
Juin 1813. Napoléon apprend en route les graves événements qui s'étaient passés en Espagne. Au moment même où il quittait Dresde, on y apprenait les derniers événements d'Espagne, qui, bien qu'on dût les prévoir d'après ce qui s'était passé, n'en devaient pas moins causer une surprise bien agréable pour nos ennemis, bien douloureuse pour nous, et d'une influence funeste pour l'ensemble de nos affaires. Il faut faire connaître ces événements, qui par leurs conséquences politiques se lient nécessairement à ceux dont l'Allemagne était alors le théâtre.
Notre situation en Espagne depuis la réunion des trois armées du centre, de Portugal et d'Andalousie. Après la réunion des trois armées du centre, de Portugal et d'Andalousie, la situation des Français dans la Péninsule offrait encore bien des chances favorables. Le maréchal Suchet, se maintenant par son corps le plus avancé à Valence, et par deux autres corps en Catalogne et en Aragon, était maître de la partie de l'Espagne la plus essentielle pour nous, et en avait toutes les places fortes en sa possession. Le roi Joseph était à Madrid avec l'armée du centre, ayant devant lui, répandue sur le Tage, de Tarancon à Almaraz, l'armée d'Andalousie, et sur sa droite en arrière, entre la Tormès et le Douro, l'armée de Portugal. Dans cette position, il n'avait rien à craindre, si, persistant à tenir ensemble ces forces récemment réunies, il était toujours prêt à tomber en masse sur les Anglais à leur première apparition. Ces trois armées en janvier 1813 présentaient 86 mille hommes de toutes armes, comprenant le reste de ce que la France avait envoyé de meilleur en Espagne. Délivré des résistances du maréchal Soult que Napoléon avait emmené avec lui en Allemagne, débarrassé aussi des entêtements du général Caffarelli, il pouvait se promettre une exécution plus fidèle de ses ordres. Par suite de ces changements, le général Clausel commandait l'armée du nord, le général Reille celle de Portugal, le comte d'Erlon celle du centre, le général Gazan celle d'Andalousie. Sans le redoutable effet produit par les événements de Russie, la situation de Joseph n'eût pas été mauvaise. Mais ces événements avaient singulièrement excité les esprits, et réveillé chez les Espagnols l'espérance d'être prochainement délivrés de notre domination.
Conduite des cortès de Cadix. Les cortès de Cadix gouvernaient toujours assez confusément, mais avec un ardent patriotisme, les affaires de l'insurrection espagnole, et lord Wellington avec beaucoup de suite et de fermeté celles de l'insurrection portugaise. Les cortès avaient, comme nous l'avons rapporté ailleurs, terminé leur constitution, et, copiant exactement celle que la France s'était donnée en 1791, elles avaient adopté une chambre unique et un roi pourvu seulement du véto suspensif. En attendant que ce roi pût leur être rendu, les cortès prétendaient représenter la souveraineté tout entière, s'étaient attribué le titre de Majesté, et accordaient celui d'Altesse à une régence élective, composée de cinq membres, et investie du pouvoir exécutif en l'absence de Ferdinand VII. Les cortès avaient contre elles, outre les Français et les rares partisans de Joseph, tous les amis du vieux régime qu'elles avaient aboli, et se trouvaient sans cesse en conflit avec la régence, suspecte à leurs yeux parce qu'elle avait été composée de grands personnages du clergé et de l'armée. C'est ce qui explique pourquoi Séville et toute l'Andalousie étant abandonnées par les Français, les cortès avaient mieux aimé demeurer au milieu du peuple de Cadix, plus confiantes dans le peuple de cette ville que dans aucun autre. Sans les malheurs de Russie, sans la défaite de Salamanque, Joseph, moins contrarié, mieux pourvu d'argent, aurait pu avec le temps tirer un grand parti des divisions des Espagnols.
Les cortès défèrent à lord Wellington le commandement des armées espagnoles. En ce moment une question avait fort ajouté à ces divisions, c'était celle du commandement des armées. Les succès de lord Wellington, et surtout les qualités que l'armée portugaise avait déployées sous ses ordres, avaient suggéré à certains membres des cortès l'idée de lui offrir le commandement en chef des troupes espagnoles. L'esprit indépendant et jaloux de la nation avait d'abord opposé des obstacles à ce projet, mais l'espérance de voir l'armée espagnole égaler bientôt et surpasser même l'armée portugaise, et en particulier la victoire de Salamanque, avaient fait taire toutes les répugnances, et on avait nommé lord Wellington généralissime. Cet illustre personnage avait mis à son acceptation deux conditions, la première qu'il obtiendrait l'assentiment de son gouvernement, et la seconde qu'il exercerait sur l'organisation et les mouvements de l'armée espagnole une autorité absolue. Le cabinet britannique ayant tout naturellement consenti à ce qu'il acceptât l'autorité qu'on lui offrait, il s'était transporté à Cadix pendant l'hiver, pour s'entendre avec la régence sur toutes les questions que soulevait son futur commandement. Accueilli avec de grands honneurs, mais attaqué en même temps par les journaux organes des jalousies nationales, il avait plus d'une fois regretté de s'être exposé à un semblable traitement et aurait même refusé le généralat, s'il n'avait craint par son refus de porter un coup funeste à l'insurrection. On lui avait pourtant accordé à peu près l'autorité qu'il désirait, mais il craignait fort de ne pas tirer grand parti des Espagnols, faute d'argent et faute de bons officiers. On lui promettait l'argent sans moyen de le fournir, et quant aux officiers, il aurait en vain voulu suppléer à ceux qui lui manquaient par des officiers anglais. Jamais l'armée espagnole n'aurait souffert, malgré l'exemple de l'armée portugaise, qu'on lui donnât des étrangers pour la conduire. Il était parti du reste encore plus applaudi qu'attaqué, et résolu à s'occuper presque exclusivement de l'armée espagnole de Galice, qui devait servir sous ses ordres immédiats.
Projet de lord Wellington pour la campagne de 1813. Il veut, à la tête de cent mille hommes, s'avancer en Vieille-Castille pour faire tomber d'un seul coup l'établissement des Français dans la Péninsule. Revenu à Fresnada, sur la frontière nord du Portugal, il avait employé tout l'hiver à préparer la campagne prochaine. Son projet était d'avoir environ 45 mille Anglais, supérieurement organisés, 25 mille Portugais, et environ 30 mille Espagnols instruits et équipés le moins mal possible, et de s'avancer ainsi avec une centaine de mille hommes sur le nord de la Péninsule, afin de couper au pied de l'arbre la puissance des Français en Espagne. Toutefois, depuis que la concentration des trois armées de Portugal, du centre et du midi, avait réuni à Madrid une force de 80 à 90 mille Français, égaux pour le moins aux Anglais, et bien supérieurs aux Portugais et aux Espagnols, il regardait son entreprise comme très-hasardeuse, ne voulait la tenter qu'avec beaucoup de circonspection, et à condition que les insurgés de Catalogne et de Murcie, soutenus par l'armée anglo-sicilienne, feraient en sa faveur une forte diversion sur Valence, et que les flottes anglaises, secondant les bandes des Asturies et des Pyrénées, donneraient de continuelles occupations à notre armée du nord. Consulté sur un projet d'invasion dans le midi de la France pendant qu'on se battait en Saxe avec Napoléon, il avait répondu que le premier soin des Anglais devait être de forcer les Français à repasser les Pyrénées, pour n'entrer en France qu'à leur suite. Mais ce résultat, il avait été bien loin de le promettre en présence des 86 mille hommes actuellement concentrés sous Joseph autour de Madrid.
Les projets de lord Wellington, faciles à deviner, auraient dû amener les Français à évacuer Madrid pour se concentrer en Vieille-Castille. Ces idées du général en chef britannique, qu'il était facile de deviner même sans le secours d'aucune information, indiquent suffisamment quel aurait dû être le plan des Français pour rendre cette campagne plus heureuse que les précédentes, et ce plan devait être avant tout de rester réunis, et puis de bien choisir la position sur laquelle ils s'établiraient. Malheureusement le choix de leurs positions en avant et en arrière de Madrid n'était pas des mieux entendus. Lorsque en effet il faudrait se replier pour tenir tête aux Anglo-Portugais dans la Vieille-Castille, entre Salamanque et Valladolid, il était à craindre qu'on n'arrivât point à temps, et surtout qu'on ne fût obligé de se priver, pour la garde de Madrid, de forces très-regrettables un jour de bataille. Le mieux eût donc été d'évacuer Madrid, de se transporter à Valladolid, de n'y garder que l'indispensable en fait de matériel, d'expédier sur Vittoria, malades, blessés, vivres et munitions, et d'être ainsi dans la nouvelle capitale qu'on aurait adoptée, concentrés et en même temps allégés de tout poids inutile. C'était l'avis du maréchal Jourdan, mais Joseph répugnait à évacuer Madrid. C'était l'avis du maréchal Jourdan; mais quoique d'une parfaite sagesse, ses avis étaient donnés sans énergie, et il en eût fallu beaucoup pour vaincre la répugnance de Joseph à évacuer Madrid. Depuis qu'il avait vu lord Wellington fuir devant lui, et qu'il avait pu rentrer triomphant dans sa capitale, il s'était encore une fois cru roi d'Espagne, et sans les événements de Russie, il n'aurait pas même conservé de doute sur son établissement définitif dans ce pays. Lui proposer maintenant de sortir de Madrid, c'était lui proposer de redevenir roi vagabond, de rendre aux Espagnols toutes les espérances qu'ils avaient perdues, de traîner de nouveau sur les routes une foule de malheureux attachés à son sort, et de se priver du plus clair de son revenu, qui consistait dans l'octroi de Madrid, et dans le produit des deux ou trois provinces environnantes. Pourtant Joseph avait l'esprit si juste, qu'il n'avait pas absolument repoussé l'idée de quitter Madrid lorsque le maréchal Jourdan lui en avait parlé, et que si ce dernier eût insisté davantage, on aurait pu évacuer Madrid en janvier, employer les mois de février et de mars à réprimer les bandes du nord, puis revenir en avril pour être tous réunis au mois de mai contre le duc de Wellington, en prenant un mois entier pour faire reposer les troupes et les préparer à la campagne décisive de 1813. Ces idées, parfaitement conçues par le maréchal Jourdan, restèrent donc en projet jusqu'à ce qu'on reçut de Paris des dépêches de Napoléon, contenant pour cette campagne des instructions fort arrêtées.
Idées de Napoléon sur la conduite à tenir en Espagne pendant l'année 1813. Nous avons exposé déjà les pensées de Napoléon à l'égard de l'Espagne pour l'année 1813. Dégoûté d'une entreprise qui avait déplorablement divisé ses forces, il y aurait volontiers renoncé s'il l'avait pu, mais ayant attiré les Anglais dans la Péninsule, il ne dépendait plus de lui de se débarrasser d'eux à volonté. En ouvrant par exemple à Ferdinand VII les portes de Valençay, il aurait eu les Anglais à Toulouse ou à Bordeaux au lieu de les avoir à Burgos ou à Valladolid. Il fallait donc continuer à combattre au delà des Pyrénées pour n'être pas obligé de combattre en deçà. Mais Napoléon, comme on l'a vu, avait réduit cette tâche autant que possible pour 1813, car loin d'envoyer des renforts en Espagne, il en avait tiré au contraire des cadres et beaucoup d'hommes d'élite, en se tenant en mesure néanmoins de conserver la Castille vieille, les provinces basques, la Catalogne et l'Aragon. Son projet secret était de traiter avec l'Angleterre, en restituant l'Espagne moins les provinces de l'Èbre à Ferdinand VII, et en dédommageant celui-ci avec le Portugal, que la maison de Bragance pouvait bien abandonner depuis qu'elle avait trouvé au Brésil un si bel asile. C'est ce qui explique pourquoi Napoléon avait consenti pour la première fois à admettre dans un congrès les représentants de l'insurrection espagnole.
Désirant ne se réserver de l'Espagne que les provinces de l'Èbre, et importuné de la présence des guérillas dans le nord de la Péninsule, Napoléon fonde sur cette double considération ses plans pour 1813. C'est d'après ces idées que Napoléon avait tracé ses instructions, mais toujours d'une manière trop générale, absorbé qu'il était par les préparatifs de la campagne de Saxe. Dépité de ce qu'un courrier employait quelquefois trente ou quarante jours pour aller de Paris à Madrid, tenant surtout à soumettre les provinces de l'Èbre qu'il avait le projet d'adjoindre à la France, il prescrivit de rétablir à tout prix les communications, répétant avec sa fougue ordinaire, quand une pensée le préoccupait, qu'il était scandaleux, déshonorant, qu'aux portes de France on fût plus en péril qu'au milieu de la Manche ou de la Castille, et qu'on ne pût aller de Bayonne à Burgos sans être dévalisé et égorgé. Il ordonna donc d'employer l'hiver à réduire Mina, Longa, Porlier et tous les chefs de bandes qui infestaient la Navarre, le Guipuscoa, la Biscaye, l'Alava. Il prescrit l'évacuation de Madrid, la concentration des forces françaises en Castille, mais ordonne de prêter l'armée de Portugal au général Clausel pour détruire les bandes du nord avant l'ouverture de la campagne. Pour y réussir plus certainement, il voulut qu'on évacuât Madrid, qui ne l'intéressait plus guère depuis qu'il songeait à rendre la couronne à Ferdinand VII, que Joseph transférât sa cour à Valladolid, qu'il ramenât dès lors la masse des troupes françaises dans la Vieille-Castille, qu'il rapprochât l'armée de Portugal de Burgos, et qu'il en prêtât une grande partie au général Clausel pour détruire les bandes, qu'il reportât l'armée d'Andalousie de Talavera à Salamanque, l'armée du centre de Madrid à Ségovie, laissant tout au plus un détachement dans cette capitale, afin qu'elle ne parût pas définitivement abandonnée. Il prescrivit enfin une dernière disposition, c'était de donner à l'armée d'Andalousie une attitude offensive, pour persuader aux Anglais que l'on conservait des projets sur le Portugal. Napoléon espérait ainsi, en portant de Madrid à Valladolid le siége du gouvernement et en n'ayant plus qu'une seule armée au lieu de trois, soumettre par la queue de cette armée les bandes espagnoles qui ravageaient le nord, et par sa tête menacer le Portugal, de manière à y fixer les Anglais et à les détourner de toute entreprise sur le midi de la France. Malheureusement il y avait encore dans ce plan bien des illusions. D'abord il était fort peu probable que nous songeassions sérieusement à Lisbonne lorsque nous étions réduits à évacuer Madrid, et lord Wellington avait montré assez de bon sens pour qu'on ne pût pas se flatter de l'induire en de telles erreurs. D'ailleurs il n'était pas nécessaire de l'inquiéter sur le Portugal pour le retenir dans la Péninsule; il suffisait de le battre en Castille, à Salamanque, à Valladolid, à Burgos, n'importe où, pour le clouer de nouveau derrière les lignes de Torrès-Védras. Mais ce grand objet, on le compromettait évidemment en prêtant l'armée de Portugal au général Clausel, dans l'espérance de soumettre les bandes du nord de l'Espagne. Ces bandes étaient pour assez longtemps indomptables, et Joseph avec raison les représentait comme une Vendée, sur laquelle les moyens moraux pourraient plus que les moyens physiques. Il était donc bien douteux que vingt mille hommes de plus missent le général Clausel en mesure de vaincre les bandes du nord, et il était bien certain que vingt mille hommes de moins mettraient Joseph dans l'impossibilité de gagner une bataille sur les Anglais. Mais tout occupé de refaire la puissance militaire de la France, y travaillant jour et nuit, continuant à ne pas lire la correspondance d'Espagne, ordonnant de trop loin, et sans une attention assez soutenue, Napoléon crut qu'un détachement de vingt mille hommes accordé au général Clausel lui permettrait d'en finir avec les guérillas pendant l'hiver, et que le printemps venu, on pourrait se reporter à temps, et tous ensemble, à la rencontre des Anglais.
Les instructions de Napoléon n'arrivent, à cause de la difficulté des communications, qu'en février et mars. Les instructions de Napoléon, transmises par le ministre de la guerre dès le mois de janvier, et réitérées en février, n'arrivèrent pour la première fois qu'au milieu de février, pour la seconde qu'au commencement de mars, c'est-à-dire trente jours environ après leur départ. C'était une première perte de temps extrêmement fâcheuse, naissant des circonstances mêmes qui affectaient si vivement Napoléon, c'est-à-dire de l'occupation de toutes les routes par les bandes insurgées. Il en coûtait beaucoup à Joseph, comme nous venons de le dire, d'abandonner Madrid, car son autorité sur les Espagnols, ses finances, et les familles des afrancesados, allaient également en souffrir. Mais déjà sa raison et le maréchal Jourdan lui avaient dit qu'il fallait se résoudre à ce sacrifice. Les ordres de Napoléon ne servirent qu'à l'y déterminer définitivement. Mieux eût valu sans doute le faire plus tôt, car les troupes qu'on allait prêter au général Clausel seraient redevenues libres plus promptement, mais Joseph, quoique inclinant par bon sens à cette résolution, n'avait pu s'y décider qu'à la dernière extrémité. Translation de la cour d'Espagne de Madrid à Valladolid. En conséquence il ordonna la translation de sa cour et de son gouvernement à Valladolid, mais en laissant une division à Madrid. La masse des blessés et des malades à évacuer (il y en avait neuf mille), du matériel à mettre en sûreté, des familles de fonctionnaires à transporter, était si grande, que cette évacuation exigea près d'un mois. Le nouvel établissement ne fut pas terminé avant le commencement d'avril. Les troupes furent distribuées de la manière suivante. (Voir la carte no 43.) Nouvelle distribution des trois armées de Portugal, d'Andalousie et du centre, et envoi dans le nord de l'Espagne d'une partie de celle de Portugal. L'armée de Portugal fut transférée de Salamanque à Burgos. Elle avait été réduite par le renvoi des cadres inutiles et le versement de l'effectif dans un moindre nombre de régiments, de huit divisions à six, et elle y avait gagné en organisation ce qu'elle avait perdu en force numérique. Trois de ces divisions furent envoyées au général Clausel pour l'aider à soumettre les bandes; une fut retenue à Burgos; deux furent échelonnées en avant de Palencia, prêtes à soutenir la cavalerie le long de l'Esla, et observant l'armée espagnole de la Galice. L'armée d'Andalousie, transportée de la vallée du Tage dans celle du Douro, et se liant par sa droite avec celle de Portugal, occupa le Douro et la Tormès pour se tenir en garde contre l'armée anglo-portugaise campée dans le Béira. Elle occupait Zamora, Toro, Salamanque, Avila. Une de ses divisions, celle du général Leval, fut laissée à Madrid, pour continuer l'occupation apparente de la capitale, et en percevoir les produits. Enfin l'une des deux divisions de l'armée du centre fut établie à Valladolid même, l'autre à Ségovie, afin d'appuyer la division Leval, qui restait en l'air au milieu de la Nouvelle-Castille.
Malgré le départ des chefs les moins obéissants, la distribution des troupes françaises en trois armées distinctes laisse subsister les anciennes divisions. Ces trois armées, qui au mois de janvier présentaient encore 86 mille hommes aguerris, dont 12 mille de superbe cavalerie, n'en comptaient plus en avril que 76 mille, par suite du départ des cadres et des hommes d'élite que Napoléon avait appelés en Saxe. Leur division en trois armées offrait bien des inconvénients, car malgré la révocation des chefs qui avaient opposé à l'autorité de Joseph de si funestes résistances, il restait encore dans les trois états-majors des tendances à l'isolement, des habitudes d'exploiter le pays pour le compte de chaque armée, extrêmement dangereuses. Fondre ces armées en une seule, bien compacte, placer celle-ci sous un chef unique, tel que le général Clausel, aussi vigoureux sur le champ de bataille que soumis à l'état-major royal, la réunir tout entière entre Valladolid et Burgos, lui procurer du repos, réparer son matériel, composer ses magasins, eût été probablement un moyen de tout sauver. Malheureusement on n'en fit rien.
On laissa les trois armées séparées, car Napoléon n'aurait pas vu avec plaisir la réunion dans les mains de Joseph d'une pareille masse de forces. Chaque état-major conserva ainsi ses prétentions, et quand, par le conseil de Jourdan, Joseph ordonna aux administrations de ces trois armées les mesures nécessaires pour la création des magasins, chacune d'elles refusa d'obéir à l'état-major général. Il fallut un ordre nouveau de Paris, qui mit plus d'un mois à parvenir à Madrid, pour obliger chacun des trois intendants à déférer aux injonctions de l'intendant en chef. Le temps le plus précieux pour la formation des approvisionnements fut ainsi perdu. L'armée de Portugal réduite successivement à une division par les envois de troupes en Navarre. Enfin, après avoir envoyé trois divisions de l'armée de Portugal au général Clausel pour l'aider à soumettre les bandes, il fallut lui en expédier une quatrième, puis en acheminer une cinquième jusqu'à Briviesca, de manière que le général Reille n'en conserva qu'une avec lui. Il dut même la partager en deux, et placer l'une de ses brigades à Burgos, l'autre à Palencia, derrière la cavalerie qui gardait l'Esla. On n'avait donc, si les Anglo-Portugais arrivaient brusquement, que deux des trois armées à leur opposer, et déjà le bienfait de la concentration, auquel on avait dû, après la malheureuse bataille de Salamanque, le rétablissement de nos affaires, était presque annulé. Si encore ces renforts envoyés au général Clausel l'avaient mis en mesure d'anéantir les bandes de guérillas, le mal de la dispersion, quoique irréparable, n'aurait pas été sans compensation. Mais cette Vendée espagnole était aussi difficile à vaincre que l'avait été la Vendée française, et il devenait évident que la force sans les moyens moraux et politiques serait insuffisante pour y réussir.
Efforts impuissants du général Clausel pour détruire les bandes, malgré le secours de presque toute l'armée de Portugal. La marine anglaise, côtoyant sans cesse le rivage des Asturies de Santander à Saint-Sébastien, y versant des armes, des munitions, des objets d'équipement, des vivres, concourant à l'attaque ou à la défense des postes maritimes, apportait aux insurgés un secours qui doublait leurs moyens et leur audace. Porlier, Campillo, Longa, Mina, Mérino, tantôt réunis, tantôt séparés, toujours bien informés, évitaient nos colonnes dès qu'elles étaient en nombre, ne les abordaient que lorsqu'elles s'étaient divisées pour courir après eux, et alors avaient l'art de se rejoindre pour les accabler. Ils n'avaient emporté nulle part d'avantages considérables, mais ils avaient détruit jusqu'à deux bataillons à la fois, notamment à Lerin, et bien que le général Clausel eût cinquante mille hommes à leur opposer, qu'il mît la plus grande activité à les poursuivre, il ne parvenait que rarement à les atteindre, et presque jamais à garantir les communications, parce que pour garder efficacement les routes il eût fallu en occuper tous les points, ce qui était absolument impossible. Le général Clausel avait repris Castro sur le bord de la mer, rendu les Anglais circonspects, traité Mina rudement, ravitaillé Pampelune, actes fort méritoires sans doute, mais de peu d'importance pour les affaires générales de la Péninsule. Il n'en fallait pas moins trois à quatre mille hommes d'escorte pour voyager en sûreté de Bayonne à Burgos, si l'objet ou le personnage escorté attirait l'attention de l'ennemi; et en attendant, pour un si mince résultat, on consumait les forces des troupes qui étaient la dernière ressource qu'on pût opposer aux Anglais!
Lord Wellington entre en campagne au mois de mai. Tandis qu'on s'épuisait de la sorte en courses inutiles, les mois d'avril et de mai s'étaient écoulés, et le moment des grandes opérations étant venu, lord Wellington avait quitté ses cantonnements. Il entrait en campagne avec 48 mille Anglais, 20 mille Portugais, 24 mille Espagnols, ces derniers mieux armés, mieux vêtus que de coutume; il avait ainsi plus de 90 mille hommes à sa disposition. Son intention était de faire passer d'abord l'Esla par sa gauche que commandait sir Thomas Graham, et de n'aborder avec son centre et sa droite la ligne du Douro plus difficile à forcer, que lorsque sa gauche se trouverait par le passage de l'Esla sur les derrières des Français qui défendaient le Douro. (Voir la carte no 43.) Cette fois il marchait avec un parc d'artillerie de siége, et n'était plus exposé à échouer devant un ouvrage comme le fort de Burgos.
Il se porte avec 90 mille hommes sur l'Esla et le Douro. Le 11 mai sa gauche exécuta un premier mouvement, et se répandit le long de l'Esla. La cavalerie du général Reille, n'étant soutenue que par une brigade d'infanterie, n'avait pu se montrer ni hardie ni vigilante, et l'Esla était passé avant qu'elle fût en mesure de le savoir ou de l'empêcher. Les Anglais ne se hâtèrent pas de nous pousser vivement, car une aile ne voulait pas marcher sans l'autre, et vers le 20 mai seulement lord Wellington, avec sa droite, se porta sur Salamanque et la Tormès. Le 24 il fut signalé au général Gazan comme s'avançant à la tête de forces considérables.
Les troupes françaises surprises dans un véritable état de dispersion. L'armée française, qui aurait dû être prête et concentrée dès le 1er mai aux environs de Valladolid, se voyait surprise dans la situation la plus fâcheuse. Sans doute le maréchal Jourdan plus jeune, Joseph plus actif et plus décidé, n'auraient pas souffert que les choses restassent dans l'état où l'ennemi allait les trouver. Ainsi, malgré l'extrême difficulté des informations en Espagne, ils auraient tâché de se tenir plus au courant des mouvements des Anglais; malgré les ordres de l'Empereur, qui après tout étaient des instructions plutôt que des ordres, ils auraient pu, à l'approche du danger, rappeler les divisions de l'armée de Portugal prêtées au général Clausel, attirer auprès d'eux ce général lui-même, seul capable de commander en chef dans une grande bataille, ils auraient pu au moins concentrer davantage les armées d'Andalousie et du centre, et ce qui restait de celle de Portugal; enfin, malgré la résistance des administrations particulières qu'il fallait briser au besoin, ils auraient pu créer à Burgos les magasins sans lesquels il était impossible que dans un tel pays on manœuvrât en liberté. Mais Jourdan, dégoûté du régime impérial dont il voyait de si près les abus, d'une guerre dont il avait depuis longtemps prédit les funestes conséquences, se ressentant déjà des effets de l'âge, retenu seulement par son affection pour Joseph, et n'aspirant qu'à rentrer en France, se contentait de signaler avec un rare bon sens les fautes qu'on allait commettre, et ne savait pas communiquer à Joseph le courage de les prévenir. Joseph, jugeant avec discernement le vice des choses, savait s'irriter quelquefois contre son frère et jamais lui désobéir, ni prendre, comme général et comme roi, l'autorité qu'après tout on ne l'aurait pas puni d'avoir prise. Jourdan se consolait trop de tout ce qu'il voyait par le mépris peu dissimulé d'un honnête homme, Joseph se désolait, mais les choses n'en suivaient pas moins leur cours parfois heureux, plus ordinairement malheureux, et destiné à devenir désastreux dans un temps très-prochain.
C'est ainsi que lord Wellington, en marche dès le 11 mai par sa gauche, le 20 par sa droite, trouva l'armée d'Andalousie dispersée de Madrid à Salamanque, celle du centre de Ségovie à Valladolid; celle de Portugal de Burgos à Pampelune.
Lente concentration des trois armées françaises sur Valladolid. Le premier soin devait être de rappeler de Madrid la division Leval, et de lui faire repasser le Guadarrama pour la transporter à Valladolid. Le général Gazan aurait pu en donner l'ordre sur-le-champ, mais comme il s'agissait d'abandonner définitivement la capitale, il crut devoir venir à Valladolid même s'en entendre avec Joseph. On perdit ainsi deux jours. L'autorisation d'évacuer fut expédiée le 25 de Valladolid. En même temps on envoya à toutes les troupes sur les lignes de la Tormès, du Douro, de l'Esla, l'ordre de rétrograder lentement, afin de ménager à la division Leval le temps de se replier, et comme le général Reille n'avait pour appuyer sa cavalerie le long de l'Esla qu'une des deux brigades de la division Maucune, on lui prêta une division de l'armée du centre, celle du général Darmagnac. On laissa le reste de l'armée du centre échelonné sur Ségovie pour recueillir la division Leval. L'armée d'Andalousie, la plus entière des trois, dut se retirer de Salamanque sur Tordesillas (voir la carte no 43), en cédant le terrain peu à peu, afin que toutes nos troupes dispersées eussent le temps de se concentrer. Avis envoyé au général Clausel de l'approche des Anglais, et ordre d'accourir lui-même avec les divisions de l'armée de Portugal qu'on lui a prêtées. À ces mesures, dictées par la situation, on en ajouta une dernière, ce fut d'avertir le général Clausel de l'approche des Anglais, de lui redemander les cinq divisions de l'armée de Portugal, de l'engager à venir lui-même avec quelques troupes de l'armée du nord, afin d'avoir au moins 80 mille hommes à opposer aux Anglais. Enfin on écrivit au ministre de la guerre Clarke, pour lui faire connaître l'état des choses, et le presser d'ordonner de son côté la concentration des forces. Ce ministre, demeuré seul à Paris depuis que Napoléon était parti pour l'Allemagne, ne savait que répéter sans discernement les ordres de l'Empereur, qui prescrivaient, comme objet essentiel, de rétablir les communications avec la France, de rester maître avant tout des provinces du nord, et de prendre une attitude offensive à l'égard du Portugal, afin de détourner les Anglais de toute tentative contre les côtes de France. Quelques jours même avant l'apparition des Anglais, il n'avait pas craint d'ordonner l'envoi en Aragon d'une nouvelle division de l'armée de Portugal, pour maintenir les communications avec le maréchal Suchet. Il n'y avait donc pas grand secours à attendre du duc de Feltre. Le seul service qu'il pût rendre, c'était de transmettre de son côté au général Clausel l'avis de la marche des Anglais, ce qui n'était pas indifférent, car, malgré tout ce qu'on avait fait pour communiquer sûrement avec l'armée du nord, on n'était pas certain d'y réussir avant trois ou quatre semaines. Au surplus le général Clausel était si bon compagnon d'armes, et comprenait si bien l'importance de battre les Anglais, qu'aussitôt averti il ne pouvait manquer de renvoyer les divisions de l'armée de Portugal, et de venir lui-même avec les troupes disponibles de l'armée du nord.
On dispute aux Anglais le terrain pied à pied. Heureusement pour les premiers jours de la campagne on avait affaire à un ennemi solide, mais circonspect, et nos soldats, aussi vaillants que bien commandés, n'étaient pas faciles à déconcerter. Le général Reille recueillit sa cavalerie, se retira en bon ordre sur Palencia, et avec la division d'infanterie Maucune, la seule qui lui restât, avec la division Darmagnac qui lui avait été prêtée, mit hors d'atteinte la route de Valladolid à Burgos, laquelle était la ligne de retraite de l'armée. Le général Villatte, placé sur la Tormès, la défendit vaillamment, même trop vaillamment, car s'il était utile de retarder l'ennemi, il était dangereux de prétendre l'arrêter, et il perdit ainsi quelques centaines d'hommes, mais après en avoir fait perdre beaucoup plus aux Anglais. Grâce à cette attitude et à la prudente lenteur de lord Wellington, le général Leval put évacuer Madrid, et repasser sain et sauf le Guadarrama, ramenant avec lui les derniers restes de notre établissement à Madrid. Il rejoignit l'armée du centre à Ségovie. Le 2 juin on se trouvait dans les positions suivantes: le général Reille entre Rio-Seco et Palencia avec sa cavalerie et deux divisions; l'armée d'Andalousie à Tordesillas sur le Douro, avec ses quatre divisions; enfin l'armée du centre à Valladolid avec une division française et une espagnole. C'était un total d'environ 52 mille hommes, au lieu de 76 mille qu'on aurait pu réunir, si on n'avait pas sitôt renoncé aux avantages de la concentration pour le chimérique projet de la destruction des bandes.
Trois partis à prendre après la concentration opérée autour de Valladolid. Une fois groupés autour de Valladolid, il y avait trois partis à prendre (voir la carte no 43): le premier, de s'arrêter et de livrer bataille tout de suite avec 52 mille hommes contre 90 mille, ce qui était imprudent et prématuré, chaque pas fait en arrière donnant la chance de recouvrer une ou plusieurs divisions de l'armée de Portugal; le second, de se retirer sur Burgos, puis sur Miranda et Vittoria, jusqu'à ce qu'on eût rejoint l'armée du nord elle-même, ce qui était simple et peu chanceux; le troisième enfin, de ne pas quitter la ligne du Douro, de manœuvrer sur ce fleuve en le remontant transversalement jusqu'à Aranda, même jusqu'à Soria, d'où par une route que le maréchal Ney avait suivie en 1808, on serait tombé entre Tudéla et Logroño, c'est-à-dire en Navarre, précisément au point où l'on était assuré de rencontrer le général Clausel et même le maréchal Suchet, si des événements extraordinaires exigeaient la concentration générale de toutes nos forces, plan assez hardi en apparence, mais le plus sûr en réalité. Les trois projets furent pris en considération et discutés. L'avis de se retirer directement sur Burgos et Miranda, et d'y attirer le général Clausel, est adopté. Personne n'imagina de se battre immédiatement avec 52 mille hommes contre 90 mille, quand on devait se flatter d'en avoir chaque jour davantage. On ne méconnut pas le mérite du troisième plan, consistant à remonter le cours du Douro jusqu'aux approches de la Navarre, mais on le jugea téméraire et compliqué, et surtout on lui trouva le défaut d'abandonner la route de Bayonne, et de négliger le soin des communications si recommandé par les instructions de Paris, comme si une armée anglaise aurait jamais osé franchir les Pyrénées, en laissant une armée de 80 mille Français sur ses derrières, et de 150 mille en comptant le maréchal Suchet. Par ces divers motifs on préféra le second plan, celui qui consistait à se retirer paisiblement sur Burgos, en écrivant lettres sur lettres pour ramener les divisions prêtées au général Clausel, sinon toutes, au moins celles qui recevraient en temps utile l'avis qu'on leur expédiait.
Évacuation de Valladolid, et retraite sur Burgos. Cette retraite commença donc, et il fallut après Madrid abandonner Valladolid même, cette seconde capitale qu'on venait de se créer dans la Vieille-Castille. On achemina devant soi le matériel, les malades, les blessés, les afrancesados, et la marche ne put être que fort lente. Les troupes, mal approvisionnées, étaient obligées de s'étendre pour vivre, ce qui rendait la retraite peu sûre. Heureusement nous avions dix mille hommes d'une excellente cavalerie, l'ennemi n'était pas entreprenant, et on put ainsi se retirer sans accident fâcheux. Lord Wellington, attendant la fortune sans jamais courir après elle, savait bien qu'il en faudrait venir à une bataille générale, et se résignait à cette chance, mais avec la résolution de ne combattre, suivant son usage, que sur un terrain favorable, et jusqu'à ce moment il semblait se contenter d'un seul résultat, celui de nous ramener vers les Pyrénées. Dans cette intention, il portait toujours en avant sa gauche partie des frontières de la Galice, de manière à menacer notre droite (droite en tournant le dos aux Pyrénées), et à décider ainsi plus vite nos mouvements rétrogrades. On ne comprend même pas comment ce général si sensé, se hâtait lui-même de nous pousser sur nos renforts, et ne cherchait pas une occasion de nous joindre, lorsqu'au lieu d'être 70 mille nous n'étions que 50 mille.
Le 6 juin on atteignit les environs de Palencia, et une reconnaissance exécutée par Joseph et Jourdan révéla complétement cette disposition des Anglais de porter toujours leur gauche renforcée sur notre droite. Arrivée le 7 juin aux environs de Burgos. Le 7 on continua de marcher sur Burgos, et on vint prendre la position de Castro-Xeriz, entre la Puyserga et l'Arlanzon, en avant de Burgos. La rareté des subsistances ne permettant pas de conserver cette importante position aussi longtemps qu'on l'aurait voulu, on se replia sur Burgos le 9. Le général Reille avec la division Maucune et la division Darmagnac s'établit sur le Rio Hormaza, le général Gazan avec l'armée d'Andalousie derrière le Rio Urbel, à cheval sur l'Arlanzon, l'armée du centre dans l'intérieur de Burgos.
Impossibilité de séjourner à Burgos par suite du défaut de vivres, et par la nécessité où l'on est de rallier le général Clausel. On s'était pressé, faute de vivres, d'arriver à Burgos, et on devait, faute de vivres encore, se presser d'en partir. Les nombreux convois de malades, d'expatriés, de conducteurs d'artillerie, accumulés à Burgos, avaient dévoré les magasins peu considérables qu'on avait formés dans cette ville, et les troupes pouvaient à peine y subsister quelques jours. On achemina de nouveau ces convois sur Miranda et Vittoria, et on eut le tort, une fois la résolution adoptée de rétrograder jusqu'aux Pyrénées, de ne pas envoyer tous les embarras à Bayonne, pour en délivrer complétement l'armée. On fit reposer les troupes quelques jours afin de consommer les subsistances qui restaient, et de gagner un temps qui était gagné pour la concentration, car chaque jour qui s'écoulait ajoutait aux chances de rallier le général Clausel. À Burgos d'ailleurs on avait trouvé la division Lamartinière, l'une de celles qu'on avait prêtées à l'armée du nord, et qui était la plus nombreuse de l'armée de Portugal. Elle procurait près de 6 mille hommes de plus au général Reille, ce qui permit de rendre à l'armée du centre la division Darmagnac qu'on lui avait temporairement empruntée.
Avant de quitter Burgos on discute encore une fois le plan à suivre, et on examine s'il faut se diriger sur Vittoria, ou faire un détour, pour rejoindre en Navarre le général Clausel. C'était une nouvelle raison de se rapprocher de l'Èbre, et de pousser plus loin le mouvement rétrograde, car si on ne ralliait pas toutes les divisions envoyées au général Clausel, on pouvait du moins en recouvrer encore une ou deux, et un tel renfort était d'une importance décisive. Au surplus les vivres manquaient et il fallait aller se nourrir plus loin. Ici s'élevait pour la seconde fois la question de savoir, si on continuerait à suivre la grande route de Bayonne, pour rester fidèle aux ordres qui avaient tant recommandé le soin des communications avec la France, ou si on opérerait un mouvement transversal, pour déboucher sur l'Èbre à Logroño, au lieu d'y arriver par Miranda, ce qui rendait la réunion avec le général Clausel presque infaillible. C'était, sans aucune des objections qu'il avait d'abord provoquées, le plan qui avait été repoussé à Valladolid, et qui consistait à se porter en Navarre par Soria, afin de rejoindre plus sûrement le général Clausel. Cette fois le détour à faire était si peu considérable, et la certitude de la jonction avec le général Clausel, qui opérait en Navarre, d'un intérêt si capital, qu'on a peine à comprendre la résistance à une telle proposition. Les généraux Reille et d'Erlon l'appuyèrent fort; mais le maréchal Jourdan et Joseph, moins bien inspirés que de coutume, dominés surtout par les instructions de Paris répétées à chaque courrier, craignirent de découvrir les communications avec Bayonne, et persistèrent à se diriger directement sur Miranda et Vittoria. La marche directe sur Vittoria prévaut. Nouvel avis au général Clausel. Seulement n'ayant pas de nouvelles du général Clausel, on lui envoya, cette fois sous l'escorte de quinze cents hommes, l'avis de l'arrivée de l'armée dans la direction de Vittoria. On prit donc encore le parti de rétrograder sur l'Èbre par Briviesca, Pancorbo, Miranda.
Le 12 juin le général Reille voyant les Anglais essayer de nouveau de déborder notre droite (nous répétons qu'il s'agit de notre droite le dos tourné aux Pyrénées), voulut les contraindre à déployer leurs forces, et tint en arrière du Rio Hormaza. Les Anglais montrèrent environ 25 mille hommes, mais le général Reille, qui n'en avait pas la moitié, manœuvra avec tant d'aplomb et de vigueur qu'il leur tua trois ou quatre cents hommes, sans en perdre lui-même plus d'une cinquantaine, et repassa le Rio Hormaza et même l'Arlanzon dans un ordre parfait. Il était évident que les Anglais, sans être impatients de nous livrer bataille, voulaient cependant nous contraindre à leur céder le terrain en débordant toujours l'une de nos ailes. Départ de Burgos le 13 juin. Le 13 on se détermina à partir de Burgos, et comme dans cette campagne on savait lord Wellington pourvu d'un équipage de siége considérable, que d'ailleurs on ne voulait pas se priver de deux ou trois mille hommes en les laissant à Burgos que nous n'avions guère l'espérance de revoir, on se décida à faire sauter le fort qui nous avait rendu de si grands services l'année précédente. Il fut résolu que les munitions dont il était rempli et qu'on ne pouvait pas transporter, seraient livrées aux flammes ainsi que le fort lui-même.
Explosion du fort de Burgos. Le 13, pendant que nous marchions sur Briviesca, l'armée fut attristée par une effroyable explosion, triste signe d'une retraite sans espoir de retour, et on sut, par l'arrière-garde, que cette opération, exécutée sans les précautions nécessaires, avait causé à nos troupes, et surtout à la ville, des dommages assez considérables. Arrivée à Miranda le 16 juin. On arriva le 14 juin à Briviesca, le 15 à Pancorbo, le 16 à Miranda. Parvenu à ce dernier point, on était au bord de l'Èbre, et un pas de plus on allait être à Vittoria, au pied même des Pyrénées. (Voir la carte no 43.) L'ennemi s'était avancé par sa gauche jusqu'à Villarcajo, continuant sa manœuvre accoutumée de déborder notre droite. En même temps on avait appris que le général Clausel, à la première nouvelle de l'approche des Anglais, s'était hâté de diriger sur l'armée la division Sarrut qu'on venait de recueillir en route, la division Foy qui était encore sur les revers des Pyrénées entre Mondragon et Tolosa, et qu'il s'avançait lui-même par Logroño en remontant l'Èbre, avec les deux divisions restantes de l'armée de Portugal, et deux divisions de l'armée du nord. On l'espérait à Logroño pour le 20.
C'était le cas d'exécuter le plus simple des mouvements, c'est-à-dire de descendre l'Èbre de Miranda à Logroño, ce qui aurait entraîné un détour de quelques lieues à peine, et assuré d'une manière certaine la jonction avec le général Clausel. Mais la route directe de Bayonne par Vittoria préoccupait plus que jamais Joseph et Jourdan. On craignait non-seulement de la découvrir en descendant l'Èbre jusqu'à Logroño, mais même en restant sur la route de Miranda à Vittoria, de ne pas la protéger assez, car l'ennemi pouvait par Villarcajo franchir les montagnes un peu plus haut, se porter par Orduña sur Bilbao, pousser de Bilbao à Tolosa, et nous couper la route de Bayonne. Pour parer à ce danger, le maréchal Jourdan voulait porter l'armée de Portugal par Puente-Larra sur Orduña, afin de fermer le débouché par lequel la route de Vittoria à Bayonne aurait pu être interceptée. C'était l'obstination du ministre de la guerre à reproduire les premiers ordres de Napoléon qui amenait cette funeste pensée, laquelle aurait privé Joseph des trois divisions du général Reille jusqu'à ce qu'on eût repassé les Pyrénées, et eût replacé l'armée, même après la réunion avec le général Clausel, dans le dangereux état d'infériorité numérique où elle se trouvait dans le moment. Probabilité et presque certitude d'une grande bataille avant de repasser les Pyrénées. Or, il n'était pas probable que les Anglais nous laissassent franchir les Pyrénées sans livrer bataille, bien qu'en apparence ils n'eussent d'autre but que celui de nous faire évacuer l'Espagne. Le maréchal Jourdan était disposé à ne pas leur supposer d'autres intentions, et il faut reconnaître que leur conduite habituelle donnait quelque crédit à une opinion pareille.
On avait séjourné le 17 juin à Miranda, pour procurer quelque repos à l'armée. Il fallait cependant prendre un parti, car on ne pouvait demeurer plus longtemps en cet endroit, et permettre à l'ennemi de nous devancer aux divers cols des Pyrénées. Il y avait toujours eu deux avis bien distincts dans l'état-major, l'un consistant à se diriger le plus tôt possible, par un mouvement transversal, sur Logroño et la Navarre, afin de rallier le général Clausel, sans tenir compte du mouvement des Anglais contre notre droite, car ils ne pouvaient pas songer à passer ces montagnes tant qu'ils n'auraient pas gagné sur nous une bataille décisive; l'autre au contraire consistant à donner une attention extrême au mouvement par lequel les Anglais menaçaient nos communications, et à parer à ce mouvement en ne quittant pas la grande route de Bayonne, et en y appelant le général Clausel, qu'on espérait d'ailleurs y voir arriver d'un instant à l'autre. Le premier avis était celui du général Reille et du comte d'Erlon; le second était celui du maréchal Jourdan et du roi Joseph fatalement dominés par les ordres de Paris.
Nouvelle discussion à Miranda sur la direction à suivre. Le conflit entre les deux opinions fut fort vif à Miranda, car le moment était venu d'opter entre l'une ou l'autre. L'avis du général Reille et du général comte d'Erlon est de se porter en Navarre. Le général Reille soutenait que le général Clausel s'étant fait annoncer sur l'Èbre aux environs de Logroño, il fallait se hâter d'y descendre pour le rejoindre, et que toute considération devait céder devant le grand intérêt de la concentration de nos forces, répétant ce qu'il avait toujours dit, que le mouvement par lequel les Anglais cherchaient à nous déborder n'était pas une menace sérieuse, tant qu'ils ne nous auraient pas sérieusement battus. Jourdan et Joseph insistent pour la marche directe sur Vittoria. Le maréchal Jourdan et Joseph, au contraire, craignaient par-dessus tout le mouvement qui transportant les Anglais par Orduña sur Bilbao et Tolosa, les placerait entre nous et Bayonne, au revers de la grande chaîne des Pyrénées. De plus le convoi comprenant toutes nos évacuations, nos malades, nos blessés, les expatriés espagnols, se trouvait à Vittoria, et descendre sur Logroño c'était le découvrir, et le livrer à l'ennemi. Enfin le général Clausel, auquel on avait indiqué Vittoria comme point de rendez-vous, pouvait bien s'y être dirigé sans venir à Logroño, et, dans ce cas, il serait lui-même aussi compromis que le convoi.
Il faut reconnaître que l'avis du général Reille et du comte d'Erlon, bien que le meilleur, comme on le verra bientôt, avait perdu de son mérite apparent depuis qu'on avait envoyé le convoi à Vittoria, et qu'on avait fait dire au général Clausel de s'y rendre, car, sans même partager la crainte d'être tourné par Orduña, le danger de découvrir le convoi, peut-être le général Clausel lui-même en descendant obliquement sur Logroño, était un motif très-spécieux de continuer à marcher directement sur Vittoria, et on ne saurait blâmer Joseph et le maréchal Jourdan d'avoir persisté dans leur première opinion, surtout en tenant compte des ordres de Paris, qui leur faisaient un devoir impérieux de veiller à leurs communications avec la France.
Ils envoient le général Reille à Orduña, de crainte d'être tournés par les Anglais. Joseph et le maréchal Jourdan ne se bornèrent pas à adopter la marche directe sur Vittoria, ils voulurent se donner tout repos d'esprit relativement au danger d'être tourné par Orduña et Bilbao, et ils prescrivirent au général Reille de se porter par Puente-Larra sur Osma, par Osma sur Orduña et Bilbao, tandis que le reste de l'armée s'avancerait immédiatement sur Vittoria. On espérait rallier à Vittoria le général Clausel, gagner par cette réunion plus qu'on n'aurait perdu par le départ du général Reille, et, adossés ainsi aux Pyrénées avec les généraux Gazan, d'Erlon, Clausel, ayant sur le revers de ces montagnes le général Reille pour parer à un mouvement tournant, opposer partout à l'ennemi une barrière de fer. Mais en prenant de telles dispositions, il aurait fallu avertir le général Clausel autrement que par des paysans ou des officiers détachés; il aurait fallu, par un régiment de cavalerie (arme dont on avait beaucoup plus qu'on ne pouvait en employer), lui adresser à Logroño même l'indication du vrai rendez-vous, et expédier des ordres positifs pour hâter le départ du convoi de Vittoria, afin de ne pas l'y rencontrer sur son chemin, et de n'y pas tomber dans un encombrement dangereux[2].
Le sens, le jugement ne faisaient jamais défaut ni à Joseph, ni au maréchal Jourdan; mais, ainsi que nous l'avons dit ailleurs, l'activité qui multiplie les précautions, qui ne se fie jamais aux ordres donnés une seule fois, cette activité qui vient de la jeunesse et d'une extrême ardeur d'esprit, leur manquait absolument. Ils résolurent donc de diriger le général Reille avec ce qu'il avait de l'armée de Portugal sur Osma, les généraux Gazan et d'Erlon avec les armées du centre et d'Andalousie sur Vittoria, sans prendre malheureusement aucune des précautions que nous venons d'indiquer.
Départ de Miranda le 18. Le 18 le général Reille se mit en mouvement sur Osma avec les divisions Sarrut, Lamartinière et Maucune. Mais à peine cette dernière était-elle en marche qu'elle fut assaillie par une nuée d'ennemis, auxquels elle n'échappa qu'à force de vigueur et de présence d'esprit. Le général Reille arrivé à Osma, trouva des troupes nombreuses vers Barbarossa, déjà postées à tous les abords des montagnes, et ne permettant pas d'en approcher. C'étaient les Espagnols de l'armée de Galice, qui avaient pris les devants pour occuper avant nous les passages des Pyrénées. On aurait pu croire que conformément aux conjectures du maréchal Jourdan et du roi Joseph, ils allaient franchir les Pyrénées à Orduña pour couper la route de Bayonne; mais ils n'y songeaient pas. Ils voulaient seulement nous devancer au pied des montagnes, pour prendre des positions dominantes dans notre flanc, si nous étions décidés à livrer une bataille défensive le dos appuyé aux Pyrénées, ou nous précéder tout au plus au col de Salinas, pour nous entamer avant que nous eussions regagné la frontière de France.
Le général Reille trouvant l'ennemi sur la route d'Orduña, revient vers Vittoria. Le général Reille voyant la route d'Orduña interceptée, renonça facilement à une opération qu'il blâmait, et se décida à regagner par un mouvement latéral la grande route de Miranda à Vittoria. De son côté Joseph avait décampé dans la nuit du 18 au 19 juin pour se rendre à Vittoria, et le 19 au matin tous nos corps étaient en pleine marche sur cette ville. Description du bassin de Vittoria. Vittoria, située au pied des Pyrénées sur le versant espagnol, s'élève au milieu d'une jolie plaine entourée de montagnes de tous les côtés. Si on y prend position le dos tourné aux Pyrénées, on a sur la droite le mont Arrato, qui vous sépare de la vallée de Murguia, devant soi la Sierra de Andia, et sur la gauche enfin des coteaux à travers lesquels passe la route de Salvatierra à Pampelune. Une petite rivière, celle de la Zadorra, arrose toute cette plaine, en coulant d'abord le long des Pyrénées où elle a sa source, puis en longeant à droite le mont Arrato, pour s'échapper par un défilé très-étroit à travers la Sierra de Andia.
Le gros de notre armée venant de Miranda et des bords de l'Èbre, parcourait la grande route de Bayonne, qui pénètre directement dans la plaine de Vittoria par le défilé que suit la rivière de la Zadorra pour en sortir. Le général Reille y arrivait latéralement, en s'y introduisant par les divers cols du mont Arrato. Le corps avec lequel lord Wellington avait toujours essayé de nous déborder, et qui était composé d'Espagnols et d'Anglais, aurait pu nous devancer aux passages du mont Arrato, et occuper ainsi avant nous la plaine de Vittoria, si le général Reille, qui dans son mouvement latéral lui était opposé, ne l'eût contenu par la vigueur avec laquelle il disputa le terrain toute la journée du 19. Par le fait, le détour qu'on avait prescrit au général Reille, inutile quant au but qu'on s'était d'abord proposé, eut néanmoins des conséquences heureuses, car s'il ne nous préserva pas du danger chimérique de voir la route de Bayonne coupée au delà des Pyrénées, il nous sauva du danger de la voir interceptée en deçà, par l'occupation même du bassin de Vittoria. Réunion le 19 au soir de nos trois armées dans le bassin de Vittoria. Le 19 au soir, nos trois armées s'y trouvaient réunies sans aucun accident. Le général Reille avait tué beaucoup de monde à l'ennemi, et n'en avait presque pas perdu.
Il devenait urgent d'arrêter ses résolutions. Il n'était pas à présumer que lord Wellington nous laissât repasser les Pyrénées sans nous livrer bataille, car une fois parvenus à la grande chaîne, adossés à ses hauteurs, embusqués dans ses vallées, nous n'étions plus abordables, et concentrés d'ailleurs avant d'avoir été atteints, nous pouvions tomber sur l'armée anglaise avec 80 mille hommes, et l'accabler. Lord Wellington avait déjà commis une faute assez grave en nous permettant d'aller si loin sans nous joindre, et en nous donnant ainsi tant de chances de rallier le général Clausel, mais on ne pouvait pas supposer qu'il la commettrait plus longtemps. Nécessité pour les Français de livrer bataille. On devait donc s'attendre à une bataille prochaine, à moins qu'on ne quittât tout de suite Vittoria pour franchir le col de Salinas, et descendre sur la Bidassoa. Mais ce parti était à peu près impossible. Repasser les Pyrénées sans combat, c'était fuir honteusement devant ceux que quelques mois auparavant on avait mis en fuite près de Salamanque; c'était abandonner le général Clausel aux plus grands périls, car on le laissait seul sur le revers des Pyrénées; c'était y laisser aussi, moins immédiatement compromis, mais compromis cependant, le maréchal Suchet avec tout ce qu'il avait de forces répandues depuis Saragosse jusqu'à Alicante. Ainsi l'honneur militaire, le salut du général Clausel, la sûreté du maréchal Suchet, tout défendait de repasser les Pyrénées, et il fallait combattre à leur pied, c'est-à-dire dans le bassin de Vittoria, où devait nous rejoindre le général Clausel. Forces qu'on aurait pu réunir à Vittoria. Si ce général arrivait à temps, on pouvait être 70 mille combattants au moins, et plus encore, si le général Foy, qui était sur le revers entre Salinas et Tolosa, avec une division de l'armée de Portugal, arrivait également. On avait donc toute chance de battre les Anglais, qui, bien que formant avec les Portugais et les Espagnols une masse de 90 mille hommes, n'étaient que 47 ou 48 mille soldats de leur nation. Pourtant il se pouvait qu'on ne fût pas rejoint sur-le-champ par le général Clausel, et qu'un ou deux jours se passassent à l'attendre. Il fallait, dans ce cas, se mettre en mesure de tenir tête aux Anglais jusqu'à l'arrivée du général Clausel, et pour cela reconnaître soigneusement le terrain et prendre toutes ses précautions pour le bien défendre. On aurait eu besoin ici d'une vigilance qui malheureusement avait toujours manqué dans la direction de cette armée.
Forces qu'on y avait par suite de la dispersion de l'armée de Portugal. Des six divisions de l'armée de Portugal on en avait trois, la division Maucune qui n'avait pas quitté l'armée, et les divisions Sarrut et Lamartinière qui avaient rejoint en route. Il s'en trouvait une quatrième, celle du général Foy, au revers des Pyrénées. Les deux autres, celles des généraux Barbot et Taupin, étaient encore auprès du général Clausel, qui les amenait renforcées de deux divisions de l'armée du nord. Avec les divisions de l'armée de Portugal qu'on avait recouvrées, avec les armées du centre et d'Andalousie, on aurait compté environ 60 mille hommes, sans les pertes de la retraite. Mais bien qu'on n'eût pas livré de combats sérieux, on avait perdu 3 à 4 mille hommes par maladie, fatigue, dispersion. Il en restait 56 à 57 mille, dont il fallait distraire une partie pour escorter le convoi qu'on ne pouvait pas garder à Vittoria, et on devait ainsi se trouver réduit à 54 mille hommes environ[3]. Ce qu'il aurait fallu faire pour attendre en sécurité l'arrivée du général Clausel. C'était laisser bien des chances à la mauvaise fortune que de combattre avec une pareille infériorité numérique. Mais comme on n'avait pas le choix, et qu'on pouvait être assailli par l'ennemi avant l'arrivée du général Clausel, il fallait se servir des localités le mieux possible pour compenser l'infériorité du nombre, et prendre ses mesures sinon le 19 au soir, au moins le 20 au matin, car il était à présumer que les Anglais, parvenus aux Pyrénées en même temps que nous, ne nous laisseraient pas beaucoup de temps pour nous y asseoir. Dans la soirée même du 19 on aurait dû se débarrasser de l'immense convoi qui comprenait les blessés, les expatriés, le matériel, et se composait de plus de mille voitures, car c'était une horrible gêne s'il fallait combattre, et un désastre presque certain s'il fallait se retirer. En l'expédiant le soir même, et en l'escortant seulement jusqu'au revers de la montagne de Salinas, où l'on devait rencontrer le général Foy, il était possible de ramener à temps les troupes qui l'auraient accompagné. Après s'être délivré du convoi, il fallait se bien établir dans la plaine de Vittoria. Les Anglais, ayant toujours tenté de déborder notre droite, allaient continuer probablement la même manœuvre. Ils devaient, venant de Murguia, essayer de déboucher à travers les passages du mont Arrato dans la plaine de Vittoria, ce qui les conduirait aux bords de la Zadorra, qui longe, avons-nous dit, le pied du mont Arrato. Bien que cette rivière fût peu considérable, on pouvait en rendre le passage difficile en rompant tous ses ponts, et en couvrant ses gués d'artillerie, ce qui était aisé, puisque nous traînions après nous une masse énorme de canons. Or il était indispensable de rendre ce passage non-seulement difficile, mais presque impossible, car, en traversant la Zadorra, l'ennemi pouvait tomber sur les derrières ou au moins sur le flanc de notre armée, rangée dans le bassin de Vittoria, et faisant face au défilé par lequel on y pénètre en venant de Miranda. Ce défilé à travers lequel la Zadorra s'échappe, ainsi que nous l'avons déjà dit, et qui s'appelle le défilé de la Puebla, était le second obstacle à opposer à l'ennemi, et il fallait bien étudier le terrain pour chercher les meilleurs moyens de le défendre. Il y avait pour cela une position dont l'événement prouva les avantages, et qui aurait fourni le moyen d'interdire aux Anglais tout accès dans la plaine. En se portant en effet un peu en arrière, dans l'intérieur même du bassin de Vittoria, on rencontrait une éminence, celle de Zuazo, qui permettait de mitrailler l'ennemi débouchant du défilé, ou descendant des hauteurs de la Sierra de Andia, puis de l'y refouler en le chargeant à la baïonnette après l'avoir mitraillé. Cette position, assez rapprochée de Vittoria et des passages du mont Arrato, par lesquels les Anglais menaçaient de déboucher sur nos derrières, permettait d'avoir toutes choses sous l'œil et sous la main, et de pourvoir rapidement aux diverses occurrences. Il était donc possible, en coupant les ponts de la Zadorra, en occupant avec soin la hauteur de Zuazo, de défendre le bassin de Vittoria avec ce qu'on avait de troupes, et d'y attendre en sûreté le général Clausel. Enfin à toutes ces précautions on aurait dû joindre celle d'envoyer au général Clausel non pas des paysans mal payés, mais un régiment de cavalerie pour lui renouveler l'indication précise du rendez-vous. Or, comme nous l'avons déjà dit, on avait plus de cavalerie qu'il n'en fallait sur le terrain où l'on était appelé à combattre.
Inaction forcée de Jourdan et de Joseph. De ces diverses précautions, il n'en fut pris aucune. Le 19 au soir on ne fit point partir le convoi, et on n'envoya au général Clausel que des paysans sur lesquels on ne devait pas compter, et qui d'ailleurs, s'ils avaient été fidèles, auraient été exposés à être arrêtés. Le jour suivant 20, au lieu de monter à cheval pour reconnaître le terrain, Jourdan et Joseph ne sortirent point de Vittoria. Le maréchal Jourdan est atteint de la fièvre, et Joseph ne peut rien ordonner sans lui. Le maréchal Jourdan était atteint d'une fièvre violente, résultat de l'âge, des fatigues et du chagrin. Joseph, qui n'avait d'autres yeux que ceux du maréchal, remit au lendemain 21 la reconnaissance des lieux. Il se flattait, et le maréchal Jourdan aussi, que les Anglais, avec leur circonspection ordinaire, chercheraient à percer à travers les montagnes pour nous déborder, mais ne se hâteraient pas de nous attaquer de front. La seule chose que la maladie du maréchal Jourdan n'empêchât pas, c'était de se délivrer du convoi, dont on était embarrassé au point de ne savoir où se mettre, et on décida qu'il partirait dans la journée du 20. Afin de ne garder avec soi que l'artillerie de campagne, on ordonna aux armées de Portugal et d'Andalousie de fournir tous les attelages qui ne leur seraient pas indispensables pour traîner le gros canon au delà des Pyrénées. La seule mesure prise est d'acheminer sur Bayonne le convoi des évacuations, mais en le faisant partir le 20 au lieu du 19. De plus, bien qu'on sût que la division Foy était sur le revers de la chaîne, entre Salinas et Tolosa, comme les bandes se glissaient à travers les moindres espaces, on donna à ce convoi la division Maucune pour l'escorter. Par suite de cette disposition, l'armée de Portugal se trouvait de nouveau réduite à deux divisions, et l'armée entière à 53 ou 54 mille hommes.
Ainsi toutes les mesures ordonnées le 20 consistèrent à faire partir pour Tolosa le convoi qui aurait dû partir le 19, à ranger le général Gazan avec l'armée d'Andalousie en face du défilé de la Puebla, le comte d'Erlon avec l'armée du centre derrière le général Gazan, et puis à droite en arrière, le long de la Zadorra, le général Reille avec les deux divisions restantes de l'armée de Portugal, afin de tenir tête au corps tournant des Anglais qui venait par la route de Murguia. Aux négligences commises on ajouta celle de ne pas couper un seul des ponts de la Zadorra. Entre nos divers corps d'infanterie on plaça notre belle cavalerie, qui malheureusement, dans le terrain que nous occupions, ne pouvait pas rendre de grands services, car le bassin de Vittoria est semé de canaux nombreux qui arrêtent partout l'élan des troupes à cheval. Nous comptions environ 9 à 10 mille chevaux, ce qui réduisait notre infanterie à 43 ou 44 mille combattants, moitié à peu près de celle de l'ennemi.
Toute la journée du 20 se trouve fatalement perdue. Ainsi fut employée, c'est-à-dire perdue, la journée du 20. À chaque instant on se flattait de voir arriver le général Clausel, que tout devait faire espérer, mais que rien n'annonçait aux diverses issues par lesquelles il pouvait apparaître. L'infortuné Joseph était dans une anxiété extrême, sans en devenir plus actif, car chez les hommes qui n'ont pas l'esprit tourné à la prévoyance, l'attente produit l'agitation, mais non l'activité.
Le matin du 21, Jourdan, quoique malade, exécute avec Joseph une reconnaissance du bassin de Vittoria. Le lendemain 21, le général Clausel n'avait point paru, et l'ennemi ne pouvant pas être supposé longtemps oisif, Joseph et Jourdan voulurent reconnaître le terrain pour s'y préparer à la lutte qu'ils sentaient bien devoir être prochaine. Le maréchal Jourdan, un peu débarrassé de sa fièvre, quoique souffrant encore, fit effort pour monter à cheval, et vint avec Joseph reconnaître la plaine de Vittoria. Description des positions occupées par l'armée française. À droite de notre position et en arrière, au pied du mont Arrato, le général Reille, avec les divisions françaises Lamartinière et Sarrut, avec le reste d'une division espagnole, gardait les ponts de la Zadorra. Le pont de Durana placé dans les montagnes du côté des Pyrénées, était gardé par la division espagnole. Le pont de Gamarra-Mayor, situé à la naissance de la plaine, était occupé par la division Lamartinière. Celui d'Arriaga, tout à fait au milieu de la plaine et à la hauteur de Vittoria, était défendu par la division Sarrut. Derrière ces divisions se trouvaient, outre la cavalerie légère, plusieurs divisions de dragons, prêtes à fondre sur toute troupe qui aurait franchi la Zadorra. Mieux eût valu détruire les ponts de cette petite rivière, et en défendre les gués avec de l'artillerie. Quoi qu'il en soit, la présence sur ce point d'un aussi bon officier que le général Reille avait de quoi rassurer.
Remarque juste, mais tardive, du maréchal Jourdan, et ordre au général Gazan d'occuper la position de Zuazo, au centre du bassin de Vittoria. En se reportant droit devant eux, vers l'entrée de la plaine, au débouché du défilé de la Puebla, Jourdan et Joseph gravirent l'éminence dont nous avons parlé, celle de Zuazo, coupant transversalement le bassin et dominant la sortie du défilé. Sur-le-champ avec son coup d'œil exercé, le maréchal Jourdan reconnut que c'était là qu'il fallait établir le général Gazan à la tête de toute l'armée d'Andalousie, qu'il fallait en outre hérisser la hauteur de canons, ranger ensuite le comte d'Erlon à droite sur la Zadorra, pour se lier au général Reille et garder le pont de Trespuentes qui débouchait sur le flanc de la hauteur de Zuazo. Cette remarque si juste, faite la veille, eût sauvé l'armée française, et probablement notre situation en Espagne. On envoya donc des officiers d'état-major pour transmettre ces ordres au général Gazan, et les lui faire exécuter en toute hâte.